Ulysse (François PONSARD)

Tragédie mêlée de chœurs, en trois actes, avec prologue et épilogue, et en vers.

La musique des chœurs est de Charles Gounod

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 18 juin 1852.

 

Personnages

 

ULYSSE

TÉLÉMAQUE

EUMÉE

ANTINOÜS, prétendant

EURYMAQUE, prétendant

AMPHINOME, prétendant

CTÉSIPPE, prétendant

AMPHIMÉDON, prétendant

Le devin THÉOCLYMÈNE

CORYPHÉE DES PORCHERS

SERVITEUR D’EUMÉE

MÉLANTHIUS, serviteur des prétendants

UN AUTRE SERVITEUR DES PRÉTENDANTS

PÉNÉLOPE

MINERVE

EURYCLÉE

EURYNOME

MÉLANTHO

UNE NAÏADE

PHÉMIUS, chantre

CHŒUR DE NAÏADES

CHŒUR DES PORCHERS

CHŒUR DES SERVITEURS DES PRÉTENDANTS

CHŒUR DES SUIVANTES FIDÈLES

CHŒUR DES SUIVANTES INFIDÈLES

 

Les paroles des chœurs, telles qu’elles sont chantées sur le théâtre, sont imprimées en variantes, à la fin.

 

 

PROLOGUE

 

Le port de Phorcyne dans l’île d’Ithaque. Un rivage, des rochers ; une grotte où coule une fontaine, et auprès de laquelle s’élève un olivier ; au pied de l’olivier, des trépieds, des cuvettes, des vivres et des vêtements. Le jour commence à poindre.

 

 

Scène première

 

ULYSSE, seul, est endormi sur le sable du rivage

 

Se réveillant et regardant autour de lui avec étonnement.

Dieux ! suis-je éveillé ? Ne fais-je pas un rêve ?

Comment puis-je être seul, ici, sur cette grève ?

Hier je m’endormis parmi des matelots ;

J’étais sur un navire environné des flots ;

Et je m’éveille à terre, et le jour qui commence

N’éclaire aucun vaisseau sur l’Océan immense.

– Ah ! les Phéaciens m’auront manqué de foi !

Ils m’avaient bien promis de m’emmener chez moi ;

Mais ce matin, sans doute, ennuyés de leur hôte,

Ils m’ont, tout endormi, jeté sur une côte.

Toi, par qui tôt ou tard le parjure est frappé,

Venge-moi, Jupiter, de ceux qui m’ont trompé !

Il fait quelques pas.

– J’ignore, hélas ! quel peuple habite ces rivages :

Sont-ce des gens cruels, injustes et sauvages ?

Ou la crainte des Dieux est-elle dans leur cœur,

Et serai-je accueilli chez eux avec douceur ?

Il fait encore quelques pas dans l’intérieur des terres.

– Où suis-je ? – Je ne sais quel souvenir s’éveille,

Mais j’ai vu quelque part une rive pareille.

Ces arbres, cette baie et ces rocs escarpés

Dans un autre pays étaient ainsi groupés ;

Même cet olivier, près de cette fontaine.

Rappelle en mon esprit une image incertaine.

– Que vois-je au pied de l’arbre ? – Ah ! ce sont mes trésors

Que les Phéaciens ont laissés sur ces bords ;

Il faut que je les compte, au plus vite, et remarque

S’ils n’en ont pas gardé quelques-uns dans leur barque.

 

 

Scène II

 

ULYSSE, MNERVE

 

Minerve est sous la figure d’un jeune berger, vêtu dune riche tunique et d’un manteau fait de la peau d’une panthère, chaussé de brodequins, et tenant à la main un long javelot.

MINERVE, s’approchant d’Ulysse.

Ami, je vous salue. Auriez-vous rencontré

Quelqu’un de mes chevreaux dans la plaine égaré ?

ULYSSE.

Je n’ai pas vu passer un seul chevreau, jeune homme,

Ou quel que soit le nom dont il faut qu’on vous nomme ;

Car vous n’avez pas l’air d’un mortel comme nous,

Mais bien plutôt d’un Dieu qu’on adore à genoux.

Ne venez pas à moi dans un dessein funeste ;

Secourez-moi ; sauvez ce trésor qui me reste ;

Moi-même sauvez-moi ; – mais dites-moi d’abord

Où je suis, et quel peuple habite vers ce port.

MINERVE.

Il faut que vous veniez d’un lieu bien solitaire,

Ami, pour ignorer le nom de cette terre.

On la connaît pourtant par delà ses voisins :

La campagne y produit des blés et des raisins ;

On y trouve une eau vive et des bois pleins d’ombrages,

Et de nombreux troupeaux paissent ses pâturages ;

– En un mot, c’est Ithaque.

ULYSSE.

Ithaque !

MINERVE.

Un nom connu,

Qui jusqu’aux champs Troyens naguère est parvenu.

ULYSSE, embrassant les rochers.

Ô doux pays d’Ithaque ! ô rive désirée !

Se tournant vers Minerve.

Je vais vous expliquer ma joie immodérée.

Berger ; je ne suis pas d’Ithaque, et je la vois,

S’il faut vous dire vrai, pour la première fois.

Je suis marchand ; j’habite une lointaine ville,

Mais ayant autrefois consulté la Sibylle,

Il me fut répondu que j’aurais de grands biens,

Et serais le premier chez mes concitoyens,

Si je pouvais jamais, dans un de mes voyages.

Aborder vers Ithaque et baiser ses rivages.

– Et c’est pourquoi, berger, vous me voyez joyeux.

MINERVE, souriant.

Prudent fils de Laërte, Ulysse astucieux !

Bien fin qui te pourrait surpasser en malice !

Le plus adroit des Dieux échouerait contre Ulysse.

Mais nous sommes en ruse également savants,

Moi chez les immortels, toi parmi les vivants.

Ainsi donc entre nous ménageons notre verve.

– Ne reconnais-tu pas la déesse Minerve

Qui, te suivant partout, t’entoure et te défend,

Comme une mère tendre entoure son enfant ?

ULYSSE.

Déesse, aucun mortel, aussi fin qu’il puisse être,

Quand vous vous déguisez, ne peut vous reconnaître,

Car, nous apparaissant sous des aspects divers,

Vous trompez aisément les yeux les mieux ouverts.

– Je sais bien que toujours vous me fûtes propice ;

Mais soyez bonne encor, divine protectrice !

Au nom de Jupiter, roi des dieux immortels,

Dites-moi si je suis dans les champs paternels ?

Ce qu’on désire tant on ose à peine y croire.

Ne me flattez-vous pas d’un espoir illusoire ?

Est-ce vraiment Ithaque ?

MINERVE.

Oui, mortel soupçonneux ;

C’est Ithaque.

ULYSSE.

Ô patrie ! ô soleil lumineux !

MINERVE.

Cette rade profonde est le port de Phorcyne.

ULYSSE.

Ô port trois fois heureux !

MINERVE.

Sur la roche voisine,

Cet arbre aux longs rameaux, c’est l’antique olivier

Où souvent, vers midi, vient s’asseoir le bouvier.

ULYSSE.

Où moi-même souvent je venais chercher l’ombre.

MINERVE.

Voici le mont Nérite ; et cette grotte sombre

Est l’asile sacré des Déesses des eaux.

Là les Nymphes, teignant en pourpre leurs fuseaux,

Se plaisent à tisser de belles robes neuves ;

Là tu sacrifiais aux Naïades des fleuves.

ULYSSE.

Ô montagnes ! forêts ! rochers, antres sacrés !

Je vous retrouve donc, vous que j’ai tant pleures !

– Que de fois, vers le soir, assis devant ma tente,

Quand le soleil plongeait dans la mer éclatante,

J’ai suivi longuement, d’un regard attendri,

L’astre qui se couchait vers mon pays chéri !

Si je voyais alors, de la rive étrangère,

Blanchir à l’horizon une voile légère,

Heureux vaisseau, disais-je, ô vaisseau fortuné

Qu’un vent pousse peut-être aux bords où je suis né !

– Salut, terre d’Ithaque, ô ma bonne nourrice !

Salut, vieil olivier ! – C’est moi ! c’est votre Ulysse !

Allant vers la grotte.

Et vous, Nymphes des eaux, filles de Jupiter,

Autant qu’aux jours passés votre asile m’est cher.

Contentez-vous d’abord d’une simple prière ;

Mais si, par le secours de Minerve guerrière,

Je recouvre mes biens et rentre en ma maison,

Le sang de mes chevreaux teindra votre gazon.

 

 

Scène III

 

ULYSSE, MNERVE, NAÏADES, sortant de la grotte

 

DEMI-CHŒUR DES NAÏADES, à Minerve[1].

Déesse, qui portes l’Égide,
Toi qui de l’Olympe splendide
Descends vers ma retraite humide,
Sois bienvenue en mon séjour.

DEMI-CHŒUR, à Ulysse.

Salut, ô magnanime Ulysse
Que défend Minerve propice ;
Toi qui m’offris maint sacrifice,
Je m’applaudis de ton retour.

DEMI-CHŒUR.

Pour couronner ma chevelure blonde,
J’entrelaçais les joncs et tressais les roseaux.

DEMI-CHŒUR.

Je travaillais dans la grotte profonde,
Et sous mes doigts tournaient les rapides fuseaux.

DEMI-CHŒUR.

J’ai laissé tomber ma couronne
Et mes roseaux éparpillés.

DEMI-CHŒUR.

Aux quenouilles que j’abandonne
Pendent mes fuseaux embrouillés.

LE CHŒUR.

J’ai quitté l’œuvre commencée.
Et suis accourue, empressée
De revoir un ancien ami.
Ta voix est douce à mon oreille,
Ulysse, ta voix qui réveille
Mon écho longtemps endormi.

Nul depuis toi, fils de Laërte,
Dans ma grotte, aujourd’hui déserte,
N’immola le chevreau naissant ;
Mais tu reviens, je puis attendre
Et des fruits et le chevreau tendre
Sur mon autel reconnaissant.

ULYSSE.

Nymphes, sur votre autel je jure de répandre

Le sang quotidien d’un chevreau bondissant.

LE CHŒUR.

Salut, ô magnanime Ulysse
Que défend Minerve propice,
Toi qui m’offris maint sacrifice,
Avec plaisir je te revois.

Il faut, avant que tu t’abreuves
De l’eau limpide de mes fleuves,
Subir de nouvelles épreuves ;
Mais Pallas veillera sur toi.

MINERVE, aux Naïades.

Salut, Nymphes ; salut, Divinités agrestes !

Les Naïades se retirent vers la grotte.

ULYSSE.

Déesse !...

MINERVE.

Quoi ?

ULYSSE.

Je crains des réponses funestes.

MINERVE.

Tu parais combattu par la crainte et l’espoir.

ULYSSE.

Je n’ose interroger, et brûle de savoir.

MINERVE.

Je te comprends, Ulysse, et je lis dans ton âme :

Tu veux m’interroger sur ton fils et ta femme.

ULYSSE.

Oui, Déesse.

MINERVE.

Va-t’en, par delà ces rochers,

Dans l’enclos où se tient le chef de tes porchers.

Là-bas, où vers le bois s’élève une fumée,

C’est là qu’est la maison de ton fidèle Eumée.

Il t’aime avec tendresse, et, d’un œil vigilant,

Prend soin que tes pourceaux ne manquent pas de gland.

– C’est lui qui te dira ce que tu veux apprendre.

ULYSSE.

Pourquoi pas vous, Déesse ? – Il est cruel d’attendre.

MINERVE.

Près d’un simple mortel et dans un autre lieu,

Tu peux t’en enquérir, sans le secours d’un Dieu,

Je n’interviens jamais, dans l’humaine fortune,

Aux choses où suffit la prudence commune.

– Or, écoute-moi bien.

ULYSSE.

J’écoute.

MINERVE.

Il faut cacher

Soigneusement ton nom même à ce bon porcher.

Prends garde, et ne te fais connaître dans Ithaque

À personne, hormis à ton fils Télémaque.

Sache que, non content de tes anciens travaux,

Le destin te condamne à des dangers nouveaux.

Tu devras redoubler de ruse et de constance ;

Encor périrais-tu sans ma prompte assistance.

ULYSSE.

Ces dangers, où sont-ils ?

MINERVE.

Au sein de ta maison.

Garde-toi d’une embûche, et crains la trahison.

ULYSSE.

Déesse, quels malheurs me faites-vous comprendre ?

Que vais-je voir d’horrible ? À quoi dois-je m’attendre ?

Un honteux adultère a-t-il souillé mon nom ?

Dois-je subir chez moi le sort d’Agamemnon ?

MINERVE.

Nous vaincrons, je l’espère, en usant de prudence.

– Voici ce dont je puis te faire confidence :

Chez toi des ennemis saccagent tes trésors ;

Pénètre au milieu d’eux, sous quelque faux dehors,

Et là ne t’émeus pas d’un coup ni d’une injure,

Mais soutiens leurs affronts sans changer de figure.

– Pour le mieux travestir et tromper tous les yeux,

Je te vais transformer en homme pauvre et vieux.

– Cachons auparavant, de peur qu’on ne les prenne,

Cet or et ces habits dans l’ombre souterraine.

S’adressant aux Naïades.

Nymphes, qui vous plaisez dans cet asile frais,

Prêtez-nous votre grotte et gardez nos secrets.

LE CHŒUR DES NAÏADES[2].

Pose l’or sous cette roche,
Pallas ; nous y veillerons,
Et nous-mêmes aux larrons
Nous en défendrons l’approche.

Minerve et Ulysse, aidés des Naïades, portent l’or et les habits dans le fond de la grotte.

MINERVE.

Et maintenant je vais éteindre ton regard,

Et dessécher tes traits comme ceux d’un vieillard.

Tes beaux cheveux bouclés vont choir de ton front chauve,

Et vêtu de haillons et d’un vieux manteau fauve,

Un bâton à la main, une besace au dos.

Serrée autour du corps par de méchants cordeaux,

Tu paraîtras à tous un mendiant vulgaire,

Et tromperas ainsi ceux qui te font la guerre ;

Car tu seras difforme et misérable, au point

Que tes meilleurs amis ne te connaîtront point.

Elle lève son javelot sur Ulysse, qui est caché aux spectateurs par le chœur des Naïades groupées autour de lui. On le voit reparaître en vieux mendiant, et il s’éloigne, guidé par Minerve.

 

 

Scène IV

 

CHŒUR DES NAÏADES, s’avançant sur le devant de la scène, après avoir salué Minerve[3]

 

LE CHŒUR.

Le soleil monte, et brûle
Le sable au bord des mers ;
L’ardente canicule
Flétrit les gazons verts.
Fuyons, ô ma compagne !
La chaleur qui nous gagne,
Au pied de la montagne.
Ou dans les ruisseaux clairs.

DEMI-CHŒUR.

Je me baignerai, nue,
Au sein des frais étangs,
Vers la source inconnue
Où règne le printemps.
Où, parmi les joncs frêles,
Les vertes demoiselles
Effleurent de leurs ailes
Les nénuphars flottants.

De mon pied sans cothurne
Agitant les ruisseaux,
J’écouterai mon urne
Où murmurent les eaux.
Au bruit de l’eau sonore
Tombant de mon amphore
Mes deux yeux vont se clore
Sur nu lit de roseaux.

DEMI- CHŒUR.

Moi, dans la grotte sombre
Interdite au soleil,
Je m’en vais chercher l’ombre
Et non pas le sommeil ;
Je manierai l’aiguille ;
Il faut que je m’habille
D’un voile blanc qui brille,
À la neige pareil.

Notre fête est prochaine,
Et ce n’est pas en vain
Que je tisse la laine
De ce voile divin ;
Car je veux apparaître
Belle, autant qu’on peut l’être,
Dans la ronde champêtre
Où sera le Sylvain.

LE CHŒUR.

Le soleil monte, et brûle
Le sable au bord des mers ;
L’ardente canicule
Flétrit les gazons verts ;
Fuyons, ô ma compagne !
La chaleur qui nous gagne,
Au pied de la montagne.
Ou dans les ruisseaux clairs.

 

 

ACTE I

 

La cabane d’Eumée dans une vaste cour. Elle est ouverte. Une table de chaque côté de la cabane. Autour des tables, des rameaux secs couverts de peaux, pour servir de sièges. Dans un coin de la cabane, une petite statue de Jupiter. Le jour baisse.

 

 

Scène première

 

EUMÉE, UN SERVITEUR D’EUMÉE

 

LE SERVITEUR.

J’aperçois un vieillard qui vers nous s’achemine.

EUMÉE.

Il s’arrête ; – pourquoi ? qu’est-ce qu’il examine ?

LE SERVITEUR.

Je crois qu’il n’ose pas entrer pour mendier.

EUMÉE.

Non. Je crois qu’il regarde Argos, le vieux limier.

LE SERVITEUR.

Voyez donc : on dirait que le chien lui fait fête ;

Il incline l’oreille, – et redresse la tête ; –

Il agite la queue ; – Il voudrait s’approcher ;

Il tombe.

EUMÉE.

Il est si vieux qu’il ne peut plus marcher.

LE SERVITEUR.

Quel est ce mendiant ? le connaissez-vous, maître ?

C’est étrange qu’Argos ait l’air de le connaître.

EUMÉE.

Bah ! l’on sait que le chien radote en vieillissant.

 

 

Scène II

 

EUMÉE, LE SERVITEUR, ULYSSE, en vieux mendiant, le bâton à la main et la besace sur le dos

 

ULYSSE, entrant dans la cabane, et s’arrêtant sur le seuil en regardant toujours le chien.

Il est mort ! – Mort de joie en me reconnaissant.

– Ah ! Minerve a bien su me changer pour les hommes,

Mais non pour mon vieux chien, meilleur que nous ne sommes

– Pauvre Argos ! je n’ai pu – j’en ai comme un remord –

Te faire une caresse avant que tu sois mort.

Il essuie une larme.

Pauvre Argos !

Il fait quelques pas vers Eumée.

Mon ami, tu dois aimer la chasse,

Car j’ai vu sur ton seuil un chien de noble race ;

J’ai vu d’autres limiers, et je suis connaisseur ;

Mais celui-là surtout m’a paru fin chasseur.

EUMÉE.

Oui, oui, vraiment, c’était un chien de noble race,

Qui lançait bien un cerf et suivait bien sa trace.

Je voudrais voir autant d’urnes dans mes celliers

Que ce chien a lancé de cerfs dans les halliers.

ULYSSE.

Est-il à toi ?

EUMÉE.

Son maître ayant quitté cette île.

J’ai recueilli son chien qui n’avait plus d’asile.

– Mais toi, vieillard, pourquoi dans les champs d’alentour

Rôdes-tu, solitaire, à la chute du jour ?

ULYSSE.

Mon ami, la misère est la loi la plus forte ;

C’est elle qui me pousse ainsi de porte en porte.

EUMÉE.

Tu n’as donc point, vieillard, de fils laborieux ?

Car le fils doit nourrir son père infirme et vieux.

ULYSSE.

J’en avais un ; – j’en fus séparé de bonne heure.

EUMÉE.

Tu n’as donc point d’amis qui t’ouvrent leur demeure ?

ULYSSE.

Changé, comme je suis, par l’âge et le regret,

Aucun de mes amis ne me reconnaîtrait.

EUMÉE.

Est-ce un Dieu courroucé qui t’a fait misérable,

Pour te punir ainsi d’une action coupable ?

ULYSSE.

Les Dieux de leurs arrêts nous dérobent le sens,

Et souvent leur rigueur frappe les innocents.

EUMÉE.

Je déclare, vieillard, que ton malheur me touche ;

Le pain que l’on mendie est amer à la bouche.

ULYSSE.

Il est vrai qu’il est dur de mendier ; il faut

Subir les vents glacés ou le soleil trop chaud,

Cheminer à travers les pierres et les ronces,

Et craindre, en arrivant, de mauvaises réponses ;

Mais on trouve parfois des hôtes généreux,

Et l’espoir d’un bon vin soutient le malheureux.

EUMÉE.

Mon hôte, on doit toujours accueillir avec joie

Le pauvre et l’étranger que Jupiter envoie ;

Eussent-ils des habits plus mauvais que le tien,

En leur fermant sa porte on n’agirait pas bien.

Il va au-devant d’Ulysse.

– Entre donc plus avant. – Ma cabane est petite ;

Mais l’étranger est sur d’une table et d’un gîte.

Dépose la besace, – et t’assieds en repos

Sur ces feuillages secs, qui sont couverts de peaux.

– Voici les restes froids du dîner de la veille,

Et des morceaux de pain au fond de la corbeille.

Ce vase contient l’eau mêlée avec le vin.

Mange et bois à ton gré. – Quand tu n’auras plus faim,

Tu diras d’où tu viens, de quel nom tu te nommes,

Quels malheurs t’ont contraint d’errer parmi les hommes.

ULYSSE, assis et mangeant.

Ami, que Jupiter exauce tes souhaits,

Pour m’avoir accueilli si bien que tu le fais !

– Mais, dis-moi, j’aperçois des murs de pierres sèches

Entourant une cour où sont de belles crèches,

Je vois des serviteurs revenant du dehors,

Qui ramènent ici plusieurs troupeaux de porcs.

– As-tu donc tant de biens, mon cher hôte ? ou peut-être

Es-tu le serviteur de quelque puissant maître ?

Et je t’en prie, alors, dis-moi quel est celui

Qui voit tant de bergers et de troupeaux chez lui.

 

 

Scène III

 

EUMÉE, LE SERVITEUR, ULYSSE, PORCHERS

 

CHŒUR DES PORCHERS[4].

Salut, chef des porchers, noble Eumée ! On ramène

Les porcs nourris de glands dans les bois du domaine.

Tout le jour nous avons fait paître les troupeaux ;

Mais l’étoile du soir nous invite au repos.

EUMÉE.

Salut, pasteurs. – Hélas ! mes peines et les vôtres

Engraissent ces troupeaux pour la table des autres.

Quel plaisir avons-nous, en allant au travail,

Quand des usurpateurs mangent notre bétail ?

Je voudrais travailler deux fois plus aux étables,

Si mes soins profitaient aux maîtres véritables.

– Prenez place, pasteurs. C’est pour cet étranger

Qu’on devance aujourd’hui les heures du manger.

Les porchers s’assoient aux deux tables et mangent. Eumée, se tournant vers Ulysse.

Non, vieillard, tant de biens ne sont pas mon partage ;

Un plus puissant que nous avait cet héritage.

Certes, il était puissant ; tu n’en trouverais point ?

Ici, ni même ailleurs, qui fût riche à ce point.

Vingt princes réunis l’égaleraient à peine.

Juge de sa richesse ! Il avait, dans la plaine,

Douze troupeaux de bœufs, et douze de brebis

Dont la laine servait à filer ses habits ;

Et de plus, il avait ici, dans douze étables,

Douze troupeaux de porcs qui fournissaient ses tables.

– Ah ! s’il avait vécu, ce bon maître, aujourd’hui

Je n’aurais pas besoin de servir chez autrui !

Car sa bourse pour moi n’était jamais fermée ;

– J’étais son intendant et je m’appelle Eumée. –

Il m’eût donné des champs avec une maison,

Et tous les instruments propres à la moisson ;

Il m’eût choisi lui-même une femme économe

Qui double par ses soins les épargnes de l’homme ;

Enfin il m’eût traité, comme un maître parfait

Traite un bon serviteur dont il est satisfait.

– Mais il est mort. Plutôt fût morte cette Hélène

Pour qui tant de héros sont couchés dans la plaine !

Notre maître a suivi tous ces guerriers fameux,

Et sur des bords lointains il a péri comme eux.

LE CHŒUR[5].

Que de sang a rougi la terre,
Versé par l’homicide Mars,
Depuis qu’un berger adultère
Ravit Hélène aux doux regards !
Combien d’épouses t’ont maudite,
Funeste présent d’Aphrodite,
Hélène, fille de Léda !
Depuis qu’emportant son amante
Paris fendit l’onde écumante,
Sur le sapin du mont Ida !

Pour venger l’affront des Atrides,
La Grèce arma mille vaisseaux.
Ô Grèce ! tes fils intrépides
Sont morts dans les sanglants assauts.
Tes fils ont péri devant Troie,
Et leurs corps ont été la proie
Du chien immonde et du vautour ;
 D’autres, plus malheureux encore,
Errant du couchant à l’aurore,
Ne connaîtront pas le retour.

Ah ! plût au ciel que la tempête,
À la voix d’un Dieu punisseur,
Eût noyé dans la mer de Crète
Et l’amante et le ravisseur !
La jeune épouse abandonnée,
Foulant sa robe d’hyménée,
Ne pleurerait pas son mari ;
Et le vieillard, d’un œil inerte,
N’eût pas vu sa maison déserte,
Où son premier-né fut nourri !

ULYSSE, à Eumée.

Ami, quel était donc ce riche et vaillant homme

Dont tu pleures la mort ? dis-moi comme il se nomme ;

Car je l’ai vu peut-être aux lieux où j’ai passé,

Et je pourrai te dire alors ce que je sais.

Tel que l’on croyait mort est plein de jours peut-être ;

C’est quand on l’a pleuré qu’on le voit reparaître.

EUMÉE.

Ô vieillard, ne crois pas nous abuser. Souvent

Des voyageurs ont dit qu’Ulysse était vivant ;

Car tous les étrangers sont prodigues de fables,

Pour être bien reçus et se rendre agréables.

Ma maîtresse écoulait leurs récits mensongers,

Puis de riches présents chargeait ces étrangers ;

Et peut-être veux-tu tromper aussi la veuve,

Pour troquer tes haillons contre une robe neuve.

Mais Ulysse est bien mort, et, privés d’un tombeau,

Ses restes ont servi de pâture au corbeau.

C’est un deuil pour tous ceux qui l’avaient pu connaître,

Et plus encor pour moi qui perds un si bon maître.

– Mais bois en paix. – Les morts ne peuvent revenir. –

Bois, et n’éveillons plus ce triste souvenir.

ULYSSE.

Ami, quand tu devrais les prendre pour des fables,

Je te dirai pourtant des choses véritables.

Je fais serment, et prends Jupiter à témoin

Qu’Ulysse vit encore et même n’est pas loin.

Mouvement parmi les porchers qui se rapprochent d’Ulysse.

Je l’ai vu de mes yeux au pays des Thesprôtes ;

– Car la nef où j’étais échoua sur leurs côtes,

Et je trouvai chez eux des hôtes complaisants

Qui, m’ayant accueilli, me firent des présents.

– Or, Ulysse était là ; je le vis en personne.

Il avait consulté l’oracle de Dodone,

Et préparait déjà, pour revenir chez lui,

Ses vaisseaux qui sans doute ont fait voile aujourd’hui.

– Tiens donc pour assuré, si le vent est propice,

Qu’avant la fin du mois tu reverras Ulysse.

LE CHŒUR[6].

Écoute ce vieillard, Eumée. Il n’a pas l’air

D’un menteur ; il a pris à témoin Jupiter.

Pour moi, je crois vraiment qu’il a vu notre maître,

Et je sens dans mon cœur l’espérance renaître.

EUMÉE.

J’ai tant vu d’étrangers qui nous parlaient ainsi !

LE SERVITEUR.

D’autres ont pu mentir et non pas celui-ci.

EUMÉE.

L’espoir toujours déçu renouvelle la peine.

LE CHŒUR.

Pourtant l’espoir vaut mieux qu’une douleur certaine.

ULYSSE.

Ta méfiance est grande, ami ; mais, si tu veux,

Nous ferons un marché que nous tiendrons tous deux.

Si j’ai dit vrai tantôt et qu’Ulysse revienne,

Je veux une tunique en place de la mienne ;

J’en aurais grand besoin, car je vais presque nu,

Mais je ne la veux pas qu’il ne soit revenu.

Que si je t’ai menti, disant qu’Ulysse est proche,

Fais-moi précipiter du sommet d’une roche,

Afin qu’à l’avenir les autres indigents

Craignent de mal parler et de tromper les gens.

EUMÉE.

Je ferais là, vraiment, une action louable,

De tuer un vieillard qui s’assit à ma table !

– Parlons mieux.

À quelques-uns des porchers.

Jeunes gens, apportez le vin vieux

Pour les libations que l’on doit faire aux Dieux.

LE CHŒUR, aux jeunes gens qui sortent[7].

Hâtez-vous, jeunes gens. La coupe de vin pleine

Est une bonne chose après un jour de peine.

À Ulysse.

Je boirai volontiers un coup en ton honneur,

Vieillard, qui nous prédis le retour du seigneur.

ULYSSE.

Ne parlons plus d’Ulysse, ami. C’est une faute

D’insister sur un point qui ne plaît pas à l’hôte.

– Mais il laissa, dit-on, un père très âgé ;

Est-il mort ou vivant, ce vieillard affligé ?

EUMÉE.

Si tu veux le savoir, Laërte vit encore ;

Mais mieux vaudrait pour lui le trépas qu’il implore.

Il ne prend plus les soins qu’un vieillard doit avoir ;

Ses habits déchirés font de la peine à voir ;

Tout le jour il gémit, et se couvre de cendre,

Car il pleure son fils qu’il a cessé d’attendre.

ULYSSE.

Et Pénélope ?... ainsi la nomme-t-on, je crois ?

Le bruit de ses vertus est venu jusqu’à moi.

A-t-elle à son mari gardé son lit fidèle ?

Ou bien a-t-elle fait comme tant avant elle ?

La solitude pèse aux femmes, et l’absent,

Quelques pleurs qu’on lui donne, a vite un remplaçant.

EUMÉE.

Dis ce que tu voudras ; (out t’est permis, mon hôte,

Excepté d’accuser la reine d’une faute.

– Sache qu’aucune femme, ayant un nom vanté,

N’a valu celle-ci pour la fidélité.

Depuis le premier jour qu’Ulysse alla vers Troie,

Elle n’a plus connu les fêtes ni la joie ;

Et quoique de grands chefs aient recherché sa main,

Elle n’a pas voulu conclure un autre hymen.

C’est même ce refus qui cause sa détresse ;

Car tous les prétendants assiègent ma maîtresse,

Et tous, dans son palais, installés à la fois,

N’en veulent pas sortir qu’elle n’ait fait un choix.

Il se lève.

– C’est indigne ! ils devraient, s’ils ne craignent Ulysse,

Craindre du moins les Dieux amis de la justice ;

Le pirate lui-même, emportant son butin,

Craint les Dieux et redoute un châtiment certain ;

Mais tous ces prétendants, race aux Dieux incrédule,

Pillent le bien d’autrui sans honte et sans scrupule.

Il en vient de partout ; les uns de nos hameaux,

Et d’autres de Zacinthe, et d’autres de Samos.

Prolongeant les festins jusqu’aux heures nocturnes,

Ils boivent tout le vin qu’on gardait dans les urnes ;

Ils mangent sans mesure, au delà du besoin,

Et prennent les plus gras des porcs dont j’ai le soin.

Se rasseyant en face d’Ulysse.

Bien plus, de Pénélope ils débauchent les femmes,

Et la reine est témoin de leurs amours infâmes ;

Elle voit ce désordre et feint de l’ignorer,

Car que peut une femme à moins que de pleurer !

– Ah ! cela fend le cœur ! – j’éprouve trop de peine

À voir mettre au pillage un aussi beau domaine.

DEMI-CHŒUR[8].

Voraces prétendants ! un seul de leurs repas
Dévore des troupeaux et dépeuple une étable.

DEMI-CHŒUR.

Une victime ou deux ne leur suffisent pas ;
Chacun de nous envoie un pourceau pour leur table.

DEMI-CHŒUR.

La reine subit leurs affronts ;
Il faut qu’elle choisisse un mari dans leur bande.

DEMI-CHŒUR.

À contrecœur nous servirons,
Si chez le noble Ulysse un nouveau chef commande.

LE CHŒUR.

Ne le permets pas, Dieu puissant !
Éloigne de moi cette épreuve !
Je ne saurais me faire un cœur obéissant ;
Je hais ces oppresseurs qui poursuivent la veuve,
Et pillent les biens de l’absent.
Mais la justice enfin visite l’homme impie ;
Dans les bras du bonheur, son convive assidu,
En vain il dort, et croit la justice assoupie ;
Elle saisit le coupable éperdu,
Au sein des plaisirs qu’il expie.

Devant des festins copieux,
Au bruit des champs et de la lyre,
L’heure semble trop courte aux prétendants joyeux ;
Mais leurs fêtes n’ont rien que j’envie et j’admire,
Car elles offensent les Dieux.
J’aime mieux vivre pauvre, errer dans la broussaille,
Manger des mets grossiers et garder les troupeaux.
Je me lève gaiement, et gaiement je travaille
Et quand pour moi vient l’heure du repos,
Je dors paisible sur la paille.

ULYSSE, à Eumée.

Il paraît que ton maître, ami, n’a point d’enfant ;

Car les biens sont sacrés, quand un fils les défend.

EUMÉE.

Tu te trompes ; mon maître a pour fils Télémaque.

– C’est le plus accompli des jeunes gens d’Ithaque.

ULYSSE.

Vraiment ! Ce jeune prince a-t-il un bel aspect ?

EUMÉE.

Tel, que ceux qui le voient sont saisis de respect.

ULYSSE.

Est-il sage et prudent ?

EUMÉE.

Presque autant que son père.

ULYSSE.

Sait-il dans les conseils bien parler d’une affaire ?

EUMÉE.

Si bien, qu’en l’entendant les peuples sont ravis,

Et que les plus âgés écoutent ses avis.

ULYSSE.

Sans doute il est vaillant ? car, d’ailleurs fût-on sage,

Habile à la parole et noble de visage,

Si le cœur est d’un cerf timide, et si le bras,

Impropre aux javelots, tremble dans les combats,

On n’est plus qu’un objet de risée et de blâme

Que n’estime aucun homme, et n’aime aucune femme.

Rentrée des jeunes gens qui apportent le vin.

EUMÉE.

Ne crois pas que jamais on tienne ces propos ;

Rien qu’à voir Télémaque on devine un héros.

– Il est encor trop jeune et novice aux batailles

Pour venger ses affronts par d’amples représailles ;

Mais sois sûr que les jours viendront, où, plus âgé,

Il châtiera tous ceux qui l’auront outragé.

Aussi, – Dieux, confondez leurs trames sacrilèges ! –

Les méchants prétendants lui préparent des pièges.

Comme il est en voyage et reviendra d’abord,

Des vaisseaux embusqués l’attendent vers le port.

LE CHŒUR[9].

Eumée, il en sera comme les Dieux l’entendent,

Et le prince vivra si les dieux le défendent !

Mais voici le vin pur que l’on vient d’apporter,

Et si tu veux m’en croire, il est temps d’y goûter.

EUMÉE prend une coupe qu’il remplit de vin, et fait les libations en se tournant vers la statue de Jupiter[10].

Ô Jupiter ! ô Dieu qui lances le tonnerre,

Dieu protecteur des suppliants !

L’homme religieux t’honore et te vénère,

Quand il reçoit les mendiants.

Chez moi, si jamais ceux qui passent par Ithaque

N’ont frappé, sans être entendus,

Confonds les prétendants, et sauve Télémaque

Des pièges qui lui sont tendus.

LE CHŒUR.

Ô Jupiter ! ô Dieu qui lances le tonnerre,

Dieu protecteur des suppliants !

L’homme religieux t’honore et le vénère,

Quand il reçoit les mendiants.

EUMÉE.

Mon cher seigneur peut-être est aussi misérable,

Et peut-être il mendie aussi :

Fais que chacun l’accueille et lui soit secourable,

Comme j’accueille celui-ci !

LE CHŒUR.

Ô Jupiter ! ô Dieu qui lances le tonnerre,

Dieu protecteur des suppliants !

L’homme religieux t’honore et te vénère,

Quand il reçoit les mendiants.

Les porchers boivent.

ULYSSE.

Eumée, et vous pasteurs, salut !

Il boit.

Le vin délie

La langue, et fait souvent dire quelque folie.

Cependant écoutez et ne vous raillez point :

– Ce que vous m’avez dit m’indigne au plus haut point.

Plût aux Dieux immortel ? que je fusse à votre âge,

Que j’eusse la vigueur, comme j’ai le courage !

Plût aux Dieux que je fusse Ulysse ! je veux bien

Qu’on me tranche la tête et qu’on la jette au chien,

Si, tombant au milieu des prétendants impies,

Je n’exterminais pas à moi seul ces harpies.

Rires parmi les pasteurs.

DEMI-CHŒUR[11].

Ah ! ah ! le bon vieillard est un homme nouveau.

C’est la chaleur du vin qui lui monte au cerveau.

DEMI-CHŒUR[12].

Les rêves sont au fond des coupes parfumées :

L’indigent se croit prince et défait des armées.

DEMI-CHŒUR.

Je sens aussi l’effet du vin fortifiant.

DEMI- CHŒUR.

Et je vois l’avenir d’un œil plus confiant.

LE CHŒUR[13].

Ô Dieu des Bacchantes !
Par tes soins heureux,
Les vignes grimpantes
Ont couvert les pentes
Des coteaux pierreux.

Ta liqueur conseille
L’espoir enjoué ;
La chanson s’éveille,
À l’oiseau pareille.
Bacchus ! Évohé !

Mon œil prophétique
Voit les temps futurs
Un pouvoir magique
M’échauffe et m’explique
Les destins obscurs.

Ô transports de joie !
Ulysse a paru.
Il vient ; sur sa voie
Partout se déploie
Le peuple accouru.

Partout l’encens fume
Sur l’autel des Dieux ;
Le flambeau s’allume ;
La rose parfume
Les seuils radieux.

Il entre ; il terrasse
Ses rivaux vaincus ;
Brillante de grâce,
La reine l’embrasse.
Évohé ! Bacchus !

ULYSSE, à Eumée.

J’entends des pas, mon hôte ; on approche ; sans doute

C’est quelqu’un des pasteurs attardé sur la route ;

Car les chiens n’aboient pas, mais tournent vers le seuil,

En remuant la queue et lui faisant accueil.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, TÉLÉMAQUE

 

LE CHŒUR[14].

C’est Télémaque ! – Entrez, prince, dans la chaumière.

Tous les porchers saluent Télémaque, qu’Ulysse contemple avidement.

EUMÉE, embrassant Télémaque.

Vous voilà, Télémaque ! ô ma douce lumière !

Ah ! je n’espérais plus vous embrasser encor,

Quand vous êtes allé chez le vieux roi Nestor.

– Entrez donc, mon cher fils ; que je me rassasie

Du plaisir de vous voir, tout à ma fantaisie.

Il prend la pique de Télémaque et va la poser dans un coin.

LE CHŒUR.

Prince, je suis joyeux de vous revoir ici.

Les complots des méchants n’ont donc pas réussi ?

TÉLÉMAQUE.

Les Dieux m’en ont gardé. La déesse Minerve

Veille sur la maison d’Ulysse et la conserve.

EUMÉE.

Avez-vous faim, mon fils ? Attendrez-vous un peu

Qu’on apprête une broche, et qu’on la mette au feu ?

Il écarte les pasteurs.

TÉLÉMAQUE.

Non, ce vin suffira. – Ne dérange personne.

À Ulysse qui se lève.

– Reste assis, étranger ; toute place m’est bonne. –

ULYSSE, à Eumée.

Il a l’air belliqueux !

TELEMAQUE, assis, à Eumée, qui vient vers lui.

Quel est cet étranger ?

EUMÉE.

C’est un vieux mendiant réduit à voyager.

Il dit qu’ayant erré sur de lointaines côtes.

Il a vu votre père au pays des Thesprôtes ;

Mais en de tels propos je suis peu confiant.

Je le mets dans vos mains ; c’est votre suppliant.

ULYSSE, assis en face de Télémaque.

Ô mon fils ! – Pardonnez : ma langue est familière ;

Mais je me sens pour vous l’affection d’un père.

Tel que vous me voyez, jadis j’ai combattu ;

J’étais jeune et vaillant alors, et bien vêtu.

Ce fut au camp des Grecs, où je campais moi-même,

Que je connus d’abord votre père que j’aime.

Nous avons fait ensemble échange de cadeaux,

Et nous avons dormi dans les mêmes manteaux,

Entre autres une fois, qu’étant son camarade,

J’ai passé comme lui la nuit en embuscade.

– Ah ! mon fils, vous avez et son port et sa voix ;

Je reconnais en vous l’Ulysse d’autrefois.

Comme il serait heureux, rentré dans sa patrie,

De serrer dans ses bras votre tête chérie !

TÉLÉMAQUE.

Bon vieillard, si mon père un jour doit revenir,

Qui le sait ? hors les Dieux, instruits de l’avenir.

Il se lève. À Eumée.

Garde cet étranger, et prends-en soin, Eumée.

– Moi, je vais rassurer ma mère bien-aimée.

EUMÉE.

Quoi ! mon fils, sous mon toit ne dormirez-vous pas ?

TÉLÉMAQUE.

Non. Je veux voir ma mère, et j’y vais de ce pas.

EUMÉE.

Au moins, attendez-nous, mon fils. – La nuit est sombre ;

Quelqu’un des prétendants peut s’embusquer dans l’ombre.

– Nous allons visiter le bétail dans l’enclos,

Et puis nous vous suivrons, armés de javelots.

TÉLÉMAQUE.

Eh bien, soit !

Eumée et les porchers sortent.

 

 

Scène V

 

ULYSSE, TÉLÉMAQUE

 

TÉLÉMAQUE.

Bon vieillard, toi qui connus mon père,

Je t’accorde en son nom un vœu que tu peux faire.

– Parle.

ULYSSE, le regardant avec émotion.

Mon fils !

TÉLÉMAQUE.

Pourquoi parais-tu si troublé ?

ULYSSE.

Vous n’oubliez donc pas votre père exilé ?

TÉLÉMAQUE.

Moi ! – J’y songe sans cesse, et je brûle d’envie

De voir ce chef illustre à qui je dois la vie.

Je me le représente éclatant, radieux,

L’œil fier, le front serein, enfin semblable aux Dieux.

Que je voudrais toucher cette main redoutée,

Entendre cette voix, des sages écoutée,

Pratiquer ses leçons, et, digne de son sang,

Exercer devant lui mon courage naissant !

– Je viens de le chercher ; des bords du Cyparisse

Aux bords de l’Eurotas, je demandais Ulysse ;

Mais, hélas ! vainement j’ai traversé les flots,

Et vu Lacédémone et visité Pylos.

ULYSSE.

Vous l’aimez donc beaucoup ?

TÉLÉMAQUE.

Tu ne réfléchis guère,

Vieillard ; est-ce qu’un fils peut n’aimer pas son père ?

ULYSSE.

Vous ne l’avez pas vu ; vous étiez tout petit,

Si je calcule bien, quand Ulysse partit.

TÉLÉMAQUE.

Je ne le connais pas ; mais je connais sa gloire ;

Le monde a retenti du bruit de son histoire.

ULYSSE.

Seriez-vous bien content de l’embrasser ?

TÉLÉMAQUE.

Ah ! Dieux !

ULYSSE.

Embrasse-le, mon fils ; il est devant tes yeux.

TÉLÉMAQUE, reculant.

Vous ! mon père ! – Qui ! vous, pauvre et courbé par l’âge !

ULYSSE.

Minerve a transformé mon port et mon visage.

TÉLÉMAQUE.

Que dis-tu là, vieillard ?

ULYSSE.

Oui. Minerve a permis

Que ce déguisement trompât mes ennemis.

TÉLÉMAQUE.

Mais qui m’assurera que vous êtes Ulysse ?

ULYSSE.

Déesse Pallas ! c’est un trop grand supplice.

Voir mon fils, et ne pas le serrer dans mes bras !

– Ou rends-moi ma figure, ou parle-lui, Pallas !

Musique douce, annonçant la présence de Minerve.

Je suis ton père !

TÉLÉMAQUE.

Dieux ! cet œil qui s’illumine !...

ULYSSE.

Mon fils !

TÉLÉMAQUE.

Ce front, brillant d’une clarté divine !...

ULYSSE.

Que te dirai-je enfin ? – Par le grand Jupiter,

Je suis ton père !

TÉLÉMAQUE.

Il semble un Dieu, tant il est fier.

Musique.

– Je ne sais quelle voix mystérieuse et douce

Me dit que c’est mon père, et dans ses bras me pousse.

ULYSSE.

Si tu ne veux pas croire aux serments solennels,

Vois mes larmes couler ; crois aux pleurs paternels !

TÉLÉMAQUE, se jetant dans les bras d’Ulysse.

Mon père !

ULYSSE, le tenant embrassé.

Reste là, mon fils, que je te voie !

Ah ! depuis bien longtemps c’est ma première joie.

– Qu’il est beau ! qu’il est grand ! C’est un homme achevé.

Je le trouve plus beau que je ne l’ai rêvé.

– Je ne puis m’arracher à ce baiser si tendre ;

Il le faut cependant ; on pourrait nous surprendre.

– Écoute, et souviens-toi : Nous devons nous cacher

Même de Pénélope et même du porcher.

– Nous nous verrons demain dans mon palais d’Ithaque ;

Là nous concerterons notre projet d’attaque ;

Si j’y suis outragé, tolère ces affronts,

Jusqu’au moment, mon fils, où nous nous vengerons.

– Adieu.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

EUMÉE, LE CHŒUR, TÉLÉMAQUE

 

EUMÉE, rentrant avec le chœur, armé de javelots.

Nous sommes prêts.

TÉLÉMAQUE.

Bien. Mettons-nous en route.

EUMÉE.

Et le vieillard ?

TÉLÉMAQUE.

Que sais-je ? Il est parti sans doute.

Tels sont ces vagabonds ; après qu’ils ont mangé,

Ils s’en vont brusquement et sans prendre congé.

Il va reprendre sa pique, et se dispose à partir.

LE CHŒUR[15].

Partez, ô noble Télémaque
Fils de nos maîtres vénérés ;
Puissiez-vous repousser l’attaque
Des usurpateurs conjurés !
Toujours sur d’innocentes têtes
Ne séjournent pas les tempêtes ;
L’homme juste a les Dieux pour lui ;
Et l’oisiveté du tonnerre
N’absout pas toujours sur la terre
Ceux qui prennent le bien d’autrui.

Le succès est le dieu des hommes
Et semble tout justifier ;
Chacun, dans le siècle où nous sommes,
Est prompt à lui sacrifier.
Pourtant il est des lois suprêmes,
Immortelles, toujours les mêmes,
Dans tous les lieux, dans tous les temps ;
L’Olympe leur donna naissance,
Et leur immuable puissance
Survit aux succès inconstants.

Que la peur, les soucis livides,
L’inexorable châtiment,
Atteignent l’homme, aux mains avides,
Qui s’enrichit injustement !
Je ne plaindrai pas sa détresse ;
Mais de sa chute vengeresse
Je bénirai les Immortels.
Si les Dieux épargnaient les crimes,
Qui voudrait du sang des victimes
Faire fumer leurs vains autels ?

Ô Déesse, en conseils féconde,
Et puissante dans les combats,
Dont La lance ébranle le monde,
Qui de l’Égide armes ton bras,
Pallas Minerve ! à tous les pièges
Échappent ceux que tu protèges,
Et qui suivent tes bons avis ;
Daigne, ô Divinité prospère,
Comme tu veillas sur le père
Veiller aujourd’hui sur le fils !

Ils sortent.

 

 

ACTE II

 

L’appartement de Pénélope. Il fait nuit.

 

 

Scène première

 

MÉLANTHO, SUIVANTES INFIDÈLES DE PÉNÉLOPE

 

CHŒUR DES SUIVANTES INFIDÈLES[16].

Voici l’heure ténébreuse :
Sortons ; réjouissons-nous.
Voici la nuit amoureuse,
Complice des rendez-vous.
La nuit nous ramène
Les joyeux loisirs,
Et cache à la reine
Nos secrets plaisirs.

Allons, déjà s’illumine
Le festin des prétendants ;
Dans la coupe purpurine
Coulent les vins abondants.
La lyre qui vibre
Attend les danseurs ;
Allons d’un pied libre
Danser dans les chœurs.

Quand s’éteint du luth sonore
Le dernier frémissement,
Je vais attendre l’aurore
Dans les bras de mon amant.
La nuit nous ramène
Les joyeux loisirs,
Et cache à la reine
Nos secrets plaisirs.

 

 

Scène II

 

MÉLANTHO, SUIVANTES INFIDÈLES DE PÉNÉLOPE, EURYCLÉE, NOURRICE D’ULYSSE, EURYNOME, SUIVANTE FIDÈLE, et AUTRES SUIVANTES FIDÈLES DE PÉNÉLOPE

 

EURYCLÉE.

Où courez-vous si tard, ô femmes sans vergogne,

Au lieu de terminer ici votre besogne ?

Une bonne servante alimente le feu,

Arrange chaque chose et la met en son lieu,

Et, quand l’ordre est partout, grâce à sa vigilance,

Elle prend la quenouille et travaille en silence.

Voilà comme on agit, et de quelle façon

On sert les intérêts des chefs de la maison.

Mais vous aimez bien mieux, négligeant le service,

Rire avec un jeune homme et vous livrer au vice.

– Pénélope saura tous vos débordements,

Et vous fera périr au milieu des tourments.

MÉLANTHO.

Tais-toi ! les prétendants sont plus forts que la reine,

Ils nous garantiront de sa colère vaine.

EURYCLÉE.

Ulysse n’est pas mort ; Ulysse reviendra.

MÉLANTHO.

Non, non.

EURYCLÉE.

Et vous verrez comme il vous châtiera.

CHŒUR DES SUIVANTES INFIDÈLES[17].

Tais-toi, tais-toi, nourrice ;
Le cadavre d’Ulysse
A nourri les vautours.
Des maîtres plus traitables
M’appellent à leurs tables,
Où l’on chante toujours.
Moi, je suis jeune et belle,
Aux fatigues rebelle,
Et docile aux amours.

EURYCLÉE, aux femmes fidèles.

Ô Dieux ! entendez-vous leurs insolents discours !

CHŒUR DES FEMMES FIDÈLES[18].

Je les entends, nourrice, et je les blâme
Autant que toi.
Dieux tout-puissants ! de leur conduite infâme
Préservez-moi !

Le serviteur doit obéir au maître
Et l’honorer.
Telle est la règle, et je veux m’y soumettre
Sans murmurer.

EURYCLÉE.

Paix ! voilà la maîtresse. – Allons, que l’on travaille !

MÉLANTHO, aux suivantes infidèles.

Attendons, pour sortir, que la reine s’en aille.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, PÉNÉLOPE

 

Pénélope va s’asseoir vers son métier, et travaille en silence ; les suivantes fidèles se groupent derrière elle ; les infidèles sont ensemble, de l’autre côté de l’appartement.

EURYCLÉE, à Pénélope, après un silence.

Ô ma fille ! les chefs viendront chez vous ce soir ;

Par un de leurs hérauts ils vous l’ont fait savoir ;

Voulez-vous pas d’abord vous peindre la figure ?

La femme la plus belle a besoin de parure,

Et la plus vertueuse a toujours un désir

De plaire même à ceux qu’elle voit sans plaisir.

PÉNÉLOPE.

Ne me conseille plus de me parer, nourrice ;

Je ne désire pas plaire à d’autres qu’Ulysse.

Je voudrais enlaidir du jour au lendemain,

Pour éloigner de moi ceux qui cherchent ma main.

Malheureuse ! voilà ma toile terminée.

Comment retarderai-je encor cet hyménée ?

– Il manque un dernier point. – Déjà prise trois fois,

Mon aiguille s’arrête et tombe de mes doigts.

Maudit soit l’ouvrier qui te fit si solide !

Que ne t’es-tu brisée, aiguille trop rapide !

Et toi, voile fatal, tout mouillé de mes pleurs,

Que n’ont-ils en tombant dévoré tes couleurs !

LE CHŒUR[19].

La jeune fille tout émue
Sent battre son cœur sous sa main,
Son cœur que doucement remue
L’approche du premier hymen.

Pensive, et la tête inclinée
Sur son coude nonchalamment,
Elle songe aux chants d’hyménée
Qui la troublent en la charmant.

Elle voit la bruyante escorte
Qui l’accompagne jusqu’au seuil,
Où l’époux glorieux l’emporte
Rouge et confuse, avec orgueil.

Chose mystérieuse et neuve,
L’hymen aux vierges paraît doux ;
– Mais il est triste, quand la veuve
Prend à regret un autre époux.

PÉNÉLOPE.

Triste, en effet ! la mort me semble préférable.

LE CHŒUR[20].

Je vous plains, et j’invoque un Dieu plus favorable.

PÉNÉLOPE.

Non ; je n’espère plus dans les Dieux ennemis.

LE CHŒUR.

Jusqu’au dernier moment quelque espoir est permis.

PÉNÉLOPE, secouant la tête d’un air de doute.

Hélas !

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, ULYSSE, en vieux mendiant et TÉLÉMAQUE, dans le fond

 

TÉLÉMAQUE, à Ulysse, en lui montrant Pénélope.

La voyez-vous, auprès de la muraille ?

– Assise ; – elle a baissé la tête ; – elle travaille.

ULYSSE.

Dieux puissants ! – Si près d’elle ! après un si long temps !

– Pénélope ! – Attendons, mon fils, quelques instants.

Je ne suis plus à moi...l’émotion me gagne.

EURYCLÉE, retournant la tête et apercevant Télémaque.

J’aperçois Télémaque.

LE CHŒUR.

Un vieillard raccompagne.

ULYSSE, à Télémaque.

Soyons prudents !

Ils avancent.

TÉLÉMAQUE, à Pénélope.

Voici l’hôte dont nous parlions,

Ma mère. Quoique pauvre et vêtu de haillons,

Vous devez cependant lui faire bon visage,

Car il paraît instruit et parle en homme sage.

Il a connu mon père en pays étranger,

Dit-il ; et, s’il vous plaît, on peut l’interroger.

– Veuillez donc le traiter honnêtement, ma mère.

Il se place derrière le siège de sa mère.

PÉNÉLOPE.

Vous ne m’apprendrez pas ce qu’il convient de faire,

Mon fils. Aurais-je acquis un renom de vertu,

Si j’accueillais moins bien l’étranger mal vêtu ?

À Ulysse.

Approchez-vous, mon hôte, et seyez-vous vers l’âtre.

Demain vous dînerez à la table du pâtre.

On vous fera coucher, ce soir, dans un endroit

Où vous pourrez dormir sans endurer le froid ;

Et si je m’aperçois que vous parlez sans fraude,

Je vous ferai présent d’une robe ample et chaude.

– Répondez-moi ; d’abord. Comment vous nommez-vous ?

Quel est votre pays ? Qui vous conduit chez nous ?

ULYSSE.

C’est donc vous que je vois, magnanime princesse,

Vous dont chacun s’accorde à vanter la sagesse !

Je vous salue, ô vous dont le nom glorieux

A rempli l’univers et volé jusqu’aux cieux !

PÉNÉLOPE.

Ah ! ne m’appelez plus glorieuse, à cette heure.

S’il est un triste nom pour la veuve qui pleure,

Donnez-le-moi, vieillard ; car ma gloire a péri

Du jour où j’ai perdu mon bien-aimé mari.

– Dites-moi cependant quels lieux vous ont vu naître.

ULYSSE.

Je suis né fils de roi. Vous connaissez peut-être

La Crète, une grande île au milieu de la mer.

Où commandait Minos, issu de Jupiter.

Son fils Deucalion d’un premier hyménée

Eut deux enfants, dont l’un se nomme Idoménée ;

Je suis son autre fils et me nomme Aëthon.

Nous étions tous deux beaux et vaillants, disait-on.

– Or, Ulysse voguait vers Troie ; une tempête

Contraignit ses vaisseaux à relâcher en Crète.

Mouvement d’attention parmi les femmes fidèles.

J’accueillis de mon mieux Ulysse en ma maison ;

Il y resta dix jours, ayant tout à foison ;

Et le onzième jour, la tempête calmée

Lui permit de partir, suivi de son armée.

PÉNÉLOPE.

Quoi ! vraiment ! c’était bien Ulysse, mon époux ?

ULYSSE.

Oui, reine, c’était lui.

PÉNÉLOPE.

Vous l’avez eu chez vous ?

ULYSSE.

Je fus son hôte.

PÉNÉLOPE.

Ô Dieux ! – Approchez ; que je puisse

Serrer aussi la main que serra mon Ulysse.

Elle lui prend la main, en pleurant.

Ô souvenir, mêlé de peine et de douceur !

ULYSSE, à part.

Grands Dieux ! que je voudrais l’attirer sur mon cœur !

À Pénélope, en retirant sa main.

Reine, laissez ma main trop rude pour les vôtres.

PÉNÉLOPE.

Toute rude qu’elle est, je !a préfère à d’autres.

– Parlez d’Ulysse encor.

ULYSSE.

Vos pleurs vont redoubler.

PÉNÉLOPE.

J’aime que ce soit lui qui les fasse couler.

– Vous parlait-il de moi quelquefois ?

ULYSSE.

Oh ! sans cesse.

Il avait pour épouse une belle princesse ;

Il l’aimait tendrement ; parti contre son gré,

Il regrettait beaucoup d’en être séparé.

PÉNÉLOPE.

Puis encor ?

ULYSSE.

Elle était aussi sage que belle ;

Il n’appréhendait pas qu’elle fût infidèle ;

Et ce qui redoublait encore son amour,

Il en avait un fils aussi beau que le jour.

PÉNÉLOPE.

Ah ! cher Ulysse ! – Aux Dieux tu demandais en grâce

Qu’il te naquît un fils héritier de ta race :

Tu l’as vu naître ; hélas ! tu ne devais plus voir

Ce fils tant désiré, ce fils, ton doux espoir.

Elle embrasse Télémaque et se rassied.

– Et puis, que disait-il ?

ULYSSE.

Je n’en ai plus mémoire,

Mais toujours l’entretien était à votre gloire.

PÉNÉLOPE.

Vous ne m’abusez pas par des discours railleurs ?

Pourquoi tromperiez-vous la pauvre veuve en pleurs ?

ULYSSE.

Non, certes.

PÉNÉLOPE.

Je vais voir, maintenant que j’y songe,

Si vous êtes sincère ou faites un mensonge.

Lorsqu’on votre palais Ulysse fut admis,

Quelle robe avait-il ? quels étaient ses amis ?

ULYSSE.

Autant qu’il m’en souvient encore, grande reine,

Il avait un manteau de pourpre, en double laine.

PÉNÉLOPE.

C’est vrai.

ULYSSE.

Qui s’attachait par une agrafe d’or.

PÉNÉLOPE.

C’est moi qui l’ai posée.

ULYSSE.

Et brodé sur le bord.

PÉNÉLOPE.

Comment ?

ULYSSE.

La gueule ardente et les yeux écarlates,

Un chien tenait un faon palpitant sous ses pattes.

PÉNÉLOPE.

Le chien mordait le faon qu’il venait d’attraper.

ULYSSE.

Et le faon agitait les pieds pour s’échapper.

PÉNÉLOPE, à Télémaque.

Oui, c’est vrai, c’est bien vrai.

ULYSSE.

Si j’ai bonne mémoire,

L’un des amis d’Ulysse avait la peau très noire,

Les cheveux très crépus et le dos contrefait.

Il se nommait, je crois, Eurybate.

PÉNÉLOPE.

En effet.

– Je n’ai plus aucun doute après un tel indice.

Oui, vous avez chez vous accueilli mon Ulysse.

– Ah ! cher hôte, j’avais pour vous de la pitié ;

Je vous aime à présent d’une grande amitié.

Elle se lève et va vers Ulysse.

Je voudrais vous servir, si j’en étais maîtresse.

– Étant né fils de roi, d’où vient votre détresse ?

ULYSSE.

Un Dieu m’a poursuivi, je vous dirai pourquoi :

Comme nous naviguions, mes compagnons et moi,

Nous avons abordé l’île de Trinacrie,

Où les bœufs du Soleil paissent dans la prairie.

Là, pressés par la faim, et malgré mon conseil,

Les miens ont immolé l’un des bœufs du Soleil.

De là tous mes malheurs. Depuis lors la tempête

M’a toujours repoussé loin des bords de la Crète.

PÉNÉLOPE, à Télémaque.

C’est comme Ulysse. On dit que Neptune irrité

Loin des bords paternels l’a toujours rejeté.

À Ulysse.

– Noble étranger, malgré votre aspect misérable,

On voit bien quelque chose en vous de vénérable ;

Même, c’est singulier, en regardant de près,

Je trouve un certain air d’Ulysse dans vos traits,

Et lorsque vous parlez, illusion plus grande !

Il semble que ce soit Ulysse que j’entende.

ULYSSE.

C’est que tous vos esprits de lui sont possédés ;

Vous le voyez partout ; partout vous l’entendez.

– J’étais bien plus âgé que le fils de Laërte ;

Que ne suis-je pareil ! je serais plus alerte.

PÉNÉLOPE.

Oui, vous avez raison ; partout je crois le voir.

– Laissons cela ; songeons à vous bien recevoir.

À Euryclée.

Nourrice...

ULYSSE.

Oh ! j’ai besoin de bien peu ; je n’implore

Qu’un abri dans un coin où j’attendrai l’aurore.

PÉNÉLOPE.

Laissez faire, à mon gré. – Savez-vous, ô vieillard,

Ce que me dit Ulysse, au moment du départ ?

ULYSSE.

Non.

PÉNÉLOPE.

Il me dit, ayant mis sa main dans la mienne :

Je ne sais si les Dieux voudront que je revienne ;

Les Troyens sont, dit-on, adroits aux javelots,

Et peu de nos guerriers repasseront les flots.

– Toi, maintiens la maison dans un état prospère ;

Prends soin, plus que jamais, de Laërte, mon père.

ULYSSE.

Et vous avez sans doute agi selon ses vœux ?

PÉNÉLOPE.

Oh ! oui ; j’ai redoublé de soins affectueux.

ULYSSE.

C’est une piété, reine, qui vous honore !

PÉNÉLOPE.

Élève notre fils, ajouta-t-il encore ;

Fais en un vaillant chef...

ULYSSE.

Vous avez réussi.

PÉNÉLOPE.

Et si des voyageurs se présentent ici,

Songe à moi, qui serai loin de tout ce que j’aime,

Et fais-leur bon accueil par égard pour moi-même.

– Vous voyez donc, vieillard, qu’en m’occupant de vous,

Je me montre fidèle au vœu de mon époux.

ULYSSE, à part, levant les mains au ciel.

Ô Jupiter !

PÉNÉLOPE.

D’ailleurs je me fais une fête

De vous rendre les soins qu’il a reçus en Crète.

– Écoutez : mieux encor ! Quand vouliez-vous partir ?

ULYSSE.

Demain, vers l’aube.

PÉNÉLOPE.

Non, je n’y puis consentir.

Restez chez nous, plutôt que d’errer par le monde ;

Vous finirez vos jours dans une paix profonde ;

Rien ne vous manquera, ni pain, ni vêtement,

Et nous pourrons causer d’Ulysse longuement.

J’entendrai votre voix à la sienne pareille.

ULYSSE.

Mais...

PÉNÉLOPE.

Puis mon fils est jeune ; il faut qu’on le conseille ;

Les leçons d’un vieillard auront plus de crédit.

– Restez chez nous !

ULYSSE.

Eh bien !... oui... peut-être...

PÉNÉLOPE.

C’est dit.

À Euryclée.

Nourrice, fais dresser, dans une chambre close,

Un bon lit bien couvert, où mon hôte repose.

Tu reviendras ensuite, et dans l’un des trépieds

Tu feras chauffer l’eau pour lui laver les pieds.

Euryclée sort avec Eurynome et deux autres suivantes.

J’imagine qu’Ulysse erre en des solitudes,

Et qu’il a comme vous les pieds et les mains rudes.

La vieillesse vient vite à qui souffre souvent.

– Mais, non... je ne crois pas qu’Ulysse soit vivant.

Elle va se rasseoir.

ULYSSE.

Ô reine, si les Dieux (le doute est une offense)

Aiment la chaste épouse et prennent sa défense ;

S’ils sont reconnaissants des soins hospitaliers

Que reçoit le vieillard admis à vos foyers ;

S’il est une justice, et si nous devons croire

Que le bon droit vainqueur tourne à leur propre gloire ;

Croyez, reine, croyez que ces Dieux tout-puissants

Ne vous délaissent pas, quoiqu’ils semblent absents.

EURYCLÉE, rentrant brusquement.

Les prétendants !

PÉNÉLOPE.

Ô ciel !

EURYCLÉE.

Ils montent tous ensemble.

On entend leurs clameurs dont le portique tremble.

ULYSSE.

Les prétendants !

EURYCLÉE, écoutant à la porte.

Quel bruit !

TÉLÉMAQUE, à Pénélope.

Nous vous protégerons ;

N’ayez peur. Je suis d’âge à venger vos affronts.

PÉNÉLOPE.

Gardez-vous bien, mon fils, d’exciter leur colère !

Ils sont plus forts que vous. – Partez ! partez !

TÉLÉMAQUE, avec un geste de fierté.

Ma mère...

PÉNÉLOPE.

Hélas ! toujours mes pleurs d’autres pleurs sont suivis.

J’ai perdu mon époux, perdrai-je encor mon fils !

S’il faut qu’ainsi deux fois ma gloire soit éteinte,

Je ne survivrai pas à celle double atteinte.

EURYMAQUE, dans le vestibule.

Arrête, Antinoüs !

EURYNOME, dans le vestibule.

À l’aide !

EURYMAQUE, dans le vestibule.

Arrête-la !

Eurynome et les deux autres suivantes se précipitent, effrayées dans la chambre de Pénélope.

EURYNOME, se jetant dans les bras d’Euryclée.

Défends-moi !

EURYCLÉE.

Qu’est-ce donc ?

EURYNOME.

Les voilà ! les voilà !

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, ANTINOÜS, EURYMAQUE, AMPHINOME et LES AUTRES PRÉTENDANTS

 

Antinoüs, qui poursuivait Eurynome, s’arrête sur le seuil, en apercevant Pénélope.

ANTINOÜS, à un héraut.

Héraut, annonce-nous !

TÉLÉMAQUE.

Hérauts, faites silence !

Ils s’annoncent assez par leur propre insolence,

Et les brutalités de ces hommes grossiers

Ne s’arrêtent pas même à ces chastes foyers.

ANTINOÜS.

Tu parles hardiment pour un enfant imberbe.

TÉLÉMAQUE.

L’enfant, s’il plaît aux Dieux, châtiera le superbe.

Pénélope se lève, effrayée.

ULYSSE, bas à Télémaque.

Va ; sors.

Télémaque se retire après avoir regardé les prétendants en face.

EURYMAQUE, à Antinoüs.

Le lionceau montre déjà la dent ;

N’attendons pas qu’il morde.

ULYSSE, à part.

Oh ! tais-toi, cœur grondant !

Ne rugis pas ; tais-toi, comme chez le Cyclope.

Il se retire dans un coin où il reste inaperçu.

AMPHINOME, s’avançant vers Pénélope.

Salut, fille d’Icare, ô sage Pénélope !

Si tous les princes grecs vous voyaient comme nous,

Mille autres prétendants se presseraient chez vous,

Tellement en beauté vous passez toute femme !

PÉNÉLOPE.

Oui, je fus belle avant qu’on n’allât vers Pergame ;

Mais Ulysse partit, et ma beauté décrut ;

Il faudrait qu’il revînt pour qu’elle reparût.

ANTINOÜS

Ô reine, qui parlez avec tant d’artifice,

Vous savez que jamais vous ne verrez Ulysse ;

Mais c’est votre plaisir, depuis tantôt quatre ans,

D’inventer chaque jour des détours différents.

Vous promettez d’abord, pour éluder ensuite,

Et vous croyez par là tromper notre poursuite.

C’est ainsi que montrant ce voile commencé,

« Attendez, disiez-vous, princes, qu’il soit tissé ;

« J’achève ce linceul pour le vieux roi Laërte,

« Afin que, s’il mourait, sa cendre soit couverte ;

« Car on me blâmerait de laisser sans linceul

« Celui qui fut si riche et qui fut mon aïeul. »

Vous le disiez ; le jour, vous tissiez votre voile,

Et la nuit, aux flambeaux, vous défaisiez la toile,

Et c’est après quatre ans que, de la ruse instruits,

Nous vous avons surprise en ce travail des nuits.

– Or, la toile est lissée, en débit de vous-même,

Et vous cherchez en vain un nouveau stratagème.

Je vous avertis donc, reine, que dès demain

Il faut vous résigner à conclure l’hymen.

Choisissez qui vous plaît ; prenez celui des nôtres

Qui fera des cadeaux plus riches que les autres.

Aussitôt mariée à l’un de nous, celui

Dont vous aurez fait choix vous mènera chez lui ;

Les autres s’en iront ; si bien que Télémaque

Pourra jouir en paix de ses biens dans Ithaque.

Mais si vous prétendez nous amuser encor,

Nous resterons ici, dévorant son trésor ;

Vous acquerrez par là plus qu’une gloire humaine ;

Mais aussi votre fils y perdra son domaine,

Car, j’en fais le serment, nous n’irons pas chez nous

Que vous n’ayez d’abord fait choix d’un autre époux.

PÉNÉLOPE.

Perfide Antinoüs ! ô langue envenimée !

Toi, qui d’un homme sage avais la renommée,

Ah ! qu’on te jugeait mal ! Réponds, cruel : pourquoi

Es-tu si méchamment acharné contre moi ?

Tu parles de mon fils. Crois-tu donc que j’ignore

Ce que tu méditais et médites encore.

Hier même, barbare, embusqué vers le port.

Ne l’attendais-tu pas pour lui donner la mort ?

Ulysse cependant fut l’hôte de ton père ;

De l’hospitalité voilà donc le salaire !

Tu pilles sa maison, déshonores ses lits,

Persécutes sa femme et veux tuer son fils !

AMPHINOME.

Non, reine. On n’en veut pas aux jours de Télémaque ;

Et je le défendrai, moi, si quelqu’un l’attaque ;

Mais pour vous délivrer de tout sujet d’ennui,

Que ne consentez-vous à choisir un appui ?

PÉNÉLOPE, doucement.

Je ne repousse pas un second hyménée,

Amphinome. Chacun subit sa destinée.

– J’envie une autre veuve : heureuse en ses douleurs,

On lui laisse du moins la liberté des pleurs ;

Après avoir perdu l’époux qui fit sa gloire,

Elle peut d’un long deuil honorer sa mémoire ;

Nul regard n’épiera ses souvenirs secrets ;

Elle pourra dormir seule avec ses regrets.

Moi, traînée aux autels, comme on l’est au supplice,

Je dois voir un autre homme en la couche d’Ulysse ;

– Et pour accroître encor ma tristesse, je vois

Que l’on met en oubli toutes les vieilles lois.

Quand on veut épouser une femme, l’usage

N’est pas de l’aborder avec un dur visage ;

On craint de lui tenir de trop rudes propos ;

On ne consomme pas ses vins et ses troupeaux ;

Mais, chacun d’un présent appuyant sa demande,

C’est à qui peut lui faire une plus riche offrande.

ANTINOÜS.

Pénélope, c’est bien. Nous enverrons chez vous

Toute sorte d’habits, d’urnes et de bijoux ;

Et vous verrez alors, sage fille d’Icare,

Qui de nous vous fera le cadeau le plus rare.

Mais je le dis encor, – c’est un point résolu : –

Il faudra que demain cet hymen soit conclu.

Les prétendants sortent, après avoir salué Pénélope.

 

 

Scène VI

 

PÉNÉLOPE, ULYSSE, EURYCLÉE, MÉLANTHO, SUIVANTES

 

PÉNÉLOPE, au chœur.

Gémissez avec moi ! pleurez sur ma détresse !

LE CHŒUR[21].

Je gémis avec vous, ô ma chère maîtresse !

PÉNÉLOPE.

Si je tarde, bientôt mon fils n’aura plus rien.

LE CHŒUR.

Ils ont déjà mangé la moitié de son bien.

PÉNÉLOPE.

Ils le tueront peut-être.

LE CHŒUR.

Oui : c’est ce dont j’ai crainte.

PÉNÉLOPE.

Que dois-je faire ?

LE CHŒUR.

Il faut céder à la contrainte.

Vous sauverez les jours de votre fils chéri.

PÉNÉLOPE.

Je ne puis me résoudre à trahir mon mari.

LE CHŒUR.

Il n’est plus. Vous pouvez, sans encourir le blâme,

Vous soumettre au Destin, plus puissant qu’une femme.

MÉLANTHO, dans le groupe des femmes infidèles.

Pénélope, pourquoi pleurez-vous sans raison ?

Votre époux sera jeune et de bonne maison ;

Et vous, vous n’aurez pas été la seule veuve

Qui de l’hymen ait fait une seconde épreuve.

On parle, en soupirant, de son deuil immortel ;

On se laisse traîner en victime à l’autel ;

Puis le deuil s’adoucit ; l’époux moins haïssable

Finit par consoler la veuve inconsolable.

Rires parmi les femmes infidèles.

PÉNÉLOPE.

Méchante !

À Euryclée.

Il ne faut pas que nos propres soucis

Nous fassent oublier l’hôte au foyer assis.

– Va lui laver les pieds, nourrice.

Euryclée ôte le trépied du feu et verse l’eau chaude dans un bassin, en y mêlant de l’eau froide ; puis elle va vers Ulysse et s’apprête à lui laver les pieds.

EURYCLÉE, à Ulysse.

C’est la reine

Qui l’ordonne, vieillard ; et j’obéis sans peine.

Je me rappelle Ulysse, en vous considérant.

ULYSSE.

Oui, je lui ressemblais ; mais il était plus grand.

Euryclée lave les pieds d’Ulysse.

PÉNÉLOPE.

Malheur à moi !

LE CHŒUR[22].

Malheur ! malheur !

PÉNÉLOPE.

Pleurez sans cesse !

Pleurez et gémissez !

LE CHŒUR.

Nous gémissons, princesse.

PÉNÉLOPE.

Lamentez-vous !

LE CHŒUR.

Hélas ! ô destin rigoureux !

PÉNÉLOPE.

Redoublez vos sanglots et vos cris douloureux !

LE CHŒUR[23].

Je vous plains, je vous plains, ô veuve désolée !
Vous aviez un mari, vaillant dans la mêlée.
Sage dans le conseil.
Celui qui doit entrer dans ta couche déserte
Ne t’égalera pas, noble fils de Laërte,
Ulysse, aux Dieux pareil !

PÉNÉLOPE.

Ô songe évanoui ! lamentable réveil !

Euryclée, qui lavait les pieds d’Ulysse, laisse aller la jambe qu’elle tenait, et le pied d’Ulysse retombe dans le bassin, qui est renversé.

EURYCLÉE, à Ulysse.

Ah ! je vous reconnais à cette cicatrice !

Ô ciel !... ah ! mon cher fils !... ah ! vous êtes Ulysse !

ULYSSE, lui fermant la bouche de la main droite, et de la main gauche l’attirant à lui.

Chut !... Ne me perds pas, toi, qui m’as donné ton lait !

Ne dis rien ; – laisse agir les Dieux comme il leur plaît.

Euryclée lui baise les mains, puis, sans rien dire, lui essuie les pieds et les parfume avec des essences.

LE CHŒUR, à Pénélope[24].

Vous quitterez Ithaque et ses fertiles plaines,
Et cette chambre antique où vous filiez vos laines,
Pour un foyer lointain.
Votre nouvel époux sera méchant peut-être ;
Il va vous maltraiter, et vous parler en maître,
D’un ton dur et hautain.

PÉNÉLOPE.

Plutôt, plutôt la mort que cet affreux destin !

ULYSSE, s’approchant de Pénélope.

Toute femme regrette, en sa douleur amère,

L’époux qui la prit vierge et qui la rendit mère ;

Reine, j’aurais donc tort de blâmer vos regrets.

Pourtant cessez vos pleurs qui flétrissent vos traits.

D’un assez long chagrin vous avez fait la preuve ;

Vous pouvez aujourd’hui quitter l’habit de veuve.

Mariez-vous ; prenez un époux jeune et beau.

Ulysse est mort. – On dit qu’on a vu son tombeau.

PÉNÉLOPE.

N’importe ! s’il est mort, je me garde à sa cendre.

ULYSSE.

Tout à l’heure pourtant vous sembliez vous rendre.

PÉNÉLOPE.

C’était pour les tromper et pour gagner du temps ;

Car j’évite avec soin des refus irritants.

Sans défense, et n’ayant d’autre arme que la ruse,

Je feins de consentir, puis j’invente une excuse.

– Mais je suis résolue à ne jamais céder.

ULYSSE.

Noble femme ! vraiment, j’aime à vous regarder.

C’est beau de vous voir, faible, à vous même réduite,

De cent chefs réunis éludant la poursuite,

Apaisant leur colère, amusant leur ardeur,

Victorieuse enfin par la seule pudeur !

PÉNÉLOPE.

Hélas ! je suis au bout de tous mes stratagèmes.

ULYSSE.

J’en trouve un que les Dieux me suggèrent eux-mêmes.

– Ulysse, – ce propos me revient aujourd’hui, –

M’a parlé d’un grand arc qu’il a laissé chez lui,

Lequel était si raide et difficile à tendre,

Que nul autre que lui ne pouvait y prétendre.

PÉNÉLOPE.

Je sais.

ULYSSE.

Il alignait souvent sur le terrain

Douze anneaux suspendus à des piliers d’airain ;

Puis sa flèche lancée, adresse peu commune !

Passait dans chaque bague et n’en touchait aucune.

PÉNÉLOPE.

C’est vrai.

ULYSSE.

Présentez-vous aux prétendants demain,

Grande reine, tenant l’arc d’Ulysse à la main,

Et dites : « Prétendants, je vous ouvre la lice ;

« Disputez-moi. Celui qui tendra l’arc d’Ulysse,

« Et qui fera passer un trait bien décoché,

« À travers douze anneaux, sans qu’aucun soit touché,

« Celui-là deviendra mon mari ; pour le suivre

« Je quitterai ce toit où j’aurais voulu vivre.

« Mais je ne puis sans honte, après Ulysse mort,

« Choisir un autre époux moins adroit et moins fort.

PÉNÉLOPE.

Et si l’un des rivaux sort vainqueur de l’épreuve !

ULYSSE.

Ulysse auparavant reviendrait vers sa veuve.

Personne, m’a-t-il dit, ne peut faire plier

La corne de son arc à lui seul familier.

PÉNÉLOPE.

Merci ! la ruse est bonne et vient d’un esprit sage.

ULYSSE.

Surtout, ne manquez pas demain d’en faire usage.

PÉNÉLOPE.

Je n’y manquerai pas, mon cher hôte.

ULYSSE.

C’est bien.

Dormez en paix.

PÉNÉLOPE.

J’ai fort goûté cet entretien ;

Si vous le prolongiez sur la même matière,

Je vous écouterais pendant la nuit entière.

Mais demain, n’est-ce pas, vous reviendrez causer ?

– C’est l’heure de dormir ; allez vous reposer.

Moi, je vais retrouver, de mes chagrins suivie,

Mon lit baigné de pleurs, où la paix m’est ravie.

ULYSSE.

Puisse un songe riant charmer votre sommeil !

Pénélope sort. Ulysse la regardant sortir.

Dors, chaste épouse, dors ! jusqu’au joyeux réveil.

 

 

Scène VII

 

TÉLÉMAQUE, ULYSSE, EURYCLÉE, ERUYNOME, MÉLANTHO, SUIVANTES FIDÈLES et INFIDÈLES

 

TÉLÉMAQUE, à Ulysse.

Avant de me coucher, j’ai voulu voir, mon hôte,

Comment l’on l’a reçu ; si rien ne te fait faute.

Es-tu satisfait ?

ULYSSE.

Oui, prince ; un bon lit m’attend.

TÉLÉMAQUE.

Approche ici ; je veux te parler un instant.

Ulysse et Télémaque se retirent un peu à l’écart.

Avez-vous quelque chose à m’ordonner, mon père ?

ULYSSE.

Demain nous combattrons et vaincrons, je l’espère.

– Dans la salle aux festins sont des armes ; prends-les ;

Va les cacher, là-haut, sous le toit du palais ;

Et si les prétendants, ne voyant plus les glaives,

Viennent à demander pourquoi tu les enlèves,

Réponds-leur doucement : C’est pour les repolir,

Car l’épaisse fumée est prompte à les salir ;

Ou bien : Comme l’ivresse engendre des disputes,

J’avais peur que le fer n’ensanglantât vos luttes.

– Pour toi seul, cependant, laisse sur un pilier

Une épée, une pique, avec un bouclier.

TÉLÉMAQUE.

Oui, mon père.

ULYSSE, levant un doigt en l’air.

Aussitôt que tu verras ce geste,

Mets l’épée à la main. Pallas fera le reste.

TÉLÉMAQUE.

Ah ! je brûle déjà de signaler mes coups,

Et de vous faire voir un fils cligne de vous.

Oh ! quel honneur pour moi, mon père ! Quelle gloire

D’emporter sous vos yeux ma première victoire !

On ne me dira plus que je suis un enfant ;

Je suis le compagnon d’un héros triomphant ;

Je combats près d’Ulysse ; il m’appelle à son aide,

Lui qui connut Achille, Ajax et Diomède !

Je vais laver enfin nos affronts dans le sang !

Oh ! quel beau jour, mon père ! Oh ! que n’est-ce à présent !

ULYSSE, regardant son fils avec satisfaction.

Bien ! – Mais parle plus bas. – À demain.

TÉLÉMAQUE, se rapprochant du chœur, à voix haute.

Je confesse,

Vieillard, que tu m’as su répondre avec sagesse.

Je concevais sur toi quelques fâcheux soupçons ;

Mais tu les as détruits par de bonnes raisons.

À Euryclée.

Conduis-le vers son lit pour qu’il fasse un bon somme.

Il sort.

EURYCLÉE, accompagnant Ulysse et lui parlant à voix basse.

Ô mon maître ! mon maître !

Ulysse lui jette un coup d’œil qui la fait taire ; puis elle reprend à haute voix.

Allons, venez, bonhomme !

Elle sort avec Ulysse.

 

 

Scène VIII

 

MÉLANTHO, CHŒUR DES SUIVANTES INFIDÈLES, CHŒUR DES SUIVANTES FIDÈLES

 

MÉLANTHO, aux suivantes infidèles.

Les maîtres sont sortis ; mêlons-nous aux festins ;

Livrons-nous sans contrainte aux amours clandestins.

CHŒUR DES SUIVANTES INFIDÈLES[25].

Souveraine de la terre,
Ô Vénus Cypris,
Pour qui naissent à Cythère
Les myrtes fleuris !
Tout reconnaît ton empire ;
Tu vis dans l’air qu’on respire ;
Partout éclot un sourire,
Dès que tu souris.

Tu plais. Déesse puissante,
Aux jeunes garçons,
Et la vierge rougissante
Aime tes leçons.
C’est le vieillard qui te blâme ;
Il te regrette en son âme,
Et s’irrite de ta flamme
Qui craint ses glaçons.

Quand Vulcain prit dans sa toile
Le couple amoureux,
Les Dieux, te voyant sans voile,
Se disaient entr’eux :
Ô Vulcain, fais-moi la grâce
De m’enchaîner à la place
Du coupable qu’elle embrasse ;
Mars est bien heureux.

Le plaisir n’est pas blâmable ;
Suivons nos penchants ;
Daigne toujours, reine aimable,
Inspirer nos chants.
Que ne puis-je, ô Cythérée,
Te suivre dans la contrée
Où tu règnes, entourée
Des Amours méchants !

Elles sortent.

 

 

Scène IX

 

LES SUIVANTES FIDÈLES

 

CHŒUR.

Quelle impudeur dans le libertinage !

Mes sœurs, voyez où le vice conduit !

Aux bonnes mœurs instruite eu mon jeune âge,

Je vais dormir, seule, dans mon réduit,

Pour consacrer aux travaux du ménage

Le jour actif après la chaste nuit.

Ah ! triste sort d’une maison sans maître !

Tout dépérit, quand le chef est absent.

La veuve est faible ; on l’ose méconnaître,

Car on craint peu son courroux impuissant ;

Et c’est ainsi que l’on voit disparaître

L’ancien éclat du palais florissant.

 

 

ACTE III

 

La salle du festin, dans le palais d’Ulysse. Les Prétendants sont à table. Les femmes infidèles leur versent à boire ; quelques-unes se tiennent à côté des prétendants et boivent avec eux. On est au milieu du jour.

 

 

Scène première

 

TÉLÉMAQUE, ANTINOÜS, AMPHINOME, EURYMAQUE, CTÉSIPPE, AMPHIMÉDON et LES AUTRES PRÉTENDANTS, LE DEVIN THÉOCLYMÈNE, à table, PHÉMIUS, chantre, EUMÉE, MÉLANTHIUS, SERVITEURS DES PRÉTENDANTS, CHŒUR DES SERVITEURS DES PRÉTENDANTS, CHŒUR DES SUIVANTES INFIDÈLES, CHŒUR DES PORCHERS

 

LE CHANTRE PHÉMIUS[26].

Voici comment agit le brave :
Il extermine ses rivaux,
Et le lit d’une belle esclave
Lui fait oublier ses travaux.
Il va vers un lointain rivage,
Il y promène le ravage,
Et ramasse un riche butin ;
Puis il revient avec sa troupe,
Et l’emplissant sa large coupe
Il préside aux joyeux festins.

LE CHŒUR DES SERVITEURS[27].

Que le vin coule en abondance,
Car c’est la fête d’Apollon,
Le Dieu des chants et de la danse.
Dont l’archet règle la cadence
Dans les chœurs du sacré vallon.

CHŒUR DES PORCHERS, dans un coin de la salle, à la droite du spectateur[28].

Apollon Pythien du dragon redoutable
A délivré le genre humain ;
Il a dans son carquois un trait inévitable
Qui du méchant sait le chemin.

CHŒUR DES SERVITEURS[29].

Viens écouter, ô Dieu de Sminthe,
Nos instruments mélodieux ;
Descends des hauteurs du mont Cynthe,
La lyre en main, la tête ceinte
Des lauriers réservés aux Dieux.

Orphée admiré chez les Thraces,
Le cède à nos chanteurs savants ;
Viens : que les Muses et les Grâces,
Que les Heures suivent tes traces,
Aussi légères que les Vents.

CHŒUR DES PORCHERS.

Parais, archer divin ; qu’un sifflement sinistre
Annonce ta flèche aux pervers ;
Amène Némésis, et son pâle ministre,
La Mort, gardienne des enfers.

CHŒUR DES SERVANTES, tenant des tambours en main.

Promenons encore,
Promenons nos doigts
Sur la peau sonore
Du tambour Crétois.
Célébrez l’orgie.
Flûtes de Phrygie,
Roseaux à sept voix.

Il faut, pour bien vivre.
Consacrer le jour
Au Dieu qui s’enivre,
La nuit à l’Amour.
Comme la Bacchante,
Je danse et je chante,
Au bruit du tambour.

La jeune cavale,
Errant à son gré,
Du Zéphyr rivale,
Bondit dans le pré ;
Ainsi court et vole
La Bacchante folle
Sur le mont sacré.

Danses.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, ULYSSE, entre en vieux mendiant, il s’arrête sur le seuil

 

MÉLANTHIUS, allant vers Ulysse.

Que veut ce vagabond, chargé de sa besace ?

Il va tout dévorer, tant il a l’air vorace.

– Va-t’en !

ULYSSE.

Ne m’ôtez pas le pain dont j’ai besoin.

EUMÉE, aux serviteurs.

Ménagez ce vieillard.

MÉLANTHIUS, à Ulysse.

Va mendier plus loin !

LE CHŒUR DES SERVITEURS, repoussant Ulysse qui résiste[30].

Va-t’en ! Oses-tu bien, vieux rustre,
Couvert de tes méchants lambeaux,
Te mêler, comme un hôte illustre,
À des seigneurs jeunes et beaux !

TÉLÉMAQUE.

Holà ! quel est ce bruit ?

MÉLANTHIUS.

C’est un pauvre qu’on chasse,

Maître, et qui ne veut pas s’en aller, quoi qu’on fasse.

TÉLÉMAQUE.

Pourquoi donc le chasser ! – Laissez ; n’y touchez plus.

Malheur à la maison d’où le pauvre est exclus.

Appelant Eumée qui est à la tête des porchers.

Eumée, écoute ici.

Eumée s’approche de Télémaque.

Prends ce pain, et le porte

À ce pauvre vieillard qui se tient vers la porte.

Montrant les prétendants.

Dis-lui qu’il peut venir mendier devant eux,

Sans honte ; il ne faut pas qu’un pauvre soit honteux.

EUMÉE, prenant le pain et le portant à Ulysse.

Je vais te rassurer et te combler de joie,

Vieillard : voici du pain que le maître t’envoie.

Il te permet d’aller mendier devant eux,

Disant qu’il ne faut pas qu’un pauvre soit honteux.

ULYSSE, mettant le pain dans sa besace.

C’est un digne jeune homme, Eumée, et je souhaite

Qu’il puisse réussir en tout ce qu’il projette.

Il va vers la table, et s’adressant à Ctésippe, un des prétendants.

Mon ami, vous avez l’œil vif, le teint fleuri ;

On reconnait en vous un homme bien nourri ;

Moi, je jeune souvent. – Donnez-moi quelque reste.

CTÉSIPPE.

Arrière, vagabond !

ANTINOÜS.

D’où nous vient cette peste ?

ULYSSE.

Un morceau de ce pain que vous ne mangez pas,

Serait pour l’indigent un excellent repas ;

Songez que l’abondance, auprès de la disette,

Envers ceux qui n’ont rien, seigneur, est une dette.

CTÉSIPPE.

Paix !

ULYSSE.

Si vous n’êtes pas à l’abri du remords.

Une bonne action efface bien des torts.

CTÉSIPPE.

Va-t’en. Tu n’auras rien.

ULYSSE, à Amphinome.

Et vous, mon beau jeune homme,

Ne donnerez-vous pas, magnanime Amphinome ?

Je suis sûr qu’au moment de choisir un époux,

Toute fille voudrait un mari tel que vous.

Donnez, et puissiez-vous avoir en récompense

Une femme prudente et craignant la dépense !

AMPHINOME, tendant sa coupe à Ulysse.

Prends ma coupe, vieillard ; bois ce vin généreux,

Et qu’un jour les destins te soient moins rigoureux !

ULYSSE, lui rendant la coupe, après avoir bu.

Noble Amphinome, fils d’un père respectable,

Vous êtes un seigneur pieux et charitable ;

Écoutez en retour l’avis d’un vagabond :

– Qu’importe qui je suis, si mon conseil est bon ! –

Je vois qu’on fait ici des choses que je blâme ;

On pille un homme absent, et l’on poursuit sa femme.

Est-ce juste ? Non certes ; et je crois que les Dieux

Ne toléreront plus ce pillage odieux.

Retirez-vous ; partez ; gagnez votre demeure

À l’instant ; n’attendez pas un jour, pas une heure ;

Partez vite ; la Mort ignore les délais ;

Elle accourt, et déjà plane sur ce palais.

AMPHINOME, effrayé, se lève, puis se rasseyant.

Bah ! j’y réfléchirai demain.

ULYSSE.

Trop tard peut-être.

Reprenant un ton humble, et s’adressant à Antinoüs.

Donnez, Antinoüs ; donnez, mon jeune maître ;

Vous devez donner plus qu’aucun de vos amis ;

Car, à ne pas mentir, vous êtes le mieux mis ;

Vous avez l’air d’un roi qui siège sur son trône.

– J’étais riche autrefois, et je faisais l’aumône ;

Mais mon vaisseau...

ANTINOÜS.

Paix donc ! éternel discoureur !

Va servir, fainéant, chez quelque laboureur.

Tu trouves plus aisé de vivre dans la rue,

Que de gagner ton pain en poussant la charrue.

ULYSSE.

Oh ! si nous labourions, tous deux, au même endroit,

Nous verrions qui ferait le sillon le plus droit.

Non, allez ; je ne suis ni fainéant, ni lâche ;

Mais vous ne vous plaisez qu’à dire ce qui fâche.

Moi, je suis un vieillard ; – le lâche, c’est celui

Qui, jeune et vigoureux, vit aux dépens d’autrui.

ANTINOÜS, lui jetant un marchepied.

Ah ! tu m’insultes ! – Tiens !

TÉLÉMAQUE, se levant et tirant à moitié son épée.

Par tous les Dieux ! je jure...

Ulysse arrête le bras de Télémaque, qui remet son épée dans le fourreau. À Antinoüs, en se rasseyant.

Heureusement pour toi mon hôte est sans blessure ;

Si tu l’avais atteint, il t’en eût coûté cher.

ULYSSE, revenant vers le seuil, puis se tournant vers Antinoüs.

Ami des mendiants, venge-moi, Jupiter !

LE CHŒUR DES PORCHERS[31].

Le pauvre est entendu par les Dieux qu’il atteste,

Et celui qu’il maudit doit craindre un sort funeste.

EUMÉE.

Frapper un indigent !... Ils ne respectent rien.

LE CHŒUR.

Est-ce qu’on doit traiter un homme comme un chien !

EUMÉE.

Les temps sont bien changés. Sous le fils de Laërte,

À tous les malheureux la porte était ouverte.

AMPHINOME, à Antinoüs.

Tu n’as pas bien agi de frapper ce vieillard.

Et si c’était un Dieu déguisé, par hasard ?

ANTINOÜS, riant.

Ah ! ah ! le plaisant Dieu !

Tous les prétendants rient aux éclats.

LE DEVIN THÉOCLYMÈNE, se levant.

Vos rires sont funèbres !

Qu’avez-vous ? Je vous vois entourés de ténèbres ;

Je vois couler vos pleurs ; j’entends pousser des cris ;

Le sang couvre les murs et tombe des lambris ;

Le portique et la cour sont pleins de pâles ombres

Dont le troupeau descend dans les royaumes sombres ;

Nous sommes envahis par la nuit des enfers ;

Tout est noir ; le soleil s’est éteint dans les airs.

LES PRÉTENDANTS, riant.

Ah ! ah ! ah !

ANTINOÜS.

Sot devin ! il faut que tu sois ivre !

Aux serviteurs.

Qu’on emmène cet homme et qu’on nous en délivre.

– Qu’il aille regarder le soleil dans la cour,

Et ne nous dise plus qu’il fait nuit en plein jour.

THÉOCLYMÈNE, s’en allant.

Je saurai bien sortir, moi-même, et sans escorte ;

J’ai des yeux et des pieds pour aller vers la porte.

Je sors avec plaisir, car je suis clairvoyant

Plus que vous, et je vois un orage effrayant.

– Tremblez, usurpateurs ! – La mort nous enveloppe.

Moment de silence. Il sort. Avant que de sortir, ses yeux rencontrent ceux d’Ulysse. Il s’arrête un moment, fait un geste d’effroi, et disparaît.

ANTINOÜS.

Maudit soit l’insensé !

AMPHINOME.

Chut ! voici Pénélope.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, PENÉLOPE, tenant l’arc d’Ulysse, et suivie de ses femmes qui portent le carquois et les anneaux.

 

ANTINOÜS.

Pourquoi tient-elle un arc à la main ?

AMPHINOME.

Écoutons.

PÉNÉLOPE.

Vous qui siégez, mangeant nos bœufs et nos moutons,

Buvant le vin d’Ulysse et poursuivant sa veuve,

Prétendants, je vous viens proposer une épreuve,

Je me suis décidée à choisir un époux,

Pour que mon fils enfin soit délivré de vous ;

Mais lequel choisirai-je, et comment, à quel signe,

Saurai-je distinguer lequel est le plus digne ?

Si je m’en rapportais à mes yeux, j’aurais peur

De juger faussement, car l’aspect est trompeur.

Que faire donc ? – Eh bien ! je vous ouvre la lice ;

Disputez-moi : celui qui tendra l’arc d’Ulysse,

Et qui fera passer un trait bien décoché,

Par douze anneaux d’airain, sans qu’aucun soit touché,

Celui-là deviendra mon mari ; pour le suivre

Je quitterai ce toit où j’aurais voulu vivre,

Ce toit qu’en mon exil je pleurerai souvent,

Et que je n’oublierai jamais, même en rêvant.

Elle regarde Ulysse, qui l’encourage d’un signe,

– Il faut pour tendre l’arc, il faut pour viser juste,

Être adroit comme Ulysse, et comme lui robuste ;

Mais je ne puis sans honte, après Ulysse mort,

Choisir un autre époux moins adroit et moins fort.

AMPHINOME.

Reine, nous acceptons l’épreuve proposée ;

Car le prix sera beau, si l’œuvre est malaisée.

Les prétendants se lèvent et se consultent.

TELÉMAQUE, venant vers Pénélope.

Ma mère, vous pouvez rester à mon foyer ;

Je suis loin de m’en plaindre et de vous renvoyer.

Tous les honnêtes gens m’appelleraient impie,

Si je renvoyais celle à qui je dois la vie.

Vous pouvez donc rester ici comme chez vous.

S’il vous plaît cependant de suivre un autre époux,

Jo ne puis m’opposer, ma mère, à votre idée,

Car la saine raison vous a toujours guidée.

— Allez donc, prétendants, montrez votre vigueur.

Le prix est de nature à vous donner du cœur ;

Dans Pylos, dans Argos, ni dans toute la Grèce,

Vous ne trouveriez pas une telle princesse.

PÉNÉLOPE, à Eumée, en lui montrant les prétendants.

Prends donc cet arc, Eumée, et le porte à ceux-ci,

– Puis va pendre aux piliers les anneaux que voici.

EUMÉE, prenant l’arc et le considérant avec émotion.

Ah ! je le reconnais ; c’est l’arc de mon cher maître.

Il montre l’arc aux porchers.

CHŒUR DES PORCHERS[32].

Comment ne pas le reconnaître !
Oui, c’est bien l’arc de notre maître,
Hélas ! hélas !
Sur les monts voisins du rivage,
 Il perçait le chevreau sauvage
Qu’un pied léger ne sauvait pas.

En revoyant ces vieilles armes,
Je ne puis retenir mes larmes.
Hélas ! hélas !
Qui l’aurait dit que l’arc d’Ulysse
D’un tel hymen serait complice !
Ô prétendants ! n’y touchez pas.

ANTINOÜS, quittant la table, et venant sur le devant de la scène avec tous les prétendants.

Silence donc ! cessez de gémir devant elle,

Porchers ! à cet hymen elle est assez rebelle.

– Donnez-moi l’arc ; placez les anneaux dans la cour.

Il prend l’arc ; Eumée et les porchers vont aligner les anneaux dans la cour. Aux prétendants.

Mes amis, essayons nos forces tour à tour.

J’ai vu dans mon enfance Ulysse, et je déclare

Qu’il faut que son pareil soit d’une force rare.

– Au premier à ma gauche ! – Eurymaque, c’est toi.

EURYMAQUE, prenant l’arc.

Dieu des archers, Phœbus Apollon, aide-moi !

Il essaie de tendre l’arc.

LE CHŒUR[33].

L’effort qu’il fait enfle sa veine,
Et tend les muscles de son bras,
Il est rouge ; il est hors d’haleine ;
Il s’irrite ; colère vaine !
L’arc rebelle n’obéit pas.

EURYMAQUE.

J’y renonce ; j’en ai le désespoir dans l’âme.

Il est dur de céder une pareille femme.

Mais essayez aussi, vous verrez.

ANTINOÜS.

Tes aïeux

Ne t’ont pas engendré pour ces sortes de jeux ;

De manier un arc, ce n’est pas ton affaire ;

Mais regarde-moi bien, et vois comme il faut faire.

Il essaie de tendre l’arc, et ne pouvant y réussir, il le jette par terre avec dépit.

Maudit arc ! c’est du fer.

Il se forme un groupe dans lequel on essaie de tendre l’arc.

AMPHINOME, sortant du groupe.

Ma foi ! je n’y puis rien.

ANTINOÜS.

Qu’était-ce donc qu’Ulysse, et quel bras que le sien !

CTÉSIPPE, allant se remettre à table, avec la plupart des prétendants.

Buvons !

ANTINOÜS.

La terre grecque en femmes est féconde,

Et qui perd une épouse en trouve une seconde.

Mais ce qui m’humilie et me met en courroux,

C’est qu’on dira qu’Ulysse était plus fort que nous.

EURYMAQUE.

Il n’était pas plus fort ; non. Un Dieu nous empêche

De tendre aujourd’hui l’arc et de lancer la flèche.

C’est aujourd’hui qu’on fête Apollon, mes amis,

Et c’est pourquoi ce jeu ne nous est pas permis.

Demain, au dieu de l’arc offrons un sacrifice,

Et, protégés par lui, nous tendrons l’arc d’Ulysse.

ULYSSE, s’approchant.

C’est parler sagement. Laissez faire les Dieux ;

Celui qu’ils appuieront sera victorieux.

– Cependant prêtez-moi cet arc, je vous en prie ;

Je veux voir si ma main est encore aguerrie,

Ou si ma vie errante et tant de maux soufferts

Ont ravi la souplesse et la force à mes nerfs.

EURYMAQUE.

Garde-toi d’y toucher, ou j’apprête un navire,

Vagabond, et t’envoie au méchant roi d’Épire.

TÉLÉMAQUE.

Cet arc est à moi seul ; si j’en veux disposer,

Quel est le prétendant qui s’y peut opposer ?

– Vous cependant, ma mère, allez avec vos filles,

Et leur distribuez la laine et les aiguilles ;

Et surtout ayez soin qu’elles ne sortent pas ;

Car leur place est chez vous et non dans les repas.

PÉNÉLOPE.

C’est vrai, mon fils. Un Dieu vous dicte ce langage

Empreint d’une sagesse au-dessus de votre âge.

– Je me retire donc.

Aux servantes.

Venez, femmes.

Elle sort, accompagnée de toutes les femmes.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, moins PÉNÉLOPE et LES FEMMES

 

TÉLÉMAQUE, à Eumée.

Porcher,

Donne l’arc au vieillard.

Eumée prend l’arc et le donne à Ulysse qui l’examine. Tous les prétendants se remettent à table.

ANTINOÜS.

Voyez le bel archer !

EURYMAQUE.

Comme il retourne l’arc, et comme il l’examine !

CTÉSIPPE.

Il ne le tendra pas.

ANTINOÜS.

Que le ciel l’extermine !

Il l’a tendu.

Les prétendants se lèvent.

CHŒUR DES PORCHERS.[34]

Miracle ! amis ! l’arc est tendu.

DEMI-CHŒUR[35].

Le tonnerre a grondé ; l’avez-vous entendu ?

DEMI-CHŒUR[36].

La corde s’est roidie avec un son bizarre.

DEMI-CHŒUR.

Oui, c’était comme un cri plaintif.

LE CHŒUR.

Il se prépare

Quelque chose d’étrange et de mystérieux.

Ulysse prend une flèche dans le carquois, la pose sur l’arc et tire. Tous se penchent pour regarder.

ANTINOÜS.

Quelle honte pour nous ! il est victorieux.

Moment de stupeur. Antinoüs va voir, dans la cour, si la flèche a réellement passé par les anneaux.

CHŒUR DES PORCHERS[37].

Victoire au mendiant ! victoire !
Le mendiant est le plus fort.
À lui la gloire
D’avoir tendu l’arc sans effort !

Sa flèche a sifflé dans l’espace ;
Le mendiant est bon archer.
Sa flèche siffle, vole et passe
Par les anneaux, sans les toucher.

Victoire au mendiant ! victoire !
Le mendiant est le plus fort.
À lui la gloire
D’avoir tendu l’arc sans effort !

ULYSSE.

Vous ne vous plaindrez pas que je vous déshonore,

Télémaque ; votre hôte est vigoureux encore.

Je viens de tendre l’arc, sans m’efforcer beaucoup,

Et ma flèche a touché le but du premier coup.

– Il s’agit maintenant d’un tout autre exercice ;

Voyons si Jupiter veut que j’y réussisse.

Il fait un signe à Télémaque, qui s’arme de l’épée, de la pique et du bouclier suspendus au pilier ; puis il tend l’arc de nouveau, et perce Antinoüs d’une flèche, au moment où celui-ci rentre de la cour dans la salle. Antinoüs vient tomber sur la scène. Tumulte.

EURYMAQUE, à Ulysse.

Malheureux ! qu’as-tu fait ! – Qu’on le saisisse !

Télémaque menace de sa pique ceux qui veulent s’approcher d’Ulysse.

ULYSSE, versant les flèches à ses pieds, et quittant ses haillons.

Ah ! chiens !

Vous ne m’attendiez pas quand vous pilliez mes biens !

Vous me croyiez encor sous les murs de Pergame,

Lorsque, de mon vivant, vous poursuiviez ma femme,

Sans pudeur, sans remords, sans avoir sous les yeux

Le blâme des humains, ni le courroux des Dieux.

Ah ! vous ne saviez pas qu’au jour de la justice,

Terrible, armé du glaive, apparaîtrait Ulysse.

Mouvement de joie parmi les porchers qui brandissent leurs bâtons. Effroi des prétendants.

– Le voilà. Pâlissez ; car la mort est sur vous.

EURYMAQUE.

Si vous êtes Ulysse, Ulysse, entendez-nous.

Vous ne vous plaignez pas sans griefs véritables ;

Oui, l’on a dévasté vos champs et vos étables.

Montrant le corps d’Antinoüs.

Voilà l’auteur du mal ; c’est lui dont les leçons

Nous poussaient aux excès que nous reconnaissons.

Il gît ; il a subi sa peine légitime ;

Mais vous, contentez-vous d’une seule victime.

Et nous vous donnerons, pour ce qu’on vous a pris,

De l’airain et de l’or, et des bœufs d’un grand prix.

Les prétendants, en posture de suppliants, tendent lus mains vers Ulysse.

ULYSSE.

Quand vous me donneriez tous vos biens : et les vôtres,

Et ceux de vos parents, et même beaucoup d’autres,

Je ne cesserai pas de me venger, avant

Que je n’aie immolé le dernier poursuivant.

À Eumée.

Eumée, et vous, porchers, allez fermer la porte,

Hormis les serviteurs, que personne ne sorte.

Les serviteurs se précipitent vers la porte et s’enfuient. Eumée et les porchers gardent la porte, armés de leurs bâtons. Aux poursuivants.

Ne cherchez point à fuir. Vous êtes tous perdus !

Je vous tiens sous ma flèche, ô troupeaux éperdus !

EURYMAQUE, aux poursuivants.

Aux armes ! mes amis ! – Cet homme est implacable.

AMPHINOME, regardant autour de lui.

Où sont les boucliers !

AMPHIMÉDON.

Servons-nous de la table !

Les prétendants renversent la table et s’en servent comme d’un bouclier.

EURYMAQUE.

Tirons notre poignard ! et tous ensemble ! – Sus !

Il se précipite sur Ulysse, le poignard à la main.

ULYSSE, le perçant d’une flèche.

À toi le second coup ! – Va joindre Antinoüs.

Bataille générale. Télémaque tue Amphinome, au moment où celui-ci se jette sur Ulysse. La toile tombe.

 

 

ÉPILOGUE

 

La cour du palais d’Ulysse. La statue de Minerve, au pied d’un olivier, au milieu de la cour. Par une porte qui ouvre sur la salle des festins on aperçoit les cadavres des prétendants, entassés les uns sur les autres. Devant la statue de Minerve, Ulysse est assis sur un trône, sous sa première figure, vêtu d’habits magnifiques, et tenant un sceptre. Télémaque est debout, à côté de lui, appuyé sur son épée De l’autre côté d’Ulysse est Eumée.

 

 

Scène première

 

ULYSSE, TÉLÉMAQUE, EUMÉE et LES PORCHERS, EURYCLÉE, LES SERVANTES FIDÈLES à la droite d’Ulysse, LES SERVANTES INFIDÈLES à sa gauche

 

CHŒUR DES PORCHERS, regardant les cadavres des prétendants[38].

Les voilà, ces hommes superbes,
Les uns sur les autres couchés ;
Ainsi palpitent dans les herbes
Les poissons que l’on a péchés.
– Dites ! où sont les vins suaves,
Les bons mets, les belles esclaves,
Et la danse vive et le chant ?
Que vous en reste-t-il ? – La tombe.
Dieux vengeurs ! Ainsi croule et tombe
La fortune de tout méchant !

ULYSSE.

Ces hommes n’étaient point amis de la justice ;

Et c’est pourquoi les Dieux ont permis leur supplice.

Mais cependant, Porchers, contenez vos transports ;

Car il n’est pas pieux d’insulter à des morts.

Respectons-les ; lavons la poudre qui les souille,

Et dressons un bûcher pour brûler leur dépouille.

EURYCLÉE, à Ulysse.

Sur deux lignes, mon fils, j’ai fait ici ranger

Les femmes du palais, que vous devez juger.

– Les fidèles sont là ; les coupables à gauche.

ULYSSE, aux suivantes infidèles.

Expiez par la mort votre folle débauche,

Infâmes ! – Qu’on les mène à l’angle de la cour,

Porchers, et qu’on les pende au sommet de la tour.

Quelques-uns des porchers emmènent les suivantes infidèles.

CHŒUR DES SUIVANTES INFIDÈLES.

Hélas ! le roi m’a condamnée ;
Je vais mourir, infortunée.
Ô mort, ô supplice cruel !
Ah ! que n’ai-je vécu plus sage,
Je ne mourrais pas avant l’âge.
Hélas ! hélas ! ô ciel ! ô ciel !

CHŒUR DES SUIVANTES FIDÈLES[39].

Leur mort terrible m’épouvante.
C’est le prix de leur trahison.
Quel exemple pour la servante
Qui déshonore la maison !
Le plaisir d’abord nous enivre,
Et ses conseils sont doux à suivre ;
Puis vient la peine au pied boiteux.
Je m’applaudis de ma décence ;
J’aurais, partageant leur licence,
Partagé leur trépas honteux.

ULYSSE, à Euryclée.

Va nourrice, à présent ; fais descendre ma femme.

Euryclée sort. Aux suivantes fidèles.

Purifiez ces lieux par le soufre et la flamme ;

Emportez les débris du festin, et lavez,

Avec l’éponge et l’eau, la table et les pavés.

Les suivantes sortent. Aux porchers.

J’ai puni les méchants ; je saurai reconnaître

La foi des serviteurs fidèles à leur maître.

C’est ainsi que les Dieux, tôt ou tard satisfaits,

Récompensent le bien et vengent les forfaits.

À Eumée.

Souviens-toi du marché que nous fîmes ensemble,

Eumée ; ai-je gagné mon pari ? que t’en semble ?

EUMÉE.

Ô mon cher maître !

ULYSSE, lui tendant la main.

Eumée, au cœur hospitalier,

Va, le vieux mendiant ne veut pas l’oublier.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, EURYCLÉE, PÉNÉLOPE

 

EURYCLÉE, à Pénélope.

Ma fille, le voilà ; c’est Ulysse.

TÉLÉMAQUE.

Ma mère,

Venez vite ; embrassez votre époux et mon père.

Pénélope regarde Ulysse et se tait.

LE CHŒUR[40].

Elle avance, s’arrête, et fait encore un pas ;

Elle le reconnaît et ne reconnaît pas.

TÉLÉMAQUE.

Ô ma mère, pourquoi restez-vous stupéfaite,

Au lieu de l’aborder avec un air de fête ?

Nul autre n’eût reçu, d’un front si réservé,

L’époux longtemps absent qu’elle aurait retrouvé.

– Il faut que votre cœur soit plus dur qu’une roche.

PÉNÉLOPE.

Je me sens tellement émue à son approche,

Mon fils, que je n’ai pas la force de parler.

À peine si de loin j’ose le contempler.

LE CHŒUR.

Ô reine ! c’est Ulysse. Approchez-vous du trône.

EURYCLÉE.

C’était lui, ce vieillard qui demandait l’aumône.

PÉNÉLOPE.

Et comment se fait-il qu’il fût alors si vieux,

Et qu’il soit à présent jeune et semblable aux Dieux ?

TÉLÉMAQUE.

Il était transformé par Minerve elle-même.

LE CHŒUR.

Tout est facile aux Dieux ; leur puissance est suprême.

PÉNÉLOPE.

Si c’est Ulysse, il peut dissiper mes soupçons ;

Qu’il dise un des secrets que nous seuls connaissons.

ULYSSE, souriant.

Le temps triomphera de ce cœur si farouche.

À Euryclée.

Nourrice, je suis las ; fais préparer ma couche.

PÉNÉLOPE, regardant fixement Ulysse.

Prépare ce beau lit, couvert d’un dais royal,

Que l’on a transporté hors du toit nuptial.

ULYSSE.

Ô reine ! vous tenez un propos qui m’afflige,

Qui donc a transporté ce lit ? par quel prodige ?

C’est chose difficile ; en voici la raison :

Un énorme olivier ombrageait, ma maison ;

Je le coupai moi-même, à trois pieds de la terre ;

J’en façonnai le tronc à l’aide de l’équerre ;

J’en fis le pied d’un lit, qu’on n’en peut détacher,

Et construisis autour notre chambre à coucher ;

Si bien qu’il eût fallu, pour transporter ma couche,

Déraciner d’abord et déplacer la souche.

PÉNÉLOPE, courant à Ulysse, et lui jetant les bras autour du cou.

Ah ! c’est lui ! c’est Ulysse, Ulysse que je vois !

C’est toi ; car notre lit n’est connu que de toi.

Te voilà ! – Ce bonheur n’a pas été le nôtre,

De passer nos beaux ans, l’un toujours près de l’autre ;

Mais je te vois enfin, Ulysse ! cher époux !

Nous vieillirons ensemble, et c’est encor bien doux.

ULYSSE, la tenant embrassée.

Soyez bénis, ô Dieux ! qui me rapprochez d’elle,

Et qui me la rendez si sage et si fidèle !

PÉNÉLOPE.

Ne sois pas irrité contre moi ; j’avais peur

De me laisser surprendre aux ruses d’un trompeur.

ULYSSE.

M’irriter, cher épouse ! oh ! non pas ! Tout à l’heure

J’avais peine à cacher ma joie intérieure ;

J’admirais ta prudence, et me taisais exprès

Pour voir par quel moyen tu me reconnaitrais.

– Ah ! le sort m’a payé de ma longue disgrâce !

Pénélope ! – mon fils ! – quoi ! c’est vous que j’embrasse !

DEMI-CHŒUR.

J’admire leur bonheur et je m’en réjouis.

DEMI-CHŒUR[41].

Dieux ! quelle clarté brille à mes yeux éblouis !

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, MINERVE, en déesse, au haut d’un nuage, ceux des porchers qui étaient sortis et toutes les servantes rentrent dans la cour

 

Tous s’agenouillent devant la Déesse

MINERVE, à Ulysse, du haut de son nuage.

Je t’ai rendu ta femme et ton pays d’Ithaque ;

Vis en paix : tu verras les fils de Télémaque.

Je te laisse à toi-même, et m’en vais dans les cieux

Me nourrir d’ambroisie à la table des Dieux.

Elle disparaît.

ULYSSE.

Chaque jour, ô Pallas ! ô patronne d’Ulysse !

Votre autel fumera du sang d’une génisse.

– Allons voir maintenant mon père vénéré,

Et montrons-lui vivant le (ils qu’il a pleuré.

Il sort avec Télémaque et Pénélope, qu’il tient par la main.

CHŒUR GÉNÉRAL[42].

Ne méprisez jamais l’apparence indigente ;
Les dehors sont trompeurs ; La fortune est changeante ;
La justice, elle seule, a de constantes lois.
Nul éclair, ce matin, ne présageait la foudre ;
Ce soir les orgueilleux sont couchés dans la poudre,
Et l’humble mendiant siège au trône des rois.

 

 

VARIANTES

 

Nota. Les convenances musicales ont amené des modifications dans le rythme des paroles et nécessité quelques coupures. On imprime ici les stances telles qu’elles sont chantées au théâtre.

 

PROLOGUE

 

Scène III

 

PREMIER CHŒUR DES NAÏADES

 

DEMI-CHŒUR, à Minerve.

Déesse, qui portes l’Égide,
Toi, qui, de l’Olympe splendide,
Descends vers ma retraite humide,
Sois bienvenue en mon séjour.

DEMI-CHŒUR, à Ulysse.

Salut, ô magnanime Ulysse,
Que défend Minerve propice ;
Toi qui m’offris maint sacrifice.
Je m’applaudis de ton retour.

DEMI-CHŒUR, à Minerve.

Minerve,
Toi, qui, de l’Olympe splendide,
Descends vers ma retraite humide,
Sois bienvenue en mon séjour.

 

Scène IV

 

DEUXIÈME CHŒUR DES NAÏADES

 

LE CHŒUR.

Le soleil monte, et brûle
Le sable au bord des mers ;
L’ardente canicule
Flétrit les gazons verts.
Fuyons, ô ma compagne !
La chaleur qui nous gagne,
Au pied de la montagne,
Ou dans les ruisseaux clairs.

Fuyons vers la montagne
Ou dans les ruisseaux clairs.

 

 

ACTE I

 

Scène III

 

PREMIER CHŒUR DES PORCHERS

 

DEMI-CHŒUR.

Voraces prétendants ! un seul de leurs repas
Dévore des troupeaux et dépeuple une étable.

DEMI-CHŒUR.

Une victime ou deux ne leur suffisent pas ;
Chacun de nous envoie un pourceau pour leur table.

DEMI-CHŒUR.

La reine subit leurs affronts ;
Il faut qu’elle choisisse un mari dans leur bande.

DEMI-CHŒUR.

À contrecœur nous servirons,
Si chez le noble Ulysse un nouveau chef commande.

LE CHŒUR.

Ne le permets pas, Dieu puissant !
Éloigne de moi cette épreuve !
Je ne saurais me faire un cœur obéissant ;
Je hais ces oppresseurs qui poursuivent la veuve,
Et pillent les biens de l’absent.
Mais la justice enfin visite l’homme impie ;
Dans les bras du bonheur, son convive assidu,
En vain il dort, et croit la justice assoupie ;
Elle saisit le coupable éperdu
Au sein des plaisirs qu’il expie.

DEMI-CHŒUR.

Voraces prétendants !

DEMI-CHŒUR.

La reine subit leurs affronts ;
Il faut qu’elle choisisse un mari dans leur bande.

LE CHŒUR.

À contrecœur nous servirons,
Si chez le noble Ulysse un nouveau chef commande.
À contrecœur nous servirons.

 

Scène III

 

DEUXIÈME CHŒUR DES PORCHERS

 

LE CHŒUR.

Ô Dieu des Bacchantes !
Par tes soins heureux
Les vignes grimpantes
Ont couvert les pentes
Des coteaux pierreux.

Ta liqueur conseille
L’espoir enjoué ;
La chanson s’éveille,
À l’oiseau pareille.
Bacchus ! Évohé !

Mon œil prophétique
Voit les temps futurs ;
Un pouvoir magique
M’échauffe, et m’explique
Les destins obscurs.

Ô transports de joie !
Ulysse a paru.
Il vient ; sur sa voie
Partout se déploie
Le peuple accouru.

Partout l’encens fume
Sur l’autel des dieux ;
Le flambeau s’allume ;
La rose parfume
Les seuils radieux.

Il entre ; il tentasse
Ses rivaux vaincus ;
Brillante de grâce,
La reine l’embrasse.
Évohé ! Bacchus !

 

Scène VI

 

TROISIÈME CHŒUR DES PORCHERS

 

LE CHŒUR.

Nous vous suivons, ô noble Télémaque,
Nous vous suivons, le javelot en main ;
Marchons ensemble, et repoussons l’attaque
Des prétendants, embusqués en chemin.
Et toi, Pallas, puissante par la guerre,
Sage Pallas, féconde en bons avis,
Comme autrefois tu veillas sur le père,
Daigne veiller aujourd’hui sur le fils.

 

 

ACTE II

 

Scène première

 

PREMIER CHŒUR DES SUIVANTES INFIDÈLES

 

LE CHŒUR.

Voici l’heure ténébreuse ?
L’heure du loisir ;
Voici la nuit amoureuse
Propice au désir.

Sortons : le festin m’appelle.
Je suis jeune, je suis belle,
À la fatigue rebelle,
Docile au plaisir.

Déjà la corde qui vibre
Attend les danseurs ;
Frappons le sol d’un pied libre ;
Dansons dans les chœurs.
Le portique s’illumine ;
Dans la coupe purpurine
Déjà l’urne qu’on incline
Verse ses liqueurs.
Sortons, sortons, sortons ;
Sortons, sortons, sortons.

 

Scène VI

 

LE CHŒUR DES SUIVANTES FIDÈLES

 

Je vous plains, je vous plains, ô veuve désolée !
Vous aviez un mari, vaillant dans la mêlée,
Sage dans le conseil.
Celui qui doit entrer dans ta couche déserte
Ne t’égalera pas, noble fils de Laërte,
Ulysse, aux Dieux pareil !

Vous quitterez Ithaque et ses fertiles plaines.
Et cette chambre antique où vous filiez vos laines,
Pour un foyer lointain.
Votre nouvel époux sera méchant peut-être ;
Il va vous maltraiter, et vous parler en maître,
D’un ton dur et hautain.

 

Scène IX

 

DEUXIÈME CHŒUR DES SUIVANTES INFIDÈLES

 

LE CHŒUR.

Souveraine de la terre,
Ô Vénus Cypris !
Pour qui naissent à Cythère
Les myrtes fleuris,
Tout reconnaît ton empire ;
Tu vis dans l’air qu’on respire ;
Partout éclot un sourire,
Dès que tu souris.

Le plaisir n’est pas blâmable ;
Suivons nos penchants ;
Daigne toujours, reine aimable,
Inspirer nos chants.
Que ne puis-je, ô Cythérée,
Te suivre dans la contrée
Où tu règnes, entourée
Des Amours méchants !

 

 

ACTE III

 

Scène V

 

CHANT DE PHÉMIU

 

Voici comment agit le brave :
Il extermine ses rivaux,
Et le lit d’une belle esclave
Lui fait oublier ses travaux.
Il va vers un lointain rivage
Il y promène le ravage,
Et ramasse un riche butin ;
Puis il revient avec sa troupe,
Et remplissant sa large coupe,
Il préside an joyeux festin.

LE CHŒUR DES SERVITEURS.

Que le vin coule en abondance ;
Car c’est la fête d’Apollon,
Le Dieu des chants et de la danse,
Dont l’archet règle la cadence
Dans les chœurs du sacré vallon.

LE CHŒUR DES PORCHERS.

Apparais, Apollon ! qu’un sifflement sinistre
Annonce ta flèche aux pervers !
Amène Némésis et son pâle ministre,
La Mort, gardienne des enfers.

LE CHŒUR DES SUIVANTES INFIDÈLES.

Promenons encore,
Promenons nos doigts
Sur la peau sonore
Du tambour Crétois ;
Célébrez l’orgie,
Flûtes de Phrygie,
Roseaux à sept voix.

Il faut, pour bien vivre,
Consacrer le jour
Au Dieu qui s’enivre,
La nuit à l’Amour.
Comme la Bacchante
Je danse et je chante
Au bruit du tambour.

 

ENSEMBLE

 

CHŒUR DES PORCHERS.

Apparais, Apollon ! qu’un sifflement sinistre
Annonce ta flèche aux pervers !
Amène Némésis et son pâle ministre,
La Mort, gardienne des enfers.

CHŒUR DES SERVITEURS.

Que le vin coule en abondance !
Car c’est la fête d’Apollon,
Le dieu des chants et de la danse,
Dont l’archet règle la cadence
Dans les chœurs du sacré vallon.

CHŒUR DES SUIVANTES.

Promenons encore,
Promenons nos doigts
Sur la peau sonore
Du tambour Crétois.
Célébrez l’orgie,
Flûtes de Phrygie,
Roseaux à sept voix.

 

Scène IV

 

DEUXIÈME CHŒUR DES PORCHERS

 

LE CHŒUR.

Comment ne pas le reconnaître !
Oui, c’est bien l’arc de notre maître,
Hélas ! hélas !
Sur les monts voisins du rivage,
Il perçait le chevreau sauvage
Qu’un pied léger ne sauvait pas.

En revoyant ces vieilles armes,
Je ne puis retenir mes larmes,
Hélas ! hélas !
Qui l’aurait dit, que l’arc d’Ulysse
D’un tel hymen serait complice !
Ô prétendants ! n’y touchez pas !

 

Scène IV

 

TROISIÈME CHŒUR DES PORCHERS

 

LE CHŒUR.

L’effort qu’il fait enfle sa veine,
Et tend les muscles de son bras ;
Il est rouge ; il est hors d’haleine ;
Il s’irrite ; colère vaine !
L’arc rebelle n’obéit pas.

 

Scène V

 

QUATRIÈME CHŒUR DES PORCHERS

 

LE CHŒUR.

Victoire au mendiant ! victoire !
Le mendiant est le plus fort.
À lui la gloire
D’avoir tendu l’arc sans effort !

Sa flèche a sifflé dans l’espace ;
Le mendiant est bon archer ;
Sa flèche siffle, vole et passe
Par les anneaux, sans les toucher.

Victoire au mendiant ! victoire !
Le mendiant est le plus fort.
À lui la gloire
D’avoir tendu l’arc sans effort !

 

 

ÉPILOGUE

 

Scène première

 

CHŒUR DES PORCHERS

 

LE CHŒUR.

Les voilà, couchés dans la poudre ;
Leur sang inonde les pavés ;
Ils ont enfin connu la foudre
Des justes Dieux qu’ils ont bravés.
La coupe où de belles esclaves
Versaient pour eux les vins suaves
Sur la table est humide encor ;
Mais leur lèvre est déjà fermée,
Et sur leur face inanimée
S’étend la pâleur de la mort.

 

Scène III

 

CHŒUR GÉNÉRAL

 

LE CHŒUR.

Chantons Ulysse !
Il a fait justice.
Que retentisse
Notre hymne vainqueur !

Sa flèche acérée,
De sang altérée,
Cent fois est entrée
Jusqu’au fond du cœur.

Chantons Ulysse !
Il a fait justice
Que retentisse
Notre hymne vainqueur !


[1] Chanté.

[2] Parlé, et dit par une seule Naïade.

[3] Chanté.

[4] Parlé, et dit par le coryphée.

[5] Parlé. La première et la dernière strophe seulement sont dites par coryphée.

[6] Parlé et dit par le coryphée.

[7] Dit par le coryphée.

[8] Chanté

[9] Dit par le coryphée.

[10] Parlé.

[11] Parlé, et dit par le coryphée.

[12] Dit par le serviteur d’Eumée.

[13] Chanté.

[14] Parlé, et dit par le coryphée.

[15] Chanté.

[16] Chanté.

[17] Parlé, et dit par Mélantho.

[18] Parlé, et dit par Eurynome.

[19] Parlé, et dit par Eurynome.

[20] Dit par Eurynome.

[21] Parlé, et dit par Eurynome.

[22] Dit par Eurynome.

[23] Chanté.

[24] Chanté.

[25] Chanté.

[26] Chanté.

[27] Chanté.

[28] Chanté.

[29] Chanté.

[30] Parlé, et dit par un serviteur.

[31] Parlé, et dit par le coryphée.

[32] Chanté.

[33] Chanté.

[34] Chanté.

[35] Parlé, et dit par Eumée.

[36] Dit par le coryphée des porchers.

[37] Chanté.

[38] Parlé, et dit par le coryphée.

[39] Parlé, et dit par Eurynome.

[40] Parlé, et dit pas le coryphée.

[41] Chanté.

[42] Chanté.

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