Turcaret (Alain-René LESAGE)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 14 février 1709.

 

Personnages

 

MONSIEUR TURCARET, traitant, amoureux de la baronne

MADAME TURCARET, épouse de monsieur Turcaret

MADAME JACOB, revendeuse à la toilette, et sœur de monsieur Turcaret

LA BARONNE, jeune veuve coquette

LE CHEVALIER, petit-maître

LE MARQUIS, petit-maître

MONSIEUR RAFLE, commis de monsieur Turcaret

FLAMAND, valet de monsieur Turcaret

MARINE, suivante de la baronne

LISETTE, suivante de la baronne

JASMIN, petit laquais de la baronne

FRONTIN, valet du chevalier

MONSIEUR FURET, fourbe

 

La scène est à Paris, chez la baronne.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LA BARONNE, MARINE

 

MARINE.

Encore hier deux cents pistoles !

LA BARONNE.

Cesse de me reprocher...

MARINE.

Non, madame, je ne puis me taire ; votre conduite est insupportable.

LA BARONNE.

Marine !...

MARINE.

Vous mettez ma patience à bout.

LA BARONNE.

Hé ! comment veux-tu donc que je fasse ? Suis-je femme à thésauriser ?

MARINE.

Ce serait trop exiger de vous ; et cependant je vous vois dans la nécessité de le faire.

LA BARONNE.

Pourquoi ?

MARINE.

Vous êtes veuve d’un colonel étranger qui a été tué en Flandre, l’année passée. Vous aviez déjà mangé le petit douaire qu’il vous avait laissé en partant, et il ne vous restait plus que vos meubles, que vous auriez été obligée de vendre, si la fortune propice ne vous eût fait faire la précieuse conquête de M. Turcaret le traitant. Cela n’est-il pas vrai, madame ?

LA BARONNE.

Je ne dis pas le contraire.

MARINE.

Or, ce M. Turcaret, qui n’est pas un homme fort aimable, et qu’aussi vous n’aimez guère, quoique vous ayez dessein de l’épouser, comme il vous l’a promis ; M. Turcaret, dis-je, ne se presse pas de vous tenir parole, et vous attendez patiemment qu’il accomplisse sa promesse, parce qu’il vous fait tous les jours quelque présent considérable : je n’ai rien à dire à cela. Mais ce que je ne puis souffrir, c’est que vous soyez coiffée d’un petit chevalier joueur qui va mettre à la réjouissance les dépouilles du traitant. Hé ! que prétendez-vous faire de ce chevalier ?

LA BARONNE.

Le conserver pour ami. N’est-il pas permis d’avoir des amis ?

MARINE.

Sans doute, et de certains amis encore dont on peut faire son pis-aller. Celui-ci, par exemple, vous pourriez fort bien l’épouser, en cas que M. Turcaret vînt à vous manquer ; car il n’est pas de ces chevaliers qui sont consacrés au célibat et obligés de courir au secours de Malte. C’est un chevalier de Paris ; il fait ses caravanes dans les lansquenets.

LA BARONNE.

Ho ! je le crois un fort honnête homme.

MARINE.

J’en juge tout autrement. Avec ses airs passionnés, son ton radouci, sa face minaudière, je le crois un grand comédien ; et ce qui me confirme dans mon opinion, c’est que Frontin, son bon valet Frontin, ne m’en a pas dit le moindre mal.

LA BARONNE.

Le préjugé est admirable ! Et tu conclus de là ?...

MARINE.

Que le maître et le valet sont deux fourbes qui s’entendent pour vous duper ; et vous vous laissez surprendre à leurs artifices, quoiqu’il y ait déjà du temps que vous les connaissiez. Il est vrai que depuis votre veuvage il a été le premier à vous offrir brusquement sa foi ; et cette façon de sincérité l’a tellement établi chez vous qu’il dispose de votre bourse comme de la sienne.

LA BARONNE.

Il est vrai que j’ai été sensible aux premiers soins du chevalier. J’aurais dû, je l’avoue, l’éprouver avant que de lui découvrir mes sentiments ; et je conviendrai, de bonne foi, que tu as peut-être raison de me reprocher tout ce que je fais pour lui.

MARINE.

Assurément, et je ne cesserai point de vous tourmenter, que vous ne l’ayez chassé de chez vous ; car enfin, si cela continue, savez-vous ce qui en arrivera ?

LA BARONNE.

Hé ! quoi ?

MARINE.

Que M. Turcaret saura que vous voulez conserver le chevalier pour ami ; et il ne croit pas, lui, qu’il soit permis d’avoir des amis. Il cessera de vous faire des présents, il ne vous épousera point ; et si vous êtes réduite à épouser le chevalier, ce sera un fort mauvais mariage pour l’un et pour l’autre.

LA BARONNE.

Tes réflexions sont judicieuses, Marine ; je veux songer à en profiter.

MARINE.

Vous ferez bien ; il faut prévoir l’avenir. Envisagez dès à présent un établissement solide. Profitez des prodigalités de M. Turcaret, en attendant qu’il vous épouse. S’il y manque, à la vérité on en parlera un peu dans le monde ; mais vous aurez, pour vous en dédommager, de bons effets, de l’argent comptant, des bijoux, de bons billets au porteur, des contrats de rente ; et vous trouverez alors quelque gentilhomme capricieux, ou malaisé, qui réhabilitera votre réputation par un bon mariage.

LA BARONNE.

Je cède à tes raisons, Marine ; je veux me détacher du chevalier, avec qui je sens bien que je me ruinerais à la fin.

MARINE.

Vous commencez à entendre raison. C’est là le bon parti. Il faut s’attacher à M. Turcaret, pour l’épouser, ou pour le ruiner. Vous tirerez du moins, des débris de sa fortune, de quoi vous mettre en équipage, de quoi soutenir dans le monde une figure brillante ; et quoi que l’on puisse dire, vous lasserez les caquets, vous fatiguerez la médisance, et l’on s’accoutumera insensiblement à vous confondre avec les femmes de qualité.

LA BARONNE.

Ma résolution est prise ; je veux bannir de mon cœur le chevalier. C’en est fait, je ne prends plus de part à sa fortune, je ne réparerai plus ses pertes, il ne recevra plus rien de moi.

MARINE.

Son valet vient, faites-lui un accueil glacé ; commencez par là ce grand ouvrage que vous méditez.

LA BARONNE.

Laisse-moi faire.

 

 

Scène II

 

LA BARONNE, MARINE, FRONTIN

 

FRONTIN.

Je viens de la part de mon maître, et de la mienne, madame, vous donner le bonjour.

LA BARONNE, d’un air froid.

Je vous en suis obligée, Frontin.

FRONTIN.

Et mademoiselle Mariné veut bien aussi qu’on prenne la liberté de la saluer ?

MARINE, d’un air brusque.

Bon jour et bon an.

FRONTIN, présentant un billet à la Baronne.

Ce billet, que M. le chevalier vous écrit vous instruira, madame, de certaine aventure...

MARINE, bas à la baronne.

Ne le recevez pas.

LA BARONNE, prenant le billet.

Cela n’engage à rien, Marine. Voyons, ce qu’il me mande.

MARINE.

Sotte curiosité !

LA BARONNE lit.

Je viens de recevoir le portrait d’une comtesse : je vous l’envoie et vous le sacrifie ; mais vous ne devez point me tenir compte de ce sacrifice, ma chère baronne : je suis si occupé, si possédé de vos charmes, que je n’ai pas la liberté de vous être infidèle. Pardonnez, mon adorable, si je ne vous en dis pas davantage ; j’ai l’esprit dans un accablement mortel. J’ai perdu cette nuit tout mon argent, et Frontin vous dira le reste.

LE CHEVALIER.

MARINE.

Puisqu’il a perdu tout son argent, je ne vois pas qu’il y ait du reste à cela.

FRONTIN.

Pardonnez-moi. Outre les deux cents pistoles que madame eut la bonté de lui prêter hier, et le peu d’argent qu’il avait d’ailleurs, il a encore perdu mille écus sur sa parole : voilà le reste. Ho ! diable, il n’y a pas un mot inutile dans les billets de mon maître.

LA BARONNE.

Où est le portrait ?

FRONTIN, donnant le portrait.

Le voici.

LA BARONNE.

Il ne m’a point parlé de cette comtesse-là, Frontin !

FRONTIN.

C’est une conquête, madame, que nous avons, faite sans y penser. Nous rencontrâmes l’autre jour cette comtesse dans un lansquenet.

MARINE.

Une comtesse de lansquenet !

FRONTIN.

Elle agaça mon maître : il répondit, pour rire, à ses minauderies. Elle, qui aimé le sérieux, a pris la chose fort sérieusement ; elle nous a, ce matin ; envoyé son portrait, nous ne savons pas seulement son nom.

MARINE.

Je vais parier que cette comtesse-là-est une dame normande. Toute sa famille bourgeoise se cotise pour lui faire tenir à Paris une petite pension, que les caprices du jeu augmentent ou diminuent.

FRONTIN.

C’est ce que nous ignorons.

MARINE.

Ho ! que non ! vous ne l’ignorez pas. Peste ! vous n’êtes pas gens à faire sottement des sacrifices ! Vous en connaissez bien le prix.

FRONTIN.

Savez-vous bien, madame, que cette dernière nuit a pensé être une nuit éternelle pour M. le chevalier ? En arrivant au logis, il se jette dans un fauteuil ; il commence par se rappeler les plus malheureux coups du jeu, assaisonnant ses réflexions d’épithètes et d’apostrophes énergiques.

LA BARONNE, regardant le portrait.

Tu as vu cette comtesse, Frontin ; n’est-elle pas plus belle que son portrait ?

FRONTIN.

Non, madame ; et ce n’est pas, comme vous voyez, une beauté régulière ; mais elle est assez piquante, ma foi, elle est assez piquante. Or, je voulus d’abord représenter à mon maître que tous ses jurements étaient des paroles perdues ; mais, considérant que cela soulage un joueur désespéré, je le laissai s’égayer dans ses apostrophes.

LA BARONNE, regardant toujours le portrait.

Quel âge a-t-elle, Frontin ?

FRONTIN.

C’est ce que je ne sais pas trop bien ; car elle a le teint si beau, que je pourrais m’y tromper d’une bonne vingtaine d’années.

MARINE.

C’est-à-dire qu’elle a pour le moins cinquante ans.

FRONTIN.

Je le crois bien, car elle en paraît trente. Mon maître donc, après avoir bien réfléchi, s’abandonne à la rage : il demande ses pistolets.

LA BARONNE.

Ses pistolets, Marine ! ses pistolets !

MARINE.

Il ne se tuera point, madame, il ne se tuera point.

FRONTIN.

Je les lui refuse ; aussitôt il tire brusquement son épée.

LA BARONNE.

Ahi ! il s’est bleffé, Mariné, assurément.

MARINE.

Hé ! non, non ; Frontin l’en aura empêché.

FRONTIN.

Oui, je me jette sur lui à corps perdu. « Monsieur le chevalier, lui dis-je, qu’allez-vous faire ? vous passez les bornes de la douleur du lansquenet. Si votre malheur vous fait haïr le jour, conservez-vous, du moins, vivez pour votre aimable baronne ; elle vous-a, jusqu’ici, tiré généreusement de tous vos embarras ; et soyez sûr (ai-je ajouté seulement pour calmer sa fureur) qu’elle ne vous laissera point dans celui-ci. »

MARINE, bas.

L’entend-il, le maraud ?

FRONTIN.

« Il ne s’agit que de mille écus une fois ; M. Turcaret a bon dos, il portera bien encore cette charge-là. »

LA BARONNE.

Hé bien, Frontin ?

FRONTIN.

Hé bien, madame ! à ces mots (admirez le pouvoir de l’espérance), il s’est laissé désarmer comme un enfant ; il s’est couché et s’est endormi.

MARINE.

Le pauvre chevalier !

FRONTIN.

Mais ce matin, à son réveil, il a senti renaître ses chagrins ; le portrait de la comtesse ne les a point dissipés. Il m’a fait partir sur-le-champ pour venir ici, et il attend mon retour pour disposer de son fort. Que lui dirai-je, madame ?

LA BARONNE.

Tu lui diras, Frontin, qu’il peut toujours faire fond sur moi, et que, n’étant point en argent comptant...

Elle veut tirer son diamant.

MARINE, la retenant.

Hé ! madame, y songez-vous ?

LA BARONNE, remettant son diamant.

Tu lui diras que je suis touchée de son malheur.

MARINE.

Et que je suis, de mon côté, très fâchée de son infortune.

FRONTIN.

Ah ! qu’il fera fâché, lui !...

Bas.

Maugrebleu de la soubrette !

LA BARONNE.

Dis-lui bien, Frontin, que je suis sensible à ses peines.

MARINE.

Que je sens vivement son affliction, Frontin.

FRONTIN.

C’en est donc fait,, madame, vous ne verrez plus M. le chevalier. La honte de ne pouvoir payer ses dettes va l’écarter de vous pour jamais ; car rien n’est plus sensible pour un enfant de famille. Nous allons tout à l’heure prendre la poste.

LA BARONNE.

Prendre la poste, Marine.

MARINE.

Ils n’ont pas de quoi la payer.

FRONTIN.

Adieu, madame.

LA BARONNE, donnant le diamant à Frontin.

Ho ! je ne puis me résoudre à l’abandonner. Tiens, voilà un diamant de cinq cents pistoles que M. Turcaret m’a donné ; va le mettre en gage et tire ton maître de l’affreuse situation où il se trouve.

FRONTIN.

Je vais le rappeler à la vie. Je lui rendrai compte, Marine, de l’excès de ton affliction.

Il sort.

MARINE.

Ah ! que vous êtes tous deux bien ensemble, messieurs les fripons !

 

 

Scène III

 

LA BARONNE, MARINE

 

LA BARONNE.

Tu vas te déchaîner contre moi, Marine, t’emporter...

MARINE.

Non, madame, je ne m’en donnerai pas la peine, je vous assure. Hé ! que m’importe, après tout, que votre bien s’en aille comme il vient ? Ce sont vos affaires, madame, ce sont vos affaires.

LA BARONNE.

Hélas ! je suis plus à plaindre qu’à blâmer : ce que tu me vois faire n’est point l’effet d’une volonté libre ; je suis entraînée par un penchant si tendre, que je ne puis y résister.

MARINE.

Un penchant tendre ! Ces faiblesses vous conviennent-elles ? Hé si ! vous aimez comme une vieille bourgeoise.

LA BARONNE.

Que tu es injuste, Marine ! Puis-je ne pas savoir gré au chevalier du sacrifice qu’il me fait ?

MARINE.

Le plaisant sacrifice ! Que vous êtes facile à tromper ! Mort de ma vie ! c’est quelque vieux portrait de famille ; que sait-on ? de sa grand’mère peut-être.

LA BARONNE.

Non ; j’ai quelque idée de ce visage-là, et une idée récente.

MARINE, prenant le portrait.

Attendez... Ah 1 justement, c’est ce colosse de provinciale que nous vîmes au bal il y a trois jours, qui se fit tant prier pour ôter son masque, et que personne ne connut quand elle fut démasquée.

LA BARONNE.

Tu as raison, Marine ; cette comtesse-là n’est pas mal faite.

MARINE, rendant le portrait à la Baronne.

À peu près comme M. Turcaret. Mais si la comtesse était femme d’affaires, on ne vous la sacrifierait pas, sur ma parole.

LA BARONNE.

Tais-toi, Marine, j’aperçois le laquais de M. Turcaret.

MARINE, bas, à la Baronne.

Ho ! pour celui-ci, passe ; il ne nous apporte que de bonnes nouvelles. Il tient quelque chose ; c’est sans doute un nouveau présent que son maître vous fait.

 

 

Scène IV

 

LA BARONNE, MARINE, FLAMAND

 

FLAMAND, présentant un petit coffret à la Baronne.

M. Turcaret, madame, vous prie d’agréer ce petit présent. Serviteur, Marine.

MARINE.

Tu sois le bien venu, Flamand ! j’aime mieux te voir que ce vilain Frontin.

LA BARONNE, montrant le coffre à Marine.

Considère, Marine, admire le travail de ce petit coffre : as-tu rien vu de plus délicat ?

MARINE.

Ouvrez, ouvrez, je réserve mon admiration pour le dedans ; le cœur me dit que nous en serons plus charmées que du dehors.

LA BARONNE l’ouvre.

Que vois-je ! un billet au porteur ! l’affaire est sérieuse.

MARINE.

De combien, madame ?

LA BARONNE.

De dix mille écus.

MARINE.

Bon, voilà la faute du diamant réparée.

LA BARONNE.

Je vois un autre billet.

MARINE.

Encore au porteur ?

LA BARONNE.

Non ; ce sont des vers que M. Turcaret m’adresse.

MARINE.

Des vers de M. Turcaret ?

LA BARONNE, lisant.

« À Philis... Quatrain... » Je suis la Philis, et il me prie en vers de recevoir son billet en prose.

MARINE.

Je suis fort curieuse d’entendre des vers d’un auteur qui envoie de si bonne prose.

LA BARONNE.

Les voici ; écoute.

Elle lit.

Recevez ce billet, charmante Philis,
Et soyez assurée que mon âme
Conservera toujours une éternelle flamme,
Comme il est certain que trois et trois sont six.

MARINE.

Que cela est finement pensé !

LA BARONNE.

Et noblement exprimé ! Les auteurs se peignent dans leurs ouvrages... Allez, portez ce coffre dans mon cabinet, Marine.

Marine sort.

Il faut que je te donne quelque chose, à toi, Flamand. Je veux que tu boives à ma santé.

FLAMAND.

Je n’y manquerai pas, madame, et du bon encore.

LA BARONNE.

Je t’y convie.

FLAMAND.

Quand j’étais chez ce conseiller que j’ai servi ci-devant, je m’accommodais de tout ; mais, depuis que je fis chez M. Turcaret, je fis devenu délicat, oui.

LA BARONNE.

Rien n’est tel que la maison d’un homme d’affaires pour perfectionner lé goût.

Marine revient.

FLAMAND.

Le voici, madame, le voici.

 

 

Scène V

 

LA BARONNE, MONSIEUR TURCARET, MARINE

 

LA BARONNE.

Je suis ravie de vous voir, monsieur Turcaret, pour vous faire des compliments sur les vers que vous m’avez envoyés.

MONSIEUR TURCARET, riant.

Ho, ho !

LA BARONNE.

Savez-vous bien qu’ils sont du dernier galant ? Jamais les Voitures ni les Pavillon n’en ont fait de pareils.

MONSIEUR TURCARET.

Vous plaisantez, apparemment ?

LA BARONNE.

Point du tout.

MONSIEUR TURCARET.

Sérieusement, madame, les trouvez-vous bien tournés ?

LA BARONNE.

Le plus spirituellement dû monde.

MONSIEUR TURCARET.

Ce sont pourtant les premiers vers que j’aie faits de ma vie.

LA BARONNE.

On ne le dirait pas.

MONSIEUR TURCARET.

Je n’ai pas voulu emprunter le secours de quelque auteur, comme cela se pratique.

LA BARONNE.

On le voit bien : les auteurs de profession ne pensent et ne s’expriment pas ainsi ; on ne saurait les soupçonner de les avoir faits.

MONSIEUR TURCARET.

J’ai voulu voir, par curiosité, si je ferais capable d’en composer, et l’amour m’a ouvert l’esprit.

LA BARONNE.

Vous êtes capable de tout, monsieur, et il n’y a rien d’impossible pour vous.

MARINE.

Votre prose, monsieur, mérite aussi des compliments : elle vaut bien votre poésie au moins.

MONSIEUR TURCARET.

Il est vrai que ma prose a son mérité ; elle est signée par quatre fermiers généraux.

MARINE.

Cette approbation vaut mieux que celle de l’Académie.

LA BARONNE.

Pour moi, je n’approuve point votre prose, monsieur, et il me prend envie de vous quereller.

MONSIEUR TURCARET.

D’où vient ?

LA BARONNE.

Avez-vous perdu la raison, de m’envoyer : un billet au porteur ? Vous faites tous les jours quelques folies comme cela.

MONSIEUR TURCARET.

Vous vous moquez.

LA BARONNE.

De combien est-il, ce billet ? Je n’ai pas pris garde à la femme, tant j’étais en colère contre vous.

MONSIEUR TURCARET.

Bon ! Il n’est que de dix mille écus.

LA BARONNE.

Comment, dix mille écus ! Ah ! si j’avais su cela, je vous l’aurais renvoyé sur-le-champ.

MONSIEUR TURCARET.

Fi donc !

LA BARONNE.

Mais je vous le renverrai.

MONSIEUR TURCARET.

Ho ! vous l’avez reçu, vous ne le rendrez point.

MARINE, bas.

Ho ! pour cela, non.

LA BARONNE.

Je suis plus offensée du motif que de la chose même.

MONSIEUR TURCARET.

Hé ! pourquoi ?

LA BARONNE.

En m’accablant tous les jours de présents, il semble que vous vous imaginiez avoir, besoin de ces liens-là pour m’attacher à vous.

MONSIEUR TURCARET.

Quelle pensée ! Non, madame, ce n’est point dans cette vue que...

LA BARONNE.

Mais vous vous trompez, monsieur, je ne vous en aime pas davantage pour cela.

MONSIEUR TURCARET.

Qu’elle est franche ! qu’elle est sincère !

LA BARONNE,

Je ne suis sensible qu’à vos empressements, qu’à vos soins...

MONSIEUR TURCARET.

Quel bon cœur !

LA BARONNE.

Qu’au plaisir de vous voir.

MONSIEUR TURCARET.

Elle me charme... Adieu, charmante Philis.

LA BARONNE.

Quoi ! vous sortez si tôt ?

MONSIEUR TURCARET.

Oui, ma reine ; je ne viens ici que pour vous saluer en passant. Je vais à une de nos assemblées, pour m’opposer à là réception d’un pied-plat, d’un homme de rien, qu’on veut faire entrer dans notre compagnie. Je reviendrai dès que je pourrai m’échapper.

Il lui baise la main.

LA BARONNE.

Fussiez-vous déjà de retour !

MARINE, faisant la révérence à M. Turcaret.

Adieu, monsieur, je suis votre très humble servante.

MONSIEUR TURCARET.

À propos, Marine, il me semble qu’il y a longtemps que je ne t’ai rien donné.

Il lui donne une poignée d’argent.

Tiens, je donne sans compter, moi.

MARINE.

Et moi, je reçois de même, monsieur. Ho ! nous sommes tous deux des gens de bonne foi !

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LA BARONNE, MARINE

 

LA BARONNE.

Il s’en va fort satisfait de nous, Marine.

MARINE.

Et nous demeurons fort contentes de lui madame. L’excellent sujet ! il a de l’argent, il est prodigue et crédule ; c’est un homme fait pour les coquettes.

LA BARONNE.

J’en fais allez ce que je veux, comme tu vois.

MARINE.

Oui ; mais, par malheur, je vois arriver ici des gens qui vengent bien M. Turcaret.

 

 

Scène VII

 

LA BARONNE, MARINE, LE CHEVALIER, FRONTIN

 

LE CHEVALIER.

Je viens, madame, vous témoigner ma reconnaissance ; sans vous, j’aurais violé la foi des joueurs : ma parole perdait tout son crédit, et je tombais dans le mépris des honnêtes gens.

LA BARONNE.

Je suis bien aise, chevalier, de vous avoir fait, ce plaisir.

LE CHEVALIER.

Ah ! qu’il est doux de voir sauver son honneur par l’objet même de son amour !

MARINE, bas.

Qu’il est tendre et passionné ! Le moyen de lui refuser quelque chose !

LE CHEVALIER.

Bonjour, Marine. Madame, j’ai aussi quelques grâces à lui rendre ; Frontin m’a dit qu’elle s’est intéressée à ma douleur.

MARINE.

Hé ! oui, merci de ma vie ! je m’y suis intéressée : elle nous coûte assez pour cela.

LA BARONNE, à Marine.

Taisez-vous, Marine ; vous avez des vivacités qui ne me plaisent pas.

LE CHEVALIER.

Hé ! madame, laissez-là parler ; j’aime les gens francs et sincères.

MARINE.

Et moi, je hais ceux qui ne le sont pas.

LE CHEVALIER.

Elle est toute spirituelle dans ses mauvaises humeurs ; elle à des réparties brillantes qui m’enlèvent. Marine, au moins, j’ai pour vous ce qui s’appelle une véritable amitié ; et je veux vous en donner des marques.

Il fait semblant de fouiller dans ses poches.

Frontin, la première fois que je gagnerai, fais m’en ressouvenir...

FRONTIN.

C’est de l’argent comptant.

MARINE.

J’ai bien affaire de.son argent ! Hé ! qu’il ne vienne pas ici piller le nôtre.

LA BARONNE.

Prenez garde à ce que vous dites, Marine.

MARINE.

C’est voler au coin d’un bois.

LA BARONNE.

Vous perdez le respect.

LE CHEVALIER.

Ne prenez point la chose sérieusement.

MARINE.

Je ne puis me contraindre, madame ; je ne puis voir tranquillement que vous soyez la dupe de monsieur, et que M. Turcaret soit la vôtre.

LA BARONNE.

Marine !...

MARINE.

Hé ! si, si, madame, c’est se moquer de recevoir d’une main pour dissiper de l’autre. La belle conduite ! Nous en aurons toute la honte, et M. le chevalier tout le profit.

LA BARONNE.

Ho ! pour cela ! vous êtes trop insolente ; je n’y puis plus tenir.

MARINE.

Ni moi non plus.

LA BARONNE.

Je vous chasserai.

MARINE.

Vous n’aurez pas cette peine-là, madame ; je me donne mon congé moi-même : je ne veux pas que l’on dise dans le monde que je suis infructueusement complice de la ruine d’un financier.

LA BARONNE.

Retirez-vous, impudente ! et ne reparaissez jamais devant moi que pour me rendre vos comptes.

MARINE.

Je les rendrai à M. Turcaret, madame ; et s’il est assez sage pour m’en croire, vous compterez aussi tous deux ensemble.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

LA BARONNE, LE CHEVALIER, FRONTIN

 

LE CHEVALIER.

Voilà, je l’avoue, une créature impertinente : vous avez eu raison de la chasser.

FRONTIN.

Oui, madame, vous avez eu raison : comment donc ! mais c’est une espèce de mère que cette servante-là.

LA BARONNE.

C’est un pédant éternel que j’avais aux oreilles.

FRONTIN.

Elle se mêlait de vous donner des conseils ; elle vous aurait gâtée à la fin.

LA BARONNE.

Je n’avais que trop d’envie de m’en défaire ; mais je suis femme d’habitude, et je n’aime point les nouveaux visages.

LE CHEVALIER.

Il ferait pourtant fâcheux que, dans le premier mouvement de sa colère, elle allât donner à M. Turcaret des impressions qui ne conviendraient ni à vous ni à moi.

FRONTIN.

Ho ! diable, elle n’y manquera pas : les soubrettes sont comme les bigotes : elles sont des actions charitables pour se venger.

LA BARONNE.

De quoi s’inquiéter ? Je ne la crains point. J’ai de l’esprit, et M. Turcaret. n’en a guère : je ne l’aime point, et il est amoureux. Je saurai me faire auprès de lui un mérite de l’avoir chassée.

FRONTIN.

Fort bien, madame ; il faut tout mettre à profit.

LA BARONNE.

Mais je songe que ce n’est pas assez de nous être débarrassés de Marine, il faut encore exécuter une idée qui me vient dans l’esprit.

LE CHEVALIER.

Quelle idée, madame ?

LA BARONNE.

Le laquais de M. Turcaret, est un sot, un benêt, dont on ne peut tirer le moindre service ; et je voudrais mettre à sa place quelque habile homme, quelqu’un de ces génies supérieurs, qui sont faits pour gouverner les esprits médiocres, et les tenir toujours dans la situation dont on a besoin.

FRONTIN.

Quelqu’un de ces génies supérieurs ! Je vous vois venir, madame, cela me regarde.

LE CHEVALIER.

Mais, en effet, Frontin ne nous sera pas inutile auprès de notre traitant.

LA BARONNE.

Je veux l’y placer.

LE CHEVALIER.

Il nous rendra bon compte, n’est-ce pas ?

FRONTIN.

Je suis jaloux de l’invention ; on ne pouvait rien imaginer de mieux. Par ma foi, monsieur Turcaret, je vous ferai bien voir du pays, sur ma parole.

LA BARONNE.

Il m’a fait présent d’un billet au porteur de dix mille écus ; je veux changer cet effet-là de nature : il en faut faire de l’argent Je ne connais personne pour cela, chevalier, chargez-vous de ce soin ; je vais vous remettre le billet. Retirez ma bague, je suis bien aise de l’avoir, et vous me tiendrez compte du surplus.

FRONTIN.

Cela est trop juste, madame, et vous n’avez rien à craindre de notre probité.

LE CHEVALIER.

Je ne perdrai point de temps, madame, et vous aurez cet argent incessamment.

LA BARONNE.

Attendez un moment, je vais vous donner le billet.

 

 

Scène IX

 

LE CHEVALIER, FRONTIN

 

FRONTIN.

Un billet de dix mille écus ! La bonne aubaine, et la bonne femme ! Il faut être aussi heureux que vous l’êtes pour en rencontrer de pareilles. Savez-vous que je la trouvé un peu trop crédule pour une coquette ?

LE CHEVALIER.

Tu as raison.

FRONTIN.

Madame la baronne est persuadée que vous avez perdu mille écus sur votre parole, et que son diamant est en gage ; le lui rendrez-vous, monsieur, avec le reste du billet ?

LE CHEVALIER.

Si je lui rendrai ?

FRONTIN.

Quoi ! tout entier, sans quelque nouvel article de dépense ?

LE CHEVALIER.

Assurément ; je me garderai bien d’y manquer.

FRONTIN.

Vous avez des moments d’équité ; je ne m’y attendais pas.

LE CHEVALIER.

Je serais un grand malheureux de m’exposer à rompre avec elle à si bon marché.

FRONTIN.

Ah ! je vous demande pardon : j’ai fait un jugement téméraire ; je croyais que vous vouliez faire les choses à demi.

LE CHEVALIER.

Ho ! non. Si jamais je me brouille, ce ne sera qu’après la ruine totale de M. Turcaret.

FRONTIN.

Qu’après sa destruction, là, son anéantissement.

LE CHEVALIER.

Je ne rends des soins à la coquette que pour ruiner le traitant.

FRONTIN.

Fort bien : à ces sentiments généreux je reconnais mon maître.

LE CHEVALIER.

Paix ! Frontin, voici la baronne.

 

 

Scène X

 

LE CHEVALIER, LA BARONNE, FRONTIN

 

LA BARONNE.

Allez, chevalier, allez, sans tarder davantage, négocier ce billet, et me rendez ma bague le plus tôt que vous pourrez.

LE CHEVALIER.

Frontin, madame, va vous la rapporter incessamment ; mais, avant que je vous quitte, souffrez que, charmé de vos manières généreuses, je vous fasse connaître...

LA BARONNE.

Non, je vous le défends ; ne parlons point de cela.

LE CHEVALIER.

Quelle contrainte pour un cœur aussi reconnaissant que le mien !

LA BARONNE, s’en allant.

Sans adieu, chevalier. Je crois que nous nous reverrons tantôt.

LE CHEVALIER, s’en allant.

Pourrais-je m’éloigner de vous sans une si douce espérance ?

FRONTIN, seul.

J’admire le train de la vie humaine ! Nous plumons une coquette, la coquette mange un homme d’affaires, l’homme d’affaires en pille d’autres : cela fait un ricochet de fourberies le plus plaisant du monde.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LA BARONNE, FRONTIN

 

FRONTIN, lui donnant le diamant.

Je n’ai pas perdu de temps, comme vous voyez, madame ; voilà votre diamant ; l’homme qui l’avait en gage me l’a remis entre les mains des qu’il a vil briller le billet au porteur, qu’il veut escompter moyennant un très honnête profit. Mon maître, que j’ai laissé avec lui, va venir vous en rendre compte.

LA BARONNE.

Je suis enfin débarrassée de Marine ; elle a sérieusement pris son parti ; j’appréhendais que ce ne fût qu’une feinte ; elle est sortie. Ainsi, Frontin, j’ai besoin d’une femme de chambre ; je te charge de m’en chercher une autre.

FRONTIN.

J’ai votre affaire en main : c’est une jeune personne douce, complaisante, comme il vous la faut ; elle verrait tout aller sens dessus dessous dans votre maison sans dire une syllabe.

LA BARONNE.

J’aime ces caractères-là. Tu la connais particulièrement.

FRONTIN.

Très particulièrement ; nous sommes même un peu parents.

LA BARONNE.

C’est-à-dire que l’on peut s’y fier.

FRONTIN.

Comme à moi-même ; elle est sous ma tutelle ; j’ai l’administration de ses gages et de ses profits, et j’ai soin de lui fournir tous ses petits besoins.

LA BARONNE.

Elle sert sans doute actuellement ?

FRONTIN.

Non ; elle est sortie de condition depuis quelques jours.

LA BARONNE.

Et pour quel sujet ?

FRONTIN.

Elle servait des personnes qui mènent une vie retirée, qui ne reçoivent que des visites sérieuses, un mari et une femme qui s’aiment, des gens extraordinaires ; enfin, c’est une maison triste : ma pupille s’y est ennuyée.

LA BARONNE.

Où est-elle donc à l’heure qu’il est ?

FRONTIN.

Elle est logée chez une vieille prude de ma connaissance, qui, par charité, retire des femmes de chambre hors de condition, pour savoir ce qui se passe dans les familles.

LA BARONNE.

Je la voudrais avoir des aujourd’hui ; je ne puis me passer de fille.

FRONTIN.

Je vais vous l’envoyer, madame. ou vous l’amener moi-même : vous en ferez contente. Je ne vous en ai pas dit toutes les bonnes qualités : elle chante et joue à ravir de toutes sortes d’instruments.

LA BARONNE.

Mais, Frontin, vous me parlez là d’un fort joli sujet.

FRONTIN.

Je vous en réponds : aussi je la destine pour l’Opéra ; mais je veux auparavant qu’elle se fasse dans le monde, car il n’en faut là que de toutes faites.

Il s’en va.

LA BARONNE.

Je l’attends avec impatience.

 

 

Scène II

 

LA BARONNE, seule

 

Cette fille-là me fera d’un grand agrément ; elle me divertira par ses chansons, au lieu que l’autre ne faisait que me chagriner par sa morale. Mais je vois M. Turcaret : ah ! qu’il paraît agité ! Marine l’aura été trouver.

 

 

Scène III

 

LA BARONNE, MONSIEUR TURCARET

 

MONSIEUR TURCARET, essoufflé.

Ouf ! je ne sais par où commencer, perfide !

LA BARONNE, bas.

Elle lui a parlé.

MONSIEUR TURCARET.

J’ai appris de vos nouvelles, déloyale ! j’ai appris de vos nouvelles : on vient de me rendre compte de vos perfidies, de votre dérangement.

LA BARONNE.

Le début est agréable, et vous employez de fort jolis termes, monsieur.

MONSIEUR TURCARET.

Laissez-moi parler, je veux vous dire vos vérités ; Marine me les a dites. Ce beau chevalier, qui vient ici à toute heure ; et qui ne m’était pas suspect : sans, raison, n’est pas votre cousin, comme vous me l’avez fait accroire : vous avez des vues pour l’épouser et pour me planter là, moi, quand j’aurai fait votre fortune.

LA BARONNE.

Moi, monsieur, j’aimerais le chevalier !

MONSIEUR TURCARET.

Marine me l’a assuré, et qu’il ne faisait figure dans le monde qu’aux dépens de votre bourse et de la mienne, et que vous lui sacrifiez tous les présents que je vous fais.

LA BARONNE.

Marine est une jolie personne ! Ne vous a-t-elle dit que cela, monsieur ?

MONSIEUR TURCARET.

Ne me répondez point, félonne ! J’ai de quoi vous confondre ; ne me répondez point. Parlez : qu’est devenu, par exemple, ce gros brillant que je vous donnai l’autre jour ? Montrez-le tout à l’heure, montrez-le moi.

LA BARONNE.

Puisque vous le prenez sur ce ton-là, monsieur, je ne veux pas vous le montrer.

TURCARET.

Hé ! sur quel ton, morbleu, prétendez-vous donc que je le prenne ? Oh ! vous n’en serez pas quitte pour des reproches ! Ne croyez pas que je sois assez sot pour rompre avec vous sans bruit, pour me retirer sans éclat. Je suis honnête homme, j’aime de bonne foi, je n’ai que des vues légitimes ; je ne crains pas le sandale, moi ! Ah ! vous n’avez point affaire à un abbé, je vous en avertis.

Il entre dans la chambre de la Baronne.

LA BARONNE.

Non, j’ai affaire à un extravagant, à un possédé. Ho bien ! faites, monsieur, faites tout ce qu’il vous, plaira, je ne m’y opposerai point, je vous assure... Mais... qu’entends-je ? Ciel ! quel désordre ! Il est effectivement devenu fou. Monsieur Turcaret, monsieur Turcaret, je vous ferai bien expier vos emportements.

MONSIEUR TURCARET, revenant.

Me voilà à demi foulage : j’ai déjà cassé la grande glace et les plus belles porcelaines.

LA BARONNE.

Achevez, monsieur, que ne continuez-vous ?

MONSIEUR TURCARET.

Je continuerai quand il me plaira. Je vous apprendrai à vous jouer à un homme comme moi. Allons, ce billet au porteur que je vous ai tantôt envoyé, qu’on me le rende.

LA BARONNE.

Que je vous le rende ! et si je l’ai aussi donné au chevalier ?

MONSIEUR TURCARET.

Ah ! si je le croyais !

LA BARONNE.

Que vous êtes fou ! En vérité, vous me faites pitié.

MONSIEUR TURCARET.

Comment donc ! au lieu de se jeter à mes genoux et de me demander grâce, encore dit-elle que j’ai tort, encore dit-elle que j’ai tort !

LA BARONNE.

Sans doute.

MONSIEUR TURCARET.

Ah ! vraiment, je voudrais bien, par plaisir, que, vous entreprissiez de me persuader celai

LA BARONNE.

Je le ferais, si vous étiez en état d’entendre raison.

MONSIEUR TURCARET.

Et que me pourriez-vous dire, traîtresse ?

LA BARONNE.

Je ne vous dirai rien. Ah ! quelle fureur !

MONSIEUR TURCARET, essoufflé.

Hé bien ! parlez, madame, parlez ; je suis de sang-froid.

LA BARONNE.

Écoutez-moi donc. Toutes les extravagances que vous venez de faire sont fondées sur un faux rapport que Marine...

MONSIEUR TURCARET.

Un faux rapport ! ventrebleu ! ce n’est point...

LA BARONNE.

Ne jurez pas monsieur, ne m’interrompez pas ; songez que vous êtes de sang-froid.

MONSIEUR TURCARET.

Je me tais : il faut que je me contraigne.

LA BARONNE.

Savez-vous bien pourquoi je viens de chasser Marine ?

MONSIEUR TURCARET.

Oui, pour avoir pris trop chaudement mes intérêts.

LA BARONNE.

Tout au contraire : c’est à cause qu’elle me reprochait sans cesse l’inclination que j’avais pour vous. « Est-il rien de si ridicule, me disait-elle à tous moments, que de voir la veuve d’un colonel songer à épouser un monsieur Turcaret, un homme sans naissance, sans esprit, de la mine la plus baffe... »

MONSIEUR TURCARET.

Passons, s’il vous plaît, sur les qualités : cette Marine-là est une impudente.

LA BARONNE.

« Pendant que vous pouvez choisir un époux entre vingt personnes de la première qualité ; lorsque vous refusez votre aveu même aux pressantes instances de toute la famille d’un marquis dont vous êtes adorée, et que vous avez la faiblesse de sacrifier à ce monsieur Turcaret ? »

MONSIEUR TURCARET.

Gela n’est pas possible.

LA BARONNE

Je ne prétends pas m’en faire un mérite, monsieur. Ce marquis est un jeune homme fort agréable de sa personne, mais dont les mœurs et la conduite ne, me conviennent point. Il vient ici quelquefois avec mon cousin le chevalier, son ami. J’ai découvert qu’il avait gagné Marine, et c’est pour cela que je l’ai congédiée. Elle a. été vous débiter mille impostures pour se venger, et vous êtes assez crédule pour y ajouter foi ! Ne deviez-vous pas, dans le moment, faire réflexion que c’était une servante passionnée qui vous parlait, et que, si j’avais eu quelque chose à me reprocher, je n’aurais pas été assez imprudente pour chasser une fille dont j’avais à craindre l’indiscrétion ? Cette pensée, dites-moi, ne se présente-t-elle pas naturellement à l’esprit ?

MONSIEUR TURCARET.

J’en demeure d’accord ; mais...

LA BARONNE.

Mais, vous avez tort. Elle vous a donc dit, entre autres choses, que je n’avais plus ce gros brillant qu’en badinant vous me mîtes l’autre jour au doigt, et que vous me forçâtes d’accepter ?

MONSIEUR TURCARET.

Ho ! oui ; elle m’a juré que vous l’avez donné aujourd’hui au chevalier, qui est, dit-elle, votre parent comme Jean de Vert.

LA BARONNE.

Et si je vous montrais tout à l’heure ce même diamant, que diriez-vous ?

MONSIEUR TURCARET.

Ho ! je dirais, en ce cas-là, que... Mais cela ne se peut pas.

LA BARONNE.

Le voilà, monsieur ; lé reconnaissez-vous ? Voyez le fond que l’on doit faire sur le rapport de certains valets.

MONSIEUR TURCARET.

Ah ! que cette Mariné-là est une grande scélérats ! Je reconnais sa friponnerie et mon injustice ; pardonnez-moi, madame, d’avoir soupçonné votre bonne foi.

LA BARONNE.

Non, vos fureurs ne sont point excusables : allez, vous êtes indigne de pardon.

MONSIEUR TURCARET.

Je l’avoue.

LA BARONNE.

Fallait-il vous laisser si facilement prévenir contre une femme qui vous aime avec trop de tendresse ?

MONSIEUR TURCARET.

Hélas, non ! Que je suis malheureux !

LA BARONNE,

Convenez que vous êtes un homme bien faible.

MONSIEUR TURCARET.

Oui, madame.

LA BARONNE.

Une franche dupe.

MONSIEUR TURCARET.

J’en conviens. Ah ! Marine ! coquine de Marine ! Vous ne sauriez vous imaginer tous les mensonges que cette pendarde-là m’est venue conter : elle m’a dit que vous et M. le chevalier vous me regardiez comme votre vache à lait, et que si, aujourd’hui pour demain, je vous avais tout donné, vous me feriez fermer la porte au nez.

LA BARONNE.

La malheureuse !

MONSIEUR TURCARET.

Elle me l’a dit, c’est un fait constant ; je n’invente rien, moi.

LA BARONNE.

Et vous avez eu la faiblesse de la croire un seul moment !

MONSIEUR TURCARET.

Oui, madame, j’ai donné là-dedans comme un franc sot : où diable avais-je l’esprit ?

LA BARONNE.

Vous repentez-vous de votre crédulité ?

MONSIEUR TURCARET.

Si je m’en repens ! Je vous demande mille pardons de ma colère.

LA BARONNE.

On vous la pardonne : levez-vous, monsieur. Vous auriez moins de jalousie si vous aviez moins d’amour ; et l’excès de l’un fait oublier la violence de l’autre.

MONSIEUR TURCARET.

Quelle bonté ! Il faut avouer que je suis un grand brutal !

LA BARONNE.

Mais, sérieusement, monsieur, croyez-vous qu’un cœur puisse balancer un instant entre vous et le chevalier ?

MONSIEUR TURCARET.

Non, madame, je ne le crois pas ; mais je le crains.

LA BARONNE.

Que faut-il faire pour dissiper vos craintes ?

MONSIEUR TURCARET.

Éloigner d’ici cet homme-là ; consentez-y, madame : j’en sais les moyens.

LA BARONNE.

Et quels font-ils ?

MONSIEUR TURCARET.

Je lui donnerai une direction en province.

LA BARONNE.

Une direction !

MONSIEUR TURCARET.

C’est ma manière d’écarter les incommodés. Ah ! combien de cousins, d’oncles et de maris j’ai faits directeurs en ma vie ! J’en ai envoyé jusqu’en Canada.

LA BARONNE.

Mais vous ne songez pas que mon cousin le chevalier est homme de condition, et que ces sortes d’emplois ne lui conviennent pas. Allez, sans vous mettre en peine de l’éloigner de Paris, je vous juré que c’est l’homme du monde qui doit vous causer le moins d’inquiétude.

MONSIEUR TURCARET.

Ouf ! j’étouffe d’amour et de joie ; vous me dites cela d’une manière si naïve, que vous me le persuadez. Adieu, mon adorable, mon tout, ma déesse ; allez, allez, je vais bien réparer la sottise que je viens de faire. Votre grande glace n’était pas tout à fait nette, au moins, et je trouvais vos porcelaines assez communes.

LA BARONNE.

Il est vrai.

MONSIEUR TURCARET.

Je vais vous en chercher d’autres.

LA BARONNE.

Voilà ce que vous coûtent vos folies.

MONSIEUR TURCARET.

Bagatelle : tout ce que j’ai cassé ne valait pas plus de trois cents pistoles.

Il veut s’en aller, la Baronne l’arrête.

LA BARONNE.

Attendez, monsieur ; il faut que je vous fasse une prière auparavant.

MONSIEUR TURCARET.

Une prière ? Ho ! donnez vos ordres.

LA BARONNE.

Faites avoir une commission, pour l’amour de moi, à ce pauvre Flamand, votre laquais ; c’est un garçon pour qui j’ai pris de l’amitié.

MONSIEUR TURCARET.

Je l’aurais déjà poussé, si je lui avais trouvé quelque disposition ; mais il a l’esprit trop bonasse ; cela ne vaut rien pour les affaires.

LA BARONNE.

Donnez-lui un emploi qui ne soit pas difficile à exercer.

MONSIEUR TURCARET.

Il en aura un des aujourd’hui ; cela vaut fait.

LA BARONNE.

Ce n’est pas tout : je veux mettre auprès de vous Frontin, le laquais de mon cousin le chevalier ; c’est aussi un très bon enfant.

MONSIEUR TURCARET.

Je le prends, madame, et vous promets de le faire commis au premier jour.

 

 

Scène IV

 

LA BARONNE, MONSIEUR TURCARET, FRONTIN

 

FRONTIN.

Madame, vous allez bientôt, avoir la fille dont je vous ai parlé.

LA BARONNE.

Monsieur, voilà le garçon que je veux vous donner.

MONSIEUR TURCARET.

Il paraît un peu innocent.

LA BARONNE.

Que vous vous connaissez bien en physionomies !

MONSIEUR TURCARET.

J’ai le coup d’œil infaillible. Approche, mon ami : dis-moi-un peu, as-tu déjà quelques principes ?

FRONTIN.

Qu’appelez-vous des principes ?

MONSIEUR TURCARET.

Des principes de commis, c’est-à-dire si tu sais comment on peut empêcher les fraudes ou les favoriser ?

FRONTIN.

Pas encore, monsieur ; mais-je sens que j’apprendrai cela fort facilement.

MONSIEUR TURCARET.

Tu sais du moins l’arithmétique ; tu sais faire des comptes à parties simples ?

FRONTIN.

Ho ! oui, monsieur ; je sais même faire des parties doubles : j’écris aussi de deux écritures, tantôt de l’une, et tantôt de l’autre.

MONSIEUR TURCARET.

De la ronde, n’est-ce pas ?

FRONTIN.

De la ronde, de l’oblique.

MONSIEUR TURCARET.

Comment, de l’oblique ?

FRONTIN.

Hé ! oui, d’une écriture que vous connaissez ; là, d’une certaine écriture qui n’est pas légitime.

MONSIEUR TURCARET.

Il veut dire de la bâtarde.

FRONTIN.

Justement ; c’est ce mot-là que je cherchais.

MONSIEUR TURCARET.

Quelle ingénuité ! Ce garçon-là, madame, est bien niais.

LA BARONNE.

Il se déniaisera dans vos bureaux.

MONSIEUR TURCARET.

Ho ! qu’oui, madame, ho ! qu’oui ; d’ailleurs, un bel esprit n’est pas nécessaire pour faire son chemin. Hors moi et deux ou trois autres, il n’y a parmi nous que des génies assez communs : il suffit d’un certain usage, d’une routine que l’on ne manque guère d’attraper. Nous voyons tant de gens ! Nous nous étudions à prendre ce que le monde a de meilleur ; voilà toute notre science.

LA BARONNE.

Ce n’est pas la plus inutile de toutes.

MONSIEUR TURCARET.

Ho ! ça, mon ami, tu es à moi, et tes gages courent des ce moment.

FRONTIN.

Je vous regarde donc, monsieur, comme mon nouveau maître ; mais, en qualité d’ancien laquais de M. le chevalier, il faut que je m’acquitte d’une commission dont il m’a chargé : il vous donne, et à madame sa cousine, à souper ici, ce soir.

MONSIEUR TURCARET.

Très volontiers.

FRONTIN.

Je vais ordonner chez Fites toutes sortes de ragoûts, avec vingt-quatre bouteilles de vin de Champagne ; et, pour égayer le repas, vous aurez des voix et des instruments.

LA BARONNE.

De la musique, Frontin ?

FRONTIN.

Oui, madame ; à telles enseignes que j’a ordre de commander cent bouteilles de vin de Suresnes pour abreuver la symphonie.

LA BARONNE.

Cent bouteilles !

FRONTIN.

Ce n’est pas trop, madame ; il y aura huit concertants, quatre Italiens de Paris, trois chanteuses et deux gros chantres.

MONSIEUR TURCARET.

Il a, ma foi, raison, ce n’est pas trop. Ce repas sera fort joli.

FRONTIN.

Ho ! diable, quand M. le chevalier donne des soupers comme cela, il n’épargne rien monsieur.

MONSIEUR TURCARET.

J’en suis persuadé.

FRONTIN.

Il semble qu’il ait à sa disposition la bourse d’un partisan.

LA BARONNE.

Il veut dire qu’il fait les choses sort magnifiquement.

MONSIEUR TURCARET.

Qu’il est ingénu ! Hé bien, nous verrons cela tantôt. Et, pour surcroît de réjouissance, j’amènerai ici M. Gloutonneau, le poète ; aussi bien, je ne saurais manger si je n’ai quelque bel esprit à ma table.

LA BARONNE.

Vous me ferez plaisir. Cet auteur apparemment, est fort brillant dans la conversation ?

MONSIEUR TURCARET.

Il ne dit pas quatre paroles dans un repas ; mais il mange et pense beaucoup : peste ! c’est un homme bien agréable... Ho ! ça, je cours chez Dautel vous acheter...

LA BARONNE.

Prenez garde à ce que vous ferez, je vous, en prie ; ne vous jetez point dans une dépense...

MONSIEUR TURCARET.

Hé si, madame, si ! vous vous arrêtez à des minuties. Sans adieu, ma reine.

Il sort.

LA BARONNE.

J’attends votre retour impatiemment.

 

 

Scène V

 

LA BARONNE, FRONTIN

 

LA BARONNE.

Enfin, te voilà en train de faire ta fortune.

FRONTIN.

Oui, madame, et en état de ne pas nuire à la votre.

LA BARONNE.

C’est à présent, Frontin, qu’il faut donner l’effort à ce génie supérieur...

FRONTIN.

On tâchera de vous prouver qu’il n’est pas médiocre.

LA BARONNE.

Quand m’amènera-t-on cette fille ?

FRONTIN.

Je l’attends ; je lui ai donné rendez-vous ici.

LA BARONNE.

Tu m’avertiras quand elle sera venue.

Elle entre dans une autre chambre.

 

 

Scène VI

 

FRONTIN, seul

 

Courage, Frontin, courage, mon ami ; la fortune t’appelle : te voilà placé chez un homme d’affaires par le canal d’une coquette... Quelle joie ! l’agréable perspective ! Je m’imagine que toutes les choses que je vais toucher vont se convertir en or... Mais j’aperçois ma pupille.

 

 

Scène VII

 

FRONTIN, LISETTE

 

FRONTIN.

Tu sois la bienvenue, Lisette ! on t’attend avec impatience dans cette maison.

LISETTE.

J’y entre avec, une satisfaction dont je tire un bon augure...

.FRONTIN.

Je t’ai mise au fait sur tout ce qui s’y passe, et sur tout ce qui doit s’y passer, tu n’as qu’à te régler là-dessus : souviens-toi seulement qu’il faut avoir une complaisance infatigable.

LISETTE.

Il n’est pas besoin de me recommander cela.

FRONTIN.

Flatte sans cesse l’entêtement que la baronne a pour le chevalier ; c’est là le point.

LISETTE.

Tu me fatigues de leçons inutiles.

FRONTIN.

Le voici qui vient.

LISETTE.

Je ne l’avais point encore vu. Ah ! qu’il est bien fait, Frontin !

FRONTIN.

Il ne faut pas être mal bâti pour donner de l’amour à une coquette.

 

 

Scène VIII

 

LE CHEVALIER, FRONTIN, LISETTE dans le fond

 

LE CHEVALIER.

Je te rencontre à propos, Frontin, pour l’apprendre... Mais que vois-je ? Quelle est cette beauté brillante ?

FRONTIN.

C’est une fille que je donne à madame la baronne pour remplacer Marine.

LE CHEVALIER.

Et c’est sans doute une de tes amies ?

FRONTIN.

Oui, monsieur ; il y a longtemps que nous nous connaissons ; je suis son répondant.

LE CHEVALIER.

Bonne caution ! c’est faire son éloge en un mot. Elle est, parbleu, charmante. Monsieur le répondant, je me plains de vous.

FRONTIN.

D’où vient ?

LE CHEVALIER.

Je me plains.de vous, vous dis-je ; vous savez toutes mes affaires, et vous me cachez les vôtres ; vous n’êtes pas un ami sincère.

FRONTIN.

Je n’ai pas voulu, monsieur...

LE CHEVALIER.

La confiance pourtant doit être réciproque ; pourquoi m’avoir fait un mystère d’une si belle découverte ?

FRONTIN.

Ma foi, monsieur, je craignais...

LE CHEVALIER.

Quoi ?

FRONTIN.

Ho ! monsieur, que diable ! vous m’entendez de reste.

LE CHEVALIER.

Le maraud ! Où a-t-il été déterrer ce petit minois-là ? Frontin, monsieur Frontin, vous avez le discernement fin et délicat quand vous faites un choix pour vous-même ; mais vous n’avez pas le goût si bon pour vos amis. Ah ! la piquante représentation ! l’adorable grisette !

LISETTE.

Que les jeunes seigneurs sont honnêtes !

LE CHEVALIER.

Non, je n’ai jamais rien vu de si beau que cette créature-là.

LISETTE.

Que leurs expressions sont flatteuses ! Je ne m’étonne plus que les femmes les courent.

LE CHEVALIER.

Faisons un troc, Frontin : cède-moi cette fille-là, et je t’abandonne ma vieille comtesse...

FRONTIN.

Non, monsieur : j’ai les inclinations roturières ; je m’en tiens à Lisette, à qui j’ai donné ma foi.

LE CHEVALIER.

Va, tu peux te vanter d’être le plus heureux faquin... Oui, belle Lisette, vous méritez...

LISETTE.

Trêve de douceurs, monsieur le chevalier ; je vais me présenter à ma maîtresse, qui ne m’a point encore vue ; vous, pouvez venir, si vous voulez, continuer devant elle la conversation.

 

 

Scène IX

 

LE CHEVALIER, FRONTIN

 

LE CHEVALIER.

Parlons de choses sérieuses, Frontin. Je n’apporte point à la baronne l’argent de son billet.

FRONTIN.

Tant pis.

LE CHEVALIER.

J’ai été chercher un usurier qui m’a déjà prêté de l’argent ; mais il n’est plus à Paris : des affaires qui lui sont survenues l’ont obligé d’en sortir brusquement ; ainsi, je vais te charger du billet.

FRONTIN.

Pourquoi ?

LE CHEVALIER.

Ne m’as-tu pas dit que tu connaissais un agent de change qui te donnèrent de l’argent à l’heure même ?

FRONTIN.

Cela est vrai ; mais que direz-vous à madame la baronne ? Si vous lui dites que vous avez encore son billet, elle verra bien que nous n’avions pas mis son brillant en gage ; car, enfin, elle n’ignore pas qu’un homme qui prête ne se dessaisit pas pour rien de son nantissement.

LE CHEVALIER.

Tu as, raison. Aussi suis-je d’avis de lui dire, que j’ai touché, l’argent, qu’il est chez moi, et que demain matin tu le feras apporter ici. Pendant ce temps-là, cours chez ton agent de change, et fais porter au logis l’argent que tu en recevras ; je vais t’y attendre, aussitôt que j’aurai parlé à la baronne.

Il entre dans la chambre de la Baronne.

 

 

Scène X

 

FRONTIN, seul

 

Je ne manque pas d’occupation, Dieu merci. Il faut que j’aille chez le traiteur ; de là, chez l’agent de change ; de chez l’agent de change, au logis ; et puis il faudra que je revienne ici joindre M. Turcaret. Cela s’appelle, ce me semble, une vie allez agissante ; mais patience ; après quelque temps de fatigue et de peine, je parviendrai enfin à un état d’aise : alors quelle satisfaction ! quelle tranquillité d’esprit ! je n’aurai plus à mettre en repos que ma conscience.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LA BARONNE, FRONTIN, LISETTE

 

LA BARONNE.

Hé bien, Frontin, as-tu commandé le souper ? Fera-t-on grande chère ?

FRONTIN.

Je vous en réponds, madame. Demandez à Lisette de quelle manière je régale pour mon compte, et jugez par là de ce que je sais faire lorsque je régale aux dépens des autres.

LISETTE.

Il est vrai, madame ; vous pouvez vous en fier à lui.

FRONTIN.

M. le chevalier m’attend : je vais lui rendre compte de l’arrangement de son repas, et puis je viendrai ici prendre possession de M. Turcaret, mon nouveau maître.

Il sort.

 

 

Scène II

 

LA BARONNE, LISETTE

 

LISETTE.

Ce garçon-là est un garçon de mérite, madame.

LA BARONNE.

Il me paraît que vous n’en, manquez pas, vous, Lisette.

LISETTE.

Il a beaucoup de savoir-faire.

LA BARONNE.

Je ne vous crois pas moins habile.

LISETTE.

Je ferais bien heureuse, madame, si mes petits talents pouvaient vous être utiles.

LA BARONNE.

Je suis contente de vous ; mais j’ai un avis à vous donner : je ne veux pas qu’on me flatte.

LISETTE.

Je suis ennemie de la flatterie.

LA BARONNE.

Surtout, quand je vous consulterai sur des choses qui me regarderont, soyez sincère.

LISETTE.

Je n’y manquerai pas.

LA BARONNE.

Je vous trouve pourtant trop de complaisance.

LISETTE.

À moi, madame ?

LA BARONNE.

Oui ; vous ne combattez pas assez les sentiments que j’ai pour le chevalier.

LISETTE.

Hé ! pourquoi les combattre ? Ils sont si raisonnables !

LA BARONNE.

J’avoue que le chevalier me paraît digne de toute ma tendresse.

LISETTE.

J’en fais le même jugement.

LA BARONNE.

Il a pour moi une passion véritable et constante.

LISETTE.

Un chevalier fidèle et sincère ! on n’en voit guère comme cela.

LA BARONNE.

Aujourd’hui même encore il m’a sacrifié une comtesse...

LISETTE.

Une comtesse !

LA BARONNE.

Elle n’est pas, à la vérité, dans la première jeunesse.

LISETTE.

C’est ce qui rend le sacrifice plus beau. Je connais messieurs les chevaliers : une vieille dame leur coûte plus qu’une autre à sacrifier.

LA BARONNE.

Il vient de me rendre compte d’un billet que je lui ai confié. Que je lui trouve de bonne foi !

LISETTE.

Cela est admirable.

LA BARONNE.

Il a une probité qui va jusqu’au scrupule.

LISETTE.

Mais, mais, voilà un chevalier unique en son espèce !

LA BARONNE.

Taisons-nous, j’aperçois M. Turcaret.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR TURCARET, LISETTE, LA BARONNE

 

MONSIEUR TURCARET.

Je viens, madame... Ho ! ho ! vous avez une nouvelle femme de chambre.

LA BARONNE.

Oui, monsieur ; que vous semble de celle-ci ?

MONSIEUR TURCARET.

Ce qui m’en semble ? elle me revient assez ; il faudra que nous fassions connaissance...

LISETTE.

La connaissance sera bientôt faite, monsieur...

LA BARONNE, à Lisette.

Vous savez qu’on soupe ici : donnez ordre que nous ayons un couvert propre, et que l’appartement soit bien éclairé.

MONSIEUR TURCARET.

Je crois cette fille-là sort raisonnable.

LA BARONNE.

Elle est fort dans vos intérêts, du moins.

MONSIEUR TURCARET.

Je lui en sais bon gré. Je viens, madame, de vous acheter pour dix mille francs de glaces, de porcelaines et de bureaux : ils sont d’un goût exquis, je les ai choisis moi-même.

LA BARONNE.

Vous êtes universel, monsieur ; vous vous connaissez à tout.

MONSIEUR TURCARET.

Oui, grâce au ciel, et surtout en bâtiment. Vous verrez, vous verrez l’hôtel que je vais faire bâtir...

LA BARONNE.

Quoi ! vous allez faire bâtir un hôtel ?

MONSIEUR TURCARET.

J’ai déjà acheté la place, qui contient quatre arpents six perches neuf toises trois pieds et onze pouces. N’est-ce pas là une belle étendue ?

LA BARONNE.

Fort belle.

MONSIEUR TURCARET.

Le logis sera magnifique ; je ne veux pas qu’il y manque un zéro, je le ferais plutôt abattre deux ou trois fois.

LA BARONNE.

Je n’en doute pas.

MONSIEUR TURCARET.

Malepeste ! Je n’ai garde de faire quelque chose de commun ; je me ferais siffler de tous les gens d’affaires.

LA BARONNE.

Assurément.

MONSIEUR TURCARET.

Quel homme entre ici ?

LA BARONNE.

C’est ce jeune marquis dont je vous ai dit que Marine avait épousé les intérêts ; je me passerais bien de ses visites, elles ne me sont aucun

 

 

Scène IV

 

LA BARONNE, MONSIEUR TURCARET, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Je parie que je ne trouverai point encore ici le chevalier.

MONSIEUR TURCARET, bas.

Ah ! morbleu | c’est le marquis de la Tribaudière. La fâcheuse rencontre !

LE MARQUIS.

Il ya près de deux jours que je le cherche. Hé ! que, vois-je !... oui... non... pardonnez-moi... justement... c’est lui-même ; c’est M. Turcaret. Que faites-vous de cet homme-là, madame ? Vous le connaissez, vous empruntez sur gages ? Palsambleu ! il vous ruinera.

LA BARONNE.

Monsieur le marquis...

LE MARQUIS.

Il vous pillera, il vous écorchera, je vous en avertis. C’est l’usurier le plus juif ! Il vend son argent au poids de l’or !

MONSIEUR TURCARET, bas.

J’aurais mieux fait de m’en aller.

LA BARONNE.

Vous vous méprenez, monsieur le marquis ; M. Turcaret passe dans le monde pour un homme de bien et d’honneur.

LE MARQUIS.

Aussi l’est-il, madame, aussi l’est-il ; il aime le bien des hommes et l’honneur des femmes : il a cette réputation-là. 

MONSIEUR TURCARET.

Vous aimez à plaisanter, monsieur le marquis. Il est badin, madame, il est badin ; ne le connaissez-vous pas sur ce pied-là ?

LA BARONNE.

Oui, je comprends bien qu’il badine ou qu’il est mal informé.

LE MARQUIS.

Mal informé, morbleu ! Madame, personne ne saurait vous en parler mieux que moi : il a de mes nippes actuellement.

MONSIEUR TURCARET.

De vos nippes, monsieur ? Ho ! je ferais bien serment du contraire.

LE MARQUIS.

Ah ! parbleu ! vous avez raison. Le diamant est à vous à l’heure qu’il est, selon nos conventions ; j’ai laissé passer le terme.

LA BARONNE.

Expliquez-moi tous deux cette énigme.

MONSIEUR TURCARET.

Il n’y a point d’énigme là-dedans, madame ; Je sais ce que c’est.

LE MARQUIS.

Il a raison, cela est sort clair, il n’y a point d’énigme. J’eus besoin d’argent il y a quinze mois ; j’avais un brillant de cinq cents louis : on m’adressa à M. Turcaret ; M. Turcaret me renvoya à un de ses commis, à un certain M. Ra, Ra, Rafle : c’est celui qui tient son bureau d’usure. Cet honnête M. Rafle me prêta sur ma bague onze cent trente-deux livres six sols huit deniers ; il me prescrivit un temps pour la retirer ; je ne suis pas fort exact, moi, le temps est passé, mon diamant est perdu.

MONSIEUR TURCARET.

Monsieur le marquis, monsieur le marquis, ne me confondez point avec M. Rafle, je vous prie ; c’est un fripon que j’ai chassé de chez moi : s’il a fait quelque mauvaise manœuvre, vous avez la voie de la justice. Je ne sais ce que c’est que votre brillant, je ne l’ai jamais vu ni manié.

LE MARQUIS.

Il me venait de ma tante ; c’était un des plus beaux brillants ; il était d’une netteté, d’une forme, d’une grosseur à peu près comme...

Il regarde le diamant de la Baronne.

Hé !... le voilà, madame ! Vous vous en êtes accommodée avec M. Turcaret, apparemment ?

LA BARONNE.

Autre méprise, monsieur ; je l’ai acheté, assez cher même, d’une revendeuse à la toilette.

LE MARQUIS

Cela vient de lui, madame ; il a des revendeuses à sa disposition, et, à ce qu’on dit même, dans sa famille.

MONSIEUR TURCARET.

Monsieur, Monsieur !

LA BARONNE.

Vous êtes insultant, monsieur le marquis.

LE MARQUIS.

Non, madame, mon dessein n’est pas d’insulter ; je suis trop serviteur de M. Turcaret, quoiqu’il me traite durement. Nous avons eu autrefois ensemble un petit commerce d’amitié ; il était laquais de mon grand-père, il me portait sur ses bras ; nous jouions tous les jours ensemble ; nous ne nous quittions presque point : le petit ingrat ne s’en souvient plus.

MONSIEUR TURCARET.

Je me souviens, je me souviens ; le passé est passé, je ne songe qu’au présent.

LA BARONNE.

De grâce, monsieur le marquis, changeons de discours. Vous cherchez M. le chevalier ?

LE MARQUIS

Je le cherche partout, madame, aux spectacles, au cabaret, au bal, au lansquenet ; je ne le trouve nulle part : ce coquin-là se débauche, il devient libertin.

LA BARONNE.

Je lui en ferai des reproches.

LE MARQUIS.

Je vous en prie. Pour moi, je ne change point ; je mené une vie réglée, je suis toujours à table, et l’on me fait crédit chez Fite et la Morlière, parce qu’on sait que je dois bientôt hériter d’une vieille tante, et qu’on me voit une disposition plus que prochaine à manger sa succession.

LA BARONNE.

Vous n’êtes pas une mauvaise pratique pour les traiteurs.

LE MARQUIS.

Non, madame, ni pour les traitants ; n’est-ce pas, monsieur Turcaret ? Ma tante pourtant veut que je me corrige : et, pour lui faire accroire qu’il y a déjà du changement dans ma conduite, je vais la voir dans l’état où je suis ; elle sera tout étonnée de me trouver si raisonnable, car elle m’a presque toujours vu ivre.

LA BARONNE.

Effectivement, monsieur le marquis, c’est une nouveauté que de vous voir autrement ; vous avez fait aujourd’hui un excès de sobriété.

LE MARQUIS.

Je soupai hier avec trois des plus jolies femmes de Paris ; nous avons bu jusqu’au jour ; et j’ai été faire un petit somme chez moi, afin, de pouvoir me présenter à jeun devant ma tante.

LA BARONNE.

Vous avez bien de la prudence.

LE MARQUIS.

Adieu, ma toute aimable, dites au chevalier qu’il se rende un peu à ses amis ; prêtez-le-nous quelquefois ; ou je viendrai si souvent ici, que je l’y trouverai. Adieu, monsieur Turcaret ; je n’ai point de rancune au moins ; touchez-là, renouvelons notre ancienne amitié ; mais dites un peu à votre âme damnée, à ce monsieur Rafle, qu’il me traite plus humainement la première fois que j’aurai besoin de lui.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR TURCARET, LA BARONNE

 

MONSIEUR TURCARET.

Voilà une mauvaise connaissance, madame ; c’est le plus grand fou et le plus grand menteur que je connaisse.

LA BARONNE.

C’est en dire beaucoup.

MONSIEUR TURCARET.

Que j’ai souffert pendant cet entretien !

LA BARONNE.

Je m’en suis aperçue.

MONSIEUR TURCARET.

Je n’aime point les malhonnêtes gens.

LA BARONNE.

Vous avez bien raison.

MONSIEUR TURCARET.

J’ai été si surpris d’entendre les choses qu’il a dites que je n’ai pas eu la forcé de répondre : ne l’avez-vous pas remarqué ?

LA BARONNE.

Vous en avez usé, sagement ; j’ai admiré votre modération.

MONSIEUR TURCARET.

Moi, usurier ! Quelle calomnie !

LA BARONNE.

Cela regarde plus M. Rafle que vous,

MONSIEUR TURCARET.

Vouloir faire aux gens un crime de prêter sur gages ! Il vaut mieux prêter sur gages que prêter sur rien.

LA BARONNE.

Assurément.

MONSIEUR TURCARET.

Me venir dire au nez que j’ai été laquais de son grand-père ! Rien n’est plus faux : je n’ai jamais été que son homme d’affaires.

LA BARONNE.

Quand cela ferait vrai : Je beau reproche ! Il y a si longtemps ! Cela est prescrit.

MONSIEUR TURCARET.

Oui, sans doute.

LA BARONNE.

Ces sortes de mauvais contes ne sont aucune impression sur mon esprit ; vous êtes trop bien établi dans mon cœur.

MONSIEUR TURCARET.

C’est trop de grâce que vous me faites.

LA BARONNE.

Vous êtes un homme de mérite.

MONSIEUR TURCARET.

Vous vous moquez !

LA BARONNE.

Un vrai homme d’honneur

MONSIEUR TURCARET.

Ho ! point du tout

LA BARONNE.

Et vous avez trop l’air et les manières d’une personne de condition, pour pouvoir être soupçonné de ne l’être pas.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR TURCARET, LA BARONNE, FLAMAND

 

FLAMAND

Monsieur !

MONSIEUR TURCARET.

Que me veux-tu ?

FLAMAND

Il est là-bas qui vous demande.

MONSIEUR TURCARET.

Qui ? butor ?

FLAMAND

Ce monsieur que vous savez : là, ce monsieur... Chose.

MONSIEUR TURCARET.

M. Chose ?

FLAMAND

Hé oui ! ce commis que vous aimez tant. Drés qu’il vient pour deviser avec vous, tout aussitôt vous faites sortir tout le monde, et ne voulez pas que personne vous écoute.

MONSIEUR TURCARET.

C’est M. Rafle, apparemment ?

FLAMAND.

Oui, tout fin drés, monsieur, c’est lui-même.

MONSIEUR TURCARET.

Je vais le trouver ; qu’il m’attende.

LA BARONNE.

Ne disiez-vous pas que vous l’aviez chassé ?

MONSIEUR TURCARET.

Oui, et c’est pour cela qu’il vient ici : il cherche à se raccommoder. Dans le fond, c’est un assez bon homme, homme de confiance. Je vais savoir ce qu’il me veut.

LA BARONNE.

Hé ! non, non, faites-le monter, Flamand. Monsieur, vous lui parlerez dans cette salle. N’êtes-vous pas ici chez vous ?

MONSIEUR TURCARET.

Vous êtes bien honnête, madame.

LA BARONNE.

Je ne veux point troubler votre conversation ; je vous laisse. N’oubliez pas la prière que je vous ai faite en faveur de Flamand.

MONSIEUR TURCARET.

Mes ordres sont déjà donnés pour cela ; vous serez contente.

 

 

Scène VII

 

MONSIEUR TURCARET, MONSIEUR RAFLE

 

MONSIEUR TURCARET.

De quoi est-il question, monsieur Rafle ? Pourquoi me venir chercher jusqu’ici ? Ne savez-vous pas bien que, quand on vient chez les dames, ce n’est pas pour y entendre parler d’affaires ?

MONSIEUR RAFLE.

L’importance de celles que j’ai à vous communiquer doit me servir d’excuse.

TURCARET.

Qu’est-ce que c’est donc que ces choses d’importance ?

MONSIEUR RAFLE.

Peut-on parler ici librement ?

MONSIEUR TURCARET.

Oui, vous le pouvez ; je suis le maître. Parlez.

MONSIEUR RAFLE, regardant dans un bordereau.

Premièrement. Cet enfant de famille à qui nous prêtâmes, l’année passée, trois mille livres, et à qui je, fis faire un billet de neuf par votre ordre, se voyant sur le point d’être inquiété pour le payement, a déclaré la chose à son oncle le président, qui, de concert avec toute la famille, travaille actuellement à vous perdre.

MONSIEUR TURCARET.

Peines perdues que ce travail-là ; laissons-les venir. Je ne prends pas facilement l’épouvante.

MONSIEUR RAFLE, après avoir regardé dans son bordereau.

Ce caissier que vous avez cautionné, et qui vient de faire banqueroute de deux cent mille écus !...

MONSIEUR TURCARET.

C’est par mon ordre qu’il... Je sais où il est.

MONSIEUR RAFLE.

Mais les procédures se sont contre vous ; l’affaire est sérieuse et pressante.

MONSIEUR TURCARET.

On l’accommodera ; j’ai pris des mesures ; cela sera réglé demain.

MONSIEUR RAFLE.

J’ai peur que ce ne soit trop tard.

MONSIEUR TURCARET.

Vous êtes trop timide. Avez-vous passé chez ce jeune homme de la rue Quincampoix à qui j’ai fait avoir une caisse ?

MONSIEUR RAFLE.

Oui, monsieur. Il veut bien vous prêter vingt mille francs des premiers deniers qu’il touchera, à condition qu’il fera valoir à son profit ce qui pourra lui rester à la compagnie, et que vous prendrez son parti, si l’on vient à s’apercevoir de la manœuvre.

MONSIEUR TURCARET.

Cela est dans les règles, il n’y a rien de plus juste ; voilà un garçon raisonnable. Vous lui direz, monsieur Rafle, que je le protégerai dans toutes ses affaires. Y a-t-il encore quelque chose ?

MONSIEUR RAFLE, après avoir regardé dans le bordereau.

Ce grand homme sec, qui vous donna, il y a deux mois, deux mille francs pour une direction que vous lui avez fait avoir à Valogne...

MONSIEUR TURCARET.

Hé bien ?

MONSIEUR RAFLE.

Il lui est arrivé un malheur.

MONSIEUR TURCARET.

Quoi ?

MONSIEUR RAFLE.

On a surpris sa bonne foi, on lui a volé quinze mille francs. Dans le fond, il est trop bon.

MONSIEUR TURCARET.

Trop bon, trop bon ! Hé ! pourquoi diable s’est-il donc mis dans les affaires ? Trop bon, trop bon !

MONSIEUR RAFLE.

Il m’a écrit une lettre sort touchante, par laquelle il vous prie d’avoir pitié de lui.

MONSIEUR TURCARET.

Papier perdu, lettre inutile.

MONSIEUR RAFLE.

Et de faire en sorte qu’il ne soit point révoqué.

MONSIEUR TURCARET,

Je ferai plutôt en sorte qu’il le soit : l’emploi me reviendra, je le donnerai à un autre pour le même prix.

MONSIEUR RAFLE.

C’est ce que j’ai pensé comme vous.

MONSIEUR TURCARET.

J’agirais contre mes intérêts ; je mériterais d’être cassé à la tête de la compagnie.

MONSIEUR RAFLE.

Je ne suis pas plus sensible que vous aux plaintes des sots... Je lui ai déjà fait réponse, et lui ai mandé tout net qu’il ne devait point compter sur vous.

MONSIEUR TURCARET.

Non, parbleu !

MONSIEUR RAFLE, regardant dans son bordereau.

Voulez-vous prendre, au denier quatorze, cinq mille francs qu’un honnête serrurier de ma connaissance a amassés par son travail et par ses épargnes ?

MONSIEUR TURCARET.

Oui, oui, cela est bon : je lui ferai ce plaisir-là. Allez me le chercher. Je serai au logis dans un quart d’heure ; qu’il apporte l’espèce. Allez, allez.

MONSIEUR RAFLE, s’en allant et revenant.

J’oubliais la principale affaire : je ne l’ai pas mise sur mon agenda.

MONSIEUR TURCARET.

Qu’est-ce que c’est que cette principale affaire ?

MONSIEUR RAFLE,

Une nouvelle qui vous surprendra fort madame Turcaret est à Paris.

MONSIEUR TURCARET.

Parlez bas, monsieur Rafle, parlez bas.

MONSIEUR RAFLE.

Je la rencontrai hier dans un fiacre, avec une manière de jeune seigneur dont le visage ne m’est pas tout à fait inconnu, et que je viens de trouver dans cette rue-ci en arrivant.

MONSIEUR TURCARET.

Vous ne lui parlâtes point ?

MONSIEUR RAFLE.

Non ; mais elle m’a fait prier ce matin de ne vous en rien dire, et de vous faire souvenir seulement qu’il lui est dû quinze mois de la pension de quatre mille livres que vous lui donnez pour la tenir en province. Elle ne s’en retournera point qu’elle ne soit payée.

MONSIEUR TURCARET.

Ho ! ventrebleu, monsieur Rafle, qu’elle le soit : défaisons-nous promptement de cette créature-là. Vous lui porterez dès aujourd’hui les cinq cents pistoles du serrurier ; mais qu’elle parte dès demain.

MONSIEUR RAFLE.

Ho ! elle ne demandera pas mieux. Je vais chercher le bourgeois et le mener chez vous.

MONSIEUR TURCARET.

Vous m’y trouverez.

 

 

Scène VIII

 

MONSIEUR TURCARET, seul

 

Malepeste ! ce ferait une sotte aventure si madame Turcaret s’avisait de venir en cette maison ; elle me perdrait dans l’esprit de ma baronne, à qui j’ai fait accroire que j’étais veuf.

 

 

Scène IX

 

MONSIEUR TURCARET, LISETTE

 

LISETTE.

Madame m’a envoyée savoir, monsieur, si vous étiez encore ici en affaires.

MONSIEUR TURCARET.

Je n’en avais point, mon enfant ; ce sont des bagatelles dont de pauvres diables de commis s’embarrassent la tête, parce qu’ils ne sont pas faits pour les grandes choses.

 

 

Scène X

 

MONSIEUR TURCARET, LISETTE, FRONTIN

 

FRONTIN.

Je suis ravi, monsieur, de vous trouver en conversation avec cette aimable personne : quelque intérêt que j’y prenne, je me garderai bien de troubler un si doux entretien.

MONSIEUR TURCARET, à Frontin.

Tu ne feras point de trop ; approche, Frontin ; je te regarde comme un homme tout à moi, et je veux que tu m’aides à gagner l’amitié de cette fille-là.

LISETTE.

Cela ne sera pas bien difficile.

FRONTIN.

Ho ! pour cela, non. Je ne sais pas, monsieur, sous quelle heureuse étoile vous êtes né, mais tout le monde a naturellement un grand faible pour vous.

MONSIEUR TURCARET.

Cela ne vient point de l’étoile, cela vient des manières.

LISETTE.

Vous les avez si belles, si prévenantes !...

MONSIEUR TURCARET.

Comment le sais-tu ?

LISETTE.

Depuis le peu de temps que je suis ici, je n’entends dire autre chose à madame la baronne.

MONSIEUR TURCARET.

Tout de bon ?

FRONTIN.

Cette femme-là ne saurait cacher sa faiblesse ; elle vous aime si tendrement !... Demandez, demandez à Lisette.

LISETTE.

Ho ! c’est vous qu’il en faut croire, monsieur Frontin.

FRONTIN.

Non, je ne comprends pas moi-même tout ce que je sais là-dessus ; et ce qui m’étonne davantage, c’est l’excès où cette passion est parvenue, sans pourtant que monsieur Turcaret se soit donné beaucoup de peine pour chercher à la mériter.

MONSIEUR TURCARET.

Comment, comment l’entends-tu ?

FRONTIN.

Je vous ai vu vingt fois, monsieur, manquer d’attention pour certaines choses.

MONSIEUR TURCARET.

Ho ! parbleu ! je n’ai rien à me reprocher là-dessus.

LISETTE.

Ho ! non. : je suis sûre que monsieur n’est pas homme à laisser échapper la moindre occasion de faire plaisir aux personnes qu’il aime. Ce n’est que par là ‘qu’on mérite d’être aimé.

FRONTIN.

Cependant, monsieur ne le mérite pas autant que je le voudrais.

MONSIEUR TURCARET.

Explique-toi donc.

FRONTIN.

Oui ; mais ne trouverez-vous point mauvais qu’en serviteur fidèle et sincère je prenne la liberté de vous parler à cœur ouvert ?

MONSIEUR TURCARET.

Parle.

FRONTIN.

Vous ne répondez pas assez à l’amour que madame la baronne a pour vous.

MONSIEUR TURCARET.

Je n’y réponds pas !

FRONTIN.

Non, monsieur. Je t’en fais juge, Lisette ; monsieur, avec tout son esprit, fait des fautes d’attention.

MONSIEUR TURCARET.

Qu’appelles-tu donc des fautes d’attention ?

FRONTIN.

Un certain oubli, certaine négligence...

MONSIEUR TURCARET.

Mais encore.

FRONTIN.

Mais, par exemple, n’est-ce pas une chose honteuse que vous n’ayez pas encore songé à lui faire présent d’un équipage ?

LISETTE.

Ah ! pour cela, monsieur, il a raison : vos commis en donnent bien à leurs maîtresses.

MONSIEUR TURCARET.

À quoi bon un équipage ? N’a-t-elle pas le mien, dont elle dispose quand il lui plaît ?

FRONTIN.

Ho ! monsieur, avoir un carrosse à foi, ou être obligé d’emprunter ceux de ses amis, cela est bien différent.

LISETTE.

Vous êtes trop dans le monde pour ne le pas connaître : la plupart des femmes sont plus sensibles à la vanité d’avoir un équipage qu’au plaisir même de s’en servir.

MONSIEUR TURCARET.

Oui, je comprends cela.

FRONTIN.

Cette fille-là, monsieur, est de sort bon sens ; elle ne parle pas mal, au moins.

MONSIEUR TURCARET.

Je ne te trouve pas si sot non plus que je t’ai cru d’abord, toi, Frontin.

FRONTIN.

Depuis que j’ai l’honneur d’être à votre service, je sens de moment en moment que l’esprit me vient. Ho ! je prévois que je profiterai beaucoup avec vous.

MONSIEUR TURCARET.

Il ne tiendra qu’à toi.

FRONTIN.

Je vous proteste, monsieur, que je ne manque pas de bonne volonté. Je donnerais donc à madame la baronne un bon grand carrosse bien étoffé.

MONSIEUR TURCARET.

Elle en aura un. Vos réflexions sont justes : elles me déterminent.

FRONTIN.

Je savais bien que ce n’était qu’une faute d’attention.

MONSIEUR TURCARET.

Sans doute ; et, pour marque de cela, je vais, de ce pas, commander un carrosse.

FRONTIN.

Fi donc, monsieur ! il ne faut pas que vous paraissiez là-dedans,, vous ; il ne ferait pas honnête que l’on sût dans le monde que vous donnez un carrosse à madame la baronne. Servez-vous d’un tiers, d’une main étrangère, mais fidèle. Je connais deux ou trois selliers qui ne savent point encore que je suis à vous ; si vous voulez, je me chargerai du soin...

MONSIEUR TURCARET.

Volontiers. Tu me parais assez entendu, je m’en rapporte à toi. Voilà soixante pistoles que j’ai de reste dans ma bourse, tu les donneras à compte.

FRONTIN.

Je n’y manquerai pas, monsieur. À l’égard des chevaux, j’ai un maître maquignon qui est mon neveu à la mode de Bretagne ; il vous en fournira de fort beaux.

MONSIEUR TURCARET.

Qu’il me vendra bien cher, n’est-ce pas ?

FRONTIN.

Non, monsieur ; il vous les vendra, en conscience.

MONSIEUR TURCARET.

La conscience d’un maquignon !

FRONTIN.

Ho ! je vous en réponds comme de la mienne.

MONSIEUR TURCARET.

Sur ce pied-là je me servirai de lui.

FRONTIN.

Autre faute d’attention.

MONSIEUR TURCARET.

Ho ! va te promener avec tes fautes d’attention. Ce Coquin-là me ruinerait à la fin. Tu diras de ma part, à madame la baronne, qu’une affaire, qui fera bientôt terminée, m’appelle au logis.

 

 

Scène XI

 

FRONTIN, LISETTE

 

FRONTIN.

Cela ne commence pas mal.

LISETTE.

Non, pour madame la baronne ; mais pour nous ?

FRONTIN.

Voilà déjà soixante pistoles que nous pouvons garder : je les gagnerai bien sur l’équipage ; serre-les : ce sont les premiers fondements de notre communauté.

LISETTE.

Oui ; mais il faut promptement bâtir sur ces fondements-là, car je fais des réflexions morales, je t’en avertis.

FRONTIN.

Peut-on les savoir ?

LISETTE.

Je m’ennuie d’être soubrette.

FRONTIN.

Comment ; diable ! tu deviens ambitieuse ?

LISETTE.

Oui, mon enfant. Il faut que l’air qu’on respire dans une maison fréquentée par un financier soit contraire à la modestie, car, depuis le peu de temps que j’y suis, il me vient des idées de grandeur que je n’ai jamais eues. Hâte-toi d’amasser du bien ; autrement, quelque engagement que nous ayons ensemble, le premier riche faquin qui se présentera pour m’épouser...

FRONTIN.

Mais donne-moi donc le temps de m’enrichir.

LISETTE.

Je te donne trois ans : c’est assez pour un homme d’esprit.

FRONTIN.

Je ne t’en demande pas davantage. C’est assez, ma princesse ; je vais ne rien épargner pour vous mériter ; et si je manque d’y réussir, ce ne sera pas faute d’attention.

 

 

Scène XII

 

LISETTE, seule

 

Je ne saurais m’empêcher d’aimer ce Frontin ; c’est mon chevalier, à moi ; et, au train que je lui vois prendre, j’ai un secret pressentiment qu’avec ce garçon-là je deviendrai quelque jour femme de qualité.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LE CHEVALIER, FRONTIN

 

LE CHEVALIER.

Que fais-tu ici ? Ne m’avais-tu pas dit que tu retournerais chez ton agent de change ? Est-ce que tu ne l’aurais pas encore trouvé au logis ?

FRONTIN.

Pardonnez-moi, monsieur ; mais il n’était pas en fonds ; il n’avait pas chez lui toute la somme ; il m’a dit de retourner ce soir. Je vais vous rendre le billet, si vous voulez.

LE CHEVALIER.

Hé ! garde-le ; que veux-tu que j’en fasse ? La baronne est là-dedans ; que fait-elle ?

FRONTIN.

Elle s’entretient avec Lisette d’un carrosse que je vais ordonner pour elle, et d’une certaine maison de campagne qui lui plaît et qu’elle veut louer, en attendant que je lui en fasse faire l’acquisition.

LE CHEVALIER.

Un carrosse, une maison de campagne ! quelle folie !

FRONTIN.

Oui ; mais tout cela doit se faire aux dépens de M. Turcaret. Quelle sagesse !

LE CHEVALIER.

Cela change la thèse.

FRONTIN.

Il n’y a qu’une chose qui l’embarrassait.

LE CHEVALIER.

Hé quoi ?

FRONTIN.

Une petite bagatelle.

LE CHEVALIER.

Dis-moi donc ce que c’est ?

FRONTIN.

Il faut meubler cette maison de campagne elle ne savait comment engager à cela M. Turcaret ; mais le génie supérieur qu’elle a placé auprès de lui s’est chargé de ce soin-là.

LE CHEVALIER.

De quelle manière t’y prendras-tu ?

FRONTIN.

Je vais chercher un vieux coquin de ma connaissance qui nous aidera à tirer dix mille francs dont nous avons besoin pour nous meubler.

LE CHEVALIER.

As-tu bien fait attention à ton stratagème ?

FRONTIN.

Ho ! qu’oui, monsieur ! C’est mon sort que l’attention : j’ai tout cela dans ma tête ; ne vous mettez pas en peine. Un petit acte supposé... un faux exploit...

LE CHEVALIER.

Mais prends-y garde, Frontin ; M. Turcaret sait les affaires.

FRONTIN.

Mon vieux coquin les sait encore mieux que lui : c’est le plus habile, le plus intelligent écrivain...

LE CHEVALIER.

C’est une autre chose.

FRONTIN.

Il a presque toujours eu son logement dans les maisons du roi, à cause de ses écritures.

LE CHEVALIER.

Je n’ai plus, rien à te dire,

FRONTIN.

Je sais où le trouver à coup sur, et nos machines feront bientôt prêtes ; adieu. Voilà M. le marquis qui vous cherche,

Il sort.

 

 

Scène II

 

LE CHEVALIER, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Ah ! palsambleu, chevalier, tu deviens bien rare, on ne te trouve nulle part ; il y a vingt-quatre heures que je te cherché pour te consulter sur une affaire de cœur.

LE CHEVALIER.

Hé ! depuis quand te mêles-tu de ces sortes d’affaires, toi.

LE MARQUIS.

Depuis trois ou quatre jours.

LE CHEVALIER.

Et tu m’en fais aujourd’hui la première confidence ? Tu deviens bien, discret.

LE MARQUIS.

Je me donne au diable si j’y ai songé. Une affaire de cœur ne me tient au cœur que très faiblement, comme tu sais. C’est une conquête que j’ai faite par hasard, que je conserve par amusement, et dont je me déferai par caprice, ou par raison peut-être.

LE CHEVALIER.

Voilà un bel attachement !

LE MARQUIS.

Il ne faut pas que les plaisirs de la vie nous occupent trop sérieusement. Je ne m’embarrasse de rien, moi ; elle m’avoir donné son portrait, je l’ai perdu ; un autre s’en pendrait, je m’en soucie comme de cela.

LE CHEVALIER.

Avec de pareils sentiments tu dois te faire adorer. Mais, dis-moi un peu, qu’est-ce que c’est que cette femme-là ?

LE MARQUIS.

C’est une femme de qualité, une comtesse de province ; car elle me l’a dit.

LE CHEVALIER.

Hé ! quel temps as-tu pris pour faire cette conquête-là ? Tu dors tout le jour, et bois toute la nuit ordinairement.

LE MARQUIS.

Ho ! non pas, non pas ! s’il vous plaît ; dans ce temps-ci, il y a des heures de bal : c’est là qu’on trouve de bonnes occasions.

LE CHEVALIER.

C’est-à-dire que c’est une connaissance de bal ?

LE MARQUIS.

Justement : j’y allais l’autre jour, un peu chaud de vin ; j’étais en pointe, j’agaçais les jolis masques. J’aperçois une taille, un air de gorge, une tournure de hanches. J’aborde, je prie, je prête, j’obtiens qu’on se démasque, je vois une personne...

LE CHEVALIER.

Jeune, sans doute.

LE MARQUIS.

Non, assez vieille.

LE CHEVALIER.

Mais belle encore, et des plus agréables ?

LE MARQUIS,

Pas trop belle.

LE CHEVALIER.

L’amour, à ce que je vois, ne t’aveugle pas.

LE MARQUIS.

Je rends justice à l’objet aimé.

LE CHEVALIER.

Elle a donc de l’esprit.

LE MARQUIS.

Ho ! pour de l’esprit, c’est un prodige. Quel flux de pensées ! quelle imagination ! Elle me dit cent extravagances qui me charmèrent.

LE CHEVALIER.

Quel fut le résultat de la conversation ?

LE MARQUIS.

Le résultat ? Je la ramenai chez elle avec sa compagnie ; je lui offris mes services, et la vieille folle les accepta.

LE CHEVALIER.

Tu l’as revue depuis !

LE MARQUIS.

Le lendemain au soir, des que je fus levé, je me rendis à son hôtel.

LE CHEVALIER.

Hôtel garni, apparemment ?

LE MARQUIS.

Oui, hôtel garni.

LE CHEVALIER.

Hé bien ?

LE MARQUIS.

Hé bien, autre vivacité de conversation, nouvelles folies, tendres protestations de ma part, vives reparties de la tienne. Elle me donna ce maudit portrait que j’ai perdu avant-hier, je ne l’ai pas revue depuis. Elle m’a écrit, je lui ai fait réponse ; elle m’attend aujourd’hui ; mais je ne sais ce que je dois faire. Irai-je, ou n’irai-je pas ? Que me conseilles-tu ? C’est pour cela que je te cherche.

LE CHEVALIER.

Si tu n’y vas pas, cela sera malhonnête.

LE MARQUIS.

Oui ; mais, si j’y vais aussi, cela paraîtra bien empressé ; la conjoncture est délicate. Marquer tant d’empressement, c’est courir après une femme ; cela est bien bourgeois ; qu’en dis-tu ?

LE CHEVALIER.

Pour te donner conseil là-dessus, il faudrait connaître cette personne-là.

LE MARQUIS.

Il faut te la faire, connaître. Je veux te donner ce soir à souper chez elle avec ta baronne.

LE CHEVALIER.

Cela ne le peut pas pour ce soir, car je donne à souper ici.

LE MARQUIS.

À souper ici ! je t’amène ma conquête.

LE CHEVALIER.

Mais la baronne...

LE MARQUIS.

Ho ! la baronne raccommodera fort de cette femme-là ; il est bon même qu’elles fassent connaissance : nous ferons quelquefois de petites parties carrées.

LE CHEVALIER.

Mais ta comtesse ne fera-t-elle pas difficulté de venir avec toi tête à tête sans une maison... ?

LE MARQUIS.

Des difficultés ! Ho ! ma comtesse n’est point difficultueuse ; c’est une personne qui sait vivre, une femme revenue des préjugés de l’éducation.

LE CHEVALIER.

Hé bien, amène-la, tu nous feras plaisir.

LE MARQUIS.

Tu en seras charmé, toi. Les jolies manières ! Tu verras une femme vive, pétulante, distraite, étourdie, dissipée, et toujours barbouillée de tabac. On ne la prendrait pas pour une femme de province.

LE CHEVALIER.

Tu en fais un beau portrait ; nous verrons si tu n’es pas un peintre flatteur.

LE MARQUIS.

Je vais la chercher. Sans adieu, chevalier.

LE CHEVALIER.

Serviteur, marquis.

 

 

Scène III

 

LE CHEVALIER, seul

 

Cette charmante conquête du marquis est apparemment une comtesse comme celle que j’ai sacrifiée à la baronne.

 

 

Scène IV

 

LE CHEVALIER, LA BARONNE

 

LA BARONNE.

Que faites-vous donc là seul, chevalier ? Je croyais que le marquis était avec vous ?

LE CHEVALIER, riant.

Il sort, dans le moment, madame... Ha ! ha ! ha !

LA BARONNE.

De quoi riez-vous donc ?

LE CHEVALIER.

Ce fou de marquis est amoureux d’une femme de province, d’une comtesse qui loge en chambre garnie ; il est allé la prendre chez elle pour l’amener ici : nous en aurons le divertissement.

LA BARONNE.

Mais, dites-moi, chevalier, les avez-vous priés à souper ?

LE CHEVALIER.

Oui, madame ; augmentation de convives, surcroît de plaisir ; il faut amuser M. Turcaret, le dissiper.

LA BARONNE.

La présence du marquis le divertira mal : vous ne savez pas qu’ils se connaissent, ils ne s’aiment point ; il s’est passé tantôt, entre eux une scène ici...

LE CHEVALIER.

Le plaisir de la table raccommode tout. Ils ne sont peut-être pas si mal ensemble qu’il soit impossible de les réconcilier. Je me charge de cela ; reposez-vous sur moi ; M. Turcaret est un bon sot...

LA BARONNE.

Taisez-vous, je crois que le voici ; je crains qu’il ne vous ait entendu.

 

 

Scène V

 

LA BARONNE, LE CHEVALIER, MONSIEUR TURCARET

 

LE CHEVALIER, embrassant M. Turcaret.

Monsieur Turcaret veut bien permettre qu’on l’embrasse, et qu’on lui témoigne la vivacité du plaisir qu’on aura tantôt à se trouver avec lui le verre à la main.

MONSIEUR TURCARET.

Le plaisir de cette vivacité-là... monsieur, sera... bien réciproque : l’honneur que je reçois d’une part... joint à... la satisfaction que... l’on trouve de l’autre... avec madame, fait, en vérité, que, je vous assure que... je suis fort aise de cette partie-là.

LA BARONNE.

Vous allez, monsieur, vous engager dans des compliments qui embarrasseront aussi M. le chevalier ; et vous ne finirez ni l’un ni l’autre.

LE CHEVALIER.

Ma cousine a raison : supprimons la cérémonie, et ne longeons qu’à nous réjouir. Vous aimez la musique ?

MONSIEUR TURCARET.

Si je l’aime ? Malpeste ! je suis abonné à l’Opéra.

LE CHEVALIER.

C’est la passion dominante des gens du beau monde.

MONSIEUR TURCARET.

C’est la mienne.

LE CHEVALIER.

La musique remue les passions.

MONSIEUR TURCARET.

Terriblement. Une belle voix, soutenue d’une trompette, cela jette dans une douce rêverie.

LA BARONNE.

Que vous avez le goût bon !

LE CHEVALIER.

Oui, vraiment. Que je suis un grand sot de n’avoir pas songé à cet instrument-là ! Ho ! parbleu, puisque vous êtes dans le goût des trompettes, je vais moi-même donner ordre...

MONSIEUR TURCARET, l’arrêtant toujours.

Je ne souffrirai point cela, monsieur le chevalier ; je ne prétends point que, pour une trompette...

LA BARONNE, bas, à M. Turcaret.

Laissez-le aller, monsieur...

Le chevalier s’en va. Haut.

Et quand nous pouvons être seuls quelques moments ensemble, épargnons-nous, autant qu’il nous sera possible, la présence des importuns.

MONSIEUR TURCARET.

Vous m’aimez plus que je ne mérite, madame.

LA BARONNE.

Qui ne vous aimerait pas ? Mon cousin le chevalier lui-même a toujours eu un attachement pour vous...

MONSIEUR TURCARET.

Je lui suis bien obligé.

LA BARONNE.

Une attention pour tout ce qui peut vous plaire.

MONSIEUR TURCARET.

Il me paraît sort bon garçon.

 

 

Scène VI

 

LA BARONNE, MONSIEUR TURCARET, LISETTE

 

LA BARONNE.

Qu’y a-t-il Lisette ?

LISETTE.

Un homme vêtu de gris-noir, avec un rabat sale et une vieille perruque.

Bas.

Ce sont les meubles de la maison de campagne.

LA BARONNE.

Qu’on fasse entrer...

 

 

Scène VII

 

LA BARONNE, MONSIEUR TURCARET, LISETTE, FRONTIN, MONSIEUR FURET

 

MONSIEUR FURET.

Qui de vous deux, mesdames, est la maîtresse de céans ?

LA BARONNE.

C’est moi : que voulez-vous ?

MONSIEUR FURET.

Je ne répondrai point que, au préalable, je ne me sois donné l’honneur se vous saluer, vous, madame, et toute l’honorable Compagnie, avec tout le respect dû et requis.

MONSIEUR TURCARET.

Voilà un plaisant original.

LISETTE.

Sans tant de façons, monsieur, dites-nous au préalable qui vous êtes.

MONSIEUR FURET.

Je suis huissier à verge, à votre service, et je me nomme M. Furet.

LA BARONNE.

Chez moi un huissier !

FRONTIN.

Cela est bien insolent.

MONSIEUR TURCARET.

Voulez-vous, madame, que je jette ce drôle-là par les fenêtres ? Ce n’est pas le premier coquin que...

MONSIEUR FURET.

Tout beau, monsieur ! d’honnêtes huissiers comme moi ne sont point exposés à de pareilles aventures. J’exerce mon petit ministère d’une façon si obligeante, que toutes les personnes de qualité se sont un plaisir de recevoir un exploit de ma main. En voici un que j’aurai, s’il vous plaît, l’honneur (avec votre, permission, monsieur), que j’aurai l’honneur de présenter respectueusement à madame, sous votre bon plaisir, monsieur.

LA BARONNE.

Un exploit à moi ! Voyez ce que c’est, Lisette.

LISETTE.

Moi, madame, je n’y connais rien ; je ne sais lire que des billets doux. Regarde, toi, Frontin.

FRONTIN.

Je n’entends pas encore les affaires.

MONSIEUR FURET.

C’est pour une obligation que défunt M. le baron de Porcandorf, votre époux...

LA BARONNE.

Feu mon époux, monsieur ? Cela ne me regarde point ; j’ai renoncé à la communauté.

MONSIEUR TURCARET.

Sur ce pied-là, on n’a rien à vous demander.

MONSIEUR FURET.

Pardonnez-moi, monsieur, l’acte étant ; signé par madame.

MONSIEUR TURCARET.

L’acte est donc solidaire ?

MONSIEUR FURET.

Oui, monsieur, très solidaire, et même avec déclaration d’emploi ; je vais vous en lire les termes ; ils sont énoncés dans l’exploit.

MONSIEUR TURCARET.

Voyons si l’acte est en bonne forme.

MONSIEUR FURET, après avoir mis des lunettes.

« Par-devant, etc. furent présents en leurs personnes haut et puissant seigneur George-Guillaume de Porcandorf, et dame Agnès-Ildegonde de La Dolinvillière, son épouse, de lui dûment autorisée à l’effet des présentes, lesquels ont reconnu devoir à Éloi-Jérôme Poussif, marchand de chevaux, la somme de dix mille livres... »

LA BARONNE.

De dix mille livres !

LISETTE.

La maudite obligation !

MONSIEUR FURET.

« Pour un équipage fourni par ledit Poussif, consistant eh douze mulets, quinze chevaux normands, sous poil roux, et trois bardeaux d’Auvergne, ayant tous crins, queues et oreilles et garnis de leurs bâts, selles, brides et licols. »

LISETTE.

Brides et licols ! Est-ce à une femme de payer ces sortes de nippes-là ?

MONSIEUR TURCARET.

Ne l’interrompons point. Achevez, mon ami.

MONSIEUR FURET.

« Au payement desquelles dix milles livres lesdits débiteurs ont obligé, affecté et hypothéqué généralement tous leurs biens présents et à venir, sans division ni discussion, renonçant auxdits droits ; et pour l’exécution, des présentes, ont élu domicile chez Innocent-Blaise Le Juste, ancien procureur au Châtelet, demeurant rue du Bout-du-Monde. Fait et passé, etc. »

FRONTIN, à M. Turcaret.

L’acte est-il en bonne forme, monsieur ?

MONSIEUR TURCARET.

Je n’y trouve rien à redire que la somme.

MONSIEUR FURET.

Que la somme, monsieur ! Ho ! il n’y a rien à dire à la somme, elle est fort bien énoncée.

MONSIEUR TURCARET.

Cela est chagrinant.

LA BARONNE.

Comment, chagrinant ! Est-ce qu’il faudra qu’il m’en coûte sérieusement dix mille, livres pour avoir signé ?

LISETTE.

Voilà ce que c’est que d’avoir trop de complaisance pour un mari ! Lés femmes ne le corrigeront-elles jamais de ce défaut-là.

LA BARONNE ;

Quelle injustice ! N’y a-t-il pas moyen de revenir contre cet acte-là, monsieur Turcaret !

MONSIEUR TURCARET.

Je n’y vois point d’apparence. Si dans l’acte vous n’aviez pas expressément renoncé aux droits de division et de discussion, nous pourrions chicaner ledit Poussif.

LA BARONNE.

Il faut donc se résoudre à payer, puisque vous m’y condamnez, monsieur ; je n’appelle point de vos décisions.

FRONTIN, à M. Turcaret.

Quelle déférence on a pour vos sentiments !

LA BARONNE.

Cela m’incommodera un peu ; cela dérangera la destination que j’avais faite de certain billet au porteur que vous savez.

LISETTE.

Il n’importe, payons, madame ; ne soutenons point un procès contre l’avis de M. Turcaret.

LA BARONNE.

Le ciel m’en préserve ! Je vendrais plutôt mes bijoux, mes meubles.

FRONTIN.

Vendre ses meubles, l’es bijoux ! et pour l’équipage d’un mari encore ! La pauvre femme.

MONSIEUR TURCARET.

Non, madame, vous ne vendrez rien ; je me charge de cette dette-là, j’en fais mon affaire.

LA BARONNE.

Vous vous moquez ; je me servirai de ce billet, vous dis-je.

TURCARET.

Il faut le garder pour un autre usage.

LA BARONNE.

Non, monsieur, non ; la noblesse de votre procédé m’embarrasse plus que l’affaire même.

TURCARET.

N’en parlons plus, madame ; je vais tout de ce pas y mettre ordre.

FRONTIN.

La belle âme !... Suis-nous, sergent, on va te payer.

LA BARONNE.

Ne tardez pas au moins ; songez que l’on vous attend.

MONSIEUR TURCARET.

J’aurai promptement terminé cela, et puis je reviendrai des affaires aux plaisirs.

 

 

Scène VIII

 

LA BARONNE, LISETTE

 

LISETTE.

Et nous vous renverrons des plaisirs aux affaires, sur ma parole. Les habiles fripons que MM. Furet et Frontin, et la bonne dupe que M. Turcaret.

LA BARONNE.

Il me paraît qu’il l’est trop, Lisette.

LISETTE.

Effectivement, on n’a point assez de mérite à le faire donner dans le panneau.

LA BARONNE.

Sais-tu bien que je commence à le plaindre ?

LISETTE.

Mort de ma vie ! point de pitié indiscrète ; ne plaignons point un homme qui ne plaint personne.

LA BARONNE.

Je sens naître, malgré moi des scrupules.

LISETTE.

Il faut les étouffer.

LA BARONNE.

J’ai peine à les vaincre.

LISETTE.

Il n’est pas encore temps d’en avoir ; et il vaut mieux sentir quelque, jour des remords pour avoir ruiné un homme d’affaires, que le regret d’en avoir manqué l’occasion.

 

 

Scène IX

 

LA BARONNE, LISETTE, JASMIN

 

JASMIN.

C’est de la part de madame Dorimène.

LA BARONNE.

Faites entrer.

Jasmin sort.

Elle m’envoie peut-être proposer une partie de plaisir ; mais...

 

 

Scène X

 

LA BARONNE, LISETTE, MADAME JACOB

 

MADAME JACOB.

Je vous demande pardon, madame, de la liberté que je prends. Je revends à la toilette, et me nomme madame Jacob. J’ai l’honneur de vendre quelquefois des dentelles et toutes sortes de pommades à madame Dorimène. Je viens de l’avertir que j’aurai tantôt un bon hasard ; mais elle n’est point en argent, et elle m’a dit que vous pourriez vous en accommoder.

LA BARONNE.

Qu’est-ce que c’est ?

MADAME JACOB.

Une garniture de quinze cents livres, que veut revendre une fermière des regrats ; elle ne l’a mise que deux fois. La dame en est dégoûtée, elle la trouve trop commune, elle veut s’en défaire.

LA BARONNE.

Je ne serais point fâchée de voir cette coiffure.

MADAME JACOB.

Je vous l’apporterai dès que je l’aurai, madame ; je vous en ferai avoir bon marché.

LISETTE.

Vous n’y perdrez pas ; madame est généreuse.

MADAME JACOB.

Ce n’est pas l’intérêt qui me gouverne ; et j’ai, Dieu merci, d’autres talents que de revendre à la toilette.

LA BARONNE.

J’en suis persuadée.

LISETTE.

Vous en avez bien la mine.

MADAME JACOB.

Hé ! vraiment si je n’avais pas d’autres ressources, comment pourrais-je élever mes enfants aussi honorablement que je fais. J’ai un mari, à la vérité, mais il ne sert qu’à grossir ma famille, sans m’aider à l’entretenir.

LISETTE.

Il y a bien des maris qui sont tout le contraire.

LA BARONNE.

Hé ! que faites-vous donc, madame Jacob, pour fournir ainsi. toute seule aux dépenses de votre famille ?

MADAME JACOB.

Je fais des mariages, ma bonne dame. Il est vrai que ce sont des mariages légitimes, ils ne produisent pas tant que les autres ; mais, voyez-vous, je ne veux rien avoir à me reprocher.

LISETTE.

C’est sort bien fait.

MADAME JACOB.

J’ai marié depuis quatre mois un jeune mousquetaire avec la veuve d’un auditeur des Comptes : la belle union ! Ils tiennent tous les jours table ouverte ; ils mangent la succession de l’auditeur le plus agréablement du monde.

LISETTE.

Ces deux personnes-là paraissent bien assorties.

MADAME JACOB.

Ho ! tous mes mariages sont heureux, et si madame était dans le goût de se marier, j’ai en main le plus excellent sujet !

LA BARONNE.

Pour moi, madame Jacob ?

MADAME JACOB.

C est un gentilhomme limousin ; la bonne pâte de mari ! il se laissera mener par une femme comme un Parisien.

LISETTE.

Voilà encore un bon hasard, madame.

LA BARONNE.

Je ne sens point en disposition d’en profiter ; je ne veux pas sitôt me marier, je ne suis point encore dégoûtée du monde.

LISETTE.

Ho ! bien, je le suis, moi, madame Jacob ; mettez-moi sur vos tablettes.

MADAME JACOB.

J’ai votre affaire ; c’est un gros commis qui a déjà quelque bien, mais peu de protection ; il cherche une jolie femme pour s’en faire.

LISETTE.

Le bon parti ! voilà mon fait.

LA BARONNE.

Vous devez être riche, madame Jacob ?

MADAME JACOB, à la Baronne.

Hélas ! je devrais faire dans Paris une autre figure : je devrais rouler carrosse, ma chère dame, ayant un frère comme j’en ai un dans les affaires.

LA BARONNE.

Vous avez un frère dans les affaires ?

MADAME JACOB.

Et dans les grandes affaires, encore : je suis sœur de M. Turcaret, puisqu’il faut vous le dire ; il n’est pas que vous n’en ayez ouï parler.

LA BARONNE, d’un air étonné.

Vous êtes sœur de M. Turcaret ?

MADAME JACOB.

Oui, madame, je suis sa sœur de père et de mère même.

LISETTE, d’un air étonné.

M. Turcaret est votre frère, madame Jacob ?

MADAME JACOB.

Oui, mon frère, mademoiselle, mon propre frère ; et je n’en suis pas plus grande dame pour cela. Je vous vois toutes deux bien étonnées ; c’est sans doute à cause qu’il me laisse prendre toute la peine que je me donne ?

LISETTE.

Hé ! oui ; c’est ce qui fait le sujet de notre étonnement.

MADAME JACOB.

Il fait bien pis, le dénaturé qu’il est : il m’a défendu l’entrée de sa maison, et il n’a pas le cœur d’employer mon époux.

LA BARONNE.

Cela crie vengeance.

LISETTE.

Ah ! le mauvais frère !

MADAME JACOB.

Aussi mauvais frère que mauvais mari : n’a-t-il pas chassé sa femme de chez lui ?

LA BARONNE.

Ils faisaient donc mauvais ménage ?

MADAME JACOB.

Ils le sont encore,-madame ; ils n’ont ensemble aucun commerce, et ma belle-sœur est en province.

LA BARONNE.

Quoi ! M. Turcaret n’est pas veuf ?

MADAME JACOB.

Bon ! Il y a dix ans qu’il est séparé de sa femme, à qui il fait tenir une pension à Valognes, afin de l’empêcher de venir à Paris.

LA BARONNE.

Lisette !

LISETTE.

Par ma foi, madame, voilà un méchant homme !

MADAME JACOB.

Ho ! le ciel le punira tôt ou tard, cela ne lui peut manquer ; et j’ai déjà ouï dire dans une maison qu’il y avait du dérangement dans ses affaires.

LA BARONNE.

Du dérangement dans ses affaires ?

MADAME JACOB.

Hé ! le moyen qu’il n’y en ait pas ? C’est un vieux fou qui a toujours aimé toutes les femmes, hors la sienne ; il jette tout par les fenêtres dès qu’il est amoureux ; c’est un panier percé.

LISETTE, bas.

À qui le dit-elle ? Qui le sait mieux que nous ?

MADAME JACOB.

Je ne sais à qui il est attaché présentement ; mais il a toujours quelque demoiselle qui le plume, qui l’attrape ; et il s’imagine les attraper, lui, parce qu’il leur promet de les épouser. N’est-ce pas là un grand sot ? Qu’en dites-vous ; madame ?

LA BARONNE, déconcertée.

Oui, cela n’est pas tout à fait...

MADAME JACOB.

Ho ! que j’en suis aise ! il le mérite bien, le malheureux ! il le mérite bien. Si je connaissais sa maîtresse, j’irais lui conseiller de le piller, de le manger, de le ronger, de l’abîmer. N’en feriez-vous pas autant, mademoiselle ?

LISETTE.

Je n’y manquerais pas, madame Jacob.

MADAME JACOB.

Je vous demande pardon de vous étourdir ainsi de mes chagrins ; mais, quand il m’arrive d’y faire réflexion, je me sens si pénétrée, que je ne puis me taire. Adieu, madame ; sitôt que j’aurai la garniture, je ne manquerai pas de vous l’apporter.

LA BARONNE.

Cela ne presse pas, madame, cela ne presse pas.

 

 

Scène XI

 

LA BARONNE, LISETTE

 

LA BARONNE.

Hé bien, Lisette !

LISETTE.

Hé bien, madame !

LA BARONNE.

Aurais-tu deviné que M. Turcaret eût une sœur revendeuse à la toilette ?

LISETTE.

Auriez-vous cru, vous, qu’il eût eu une vraie femme en province ?

LA BARONNE.

Le traître ! il m’avait assuré qu’il était veuf, et je le croyais de bonne foi.

LISETTE.

Ah ! le vieux fourbe !... Mais qu’est-ce donc que cela ? qu’avez-vous ? Je vous vois toute chagrine ; merci de ma vie ! vous prenez la chose aussi sérieusement que si vous étiez amoureuse de M. Turcaret.

LA BARONNE.

Quoique je ne l’aime pas, puis-je perdre sans chagrin l’espérance de l’épouser ? Le scélérat ! il a une femme ! il faut que je rompe avec lui.

LISETTE.

Oui ; mais l’intérêt de votre fortune veut que vous le ruiniez auparavant. Allons, madame, pendant que nous le tenons, brusquons son coffre-fort, saisissons les billets, mettons M. Turcaret à feu et à sang ; rendons-le enfin si misérable, qu’il puisse un jour faire pitié même à sa femme, et redevenir frère de madame Jacob.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LISETTE, seule

 

La bonne maison que celle-ci pour Frontin et pour moi ! Nous avons déjà soixante pistoles, et il nous, en reviendra peut-être autant de l’acte solidaire. Courage ! si nous gagnons souvent de ces petites sommes-là, nous en aurons à la fin une raisonnable.

 

 

Scène II

 

LA BARONNE, LISETTE

 

LE MARQUIS.

Il me semble que M. Turcaret devrait bien être de retour, Lisette.

LISETTE.

Il faut qu’il lui soit survenu quelque nouvelle affaire... Mais que nous veut ce monsieur ?

 

 

Scène III

 

LA BARONNE, LISETTE, FLAMAND

 

LA BARONNE.

Pourquoi laisse-t-on entrer sans avertir ?

FLAMAND.

Il n’y a pas de mal à cela, madame, c’est moi.

LISETTE.

Hé ! c’est Flamand, madame ! Flamand sans livrée ! Flamand l’épée au côté ! Quelle métamorphose !

FLAMAND.

Doucement, mademoiselle, doucement, on ne doit plus, s’il vous plaît, m’appeler Flamand tout court. Je ne suis plus laquais de M. Turcaret, non ! il vient de me faire donner un bon emploi ! oui ! je suis présentement dans les affaires, da ! et, par ainsi, il faut m’appeler monsieur Flamand, entendez-vous ?

LISETTE.

Vous avez raison, monsieur Flamand ; puisque vous êtes devenu commis, on ne doit plus vous traiter comme un laquais.

FLAMAND.

C’est à madame que j’en ai l’obligation, et je viens ici tout exprès pour la remercier : c’est une bonne dame qui a bien de la bonté pour moi, de m’avoir fait bailler une bonne commission qui me vaudra bien cent bons écus par an, et qui est dans un bon pays encore ; car c’est à Falaise, qui est une si bonne ville, et où il y a, dit-on, de si bonnes gens.

LISETTE.

Il y a bien du bon dans tout cela, monsieur Flamand.

FLAMAND.

Je suis capitaine-concierge de la porte de Guibray ; j’aurai les clefs et pourrai faire entrer et sortir tout ce qu’il me plaira ; l’on m’a dit que c’était un bon droit que celui-là.

LISETTE.

Peste !

FLAMAND.

Ho ! ce qu’il y a de meilleur, c’est que cet emploi-là porte bonheur à ceux, qui l’ont ; car ils s’y enrichissent tretous. M. Turcaret a, dit-on, commencé par là.

LA BARONNE.

Cela est bien glorieux pour vous, monsieur Flamand, de marcher ainsi sur les pas de votre maître.

LISETTE.

Et nous vous exhortons, pour votre bien, à être honnête homme comme lui.

FLAMAND.

Je vous envoierai, madame, de petits présents de fois à autre.

LA BARONNE.

Non, mon pauvre Flamand, je ne te demande rien.

FLAMAND.

Ho ! que si fait ! Je sais bien comme les commis en usont avec les demoiselles qui les plaçont ; mais tout ce que je crains, c’est d’être révoqué ; car dans les commissions on est grandement sujet à ça, voyez-vous !

LISETTE.

Cela est désagréable.

FLAMAND.

Par exemple, le commis, que l’on révoque aujourd’hui pour me mettre à sa place a eu cet emploi-là par le moyen d’une certaine dame que M. Turcaret à aimée ; et qu’il n’aime plus. Prenez bien garde, madame, de me faire révoquer aussi.

LA BARONNE.

J’y donnerai toute mon attention, monsieur Flamand.

FLAMAND.

Je vous prie de plaire toujours à M. Turcaret, madame.

LA BARONNE.

J’y ferai tout mon possible, puisque vous y êtes intéressé.

FLAMAND.

Mettez toujours de ce beau rouge pour lui donner dans la vue.

LISETTE, repoussant Flamand.

Allez ; monsieur le capitaine-concierge, aller à votre porte de Guibray. Nous savons ce que nous avons à faire, oui ; nous n’avons pas besoin de vos conseils, non ; vous ne serez jamais qu’un sot : c’est moi qui vous le dis, da ; entendez-vous ?

 

 

Scène IV

 

LA BARONNE, LISETTE

 

LA BARONNE.

Voilà le garçon le plus ingénu...

LISETTE.

Il y a pourtant longtemps qu’il est laquais ; il devrait bien être déniaisé.

 

 

Scène V

 

LA BARONNE, LISETTE, JASMIN

 

JASMIN.

C’est M. le marquis avec une grosse et grande madame.

LA BARONNE.

C’est sa belle conquête ; je suis curieuse de la voir.

LISETTE.

Je n’en ai pas moins d’envie que vous ; je m’en fais une plaisante image...

 

 

Scène VI

 

LA BARONNE, LISETTE, LE MARQUIS, MADAME TURCARET

 

LE MARQUIS.

Je viens, ma charmante baronne, vous présenter une aimable dame, la plus spirituelle, la plus galante, la plus amusante personne... Tant de bonnes qualités, qui vous sont communes, doivent vous lier d’estime et d’amitié.

LA BARONNE.

Je suis très disposée à cette union...

Bas, à Lisette.

C’est l’original du portrait que le chevalier m’a sacrifié.

MADAME TURCARET.

Je crains, madame, que vous ne perdiez bientôt ces bons sentiments. Une personne du grand monde, du monde brillant, comme vous, trouvera peu d’agréments dans le commerce d’une femme de province.

LA BARONNE.

Ah ! vous n’avez point l’air provincial, madame ; et nos dames le plus de mode n’ont pas de manières plus agréables que les vôtres.

LE MARQUIS.

Ah ! palsembleu ! non ; je m’y connais, madame ; et vous conviendrez avec moi, en voyant cette taille et ce visage-là, que je suis le seigneur de France du meilleur goût.

MADAME TURCARET.

Vous êtes trop poli, monsieur le marquis ; ces flatteries-là pourraient me convenir en province, où je brille assez, sans vanité. J’y suis toujours à l’affût des modes ; on me les envoie toutes, dès qu’elles sont inventées, et je puis me vanter d’être la première qui ait porté des, pretintailles dans la ville de Valognes.

LISETTE, bas.

Quelle folle !

LA BARONNE.

Il est beau de servir de modèle à une ville, comme celle-là.

MADAME TURCARET.

Je l’ai mise sur un pied ! j’en ai fait un petit Paris par la belle jeunesse que j’y attire.

LE MARQUIS.

Comment, un petit Paris ! Savez-vous bien qu’il faut trois mois de Valognes pour achever un homme de cour ?

MADAME TURCARET.

 Ho ! je ne vis pas comme une dame de campagne ; au moins, je ne me tiens point enfermée dans un château, je suis trop faite pour la société. Je demeure en ville, et j’ose dire que ma maison est une école de politesse et de galanterie pour les jeunes gens.

LISETTE.

C’est une façon de collège pour toute la basse Normandie.

MADAME TURCARET.

On joue chez moi, on s’y rassemblé pour médire ; on y lit tous les ouvrages d’esprit qui se sont à Cherbourg, à Saint-Lô, à Coutances, et qui valent bien les ouvrages de Vire et de Caen. J’y donne aussi quelquefois des fêtes galantes, des soupers-collations. Nous avons des cuisiniers qui ne savent faire aucun ragoût, à la vérité ; mais ils tirent les viandes si à propos, qu’un tour de broche de plus ou de moins, elles seraient gâtées.

LE MARQUIS.

C’est l’essentiel de la bonne chère. Ma foi, vive Valognes pour le rôti !

MADAME TURCARET.

Et pour les bals, nous en donnons souvent. Que l’on se divertit ! cela est d’une propreté ! Les dames de Valognes sont les premières dames du monde pour savoir l’art de se bien masquer, et chacune a son déguisement favori. Devinez quel est le mien ?...

LISETTE.

Madame se déguise en Amour, peut-être ?

MADAME TURCARET.

Oh ! pour cela, non.

LA BARONNE.

Vous vous mettez en déesse, apparemment, en Grâce ?

MADAME TURCARET.

En Vénus, ma chère, en Vénus !

LE MARQUIS.

En Vénus ! Ah ! madame, que vous êtes bien déguisée !

LISETTE, bas.

On ne peut pas mieux.

 

 

Scène VII

 

LA BARONNE, MADAME TURCARET, LE MARQUIS, LISETTE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER.

Madame, nous aurons tantôt le plus ravissant concert...

Apercevant madame Turcaret.

Mais, que vois-je !

MADAME TURCARET.

Ô ciel !

LA BARONNE, bas, à Lisette.

Je m’en doutais bien.

LE CHEVALIER.

Est-ce là cette dame dont tu m’as parlé, marquis ?

LE MARQUIS.

Oui, c’est ma comtesse. Pourquoi cet étonnement ?

LE CHEVALIER.

Oh ! parbleu ! je ne m’attendais pas à celui-là !

MADAME TURCARET, bas.

Quel contretemps !

LE MARQUIS

Explique-toi, chevalier : est-ce que tu connaîtrais ma comtesse ?

LE CHEVALIER.

Sans doute ; il y a huit jours que je suis en liaison avec elle.

LE MARQUIS.

Qu’entends-je ? Ah ! l’infidèle ! l’ingrate !

LE CHEVALIER.

Et, ce matin, même, elle a eu la bonté de m’envoyer son portrait. 

LE MARQUIS.

Comment, diable ! elle a donc des portraits à donner à tout le monde ?... 

 

 

Scène VIII

 

LA BARONNE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER, MADAME TURCARET, LISETTE, MADAME JACOB

 

MADAME JACOB.

Madame, je vous apporte la garniture que j’ai promis de vous faire voir.

LA BARONNE.

Que vous prenez trial votre temps, madame Jacob ! Vous me voyez en compagnie...

MADAME JACOB.

Je vous demande pardon, madame, je reviendrai une autre fois... Mais qu’est-ce que je vois ? Ma belle-sœur ici ! Madame Turcaret !

LE CHEVALIER.

Madame Turcaret !

LA BARONNE.

Madame Turcaret !

LISETTE.

Madame Turcaret !

LE MARQUIS.

Le plaisant incident !

MADAME. JACOB.

Par quelle aventure, madame, vous rencontré-je en cette maison.

MADAME TURCARET, bas.

Payons de hardiesse.

Haut.

Je ne vous connais pas, ma bonne.

MADAME JACOB.

Vous ne connaissez pas madame Jacob ? Trédame ! est-ce à cause que depuis dix ans vous êtes séparée de mon frère, qui n’a pu vivre avec vous, que vous feignez de ne pas me connaître ?

LE MARQUIS.

Vous n’y pensez pas, madame Jacob. Savez-vous bien que vous-parlez à une comtesse !

MADAME JACOB.

À une comtesse ! Hé ! dans quel lieu, s’il vous plaît, est sa comté ? Ha ! vraiment, j’aime assez ces gros airs-là ?

MADAME TURCARET.

Vous êtes une insolente, ma mie.

MADAME. JACOB.

Une insolente ! moi, je suis une insolente ! Jour de Dieu ! ne vous y jouez pas : s’il ne tient qu’à dire des injures, je m’en acquitterai aussi bien que vous.

MADAME TURCARET.

Ho ! je n’en doute pas : la fille d’un maréchal de Domfront ne doit pas demeurer en reste de sottises.

MADAME JACOB.

La fille d’un maréchal ! Pardi ! voilà une dame bien relevée, pour venir me reprocher ma naissance ! Vous avez apparemment oublié que, M. Briochais, votre père, était pâtissier dans la ville de Falaise. Allez, madame la comtesse, puisque comtesse il y a, nous nous connaissons toutes deux : mon frère rira bien quand il saura que vous avez pris ce nom burlesque pour venir vous requinquer à Paris ; je voudrais, par plaisir, qu’il vînt ici tout à l’heure.

LE CHEVALIER.

Vous pourrez avoir ce plaisir-là, madame ; nous attendons à souper ; M. Turcaret.

MADAME TURCARET.

Ahi !

LE MARQUIS.

Et vous souperez aussi avec nous, madame Jacob ; car j’aime les soupers de famille.

MADAME TURCARET.

Je suis au désespoir d’avoir mis le pied dans cette maison.

LISETTE.

Je le crois bien.

MADAME TURCARET.

J’en vais sortir tout à l’heure.

Elle veut sortir, le Marquis l’arrête.

LE MARQUIS.

Vous ne vous en irez pas, s’il vous plaît, que vous n’ayez vu M. Turcaret.

MADAME TURCARET.

Ne me retenez point, monsieur le marquis, ne me retenez point.

LE MARQUIS.

Oh !... palsambleu ! mademoiselle Briochais, vous ne sortirez-point, comptez là-dessus.

LE CHEVALIER.

Hé ! marquis cesse de l’arrêter !

LE MARQUIS.

Je n’en ferai rien : pour là punir de nous avoir trompés tous deux, je la veux mettre aux prises avec son mari.

LA BARONNE.

Non, marquis ; de grâce, laissez-la sortir.

LE MARQUIS, à la Baronne.

Prière inutile : tout ce que je puis faire pour vous, madame, c’est de lui permettre de se déguiser en Vénus, afin que son mari ne la reconnaisse pas.

LISETTE.

Ah ! par ma foi, voici M. Turcaret.

MADAME JACOB.

J’en suis ravie.

MADAME TURCARET.

La, malheureuse journée !

LA BARONNE.

Pourquoi faut-il que cette scène se passe chez moi ?

LE MARQUIS.

Je suis au comble de ma joie.

 

 

Scène IX

 

LA BARONNE, MADAME TURCARET, MADAME JACOB, LISETTE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER, MONSIEUR TURCARET

 

MONSIEUR TURCARET.

J’ai renvoyé l’huissier, madame, et terminé...

Apercevant sa femme et sa sœur.

Ahi ! en croirai-je mes yeux ! ma sœur ici !... et, qui pis est, ma femme !

LE MARQUIS.

Vous voilà en pays de connaissance, monsieur Turcaret : vous voyez une belle comtesse dont je porte les chaînes ; vous voulez bien que je vous la présente ; sans oublier madame Jacob.

MADAME JACOB.

Ah ! mon frère !

MONSIEUR TURCARET

Ah ! ma sœur ! Qui diable les a amenées ici ?

LE MARQUIS.

C’est moi, monsieur Turcaret, vous m’avez cette obligation-là ; embrassez ces deux objets chéris. Ah ! qu’il paraît ému ! J’admire la force du sang et de l’amour conjugal.

MONSIEUR TURCARET, bas.

Je n’ose la regarder ; je crois voir mon mauvais génie.

MADAME TURCARET, bas.

Je ne puis l’envisager sans horreur.

LE MARQUIS.

Ne vous contraignez point, tendres époux ; laissez éclater toute la joie que vous devez sentir de vous revoir après dix années de séparation.

LA BARONNE.

Vous ne vous attendiez pas, monsieur, à rencontrer ici madame Turcaret ; et je conçois bien l’embarras où vous êtes. Mais pourquoi m’avoir dit que vous étiez veuf ?

LE MARQUIS.

Il vous a dit qu’il était veuf ! Hé ! parbleu ! sa femme m’a dit aussi qu’elle était veuve. Ils ont la rage tous deux de vouloir être veufs.

LA BARONNE, à M. Turcaret.

Parlez : pourquoi m’avez-vous trompée ?

MONSIEUR TURCARET, tout interdit.

J’ai cru, madame... qu’en vous faisant accroire que... je croyais être veuf... vous croiriez que... je n’aurais point de femme...

Bas.

J’ai l’esprit troublé, je ne sais ce que je dis.

LA BARONNE.

Je devine votre pensée, monsieur, et je vous pardonne une tromperie que vous ayez cru nécessaire pour vous faire écouter ; je passerai même plus avant : au lieu d’en venir aux reproches, je veux vous raccommoder avec madame Turcaret.

MONSIEUR TURCARET.

Qui ? moi, madame ! Ho ! pour cela, non ; vous ne là connaissez pas, C’est un démon ; j’aimerais mieux vivre avec la femme du Grand-Mogol.

MADAME TURCARET.

Ho ! monsieur, ne vous en défendez pas tant ; je n’en ai pas plus envie que vous, au moins ; et je ne viendrais point à Paris troubler vos plaisirs, si vous étiez plus exact à payer la pension que vous me faites pour me tenir en province.

LE MARQUIS.

Pour la tenir en province ! Ah ! monsieur Turcaret, vous avez tort : madame mérite qu’on lui paye les quartiers d’avarice.

MADAME TURCARET.

Il m’en pst dû cinq ; s’il ne me les donne pas, je ne pars point, je demeure à Paris pour le faire enrager : j’irai chez ses maîtresses faire un charivari ; et je commencerai par cette maison-ci, je vous en avertis.

MONSIEUR TURCARET.

Ah ! l’insolente !

LISETTE, bas.

La conversation finira mal.

LA BARONNE.

Vous m’insultez, madame.

MADAME TURCARET.

J’ai des yeux, Dieu merci, j’ai des yeux ; je vois bien tout ce qui se passe en cette maison ; mon mari est la plus grande dupe...

MONSIEUR TURCARET.

Quelle impudence ! Ah ! ventrebleu ! coquine, sans le respect que j’ai pour la compagnie...

LE MARQUIS.

Qu’on ne vous gêne point, monsieur Turcaret, vous êtes avec vos amis, usez-en librement.

LE CHEVALIER, se mettant au-devant de M. Turcaret.

Monsieur... !

LA BARONNE.

Songez que vous êtes chez mol.

 

 

Scène X

 

LA BARONNE, MADAME TURCARET, MONSIEUR TURCARET, MADAME JACOB, LISETTE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER, JASMIN

 

JASMIN, à M. Turcaret.

Il y a, dans un carrosse qui vient de s’arrêter à la porte, deux gentilshommes qui se disent de vos associés ; ils veulent vous parler d’une affaire importante.

MONSIEUR TURCARET, sortant.

Ah ! je vais revenir ; je vous apprendrai, impudente, à respecter une maison...

MADAME TURCARET.

Je crains peu vos menaces.

 

 

Scène XI

 

LA BARONNE, MADAME TURCARET, MADAME JACOB, LISETTE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER.

Calmez votre esprit agité, madame ; que M. Turcaret vous retrouve adoucie.

MADAME TURCARET.

Ho ! tous ses emportements ne m’épouvantent point.

LA BARONNE.

Nous allons l’apaiser en votre faveur.

MADAME TURCARET.

Je vous entends, madame : vous voulez me réconcilier avec mon mari, afin que, par reconnaissance, je souffre qu’il continue à vous rendre des soins.

LA BARONNE.

La colère vous aveugle ; je n’ai pour objet que la réunion de vos cœurs ; je vous abandonne M. Turcaret, je ne veux le revoir de ma vie.

MADAME TURCARET.

Cela est trop généreux.

LE MARQUIS.

Puisque madame renonce au mari, de mon côté je renonce à la femme : allons, renonces-y aussi, chevalier. Il est beau de se vaincre soi-même.

 

 

Scène XII

 

LA BARONNE, MADAME TURCARET, MADAME JACOB, LISETTE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER, FRONTIN

 

FRONTIN.

Malheur imprévu ! ô disgrâce cruelle !

LE CHEVALIER.

Qu’y a-t-il, Frontin ?

FRONTIN.

Les associés de M. Turcaret ont mis garnison chez lui pour deux cent mille écus que leur emporte un caissier qu’il a cautionné. Je venais ici en diligence pour l’avertir de se sauver ; mais je suis arrivé trop tard, ses créanciers se sont déjà assurés de sa personne.

MADAME JACOB.

Mon frère entre les mains de ses créanciers ! Tout dénaturé qu’il est, je suis touchée de son malheur : je vais employer pour lui tout mon crédit ; je sens que je suis sa sœur.

MADAME TURCARET.

Et moi, je vais le chercher pour l’accabler d’injures ; je sens que je suis sa femme.

 

 

Scène XIII

 

LE MARQUIS, LE CHEVALIER, FRONTIN, LISETTE

 

FRONTIN.

Nous envisagions le plaisir de le ruiner ; mais la justice est jalouse de ce plaisir-là ; elle nous a prévenus.

LE MARQUIS.

Bon ! bon ! il a de l’argent de reste pour se tirer d’affaire.

FRONTIN.

J’en doute ; on dit qu’il a follement dissipé des biens immenses ; mais ce n’est pas ce qui m’embarrasse à présent. Ce qui m’afflige, c’est que j’étais chez lui quand ses associés y sont venus mettre garnison.

LE CHEVALIER.

Hé bien ?

FRONTIN.

Hé bien, monsieur, ils m’ont aussi arrêté et fouillé, pour voir si par hasard je ne serais point chargé de quelque papier qui pût tourner au profit des créanciers. Ils se sont saisis, à telle fin que de raison, du billet de madame, que vous m’aviez confié tantôt.

LE CHEVALIER.

Qu’entends-je ? juste ciel !

FRONTIN.

Ils m’en ont pris encore un autre de dix mille francs que M. Turcaret avait donné pour l’acte solidaire, et que M. Furet venait de me remettre entre les mains.

LE CHEVALIER.

Hé ! pourquoi, maraud, n’as-tu point dit que tu étais à moi ?

FRONTIN.

Ho ! vraiment, monsieur, je n’y ai pas manqué : j’ai dit que j’appartenais à un chevalier ; mais quand ils ont vu les billets, ils n’ont pas voulu me croire.

LE CHEVALIER.

Je ne me possède plus, je suis au désespoir.

LA BARONNE.

Et moi, j’ouvre les yeux. Vous m’avez dit que vous aviez chez vous l’argent de mon billet ; je vois par là que mon brillant n’a point été mis en gage ; et je sais ce que je dois penser du beau récit que Frontin m’a fait de votre fureur d’hier au soir. Ah ! chevalier, je ne vous aurais pas cru capable d’un pareil procédé. J’ai chaire Marine à cause qu’elle n’était pas dans vos intérêts, et je chasse Lisette parce qu’elle y est. Adieu ; je ne veux de ma vie entendre parler de vous.

 

 

Scène XIV

 

LE MARQUIS, LE CHEVALIER, FRONTIN, LISETTE

 

LE MARQUIS, riant.

Ha ! ha ! ma foi ; chevalier, tu me fais rire ; ta consternation me divertit. Allons souper chez le traiteur, et passer la nuit, à boire.

FRONTIN, au chevalier.

Vous suivrai-je, monsieur ?

LE CHEVALIER, à Frontin.

Non ; je te donne ton congé ; ne t’offre jamais à mes yeux.

Le Marquis et le Chevalier sortent.

LISETTE.

Et nous, Frontin, quel parti prendrons-nous ?

FRONTIN.

J’en ai un à te proposer. Vive l’esprit, mon enfant ! Je viens de payer d’audace ; je n’ai point été fouillé.

LISETTE.

Tu as les billets ?

FRONTIN.

J’en ai déjà touché l’argent, il est en sûreté ; j’ai quarante mille francs. Si ton ambition veut se bornera cette petite fortune, nous allons faire souche d’honnêtes gens.

LISETTE.

J’y consens...

FRONTIN.

Voilà le règne de M. Turcaret fini ; le mien va commencer.

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