Suzanne et les deux vieillards (Henri MEILHAC)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Gymnase le 19 octobre 1868.

 

Personnages

 

TAVERNEY, 66 ans

PARSEVAL, 59 ans

ADRIEN, 23 ans

SUZANNE, 17 ans

 

Paris de nos jours.

 

Un salon dans l’hôtel habité par Taverney et Parseval. Portes au fond å droite et à gauche. Guéridon au milieu. Piano à gauche. Table de jeu à droite.

 

 

Scène première

 

PARSEVAL, TAVERNEY, en train de compter, ils sont assis à la table de jeu

 

TAVERNEY.

Sept et quatre font onze et cinq font seize... ce qui me donne un total de un million six cent mille francs, en bonnes valeurs, bien solides...

PARSEVAL.

Un million six cent mille francs ?

TAVERNEY.

Oui, mon ami... moins les vingt francs que tu m’as gagnés à l’écarté...

PARSEVAL.

Je suis obligé de m’incliner... j’arrive, moi, à neuf cent mille francs... neuf cent mille vingt francs, en ajoutant le louis que tu viens de perdre... Et puis, c’est tout...

TAVERNEY.

Deux grosses fortunes, Parseval.

PARSEVAL.

Oui, Taverney, deux grosses fortunes...

TAVERNEY.

Dont nous avons magnifiquement usé... depuis trente ans que l’idée nous est venue de vivre ensemble et de mettre en commun tout ce que nous avions...

PARSEVAL.

Le fait est que nous avons bien vécu...

TAVERNEY.

Aussi bien que le pouvaient faire deux garçons qui avaient un heureux caractère, un estomac excellent...

PARSEVAL.

Et cent vingt-cinq mille livres de rentes à eux deux...

TAVERNEY.

Que deviendront ces cent vingt-cinq mille livres de rentes, lorsque celui de nous deux qui partira le dernier... sera allé retrouver l’autre ?...

PARSEVAL.

Ah !

TAVERNEY.

La proie de collatéraux avides et ignorants qui se moqueront de nous... et qui ne sauront pas seulement faire la différence d’un carafon de piquette avec une bouteille de Romanée 48...

PARSEVAL.

Toi, encore, tu as un neveu...

TAVERNEY.

Un neveu ?... Ah ! le petit qui fait de la musique... Adrien ! Est-il mon neveu ? le diable m’emporte si je sais au juste quel degré de parenté...

PARSEVAL.

Il est ton neveu... et c’est un charmant garçon...

TAVERNEY.

Mettons six mille livres de rentes pour le charmant garçon et n’en parlons plus... mais le reste...

PARSEVAL, se levant.

Des collatéraux, tu l’as dit, des collatéraux avides et ignorants.

TAVERNEY.

C’est triste...

PARSEVAL.

Évidemment...

TAVERNEY.

C’est bien triste...

PARSEVAL, en riant.

Voyons, arrives-y tout de suite...

TAVERNEY.

À quoi ?...

PARSEVAL.

Pardieu... à ce que tu as envie de dire... tu tournes, tu tournes...

TAVERNEY, se levant.

Le fait est qu’il y aurait un bon tour à leur jouer, à ces collatéraux de malheur...

PARSEVAL.

Nous y voilà...

TAVERNEY.

Il nous suffirait d’avoir un petit être qui serait à nous, bien à nous, et qui hériterait de tout...

PARSEVAL.

Sans doute... mais pour l’avoir, ce petit être, qui serait à nous, bien à nous, il faudrait nous marier, et tu sais ce que nous pensons du mariage ?

TAVERNEY.

Oh ! le mariage !...

Changeant de ton.

Après ça, il serait inutile de nous marier tous les deux...

PARSEVAL.

Ça, c’est vrai...

TAVERNEY.

Il suffirait que l’un de nous deux... et, pour parler net, je crois qu’il est absolument nécessaire que l’un de nous deux se marie...

PARSEVAL.

C’est ton avis ?

TAVERNEY.

C’est mon avis.

PARSEVAL.

C’est aussi le mien ; mais il va falloir chercher une femme... la trouver...

TAVERNEY.

Quant à cela, il me semble qu’il n’est pas difficile...

PARSEVAL.

Pas difficile du tout... la petite Suzanne.

TAVERNEY.

Oui... c’est un peu parce qu’elle est sortie de son couvent depuis quatre mois, parce qu’elle est ici près de nous, que ces idées de mariage me sont venues.

PARSEVAL.

Il est de fait que s’il avait fallu courir...

TAVERNEY.

Mais puisqu’il est inutile de courir... puisque nous avons sous la main une jeune fille, une jeune fille charmante...

PARSEVAL.

Tout est pour le mieux, épouse-la.

TAVERNEY.

Tu as dit ?

PARSEVAL.

J’ai dit : Épouse-la.

TAVERNEY.

Et pourquoi moi... et non pas toi ?...

PARSEVAL.

Ah ! je croyais... puisque c’est toi qui as eu l’idée...

TAVERNEY.

Eh bien, puisque c’est moi qui ai eu l’idée, il me semble, en bonne justice, que ce serait à toi de... faire le reste...

PARSEVAL.

Le reste... le reste... mais tu sais bien, mon ami, que j’ai, moi, sur le mariage, des idées arrêtées...

Il remonte.

TAVERNEY.

Pas plus arrêtées que les miennes.

PARSEVAL.

Pas plus... je le veux bien, pas plus... mais pas moins...

TAVERNEY.

Je ne vois pas trop alors de quelle manière nous pourrons...

PARSEVAL.

Il y aurait un moyen, peut-être... Nous faisons venir Suzanne, nous lui disons la chose tout uniment, et nous la prions de choisir elle-même...

TAVERNEY.

Entre nous deux !!!...

PARSEVAL.

Entre nous deux... et celui qu’elle choisira devra se résigner à son bonheur... Hein ! qu’en dis-tu ?

TAVERNEY, avec fatuité.

Je dis... je dis que ton moyen est un peu... Si nous proposons à Suzanne de choisir entre nous deux, il me paraît au moins probable...

PARSEVAL.

Qu’est-ce que c’est ?...

TAVERNEY, souriant.

Rien...

PARSEVAL.

Acceptes-tu, voyons...

TAVERNEY.

Eh ! bien, oui... la... j’accepte...

PARSEVAL.

Alors...

Il sonne, entre du fond un domestique.

Faites prier mademoiselle Suzanne de venir nous parler...

Le domestique sort par la droite.

C’est égal, mon ami, voilà la première fois qu’une occasion se présente de me faire un plaisir, et que tu ne te dépêches pas... 

Il s’assied à gauche.

TAVERNEY.

Ah ! c’est que le mariage...

PARSEVAL.

Justement... le mariage... si ce n’était pas le mariage...

TAVERNEY.

Tais-toi, voici Suzanne.

Entre Suzanne.

 

 

Scène II

 

PARSEVAL, TAVERNEY, SUZANNE

 

SUZANNE.

Messieurs...

TAVERNEY.

Approchez, Suzanne, approchez.

PARSEVAL.

Et n’ayez pas peur...

SUZANNE.

Je n’ai pas peur, monsieur.

TAVERNEY.

Votre mère était une bien digne femme, ma chère Suzanne. Elle avait été dame de compagnie de ma mère à moi ; ensuite elle fut notre gouvernante. Une tout à fait digne femme, il n’y a pas d’autre manière de la désigner.

Prenant la main de Suzanne.

Lorsqu’elle mourut, vous étiez bien petite... Elle nous fit l’amitié, vous laissant entre nos mains, de ne pas être inquiète quant à votre avenir... Et elle eut grandement raison.

SUZANNE.

Je le sais, messieurs, et croyez bien...

TAVERNEY.

Nous avons fait ce que nous devions, voilà tout. Nous vous avons mise au couvent pour y faire votre éduction... Nous vous en avons fait sortir quand cette éducation a été achevée...

PARSEVAL, se levant.

Vous en êtes sortie avec des notes excellentes, ce qui nous a singulièrement enchantés...

SUZANNE.

Je ne mérite pas...

PARSEVAL.

Si fait, les notes étaient excellentes.

Il remonte.

SUZANNE.

Oh ! monsieur...

TAVERNEY.

Mon neveu Adrien qui, depuis que vous êtes ici, vous donne des leçons de musique, me dit aussi qu’il est fort content de vos progrès...

Sourire de Suzanne.

Cette façon dort nos efforts ont été récompensés nous a engagés à continuer... à persévérer... à...

PARSEVAL.

Enfin, il a été convenu entre nous que nous vous épouserions...

SUZANNE.

Oh !

TAVERNEY.

C’est-à-dire que l’un de nous deux vous épouserait...

PARSEVAL.

Bien entendu...

TAVERNEY.

Eh !... qu’est-ce que vous avez ?... on dirait que cette nouvelle...

SUZANNE.

Pardonnez-moi... c’est que... la surprise... l’émotion... je devais si peu m’attendre...

TAVERNEY.

Est-ce que cela vous ferait peur ?... dites...

SUZANNE.

Oh ! messieurs, pouvez-vous supposer... vous devez être bien sûrs au contraire que je suis...

PARSEVAL.

À la bonne heure... nous vous avons dit : L’un de nous deux... Reste maintenant à vous dire lequel des deux... Eh ! bien, ma chère enfant...

SUZANNE.

Eh bien ! monsieur...

PARSEVAL.

Ce sera celui que vous choisirez...

SUZANNE.

Ah !... il faut que ce soit moi qui ?...

PARSEVAL.

Oui, je n’ai pas besoin d’ajouter que celui que vous choisirez sera le plus heureux... N’est-ce pas, Taverney ?

TAVERNEY.

Certainement...

PARSEVAL.

Nous ne voulons vous influencer en aucune façon...

TAVERNEY.

Cependant... comme il faut avant tout dire la vérité, je reconnais que Parseval semble mieux fait que moi pour le mariage...

PARSEVAL.

Moi, pas du tout...

À part.

Qu’est-ce qu’il dit ?

TAVERNEY.

D’abord, il est plus jeune... il n’a que cinquante-huit ans.

PARSEVAL.

J’en ai soixante...

TAVERNEY.

Moi, j’en ai soixante-sept.

PARSEVAL.

Soixante-cinq.

TAVERNEY.

Mettons soixante-cinq... cela fait toujours une différence...

PARSEVAL.

Qu’est-ce qui fait la différence des âges ?... ce ne sont pas quelques années de plus... ou de moins...

TAVERNEY.

Mais si...

PARSEVAL.

C’est la gaieté, c’est l’enjouement... donc Taverney est plus jeune que moi. Taverney est enjoué...

TAVERNEY.

Moins enjoué que toi... Parseval est badin...

PARSEVAL.

Si on peut dire... je suis grognon, moi !...

TAVERNEY.

Tu es badin... et même par instants, tu es folâtre...

SUZANNE.

Mon Dieu, messieurs.

TAVERNEY.

Parlez, ma chère Suzanne.

SUZANNE.

D’abord, je ne sais comment vous remercier d’une telle marque de bonté... mon cœur, croyez-le bien, est tout rempli... mais quant à choisir entre vous deux, ce m’est impossible.

TAVERNEY.

Impossible ?

SUZANNE.

Tout à fait, monsieur. Tous deux vous avez été bons pour moi... également bons tous les deux... Je n’ai pas été habituée à mettre de degrés dans ma reconnaissance, dans mon affection.

PARSEVAL.

J’entends... mais enfin, quand il s’agit de mariage... il se peut fort bien, tout en ayant pour nous deux une reconnaissance égale, que vous trouviez plus ou moins de plaisir selon que ce sera lui ou moi...

TAVERNEY, à part.

Oh ! mais... c’est tricher cela...

SUZANNE.

Le plaisir serait le même pour moi, monsieur.

TAVERNEY.

Ah !

PARSEVAL.

Voyons, Suzanne, peut-être avez-vous peur, en choisissant l’un, de déplaire à l’autre... Ne craignez rien... celui que vous n’aurez pas choisi vous pardonne d’avance... N’est-ce pas, Taverney ?...

TAVERNEY.

Certainement, certainement.

SUZANNE.

Je ne peux pas vous dire autre chose que ce que je vous ai dit, monsieur.

TAVERNEY.

C’est bien... Parseval et moi, nous allons causer, alors, et après nous vous ferons savoir, si vous voulez...

SUZANNE.

Oui, monsieur, je vous en prie...

PARSEVAL.

Rentrez donc chez vous, ma chère Suzanne, allez retrouver miss Garnett, nous allons causer, Taverney et moi.

Suzanne sort à droite.

 

 

Scène III

 

PARSEVAL, TAVERNEY

 

TAVERNEY.

Eh bien ?

PARSEVAL.

Eh bien ! mais... N’est-ce pas qu’elle est charmante...

TAVERNEY.

Adorable... Cela ne te décide pas...

PARSEVAL.

Non... Mais j’espérais que cela te déciderait...

TAVERNEY.

Non... Alors nous sommes tout aussi avancés que tout à l’heure.

PARSEVAL.

Tout aussi avancés. Enfin... si nous tenons à ce que l’un de nous deux... Je ne vois guère que le sort... Et tiens... puisque nous étions en train... encore une partie d’écarté, veux-tu ?... C’est vite fait, et nous jouons passablement tous les deux...

TAVERNEY.

Une partie d’écarté... Je ne demande pas mieux.

Ils s’asseyent à la table de jeu.

PARSEVAL, prenant les cartes.

Celui qui gagnera épousera... il serait vraiment trop malhonnête pour cette charmante Suzanne... de la jouer à qui perd gagne.

TAVERNEY.

Celui qui gagnera épousera, c’est une affaire entendue.

Entre Adrien.

 

 

Scène IV

 

PARSEVAL, TAVERNEY, ADRIEN

 

ADRIEN.

Bonjour, messieurs.

PARSEVAL.

Bonjour, mon cher Adrien ! – Nous parlions de vous tout à l’heure...

TAVERNEY.

Tu viens pour donner à Suzanne sa leçon ?

ADRIEN.

Oui, monsieur...

TAVERNEY.

Dis donc, mon oncle, pourquoi ne dis-tu pas : Est-ce qu’il est l’heure ?...

ADRIEN.

Je suis peut-être un peu eu avance, mon oncle...

TAVERNEY.

Ah ! nous allons le céder la place...

PARSEVAL.

Nous n’en avons pas pour longtemps...

ADRIEN.

Vous jouez ?...

PARSEVAL.

Une toute petite partie d’écarté... en cinq points.

À Taverney.

Une seule ?...

TAVERNEY.

Une seule... sans revanche... Je demande des cartes...

PARSEVAL.

J’en donne très volontiers...

ADRIEN, regardant le jeu de Parseval.

Comment ! vous jetez ?...

PARSEVAL, bas.

Oh ! faites-moi l’amitié de ne pas vous occuper de mon jeu...

Adrien va se placer derrière Taverney.

TAVERNEY.

J’en demande encore...

PARSEVAL.

Je veux bien.

ADRIEN, à Taverney.

Mais, mon oncle, qu’est-ce que vous faites ?

TAVERNEY.

Laisse-moi un peu tranquille, je t’en prie...

ADRIEN, à part.

Ah çà !... qu’est-ce qu’ils peuvent jouer ?

TAVERNEY.

Là, je n’en demande plus maintenant...

PARSEVAL.

Joue alors...

TAVERNEY.

Je joue... l’atout... c’est trèfle... sept de cœur.

PARSEVAL.

Je prends...

Il joue.

Pique.

TAVERNEY.

Le sept.

PARSEVAL.

Je prends encore...

Il joue.

Carreau.

TAVERNEY.

Le sept.

PARSEVAL.

Je prends toujours.

TAVERNEY.

Cela te fait le point déjà...

PARSEVAL.

Huit de carreau.

TAVERNEY.

Le dix de cœur...

Inquiet.

J’ai le huit, est-ce que tu as neuf ?...

PARSEVAL, furieux.

J’ai le valet !...

TAVERNEY.

Cela te fait la vole... deux... n’oublie pas de marquer deux...

PARSEVAL.

C’est bon... À toi maintenant...

TAVERNEY, à Adrien.

Tu vois, ça ira très vite...

PARSEVAL.

Je demande.

TAVERNEY.

Ah ! je refuse par exemple...

ADRIEN.

Vous refusez avec...

TAVERNEY, bas.

Tu vas recommencer ?...

Adrien va se placer derrière Parseval.

ADRIEN.

Et vous... vous en demandez avec ?

PARSEVAL, bas.

Oh ! mais il est insupportable... Taisez-vous donc. 

ADRIEN.

Si je comprends quelque chose !

TAVERNEY.

Veux-tu jouer ?

PARSEVAL.

Je joue... le roi... pas le roi d’atout, le roi de trèfle...

TAVERNEY.

Voici du Trèfle...

PARSEVAL.

Atout...

TAVERNEY.

Je n’en ai pas...

PARSEVAL.

Atout... atout... atout...

TAVERNEY.

Encore la vole, mon ami...

Il sonne.

PARSEVAL.

Cela me fait quatre.

TAVERNEY.

Pardon... cinq...

PARSEVAL.

Comment ?...

TAVERNEY.

Oui, j’ai refusé.

Au domestique qui vient d’entrer.

Voulez-vous prier mademoiselle Suzanne de descendre... son professeur de musique vient d’arriver...

Le domestique sort.

Tu oublies que j’ai refusé... cela te fait cinq... tai as gagné, mon ami, tu as parfaitement gagné !

PARSEVAL.

Ah !

ADRIEN.

Mais qu’est-ce qu’ils peuvent avoir joué ?...

Entre Suzanne.

 

 

Scène V

 

PARSEVAL, TAVERNEY, ADRIEN, SUZANNE

 

TAVERNEY, à Parseval, ils se lèvent.

La voici, cache les cartes...

Haut.

Eh bien, ma chère Suzanne...

SUZANNE.

Monsieur...

TAVERNEY.

Nous avons réfléchi... nous avons causé... et j’ai le plaisir de vous présenter, quand je dis que j’ai le plaisir... enfin je vous présente votre mari...

ADRIEN.

Hein !...

TAVERNEY.

Vous serez... madame Parseval...

ADRIEN.

Qu’est-ce que vous dites ?...

TAVERNEY.

Mais je dis... ah ! au fait... tu ne sais pas, toi... eh bien ! tu seras le premier à qui nous aurons fait part.

Montrant Parseval...

Il se marie. Parseval épouse mademoiselle Suzanne...

SUZANNE, à Parseval.

Vous ! c’est vous !

PARSEVAL.

Oui, ma chère enfant... c’est moi...

À part, en regardant Taverney.

Filou, va !...

SUZANNE.

Ah ! je suis bien contente que ce soit vous !...

ADRIEN.

Bien contente !...

TAVERNEY.

Allons, allons, je sors...

À Parseval.

Tu restes, toi...

PARSEVAL.

Pourquoi veux-tu que je reste ?... est-ce que nous n’avons pas l’habitude... vers cette heure ici, d’aller faire un tour à la Bourse...

TAVERNEY.

Je pensais qu’aujourd’hui...

PARSEVAL.

Aujourd’hui... aujourd’hui... Suzanne me pardonnera... D’ailleurs, il faut qu’elle prenne sa leçon de musique...

À Adrien qui est extraordinairement troublé.

Qu’est-ce que vous avez, vous ?...

ADRIEN.

Rien.

Parseval remonte.

SUZANNE, à Parseval.

Oh ! oui je suis contente... bien contente que ce soit vous !...

TAVERNEY.

Ah çà ! mais... qu’est-ce qu’elle a à répéter...

PARSEVAL, redescendant.

Eh bien... elle dit qu’elle aime mieux que ce soit moi... il me semble qu’il n’y a rien là d’extraordinaire...

TAVERNEY.

Comment, rien d’extraordinaire !...

PARSEVAL, remontant.

Voyons... sortons-nous... ne sortons-nous pas ?

TAVERNEY.

Nous sortons... mais je trouve, au contraire, moi, qu’il serait tout à fait invraisemblable...

SUZANNE, à Taverney, profitant du moment où Parseval tourne le dos pour prendre son chapeau.

Monsieur, je vous en prie...

TAVERNEY.

Quoi donc ?

SUZANNE.

Je vous en prie... cherchez un prétexte pour revenir ici avant monsieur Parseval, je voudrais vous parler.

TAVERNEY.

Oh ! oh ! bien, c’est très bien.

PARSEVAL, à Taverney.

Quand tu voudras !...

TAVERNEY.

Me voici, mon ami.

PARSEVAL.

À tout à l’heure, Suzanne.

TAVERNEY.

À tout à l’heure.

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène VI

 

ADRIEN, SUZANNE

 

Suzanne est restée au fond, regardant dehors.

ADRIEN, avec une colère concentrée.

Commençons-nous, mademoiselle ?

SUZANNE.

Quand il vous plaira, monsieur.

ADRIEN, bousculant les cahiers de musique.

Que verrons-nous aujourd’hui ?...

SUZANNE, descendant un peu.

Ce que vous voudrez... il n’est pas d’usage, je pense, que ce soit l’élève qui indique à son professeur.

ADRIEN.

Eh bien ! voilà qui est au delà de tout !

SUZANNE.

Et quoi donc ?

ADRIEN.

Qu’après ce que je viens d’entendre, vous me proposiez de prendre votre leçon de musique.

SUZANNE.

Vous me proposez bien de me la donner ! l’un vaut l’autre, il me semble.

ADRIEN.

Ah !

SUZANNE.

Il ne vous semble pas à vous ?...

ADRIEN.

Sérieusement... mademoiselle, je suis heureux d’être le premier à vous féliciter.

SUZANNE.

De quoi, monsieur.

ADRIEN.

De votre mariage.

SUZANNE.

Ah ! vraiment vous m’en félicitez.

ADRIEN.

D’autant plus volontiers, que cela paraît vous faire un furieux plaisir d’épouser monsieur Parseval, à en juger par la façon dont vous parliez tout à l’heure.

SUZANNE, vivement.

Vous avez remarqué la façon ?

ADRIEN.

Certainement, vous avez répété je ne sais combien de fois... Je suis contente... Ah ! que je suis contente !...

SUZANNE.

On l’a entendu ?

ADRIEN.

Si on l’a entendu !...

SUZANNE.

Monsieur Taverney a entendu ?

ADRIEN.

Comment aurait-il fait pour ne pas entendre ?...

SUZANNE.

Ah !... eh bien ! je suis fort aise qu’il ait entendu.

ADRIEN.

Fort aise ?

SUZANNE.

Oui.

ADRIEN.

Et vous ne vous êtes pas dit que d’un mot je pourrais empêcher ce mariage et briser tous ces beaux projets... et qu’il me suffirait d’avouer que depuis quatre mois je vous aime... et que n’osant... et ne pouvant vous le dire, puisque miss Garnett était toujours là pendant les leçons, je vous ai écrit... et que vous me l’avez permis, et que vous avez répondu... et que vos lettres... je pourrais les montrer... et qu’alors... adieu ce mariage... adieu la fortune que ce mariage vous donne... Vous ne vous êtes donc pas dit tout cela ?

SUZANNE.

Si fait... si fait !...

ADRIEN.

Eh bien ?

SUZANNE.

Et c’est même parce que je me suis dit tout cela, que je ne suis pas fâchée de me trouver là... seule... avec vous... pour vous prier bien instamment de ne jamais raconter à personne.

ADRIEN.

Pour me prier ?...

SUZANNE.

Oui... et pour vous redemander ces lettres qu’en effet j’ai eu l’imprudence de vous écrire.

ADRIEN.

Rien que cela en vérité, rien que cela !

SUZANNE.

Lorsque vous m’aurez donné cette parole que je vous demande et rendu mes lettres... je n’aurai plus la moindre inquiétude...

ADRIEN.

Ah bien ! par exemple !

SUZANNE.

Cette parole, vous me la donnez, n’est-ce pas ?

ADRIEN.

Ah !

SUZANNE.

Vous me la donnez ?

ADRIEN.

Oui, je vous la donne... car vous ne méritez pas...

SUZANNE.

Ah ! donnez-la moi tout simplement, il est inutile de rien ajouter.

ADRIEN.

Je vous donne ma parole que je ne parlerai pas.

SUZANNE.

Bien !... mes lettres maintenant, vous irez les chercher.

ADRIEN.

Les chercher ?...

SUZANNE.

Sans doute.

ADRIEN.

Comme s’il m’eût été possible de faire un pas... sans les avoir là... toujours...

SUZANNE.

Vous les avez ?

ADRIEN, les lui donnant.

Oui, tenez, les voici...

SUZANNE.

Ah ! c’est bien.

ADRIEN.

Elles у sont bien toutes... allez... et maintenant s’il m’arrivait d’en parler de ce passé... vous pourriez hardiment soutenir que j’ai menti car je n’ai plus de preuves...

SUZANNE.

Mais vous ne parlerez pas puisque vous avez promis...

ADRIEN, se contenant à peine.

Oui... j’ai promis de me taire... et vraiment je suis fâché d’avoir à vous faire ce vilain compliment... vraiment je n’ai eu aucune peine à promettre.

SUZANNE.

Adrien !

ADRIEN, passant devant elle.

Ah ! l’on a beau voir cela écrit partout, que de nos jours la plus honnête... la plus pure jeune fille n’hésitera pas à sacrifier l’amour qu’elle aura inspiré, celui qu’elle aura ressenti peut-être, à l’espoir de se montrer dans de jolies voitures et d’étaler des toilettes insolentes !... En le lisant on n’y croit pas, ou si l’on y croit, on se dit que le danger menace seulement les autres et que soi l’on n’a rien à craindre. On se dit cela, et quand tout d’un coup on se sent frappé, quand on se trouve en face du monstre...

SUZANNE.

Oh !

ADRIEN s’asseyant.

Mais il paraît que c’est comme cela qu’il faut commencer la vie... Je souffre maintenant autant que l’on peut souffrir... mais peu à peu, avec le temps, cette douleur s’effacera... Et qui sait ?... plus tard, c’est moi peut-être qui ferai pleurer les autres.

SUZANNE.

Vraiment.

ADRIEN.

C’est là le grand art... et tous... un jour ou l’autre... arrivent à le connaître... mais il y a au moins celle différence que les hommes l’apprennent... tandis que les femmes le sa vent de naissance.

SUZANNE.

Je puis être sûre de vous, n’est-ce pas ?... promettez-moi encore une fois que vous ne parlerez pas.

ADRIEN.

Je vous le promets.

SUZANNE.

Sur votre honneur.

ADRIEN, se levant.

Oui, sur mon honneur... moi, je puis encore.

SUZANNE.

Je vous ai déjà dit qu’il est inutile de rien ajouter... il suffit que vous ayez promis... je compte sur cette promesse, et je suis contente de vous.

ADRIEN.

C’est bien de la bonté.

 

 

Scène VII

 

ADRIEN, SUZANNE, TAVERNEY

 

TAVERNEY.

Eh bien ! la leçon ?

SUZANNE.

Nous l’interromprons pendant quelques instants, si mon sieur veut bien permettre ?

TAVERNEY.

Mais... sans doute, sans doute... il permettra.

ADRIEN.

Ah !

Il va s’asseoir furieux dans un coin de la scène.

TAVERNEY, à Suzanne.

Je l’ai laissé comme vous m’avez dit... j’y ai eu d’autant moins de peine qu’il était d’une humeur massacrante...

SUZANNE.

Vous dites ?...

TAVERNEY.

Je veux dire qu’il me rendait, moi, d’une humeur massacrante... il m’irritait en ne cessant de me parler de son bonheur...

SUZANNE.

Et cela vous fâche, monsieur...

TAVERNEY.

Mais...

SUZANNE.

Je suis donc bien mal tombée, car si je vous ai prié de venir... c’est, moi aussi, pour vous parler de mon bonheur.

TAVERNEY.

De votre ?...

SUZANNE.

De mon bonheur !... En est-il un plus grand pour une jeune fille, que d’épouser celui qu’elle aime...

TAVERNEY, stupéfait.

Vous aimez ?...

Suzanne incline la tête.

Parseval ?

SUZANNE, après avoir une seconde fois incliné la tête.

Il y a une heure, je n’aurais jamais osé avouer... mais maintenant il me semble que j’ai bien le droit... Ai-je tort, monsieur ?

TAVERNEY.

Parseval... aimer Parseval...

SUZANNE.

Ai-je tort ?

TAVERNEY.

Non... non, sans doute...

En riant.

Mais je pense que vous ne connaissez pas bien la force des mots que vous employez... Aimer... aimer. Ah ! fillette comme on voit bien que vous ne savez pas ce que c’est que cela, aimer...

SUZANNE.

Mais si, vraiment !...

TAVERNEY.

Par exemple...

SUZANNE.

Je crois le savoir, du moins... mais si je me trompe vous me direz, vous, monsieur, qui vous y connaissez assurément mieux encore que je ne m’y connais...

TAVERNEY, riant.

Voyons cela un peu, voyons...

SUZANNE, regardant Adrien du coin de l’œil.

Un singulier plaisir que l’on trouve à tourmenter une personne, afin de juger, par la douleur même que l’on fait éprouver, de l’autorité que l’on a sur cette personne... une certitude absolue de pouvoir après cela effacer, avec une seule parole, la trace du mal que l’on aura fait... n’est-ce pas là, dites moi, monsieur, n’est-ce pas là quelque chose qui ressemble beaucoup ?

ADRIEN, se levant brusquement et frappant sur les touches du piano.

Oh !

TAVERNEY, à Adrien.

Qu’est-ce que tu as, toi ?

SUZANNE.

Monsieur commence à s’impatienter...

À Adrien.

Je vous demande pardon, monsieur, mais je crois vraiment que maintenant il me serait assez difficile... si je pouvais ne prendre cette leçon que dans une heure...

TAVERNEY.

Oui ! oui, dans une heure... maintenant nous avons autre chose...

ADRIEN, mouvement pour s’en aller.

Ah ! je puis alors ?...

TAVERNEY.

Tu peux, mon ami, tu peux...

SUZANNE.

Vous reviendrez dans une heure, n’est-ce pas ? je ne voudrais pas perdre ma leçon, moi ; vous reviendrez ?

ADRIEN, embarrassé.

Mais... sans doute.

SUZANNE.

Vous me le promettez ?

TAVERNEY.

Mais oui... mais oui, il vous le promet...

ADRIEN.

Oui, mademoiselle.

SUZANNE.

C’est très bien... je suis sûre que vous n’oublierez pas ce que vous avez promis.

Adrien sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

TAVERNEY, SUZANNE

 

TAVERNEY, avançant des chaises.

Ah çà !... ah çà !... voyons un peu...

Ils s’asseyent.

SUZANNE.

Monsieur ?

TAVERNEY.

Que me racontiez-vous tout à l’heure... que vous êtes heureuse d’épouser Parseval ?

SUZANNE.

Oui, monsieur.

TAVERNEY.

Cela, encore, passe... mais... que vous l’aimez ?

SUZANNE.

Oui, monsieur...

TAVERNEY.

Que vous... en vérité, je ne saurais répéter ce mot sans rire... voyons, Suzanne, soyez donc raisonnable... si vous me disiez que vous ayez de l’affection, de la reconnaissance...

SUZANNE.

J’ai autre chose...

TAVERNEY.

Autre chose ?...

SUZANNE.

Oui, car enfin... de l’affection, de la reconnaissance, j’en ai pour vous, monsieur.

TAVERNEY.

Eh bien ?

SUZANNE.

Eh bien... mais... je sens bien, moi... pardonnez-moi... vous devez me pardonner, puisque vous êtes son ami... je sens bien que j’ai là... pour lui, quelque chose que je n’ai pas pour vous.

TAVERNEY, brusquement.

Regardez-moi donc un peu.

SUZANNE.

Que voulez-vous voir ?...

TAVERNEY.

Tout simplement si vous ne vous moquez pas de moi...

SUZANNE.

Oh ! monsieur... parce que je vous dis...

TAVERNEY, riant encore tout en commençant à se fâcher.

Parseval... avec sa grosse figure ronde...

SUZANNE, ravie.

Sa bonne grosse figure ronde...

TAVERNEY, tournant sa main autour de son visage.

Vous l’aimez avec...

SUZANNE.

Oui... À ce point que je me demande comment il serait possible d’aimer un homme... qui n’aurait pas la figure ronde !...

TAVERNEY.

Mais pourquoi diable ! alors n’avez-vous pas déclaré cela tout de suite, quand nous vous avons parlé pour la première fois de...

SUZANNE, se levant.

Je ne pouvais pas, monsieur, je ne pouvais pas... mais si vous m’aviez vue après que j’ai été rentrée dans ma chambre, je ne tenais pas en place et je me disais à chaque instant : Pourvu que ce soit lui ! mon Dieu, pourvu que ce soit lui !...

TAVERNEY.

Et lui, c’était ?...

SUZANNE.

C’était lui, oui, monsieur.

TAVERNEY, se levant.

C’est seulement pour me dire cela que vous m’avez fait revenir...

SUZANNE.

Oh ! que non, monsieur ! vous n’avez interrogée... j’ai d’abord répondu, mais j’avais, moi, bien autre chose à vous dire...

TAVERNEY.

Quoi donc !...

SUZANNE.

Je veux qu’il soit heureux, voyez vous... ah ! mais là... aussi heureux qu’on peut l’être... Pour cela... j’ai besoin de le connaître... de le bien connaitre... et l’idée m’est venue de m’adresser à vous, parce que j’ai pensé que personne mieux que vous ne pourrait...

TAVERNEY.

Ah ! c’est pour me demander des renseignements ?...

SUZANNE.

Oui, monsieur.

TAVERNEY.

Eh mais...

SUZANNE.

Je vous en prie, monsieur.

TAVERNEY.

Vous me mettez là dans une bien singulière situation... c’est la vérité que vous voulez...

SUZANNE.

Certainement, Monsieur.

TAVERNEY.

La vérité, que diable !... Parseval... est sans doute un homme charmant... pour moi ; mais pour une femme jeune... jolie... j’ai vraiment peur... il a des défauts, Parseval.

SUZANNE.

Des défauts ?

TAVERNEY.

Oui...

SUZANNE.

Ah ! tant mieux.

TAVERNEY.

Comment, tant mieux ?...

SUZANNE.

C’est en les supportant sans me plaindre que je montrerai ma reconnaissance. En a-l-il beaucoup ?

TAVERNEY.

Mais...

SUZANNE.

Et lesquels, dites-moi un peu...

TAVERNEY.

Ne l’a-t-il pas dit devant vous ? il est grognon.

SUZANNE.

Bon !...

TAVERNEY.

Taquin, avec cela...

SUZANNE.

Bon !...

TAVERNEY.

Une femme à votre âge doit aimer le monde, l’éclat, le plaisir ?...

SUZANNE.

Sans doute !

TAVERNEY.

Avec Parseval, rien de tout cela.

SUZANNE.

Rien...

TAVERNEY.

Le monde l’ennuie... à son âge, vous comprenez... il faudra vivre seule...

SUZANNE.

Ah ! tant mieux !

TAVERNEY.

Encore !...

SUZANNE.

Je serai trop contente de renoncer pour lui... j’accepterais volontiers bien d’autres sacrifices... pour remercier le ciel d’avoir fait de moi l’une des deux personnes les plus heureuses qui soient au monde.

TAVERNEY.

L’une des deux personnes ?...

SUZANNE.

Mais oui, puisque je vais, moi, avoir le bonheur d’être la femme d’un homme tel que lui...

TAVERNEY.

Et l’autre personne heureuse ?...

SUZANNE.

Mais... c’est vous.

TAVERNEY.

Moi !...

SUZANNE.

Puisque vous avez, vous, le bonheur d’être l’ami d’un homme tel...

TAVERNEY, pas content.

Eh ! le bonheur... le bonheur !... il me semble que c’est lui au contraire...

SUZANNE.

Ah ! l’on vient de refermer la porte...

Prêtant l’oreille.

C’est lui, je reconnais...

TAVERNEY.

Eh bien ?...

SUZANNE.

Dites-moi... vite... je suis jolie, n’est-ce pas ?

TAVERNEY.

Hein !...

SUZANNE.

Je suis jolie ?...

TAVERNEY.

Mais... sans doute...

SUZANNE.

Il me semblait bien à moi aussi... mais maintenant j’ai peur de ne pas l’être assez.

TAVERNEY.

Ah !

SUZANNE.

Je me sauve !... je vais lâcher de me rendre encore un peu plus... pour cela aussi, j’aurai besoin de vos conseils... car si j’en crois les confidences de miss Garnett, vous êtes passé maître...

TAVERNEY.

Suzanne ?...

SUZANNE.

Monsieur...

Ils sont près de la porte de droite.

TAVERNEY.

Un mot... Répétez-moi... la, en me regardant bien en face... répétez-moi que vous aimez...

SUZANNE.

Je l’adore !...

Elle sort.

 

 

Scène IX

 

TAVERNEY, puis PARSEVAL

 

TAVERNEY.

Elle se moque de moi, cela est évident, mais pourquoi ? Quel est son jeu ? Voudrait-elle me punir de ne pas avoir montré assez d’empressement ?...

Entre Parseval.

Te voilà, toi ?

PARSEVAL.

70, 25.

TAVERNEY.

Qu’est-ce que tu dis ?

PARSEVAL.

Je te dis que l’on a fermé à 70. 25.

Ils s’asseyent au guéridon.

TAVERNEY.

Ah ! bon ; mais j’ai, moi, à le parler d’autres choses ; mademoiselle Suzanne...

PARSEVAL.

Mademoiselle Suzanne... Eh bien, quoi ? mademoiselle Suzanne... je l’épouserai... c’est une affaire convenue... il est inutile de toujours revenir.

TAVERNEY.

Je ne suis pas content de Suzanne.

PARSEVAL.

Pas content ?...

TAVERNEY.

Pas content du tout... c’est une petite personne qui m’a tout l’air de se moquer...

PARSEVAL.

Voilà une chose dont je ne me suis jamais aperçu...

TAVERNEY.

Moi non plus, pardieu ! je ne m’étais jamais aperçu jusqu’à présent... mais il suffit d’un instant... je viens de causer avec elle... nous avons parlé de toi...

PARSEVAL.

Eh bien ?...

TAVERNEY.

Elle m’a d’abord très nettement confirmé ce que j’avais cru entendre... qu’elle aime beaucoup mieux t’avoir pour mari que moi.

PARSEVAL.

Eh bien !!...

TAVERNEY.

Ce n’est rien encore... parce qu’enfin cela peut s’entendre de bien des manières, mais voici ce qui est fort : comme je lui demandais le motif de cette préférence, ne s’est-elle pas avisée de me répondre que c’est parce qu’elle est... parce qu’elle est amoureuse de toi...

PARSEVAL.

Eh bien, monsieur, eh bien ?...

TAVERNEY.

De l’amour... Parseval... mon bon et cher Parseval, de l’amour !... j’en ai conclu, et tout comme moi, je pense, tu concluras que la petite se moque...

PARSEVAL.

Non, monsieur, je ne conclus pas...

TAVERNEY.

Ah, ah !

Ils se lèvent.

PARSEVAL.

Dès le premier moment, j’ai bien vu que vous étiez fâché de la préférence que me donne cette innocente enfant...

TAVERNEY.

Fâché, moi ! surpris, tout au plus.

PARSEVAL.

Surpris. Pourquoi surpris ?...

TAVERNEY.

Eh !

PARSEVAL.

Pourquoi surpris ?...

TAVERNEY.

Laissons cela. Je sais que ce sujet de conversation ne c’est pas agréable...

PARSEVAL.

Pourquoi surpris ?...

TAVERNEY.

Voyons, Parseval... mon bon et cher Parseval... Tu es mon ami, tu as une foule de bonnes qualités... mais la... voyons... quant aux femmes... tu dois reconnaitre toi-même que quant aux femmes...

PARSEVAL.

Non, monsieur, je ne reconnais pas...

TAVERNEY.

Il me semble cependant qu’en consultant nos souvenirs...

PARSEVAL.

Ah ! vous voilà bien fier... parce que vous avez eu pour maîtresses des femmes à la mode, des cocottes en renom ! Eh mon Dieu, monsieur, si j’avais voulu... mais je tenais à être aimé... moi !... ce qu’il me fallait, c’était un cœur, et alors...

TAVERNEY.

Tu as aimé des modistes...

PARSEVAL, avec fierté.

Oui, monsieur.

TAVERNEY.

Et des couturières, et des lingères, et des...

PARSEVAL.

Oui, monsieur... la modeste et gentille grisette qu’a chantée Béranger ?

TAVERNEY, ironique.

Notre grand poète national !!!

PARSEVAL.

Mais certainement, monsieur, mais certainement !...

TAVERNEY.

Laisse-moi donc tranquille !... Si encore tu me disais que cela t’ennuyait de dépenser de l’argent...

PARSEVAL.

Eh bien ! c’est cela... Parce que je n’ai que neuf cent mille francs... vous me reprochez ma pauvreté, maintenant, mon honnête pauvreté !...

TAVERNEY.

Eh là !... eh là !...

PARSEVAL.

Est-ce une rupture que vous désirez ?

TAVERNEY.

Comme j’avais raison de ne pas vouloir parler femmes... voilà ce qui arrive toutes les fois que nous en parlons, tu as toujours été un peu jaloux de moi...

PARSEVAL, avec éclat.

Mais dites-moi donc, monsieur, dites-moi donc lequel de nous deux maintenant a l’air d’être jaloux de l’autre.

TAVERNEY.

Moi, jaloux ?...

PARSEVAL.

Parce qu’une brave enfant... plus jeune et plus jolie que toutes ces femmes que vous êtes si fier de saluer... oui, plus jolie !... Niez-le donc un peu !

TAVERNEY.

Je ne le nie pas.

PARSEVAL.

Parce qu’elle se laisse guider par son instinct, parce qu’elle va tout naturellement à celui qu’elle sent encore capable d’aimer, parce qu’elle me préfère à vous, en un mot, vous êtes furieux...

TAVERNEY.

Je ne suis pas furieux, je crois devoir l’avertir, voilà tout.

PARSEVAL.

Ah ! elle m’aime, la pauvre fille !...

TAVERNEY.

Elle le dit du moins...

PARSEVAL.

Et, à cause de cela, vous la prenez en haine.

TAVERNEY.

Par exemple...

PARSEVAL.

Mais, je saurai la défendre... et je crois à cet amour, et je suis fier de l’avoir inspiré... Vous entendez...

TAVERNEY.

J’entends...

PARSEVAL.

Fier et heureux ! mais pas surpris !...

Entre Suzanne, aussi jolie que le pourra être la jeune comédienne chargée du rôle.

 

 

Scène X

 

PARSEVAL, SUZANNE, TAVERNEY

 

SUZANNE.

Messieurs...

TAVERNEY, transporté.

Suzanne.

PARSEVAL, non moins transporté.

Ah ! Suzanne...

SUZANNE.

Je venais... comme les autres jours... travailler entre vous deux... Vous voulez bien ?...

PARSEVAL.

Oui, oui

Avançant un fauteuil.

mettez-vous là, Suzanne.

TAVERNEY, avançant un autre fauteuil.

Tenez, Suzanne, tenez.

PARSEVAL.

Asseyez-vous, maintenant.

TAVERNEY.

Je vous en prie, Suzanne, asseyez-vous... là...

Suzanne s’assied sur une chaise entre les deux fauteuils.

PARSEVAL.

Un tabouret sous vos pieds.

TAVERNEY, prenant un autre tabouret et le plaçant.

Sous vos adorables petits pieds.

Elle met un pied sur chaque tabouret.

PARSEVAL.

Là, Suzanne... êtes-vous bien ?

TAVERNEY.

Ne vous manque-t-il rien, Suzanne...

PARSEVAL.

Suzanne...

TAVERNEY.

Ah ! Suzanne.

Pendant les répliques qui précèdent Taverney et Parseval s’empressant autour de Suzanne, courent sur la scène pour chercher ce dont elle peut avoir besoin, reviennent et à la fin se trouvent agenouillés l’un à droite et l’autre à gauche. Suzanne les regarde pendant un instant tous les deux, puis se penche tendrement vers Parseval.

SUZANNE, à Parseval.

Comme vous êtes bon pour moi, monsieur.

PARSEVAL.

Monsieur... ne dites pas monsieur...

SUZANNE.

Comme vous êtes bon pour moi, mon ami.

PARSEVAL.

Ah ! ma Suzanne.

Ils s’asseyent sur les fauteuils.

SUZANNE.

Est-ce que M. Taverney vous a dit ?

PARSEVAL.

Quoi donc ?

SUZANNE.

Comme j’étais heureuse... et comme je vous... vraiment je ne peux moi-même... il ne vous a donc pas dit ?...

PARSEVAL.

Que vous m’aimiez, Suzanne.

SUZANNE.

Mon ami...

PARSEVAL, avec aigreur.

Si fait... si fait il me l’a dit...

TAVERNEY.

Je le lui ai dit...

SUZANNE.

Et si vous saviez... depuis deux heures... combien d’idées... de projets... ce n’est pas de ma faute, mais malgré moi, je pense à l’avenir, à la façon dont nous allons vivre...

PARSEVAL.

Ah ! ma chère...

SUZANNE.

Nous vivrons de la façon qui vous conviendra, mon ami. C’est vous qui serez le maître...

PARSEVAL.

Mais pas du tout, c’est vous...

SUZANNE.

Oh ! que non pas...

PARSEVAL.

C’est vous... vous seule qui commanderez...

SUZANNE.

Vraiment ?

TAVERNEY.

Oui... Suzanne... vous, vous... seulement.

SUZANNE.

Je veux alors que rien ne soit changé dans cette existence à laquelle vous êtes habitués... et qui vous plaît... je ne prétends pas vous séparer...

PARSEVAL.

Ah !

SUZANNE.

Je veux que tous les deux vous continuiez comme par le passé à vivre...

PARSEVAL.

C’est cela, vous avez raison, nous vivrons ensemble tous les trois...

PARSEVAL.

Tous les trois ?...

TAVERNEY.

Et nous serons heureux.

SUZANNE.

N’est-ce pas, monsieur ?...

TAVERNEY.

Mais vois donc, Parseval, comme elle est gentille.

PARSEVAL.

Je le vois bien...

TAVERNEY, s’animant.

Ce visage charmant...

PARSEVAL.

Eh là !

TAVERNEY.

Et ce sourire, et ce regard.

PARSEVAL.

Eh là !

TAVERNEY.

Et ces mains, ces adorables petites mains...

Il les prend.

PARSEVAL, lui tapant sur les doigts.

Et là, eh là !...

Suzanne se lève et s’échappe à droite.

TAVERNEY, la suivant.

Et cette taille... et... et tout enfin, oui, tout...

Il veut lui prendre la taille, Parseval furieux le saisit par le bras et le fait tourner.

SUZANNE, à Parseval.

Comme vous êtes bon, mon ami, de me dire toutes ces jolies choses...

TAVERNEY.

Mais ce n’est pas lui, c’est moi qui vous dis... Oh ! Suzanne.

PARSEVAL.

Ma Suzanne !

TAVERNEY.

Notre Suzanne !!...

PARSEVAL.

Comment, notre ?

SUZANNE, toujours à Parseval.

Oh ! monsieur Taverney, lui aussi, m’a dit, sur vous, quelque chose qui m’a été bien agréable.

PARSEVAL.

Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

SUZANNE.

Que j’aurais, le lendemain de mon mariage, un moyen certain de vous prouver ma reconnaissance, mon affection.

PARSEVAL.

Quel moyen, Suzanne, quel moyen ?...

SUZANNE.

En renonçant, pour vous plaire, à toute espèce de divertissements, à toute espèce de plaisirs.

PARSEVAL.

Il vous a dit que pour me plaire, il faudrait ?...

SUZANNE.

Oui, parce qu’à l’âge que vous avez !...

PARSEVAL, furieux.

Par exemple !...

SUZANNE.

Et j’ai accepté ce sacrifice bien volontiers, mon ami, car je ne vois pas pour moi de plus grand bonheur que de passer ma vie auprès de vous.

PARSEVAL, furieux.

Il ne vous a pas dit aussi que j’étais toujours malade, par hasard, et qu’il faudrait me soigner ?

SUZANNE.

Il ne me l’a pas dit.

TAVERNEY.

J’aurais pu le dire.

SUZANNE, à Taverney.

Si vous me l’aviez dit, j’aurais été bien heureuse.

PARSEVAL, après un regard courroucé à Taverney.

Mademoiselle Suzanne...

SUZANNE.

Mon ami... 

PARSEVAL.

Aimez-vous les toilettes à la mode ?...

SUZANNE.

Vous me demandez ?...

PARSEVAL.

Si vous aimez la toilette... les parures... les bijoux...

SUZANNE.

Sans aucun doute... j’aimerais assez... mais je vous assure cependant...

PARSEVAL.

Mademoiselle Suzanne ?

SUZANNE.

Mon ami.

PARSEVAL.

Cela vous amuserait-il d’avoir une loge à l’Opéra et d’aller aux courses dans une voiture à train jaune avec des jockeys blancs ?...

SUZANNE.

Des jockeys blancs, sans doute ; mais puisque l’on me dit...

PARSEVAL.

Mademoiselle Suzanne.

SUZANNE.

Mon ami...

PARSEVAL.

Faites-moi l’amitié d’aller mettre un chapeau et de dire à miss Garnett de se tenir prête... tout à l’heure nous sortirons tous les trois.

TAVERNEY.

Tous les trois.

PARSEVAL.

Non, pas vous ; tous les trois... miss Garnett... et nous passerons chez un bijoutier de ma connaissance...

SUZANNE.

Chez un...

PARSEVAL, avec autorité.

Ah ! vous disiez tout à l’heure que votre bonheur serait de m’obéir.

SUZANNE, soumise.

J’obéirai, mon ami.

PARSEVAL.

Allez, Suzanne, ma Suzanne !

TAVERNEY.

Notre Suzanne !

PARSEVAL.

Comment, notre Suzanne ?

Elle sort. Ils la reconduisent jusqu’à la porte de sa chambre.

TAVERNEY, redescendant.

Parseval... que je te dise un mot... viens... un mot seulement...

PARSEVAL.

Ah ! vous, monsieur...

TAVERNEY, l’emmenant dans un coin de la scène.

Parseval... n’épouse pas cette petite personne-là... tu n’es pas de force.

PARSEVAL.

Vraiment...

TAVERNEY.

Et puisqu’il faut que l’un de nous deux... moi, plutôt... moi qui ai plus l’habitude... Ah ! tu n’accorderas au moins a plus l’habitude.

PARSEVAL, voulant le quitter.

Ma femme attend, Monsieur...

TAVERNEY, suppliant.

Parseval... tu es mon ami... demande-moi ce que tu voudras, mais je l’en prie, laisse-moi... Si je ne l’épouse pas, je deviens malade...

PARSEVAL.

Ah ! eh bien ! moi, si je ne l’épouse pas, je meurs !

TAVERNEY.

Ah !... Parseval., tu es un honnête homme.

PARSEVAL.

Eh bien ?...

TAVERNEY.

Eh bien ! cette partie d’écarté que nous avons faite tout à l’heure...

Entre Adrien.

 

 

Scène XI

 

TAVERNEY, PARSEVAL, ADRIEN

 

TAVERNEY.

Ah ! viens ici, toi... Tu arrives à merveille. Tu pourras certifier la vérité de mes paroles, car lui voyais mon jeu.

PARSEVAL.

Cette partie d’écarté ?

TAVERNEY.

Je n’ai pas joué comme il fallait, recommençons... j’ai refusé de donner des cartes et je n’avais que des sept et des huit... est-ce vrai, Adrien ?

ADRIEN.

C’est vrai, mon oncle.

PARSEVAL.

Ah ! bien... et moi... j’ai jeté le roi d’atout ! Est-ce vrai, Adrien ?

ADRIEN.

C’est vrai, monsieur.

PARSEVAL, à Taverney.

Là, tu vois bien que la partie est bonne et qu’il est inutile de recommencer. Tu as perdu, il fallait gagner.

TAVERNEY, lui saisissant le bras avec force.

Encore un mot, monsieur...

PARSEVAL.

Oh ! mais.

TAVERNEY.

Ce mariage ? pourquoi ce mariage, monsieur ?... Quel a été notre but en y pensant ?

PARSEVAL.

Eh ! mais... si j’ai bonne mémoire, un petit être...

TAVERNEY, avec dédain.

Oui... Eh bien... si vous voulez que je vous dise franchement ma pensée...

PARSEVAL.

Qu’est-ce que c’est ?

TAVERNEY.

Je ne suis pas du tout sûr...

PARSEVAL.

Comment !...

TAVERNEY.

Non, monsieur. Je ne suis pas du tout sûr...

PARSEVAL.

C’est ce que nous verrons, monsieur.

Remontant.

Suzanne !

SUZANNE, en dehors.

Mon ami.

PARSEVAL.

Mettez un chapeau, Suzanne, et dites à miss Garnett de se dépêcher.

SUZANNE, toujours dehors.

Oui, mon ami.

PARSEVAL, avant de sortir par une autre porte à gauche pour aller chez lui.

C’est ce que nous verrons !!!

 

 

Scène XII

 

TAVERNEY, ADRIEN

 

TAVERNEY.

Et je n’inventerai rien et je ne trouverai pas quelque moyen de briser ce mariage !

ADRIEN, s’oubliant.

Ah ! mon oncle, si vous trouviez cela ?

TAVERNEY.

Eh bien ?

ADRIEN.

Vous seriez un habile homme, mon oncle.

TAVERNEY.

Rien... rien... et je serais forcé de laisser dans les mains de ce Parseval... une aussi adorable enfant... car elle est adorable.

ADRIEN.

Oh ! oui.

TAVERNEY.

Tu dis ?

ADRIEN.

J’ai dit : Oh ! oui.

TAVERNEY, s’asseyant en face de lui.

Et voilà tout ce que tu trouves à dire ?... Et depuis quatre mois que tu lui donnes des leçons... que tu la vois tous les jours... l’idée ne l’est pas venue de... la trouver jolie, de le lui dire, de le faire aimer ? Ah ! si tu avais fait cela !

ADRIEN.

Si j’avais...

TAVERNEY, changeant de ton, se levant et le prenant au collet.

Si tu avais fait cela... mon garçon, je te donne ma parole que tu passerais avec moi un vilain quart d’heure !

ADRIEN.

Ah !

TAVERNEY.

Mais au moins, dans le moment présent, cela nous servirait à quelque chose... J’irais tout bonnement trouver Parseval et je lui dirais... Eh ! mais... eh ! mais...

ADRIEN.

Quoi donc, mon oncle ?

TAVERNEY.

Le moyen que je cherche... il n’est pas du tout nécessaire que les choses se soient passées réellement. Qui nous empêche de supposer ?... C’est cela... tu lui auras fait la cour, tu te seras fait aimer.

ADRIEN.

Oui.

TAVERNEY.

Alors, apprenant qu’elle en épouse un autre... tu es tout naturellement furieux !

ADRIEN.

Oui.

TAVERNEY.

Et tu écris...

ADRIEN.

J’écris ?

TAVERNEY.

Tu écris une lettre, que je saisis... et que je me dépêche de porter à Parseval... Vite, mets-toi là et écris.

Il lui montre le guéridon.

ADRIEN.

Mais, mon oncle...

TAVERNEY.

Vite... vite !

ADRIEN.

C’est que moi, j’ai promis, j’ai donné ma parole.

TAVERNEY.

Comment !

ADRIEN, se reprenant.

Non, je veux dire que... Est-ce que vous ne trouvez pas que ce que vous me faites faire là ?...

TAVERNEY.

Ah ! je prends tout sur moi.

ADRIEN.

Bien vrai... vous me l’ordonnez... et c’est seulement pour vous obéir ?

TAVERNEY.

Que de paroles !... Écris donc.

ADRIEN, s’asseyant.

J’écris, mon oncle.

TAVERNEY.

Tu vois bien la situation... Tu aimais.

ADRIEN.

Je m’étais fait aimer.

TAVERNEY.

Tu apprends qu’elle en épouse un autre.

ADRIEN.

Et je suis furieux !

Il s’est installé et commence à écrire.

TAVERNEY.

C’est cela. Veux-tu que je t’aide un peu ? car vous autres, jeunes gens d’aujourd’hui... Si tu veux, je dicterai.

ADRIEN, écrivant avec une rapidité folle et couvrant les quatre pages.

C’est inutile, mon oncle.

TAVERNEY.

Comme tu vas... comme tu vas !... Il n’est pas nécessaire d’en mettre tant.

ADRIEN, écrivant toujours.

Oh si !

TAVERNEY.

Mets surtout qu’elle t’aime et qu’elle aura beau faire, elle t’aimera toujours... que tu en es bien sûr... Mets-tu ce que je dis ?...

ADRIEN.

Soyez tranquille !

TAVERNEY.

Je parierais que tu m’auras écrit quelques niaiseries... tu aurais mieux fait... Voyons un peu...

Lisant.

Tiens, mais non... elle n’est pas mal du tout, la lettre... pas mal... pas mal du tout.

ADRIEN.

Ah !

TAVERNEY.

Convenons bien de nos faits... Tu arrivais... avec ce billet que tu voulais remettre à Suzanne... Je l’ai surpris, j’ai ouvert la lettre... J’ai lu et je la fais lire à Parseval.

ADRIEN.

Oui... oui... allez.

TAVERNEY.

Elle n’est pas mal du tout, ta lettre !... pas mal... pas mal du tout.

Il entre chez Parseval.

 

 

Scène XIII

 

ADRIEN, puis SUZANNE

 

ADRIEN.

Je n’ai pas manqué à ma parole puisque c’est mon oncle qui n’a forcé... Je n’ai pas, et puis que m’importe ?... ce qu’il faut, c’est que ce mariage ne se fasse pas.

Entre Suzanne ; elle entr’ouvre la porte du fond et ne la quitte pas.

SUZANNE.

Hem, hem !

ADRIEN, près de la table de jeu.

Ah ! Suzanne, c’est vous.

SUZANNE.

Oui, prenez garde, ne faites pas de bruit ; monsieur Taverney, il est chez M. Parseval... n’est-ce pas ? J’ai entendu les deux voix.

ADRIEN.

Oui.

SUZANNE.

Que lui dit-il ?...

ADRIEN.

Il lui fait lire une lettre... une lettre de moi... mais ce n’est pas de ma faute. C’est mon oncle qui m’a forcé à écrire celle lettre... dans laquelle je dis que je vous aime... et je vous reproche.

SUZANNE.

C’est votre oncle qui vous a forcé ?...

ADRIEN.

Oui, je vous jure...

SUZANNE.

Pourquoi ?...

ADRIEN.

Mais pour vous empêcher d’épouser.

SUZANNE.

Bien, c’est très bien.

ADRIEN.

Suzanne !

Suzanne referme brusquement la porte et disparaît. La porte de gauche s’ouvre en même temps, rentre Taverney.

 

 

Scène XIV

 

TAVERNEY, ADRIEN, puis SUZANNE et PARSEVAL

 

ADRIEN.

Eh bien ?

TAVERNEY.

Il a lu... il m’a dit qu’il allait parler à Suzanne et qu’après il viendrait.

ADRIEN.

Ah !

TAVERNEY.

Suzanne va nier, bien entendu... heureusement qu’on pareil cas, les dénégations n’ont pas grande valeur... et puis ta lettre était très bien, elle a fait une très vive impression sur Parseval.

ADRIEN.

Et il va venir.

TAVERNEY.

Oui, son premier soin sera sans doute de te mettre à la porte.

ADRIEN.

Comment !

TAVERNEY.

Mais n’aie pas peur : je ne l’abandonnerai pas, moi, je t’assure dès aujourd’hui six mille livres de rente.

ADRIEN.

Vous êtes bien bon, mon oncle... mais.

TAVERNEY.

Et si Parseval renonce... pourvu qu’il renonce, mon Dieu ! je te donnerai encore...

ADRIEN.

Mais mon oncle... je ne vous demande rien.

TAVERNEY.

Si Parseval renonce à ce mariage et me laisse ainsi maître d’épouser moi-même...

ADRIEN.

D’épouser !...

TAVERNEY.

Et sans doute... pourquoi donc sans cela aurais-je pris tant de peine ?

Entrent Parseval et Suzanne par le fond.

Venez, mademoiselle... venez avec moi, s’il vous plaît.

SUZANNE.

Je viens, monsieur.

Elle rentre les yeux baissés.

TAVERNEY, bas à Parseval.

Tu lui as parlé ?

PARSEVAL.

Oui.

TAVERNEY.

Et elle a tout nié sans doute... mais malgré cela.

PARSEVAL.

Malgré cela je crois que j’aurais grand tort et, toute réflexion faite... je n’épouse pas.

TAVERNEY.

Tu n’é...

PARSEVAL.

Je n’épouse pas...

TAVERNEY.

C’est bien dit, n’est-ce pas ?

Ne pouvant contenir sa joie.

c’est bien dit ? bien entendu ? et lors même que tu me verrais, moi, prendre ta place, tu ne reviendrais pas ?

PARSEVAL.

Non, je ne reviendrais pas sur ce que j’ai dit.

TAVERNEY.

Ah ! Suzanne... vous entendez.

PARSEVAL.

Mais je serais, je le l’avoue, très surpris de te voir...

TAVERNEY.

Oh ! quant à cela.

PARSEVAL.

Comment, là, sérieusement ?

TAVERNEY.

Oui, je me risque... moi.

PARSEVAL.

Malgré cette lettre que tu m’as fait lire ?

TAVERNEY, riant.

Cette lettre ?

PARSEVAL.

Oui.

TAVERNEY.

Oh ! je ne m’en inquiète guère.

PARSEVAL, lui en donnant une vingtaine d’autres.

Et de toutes celles-ci ?

TAVERNEY.

De celles-ci !

Regardant les lettres.

Qu’est-ce que c’est que ça ? qu’est-ce que c’est ça ?

PARSEVAL.

Mais ce sont les lettres écrites par Adrien, qui adore Suzanne depuis quatre mois... Tu le sais bien, puisque c’est toi qui es venu me le raconter.

TAVERNEY.

Les lettres !...

PARSEVAL.

Avec les réponses de Suzanne... si tu les veux... les voici...

Il les lui donne.

ADRIEN, fou de joie.

Ah ! Suzanne... Suzanne.

TAVERNEY, à Adrien.

Toi... c’est toi...

ADRIEN.

Mon oncle, je vous en prie !

TAVERNEY, à Suzanne.

Et c’est vous... vous... ah ! tous les deux... je vous !...

Il jette lettres sur le guéridon.

PARSEVAL, l’arrêtant.

Eh ! là, eh là... doucement ! le moyen d’en vouloir à cette gentille Suzanne... qui, au lieu de répondre par une malhonnêteté à la proposition que nous lui avons faite, a pris la chose le plus gracieusement du monde... et s’est vite dépêchée de faire démolir par tes mains un joli mariage... que le respect et la reconnaissance ne lui permettaient pas de démolir elle-même. C’est bien cela... n’est-ce pas, Suzanne ?

SUZANNE.

Oh ! monsieur.

TAVERNEY, s’apaisant.

Comme elle s’est jouée de nous !

PARSEVAL.

Oui... un peu... un peu.

Lui prenant le bras.

Tu ne te trompais pas, mon ami... je n’aurais pas été de force... et toi, non plus, j’en ai bien peur, tu ne serais pas...

Montrant Adrien.

et lui-même, je ne suis pas bien sûr...

ADRIEN.

Gardez votre argent, mon oncle... mais, par pitié, ne vous opposez pas...

TAVERNEY.

Eh ! laisse-moi tranquille... toi !

Allant à Suzanne.

C’est du joli, mademoiselle... c’est du joli !

SUZANNE.

Je vous en prie, monsieur !

Adrien remonte.

TAVERNEY, bas.

Après cela... je comprends que pour ne pas épouser... Mais, dites-moi, Suzanne, si, au lieu de lui, ç’avait été moi, est-ce que vous auriez aussi cherché le moyen de vous débarrasser ?

SUZANNE.

Dam ! monsieur.

TAVERNEY, câlin.

Dites, auriez-vous ?

SUZANNE, le regarde en dessous.

Oui... j’aurais cherché... peut-être ; aurais-je trouvé par exemple... ah ! cela, c’est une autre affaire...

TAVERNEY.

Ah ! Suzanne.

PARSEVAL.

Eh ! là... Eh ! là

Il montre Suzanne à Adrien et pousse Taverney dans un coin en lui disant.

Toute réflexion faite, je pense que tu avais raison tout à l’heure... pour les callatéraux.

Montrant Adrien.

Avec lui, ça sera plus sûr.

TAVERNEY, gouailleur.

Ah ! oui... avec lui... ce sera plus sûr qu’avec...

PARSEVAL, coupant la parole à Taverney.

Qu’avec nous.

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