Quatorze ans de la vie de Napoléon (CLAIRVILLE)

Pièce historique en quatre actes et en sept tableaux, mêlée de chants.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Luxembourg, le 23 novembre 1830.

 

Personnages du premier acte

 

NAPOLÉON

LE PRINCE DE HATZFELD

LA PRINCESSE SON ÉPOUEE

LE MARÉCHAL LANNES

LE MARÉCHAL NEY

LE MARÉCHAL B...

LE MARÉCHAL S...

LE MARÉCHAL D...

ÉTAT-MAJOR

UN GÉNÉRAL

BERNARD, grenadier de la vieille garde

SANS-REGRET, soldat au même régiment

UN HÉRAUT D’ARMES

UN SOLDAT

 

Personnages du deuxième acte

 

LE BARON DE LA COURBETTERIE

SANS-REGRET, sous le nom de LAFLEUR

BERNARD, soldat de la vieille garde

BAZILIANO, vieux mouchard

CATIN, vivandière

LE LIBRAIRE DU BARON

UN DOMESTIQUE.

PEUPLE

VALETS

SOLDATS

 

Personnages du troisième acte

 

NAPOLÉON

LE GRAND MARÉCHAL

LE MARÉCHAL NEY

LE MARÉCHAL GROUCHY

M...

BERNARD

SANS-REGRET

CATIN

TAPIN

 

Personnages du quatrième acte

 

NAPOLÉON

LE GRAND MARÉCHAL

MONTHOLON

ANTOMMARCHI

HUDSON LOWE, gouverneur de Sainte-Hélène

WILLIAMS, anglais

BERNARD

L’ÉPOUSE et LES ENFANTS DU GRAND MARÉCHAL

 

 

À MESSIEURS LES ACTIONNAIRES PROPRIÉTAIRES DU THÉATRE DU LUXEMBOURG

 

MESSIEURS,

 

L’accueil favorable que vous avez daigné faire à ce faible ouvrage en en permettant la représentation, est la première cause du plaisir que me fait éprouver aujourd’hui la manière flatteuse dont le public veut bien le recevoir. Le zèle que mes camarades ont mis à jouer dans cette pièce, la ressemblance parfaite de M. DEVIGNY avec Napoléon, et son talent comme acteur, sont sans doute les principales causes de ce petit succès.

Mais il m’est bien doux, Messieurs, de profiter de cette occasion pour publier ici tout ce que je dois à votre bienveillance. N’étant encore que dans ma dix-neuvième année, comptant déjà neuf ans de service à votre théâtre, je ne dois les suffrages dont un public indulgent veut bien m’honorer qu’à vos bontés qui encouragèrent mes premiers essais.

Permettez-moi donc, Messieurs, de vous dédier ma première pièce imprimée, et daignez recevoir avec l’ex pression d’un cœur reconnaissant l’assurance du profond respect de

 

Votre très humble et très obéissant pensionnaire,

 

CLAIRVILLE AINÉ.

 

 

ACTE I

 

Le premier tableau se passe à Berlin, dans le palais du gouverneur, et le deuxième à Postdam, dans le cabinet de l’empereur.

 

 

Premier Tableau

 

Berlin 1807.

Le théâtre représente un salon.

 

 

Scène première

 

LE PRINCE DE HATZFELD, seul

 

Je suis seul, enfin. Parcourons ces papiers...

Lisant les signatures. 

Le ministre Schulembourg !... Cette dépêche doit ressembler aux autres : son amour pour sa patrie, sa haine pour les Français... voilà ce que renferme toute sa correspondance. Quel est cet écrit empreint du sceau royal... signé Frédéric, roi de Prusse ?... Que peut-il m’apprendre ?

Il lit.

MON CHER HATZFELD,

« Un courrier venu de Postdam m’apprend, qu’au mépris de la paix signée entre nous, l’empereur Napoléon tient constamment son armée en réserve ; comment se fait-il que vous ne m’ayez pas instruit de cette particularité. Gouverneur à Berlin, rien ne peut vous échapper. Comment dois-je interpréter votre silence ?... Je connais votre fidélité, hâtez-vous de m’en convaincre, et faites-moi connaître la position de nos ennemis.

« Votre roi FRÉDÉRIC. »

La position de nos ennemis !... Que lui répondre ?... Il ignore qu’en ces lieux je ne puis faire un pas, dire un seul mot sans craindre la trahison.

Air : Te souvient-il ?

De la victoire affrontant les caprices,
Pour mon pays j’ai longtemps combattu.
Je suis couvert de nobles cicatrices,
Mille revers ne m’ont point abattu.
J’aurais voulu terminer ma carrière
Au champ d’honneur, au milieu d’un combat ;
Mais aujourd’hui je suis époux et père,
Et j’étais homme avant d’être soldat.

Oh ! voilà ce militaire que nous avons accueilli. Abordons-le. Il peut favoriser nos projets, son uniforme est un talisman dont il faut nous servir.

 

 

Scène II

 

LE PRINCE DE HATZFELD, BERNARD

 

Bernard entre préoccupé sans voir Hatzfeld.

BERNARD.

Pardon, seigneur, je ne vous voyais pas.

HATZFELD.

Que viens-tu faire ici ?

BERNARD.

J’viens vous demander si mes services peuvent vous être utiles.

HATZFELD.

Tes services ?...

BERNARD.

Sans doute, exilé sans appui, n’ayant plus désormais d’asile, que chez l’étranger, je consacre à la Russie des jours que j’exposai vingt fois pour la France.

HATZFELD.

Oui, je sais qu’un nommé Bernard...

BERNARD.

C’est moi.

HATZFELD.

Qui t’a fait quitter le camp français ?

BERNARD.

La crainte de mourir de la main de mes compagnons d’armes.

HATZFELD.

Quel était ton crime ?

BERNARD.

J’ai tué mon chef.

HATZFELD.

Malheureux...

BERNARD.

Oui, malheureux ! bien malheureux ! ce souvenir m’arrache encore des larmes, et pourtant je n’avais pas tort.

HATZFELD.

Les lois militaires...

BERNARD.

Elles sont justes ; écoutez-moi.

Air : Le signal avait retenti.

J’étais heureux au régiment.
Dans les dangers, au milieu des alarmes,
J’avais toujours, pour essuyer mes larmes,
À mes côtés ma femme et mon enfant.
Je ne désirais rien ;
J’étais l’époux de notre vivandière ;
Une fille bien chère
Était encor le seul fruit d’notre hymen.
Mon colonel en était amoureux.
J’lui destinais ce brillant hyménée.
Elle atteignait sa dix-septième année,
Et sa beauté mettait l’comble à mes vœux
Lorsqu’un vil séducteur,
Qui se disait l’ami de ma famille,
Déshonora ma fille.
Ce souvenir excite ma fureur.
Moi, j’ignorais encor ce feu nouveau
Que mon enfant nourrissait dans son âme,
Et son amour, son imprudente flamme
La conduisit aux portes du tombeau.
À son dernier moment,
Elle me dit d’une voix éplorée :
Je meurs déshonorée.
– Par qui ? réponds ! par qui ? – Par ton sergent !
À ce seul mot, quittant son lit de mort,
Je vais chercher l’sergent pour le combattre,
Et l’ sabre en main j’ lui dis : Il faut nous battre ;
Il faut qu’ce jour décide d’ notre sort !
J’lève les yeux au ciel.
Il doit venger l’honneur de ma famille.
Le bourreau de ma fille
Tombe à mes pieds frappé d’un coup mortel !
Vous connaissez mon crime maintenant :
Secourez-moi, soulagez ma misère ;
Voyez mes pleurs, et, si vous êtes père,
Pardonnez-moi, j’ai vengé mon enfant.

HATZFELD.

Infortuné !

BERNARD.

Voilà mon crime.

HATZFELD.

Tu ne peux retourner en France.

BERNARD.

Oh ! non, jamais.

HATZFELD.

La mort !

BERNARD.

Je l’aurais bravée !... Pourquoi l’empereur ne m’a-t-il pas dit : « Bernard, vous êtes coupable ; un soldat qui tue son sergent mérite la mort. Demain, nous livrons bataille ; je vous ordonne de vous faire tuer... Ah ! comme avec joie je me serais élancé dans les rangs ennemis, sous le feu des canons !... Mais mourir fusillé, fusillé par mes amis, par mes frères d’armes !... Non, jamais... Dussé-je expirer en ces lieux de chagrin et de désespoir, j’abandonne la France. J’ai dit adieu à ma patrie ; je ne la reverrai plus.

HATZFELD.

Écoutez-moi, vous n’avez plus de ressources ?

BERNARD.

Aucune.

HATZFELD.

Vous êtes un brave, nous aimons à le croire ; mais cette assurance ne peut nous suffire : il nous faut des preuves de votre fidélité.

BERNARD.

Qu’exigez-vous de moi ?

HATZFELD.

Ce que l’on exigerait d’un Prussien : obéissance, dévouement sans bornes, guerre éternelle à nos ennemis.

BERNARD.

Je vous comprends, guerre éternelle à la France.

HATZFELD.

Non. La paix nous unit, et de longtemps nous n’aurons à combattre l’Empereur. Cependant on assure que ses forces augmentent chaque jour... que son armée se tient constamment en réserve, et, comme gouverneur de Berlin, je dois instruire le roi de Prusse de ce qui se passe au camp des Français ; vous serez reçu parmi nous, mais à la condition que vous porterez vous-même au palais du roi les dépêches que je vous confierai.

BERNARD.

Moi, je trahirais mon ancien général !

HATZFELD.

Ce n’est point le trahir que de prendre soin de sa gloire.

BERNARD.

Eh ! laissez-lui ce soin... il n’en a jamais chargé ses ennemis.

HATZFELD.

Bernard, vous avez déserté après avoir immolé votre chef, les lois militaires sont partout les mêmes, nous vous offrons secours et protection, mais il faut nous servir... Si vous refusez, nous devons à notre allié, à la sûreté de nos états, le châtiment d’un soldat coupable ; choisissez entre la mort et le léger service que nous exigeons de vous.

BERNARD.

Et comment faire un choix entre le déshonneur et l’infamie ?

HATZFELD.

Insensé ! qui peut donc vous attacher à cette France, à cet homme cruel qui n’existe qu’au sein du carnage ? n’êtes-vous pas fatigué de ce joug tyrannique ? Toi surtout, malheureux, toi que l’illusion ne peut plus aveugler, sacrifieras-tu ton existence au despotisme de ton ancien maître ?

Air : d’Aristippe.

BERNARD.

C’est avec lui que j’ai connu la gloire.

HATZFELD, ironiquement.

Compte sur lui pour adoucir ton sort.

BERNARD.

Sous ses drapeaux, j’ marchais à la victoire.

HATZFELD.

Sous ses drapeaux marche donc à la mort.
Elle sera le prix de ta vaillance.

BERNARD.

Oui, je sais bien que vous avez raison ;
Mais nous n’ sommes pas accoutumés en France
À nous venger par une trahison.

HATZFELD.

Tu refuses ?

BERNARD.

Ayez pitié de moi.

HATZFELD.

Je suis inexorable. Mes dépêches au roi de Prusse, ou je te livre à Napoléon.

BERNARD.

Vous m’y forcez ?... J’accepte.

HATZFELD.

Et qui me répondra de ta fidélité ?

BERNARD.

Mon intérêt ; c’est la seule confiance qu’un déserteur inspire.

HATZFELD.

Il en est une plus puissante dans ta bouche.

BERNARD.

Laquelle ?

HATZFELD.

Ta parole d’honneur.

BERNARD.

Un traître la profane en la jurant.

HATZFELD.

Elle est toujours sacrée chez un soldat de la vieille garde.

BERNARD.

Un soldat de la vieille garde, à Berlin dans le palais du gouverneur, désarmé, prêt à trahir son devoir, ne doit inspirer que le mépris ; et lui parler d’honneur, c’est forcer son front à rougir.

HATZFELD.

Cette noble fierté ne saurait me déplaire, elle me suffit... Reste en ces lieux, je serai bientôt de retour.

Il sort.

 

 

Scène III

 

BERNARD, seul

 

Le trahir !... en aurai-je la force ?... Meurtrier, déserteur, je joindrais à ces titres odieux, celui de traître ; on dirait un jour... Bernard, soldat de la vieille garde, a livré l’empereur au fer de ses ennemis... non, non, dussé-je périr !... mais j’ai promis... promis... promis ma honte... Je ne puis, je ne dois pas tenir une promesse qui me déshonore... mais un refus peut me perdre sans sauver l’empereur... Ce que je refuserai de faire, mille autres le feront ! C’en est trop... mon heure est arrivée, volons au camp de Napoléon, portons-lui ces dépêches, sauvons ce héros et mourons fusillé par sa vieille garde.

Air.

Mon général, je vais donc te revoir,
Je vais quitter cette plage asservie,
Heureux cent fois si je puis recevoir
Le coup fatal en te sauvant la vie !
Napoléon, mon guide, mon soutien,
Je vais te rendre un sang qui t’appartient.

Ce que j’ai fait je le ferais encor,
J’ai dû venger l’honneur de ma famille ;
Puisque la loi me condamne à la mort,
Vieux grenadier, va rejoindre ta fille.
Napoléon, etc.

À ces flatteurs, à ces hommes soumis,
Laissons le soin d’enrichir ces peuplades,
Je vois l’honneur dans les rangs ennemis,
Je vois la mort parmi nos camarades ;
Mais l’étranger vainement me retient,
L’honneur me dit : Ton sang leur appartient.

 

 

Scène IV

 

LE PRINCE DE HATZFELD, BERNARD

 

HATZFELD.

Un cheval vous attend au bout du parc. Voici les dépêches, et si l’on veut s’en emparer, défendez-les jusqu’à la mort.

BERNARD.

Soyez tranquille, elles arriveront à leur destination.

HATZFELD.

Air : Si vous voulez bien le permettre.

Plus de fer désormais,
Pour nos braves
Plus d’entraves,
C’en est fait plus d’esclaves,
La Prusse est libre pour jamais.

BERNARD

Ô France, ô ma mère chérie !
Te revoir me serait bien doux.

HATZFELD.

Loin de ton ingrate patrie
Tu vivras heureux parmi nous ;
Délivre enfin la Russie et la Prusse,
Quitte un despote et viens servir un roi ;
Vieux grenadier, puis-je compter sur toi ?

BERNARD.

Oui, je vais vous servir en Russe.

ENSEMBLE.

Plus de fers désormais,
Pour nos braves
Plus d’entraves,
C’en est fait plus d’esclaves,
La Prusse }
La France } est libre pour jamais.

Bernard sort.

 

 

Scène V

 

LE PRINCE DE HATZFELD seul, ensuite LA PRINCESSE DE HATZFELD

 

HATZFELD.

Il est parti, je suis plus tranquille, son uniforme le met à l’abri des soupçons, il parviendra facilement au palais du roi.

La princesse entre.

LA PRINCESSE.

Ah ! bonjour, mon ami ; déjà dans ce cabinet !

HATZFELD.

Un gouverneur a tant de choses à faire !

LA PRINCESSE.

Tant de choses à faire !... en ce moment où rien ne trouble le repos de la Russie, où nous vivons en paix avec la France, que pouvons-nous désirer et quelles sont donc les graves occupations qui vous appellent ici ?

HATZFELD.

Rien ne trouble, dis-tu, le repos de la Russie ? lorsque l’étranger, maître dans nos murs, tient le peuple enchaîné sous ses lois ; lorsqu’à l’ombre d’une paix bienfaisante Napoléon rassemble, organise une armée ; lorsqu’au premier signal des milliers de soldats peuvent fondre sur nous. Déjà Naples, la Hollande et la Westphalie sont au pouvoir des frères de l’empereur, et bientôt le monde entier asservi pliera sous son sceptre de fer.

LA PRINCESSE.

Voilà bien votre langage ordinaire, voilà celui des hommes du siècle.

Air.

Fiers potentats, soyez plus raisonnables,
Sur l’horion, vous voyez tout en noir,
Laissez venir ces fléaux redoutables,
Votre malheur est de les trop prévoir.
Quand nous dormons à l’ombre du mystère
Notre existence est un songe flatteur ;
Pourquoi prévoir la discorde et la guerre,
Quand nous rêvons la paix et le bonheur ?

HATZFELD.

Mon amie, j’aime en toi ce courage intrépide qui t’élève au-dessus des faiblesses de ton sexe ; mais tu ne connais rien encore en diplomatie, le danger qui nous menace est réel ; on ne saurait trop prévenir ses funestes suites.

LA PRINCESSE.

Si l’empereur voulait nous déclarer la guerre, pourquoi donc aurait-il signé une amnistie ? N’était-il pas vainqueur ? La Russie et la Prusse étaient en son pouvoir ; notre malheureux pays, livré à ses soldats, n’espérait plus qu’en sa générosité : s’il voulait notre ruine, pourquoi nous a-t-il épargnés ?

HATZFELD.

En politique rien ne m’étonne.

Air : Ne crains pas qu’il me désapprouve.

Lorsque nous pouvons la comprendre,
Tous ses détours sont encor dangereux ;
Et bien souvent on ne peut se défendre
De ce qu’elle trame à nos yeux.
Puisque son but sait toujours nous atteindre,
Avec franchise, ici tu conviendras,
Que nous devons bien plus la craindre
Quand nous ne la comprenons pas.
Nous devons encor plus la craindre
Quand nous ne la comprenons pas.

LA PRINCESSE.

Ah ! vous ne manquerez jamais de raison pour me convaincre.

HATZFELD.

Quel est ce bruit ?

 

 

Scène VI

 

LE PRINCE et LA PRINCESSE DE HATZFELD, UN SOLDAT RUSSE

 

LE SOLDAT.

Gouverneur, un régiment russe maltraité par des soldats français se révolte aux portes de Berlin ; si vous ne venez à notre secours nous sommes perdus, car les malheureux ne sont pas en état de se défendre.

LA PRINCESSE.

Qu’entends-je ?...

HATZFELD.

Les imprudents !... Mon amie, rentre au palais, n’en sors plus... Suivez-moi ; empêchons ces audacieux de courir à la mort.

Il embrasse son épouse qui s’éloigne à regret.

Ô ma patrie ! ma patrie !-

Il sort accompagné du soldat.

 

 

Deuxième Tableau

 

Postdam.

Le théâtre représente un petit cabinet avec cheminée à gauche de l’acteur ; à droite, un bureau. On doit lire sur la porte du fond : Cabinet de l’empereur Napoléon. Au lever du rideau, un soldat de la vieille garde fait faction à la porte du cabinet.

 

 

Scène VII

 

UN SOLDAT, SANS-REGRET

 

Le soldat dit en croisant la baïonnette sur Sans-Regret.

LE SOLDAT.

Halte-là !

SANS-REGRET.

Halte-là !... non de par tous les diables ; comment, mon vieux Lagrenade, tu ne reconnais pas Sans-Regret ?

LE SOLDAT.

Sans-Regret !... que viens-tu faire en ces lieux ?

SANS-REGRET.

J’y viens par ordre supérieur... Lis ce billet et laisse-moi passer.

LE SOLDAT, après avoir lu.

Tu es libre.

SANS-REGRET.

C’est heureux !

Il entre en scène.

Enfin, me voilà dans le cabinet de l’empereur sans savoir ce que l’on m’y veut et ce que j’y viens faire ; que diable peut-il avoir à me dire ? je n’ai pas manqué à mes devoirs, et, d’ailleurs, ce ne serait pas ici ma salle de police. Ô mon Dieu ! que cette chambre est petite ! C’est pourtant en ces lieux qu’il trace ses plans de campagne ;

Montrant le bureau.

c’est là qu’il commande à l’univers.

Air : C’est l’Amour.

Autrichiens, Indiens,
Prussiens,
Turquie, Italie, Allemagne,
France, Espagne,
Et cætera,
Quoi tout cela
Tient là !

Quand sur le chemin de la gloire,
Il guide ses vaillants soldats,
C’est en ces lieux que la victoire
Trace les plans de ses combats ;
De la machine ronde
Formant un cercle étroit,
Il renferme le monde
Dans ce petit endroit.

Autrichiens, etc.

À nos malheurs il mit un terme,
Par la gloire il est animé,
Tout ce que le monde renferme
Se trouve en ces lieux renfermé.
Quand un roi le menace
Il prévoit nos revers,
Et seul à cette place
Enchaîne l’univers.

Autrichiens, etc.

Je vais donc le voir ! Je n’ai rien à craindre, et cependant l’émotion...

Coup de canon.

C’est lui ! le cœur me bat...

On entend crier dehors.

L’empereur !

UN HÉRAUT D’ARMES paraît et dit.

L’empereur !...

 

 

Scène VIII

 

NAPOLÉON, LES MARÉCHAUX LANNES, NEY, B..., S..., D..., TOUT L’ÉTAT-MAJOR, SANS-REGRET et LE FACTIONNAIRE

 

NAPOLÉON.

Général, que l’on arrête à l’instant les chefs de ce rassemblement devant Berlin ; un conseil de guerre décidera de leur sort. Autoriser l’insulte serait ternir notre gloire.-

Le général sort.

NAPOLÉON, à son état-major.

Laissez-moi ; j’ai besoin d’être seul.

Tout le monde sort, à l’exception de Sans-Regret, qui, depuis le commencement de cette scène, est resté dans la même attitude.

 

 

Scène IX

 

NAPOLÉON, SANS-REGRET, LE FACTIONNAIRE

 

NAPOLÉON, sans voir Sans-Regret, s’assoit à son bureau, réfléchit quelques instants et dit.

Que de soins, que de travaux ! toujours des traîtres, toujours des insensés ! Qu’il est difficile de commander à des hommes !

Sans-Regret, dont la position devient de plus en plus embarrassante, se décide à s’approcher de l’empereur et dit timidement.

SANS-REGRET.

Général !

NAPOLÉON, surpris.

Que fais-tu là ?

SANS-REGRET.

Je me rends à vos ordres.

NAPOLÉON.

À mes ordres !... Ton nom ?

SANS-REGRET.

Sans-Regret.

NAPOLÉON.

Approche. Sais-tu pourquoi je t’ai fait demander ?

SANS-REGRET.

Non, général !

NAPOLÉON.

Tu passais au régiment pour le meilleur ami d’un nommé Bernard.

SANS-REGRET.

Il n’en eut jamais de plus sincère que moi.

NAPOLÉON.

Il a déserté ses drapeaux.

SANS-REGRET.

Je le sais.

NAPOLÉON.

Il a tué son chef.

SANS-REGRET.

Je le sais encore.

NAPOLÉON.

Il mérite la mort.

SANS-REGRET, tristement.

La mort !

NAPOLÉON.

Les lois le condamnent.

SANS-REGRET.

Il n’est pas criminel.

NAPOLÉON.

Que dis-tu ?...

SANS-REGRET.

La vérité, Sire, c’est à vos genoux que j’implore sa grâce. Conscrit de la même année, servant dans le même corps, soldat dans le même bataillon, Bernard ne m’a jamais quitté... Vieillis ensemble sous vos drapeaux, à l’ombre de vos lauriers, nous avons partagé vos succès, combattu sous vos ordres, et jamais, non jamais, mon malheureux ami n’a déshonoré son uniforme. Abusé par les apparences, on l’accuse, on le condamne, mais ordonner son supplice serait immoler un brave et faire maudire des lois que nous devons chérir et respecter.

Air : C’est lui qui forma ma jeunesse.

Entendez-vous ces plaintes, ces murmures,
Un vieux soldat va descendre au tombeau.
Mon général, regardez ces blessures,
Voyez les pleurs d’un soldat d’Marengo,
L’fer ennemi devança vos supplices ;
Comme le mien, son corps fut déchiré,
Ah ! croyez-moi, ces nobles cicatrices
Ne couvrent pas un cœur déshonoré.

NAPOLÉON, à part.

Toujours punir !

Haut.

Relève-toi... Bernard n’est plus dans vos rangs, il est maintenant au service de l’étranger.

SANS-REGRET, tristement.

Bernard au service de l’étranger ?

NAPOLÉON.

Cette nouvelle t’afflige et ne te surprend pas.

SANS-REGRET.

Celui qui tant de fois brava la mort, ne peut la craindre, et s’il fuit loin de nous, c’est pour éviter à ses compagnons d’armes la douleur de le conduire au supplice.

NAPOLÉON.

La paix que nous venons de signer me donne le droit de réclamer un soldat qui s’est rendu coupable de meurtre et de trahison.

SANS-REGRET.

Ah ! puissé-je ne le revoir jamais.

BERNARD, dehors.

Laissez-moi ! laissez-moi...

NAPOLÉON.

Quel est ce bruit ?

SANS-REGRET.

La voix de Bernard !

NAPOLÉON.

Qu’entends-je !

 

 

Scène X

 

NAPOLÉON, SANS-REGRET, UN HUISSIER

 

L’HUISSIER.

Sire, un soldat de la vieille garde demande à vous parler, vainement on s’oppose à son passage. « Je viens sauver l’empereur et recevoir la mort, s’écrie-t-il ; au nom du ciel laissez-moi par venir jusqu’à lui. » Qu’ordonnez-vous, Sire ?

NAPOLÉON.

Que ce soldat soit introduit.

 

 

Scène XI

 

NAPOLÉON, SANS-REGRET

 

SANS-REGRET, se jetant aux genoux de l’empereur.

C’est lui !... Grâce !... grâce !...

NAPOLÉON, sévèrement.

Relevez-vous... On vient.

L’état-major paraît.

Laissez entrer.

 

 

Scène XII

 

NAPOLÉON, SANS-REGRET, L’ÉTAT-MAJOR, BERNARD

 

BERNARD, aux pieds de l’empereur.

Mon général !...

NAPOLÉON.

Un déserteur n’a plus de général.

BERNARD.

Il y a des bourreaux, et j’en viens chercher.

NAPOLÉON.

Que venez-vous faire en ces lieux ?

BERNARD.

Je viens vous sauver la vie.

TOUS.

Que dit-il ?...

NAPOLÉON.

Expliquez-vous.

BERNARD.

Écoutez-moi.

Air.

Les ennemis ont juré votre perte,
Et vous l’ savez, j’ vivais au milieu d’eux.
On ne craint rien d’un soldat qui déserte :
Ils m’ont chargé de c’dépôt précieux ;
Sans hésiter je l’apporte en ces lieux.
Je dois mourir, je le sais ; peu m’importe.
Si ces papiers décident d’ votre sort.
Mon général, prenez, j’ vous les apporte,
Et je vous sauve en marchant à la mort.

NAPOLÉON.

Quelles sont ces dépêches ?

Il parcourt les papiers que Bernard lui présente.

SANS-REGRET, avec effusion.

Mon ami !

BERNARD.

Sans-Regret !

SANS-REGRET.

Je te revois !

NAPOLÉON.

Horrible trahison : Duc de Montébello, rendez-vous au palais du gouverneur, faites arrêter le traître, et que les lois nous fassent justice de sa perfidie.

Le duc salue et sort. Napoléon se place à son bureau ; une musique lugubre se fait entendre pendant qu’il écrit.

BERNARD, à Sans-Regret.

Et mon épouse, qu’est-elle devenue ?

SANS-REGRET.

Depuis l’instant de ton départ, elle ne cesse de pleurer.

BERNARD.

Veille sur elle après ma mort.

SANS-REGRET.

Ah ! mon ami !...

NAPOLÉON, donnant un rouleau à Bernard.

Portez cet écrit à votre colonel.

BERNARD.

Sire, je suis coupable, la loi me condamne, et je vais subir mon arrêt. Je le sais, je porte à mon colonel ma condamnation ; mais je ne crains pas la mort ; heureux, mille fois heureux de mourir en servant ma patrie ! Je conserve à mes camarades le héros qui les couvre de gloire. Je meurs en déjouant les projets de vos ennemis. J’ai fait mon devoir, je ne regrette rien ; mais si ma femme, victime comme moi d’un préjugé cruel, était en butte aux mépris, aux humiliations, venez à son secours en faveur du dernier service que Bernard vous a rendu, et protégez la veuve d’un soldat de Marengo et d’Iéna.

Il va sortir, Sans-Regret s’élance dans ses bras, ils s’embrassent et Bernard s’éloigne.

 

 

Scène XIII

 

NAPOLÉON, SANS-REGRET, L’ÉTAT-MAJOR

 

NAPOLÉON.

Messieurs, vous venez de l’entendre, un traître a conspiré contre les jours de votre empereur... Un traître mérite la mort, je l’abandonne à la sévérité des lois. Que l’on assemble à l’instant la commission qui doit le juger ; que chacun se retire.

Tout le monde s’éloigne, Sans-Regret s’approche en tremblant.

SANS-REGRET.

Général !...

NAPOLÉON, sévèrement.

Sortez !...

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

NAPOLÉON, seul

 

Le prince de Hatzfeld, lui que j’avais nommé gouverneur de Berlin, conspirait contre moi ! Instruire le roi de Prusse de la situation de mon armée ? Quelle fatalité s’attache donc au rang suprême !... Ne répandons-nous des bienfaits que pour faire des ingrats !

Bruit à l’extérieur.

Qui vient encore me troubler ?

 

 

Scène XV

 

NAPOLÉON, UN HUISSIER

 

L’HUISSIER.

Sire, la princesse de Hatzfeld demande à vous parler.

NAPOLÉON.

La princesse de Hatzfeld, l’épouse d’un traître !

L’HUISSIER.

Elle se livre au plus violent désespoir... Le nom de son époux mille fois prononcé... le vôtre, sire...

NAPOLÉON.

Elle m’attend ?

L’HUISSIER.

Elle implore la faveur de vous être présentée.

NAPOLÉON, à part.

Encore des larmes, toujours des malheureux !...

À l’huissier.

Faites entrer...

L’huissier sort.

 

 

Scène XVI

 

NAPOLÉON, seul, ensuite LA PRINCESSE DE HATZFELD

 

NAPOLÉON, lisant la lettre du prince de Hatzfeld.

« On vous a dit vrai, sire, l’empereur Napoléon tient constamment son armée en réserve dans les plaines et sur les hauteurs de Postdam. » L’infâme !...

Musique très animée. La princesse entre en scène, et, se précipitant aux genoux de l’empereur, elle s’écrie.

LA PRINCESSE.

Au nom du ciel ! grâce ! pitié ! justice !... Empereur des Français, délivrez mon époux !

NAPOLÉON.

Relevez-vous, madame.

LA PRINCESSE.

Non. Je veux mourir à vos pieds... Je ne quitterai pas ces lieux que vous ne m’ayez accordé la grâce que j’implore,

NAPOLÉON.

Un conseil de guerre est assemblé, lui seul peut absoudre ou punir le coupable.

LA PRINCESSE.

Le coupable, mon époux, le prince de Hatzfeld, coupable !... oh non !... non... des monstres vous abusent, on peut être victime de la haine que porte aux Français le ministre de Schulembourg ; on le punit d’un crime qui n’est pas le sien, Ayez pitié de mon désespoir, grâce pour mon époux, il n’est pas coupable, il n’est pas coupable...

NAPOLÉON, lui montrant les dépêches.

Vous connaissez l’écriture de votre époux : je vais vous faire Juge.

LA PRINCESSE.

Grand dieu ! qu’ai-je lu ! signé le prince de Hatzfeld ! Ah ! malheureuse !...

NAPOLÉON.

Vous reste-t-il encore quelques doutes ?

LA PRINCESSE.

Il ne me reste que la mort et votre pitié.

NAPOLÉON.

De la pitié pour un traître !

LA PRINCESSE.

Il ne la mérite pas, je le sais, mais le déshonneur qui l’attend retombera sur nous. Depuis trois mois je porte dans mon sein un gage de son amour ; condamnerez-vous à l’opprobre l’innocent qui va naître ? verrez-vous sans en être touché les larmes d’une mère et l’avenir de son enfant ? Ce n’est plus à votre justice que j’ai recours ; mon époux est coupable, il a mérité la mort, il doit subir son arrêt ; mais, avant de punir, ramenez à vous l’insensé qui s’égare, un cœur généreux pardonne, et celui qui chez le Grand-Veneur de Saxe soulagea la misère de cette égyptienne, veuve d’un officier français, celui qui l’aida de ses richesses, celui qui se chargea de l’éducation de ses enfants, pour immoler un traître, ne condamnera pas une famille entière à l’opprobre et à l’infamie.

NAPOLÉON, ému.

Madame !

LA PRINCESSE.

Grâce !... grâce !... ou j’expire à vos pieds.

NAPOLÉON.

Eh bien, madame, vous tenez cette lettre, jetez-la au feu ; cette preuve anéantie, je ne pourrai faire condamner votre époux.

LA PRINCESSE, avec élan.

Ah !...

Elle jette l’écrit au feu.

Ah ! notre sauveur ! c’est à vos genoux...

NAPOLÉON.

Silence ! on vient...

 

 

Scène XVII

 

NAPOLÉON, LA PRINCESSE DE HATZFELD, TOUT L’ÉTAT-MAJOR

 

UN GENÉRAL.

Le conseil est assemblé, le prince de Hatzfeld attend son arrêt...

NAPOLÉON.

Qu’il soit libre.

TOUS.

Libre !...

NAPOLÉON.

Je le veux !

Un grand bruit se fait entendre au dehors.

BERNARD et SANS-REGRET, avant d’entrer.

Laissez-nous, de grâce, laissez-nous.

 

 

Scène XVIII

 

NAPOLÉON, LA PRINCESSE DE HATZFELD, L’ÉTAT-MAJOR, BERNARD et SANS-REGRET

 

BERNARD, se jetant aux pieds de l’empereur.

Mon général !... mon général !... mes larmes !... Je ne puis parler... que ne vous dois-je pas ?...

SANS-REGRET.

Vive l’empereur !

TOUS.

Vive l’empereur !

NAPOLÉON.

Je règne aujourd’hui, j’ai fait des heureux.

Bernard et la princesse sont aux genoux de Napoléon. Ce dernier croise ses bras et prend son attitude ordinaire. Tout le monde crie vive l’empereur ! et la toile baisse sur ce tableau.

 

 

ACTE II

 

La scène se passe à Paris, dans l’hôtel du baron.

 

 

Troisième Tableau

 

Paris.

Le théâtre représente un salon magnifique. À la gauche de l’acteur on voit le buste de Louis XVIII, sur un piédestal ; à la droite un bureau couvert d’un tapis chargé de fleurs de lys, des fauteuils, également garnis des attributs de la noblesse, garnissent la scène, et l’ensemble de ce décor présente à l’œil du spectateur l’appartement d’un noble royaliste au commencement de 1815.

 

 

Scène première

 

SANS-REGRET, seul

 

Il est couvert d’une livrée.

Rangeons cet appartement... D’honneur, je ne me reconnais plus... Moi, Sans-Regret... vieux soldat, servir en qualité de valet ! Ils m’ont décoré du superbe nom de Lafleur, et me voilà au service d’un noble. Comme un seul jour change notre destinée !... Nous livrons une bataille... un roi revient... l’empereur est exilé ; je me trouve être séparé de mes compagnons d’armes ; je ne puis les suivre. Sans ressources à Paris, ne sachant rien faire, ayant besoin, je cherche du service... et quel service hélas !... Mais, patience, je conserve encore de l’espoir... Il reviendra, mille carabines !... Il reviendra, et nous nous ferons tuer pour lui...

DE LA COURBETTERIE, dans la coulisse.

Lafleur ! Lafleur !...

SANS-REGRET.

Ah ! voilà mon noble maître...

 

 

Scène II

 

LE BARON DE LA COURBETTERIE, SANS-REGRET

 

LE BARON.

Lafleur ?

SANS-REGRET.

Monsieur ?...

LE BARON.

Qu’est-ce que c’est que monsieur ? vous ne pouvez pas dire monseigneur ? On ne reconnaît plus les domestiques depuis la révolution.

SANS-REGRET, à part.

Nous ne pouvons pas en dire autant des maîtres depuis la restauration.

LE BARON.

Que dis-tu ?

SANS-REGRET

Je ne dis rien.

LE BARON.

Mon épée...

SANS-REGRET.

La voici...

LE BARON.

Mon chapeau.

Sans-Regret donne le chapeau.

Mon libraire est-il venu ?

SANS-REGRET.

Votre libraire ?... Permettez, les nobles n’en voulaient pas avoir autrefois...

LE BARON.

Tu raisonnes, maraud ! Mais comme la réflexion d’un sot peut être quelquefois juste, je veux bien avoir la bonté de répondre à celle que tu viens de faire.

Air : Car l’eau coule pour tout le monde.

Avant de quitter ce pays,
La noblesse était ignorante ;
Mais elle revint à Paris
Très instruite et même savante.

SANS-REGRET, à part.

Bon, maintenant je tiens le fil.
D’après ce qu’il vient de me dire,
Pour mettre à profit leur exil,
Au lieu d’affronter le péril
Les nobles ont appris à lire.

LE BARON.

Une seconde fois, mon libraire est-il venu ?

SANS-REGRET.

Oui, monsieur... oui, monseigneur. Il a fait dire qu’on passe chez lui à trois heures pour corriger l’épreuve.

LE BARON.

Le ciel soit loué !

SANS-REGRET

Vous êtes l’auteur de ce nouvel ouvrage ?

LE BARON.

Voilà un valet bien curieux, bien hardi.

SANS-REGRET.

Oh ! n’en parlons plus : je ne croyais pas vous offenser.

LE BARON, à part.

Au fait, il faut répandre cette nouvelle : les valets sont bavards, et j’attends de cet ouvrage des places éminentes. Il ne faut donc cacher ni mon nom, ni le sujet que j’ai traité.

Haut.

Lafleur ?

SANS-REGRET.

Monseigneur ?

LE BARON.

Que penserais-tu, si ce nouveau chef-d’œuvre était de moi ?

SANS-REGRET, avec ironie.

Ce que je penserais ? Mais... du bien.

LE BARON.

Tu as quelques connaissances, Lafleur ; tu es un garçon d’esprit, et tu mérites ma confiance. Eh bien ! oui, je suis l’auteur de ce nouvel ouvrage, et je ne te cache pas que je compte beaucoup sur l’effet qu’il doit produire.

SANS-REGRET.

Air : Comment as-tu passé la nuit ?

Mais votre sujet est-il bon ?

LE BARON.

Il peint la discorde et la guerre.

SANS-REGRET.

Mais quel titre ?

LE BARON.

Napoléon.

SANS-REGRET.

Un ouvrage portant ce nom
À tous les cœurs français doit plaire.

LE BARON.

Sur ce livre je mettrai donc
En lettres d’or ma signature.

SANS-REGRET.

Mettez en grand Napoléon,
Et ce nom n’aura point besoin de dorure.

Comment, vous citez ses hauts faits, vous parlez de sa gloire, et vous êtes noble !

LE BARON.

Je parle de sa gloire, moi ?... Un noble parler de la gloire de l’usurpateur, d’un tyran sanguinaire, d’un homme qui ne s’est maintenu sur les débris de l’empire qu’aux dépens de cette belle noblesse dont je fais partie ! Ah ! jamais ! Son nom ne paraît pas une seule fois dans le courant de mon ouvrage, et quand je parle de lui...

SANS-REGRET.

Vous lui donnez les noms les plus affreux, vous lui prêtez les sentiments les plus vils, les actions les plus méprisables... Écrivez, monsieur, écrivez...-

Air.

Vous qui voulez avilir ce héros,
Déchirez donc les pages de l’histoire.
Ces vieux guerriers qui suivaient ses drapeaux
Portent sur eux des preuves de sa gloire.
Vous ferez taire un écrivain tremblant
En lui parlant de prison, de censures.
Mais quand un brave instruira son enfant,
Arrêterez-vous donc le sang
Qui coulera de ses blessures ?

LE BARON.

Lafleur ?...

SANS-REGRET.

Monseigneur ?...

LE BARON.

Vous êtes un fat.

SANS-REGRET.

Je suis un fat ?

LE BARON.

Vous êtes un sot.

SANS-REGRET.

Ce n’est pas ce que vous disiez tout à l’heure.

LE BARON.

Je chasserai ce valet.

 

 

Scène III

 

LE BARON DE LA COURBETTERIE, SANS-REGRET, BERNARD

 

BERNARD.

J’entrerai, vous dis-je. Eh que diable, j’entrerai ! Ah ! te voilà ; bonjour, Sans-Regret.

SANS-REGRET.

Eh ! c’est ce bon Bernard.

LE BARON.

Bernard !... Sans-Regret... Qu’est-ce que c’est que cela, monsieur Lafleur ?

SANS-REGRET, avec humeur.

Que me voulez-vous ?

BERNARD.

Ah ! pardon, bourgeois, j’ n’avais pas eu l’honneur de vous envisager...

LE BARON.

Ce soir nous réglerons ensemble.

SANS-REGRET, à Bernard.

Comme tout est changé ! les nobles payent à présent.

LE BARON, à part.

Ce militaire m’est suspect ; je dois me méfier aussi de ce valet bonapartiste. Je vais en instruire mon confesseur, et leur envoyer un mouchard.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

BERNARD, SANS-REGRET

 

SANS-REGRET.

Nous sommes seuls enfin.

BERNARD.

Oui, et nous pouvons parler librement. Ah çà, dis-moi, mon vieux Sans-Regret, quelle nécessité a pu te faire prendre l’habit sous lequel je te retrouve ?

SANS-REGRET.

Et que voulais-tu que je fisse ? Fallait-il prendre les armes pour des rois contre lesquels j’avais combattu ?

BERNARD.

Mais c’est à la cour que tu es attaché ; tu ne sers que des nobles, et ne valait-il pas mieux être leur soldat que leur... valet ?

Air : C’est lui qui forma ma jeunesse.

Dans tous les rangs et dans toutes les classes,
J’aime à retrouver des amis ;
J’aime à revoir ceux qui suivaient mes traces
Sous les boulets d’Arcole et d’Austerlitz.
Pauvre Lafleur ! en vain je te regarde ;
Comment reconnaître à présent
Un soldat de la vieille garde
Quand son habit n’est pas indépendant ?

SANS-REGRET.

Si, n’écoutant que l’honneur et la gloire,
Au nouveau roi je consacrais mes vœux,
Un jour viendrait peut-être où la victoire
Ramènerait Bonaparte en ces lieux.
Contre vous tous il faudrait donc me battre ?
Ah ! s’il revenait maintenant,
Pour le servir, le défendre et combattre,
Sous cet habit je suis indépendant.

ENSEMBLE.

Pour le servir, le défendre et combattre,
Sous cet habit { je suis } indépendant.
                        { il est   }

BERNARD.

Embrasse-moi... Voilà comme je voulais te retrouver.

SANS-REGRET.

Mais quel sujet te conduit en ces lieux ? Je te croyais à l’île d’Elbe.

BERNARD.

Je viens en éclaireur, reconnaître les lieux et recruter des amis.

SANS-REGRET.

À la vie ! à la mort !

BERNARD.

Touche là...

SANS-REGRET.

De quoi s’agit-il ?...

BERNARD.

De renverser encore une fois tout ce qui s’oppose à la rentrée de notre général.

SANS-REGRET.

Quoi ! l’empereur !...

BERNARD.

Est en France !...

SANS-REGRET.

En France ?...

BERNARD.

Ah ! pourquoi ne nous as-tu pas suivis ? tu aurais été témoin de son courage, de son intrépidité. Prisonnier de guerre, abandonné dans une île au pouvoir des ennemis, n’ayant auprès de lui, pour l’aimer et le servir, que quelques soldats vieillis sur le champ de bataille, au milieu de ses victoires : un matin, il se lève ; le rappel se fait entendre ; ses amis se rassemblent ; il arrive au milieu de nous : « Soldats ! s’écrie-t-il, nous n’avons pas été vaincus. Deux hommes sortis de nos rangs ont trahi nos lauriers, leur pays et leur bienfaiteur : reprenez ces aigles que vous aviez à Ulm, à Austerlitz, à Iéna, à Essling, à la Moskova. Pensez-vous que cette poignée de Français, aujourd’hui si arrogants, puissent en soutenir la vue ? Ils retourneront d’où ils viennent ; et là, s’ils le veulent, ils règneront comme ils prétendent l’avoir fait pendant dix-neuf ans. » Ah ! si tu avais été témoin de notre allégresse ! nous n’avions plus qu’un cri : Vive l’empereur ! Et, le 26 février, à quatre heures du soir, cet illustre exilé, son état-major, quatre cents hommes de la vieille garde, deux cents hommes d’infanterie légère, un bataillon de flanqueurs et quatre cents chevau-légers polonais s’embarquèrent dans l’île d’Elbe ; et quoique contrariée et retardée par les vents, cette petite flotte passa sans être reconnue par les croiseurs, et elle entra le 1er mars dans le golfe Juan.

SANS-REGRET.

Mais huit cents hommes au plus marchent sous ses ordres.

BERNARD.

Depuis son départ de l’île d’Elbe, il n’est pas un village, un hameau qui ne nous ait fourni des braves, et maintenant toute l’armée française a reconnu son ancien général.

SANS-REGRET.

Jour fortuné, jour de triomphe si longtemps attendu, tu nous éclaires enfin !... Bernard, apprends à ton tour à me connaître.

Air.

Sous cet habit, au milieu des alarmes,
Je renfermais un cœur brûlant d’amour,
Et je l’avoue à mon compagnon d’armes,
J’étais instruit de son prochain retour.
Patiemment j’attendais ce grand jour,
Je dévorais ma sombre inquiétude ;
Mais à présent mon cœur est affermi.
Tombez, tombez, gages de servitude.
Vieux grenadier, reconnais ton ami.

Il jette sa livrée, et paraît revêtu de l’habit de la vieille garde. Bernard se précipite dans ses bras.

 

 

Scène V

 

BERNARD, SANS-REGRET, BAZILIANO

 

À son entrée, surpris de ce qui se passe sous ses yeux, Baziliano reste en attitude, et cela doit faire tableau.

BAZILIANO, à part.

Monseigneur ne m’avait pas trompé ! Attention.

BERNARD.

On nous écoute !

SANS-REGRET.

Méfions-nous de ce vieil aristocrate ; je le soupçonne confident de mon noble maître... Je dis confident, pour ne pas lui donner un autre nom.

BERNARD.

Je comprends.

BAZILIANO, d’un ton doucereux.

Mes braves, M. Lafleur n’est pas ici.

SANS-REGRET.

Si fait, monsieur, le voilà.

Il montre l’habit qu’il a jeté à terre.

BAZILIANO.

Qu’est-ce que c’est que cela ?

BERNARD.

Le valet de votre maître, et voilà mon compagnon d’armes.

BAZILIANO.

Comment, monsieur Lafleur ?

SANS-REGRET.

Je me nomme Sans-Regret, et ne me donnez jamais d’autre nom, ou palsambleu...

BAZILIANO.

Oh ! ne vous fâchez pas ! ne vous fâchez pas !... Vous vous êtes donc engagé ?

SANS-REGRET.

Vous le voyez bien.

BAZILIANO.

Je ne connais pas cet uniforme-là.

BERNARD, bas à Sans-Regret.

Il ne tardera pas à le connaître.

BAZILIANO.

Serviriez-vous dans les gardes-du-corps ?

SANS-REGRET,

Que vous importe ?

BAZILIANO, à part.

On se méfie de moi.

Haut.

Mes braves, savez-vous la nouvelle ?

LES DEUX SOLDATS.

Quelle nouvelle ?

RAZILIANO.

On dit que Bonaparte marche sur Paris.

SANS-REGRET.

Ah ! on dit cela !...

BAZILIANO.

Oui, et la nouvelle est officielle ; je l’ai lue ce matin dans le Moniteur, ainsi que la proclamation du roi.

BERNARD,

La proclamation du roi !

BAZILIANO, croisant ses mains sur sa poitrine.

Louis XVIII, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, vient de faire un appel aux braves royalistes, et le succès a couronné son espérance.

SANS-REGRET.

Le succès, dites-vous ?

BAZILIANO.

Tous les cœurs français étaient pour lui... Partout où l’on a lu la proclamation, c’étaient des transports, des cris de joie... On n’a rien dit pour ne pas se faire remarquer ; mais l’enthousiasme était général.

BERNARD.

Sortons.

BAZILIANO.

Vous me quittez ?

BERNARD.

Je ne saurais plus longtemps contenir mon indignation.

BAZILIANO.

Air.

J’aurais quelque chose à vous dire.

SANS-REGRET.

De vous, nous n’avons plus besoin.

BERNARD.

Viens, mon ami, je vais t’instruire.

BAZILIANO.

Tâchons de les suivre de loin.

Fausse sortie.

BERNARD, s’apercevant que Baziliano les accompagne.

Ventrebleu ! je ne crains personne !
Mais cependant, agent officieux
Je n’aime pas que l’on m’espionne.

SANS-REGRET.

Mon cher, c’est la mode en ces lieux.

Ensemble.

SANS-REGRET et BERNARD.

Qu’importe ce qu’il peut nous dire,
De lui nous n’avons pas besoin.
Viens, mon ami, { tu vas m’instruire,
                           { je vais t’instruire,
Il ne nous suivra pas de loin.

BAZILIANO.

J’aurais quelque chose à vous dire,
Et de moi vous auriez besoin ;
Mais cependant pour vous instruire,
Je ne vous suivrai pas de loin.

Ils sortent.

 

 

Scène VI

 

BAZILIANO, seul

 

Si je ne veux pas vous suivre, mes gaillards, je vais mettre à profit les instants de solitude qui me restent encore. Voyons, récapitulons. Lorsque je suis entré, ils s’embrassaient... Notez.

Il écrit au fur et à mesure.

Lafleur en uniforme, sous le nom de Sans Regret... Emportement de ce dernier contre don Baziliano, dévoué serviteur de monseigneur le baron de La Courbetterie. Notons aussi l’uniforme de la vieille garde... Discours outrageants, rébellion, voies de fait, ils n’ont rien dit, mais cela fera bon effet.

Air.

Aujourd’hui je dois réussir,
Car nous autres bons royalistes
Nous aimons toujours à noircir
Ces enragés bonapartistes ;
Oui, je prétends les signaler.
Ils étaient nos maîtres naguère ;
Et l’on peut les faire parler
Puisqu’ils nous faisaient toujours taire.
Nous pouvons les faire parler
Puisqu’ils nous faisaient toujours taire.

Cependant ce maudit Moniteur me trotte dans la tête... Serait-il vrai qu’il revienne à Paris ; non, cela n’est pas, et d’ailleurs quand cela serait, nous sommes là...

 

 

Scène VII

 

BAZILIANO, CATIN

 

CATIN.

Eh ! sarpejeu, j’entrerai.

BAZILIANO.

Quel est ce bruit ?

CATIN.

Ouf ! m’y voilà !

BAZILIANO.

C’est une femme.

CATIN.

Eh bien, y n’est pas ici ?

BAZILIANO.

Que demandez-vous ?

CATIN.

Qui que j’ demande ? j’ demande mon homme.

BAZILIANO.

Comment, votre homme !... qui êtes-vous ?

CATIN.

Air[1] : Demain matin, au point du jour.

Vivandière du régiment
C’est Catin qu’on me nomme,
Je vends, je donne et bois gaiement
Mon vin et mon rogomme.
J’ai le pied leste et l’œil mutin,
Tin tin, tin tin, tin tin, r’lin tin tin,
J’ai le pied leste et l’œil mutin,
Soldats, voilà Catin !

Depuis les Alpes je vous sers,
Je me mis jeune en route ;
À quatorze ans dans les déserts
Je vous portais la goutte,
Puis j’entrai dans Vienne un matin,
Tin tin, etc.

De mon commerce et des amours
C’était le temps prospère ;
À Rome je passai huit jours,
Et de notre saint-père
Je débauchai le sacristain,
Tin tin, etc.

Quand au nombre il fallut céder
La victoire infidèle ;
Que n’avais-je pour vous guider
Ce qu’avait la pucelle ?
L’Anglais aurait fui sans butin,
Tin tin, etc.

Mais nos ennemis, gorgés d’or,
Pay’ront encore à boire ;
Oui, pour nous doit briller encor
Le jour de la victoire :
J’en serai le réveil-matin,
Tin tin, etc.

BAZILIANO.

Ah çà, ma chère et digne femme, je ne vous comprends pas du tout ; faites-moi le plaisir de vous expliquer plus clairement.

CATIN.

Tu as donc la compréhension dure ?

BAZILIANO.

Comment, tu as donc... Ce langage...

CATIN.

A-t-y l’air pincé, c’gros-là !...

BAZILIANO.

Madame !... 

CATIN.

J’ m’appelle pas Madame. J’ veux qu’tu dises Catin tout court.

BAZILIANO.

Air : Du Petit Courrier.

S’il faut m’exprimer comme vous,
Morbleu ! ce ton ne peut me plaire.

CATIN.

Ventrebleu ! je suis vivandière,
Et je viens chercher mon époux.

BAZILIANO.

Ils vont faire, je le parie,
Si je ne les chasse à l’instant,
Du palais de sa seigneurie
La caserne du régiment.

CATIN.

Dis donc, quoi que t’as dit là ? J’ crois qu’t’as parlé de me chasser !...

BAZILIANO.

Et dans l’instant, si vous ne vous retirez pas de bonne grâce.

CATI N.

Me chasser ! triple millions d’ carabines !

Air : Vaudeville de l’épée et le chausson.

Apprends donc,
Mon garçon,
Qu’ la vivandière
Est un’ guerrière,
Et que dans un combat
Elle se bat
Comme un soldat.

Quand l’ennemi nous pressait
Sur le champ de bataille,
Plus d’un homm’ renonçait
Que Catin r’commençait,
Et lorsqu’elle tombait
En bravant la mitraille,
Elle rafraîchissait
Les braves qui l’entouraient.
Apprends donc, etc.

Le train d’un bataillon
Forme une vivandière,
Dans c’palais, mon garçon,
J’ veux agir sans façon ;
Mais si l’on s’ fait un jeu
D’exciter ma colère,
Je n’en sors pas, morbleu,
Sans y mettre le feu.
Apprends donc, etc.

BAZILIANO.

Ah çà, mais c’est un dragon que cette femme-là !

CATIN.

J’ veux qu’tu m’dises tout de suite ous qu’est Bernard.

BAZILIANO.

Qu’est-ce que c’est que Bernard ?

CATIN.

C’est mon époux !

BAZILIANO.

Quel est votre époux ?

CATIN.

Ah çà, t’ moques-tu de moi ?

BAZILIANO.

Que fait-il ? quel est-il ? d’où vient-il ? comment est-il ?

CATIN.

Ainsi soit-il ! vieil imbécile... Mon époux est un brave militaire ; il vient de l’île d’Elbe, il fait du bien et passe dans le régiment pour un très bel homme : ça te suffit-il ?

BAZILIANO, à part.

Débarrassons-nous de cette mégère.

Haut.

En ce cas, il n’est plus ici, car un homme à peu près semblable à celui que vous me dépeignez sortait lorsque je suis entré.

CATIN.

Allons, j’m’en vas ; adieu, fiston... Qu’est-ce que c’est que c’ gros-là ?...

Elle montre le buste de Louis XVIII.

BAZILIANO.

C’est notre bon roi.

CATIN.

Ah !... prends donc garde, y n’est pas solide, y va tomber...

BAZILIANO.

N’ayez pas peur, je suis là !...

CATIN.

Adieu, mon chou ; adieu, bel homme.

Elle sort en riant.

 

 

Scène VIII

 

BAZILIANO, seul, ensuite LE BARON DE LA COURBETTERIE

 

BAZILIANO.

Enfin, m’en voilà débarrassé ; mais que viens-je d’apprendre ? Ce soldat qui parlait à Lafleur revient de l’île d’Elbe... se pourrait-il ?... non, cela ne se peut pas... si fait, cela se peut... Ah ! je ne sais où j’en suis.

LE BARON, dans la plus grande agitation.

Fermez bien mon hôtel... Non, que la porte reste ouverte... Ne laissez entrer personne... Si fait, laissez entrer tout le monde. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !...

Il parcourt à grands pas le théâtre et Baziliano le suit par derrière.

BAZILIANO.

Monseigneur ?

LE BARON.

Nous sommes perdus !

BAZILIANO.

Mon maître !...

LE BARON.

Il n’est plus d’espoir.

BAZILIANO.

Je vous en conjure...

LE BARON.

Il faut mourir...

BAZILIANO.

Écoutez-moi...

LE BARON.

Ou retourner à Gand.

BAZILIANO.

À Gand !

LE BARON.

Plutôt la mort.

BAZILIANO.

La mort !

LE BARON.

Non, plutôt Gand.

BAZILIANO.

Oui, plutôt Gand.

LE BARON.

Je suis au désespoir...

BAZILIANO.

Je suis désespéré.

LE BARON.

Eh quoi ! je perds courage ?

BAZILIANO.

Quoi ! nous perdons courage ?

LE BARON.

Tout n’est pas perdu...

BAZILIANO.

Non, tout n’est pas perdu... Je ne sais pas même si nous avons perdu quelque chose...

LE BARON.

Baziliano ?

BAZILIANO.

Monseigneur ?

LE BARON.

Puis-je compter sur toi ?

BAZILIANO.

À la vie ! à la mort !...

LE BARON.

Un coup de tête !...

BAZILIANO.

C’est cela, morbleu !

LE BARON.

Fais préparer ma voiture.

BAZILIANO.

Pourquoi faire ?...

LE BARON.

Pour sortir de France avant l’arrivée de nos ennemis.

BAZILIANO.

Dans un instant vous serez vengé !

LE BARON.

Baziliano, ce buste pourrait nous compromettre.

BAZILIANO.

Vous avez raison.

LE BARON.

Emporte-le !...

BAZILIANO.

Oui, monseigneur.

LE BARON.

Vengeons-nous !... Mets celui de l’empereur à la place.

BAZILIANO.

C’est ce que je voulais faire.

LE BARON.

Ôte ces tapis, ne perds pas un moment.

BAZILIANO.

Je vole !...

Il sort en emportant le buste du roi.

 

 

Scène IX

 

LE BARON DE LA COURBETTERIE, seul

 

Quel événement imprévu ! Il revient, il revient, et nous repartons... Je ne sais ce que je dis... je ne sais ce que je fais... je me donnerais au diable !

Air : du Roi Dagobert.

Adieu noble faubourg,
Adieu trop malheureuse cour !
Encore une fois
On chasse mes rois.
Et comme je suis
Noble, je les suis.
Comptez sur mon serment,
Jusqu’au premier évènement.

Quel est ce bruit ?

 

 

Scène X

 

LE BARON DE LA COURBETTERIE, BAZILIANO, avec le buste de Napoléon

 

BAZILIANO.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

Air : Voilà la manière.

Un malheur terrible
Nous est arrivé :
Le buste invincible
Seul est conservé.
Tenant dans mes bras
Deux ennemis que je rassemble,
Je fais un faux pas
Et nous roulons tous trois ensemble :
Sans aucune marque
Ce buste est placé ;
Mais l’ancien monarque
A le nez cassé.

LE BARON.

Maladroit !

BAZILIANO.

Oui, maladroit... Portez donc un roi de cette grosseur-là ! Il faudrait être Hercule.

LE BARON.

Est-ce un songe, mes yeux ne me trompent-ils pas ?... Le voilà donc revenu à sa place... Et ce Lafleur que j’ai maltraité ce matin ? Il faut faire ma paix avec lui...

Il sonne.

Lafleur ! Lafleur ! Mon cher Lafleur !...

BAZILIANO.

Ah ! il n’y a plus de Lafleur, et s’il vous entendait prononcer ce nom, il serait capable de vous faire un mauvais parti.

LE BARON.

Comment ? que veux-tu dire ?...

BAZILIANO.

Je veux dire que votre domestique s’est fait soldat de son autorité privée, et voilà ma déposition.

Il donne ses tablettes.

LE BARON.

Ciel ! je suis perdu !... et mon libraire qui doit m’apporter ce maudit livre contre l’empereur. Ah ! s’il en est temps encore, donnons-lui contre-ordre... Suis-moi...

Il rentre dans le cabinet, et laisse sur le bureau les tablettes de Baziliano, ce dernier le suit.

 

 

Scène XI

 

SANS-REGRET, BERNARD

 

SANS-REGRET.

Un dernier adieu à mon noble maître, et puis en route...

Voyant le buste de Napoléon.

Que vois-je ?

BERNARD.

Le buste de l’empereur !

SANS-REGRET.

Est-ce une illusion ?...

BERNARD.

Non, c’est ainsi que va le monde, mon pauvre Sans-Regret, on méprise aujourd’hui ceux que l’on encensait hier, et les hommes du jour sont rarement ceux du lendemain.

SANS-REGRET.

Que de bassesses !

BERNARD.

Ce n’est pas nous qui devons nous en plaindre, ils servent nos projets.

SANS-REGRET.

En déshonorant la France.

BERNARD.

La nouvelle est déjà répandue, et l’on dit que la famille royale n’est plus aux Tuileries.

SANS-REGRET

Air : Du luth.

Peut-être un jour ils doivent revenir
Ces rois tremblants qu’il a su faire fuir.
Ils voudront effacer son grand nom de l’histoire,
Mais des pages en blanc, tombeau de la victoire,
Il sortira toujours mille rayons de gloire
Qui les feront pâlir.

BERNARD.

Quelles sont ces tablettes ?...

SANS-REGRET.

Peut-être font-elles à présent l’éloge de notre général.

BERNARD.

Non, cela nous concerne.

SANS-REGRET.

Vraiment !...

BERNARD.

Écoute.

Il lit.

« Les nommés Bernard et Sans-Regret s’embrassaient lorsque je suis entré chez M. le baron. Sans-Regret, ci-devant valet de chambre de Monseigneur, avait pris l’uniforme et changé de nom ; il s’est emporté contre moi, don Baziliano, dévoué serviteur de M. le baron de la Courbetterie.
« Nota. L’uniforme de Lafleur était celui de la vieille-garde. La rébellion de ces deux soldats a été suivie de discours outrageants, de propos séditieux et de voies de fait.

« DON BAZILIANO. »

SANS-REGRET, furieux.

Quand je te disais que ce vieux misérable était un mouchard.

BERNARD.

Patience, patience ; il verra ce que c’est que d’espionner deux soldats de la vieille garde.

SANS-REGRET.

Silence ! les voici...

 

 

Scène XII

 

SANS-REGRET, BERNARD, LE BARON DE LA COURBETTERIE, BAZILIANO

 

LE BARON.

Cours vite au Palais-Royal, remets cette lettre à mon libraire et reviens... il n’est plus temps...

BERNARD.

Il nous a vus.

LE BARON.

Eh ! c’est ce bon Lafleur... à peine si je puis le reconnaître ; cet uniforme... ce sabre... cette giberne... ce fusil... mais c’est qu’en vérité tout cela lui va très bien !

BAZILIANO.

Eh ! c’est M. Lafleur !... non, non, non... M. Sans-Reg... Parole d’honneur, il est méconnaissable.

LE BABON.

Quel motif, mon cher ami, a pu vous faire quitter mon service ? Si quelque chose vous déplaisait il fallait faire vos réclamations.

SANS-REGRET.

Je n’en avais pas à faire, monsieur.

LE BARON, à Baziliano.

Il est encore très honnête.

Haut.

Et vous allez sans doute rejoindre celui que nous attendons avec tant d’impatience ?

BAZILIANO.

Celui que nous regrettons si sincèrement.

SANS-REGRET.

Nous allons rejoindre notre général...

LE BARON.

Votre général, c’est précisément cela, ce bon Napoléon, que j’aime... que nous aimons tous.

SANS-REGRET.

À propos, et ce livre que vous deviez faire paraître contre lui ?

LE BARON.

Moi !... Vous avez pu croire que je serais capable de ternir la gloire de ce héros, non, vous ne l’avez pas cru ; je voulais simplement vous éprouver, connaître vos opinions. Soyez persuadé que si j’avais écrit quelque chose mon livre ferait l’éloge de celui qui couvre la France d’une gloire immortelle.

UN DOMESTIQUE, entrant.

M. votre libraire.

LE BARON.

C’est le diable !...

 

 

Scène XIII

 

SANS-REGRET, BERNARD, LE BARON DE LA COURBETTERIE, BAZILIANO, LE LIBRAIRE

 

SANS-REGRET.

Nous allons rire.

LE LIBRAIRE.

M. le baron, de grands événements se préparent, le retour de Napoléon n’est plus un doute, et je me vois forcé d’exclure de ma bibliothèque tout ce qui pourrait m’attirer la colère du nouveau gouvernement. Voilà votre manuscrit, j’ai cru vous rendre service en brûlant toute l’édition.

BERNARD.

Que dites-vous donc, l’ancien ? l’ouvrage de monsieur ne pouvait être suspect, puisqu’il faisait l’éloge des vertus et des talents de notre général.

LE BARON, à part.

Je suis mort !

LE LIBRAIRE.

L’éloge de l’empereur ! vous pouvez en juger vous-même.

BERNARD, lisant le titre.

Napoléon l’usurpateur !... Malheureux !

Air : de Turenne.

Quoi ! vainement pour le couvrir de gloire,
Ses vieux guerriers tombaient au champ d’honneur ;
Peut-être un jour les pages de l’histoire
Dirons aussi : C’est un usurpateur !
Napoléon fut un usurpateur ;
Mais il vaut mieux régner par sa vaillance,
Se faire un nom que l’on peut soutenir,
Que de ne pouvoir maintenir
Celui que donne la naissance.

LE BARON.

Mes amis, mes chers amis... croyez... la calomnie... Je ne suis pas l’auteur... Cet ouvrage...

SANS-REGRET.

Voilà le comble.

Air : Vaudeville des Scythes.

Si devant vous, au milieu des alarmes,
Voyant ses rangs, ses amis dispersés,
Un vieux soldat abandonnait ses armes,
Que serait-il ?... sans crainte, prononcez...
Que serait-il ?...

LE BARON.

Un lâche.

SANS-REGRET.

C’est assez !
Pour le flatteur, quelquefois l’encens fume ;
Mais au soldat, daignez vous comparer.
Celui qui peut déshonorer sa plume
N’est pas bien loin de se déshonorer, }
N’est pas loin de se déshonorer.         } bis.

BAZILIANO, bas au Baron.

Monseigneur, émigrons !

 

 

Scène XIV

 

SANS-REGRET, BERNARD, LE BARON DE LA COURBETTERIE, BAZILIANO, CATIN

 

CATIN.

Où est-il, ventre-saint-gris, où est-il ?... Ah ! le voilà !...

BERNARD.

C’est toi !...

CATIN.

Eh oui ! c’est moi qui te cherche depuis ce matin sans pouvoir te rencontrer.

BERNARD.

Que me veux-tu ?...

CATIN.

Nous sommes maîtres du champ de bataille.

BERNARD.

Oui, je sais... les Tuileries...

CATIN.

Désertes... enfoncées...

On entend du bruit.

BERNARD.

Quel est ce bruit ?...

LE BARON.

Baziliano, va voir au balcon.

BAZILIANO.

Oui, monseigneur.

Il sort.

LE BARON.

Ah ! grand Dieu ! si c’était lui, nous serions perdus !...

CATIN.

Le bourgeois n’a pas l’air à son aise.

SANS-REGRET.

Voilà pourtant nos ennemis.

BERNARD.

Ils n’ sont pas dangereux.

BAZILIANO, entrant.

Rassurez-vous... Monseigneur, nous n’avons rien à craindre ; c’est le duc d’Orléans qui sort de son palais.

BERNARD, SANS-REGRET et CATIN.

Le duc d’Orléans !...

SANS-REGRET.

Air.

Attendez donc !... ce nom-là me rappelle
D’anciens exploits, de bien doux souvenirs...
Qu’a-t-il donc fait ? Ma mémoire infidèle...
Ah ! m’y voici... je me sens tressaillir.
C’est à Jemmapes, je m’en souviens encore,
Qu’à mes côtés il brava le trépas ;
Il défendait un drapeau tricolore.

LE BARON.

C’est un Bourbon.

SANS-REGRET.

Je ne le savais pas...
Oui, mais d’un Bourbon
Il n’a que le nom ;
Car naguère,
Au milieu d’une guerre,
Nos vieux vétérans
Criaient dans nos rangs :
Vive le duc d’Orléans !

CATIN.

Dans un combat, sur le champ de bataille
J’ai vu souvent mes pauvres compagnons
Tomber mourants, frappés par la mitraille.
Quand je n’avais plus de munitions
J’allais au duc... Sans interrogatoire
Il remplissait mon baril, mon bocal,
Et là-dessus je leur portais à boire
Au nom d’un prince et juste et libéral.
Si c’est un Bourbon,
J’aime mieux ce nom,
Car naguère,
Au milieu d’une guerre,
Nos vieux vétérans
Criaient dans nos rangs :
Vive le duc d’Orléans !

BERNARD.

Il m’en souvient, nous aimions à le suivre,
Il me souvient qu’en des temps malheureux
Dans les déserts il travailla pour vivre.

LE BARON.

Il était noble.

BERNARD.

Il était généreux ;
Il méprisait le fourbe et l’hypocrite.
Napoléon le connaissait fort bien ;
Il nous disait : « D’une race proscrite
C’est le seul brave et le seul citoyen. »
Si c’est un Bourbon, etc.

SANS-REGRET.

Ah ! si tous les nobles étaient comme lui, nous serions glorieux d’en avoir parmi nous !... Mais lorsque des misérables...

BAZILIANO.

Monseigneur, émigrons !

On entend crier dehors : Vive l’empereur !

 

 

Scène XV

 

SANS-REGRET, BERNARD, LE BARON DE LA COURBETTERIE, BAZILIANO, CATIN, PEUPLE, VALETS et SOLDATS

 

CHŒUR.

Air du Marché (de la Muette de Portici.)

Enfin le voilà de retour !          }
Amis, célébrons ce beau jour. } bis.
L’aigle d’Arcole et d’Austerlitz }
Remplacera la fleur de lis.      }

BAZILIANO.

Émigrons, monseigneur, émigrons !

SANS-REGRET.

Oui, mes amis, il revient plus grand, plus terrible ; il sort de l’exil, il redemande ses anciens compagnons d’armes ; il a besoin de nos bras, armons-les pour sa défense, et que ce jour assure à jamais la prospérité de la France et la perte de nos ennemis.

BAZILIANO.

Encore une fois, émigrons, monseigneur !

BERNARD.

Braves Parisiens, joignez-vous à nous.

SANS-REGRET.

Allons au-devant de notre général.

LE BARON, tristement.

Retournons à Gand.

 

 

ACTE III

 

La scène se passe à Planchenois.

 

 

Quatrième Tableau

 

Waterloo.

Le théâtre représente un hameau. Un mur s’élève dans le fond au lever du rideau. Tout l’état-major en scène.

 

 

Scène première

 

NAPOLÉON, L’ÉTAT-MAJOR, BERNARD et SANS-REGRET

 

Ces deux derniers sont en faction devant le grand mur.

NAPOLÉON.

Maréchal, comment se fait-il que la colonne de gauche vous trouva encore en deçà de la position que vous deviez occuper ?

NEY.

De faux rapports m’étaient parvenus, sire, on m’avait persuadé que l’armée prussienne était victorieuse à Ligny et que toute l’armée anglaise était aux Quatre-Bras.

LE GRAND MARÉCHAL.

Depuis deux jours elle a quitté cette position. On prétend que le duc de Wellington plaça son armée vis-à-vis la forêt de Soignes et qu’il établit son quartier-général à Waterloo.

GROUCHY.

Notre position devant Planchenois, à quatre lieues et demie de Bruxelles, nous donne beaucoup d’avantage sur l’ennemi ; mais ses forces sont supérieures, et le nombre de nos adversaires influera peut-être sur les événements de cette journée.

NEY.

L’armée anglaise s’élève à peu près de quatre-vingt-cinq à quatre-vingt-dix mille combattants, mais elle n’a de retraite que par une seule chaussée. Le prince de Blucher est venu cette nuit au secours de Wellington, il croit le soutenir dans ce poste dangereux. Il se trompe, le courage de nos soldats doit l’emporter sur le nombre des leurs.

NAPOLÉON.

Prince de la Moskova, vous garderez le village de La Haye-Sainte pris sur les Anglais au commencement de la bataille.

À Grouchy.

Vous, maréchal, si l’armée prussienne tentait un dernier effort, je vous charge de la poursuivre.

LE GRAND MARÉCHAL.

Que pensez-vous, sire, de la situation de notre armée ? quel succès devons-nous attendre ?

NAPOLÉON.

Sur cent chances, nous en avons quatre-vingt pour nous.

NEY.

Quel temps insupportable !

GROUCHY.

Je redoute l’orage.

NAPOLÉON.

Redoutez les traîtres et ne craignez rien du ciel, il protège toujours la vieille armée... Maréchaux, partez... Rentrons, messieurs.

Les maréchaux Ney et Grouchy sortent par la droite, et Napoléon, suivi de son état-major, rentre dans l’intérieur du bâtiment qui s’élève au fond.

 

 

Scène II

 

BERNARD, SANS-REGRET, en faction

 

BERNARD.

Eh ! Sans-Regret...

SANS-REGRET.

Eh bien !...

BERNARD.

Comme c’est amusant d’être en faction par la pluie !

SANS-REGRET.

Nous y sommes habitués.

BERNARD.

Sans doute... ce n’est pas ce qui me chagrine le plus.

SANS-REGRET.

Quoi donc ?

BERNARD.

Ce qui me contrarie, c’est d’être mouillé un jour de feu !

SANS-REGRET.

Prends patience, nous n’avons plus qu’une heure et demie à faire.

BERNARD.

Tu me rassures.

SANS-REGRET.

C’est bien vite passé.

BERNARD.

Pas si vite qu’une bataille, surtout quand Napoléon la commande.

SANS-REGRET.

Il faut espérer que l’ennemi nous attendra.

BERNARD.

Entendais-tu ce que l’empereur disait au grand maréchal ?

SANS-REGRET.

Oui, parbleu, j’étais tout oreilles.

BERNARD.

As-tu remarqué ces paroles : sur cent chances nous en avons quatre-vingts pour nous ?

SANS-REGRET.

C’est trois fois plus qu’il n’en faut.

BERNARD.

Enfoncés les habits verts et les habits rouges.

SANS-REGRET.

Air.

Notre gloire et notre vaillance
Ont déjà fait bien des jaloux ;
Si les ennemis de la France
Se réunissent contre nous
Il faut encor les vaincre tous
Puisqu’ils ne savent pas se battre.
Nous trouverons au rendez-vous
Chacun dix Anglais à combattre
Et quatre-vingts chances pour nous.

BERNARD.

J’aurais cru cependant que les Prussiens en avaient assez... après tant de revers... Ils ne se souviennent donc plus d’Iéna !

SANS-REGRET.

Est-ce que ces gens-là se souviennent de quelque chose.

BERNARD.

Ah ! tu as bien raison... Ils sont braves... mais quant au reste...

Air : J’vous dis qu’il est là d’vant mes yeux.

J’dois avouer qu’au champ d’honneur
Un vrai Russe ne craint personne,
Qu’il soit vaincu, qu’il soit vainqueur,
Rien ne l’effraye, ne l’étonne.
Impassible dans un combat,
Indifférent dans une guerre
On dirait vraiment qu’il se bat
Quand il n’a rien de mieux à faire.

SANS-REGRET.

Motus ! quelqu’un s’approche.

 

 

Scène III

 

BERNARD, SANS-REGRET, LE GRAND MARÉCHAL

 

LE GRAND MARÉCHAL, sortant du fond.

Il repose... et tranquille sur les événements de la journée, les obstacles qui l’environnent ne peuvent intimider sa grande âme. Le nombre de ses adversaires, la rage qui les anime, rien ne peut l’émouvoir. Hélas ! je suis loin de partager sa sécurité. Et que de viendra la France si l’ennemi triomphe ?... que deviendra-t-il lui même ?... Pour la première fois je redoute un danger !... Rien encore !... L’ennemi paraît tranquille et cependant les deux armées sont en présence.

Coup de canon.

Grand Dieu, protège-nous !...

Ici le bruit du canon et de la fusillade se fait entendre jusqu’à la fin du tableau, mais ce bruit est très éloigné.

 

 

Scène IV

 

BERNARD, SANS-REGRET, LE GRAND MARÉCHAL, NAPOLÉON, L’ÉTAT-MAJOR

 

NAPOLÉON.

Quel bruit se fait entendre ?...

LE GRAND MARÉCHAL.

Le signal est donné, notre présence est nécessaire au camp.

NAPOLÉON.

Marchons, et la victoire est à nous !

Tout le monde sort à l’exception des deux factionnaires.

 

 

Scène V

 

BERNARD, SANS-REGRET

 

BERNARD.

Là, quand je te disais que nous ne serions pas d’la fête.

SANS-REGRET.

Que le diable emporte la faction !

BERNARD.

Entends-tu comme le brutal fait d’l’harmonie !

SANS-REGRET.

Je suis sur les épines.

BERNARD.

Et moi donc, triple millions d’carabines !... Comment, ils n’viendront pas nous chercher jusqu’ici ?

SANS-REGRET.

Sois tranquille, on leur donne assez d’occupation là-bas.

BERNARD.

Si je pouvais découvrir... mais non, nous sommes encore trop éloignés des Waterloo... et dire que nous sommes cloués là !

SANS-REGRET.

Air.

Il ne faut pas qu’un soldat bouge.

BERNARD.

Ce poste doit nous être cher.

SANS-REGRET.

Que j’ voudrais t’ voir en habit rouge !

BERNARD.

Que j’ voudrais t’ voir en habit vert !

SANS-REGRET.

Quoiqu’ ma douleur en s’rait extrême,
J’ te descendrais à l’instant même.

BERNARD.

Et moi, je te jure en ami
Que je n’te soignerais pas à demi.

SANS-REGRET.

Mais notre uniforme est le même.

BERNARD, se remettant au port d’armes.

Réservons ça pour l’ennemi,
Puisque notre habit est le même.

 

 

Scène VI

 

BERNARD, SANS-REGRET, TAPIN, un bras en écharpe

 

SANS-REGRET.

J’entends du bruit.

BERNARD.

Qui vive ?

TAPIN.

Soldat français !

SANS-REGRET.

Je reconnais cette voix-là !

BERNARD

Avance à l’ordre !

TAPIN.

Eh ! c’est Bernard !

BERNARD.

Tiens, c’est toi !... tu es blessé ?

TAPIN.

Est-ce que je serais ici sans ça ?

SANS-REGRET.

Eh bien ! ça chauffe-t’y ?

TAPIN, lui montrant sa blessure.

Comme tu vois...

BERNARD.

Et l’armée ?

TAPIN.

Toujours la même, toujours brave.

SANS-REGRET.

Et l’ennemi ?

TAPIN.

Il n’est pas changé non plus.

BERNARD.

Je comprends.

SANS REGRET.

Mais, dis-moi, ta blessure est-elle grave ?

TAPIN.

Oh non ! ce n’est qu’une égratignure... N’ pouvant plus battre la caisse, j’allais m’servir de mon sabre ; mais on a prétendu que je gênerais dans les rangs... Un Français gêner dans les rangs : j’te demande un peu si c’est possible, un enfant de troupe surtout.

SANS-REGRET, riant.

C’est un affront qu’on t’a fait là !

TAPIN.

Aussi j’m’en vengerai en tuant tous les ennemis que je rencontrerai.

BERNARD.

V’là comme un Français s’venge !

TAPIN.

Ah ! les satanés ennemis, si j’ les tenais là, comme j’ les frotterais d’importance !

BERNARD.

On dit qu’ils sont nombreux.

TAPIN.

Oui ; mais nous sommes braves, et Napoléon nous commande.

Air.

Ne craignons rien, il saura nous défendre :
L’aigle de Mars plane sur son drapeau ;
Sa redingote et son petit chapeau
Disent à l’enn’mi : Faut se rendre.
Soldats, en avant !
Ça roul’ joliment.
Allons, mes amis, avec moi v’nez entendre
Plan plan
Rantanplan.
L’ tambour du régiment,
Ponpon, tin, tin, tin,
Le canon, le tocsin,
Tout marche en même temps :
Le fer des combattants,
Les cris des mourants
Expirants
Dans les rangs ;
Le feu, le plomb, le fer,
Qui se croisent dans l’air,
Pour un vieux guerrier, pour un jeune soldat,
C’est un bien beau jour que celui d’un combat.
Que nous veut donc l’ennemi qui nous attaque ?
Nous verrait-il aujourd’hui sans effroi ?
Veut-il encor nous ramener un roi
À cheval derrière un cosaque ?
Réunissez-vous,
Marchez contre nous,
Et nous vous ferons encor tourner casaque.
Héros, conquérants,
Souverains puissants,
Monarques et rois
Qui nous dictez des lois,
Montrez-vous
Jaloux
D’être choisis par nous.
Mais si l’étranger
Vient pour vous protéger,
Nous vous combattrons,
Et nous vous chasserons.
Princes d’autrefois, apprenez qu’aujourd’hui } bis.
Le peuple français est maître chez lui.           }

BERNARD.

Bravo : mon garçon, le peuple français, le peuple français aime la liberté ; aussi nous sommes libres, après avoir fait les volontés de l’empereur, s’entend.

SANS-REGRET.

Il est vrai que ce n’était pas cette liberté-là que nous voulions conquérir en 1789 ; mais la gloire nous dédommage.

Air : Au cabaret.

Des fléaux de la république
Un seul homme nous préserva,
Et sur le monde politique
Comme un géant il s’éleva.
En suivant toujours sa bannière,
Nous partagerons ses exploits,
Et nous commandons à la terre
En obéissant à ses lois.

CATIN, dans la coulisse.

Hé, Bernard ! Bernard !

BERNARD.

Qui m’appelle ?

SANS-REGRET.

Hé, c’est ta femme !

BERNARD.

Ma femme !

TAPIN.

Adieu, mes amis, j’ vas un peu voir d’quoi qui retourne là-bas.

SANS-REGRET.

Va, mon garçon, et reviens nous donner des nouvelles.

TAPIN.

Soyez tranquilles, elles seront bonnes.

TOUS.

Car nous commandons à la terre
En obéissant à ses lois.

Tapin sort.

 

 

Scène VII

 

BERNARD, SANS-REGRET, CATIN

 

CATIN.

Ah, te voilà !

BERNARD.

Que viens-tu faire ici ?

CATIN.

J’ viens te recommander de ne pas abandonner ce poste.

BERNARD.

Pourquoi ?

CATIN.

Nous sommes trahis. L’armée française fait des prodiges de valeur, mais la victoire semble nous abandonner.

BERNARD.

Grand Dieu !...

SANS-REGRET.

Que dites-vous ?...

CATIN.

L’armée prussienne, poursuivie par le maréchal Grouchy, s’est jointe aux Anglais ; le prince de la Moskova, surpris par eux dans le village de La Haye-Sainte, les a repoussés victorieusement ; mais, au lieu de se tenir à son poste, il débouche avec la plus grande partie de ses troupes sur le plateau occupé par ses adversaires. L’armée prussienne s’est emparée de La Haye-Sainte ; nos rangs sont dispersés, les soldats en fuite, et la vieille garde seule combat encore à Waterloo...

SANS-REGRET.

La victoire nous abandonne, nos rangs sont dispersés, la vieille garde meurt, et nous ne combattons pas !

BERNARD.

Rien ne pourra nous arrêter !

CATIN.

Cet ordre de l’empereur.

BERNARD.

Un ordre de mon général !

CATIN.

Il te concerne ; lis...

BERNARD.

« Il est ordonné au grenadier de faction devant Planchenois de ne pas quitter un poste qui peut servir de retraite à l’état-major. » Triple millions de carabines !

SANS-REGRET.

Au grenadier, ca ne me regarde pas. Adieu, mon vieux Bernard ; je vais rejoindre les autres. Si nous perdons, si je meurs, pense quelquefois à ton meilleur ami...

BERNARD, l’embrassant.

Sans-Regret, tâche de me les envoyer par ici...

SANS-REGRET.

Sois tranquille, je vais combattre pour deux.

 

 

Scène VIII

 

BERNARD, CATIN

 

Ici, le feu redouble.

CATIN.

Le bruit redouble.

BERNARD.

Il paraît que ça chauffe par là.

CATIN.

Veux-tu te rafraîchir ?

BERNARD.

Je n’ai pas soif.

CATIN.

En ce cas, adieu.

BERNARD.

Où vas-tu ?

CATIN.

Où le devoir m’appelle.

BERNARD.

Écoute-moi donc... ma petite femme, j’aurais une grâce à te demander.

CATIN.

Laquelle ?

BERNARD.

Çà t’ contrariera peut-être...

CATIN.

Parle donc !

BERNARD.

Eh ben, charge-toi d’ma faction.

CATIN.

Non, du tout... D’ailleurs, je n’ai pas d’armes.

BERNARD.

Prends mon fusil.

CATIN.

Et que te restera-t-il ?

BERNARD.

Est-ce que les Anglais n’en ont pas ? Et quand même, un sabre c’est assez...

CATIN.

Je suis au désespoir de te refuser ; mais tu sais bien que ça ne se peut pas. Souviens-toi des ordres de l’empereur : adieu.

BERNARD.

Tu ne veux pas ?

CATIN.

Non.

BERNARD.

Je t’en supplie !

CATIN.

C’est en vain : adieu !...

Elle sort.

 

 

Scène IX

 

BERNARD, seul, puis SANS-REGRET

 

BERNARD.

Elle est partie et me voilà seul... Seul, quand mes camarades se font tuer... Sarpejeu ! c’est jour de malheur... J’vous demande à quoi je ressemble, en faction devant ce mur.  Mais quel bruit !...

Air.

Bon,
J’entends le canon,
Les boulets, la mitraille ;
Oui,
Bientôt l’ennemi
Doit accourir ici.
Ah !
Qui donc restera
Sur le champ de bataille.
Là,
Le dieu des combats
Protège nos soldats ;
Contre vingt nations
Défendons la patrie.
Formons
Nos bataillons,
Combattons
Et mourons.
Prussiens,
Autrichiens,
Angleterre, Russie,
Contre nous
Armez-vous,
Réunissez-vous tous.
Forts,
Malgré nos efforts
Vous pouvez vaincre encore ;
Mais
Songez qu’un Français
Vaut au moins dix Anglais !
Venez
Et regardez
Ce drapeau tricolore,
Quand il disparaîtra
L’dernier Français mourra.
Vingt ans dans vos foyers
Nous avons fait la guerre,
Et tous nos vieux guerriers
Sont couverts de lauriers.
Nous avons mainte fois
Sur la terre
Étrangère,
Anéanti vos droits
Et détrôné vos rois.
Bien,
Ne redoutons rien,
Nous marchons à la gloire ;
Car,
Sur chaque rempart,
Brille notre étendard.
Bon,
Malgré le canon
Volons à la victoire ;
Serrons
Nos bataillons
Triomphons
Ou mourons.
Une seconde fois
L’étranger veut nous rendre
Ces nobles d’autrefois,
Ces princes et ces rois :
Ils reviendraient !... Non... non !...
Nous saurons nous défendre.
Vive ma nation !

Vive Napoléon !
Triomphons          }
Ou mourons         } ter.
Fils de Napoléon. }

Que vois-je ?

Un peloton de soldats de la vieille garde traverse dans le fond, se range en bataille, fait feu et s’éloigne ; une seconde décharge se fait entendre au loin. En ce moment, un soldat blessé traverse le théâtre, et tombe aux pieds de Bernard. Ce dernier veut le secourir, il s’approche et reconnaît Sans-Regret.

BERNARD.

Grand Dieu ! c’est toi ?...

SANS-REGRET.

Ils m’ont tué !

BERNARD.

Mon ami !...

SANS-REGRET

Bernard ! prends cette croix, tu es digne de la porter ; elle embellissait mes jours, maintenant je n’en ai plus besoin.

BERNARD.

Je te jure par elle que tu seras vengé.

SANS-REGRET.

Non : reste ici... Ne cherche pas une mort certaine. Partout le fer ennemi moissonne nos guerriers.

BERNARD.

Et l’empereur !...

SANS-REGRET.

Dans un moment de désespoir, il s’élança au milieu d’un bataillon carré qu’il commandait lui-même ; il allait périr, lorsque le général-major poussa son cheval sur la route de Charleroi en s’écriant : « Les ennemis sont déjà trop heureux ! »

BERNARD.

Il n’est donc plus d’espoir... et nos malheureux compagnons...

SANS-REGRET.

La vieille garde seule résista jusqu’à la fin... Elle voulait se faire tuer plutôt que de céder à la fortune ; notre division, commandée par le général Cambronne, était entourée, les officiers anglais le sommèrent de se rendre. « La garde meurt, elle ne se rend pas, » répondit froidement le général au nom de ses compagnons d’armes. Il combattit à notre tête jusqu’au moment où une blessure grave le renversa parmi les morts.

BERNARD.

Mon général ! mes malheureux amis...

SANS-REGRET.

Moi je fus blessé longtemps après... à quelques pas d’ici... Tu pleures !... Sèche tes larmes, le même sort t’attend... Combats jusqu’au dernier soupir...

BERNARD.

On vient... Ce sont nos ennemis... Sans-Regret, tu vas être vengé.

 

 

Scène X

 

BERNARD, SANS-REGRET, UNE PATROUILLE ANGLAISE

 

LE CHEF DE LA PATROUILLE.

Soldats, rendez-vous !...

BERNARD et SANS-REGRET,

La garde meurt et ne se rend pas.

TOUS LES ANGLAIS.

Mort aux Français !...

LE CHEF, arrêtant ses soldats.

Respect au courage malheureux !

Sans Regret expire. Bernard le couvre avec son sabre, et de la main gauche saisit son étendard. Les Anglais ont croisé la baïonnette. Le chef s’élance au milieu des combattants, et la toile baisse sur ce tableau.

 

 

ACTE IV

 

1820 et 1821.

Le théâtre représente une partie de l’île Sainte-Hélène. À gauche de l’acteur sont des masses de rochers.

 

 

Cinquième Tableau

 

Sainte-Hélène.

17 mars 1820.

Au lever du rideau une patrouille anglaise traverse le théâtre.

 

 

Scène première

 

HUDSON LOWE, UN CHEF DE PATROUILLE

 

HUDSON LOWE, au chef de patrouille.

Williams, ordonnez que l’on fasse les recherches les plus actives... L’empereur jouit ici de trop de liberté... il peut se faire des partisans, et parmi les Anglais même... Allez, n’épargnez rien pour vous assurer de sa personne.

Williams sort.

Orgueilleux ennemi, rien ne pourra donc te soumettre, pas même cinq années d’exil... Ah ! je me vengerai de tes outrages... mes ordres sont donnés : demain cette partie de l’île te sera interdite. Déjà tu ressens les atteintes du mal affreux qui doit te conduire au tombeau... puisse le ciel retarder cet instant fatal ! si tu péris sais, ma vengeance ne serait pas satisfaite.

 

 

Scène II

 

HUDSON LOWE, WILLIAMS

 

WILLIAMS.

Gouverneur, on vient d’arrêter, à quelques pas d’ici, un vieillard inconnu ; à toutes les questions que nous lui avons faites, il n’a répondu que par ces mots : « Faites-moi parler à votre gouverneur. » Qu’ordonnez-vous ?

HUDSON.

Je l’attends en ces lieux.

Williams sort.

 

 

Scène III

 

HUDSON LOWE, seul, ensuite BERNARD, WILLIAMS et SOLDATS

 

HUDSON.

Un vieillard inconnu !... Qui peut s’être introduit dans cette île ?... malheur au téméraire qui voudrait abuser Hudson Lowe.

Bernard entre en scène. Il porte des habits bourgeois, et doit paraître extrêmement vieilli. Il est alors âgé de soixante ans ; il en avait quarante-six au commencement de la pièce.

Qui es-tu ?

BERNARD.

Je ne suis rien qu’un pauvre vieillard sans appui, sans ressources.

HUDSON.

D’où viens-tu ?

BERNARD.

De France.

HUDSON.

De France !

BERNARD.

Ce mot vous effraie ? ne craignez rien ; vos soldats se sont assurés de ma personne.

HUDSON.

Quel motif peut te conduire à Sainte-Hélène ?

BERNARD.

Le désir bien naturel de revoir mon ancien général.

HUDSON.

Tu as servi dans l’armée française ?

BERNARD.

Quarante ans.

HUDSON.

Sous les ordres de l’empereur ?

BERNARD.

Et sous la république.

HUDSON.

Tu es, dis-tu, sans appui, sans ressources ?

BERNARD.

Oui, gouverneur.

HUDSON.

Comment se fait-il qu’un soldat français, privé de tout, soit parvenu jusqu’à Sainte-Hélène ?

BERNARD.

Depuis deux ans j’abandonnai la France, une épouse, un fils au berceau... L’espoir de parvenir jusqu’ici soutenait mon courage, et le vieux soldat d’Marengo, pour arriver à Sainte-Hélène, traversa l’Angleterre en mendiant son pain.

HUDSON.

Enfin, comment parvîntes-vous dans cette île sans que j’en sois informé !

BERNARD.

Je l’ignore : arrivé d’aujourd’hui seulement, rien ne s’est opposé à mon passage.

HUDSON.

Il suffit.

À part à Williams.

Que cet homme soit retenu dans cette partie de l’île, l’empereur ne tardera pas à s’y rendre. Caché près de ces lieux, j’observerai leurs moindres actions. Tenez vos soldats prêts à paraître au premier signal. Mort à l’insensé qui voudrait nous trahir !

À Bernard.

Restez en ces lieux, c’est ici que vous reverrez votre ancien général.

 

 

Scène IV

 

BERNARD, seul

 

Enfin, le ciel favorise mes projets ; après de tant de peines, tant de souffrances, parviendrai-je à briser ses fers !... Depuis trois mois, caché dans cette île, j’observe, et le succès a couronné mes efforts. C’est ici que l’empereur vient chaque jour... De ce côté, des masses de rochers, des cavernes peuvent favoriser sa fuite... Mais consentira-t-il ?... Un faux point d’honneur... Non, tout me dit que je n’aurai pas vainement abandonné ma femme... mon fils... Tout me dit que mon général me devra sa liberté... il me sauva la vie... je sauverai la sienne, ou ce rocher nous ensevelira tous les deux !... On vient, c’est lui !... quelle sombre tristesse !

 

 

Scène V

 

NAPOLÉON, LE GRAND MARÉCHAL, MONTHOLON et BERNARD

 

NAPOLÉON.

L’air de ce pays est mortel... partout où les fleurs sont étiolées, l’homme ne peut pas vivre.

LE GRAND MARÉCHAL.

Vos ennemis ne sont pas satisfaits.

NAPOLÉON.

Les monstres ! me font-ils assez souffrir... Encore, s’ils m’avaient fait fusiller... j’aurais eu la mort d’un soldat. Mais transformer l’air en instrument de meurtre !... Ah ! cette idée n’était pas venue au plus farouche de nos proconsuls : elle ne pouvait germer que sur les bords de la Tamise.

LE GRAND MARÉCHAL.

Vous devriez vous plaindre au roi d’Angleterre.

NAPOLÉON.

Je ne me plains pas... j’ordonne ou je me tais.

MONTHOLON.

Quelqu’un nous écoute.

NAPOLÉON.

Encore un surveillant.

À Bernard.

Que viens-tu chercher ici ?...

BERNARD.

Sire...

NAPOLÉON.

N’oses-tu parler ?

BERNARD.

Vous ne me reconnaissez pas ?

NAPOLÉON.

Qui es-tu ?

BERNARD.

Un soldat de votre vieille armée !

NAPOLÉON.

De la vieille armée ?... Ton nom ?

BERNARD.

Bernard.

NAPOLÉON.

Bernard... je me rappelle... Que viens-tu faire ici ?

BERNARD.

Mourir ou vous sauver.

NAPOLÉON.

Malheureux !

BERNARD.

Ne détruisez pas mon espoir... Depuis cinq ans, je n’ai qu’un désir, qu’une pensée : votre délivrance est le seul but que je désire atteindre... Ne vous souvient-il plus de Postdam ?... de la trahison du prince de Hatzfeld, d’un soldat coupable à qui vous sauvâtes la vie ?... Eh bien ! ce soldat, c’est moi... Je vous dois l’existence, l’honneur, vingt années de gloire : je vous dois tout ce que je possède... J’ai soixante ans, mon général... je n’ai plus rien à espérer sur la terre... peu d’instants me restent encore ; et si je puis achever mon ouvrage, le jour de mon trépas sera le plus beau de ma vie.

NAPOLÉON.

Insensé ! renonce à ta folle entreprise.

LE GRAND MARÉCHAL.

Fidèle ami, n’espérez rien d’un dévouement si rare ; nul en ces lieux ne pourrait soustraire l’empereur à la rage de ses ennemis... Cette île, entourée de gardiens... ces rochers...

BERNARD.

Depuis trois mois, je respire en ces lieux, et personne ne s’en doutait. J’ai tout prévu, tout calculé ; un navire espagnol nous attend. Fuyons... Un étroit souterrain pratiqué dans cette roche nous conduira sur une rive lointaine... Vous serez libre, et vos persécuteurs pâliront encore devant vous.

Musique. Napoléon semble refuser, et redescend la scène. Bernard, au contraire, gravit le rocher, et dit.

Cette caverne...

En ce moment, Hudson Lowe sort de la caverne, et dit en tirant deux coups de pistolet.

Traître, elle est gardée.

 

 

Scène VI

 

NAPOLÉON, LE GRAND MARÉCHAL, MONTHOLON, HUDSON LOWE, ANGLAIS, BERNARD blessé mortellement

 

BERNARD.

N’avancez pas, général, ils vous assassineraient.

Il meurt en prononçant ces paroles, et les Anglais l’emportent.

HUDSON.

C’en est trop... général, et vous, messieurs, dès aujourd’hui, je vous défends de paraître dans cette île ; mon gouvernement m’a rendu responsable, et puisque vous cherchez à briser vos fers, la nouvelle demeure que vous devez occuper vous servira de prison.

NAPOLÉON.

Elle me servira de tombeau.

LE GRAND MARÉCHAL, à lord Hudson Lowe.

Malheureux !

NAPOLÉON.

Cet homme est hideux !... Cette face a quelque chose de patibulaire.

HUDSON.

Général ?

NAPOLÉON.

Général... général... oubliez-vous que votre nation m’a reconnu d’abord en qualité de premier consul ? puis comme monarque, lors des négociations de Fox et Lauderdale ; et enfin comme empereur en 1814, à l’époque du traité de Châtillon-sur-Seine ?... Mais où m’emportent de vains souvenirs... Je suis à votre disposition... Demain vous ferez ce qu’il vous plaira de ce lui qui naguère dictait des lois à l’Europe entière.

LE GRAND MARÉCHAL.

Venez.

HUDSON.

Général ?

LE GRAND MARÉCHAL.

Dites empereur.

HUDSON.

Il n’y a point d’empereur à Sainte-Hélène.

NAPOLÉON.

Il a raison, il n’y a qu’un bourreau ! et c’est lui !

HUDSON.

Ces outrages...

NAPOLÉON.

Croyez-vous ternir ma gloire ?... Vous l’augmentez encore : l’adversité manquait à ma carrière.

HUDSON.

Parcourez donc ces papiers, et réjouissez-vous, vous allez être le plus malheureux des hommes.

LE GRAND MARÉCHAL.

Ciel ! une lettre à lord Liverpool !

MONTHOLON.

Vous l’avez interceptée ?

HUDSON.

Elle parle d’un empereur, et je vous le répète, je n’en connais point ici.

LE GRAND MARÉCHAL.

Misérable... taisez-vous. Ne voyez-vous pas quel affreux délire...

Ici Napoléon plongé dans une profonde rêverie semble ne plus prendre part à tout ce qui se passe autour de lui.

NAPOLÉON.

Mon épouse ! mon fils !... où sont-ils ?

MONTHOLON.

Ses forces l’abandonnent.

NAPOLÉON.

Eh non ! Ce n’est pas faiblesse... c’est la force qui m’étouffe... c’est la vie qui me tue... 17 mars !... À pareil jour, il y a cinq ans, j’étais à Auxerre, revenant de l’île d’Elbe... Il y avait des nuages au ciel... Ah ! je serais guéri, si je voyais ces nuages...

MONTHOLON.

Le malheureux !...

NAPOLÉON.

Vous direz à mon fils de ne jamais oublier qu’il est né prince français... de ne jamais combattre la France... Vous lui direz ma devise : « Tout pour le peuple français. »

LE GRAND MARÉCHAL et MONTHOLON.

Revenez à vous...

NAPOLÉON

Quand je serai mort... chacun de vous aura le bonheur de revoir l’Europe... ses parents, ses amis... Moi, je reverrai mes braves... Oui, Kléber, Desaix, Bessières, Duroc, Ney, Murat, Masséna, Berthier, tous viendront à ma rencontre... en me voyant, ils deviendront fous d’enthousiasme et de gloire... Nous causerons de nos guerres avec les Scipion, les Annibal, les César, les Frédéric... à moins que là-bas on ait peur de voir tant de guerriers ensemble...

Il sort avec Montholon.

 

 

Scène VII

 

LE GRAND MARÉCHAL, HUDSON LOWE

 

HUDSON.

Ma vengeance commence.

LE GRAND MARÉCHAL.

Contemplez votre ouvrage, et jouissez de notre désespoir.

HUDSON.

Ce n’est pas à moi que vous devez adresser des plaintes ; j’exécute les ordres de mon gouvernement.

LE GRAND MARÉCHAL.

Les ordres de ton gouvernement !... Misérable ! les as-tu remplis lorsque dans l’île inexpugnable de Caprée, à la tête de deux mille hommes et d’une bonne artillerie, tu te laissas forcer par le général Lamarque, qui n’avait pour lui que douze cents baïonnettes françaises ?

HUDSON.

Maréchal...

LE GRAND MARÉCHAL.

Ô malheur des nations ! de tels misérables déshonoreront-ils toujours le sol qui les fait naître ! En vain l’Angleterre indépendante renferme dans son sein des hommes illustres, en vain l’honneur et le courage anoblissent ces contrées, il faut que des scélérats...

HUDSON.

C’en est trop...

LE GRAND MARÉCHAL.

Ne m’interromps pas, vil esclave de l’Angleterre... bourreau de Napoléon ! L’île de Sainte-Hélène a pour jamais gravé ton nom dans la postérité. On te connaîtra dans les siècles à venir... L’empereur écrit ses mémoires, il ne t’a pas oublié ; il te lègue l’immortalité du crime.

HUDSON.

Ô fureur !

Un rideau se baisse sur l’avant-scène.

 

 

Sixième Tableau

 

5 mai 1821.

Le théâtre représente une chambre tendue de nankin brun encadré dans du papier vert. Deux fenêtres de cette pièce s’ouvrent sur le camp du 54e régiment, qui garde l’empereur. Cette chambre est décorée de quelques portraits, tels que celui du roi de Rome, des deux impératrices ; le réveille-matin du grand Frédéric et le lit de fer qui l’accompagnait partout, se trouvent au fond du théâtre. Au lever du rideau toute la famille du grand maréchal, Antommarchi, Montholon et tous les personnages qui ont assisté aux derniers moments de l’empereur, se trouvent groupés autour de son lit de mort. Ici s’exécute le tableau de M. Steuben.

ANTOMMARCHI.

Quelle crise !

MONTHOLON.

Il repose.

ANTOMMARCHI.

Non, pas encore ; il veut parler.

TOUS LES PERSONNAGES, bas.

Écoutons.

NAPOLÉON.

Je suis en paix avec l’Europe.

ANTOMMARCHI.

Il ouvre les yeux.

NAPOLÉON.

Levez-moi.

ANTOMMARCHI.

Sire...

NAPOLÉON.

Levez-moi, vous dis-je.

Ici Antommarchi et le grand maréchal soulèvent l’empereur. Ce dernier laisse tomber sa tête sur l’épaule d’Antommarchi.

ANTOMMARCHI.

Quelques instants de repos vous seraient nécessaires.

NAPOLÉON.

Oui, un repos éternel.

ANTOMMARCHI.

Sire...

NAPOLÉON.

Ouvrez... ouvrez cette fenêtre.

On obéit à ses ordres.

Ô ma patrie !... si Sainte-Hélène était la France je mourrais content sur cet affreux rocher...

Musique.

Quand je disais, docteur, que cette maison serait mon tombeau !...

ANTOMMARCHI.

Éloignez de vous ces funestes idées.

NAPOLÉON.

Pensez-vous qu’elles m’effrayent ?...

Musique.

LE GRAND MARÉCHAL.

Comme son regard s’anime !

NAPOLÉON, en délire.

Steinguel... Desaix... Masséna... allez... courez... prenez la charge... ils sont à nous...

Il retombe en prononçant ces derniers mots. Une musique triste et lente se fait entendre.

ANTOMMARCHI.

Quelle agitation !

MONTHOLON.

L’instant fatal serait-il arrivé !

NAPOLÉON.

Amis... vous serez fidèles à ma mémoire... Vous ne ferez rien qui puisse la blesser.

Tout le monde pleure et la musique lente continue.

Je lègue l’opprobre de ma mort à la maison régnante d’Angleterre...

ANTOMMARCHI.

Pourquoi toujours parler de mort ?... cet instant fatal est peut être plus éloigné que vous ne pensez.

NAPOLÉON.

Non... c’est un couteau de boucher qu’ils m’ont mis là... et ils ont brisé la lame dans la plaie...

LE GRAND MARÉCHAL.

Ses yeux se ferment.

MONTHOLON.

Docteur ?...

ANTOMMARCHI.

Ne craignez rien : s’il pouvait reposer...

NAPOLÉON.

France !... patrie !... guerre !... courez... volez... c’est là... oui...

ANTOMMARCHI.

Ah !

LE GRAND MARÉCHAL.

Vous pleurez, docteur... c’en est donc fait ?

MONTHOLON.

Vous ne répondez pas.

NAPOLÉON.

Marie-Louise... Ah ! bien ! la voilà... mon fils... mon épouse... la mort...

Il s’est levé au commencement de la phrase, et retombe au dernier mot.

TOUT LE MONDE

Ah ! grand Dieu !

ANTOMMARCHI.

Il expire !...

NAPOLÉON.

Tête d’armée...

ANTOMMARCHI.

Il n’est plus.

TOUS.

Ah !

 

 

Septième Tableau

 

Napoléon vient d’expirer. L’épouse du grand maréchal tombe évanouie, ses enfants l’entourent. Tous les personnages se groupent. À cet instant la nuit la plus obscure descend sur le théâtre. Tout à coup des nuages environnent le lit de l’empereur, une lumière blanchâtre luit dans le fond. Tout le décor précédent se développe et disparaît dans les nuages. Un guerrier, que l’on distingue à peine, apparaît dans le fond. Un aigle voltige au-dessus de sa tête ; une brillante clarté chasse les ténèbres, les nuages se dissipent, et le public a reconnu l’empereur.


[1] Chanson de M. Béranger.

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