Pierre-le-Grand (Hippolyte AUGER - Charles DESNOYERS)

Drame en cinq actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 23 juillet 1836.

 

Personnages

 

PIERRE Ier, empereur de Russie

CATHERINE, impératrice

CHARLES XII, roi de Suède

DMITRI MOËNS, page, puis chambellan

ANNA, sa sœur, âgée de seize ans, fille d’honneur

PAUL IVANOVITCH, procureur-général du sénat

GRÉGORI, page de l’impératrice

MONSIEUR DE CAMPRÉDON, ambassadeur de France

LE PRINCE MENZIKOFF, feld-maréchal

LE PRINCE REPNIN, feld-maréchal

LE BARON DE ROSEN, officier suédois attaché à l’armée du tsar 

UN GÉNÉRAL SUÉDOIS, à la suite de l’ambassade ottomane

UN OFFICIER RUSSE

UN PAGE

COURTISANS

DAMES DE LA COUR

PAGES

PEUPLE

MATELOTS

GARDES DU TSAR, etc.

 

 

ACTE I

 

Parthe la Vivandière

 

Le Théâtre représente le camp du tsar. Sur le premier plan, à la gauche du public, est la tente impériale ; deux sentinelles en gardent l’entrée. Au lever du rideau, la nuit est obscure, on aperçoit les feux du camp, les sentinelles qui se répondent les unes aux autres, font entendre le cri de hourra. Du côté opposé à la tente, deux hommes gardent d’a bord le silence, puis le rompent dès que le bruit a cessé.

 

 

Scène première

 

CHARLES XII, LE BARON DE ROSEN

 

CHARLES, à demi-voix.

Tu n’as pas oublié la voix de ton ancien général, baron de Rosen, je t’en remercie, c’est bien.

ROSEN.

Quoi ! ce n’est pas une erreur ! Charles XII dans le camp du tsar ! Le héros de la Suède si près de Pierre Ier !

CHARLES.

Oui, En battant le Moscovite je lui ai enseigné l’art de me battre ; il m’a vaincu. Je n’ose plus montrer à ma patrie son roi trahi par la victoire. J’ai fait serment de ne toucher à ma couronne que pour y replacer ce brin de laurier que mon rival en arracha... Rosen, on n’est véritablement roi que par l’épée et par la gloire... La gloire s’est éclipsée, mais l’épée me reste, et je suis soldat... Oui, soldat dans l’armée du sultan, soldat pour une guerre que j’ai fait naître, que j’ai conduite, que je soutiens... J’y commande !

ROSEN.

Souvent, en effet, j’ai cru reconnaître la tactique de votre majesté dans la marche de l’armée turque.

CHARLES.

J’ai trop longtemps médité sur mes revers pour ne pas les réparer... Mon frère de Moscou, je vis toujours, et nous sommes l’un et l’autre encore à la tête d’une armée : mais que fait-il donc, ton tsar, ton maître actuel ; celui qui, en m’enlevant des provinces, me privait de généraux tels que toi ?... Pourquoi cette inaction de Pierre Ier ? Aurait-il cédé aux conseils de la ruse, le héros de Pultava, le soldat de tant de batailles ? réponds...

ROSEN.

Sire, vous n’attendez pas de moi la trahison. Le tsar m’honore de sa faveur.

CHARLES.

Non, mais tu me donneras des renseignements qui peuvent influer sur notre sort à tous deux... Je ne viens pas ici m’exposer sans un puissant intérêt... Des négociations ont été entamées, le sais-tu ? par l’ordre du tsar, le comprends-tu ? C’est la paix qu’il propose, qu’il demande, lui !

ROSEN.

Je l’ignorais, sire... Mais je suis guerrier et non pas diplomate.

CHARLES.

De part et d’autre, pour ne pas décourager l’armée, on est convenu de s’assembler la nuit, mystérieusement... Le reiss-effendi ne doit rien conclure sans me consulter ; et pour protéger mon entrée dans ce camp, plusieurs gentilshommes allemands l’ont accompagné. Moi, Rosen, j’ai voulu qu’on me conduisît à toi ; j’ai feint d’être ton parent... Personne ne soupçonnera que Charles XII puisse être si près de la tente impériale ; tu peux parler... Il s’agit de la paix, mais faut-il la dicter ou la recevoir ? Est-il vrai qu’il ne vous reste ici que quatre mille hommes, abattus, sans munitions, prêts à fuir... et que le mot de paix soit une prière en grâce dans la bouche de mon en nemi ?... Non, non, pas de traités que le tsar ne soit en ma puissance.

ROSEN.

Sire, après la bataille, cherchez-moi parmi les morts, et donnez la sépulture à l’homme qui vous a toujours loyale ment servi, et qui dans ce moment ne vous trahira pas davantage.

Il va pour s’éloigner.

CHARLES.

Quatre mille hommes, Rosen... Cette victoire serait trop facile, elle serait indigne de moi, je ne l’achèterai pas si peu de chose... Si le roi Charles a connu l’adversité, le tsar est peut-être à la veille de l’éprouver à son tour ; la fortune égalise la partie... Je puis le voir, nous pourrons nous comprendre... Voilà sa tente, j’y vais.

ROSEN.

Arrêtez... depuis trois jours, Pierre ne s’est pas montré à ses troupes...

CHARLES.

Quel mystère !

ROSEN.

Deux personnes ont seules le droit de le voir, Azzariti, son médecin, et une femme qui possède tous les secrets du tsar.

CHARLES.

Une femme ! toujours le même, mon frère Pierre ! Esclave et despote à la fois ! tyran de ses sujets, jouet de ses passions ! Cette femme, quelle est-elle ?

ROSEN.

Comme je suis né Suédois, elle est née votre sujette ; et, par une bizarrerie remarquable, nous possédons, elle et moi, la faveur du monarque moscovite.

CHARLES.

Son nom ?

ROSEN.

Marthe... on ne lui en connait pas d’autre. Elevée par la charité du pasteur de Marienbourg, en Livonie, elle avait suivi son mari, soldat de votre armée et mort sur le champ de bataille le jour même où elle tomba au pouvoir des Russes, avec ce qui restait du régiment que j’avais l’honneur de commander moi-même, au nom de votre majesté... Vivandière, jeune, jolie, elle échut en partage à Menzikoff ; mais le tsar l’ayant aperçue, il ordonna de la respecter, et depuis ce jour, bien qu’elle ait conservé son métier et ses habitudes auprès du soldat, nul dans l’armée n’oserait enfreindre les ordres du tsar, car elle seule possède sa confiance.

CHARLES.

Son caractère ?

ROSEN.

Celui d’une jeune femme, rieuse, coquette, préférant l’or et les pierreries au plaisir, comblée de présents par tous les généraux, c’est la faveur du prince qu’on courtise en elle. Du reste, elle est bonne de sa nature, et si belle qu’il est facile de comprendre son influence sur le tsar.

CHARLES.

Son éducation ?...

ROSEN.

Celle d’une vivandière.

CHARLES.

Son esprit ?

ROSEN.

Borné, tant que la passion ne l’éclaire pas.

CHARLES.

Rosen, cette femme doit être entre Pierre et moi le seul intermédiaire que je veuille employer aujourd’hui... Je te remercie, mon brave, oublié que je suis près de toi ; Marthe la vivandière a-t-elle pour le baron de Rosen une déférence particulière ?

ROSEN.

Oui, sire, et peut-être dois-je à son crédit celui dont je jouis auprès du tsar.

CHARLES.

J’espère à mon tour ne pas lui déplaire.

ROSEN.

Mais je prie votre majesté de redoubler de prudence ; je vois poindre le jour, et déjà on sort de la tente impériale... C’est Marthe...

CHARLES.

Il suffit, laisse-moi.

 

 

Scène II

 

MARTHE, puis CHARLES XII

 

MARTHE, sortant lentement de la tente impériale, et se parlant à elle-même.

Pierre... toujours le mène état... s’il dure quelques jours encore, a dit le docteur, je désespère de sauver sa vie... la vie de Pierre-le-Grand ! Que deviendrait la Russie... et moi ! moi ! S’il vit, je serai riche... mais son esclave... s’il meurt, je serai libre... la liberté !...

CHARLES, à part.

Abordons-la...

Haut.

Marthe !...

MARTHE.

Qui es-tu, et que veux-tu ?

CHARLES.

Il y avait à Marienbourg, non loin de la maison du pasteur, un Livonien que tu n’as jamais remarqué, bien qu’il mit tout en usage pour attirer tes regards, parce qu’il te trouvait belle, parce qu’il t’aimait...

MARTHE.

Il n’est pas un homme qui ne m’ait dit quelque chose de semblable...

CHARLES.

Moi, je suis ce Livonien ; ne le reconnais-tu pas à mon accent ?

MARTHE.

En effet, mon cœur a battu... le souvenir de ma patrie... Mais que fais-tu dans ce camp ?

CHARLES.

Au service du sultan, j’accompagne ceux qui viennent traiter de la paix... Il y a longtemps que je te sais auprès du tsar, et j’étais jaloux de lui, moi, parce que je t’aime toujours, parce que j’ai fait fortune, parce que je voudrais la vie calme du gentilhomme avec Marthe pour femme légitime...

MARTHE, à part.

Le rêve de ma vie !

CHARLES.

Si tu veux me suivre, quitter cette existence aventureuse...

MARTHE.

Tu dois savoir que je suis l’esclave du tsar...

CHARLES.

Tu l’aimes donc, que tu balances à me suivre dans ta patrie ?

MARTHE.

La Livonie est au tzar... Le maître est obéi.

CHARLES.

Brutal, grossier, passant ses jours dans l’orgie, au sein de l’ivresse la plus ignoble... C’est ainsi qu’on le dépeint, et tu consens à rester près de lui...

MARTHE.

Une pauvre vivandière a beaucoup à souffrir...

CHARLES.

Et l’intérêt te fait tout supporter... Mais sais-tu ce que doit durer encore la puissance de ton maître, et si aujourd’hui même la Livonie ne rentrera pas sous la loi du roi Charles... Veux-tu m’aimer, Marthe ?...

MARTHE.

Quel gage ai-je de ta tendresse ?

CHARLES.

Ce joyau...

Il lui donne une chaîne de diamants.

MARTHE.

Des diamants... c’est le collier d’un roi...

CHARLES.

Dans les chances de la guerre, le butin enrichit le soldat de pareils trésors... Moi, je l’ai conservé pour te l’offrir.

MARTHE, à part.

C’est un espion !

Haut.

Je l’accepte.

CHARLES.

Et tu n’as pas de secrets pour moi ?...

MARTHE, à part.

J’en étais sûre...

Haut.

Ne m’as-tu pas dit que je serais ta femme, et que tu es gentilhomme ?

CHARLES, à part.

Elle est ambitieuse.

Haut.

Oui... tu pénètres facilement auprès du tsar, que fait-il depuis quelques jours ?

MARTHE, lui parlant mystérieusement comme si elle craignait d’être entendue par d’autres.

Il ne perd pas une heure, même au repos qui lui est nécessaire... Tous ses moments sont employés en calculs de marches, de contremarches, d’attaques, de sièges, de combats... Charles. Mais il termine la guerre par des négociations...

MARTHE.

C’est un moyen de gagner du temps.

CHARLES.

Mais réduit à une armée de quatre mille hommes fatigués...

MARTHE.

De nombreux renforts sont attendus d’un moment à l’autre.

CHARLES, à part.

Est-ce la vérité ?

Haut.

Mais le médecin seul avec toi pénètre dans cette tente !... Est-ce que le tsar est malade ?...

MARTHE.

Il veut que tout le monde le croie, de peur qu’on ne devine ses projets...

CHARLES.

Mais l’ambassadeur turc voudra traiter prompte ment, et peut-être avec le tsar en personne.

MARTHE.

Si le tsar y consent, c’est que déjà le danger qu’il vient de courir sera passé, c’est que les nouvelles troupes auront cerné l’armée du sultan... c’est que le roi Charles XII ne pourra échapper à la colère du tsar.

CHARLES, à part.

Je ne dois rien croire légèrement...

Haut.

Et ne pourrais-je pas voir Pierre Ier, ne fût-ce que de loin ?

MARTHE.

Oui... Voici le jour... va, ne t’éloigne pas ; je vais l’engager à sortir... Il a besoin de respirer l’air du matin...

L’état-major entré. Charles disparaît.

 

 

Scène III

 

LES OFFICIERS, MARTHE

 

MARTHE.

Bonjour, mes officiers, il n’est pas l’heure de boire, et je n’ai pas mes provisions... D’ailleurs, n’avez-vous pas vos soldats à faire manœuvrer ?... le tsar !...

 

 

Scène IV

 

LES OFFICIERS, MARTHE, PIERRE

 

Le tsar paraît sans voir personne ; il sait de la tente les bras croisés sur sa poitrine, le regard fixe et baissé vers la terre ; il s’avance lentement, à son aspect tous les officiers se sont groupés au fond du théâtre. Marthe suit Pierre pas à pas, en témoignant une sorte de crainte de voir le tsar se compromettre ainsi devant ses officiers.

PIERRE.

Une paix honteuse !... céder les provinces que j’ai conquises par la valeur...

MARTHE, à part.

Que faire ? Rien ne peut l’arracher à cet accablement stupide.

PIERRE.

Quatre mille hommes !

MARTHE.

Serait-ce donc là le terme de cette gloire si brillante qu’elle reflétait sur le monde entier...

PIERRE.

Et dans le camp ennemi, Charles XII !

MARTHE.

Ah ! j’oublie en le voyant si malheureux cette horreur que m’inspirait sa présence, et que ses caresses mêmes n’ont jamais pu apaiser.

PIERRE.

Charles XII ! Le proscrit devait faire plus que le roi !

MARTHE.

Parlons-lui ; ma voix, par moment, a pénétré jus qu’à son âme.

Elle s’approche du tsar.

Pierre, mon maître !...

PIERRE, avec un mouvement de joie.

C’est Marthe !... Ah ! je ne suis pas seul... Une femme est là pour apaiser mes douleurs ; la pauvre vivandière, la belle Suédoise !...

Furieux.

La Suède ! la Suède !... C’est son roi qui veut s’asseoir sur mon trône... Moscovites !...

MARTHE, lui fermant la bouche.

Pierre, tu ne veux donc pas sourire à Marthe ?

PIERRE, retombant dans la stupeur.

La paix !... ils l’ont tous voulue... J’ai cédé...

Furieux.

mais j’ai cédé mes plus belles provinces !

MARTHE.

Pierre !...

À elle-même.

Autrefois ce chant livonien, que j’ai appris dans mon enfance, avait le pouvoir de fixer son attention, de calmer sa colère, ou de le distraire de ses chagrins. Essayons.

Air nouveau de M. Charles Béchem.

Enfant de la Livonie,
De ton sort pourquoi gémir ?
Tu vas quitter ta patrie ;
À l’instant il faut partir !
Aux combats il faut courir,
Loin d’une mère chérie...
Du tsar c’est le bon plaisir !
Pauvre enfant, espère !
Auprès de la mère
Un destin prospère
Te ramènera.
Pars, bon militaire !
Aux ordres de Pierre,
Ce dieu de la guerre,
La victoire est là !
Elle est toujours là !
Courage ! la voilà !
Courage ! le ciel t’aidera.

PIERRE.

Le ciel... la victoire !... Ah ! c’est Marthe qui chante... Le ciel ! il m’abandonne ; et la victoire ! elle est maintenant du côté de mes ennemis.

MARTHE.

Deuxième couplet.

Pars donc, et suis avec zèle
Ce maître qu’il faut chérir.
Si la fortune infidèle
Un jour vient à le trahir,
Ah ! sache encor le servir.
Toi, du moins, sois-lui fidèle :
Pour le tsar tu peux mourir !
Mais reprends courage
Pour braver l’orage :
Le sort qui t’outrage,
Bientôt changera.
Va, bon militaire,
Aux ordres de Pierre,
Ce dieu de la guerre,
La victoire est là !
Elle est toujours là !
Courage ! la voilà !
Courage ! le ciel t’aidera.

PIERRE.

Écoute, Marthe : sais-tu ce que j’ai voulu faire de la Russie ?... un monde nouveau... quelque chose de si puissant que le reste du monde eût tremblé d’un seul de mes mouvements...

MARTHE, avec exaltation.

Ah ! le tsar se réveille !

PIERRE.

Sais-tu que sur mon trône il y a une place vide... parce que la femme que j’y avais assise... Eudoxie !... Eudoxie !... elle a trahi Pierre pour le perfide Kléboff ! Mais cette place, d’où j’ai arraché la tsarine, qui peut mieux l’occuper que toi, à qui je dois la vie ? car tu m’as conservé la vie. Hier, je me le rappelle, je mourais ; tu m’as sauvé de moi même... Marthe, stupéfaite. Que dit-il ?... Une place... à côté de lui... sur son trône...

PIERRE.

Oui ! mais ce trône n’a plus l’appui de ma gloire... Vaincu, je n’ai plus de volonté !... plus d’avenir de grandeur !... Quatre mille hommes seulement ! Et Charles est là !...

MARTHE, vivement émue.

Que se passe-t-il donc en moi ?

PIERRE, abattu.

Charles XII... Charles XII ! Marthe !... chante !

MARTHE, tremblante.

La vivandière n’a plus de voix pour chanter...

À part.

Cette place sur le trône, elle est là, toujours ! toujours devant mes yeux...

PIERRE, plus abattu.

Quatre mille hommes... Une paix honteuse !

MARTHE, frappant fortement sur l’épaule du tsar.

Pierre !... la Russie !...

Pierre secoue tristement la tête. Marthe, d’une voix imposante.

Pierre ! il faut vaincre !

PIERRE.

Quatre mille hommes seulement.

MARTHE.

Pierre ! il faut vaincre avec quatre mille hommes.

PIERRE.

Une paix honteuse.

MARTHE.

Point de paix honteuse !

Pierre la regarde fixement ; elle va auprès des officiers, et cherche dans leurs rangs. Marthe appelant. 

Le baron de Rosen !... Sa majesté demande le baron de Rosen.

Bas, à Rosen, qui paraît.

Général, le tsar vous ordonne de sortir du camp à la tête de la cavalerie, et d’occuper les hauteurs qui l’environnent ; hâtez-vous.

À un autre officier.

Prince Repnin, depuis quelques jours, les envoyés des provinces fidèles à la Porte sont retenus à l’extrémité du camp ; il faut les séduire, et qu’ils feignent d’accourir pour annoncer une révolte en faveur du tsar... Le trésor de la vivandière est là, prenez-le, ne ménagez rien pour réussir...

L’officier sort. À un autre.

Vous, allez dire au prince Menzikoff que le tsar attend les plénipotentiaires, et qu’il veut traiter directement avec eux.

L’officier sort. À un autre.

Vous, assemblez les troupes, et cernez cette tente, de façon que nul étranger ne puisse sortir ; puis vous viendrez annoncer l’arrivée de dix mille cosaques, sous les ordres de l’hetman...

À Pierre, qui est resté abattu.

Pierre, la Russie est sauvée ! Reprends ta volonté de maître ; rappelle le secours de ton énergie ; tu as cent mille hommes dans ton armée, si le génie te ranime...

Il la regarde fixement, mais sans avoir l’air de la comprendre.

PIERRE.

Tu m’as parlé, Marthe ?...

MARTHE, avec autorité.

Il faut me suivre.

Elle l’entraîne ; il se laisse conduire. Pendant ce temps le théâtre se garnit de troupes. Une haie se forme. Les généraux russes et l’ambassade turque entrent ; Charles XII y figure avec d’autres officiers allemands, et se place près du reiss-effendi. Quand tout le monde est rangé, après un moment de silence, le milieu du théâtre est occupé par le pope et son diacre, portant l’évangile.

 

 

Scène V

 

PIERRE, MARTHE, CHARLES XII, UN GÉNÉRAL SUÉDOIS, LE REISS-EFFENDI, etc.

 

Évolutions militaires. Les tambours battent aux champs ; le tsar paraît ; le désordre de ses vêtements est réparé ; sa figure est calme. Marthe suit le tsar, et quand il est assis, elle se place près de lui, de façon à lui parler bas.

MARTHE, bas.

Pierre, ce sont tes ennemis : sois grand.

PIERRE.

Le traité de paix... j’écoute...

UN DES GÉNÉRAUX faisant partie de l’ambassade, lisant.

« Il y a paix et accord entre la sublime Porte et le tsar des Russies, aux conditions suivantes. »

MARTHE, bas.

Pierre, vois-tu ces hauteurs couvertes de soldats ?... C’est un renfort qui t’arrive.

Pierre se lève, examine avec joie, et se rassied.

CHARLES XII, qui a suivi son mouvement, bas, au reiss-effendi.

Ce sont les troupes attendues...

PIERRE, avec autorité.

Voyons les conditions de ce traité.

LE GÉNÉRAL, lisant.

« La Livonie rentrera au pouvoir de S. M. le roi de Suède. »

PIERRE, d’une voix terrible.

J’ai demandé la paix parce qu’elle est utile pour tous ; mais je la veux honorable... Jamais la Livonie ne subira d’autre loi que la mienne !...

MARTHE, bas.

Merci, Pierre ; c’est en Livonie que je suis née.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, UN OFFICIER RUSSE

 

L’OFFICIER, à Pierre.

Sire, un courrier, qui devance l’hetman, vient annoncer l’arrivée de dix mille cosaques.

MARTHE, bas.

Tu les attendais, Pierre ?

PIERRE.

Je comptais sur eux.

Au reiss-effendi.

La Livonie restera attachée à ma couronne.

Au général.

Continuez.

LE GÉNÉRAL.

« Le tsar retirera ses troupes de toutes les forteresses qu’il occupe sur la mer Caspienne et sur la mer Noire... »

PIERRE.

Jamais !

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, UN OFFICIER, LES ENVOYÉS DE LA GÉORGIE

 

L’OFFICIER.

Sire, les habitants de la Géorgie se sont révoltés contre leur hospodar, et leurs envoyés viennent implorer la protection de votre majesté.

Les envoyés fléchissent le genou devant le tsar.

MARTHE, bas.

Pierre, ce sont de nouveaux sujets.

PIERRE.

Le tsar se déclare le protecteur de la Géorgie.

Aux plénipotentiaires.

Je veux une paix qui maintienne les choses dans leur état actuel.

CHARLES, au reiss-effendi.

Il faut céder ; les circonstances nous y forcent.

Le reiss-effendi s’incline.

PIERRE, s’avance vers le pope.

Sur les saints Evangiles, je jure la paix avec la sublime Porte, au nom de l’humanité. Les puissances respectives conserveront leurs positions respectives.

CHARLES XI.

Il triomphe ! Patience ! je puis un jour déchirer ce traité.

Un général a écrit sous la dictée de Pierre. Le tsar signe ; le reiss-effendi en fait autant.

MARTHE, bas, pendant qu’on signe.

Le tsar doit un gage de sa magnificence à ce ministre... Tiens.

Elle présente à Pierre le collier de Charles XII.

PIERRE, bas, en l’apercevant.

Le collier de Charles XII ! qui te l’a remis, Marthe ?

MARTHE, bas.

Cet homme... là, seul, et pensif en ce moment.

PIERRE, bas.

Ciel ! le roi de Suède... Charles en ma puissance !

MARTHE, bas.

Il y a une heure, tu étais son prisonnier, peut-être.

PIERRE.

Tu as raison, Marthe, je n’ai rien vu.

Au reiss-effendi.

Pour gage de la paix, le tsar de Russie vous donne ce qu’il possède de plus précieux.

Il lui donne le collier.

CHARLES, à part.

Mon collier !... Charles ! Charles, tu conserves toujours ton épée.

Il serre le pommeau de son épée.

PIERRE.

Que nos troupes se livrent à la joie... J’irai visiter aujourd’hui le camp de l’armée ottomane.

L’ambassade s’éloigne. Au moment où Charles va disparaître à sa suite, Pierre va se placer sur son passage, et se découvre devant lui ; Charles fait malgré lui le même geste. Tous deux se regardent un instant avec fierté ; puis, ils se serrent la main, et Charles se retire.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, excepté CHARLES XII et LES AMBASSADEURS

 

PIERRE, à Marthe.

Tu m’as rendu la raison, avec elle le trône. Marthe, quitte ce nom ; jure le dieu de la Russie ; embrasse le rit grec : je te nomme Catherine.

MARTHE, sur l’Évangile.

Je jure de suivre la sainte religion catholique grecque.

PIERRE, bas à Marthe.

Tu n’es plus ma maîtresse...

À son armée.

Nobles, boyards, généraux, soldats... voilà Catherine, la femme de Pierre Ier.

Acclamations : hourra ! Vive Pierre Ier ! Tambours, musique militaire.

 

 

ACTE II

 

Le Couronnement

 

La scène se passe à Moscou.

Le théâtre représente l’appartement de l’impératrice. Au lever du rideau Catherine est entourée de ses femmes. Anna, sa demoiselle d’honneur, âgée de seize ans, est auprès d’elle ; une cour nombreuse assiste à la toilette de l’impératrice. On entend une musique lointaine pendant tout l’acte, et par intervalle des salves d’artillerie. Sur un des côtés du théâtre est Paul Ivanovitch, et, à peu de distance, le page Grégori. Plus près de Catherine se trouve le page Moëns. De l’autre côté du théâtre le prince Repnin et M. de Camprédon, ambassadeur de France, causent ensemble.

 

 

Scène première

 

CATHERINE, ANNA, MOËNS, PAUL IVANOVITCH, GRÉGORI, MENZIKOFF, REPNIN, MONSIEUR DE CAMPRÉDON, COURTISANS

 

CATHERINE, à sa demoiselle d’honneur.

Anna... fais approcher ce page... c’est ton frère, n’est-ce pas, c’est Dmitri Moëns ?

ANNA.

Il ne se passe pas de jours que votre majesté ne le comble, ainsi que moi, de ses bontés.

CATHERINE.

N’en sois pas surprise... c’est ton frère.

PAUL IVANOVITCH, il s’approche de Grégori, qui regarde Moëns d’un cil d’envie, et il lui dit bas.

Page, as-tu donc mérité que l’impératrice dédaigne tes services ? Seul devons tous, Dmitri Moëns a-t-il donc le droit de l’approcher ? Est-il donc le seul digne de son auguste confiance. Dans une telle solennité, cette préférence exclusive ne te semble-t-elle pas une disgrâce ?

CRÉGORI.

C’est toujours ainsi que l’impératrice agit quand nous sommes de service, Dmitri et moi.

PAUL IVANOVITCH.

Toujours ainsi ?

GRÉGORI.

Il n’est pas Russe, on conçoit sa faveur ; et l’impératrice l’appelle quelquefois auprès d’elle sans sujet, pour l’honneur de l’admettre dans le salon.

PAUL IVANOVITCH.

Au moment du jeu ?

GRÉGORI.

Non, excellence, à toute heure du jour.

PAUL IVANOVITCH.

En effet, elle paraît prendre plaisir à le voir... Ce Moëns doit être bien vu des dames de la cour... Vous autres, vous vous confiez tout, n’est-il vrai ?

GRÉGORI.

Dmitri Moëns ne me confie rien... Je ne veux pas de ses secrets...

PAUL IVANOVITCH.

Tu parais ne pas l’aimer...

GRÉGORI.

Pourquoi l’aimerais-je ? parce qu’il attire à lui toutes les faveurs de l’impératrice !

PAUL IVANOVITCH.

Les femmes sont capricieuses, mais il faut respecter les moindres volontés de la femme du tsar.

GRÉGORI.

Le devoir du page est d’obéir ; mais l’homme, a le droit de discerner.

PAUL IVANOVITCH.

Ainsi donc tu ne te jetterais pas au feu pour ton camarade ?

GRÉGORI.

Le Russe ne doit rien à l’étranger.

PAUL IVANOVITCH, à part.

Je reconnaîtrai ce jeune homme.

M. de Camprédon, l’ambassadeur de France, a quitté le groupe dans lequel il était placé, et s’avance vers l’impératrice.

CATHERINE.

N’avez-vous pas reçu des nouvelles de Paris, mon sieur l’ambassadeur, et les ordres que vous avez bien voulu donner pour moi ont-ils été exécutés, que vous sachiez ?

MONSIEUR DE CAMPRÉDON.

Oui, madame, mais je n’osais importuner votre majesté dans un four si solennel... Voici la boite que je dois remettre à l’impératrice.

CATHERINE.

Donnez L’avez-vous ouverte, monsieur ?

Elle l’ouvre.

MONSIEUR DE CAMPRÉDON.

Oui, madame.

CATHERINE.

Eh bien, qu’en dites-vous ?

MONSIEUR DE CAMPRÉDON.

De quelque talent que l’artiste ait fait preuve, il y a entre votre majesté et ce portrait la distance qui sépare Moscou de Paris ; et l’on ne peut rendre l’expression de vos traits, madame, même après avoir reçu un de vos gracieux sourires.

CATHERINE.

Vous êtes injuste envers l’artiste, monsieur l’ambassadeur. Ce portrait est fort ressemblant, et bien qu’on ait embelli beaucoup l’image qui a été envoyée au peintre, c’est moi ; je me reconnais !... C’est ainsi que je voulais être peinte, sans flatterie, sans mensonge... La vérité n’arrive aux princes qu’en passant les frontières, je le sais... Je vous remercie, monsieur.

ANNA.

Votre majesté a-t-elle de nouveaux ordres à donner pour sa toilette ?

CATHERINE.

Non, chère Anna ; on a suivi pour moi l’antique usage, et ma volonté cesse quand l’étiquette parle... Tiens, donne cette boîte à Dmitri, avec l’ordre de me la remettre dans un moment opportun.

On entend battre aux champs. Une voix éloignée crie : L’empereur ! Une voix plus rapprochée répète ce mot. On se range. Entrée de Pierre Ier, dont le costume simple doit contraster avec ceux de tous les courtisans.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, PIERRE

 

PIERRE.

Catherine... mon amie ! ma femme ! quel beau jour pour moi ! J’étais impatient de te montrer à mes peuples, à l’Europe, à l’Asie, ce que ma volonté t’a faite, non plus seulement la femme du tsar, mais l’impératrice, celle qui partage le trône, celle dont la volonté doit être aussi puissante que la mienne... Oh ! que je t’aime, Catherine !

Après avoir embrassé Catherine, il se retourne vers Anna.

Eh bien ! jeune fille, tu es heureuse, n’est-ce pas ? Te voilà pour jamais auprès d’elle, ta protectrice, ta marraine... Elle l’a voulu !... Après deux mois, commences-tu enfin à t’habituer aux mœurs, au langage, à l’air de cette cour ?

ANNA.

Un peu ; puis ma souveraine a pour moi tant d’indulgence, que tout le monde autour d’elle se fait un devoir de l’imiter. Si parfois encore il m’arrive de manquer à ce qu’on appelle ici les usages et l’étiquette, on me le pardonne ; on veut bien ne pas rire tout haut du moins des naïvetés de la petite Flamande, devenue, par votre volonté, demoiselle d’honneur de l’impératrice ; enfin, on ne se moque plus de moi...

PIERRE.

Je le crois bien... Il faudrait aussi me tourner en ridicule, moi qui n’aime pas, qui ne veux pas comprendre tout ce cérémonial de ma cour ; moi, qui ai été matelot, charpentier, et qui garde sur le trône un peu des habitudes de mon premier état... Non, par saint André... Messieurs nos courtisans sont trop bien appris pour rire de nos manières... Catherine, aime-la toujours, cette enfant ; elle en est digne, je le crois, et cette intimité me charme.

PAUL IVANOVITCH, à Pierre.

Votre majesté, par galanterie pour la sœur, ne daignera-t-elle pas accorder au frère un regard ?... C’est le page Dmitri Moëns, sire, naguère un enfant et maintenant le plus bel homme de votre cour... Adonis Adoncino, comme eût dit le docte Italien, mon précepteur, brave homme, qu’on accusa d’avoir été l’instrument de la perle de Kléboff et d’Eudoxie la tsarine...

PIERRE, avec colère.

Pourquoi ce nom ? pourquoi ce nom ? J’ai défendu qu’il fût prononcé en ma présence...

Avec calme.

Mais sur quoi, l’ami, penses-tu donc que je ne reconnaisse pas le fils de notre flamand Moëns ?... Dmitri, cet habit de page ne te va plus...

CATHERINE.

Si l’empereur daigne y consentir, à l’occasion de cette solennité, et pour l’amour de la sœur, nous récompenserons le zèle de ce jeune homme par une clé de chambellan.

PIERRE.

Aujourd’hui, c’est Catherine qui règne ; aujourd’hui, ses moindres désirs sont des ordres... Dmitri Moëns, chambellan de l’impératrice Catherine, agenouille-toi devant ta souveraine, et jure de remplir tes nouveaux devoirs en fidèle serviteur.

MOËNS, à genoux.

Je le jure.

CATHERINE.

Dmitri Moëns, ayez pour moi un peu de ce zèle que me témoigne votre sœur.

PIERRE.

Allons, Catherine, le moment est arrivé ; le peuple nous attend.

MENZIKOFF.

En ma qualité de grand-maître de la cour, je rappellerai à l’empereur qu’il faut revêtir un habit de cérémonie...

PIERRE.

Moi !... À tous les diables !... Mais, tu as raison, Menzikoff... Malgré tout, un jour comme celui-ci, le prince doit obéir à l’usage... Eh bien ! qu’on apporte tout ce qu’il faut...

On présente à l’empereur un kaftane de gros de Naples bleu, qu’il endosse par-dessus ses vêtements ; puis on lui attache sur les épaules le manteau impérial. Pendant ce temps, Pierre Ier continue de parler.

M. de Camprédon, que vous semble de Moscou ? Ce n’est plus ma ville neuve, avec la Neva aux belles eaux, avec ses chantiers et sa marine... mais c’est le berceau de la monarchie russe... Mes voyages m’on profité, n’est-ce pas, M. l’ambassadeur ?... C’est dans votre France, surtout, que j’ai le plus étudié, que j’ai trouvé le plus de modèles en tout genre, les uns à suivre, les autres à éviter.

MONSIEUR DE CAMPRÉDON.

Je le sais... Et pendant que les compagnons de voyage de Pierre-le-Grand ne voyaient mon pays que dans les salons du régent et de Mme de Parabère, il l’a vue, lui, dans ses manufactures, dans ses institutions...

PIERRE.

Et en Sorbonne, devant la statue du cardinal de Richelieu... Richelieu !... une volonté forte, une tête de fer... comme la mienne !...

Se retournant avec impatience vers ceux qui l’habillent.

Allons, vite ! Plus de cinq minutes à mettre un habit de cour... c’est trop... c’est beaucoup trop.

On a achevé de l’habiller.

Ah ! je suis prêt, enfin ! Partons, partons ! Moscovites, ouvrez passage à Catherine Alexiewna, impératrice de Russie.

Le canon se fait entendre, et l’on sort en formant un cortège.

 

 

Scène III

 

PAUL IVANOVITCH, seul

 

Il va pour suivre le cortège ; il s’arrête, et revient sur ses pas.

Qu’irai-je faire là ? Voir de tous côtés des étrangers triomphants... Que me fait à moi cette cérémonie !... Catherine ne remarquera pas mon absence ; et c’est lui faire ma cour, sans doute, que de ne pas me montrer à ses regards... J’ai vu mas sacrer les Strélitz ; j’ai vu renfermer Eudoxie dans un cloître ; j’ai vu mourir son amant ; vu le fils du tsar, condamné par son père, mourir en criminel... Toujours une raison d’état a couvert d’un voile officieux la volonté du monarque ; et, pour le couronnement d’une vivandière, il a suffi de ce mot : Je le veux ! Et nul Russe n’est venu protester, et rappeler au tsar la dignité de ses peuples, l’histoire de ses devanciers, qui, dans le choix d’une compagne, dédaignaient le sang des princes étrangers, pour le pur sang d’une fille de Moscou, la plus belle ! Et le caprice d’une femme peut, à chaque instant, éloigner de la cour et du sénat le seul Moscovite de vieille roche qui se soit implanté Saint-Pétersbourg !... Attendons... observons... Gardons-nous surtout de laisser découvrir ce qui se passe dans mon âme... Le tsar est ombrageux... Sa colère prend feu à la moindre étincelle... et la colère du tsar est l’ambassadeur de la mort.

On entend le canon.

Elle est couronnée maintenant ! le canon l’annonce à la Russie...

On entend dans le lointain des cris de vive Pierre Ier ! vive l’impératrice ! Puis, lorsque le bruit a tout-à-fait cessé, Ivanovitch reprend.

 Couronnée ! et la foule stupide, empressée autour d’elle, la salue de ses acclamations, comme elle la poursuivrait peut-être de ses cris de rage et de ses injures s’il plaisait au tsar de la livrer à ses bourreaux... Dans un instant, le cortège va rentrer dans ce palais... Tout est fini... Qu’il faut peu de temps pour faire une impératrice !...

 

 

Scène IV

 

IVANOVITCH, GRÉGORI

 

GRÉGORI, rentrant en scène, sans voir d’abord Paul Ivanovitch.

Ah ! c’en est trop !... ce spectacle me pèse, m’irrite ! et, grâce au ciel, j’en suis délivré !

IVANOVITCH.

Eh bien, page, qui te ramène ici avant toute la cour ?... Ta place n’est-elle donc pas auprès de la tsarine ?... Pourquoi l’as-tu quittée ? Ton service ?...

GRÉGORI.

Il est inutile, dédaigné, méprisé... Le chambellan Moëns m’a détaché du cortège ; je reviens ici donner en son nom des ordres pour la fête de ce soir... Des ordres !...

IVANOVITCH.

Il est dur, en effet, d’en recevoir de lui, ce matin, encore ton égal, ton camarade...

GRÉGORI.

Et déjà c’était un affront pour moi, une sanglante humiliation de l’avoir pour camarade... Moi, dont tous les aïeux ont versé leur sang pour la gloire de la Russie ! moi qui, depuis trois ans, attends avec impatience l’instant d’échanger cette livrée de page, non pas contre un habit brodé de chambellan, mais contre l’uniforme d’un soldat !... Leurs majestés ne pensent pas à moi... elles m’oublient... à peine se doutent-elles que j’existe... et lui, lui, un nouveau venu, un étranger, le fils d’un brasseur... il est mon maître aujourd’hui... mon maître !... Ah ! plutôt mille fois !... Mais, où m’emporte la colère ?... J’avais juré de me contenir... et peut-être ai-je dit, malgré moi, devant votre excellence, des choses que le procureur du sénat ne doit pas entendre.

IVANOVITCH.

Touche dans celle main, jeune homme, et ne te méfie point de ma parole... car, depuis longtemps, j’attendais, dans cette cour, qu’un homme, un Moscovite, fît retentir à mes oreilles un langage tel que le tien ; car mon sang n’est pas encore tellement glacé par l’âge, qu’il ne bouillonne comme le tien, lorsque je pense à l’injure qu’on fait aujourd’hui à la Russie... Mais je suis heureux, ami, tout en partageant ton noble ressentiment, de me trouver là, auprès de toi, pour modérer tes transports, pour t’empêcher de te perdre, toi, qui peux encore consacrer tant de belles années au service de ton pays... Point d’éclat. L’instant n’est pas venu... Patience ! patience ! et nous triompherons !

GRÉGORI.

Comment ! Que voulez-vous dire, excellence ?

IVANOVITCH.

Plus bas ! plus bas ! Une seule parole, prononcée trop haut dans ce palais, peut faire tomber plus d’une tête... Nous triompherons, te dis-je.

Nouveaux cris de vive Pierre Ier ! vive l’impératrice ! plus rapprochés que les précédents.

GRÉGORI.

Ils reviennent !

IVANOVITCH.

Séparons-nous... Nous nous reverrons.

GRÉGORI.

Quand ?

IVANOVITCH.

Ce soir, pendant la fête...

GRÉGORI.

Ah ! que dieu à nous aide, excellence, contre cet insolent étranger !

IVANOVITCH.

Adieu ! je vais présenter mon hommage à ma nouvelle souveraine.

GRÉGORI.

Et moi, je vais exécuter les ordres du chambellan Moëns.

Les premiers seigneurs du cortège paraissent au fond. Paul Ivanovitch va se mêler avec eux. Grégori sort par une porte latérale. Rentrée de Pierre, Catherine, etc. Les acclamations redoublent ; le canon retentit toujours au dehors.

 

 

Scène V

 

PIERRE, CATHERINE, PAUL IVANOVITCH, MOËNS, ANNA, COURTISANS, PEUPLE, etc.

 

CATHERINE. Elle porte la couronne sur sa tête.

Je suis touchée de l’amour qu’on me témoigne, et ce n’est pas vainement que je viens de jurer à Dieu de consacrer tous mes jours au bonheur, et au repos des peuples de la Russie.

Les cris redoublent encore. Pierre, qui depuis son entrée semblé rêver profondément, fait signe à tous de sortir... Un morne silence succède aux cris de joie. Tous les courtisans s’éloignent en observant le visage de Pierre-le-Grand. Les personnes dont la physionomie doit être la plus expressive en le regardant, sont Moëns, Anna et Paul Ivanovitch. Ces trois personnages se retirent après les autres, et Paul Ivanovitch le dernier de tous. Deux coups de canon, partis à un certain intervalle l’un de l’autre, ont seuls fait contraste avec la sortie lente et silencieuse de tout ce monde. Pierre, après leur sortie, toujours sans dire un mot, ôte brusquement l’habit de cérémonie qu’on lui a fait mettre à l’une des scènes précédentes, et va s’asseoir avec colère sur le devant du théâtre. Catherine a suivi tous ses mouvements avec inquiétude ; elle s’approche de lui, et vient s’appuyer sur le dos de son fauteuil.

 

 

Scène VI

 

PIERRE, CATHERINE

 

CATHERINE.

Pierre... quel trouble vous agite ?... Quel chagrin peut vous poursuivre au milieu du bonheur de cette journée ?

PIERRE.

Du bonheur !

CATHERINE.

Pour moi, du moins ; et j’aimais à croire que votre majesté le partageait.

PIERRE.

Pour toi ! Tu es heureuse, Catherine... heureuse de cette couronne que je viens de poser sur ta tête... Et pourtant, quand tout le monde, autour de toi, se livrait à la joie en te saluant impératrice... tu as pleuré, je l’ai vu... oui, pleuré... Que te manque-t-il encore, lorsque je t’ai placée si haut que tu n’as plus d’égale ?

CATHERINE.

Pardonnez, sire, une émotion involontaire...

PIERRE.

N’es-tu plus la femme qui m’a suivi dans les batailles, qui partagea mes fatigues, mes dangers ? C’est celle-là que j’ai voulu couronner au Kremlin, entends-tu ? et non la femme, énervée par la mollesse, par des passions, par des vices que tu n’as pas. Ce jour me semblait sans nuage, et tu l’as trouble par tes larmes... J’étais joyeux ce matin... joyeux plus peut-être qu’il n’est permis à un tsar... plus que ne l’a jamais été, dans son ménage, dans sa famille, le plus heureux, le plus obscur de mes sujets ; et maintenant... maintenant, grâce à toi, Catherine... il n’y a plus là que du mécontentement et de la colère... Ces larmes, les prêtres les ont vues... d’autres, peut-être... et moi, moi, surtout... je les ai vues... et tout mon bonheur s’est évanoui ; car j’ai pensé que tu n’étais pas heureuse, et je rougissais de te voir pâlir...

CATHERINE.

Au nom du ciel, je supplie votre majesté...

PIERRE.

Ne me parle pas ainsi ; nous sommes seuls ; ce n’est pas le langage qui convient à ta dignité ; ce n’est pas celui que tu faisais entendre lorsque le canon des batailles envoyait la mort et la semait autour de nous... Et le canon tonne en ce moment pour te rappeler tous les services que tu m’as rendus, tous les degrés de ton élévation : je veux retrouver sur le trône ma Catherine d’autrefois...

CATHERINE.

Et sur quelle apparence Pierre pense-t-il que j’aie cesse de l’être ?

PIERRE.

J’ai pu le craindre...

CATHERINE.

Et le tsar oublie que le bonheur me vient de lui seul ?

PIERRE.

Je te croyais sans peine quand, à mon réveil, je voyais la jolie Marthe à mes côtés, lorsque tu me versais, comme aux soldats, un peu d’eau-de-vie mêlée de poudre... Tu soupires ?...

CATHERINE, avec agitation et contrainte.

Non, non, sire, je suis toute fière de me rappeler ce temps.

PIERRE.

C’est qu’alors il ne me venait jamais à la pensée que Marthe pût être malheureuse. Ces larmes !... ces larmes !... malgré moi j’y songe toujours... Était-ce un regret du passé, une crainte pour l’avenir ? Ah ! désabuse-moi, Catherine ; dis moi, dis-moi que tu n’as ni crainte, ni regret ; que ce jour est le plus beau de ta vie... ne me laisse pas croire un instant que cette couronne te fait souffrir, qu’elle te pèse, qu’elle est trop lourde pour ta tête... car je pourrais la reprendre encore, et la briser sous mes pieds.

CATHERINE.

J’espère prouver au tsar et au peuple moscovite que je suis assez forte pour la porter... Que votre majesté se rassure, et cessez de vous inquiéter pour Catherine, pour la mère de vos enfants, pour l’impératrice.

PIERRE.

Encore une fois, je veux. je veux que tu sois heureuse.

CATHERINE.

Pierre sait que les volontés du tsar sont toujours satisfaites.

PIERRE.

Bien vrai, Marthe ?

CATHERINE.

L’impératrice Catherine vous le répète.

PIERRE.

L’impératrice !... Allons, allons, pardonne-moi ma brusquerie... Tu souris, tes yeux brillent... Plus d’orage... Non, non... Je vais passer en revue mes gardes. Je vais leur prouver à tous que tu es ce que j’ai voulu que tu sois. Adieu, Marthe. À bientôt, ma belle Catherine !

Il l’embrasse avec amour, et sort en la regardant toujours.

 

 

Scène VII

 

CATHERINE, seule, le suivant des yeux

 

Adieu !... à bientôt !... Il a raison, et ses reproches étaient justes... Cette couronne... depuis si longtemps je la désire !... Elle est à moi aujourd’hui, elle est là. Enfin, mon rêve s’est réalisé... Et si réellement le bonheur existe sur la terre...

Elle s’assied lentement, et continue d’un air mélancolique.

Si jamais il vient dans la vie un instant où nos désirs s’arrêtent, où rien ne manque plus à nos veux, à notre ambition... où notre amie est entièrement satisfaite, où toutes nos volontés, tous nos caprices s’accomplissent de telle sorte, que le chagrin, même le plus léger, nous semble une chose impossible, cet instant... il est venu pour moi, et je suis... comme je viens de le dire au tsar... oui, je suis heureuse, bien heureuse !

Sa voix s’est altérée peu à peu pendant les phrases précédentes. Ici, l’impératrice laisse tomber sa tête dans ses mains, et pleure.

Encore des larmes ! ah ! du moins, il n’est plus là pour les surprendre et pour m’en faire un crime ! Mais cette douleur que j’éprouve, quelle est-elle donc en effet ?... Je la repousse... elle revient !... Toujours ! toujours là ! Ah ! mon dieu ! mon dieu ! qu’est-ce donc que le cour d’une femme ?... Il y a une heure, si Pierre-le-Grand m’avait dit : Tu ne seras pas impératrice... je serais morte. Eh bien ! à l’instant même où il m’a donne de litre en présence de tous les Moscovites... quelqu’un m’a regardée... quelqu’un... un de mes sujets... C’était la première fois qu’il me regardait ainsi... et pourtant, ce coup d’œil m’a dominée malgré moi... Je souffrais, je pleurais, et je sentais que pour moi, montée au faite de la grandeur, moi, l’impératrice et la femme de Pierre-le-Grand, le bonheur était impossible... Qui vient ici ? Ah ! c’est toi, Anna... viens, enfant ; viens, mon amie... j’avais besoin de te voir... Anna, il faut que je te parle.

 

 

Scène VIII

 

CATHERINE, ANNA

 

ANNA.

Madame... je venais aussi pour vous demander une grâce.

CATHERINE.

Tu sais d’avance que tu vas l’obtenir.

ANNA.

C’est que... vraiment... madame... je ne sais pas trop comment vous dire ça... c’est difficile.

CATHERINE.

Oh ! ne crains rien... ne cherche pas à arranger pour moi tes paroles comme tu fais en présence de ma cour... Ce n’est pas à la tsarine que tu parles... avec toi, du moins, que je cesse de l’être un instant !

ANNA.

Eh bien ! m’y voilà... Madame... je suis inquiète... je tremble... pour lui !

CATHERINE.

Qui donc ?

ANNA.

Mon frère !

CATHERINE.

Ah ! Moëns... Et quel est le motif de ta frayeur ?

ANNA.

D’abord, ce matin, quand vous l’avez fait mettre à genoux devant vous, pour lui donner la clé de chambellan... j’étais contente, bien contente d’avoir un frère grand seigneur... Et puis maintenant j’ai changé d’idée, et je viens vous supplier de lui ôter cette place là... c’est un très grand service que vous lui rendrez... et à moi aussi...

CATHERINE.

Comment ! et pourquoi ? Est-ce donc lui qui t’a chargée, Anna, de me faire cette demande ?

ANNA.

Oh ! non, ce n’est pas lui... Je suis sûre, au contraire, qu’il tient beaucoup au titre de chambellan ; qu’il me déteste rait, s’il venait à savoir la démarche que je fais auprès de vous... Aussi, votre majesté est trop bonne pour lui en rien dire ; mais elle lui fera obtenir un autre emploi... pas à la cour ; loin, bien loin d’ici.

CATHERINE.

Loin d’ici... Moëns...

ANNA.

Il le faut, il le faut absolument.

CATHERINE.

Mais, tu n’y penses pas, Anna ; c’est impossible !

ANNA.

Impossible !... Oh ! vous ne diriez pas cela, madame, si je vous révélais le secret que je viens de surprendre. 

CATHERINE.

Eh bien ?

ANNA.

Si j’osais...

CATHERINE.

Je le veux... je t’en prie.

ANNA.

Oui, j’aime mieux vous le dire tout de, suite... Vous serez en colère contre lui, j’en suis sûre ; mais vous comprendrez comme moi qu’il doit s’éloigner de la cour ; vous l’exilerez, et je partirai avec lui...

CATHERINE, avec impatience.

Enfin, ce secret, quel est-il donc ?

ANNA.

Il est... il est amoureux...

CATHERINE.

Ah ! tu crois...

ANNA.

J’en suis sûre ; d’après ce que j’ai entendu dire de l’amour, c’est cela... c’est bien cela... il est amoureux.

CATHERINE, cherchant à contenir son émotion.

Sans doute quelque dame de cette cour ?

ANNA, la regardant.

Oui, c’est quelqu’un de la cour.

CATHERINE.

Il te l’a dit ; il t’a nommé cette dame...

ANNA.

Non ; mais je la connais... et c’est pour cela que je tremble, c’est pour cela que je veux qu’il parte.

CATHERINE.

Mais à elle... il l’a dit, peut-être.

ANNA.

Jamais ! oh ! jamais !... Il ne l’a dit qu’à son portrait... tout à l’heure... 

CATHERINE.

Son portrait ! ah !

ANNA.

Oui, un portrait qui arrive de France... Oh ! ne vous fâchez pas trop contre lui... ce n’est pas sa faute... je suis bien sûre qu’il a fait tout ce qu’il a pu pour ne pas aimer cette dame... Et puis d’ailleurs, personne ne l’aurait su... si je n’étais pas une indiscrète... car il ne lui parlait même pas tout haut, à ce portrait... il le regardait... il ne savait pas que j’étais là... Il était triste ; il avait l’air de lui dire adieu, puisqu’il va falloir le rendre tout à l’heure... Et moi... j’ai compris sur-le-champ que mon frère courait les plus grands dangers... et je suis venue à vous pour vous raconter cela, et vous conjurer à mains jointes de nous exiler tous les deux... Madame, mon impératrice... ma bonne marraine, ne me refusez pas, ne me refusez pas !

Elle est tombée à genoux pendant la fin de cette phrase.

CATHERINE, lui tendant la main.

Anna, relève-toi.

ANNA.

Vous... vous n’êtes pas en colère.

CATHERINE.

Non.

ANNA.

Vous lui pardonnez.

CATHERINE.

Oui.

ANNA.

Et nous allons partir ?

CATHERINE.

Non.

ANNA.

Ô mon dieu ! mais vous voulez donc qu’il se perde, qu’il devienne de plus en plus malheureux ?

CATHERINE.

Anna, vous ne partirez pas.

ANNA.

Mais je vous dis qu’il le faut, madame, que son amour offense votre majesté, et que tôt ou tard vous seriez forcée de l’en punir...

CATHERINE.

Anna... tu m’as dit le secret de ton frère... tu connaîtras celui de la tsarine... tu comprendras ses chagrins, toi qui jusqu’à ce jour n’as vu que sa grandeur et sa prospérité. On envie ma destinée... on exalte le bonheur de la femme du tsar !... et pourtant, je souffre plus que je ne puis le dire, plus que tu ne pourrais le concevoir...

ANNA.

Vous, madame !...

CATHERINE.

La frayeur seule m’a fait supporter la présence du maître, lorsque la main teinte du sang de ses sujets, lorsque blasphémant, il venait m’exprimer sa brutale joie et mêler des malédictions et d’ignobles ironies à des paroles d’amour. Près de cet homme, mon cœur a toujours été brisé ; mais du moins mon ambition a été satisfaite, et je n’ai pas eu la force de repousser le sceptre qu’il m’offrait... ce sceptre souillé de tant de meurtres et de crimes ; aujourd’hui, tu l’as vu fier de moi, en face de ses boyards, devant les représentants de l’Europe, ce maître inflexible ! mais dans son égoïsme tyrannique, pouvait-il concevoir ce qui se passait dans le secret de ma pensée ! savait-il à qui s’adressaient mes soupirs... Anna... et moi aussi... j’aime !

ANNA.

Ô ciel !

CATHERINE.

Oui, j’aime... j’aime... lui ! lui... Dmitri Moëns...

ANNA.

Ah ! qu’ai-je entendu ! mon frère...

CATHERINE.

Je l’aime, te dis-je ; c’est l’image que je vois partout, et sur ton visage, c’est elle ! et dans la nuit obscure elle brille ! et je n’ai plus la force de la repousser depuis que triste et rêveur, il semble souffrir aussi... Te l’avouerai-je, Anna ? quand sous la coupole retentissante on demandait pour moi les bénédictions du ciel, j’oubliais l’appareil des rites sacrés, la présence d’un époux, et la multitude empressée... il était là... Moëns... il était là ; et moi, je ne voyais que lui, et c’était pour lui, pour lui seul, que j’étais fière de porter la couronne. Ah ! je ne me suis point abusée... il m’aime... tu me l’as dit, il m’aime... Jamais... jamais il ne saura que je partage son amour... mais du moins, il ne partira pas... non, non, je ne veux pas qu’il parte.

ANNA.

Et moi, plus que jamais, madame, je suis effrayée pour mon pauvre frère... Un tel amour, ce serait la mort pour lui.

CATHERINE.

La mort !

ANNA.

Oui, oui, je me le rappelle... dans cette cour, je l’ai cent fois entendu dire... une impératrice qui vous a précédée sur le trône, Eudoxie, est tombée avec son amant sous la hache du tsar... Ah ! madame, pitié, pitié pour mon frère !... Le tsar le tuera !...

CATHERINE.

Tais-toi ! tais-toi ! malheureuse enfant, veux-tu donc nous perdre ? on vient ! le tsar peut-être. Non, c’est lui, c’est Dmitri.

ANNA, courant à lui et se jetant dans ses bras.

Mon frère !

 

 

Scène IX

 

CATHERINE, ANNA, MOËNS

 

MOËNS.

Qu’as-tu donc, Anna ? tu pleures, je crois...

ANNA.

Moi !... Non, non, tu te trompes... Et pourquoi donc veux-tu que je pleure dans un jour comme celui-ci ?

MOËNS.

En effet, le jour du couronnement de notre auguste impératrice...

Il descend la scène pour aller vers Catherine. Anna reste toujours placée entre les deux personnages.

le jour où une nouvelle preuve de sa bonté vient combler notre famille... Pour reconnaître tant de bienveillance, madame, que ne trouve-je une occasion de donner mes jours pour votre majesté !... Oui, quoique vos bienfaits doivent me faire tenir à la vie, je serais heureux encore en expirant pour vous.

ANNA.

Ah ! Moëns !... au nom du ciel...

CATHERINE.

Devant elle, devant cette enfant, ne parlez donc pas de mourir. Elle vous aime tant ! Voyez la peine que vous lui faites... et moi-même !... Mais, en vérité, doit-on avoir de telle pensées à votre âge. C’est mal ! c’est bien mal, monsieur... Allons, Anna, reviens à toi, et reprends ta gaîté.

ANNA, bas.

Ah ! madame, je ne le pourrais pas ; mais j’oubliais...

CATHERINE.

Quoi donc ?

ANNA, à Moëns.

Il y a une heure, mon frère, sa majesté t’a confié une boîte que tu dois lui remettre Mœns. Cette boîte !...

Il la présente lentement à Anna, tout en observant la figure de Catherine.

ANNA.

Il faut la rendre à l’impératrice... le portrait qu’elle renferme est pour le tsar.

MOËNS.

Le tsar...

Il semble toujours hésiter à rendre la boîte.

CATHERINE, après un temps, et comme se rendant à l’idée d’Anna.

Il est vrai !

MOËNS, à part.

Allons, je m’étais abusé... j’étais fou !...

Haut.

Cette boîte... la voilà.

Anna la prend.

CATHERINE, bas.

Anna, vois comme il souffre !... tiens ! une larme dans ses yeux.

ANNA, bas.

Madame... songez à l’amant d’Eudoxie.

CATHERINE, prenant la boîte des mains à Anna.

Je vous remercie, monsieur le chambellan.

 

 

Scène X

 

CATHERINE, ANNA, MOËNS, GRÉGORI, PIERRE, TOUTE LA COUR, PAUL IVANOVITCH

 

GRÉGORI, annonçant.

L’empereur !

À part.

Encore Moëns avec elle !

Entrée de Pierre, suivi de toute sa cour.

MENZIKOFF.

Leurs majestés sont attendues au banquet. L’impératrice a-t-elle désigné qui doit la servir dans cette cérémonie ?

PIERRE.

Qui ? le chambellan Moëns.

GRÉGORI.

Toujours le chambellan Moëns !

IVANOVITCH.

Je te l’ai dit, jeune homme, patience !

Cri général. Vive Pierre Ier ! vive l’impératrice ! Musique. Salves d’artillerie. Départ de tout le monde.

 

 

ACTE III

 

Le Jeu de l’Impératrice

 

La Scène se passe à Saint-Pétersbourg, dans le palais d’hiver, salon de réception.

 

 

Scène première

 

MOËNS, entrant suivi de plusieurs pages parmi lesquels est GRÉGORI

 

MOËNS.

Oui, messieurs, je vous le répète, je suis mécontent, très mécontent...

GRÉGORI.

Mais lequel d’entre nous a pu mériter votre colère ?

MOËNS.

Tous... Il y a parmi vous comme un complot dirigé contre moi, comme une résolution bien prise et bien concertée de ne pas m’obéir, ou du moins de faire mal, ou de mauvaise grâce, ou trop tard, tout ce que je vous ordonne... Depuis six semaines, j’ai subi sans me plaindre cette indiscipline et ces caprices... aujourd’hui, je vous le déclare, messieurs, je suis décidé à ne plus les souffrir.

GRÉGORI.

Monsieur le chambellan a peut-être aujourd’hui quelque sujet de tristesse ou de contrariété, qu’il ne nous appartient pas de connaître ; mais aussi, nous n’en sommes point coupables, et nous ne comprenons rien à ses reproches.

MOËNS, à Grégori.

C’est vous surtout, que j’accuse...

GRÉGORI.

Moi !

MOËNS.

Vous, le plus âgé de tous, et celui qu’ils consultent sans cesse, celui dont ils se font un devoir de suivre et les avis et les exemples...

GRÉGORI.

Je suis Russe, vous êtes Flamand ; et si la plupart de mes nobles compatriotes se courbent devant vous pour plaire au maître, c’est qu’ils ont appris par une longue expérience ou bien à déguiser ce qui se passe dans leur âme... ou bien à ne plus croire à ce vieux préjugé de la nationalité moscovite... Moi, je suis trop jeune encore pour avoir perdu cette illusion, cette faiblesse, si vous le voulez ; et je suis trop franc pour laisser croire que je puis être l’ami d’un étranger... Mais que lui importe mon amitié, quand il a la faveur du tsar !

MOËNS.

Eh bien !... c’est au nom du tsar et non plus au mien que je vous parle. Désormais, Dmitri Moëns ne veut plus être qu’un étranger pour ceux qui veulent le haïr, mais un étranger honoré de la confiance de votre souverain... qui le représente auprès de vous... et jusqu’au jour où sa majesté me dispensera du triste honneur de vous commander, votre devoir est l’obéissance.

GRÉGORI.

Jusqu’à ce jour, en effet, nous ferons tous notre devoir.

MOËNS.

J’y compte... Partez, laissez-moi... quand il le faudra, je vous rappellerai.

GRÉGORI.

Nous attendrons les ordres de monsieur le chambellan.

Il salue et sort avec les autres pages.

 

 

Scène II

 

MOËNS, seul

 

Maudite faveur ! maudite fonction ! Ah ! comme elle m’a été funeste... cette pensée ambitieuse qui m’a fait quitter mon pays pour m’enchaîner au service du tsar... et maintenant que j’y suis si malheureux, maintenant que je trouve chaque jour un nouveau chagrin, une nouvelle haine dans cette élévation qu’il m’a faite... je ne puis... non, je ne puis y renoncer... un amour insensé, de folles espérances me retiennent malgré moi dans cette cour... Catherine !... Catherine... se fait-elle un jeu de mes tourments... Parfois son regard semble me dire qu’elle me comprend, qu’elle me pardonne ; le lendemain, je ne vois plus en elle que de l’indifférence, que la dignité de l’impératrice... Et ma sœur, Anna, toujours, toujours placée entre la tsarine et moi ! Quelle est donc la pensée de cette enfant ? que veut-elle ? ne voit-elle pas qu’alors sa présence m’afflige, me désespère ?... Mais tout le monde ici conspire donc contre moi, tout le monde, ma sœur elle-même, que j’aime tant, et qui me semble aujourd’hui ma plus cruelle ennemie !

Il va s’asseoir désespéré sur le devant de la scène. Anna entre par le fond.

 

 

Scène III

 

MOËNS, ANNA

 

ANNA, à part.

Le voilà ! Pauvre frère ! il était plus heureux lorsqu’il n’était pas grand seigneur.

Elle s’approche de lui doucement, et l’appelle. 

Dmitri !... c’est moi... Anna...

MOËNS, d’un ton demi-brusque, demi-amical.

Eh bien ! que me veux-tu ?

ANNA.

Te consoler, puisque tu souffres.

MOËNS.

Qui t’a dit cela ? Qui t’a donné l’art de deviner ?... Qui peut te faire soupçonner que je souffre, en effet ?...

ANNA.

Est-ce qu’une sœur se trompe, lorsqu’elle aime bien son frère ?

MOËNS.

Lorsqu’elle l’aime !

ANNA.

Tu vois... il faut que tu sois bien malheureux, puisque tu doutes de mon affection.

MOËNS.

Non, non... je n’en doute pas... Elle est sincère, je le crois ; je veux bien le croire... Mais...

ANNA.

Mais...

MOËNS.

Eh bien ! pour me la prouver, tu ne réussis pas toujours dans le choix des moyens.

ANNA.

Ah ! Dmitri... ce reproche...

MOËNS.

Ce n’est pas ta faute... c’est celle de la fatalité qui me poursuit sans doute, et je ne t’en veux pas si, à ton âge, tu ne peux comprendre encore les tourments qu’on éprouve au mien.

ANNA.

Je les comprends, monsieur.

MOËNS.

Toi !... enfant !... non, je ne le crois pas... et je désire, pour ton bonheur, que tu ne les connaisse jamais.

ANNA.

Je les connais par vous... et votre exemple, et le chagrin que je vous vois, et mes craintes pour vous, ne me laissent aucun désir de les connaître par moi-même...

MOËNS.

Comment ! ce langage...

ANNA.

Oh !... ces chagrins-là, c’est assez de les endurer pour mon frère... et d’avance, je suis préservée contre eux... Mon ami, n’est-ce pas...

S’approchant plus près de lui, et lui parlant plus bas.

n’est-ce pas, c’est une chose affreuse que l’amour ?...

MOËNS, se levant.

L’amour !... Arina, qu’as-tu dit ?

ANNA, descendant la scène avec lui, el continuant de lui parler tout bas.

Affreuse, puisque cela fait tant de mal, puisque cela change tellement le caractère, que toi, si bon envers tout le monde, tu es devenu, depuis six semaines, colère et presque méchant, puisqu’enfin un frère, lorsqu’il est amoureux, peut en venir à méconnaître jusqu’à l’amitié de sa sœur.

MOËNS.

Ton amitié ! Anna... Tu as raison... j’étais injuste : il faut bien que je croie que tu m’aimes... c’est ma seule joie, parmi toutes mes peines... Là... dans ce cœur, il y a toujours pour toi, Anna, un dévouement sans bornes, une amitié comme la tienne, inaltérable... et si, à force de souffrances, j’ai pu l’oublier un instant, pardonne-moi ; c’était de la folie, du dé lire, pardonne-moi.

ANNA.

À mon tour, frère, je te dirai la même parole : pardonne-moi... si parfois ma présence auprès de celle que tu aimes a pu te faire de la peine... pardonne-moi, il le fallait... je devais te séparer d’elle... car celle que tu aimes ne peut jamais être à toi !

MOËNS.

Jamais !

ANNA.

Depuis quelques jours, vois-tu sans cesse avec le tsar ce procureur du sénat, qui nous hait, qui a juré notre perte ; tu le sais ?... Le tsar, en l’écoutant, paraît plus sombre, plus inquiet, et, comme toi, plus malheureux que je ne l’ai jamais vu... Hier, il attachait sur toi des regards... oh ! des regards qui m’ont fait frémir... Tu ne les a pas remarqués, toi, car, dans ce moment, tes yeux étaient fixés sur elle...

MOËNS.

Grand dieu ! l’empereur soupçonnerait-il ?...

ANNA.

Que sais-je ?... Toute cette cour moscovite te déteste ; ceux même qui se font tes flatteurs applaudiraient à ta perte : qui les dispenserait de se contraindre devant un homme qu’ils n’aiment pas ?... En présence du tsar, ils se taisent encore ; mais, entre eux... Je viens de les entendre... Ils étaient bien loin de se douter de ma présence ; il s’agissait de toi ; on prononçait le nom de Dmitri Moëns, et l’inquiétude m’a rendue curieuse... Ils se disaient : « Nous n’avons plus longtemps à subir sa puissance... Il va se perdre... Pierre-le-Grand est soupçonneux, jaloux... Malheur au chambellan ! malheur !... » Ce sont leurs termes que je te rapporte ! Malheur au favori de Catherine !... Ainsi, frère, songes-y bien, pour moi, pour notre pauvre mère qui pleurait tant le jour de ton départ... Ne la regarde plus, Catherine, comme tu le faisais hier... Et moi, moi, pour leur prouver à tous ces courtisans qu’ils t’ont calomnie, pour te sauver peut-être malgré toi-même, ils me verront toujours entre toi et l’impératrice. M’as-tu pardonné, frère ?...

MOËNS.

Oh ! je suis trop coupable de t’avoir méconnue un instant, de ne t’avoir pas devinée... Je m’en souviens, j’ai promis à notre mère, lorsque je t’emmenais pour ce monde où l’un et l’autre auraient dû ne jamais paraître, je lui ai promis que je serais toujours pour toi un appui, un guide, que je veillerais sur toi comme un père... et ce que j’avais juré de faire, c’est toi qui l’as fait pour moi, enfant, c’est toi qui sers de guide à ton frère, toi qui protèges celui qui devrait être ton protecteur... Oh ! ma bonne sœur... que je te remercie !...

ANNA.

Écoute... de ce côté...

MOËNS.

Le tsar ! et avec lui Paul Ivanovitch !

ANNA.

Toujours !... Retirons-nous, Dmitri.

Elle prend sa main, l’emmène, et c’est en marchant jusqu’à la porte du fond qu’ils se disent les lignes suivantes.

Mais ce soir, pendant le jeu de l’impératrice... n’oublie pas que tu es observé... qu’il y va de ta vie, de la mienne et de la sienne peut-être...

MOËNS.

Anna... je suivrai tes conseils... Ne faut-il pas maintenant que je fasse tout ce que tu veux ?

ANNA.

À la bonne heure.

Ils disparaissent par le fond. Le tsar, suivi de Paul Ivanovitch, entre par une porte latérale.

 

 

Scène IV

 

PIERRE, PAUL IVANOVITCH

 

PIERRE.

Sais-tu bien que la mort peut être le prix de ton audace, Paul Ivanovitch ? Sais-tu bien que tu as accusé l’impératrice devant moi ? J’ai juré qu’il périrait de ma main celui qui oserait mal penser de Catherine, et j’ai le bras assez ferme pour trancher une tête d’un seul coup, fût-ce celle de mon meilleur ami.

IVANOVITCH.

Sire, la pureté de mes intentions doit faire par donner des paroles sans doute inconsidérées...

PIERRE, avec réflexion.

Hier !... comme il la regardait... Et Catherine... toujours agitée, inquiète, et souvent les yeux pleins de larmes, comme le jour où je l’ai couronnée impératrice... Dis-moi, penses-tu que dès cette époque... ce Moëns ?... C’est elle qui a demandé pour lui une clé de chambellan... c’est elle qui à voulu que sa jeune sœur fût introduite dans ce palais... Tous les trois s’entendraient-ils ici pour me trahir ? Ne savent-ils donc pas qu’avec moi la trahison n’a jamais été impunie.

IVANOVITCH.

Je vous en conjure, sire, oubliez tout ce que je vous ai dit. J’honore, je respecte la tsarine, et si mes discours ont pu vous inspirer sur elle des soupçons, que je n’ai jamais eus, je les rétracte.

PIERRE.

Non, non... à présent qu’un mot a détruit le charme... Aveugle que j’étais !... Ah ! ce n’est pas de la fureur que je ressens, ce n’est pas une de ces impressions si violentes que l’âme ne peut les contenir, c’est une agitation sourde et profonde, et terrible ! Une preuve ! une preuve seulement... N’est-il pas quelque page dont tu puisses me garantir la fidélité ?... Cette nuit, après le jeu de l’impératrice... tu m’amèneras ce page ici, dans ce salon ; j’y viendrai... Vous y recevrez mes instructions...

IVANOVITCH.

Sire, vous serez obéi.

PIERRE, regardant au fond.

Ah ! les voilà tous ! Au diable ! déjà cette cour importune... Je veux être seul... seul avec toi... je veux...

La galerie du fond se remplit de monde.

Mais l’étiquette a parlé, je dois me taire... L’étiquette !... Allons, viens, viens, suis-moi.

Il sort par la porte en face de celle par laquelle il est entré. Dans un instant, la scène se trouve garnie de tous les courtisans. Quelques-uns se promènent au fond en causant avec des dames ; d’antres viennent occuper les tables de jeu.

 

 

Scène V

 

LE PRINCE MENZIKOFF, PAUL IVANOVITCH, LE PRINCE REPNIN, MONSIEUR DE CAMPRÉDON, COURTISANS

 

MENZIKOFF, aux courtisans.

La cour se rendra demain à Pertershoff, tel est l’ordre de sa majesté.

À Repnin.

Prince Repnin, vous me devez une revanche... au pharaon.

REPNIN.

En or, si vous voulez, prince Menzikoff... mais je vous préviens que je ne joue plus d’hommes. Vous avez perdu hier deux mille paysans... Monsieur l’ambassadeur de France était tout surpris d’entendre qu’on plaçait sur une carte autant de monde qu’il en faudrait pour repeupler la terre.

MONSIEUR DE CAMPRÉDON.

Ce qui me surprend d’avantage, messieurs, c’est qu’aucun de ces hommes ne s’insurge, et qu’il passe en propriété de tel à tel, sans songer à se demander pourquoi on le vend, pourquoi on le joue au pharaon.

MENTCHIKOFF.

C’est qu’il appartient à la terre, monsieur l’ambassadeur, et quand on vend la terre, tout ce qu’elle porte entre dans le marché.

MONSIEUR DE CAMPRÉDON.

C’est une excellente raison, prince Menzikoff, et je dois m’y rendre.

MENZIKOFF.

Mais voici le chambellan Moëns.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, MOËNS, puis CATHERINE et ANNA

 

MOËNS, annonçant.

L’impératrice !

Tout le monde s’incline à l’entrée de Catherine. Anna la suit.

CATHERINE, avec un peu d’altération.

Messieurs, le tsar ne m’a point admise auprès de sa personne... Sa majesté souffrirait-elle encore ? Pierre voudrait-il me cacher ses douleurs ?... Au nom du ciel, parlez ! qui de vous a vu l’empereur ?

IVANOVITCH, entrant.

Le tsar se porte à merveille, madame.

CATHERINE, après un léger mouvement d’effroi à l’aspect d’Ivanovitch, elle se remet et lui dit.

Ah !... monsieur... je sais gré à votre excellence de cette heureuse nouvelle.

ANNA, bas, en s’approchant de son frère, qui regarde Catherine.

Tu oublies ta promesse.

MOËNS.

Anna, quoi qu’il m’en coute, je la tiendrai.

Il salue. Moëns se retire dans le salon du fond, où, pendant toute la scène suivante, on le voit donner des ordres, jouer, causer avec des dames, etc. Anna retourne près de Catherine.

CATHERINE, à Anna.

Que se passe-t-il donc ? pourquoi Pierre ne m’a-t-il pas reçue ?... Ce procureur du sénat m’a parlé sans que je fusse préparée à l’entendre... j’ai tremblé. La voix et le regard de cet homme me font mal...

Se retournant vers tout le monde.

Eh bien ! personne au jeu.

MENZIKOFF.

Votre majesté veut-elle désigner ses partners ?

CATHERINE.

Je ne jouerai pas ce soir.

Elle s’assied, puis continue de parler bas à Anna.

Et dans mon inquiétude, personne ! personne pour me rassurer... Anna... où est donc ton frère ? que fait-il ?... Il faut qu’il vienne à l’instant... je veux lui parler.

Elle se lève avec agitation et regarde au fond du théâtre. Moëns cause avec une dame.

Cette dame... quelle est-elle donc ? Anna, dis à ton frère que je veux lui parler.

ANNA, bas.

Madame... les yeux de Paul Ivanovitch sont toujours fixés sur les vôtres.

CATHERINE.

Ah ! ne pouvoir le chasser de la cour, cet homme !... et ils disent que je suis impératrice !

Elle s’assied avec colère.

IVANOVITCH, toujours au milieu du théâtre, et regardant tour à tour Moëns qui est au fond, et Catherine et Anna qui sont sur le devant de la scène.

De sa faveur

Il désigne Moëns.

ou de la mienne, laquelle doit durer ? de sa tête ou de la mienne, la quelle tombera ? Je commence à douter... Chambellan, procureur du sénat, impératrice... Il y a ici quelqu’un de plus fort que nous tous... c’est une jeune fille !

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, PIERRE

 

Il s’est avancé au milieu du salon, et tout le monde s’est levé à son aspect ; Catherine ne l’aperçoit qu’au moment où il arrive près d’elle.

CATHERINE se lève surprise.

L’empereur !

PIERRE.

Ma présence importune-t-elle, Catherine ?

CATHERINE.

Sire, j’étais inquiète de n’avoir pu pénétrer dans votre appartement ; je craignais que votre santé ne fût altérée... Le docteur Azzariti ne m’avait pas complètement rassurée... mais vous daignez vous-même... Je vous remercie.

PIERRE.

Oui, je viens passer ma soirée au milieu de tes courtisans.

CATHERINE.

Votre majesté daignera-t-elle honorer de sa présence le souper de la cour ?

PIERRE.

Oui.

Il examine à son tour et Catherine pt Moëns qui est toujours au fond, et se dit à lui-même. 

Plus j’y pense, et moins je dois y ajouter foi... Non, Catherine ne peut trahir son maître pour ce damereau musqué. Paul Ivanovitch s’est trompé, je me suis trompé moi-même... La voilà, ma Catherine, toujours heureuse de me voir !... Ce n’est pas une Russe corrompue, perfide, cherchant partout des sensations qu’elle ne trouve nulle part ; c’est du sang allemand qui coule dans ses veines, c’est de l’amour vrai qui brille dans ses yeux... Tu as donc craint pour moi, Catherine ! tu as tremblé pour ma vie !

CATHERINE.

Dans l’intérêt de l’Empire, Pierre Ier ne devrait mourir jamais.

PIERRE.

J’ai tant vu mourir d’hommes, que je me suis familiarisé avec la mort ; mais enfin, Catherine, si je vais le premier montrer le chemin à ceux qui viendront après moi, attendre l’éternité dans ma forteresse de Saint-Pétersbourg... tu régneras, je le veux, je l’ai ordonné ; je ne révoquerai pas cet ordre et mes volontés actuelles, s’il plaît à Dieu et à Saint-Nicolas, comme disent nos Moscovites têtus... que le tonnerre les rase ! Tu régneras...

Ici les regards de Pierre s’arrêtent sur Paul Ivanovitch, qui, de l’autre côté de la scène, parle au page Grégori. L’empereur fronce le sourcil d’une manière terrible, et se retourne brusquement vers l’impératrice près de laquelle il aperçoit Anna qui cause avec elle.

tu régneras ; c’est la récompense que je dois à ta fidélité... Tu remplaceras le fils de cette femme en cloîtrée dont l’amant est mort sur l’échafaud... Il était beau, Kléboff, beau comme pas un dans cette cour, si j’en excepte le chambellan Moëns...

CATHERINE, avec calme.

Sire, c’est un triste souvenir ! il rappelle que votre majesté, occupée alors d’une autre femme, oubliait celle qui se crut le droit...

PIERRE, lui prenant la main d’un air terrible, et lui parlant à voir basse.

Tu oublies toi-même que je suis le maître, Marthe, et qu’il m’est permis, à moi, d’avoir des femmes quand je bois, sans que personne, fût-ce une impératrice couronnée, puisse y trouver à redire.

Il se lève avec agitation et se parle à lui-même.

Par la mort ! il en sera ce qu’il en sera ; mais ce qui se fait de mal, Dieu l’ordonne souvent pour qu’il en résulte un bien... punir les traîtres !

CATHERINE.

Qu’avez-vous, sire ? il y a une expression sinistre dans vos regards.

PIERRE.

Non, Catherine, je suis de fer, et je me sens aussi vigoureux que le jour où la tête des traîtres tombait sous ma hache.

CATHERINE, avec effroi.

Pierre, vous ne parlez que de sang. Ce souvenir terrible, votre majesté avait ordonné que personne ne le rappelât à sa mémoire.

PIERRE.

C’est la trahison qui se charge de ce soin !

CATHERINE.

Que dites-vous, sire ? au nom du ciel, parlez !... Mais le jeu déplaît à votre majesté peut-être : je suis prête à me retirer avec elle.

PIERRE, se promenant avec agitation.

Non, non, je veux jouer aussi.

Se tournant vers la foule.

Qui veut jouer avec moi ?

Chacun se lève.

Tout le monde ! c’est trop ! et mon cousin Nariskin ne sera pas fâché de jouer aux sous avec le tsar. – Mon cousin, je ne sais qu’un jeu, la bataille...

ANNA.

Sire, ces messieurs sont trop habiles pour ne pas perdre avec votre majesté, et je lui demande la grâce de me prendre pour son adversaire.

PIERRE.

Tu veux te mesurer avec moi, Anna la Flamande ? Je te préviens que j’ai pour habitude de battre mes ennemis.

ANNA.

Si je ne suis pas la plus forte, je tâcherai d’être la plus adroite.

PIERRE, gaiement.

Eh bien ! c’est ce que nous verrons.

Ils jouent ; les courtisans se groupent autour d’eux. On entend au dehors la ritournelle de l’air chanté au premier acte par Marguerite.

IVANOVITCH, s’avançant au milieu du théâtre avec Grégori, et lui parlant mystérieusement.

Tu m’as entendu, jeune homme, je te parle au nom de l’empereur, et toutes les faveurs de la fortune seront désormais ton partage... Dans la salle des chevaliers-gardes, une heure après le cercle, je viendrai te prendre pour te conduire auprès du maître... Pas un mot sur tout.

GRÉGORI.

Je vous obéirai, excellence, et le tsar peut compter sur moi.

Chant au dehors.

Chœur sur l’air du premier acte.

Soldat, prends courage
Pour braver l’orage ;
Le sort qui t’outrage,
Bientôt changera.
Va, bon militaire,
Aux ordres de Pierre,
Ce dieu de la guerre,
La victoire est là !
Courage ! le ciel t’aidera.

PIERRE, de mauvaise humeur.

Au diable les chanteurs ! Je perds la partie... Anna, c’est mal de profiter ainsi de mes dis tractions.

CATHERINE.

Votre majesté désire-t-elle que les chants cessent ?

PIERRE, à demi-voix.

Non, j’aime à les entendre. Ils me rappellent une époque bien heureuse, Catherine ; ils me rappellent que Marthe la Vivandière m’a sauvé jadis et l’honneur et la vie.

Avec amertume.

Qu’importe d’ailleurs que je perde ? on dit en France : malheureux au jeu, heureux en femmes !

Reprise du Chœur.

Pierre écoute d’un air mélancolique.

CATHERINE, le regardant.

Ce silence m’accable... Cet homme colère, indompté, despote, c’est la première fois qu’il dément son caractère... Ce pronostic fatal, qu’annonce-t-il ?

PIERRE, à lui-même.

Que s’est-il donc passé en moi ? Pour quoi le doute est-il rentré dans mon âme ? Moëns, Catherine !... Maudite soit la parole qui m’a ravi la tranquillité !... Ah ! cette incertitude est affreuse, horrible ! il faut qu’elle cesse... Ce soir, dans un instant, il faut enfin que je sache si Catherine est parjure.

Il se lève, fait quelques pas en silence, fait un signe d’intelligence à Paul Ivanovitch, et sort à sa droite.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, excepté PIERRE

 

CATHERINE.

Messieurs, l’empereur éprouve un peu de fatigue ; j’entre chez sa majesté, et je serai privée ce soir de souper avec vous. À demain, messieurs, à demain. Anna, laisse-moi.

Elle suit du regard Anna et Moëns qui sortent après les autres courtisans. Au moment où Moëns vient de disparaître avec sa sœur, elle se retourne, et se trouve face à face avec Paul Ivanovitch, qui la salue très profondément, et sort.

 

 

Scène IX

 

CATHERINE, seule

 

Eh bien ! la lutte est ouverte : cet homme, je le renverserai, puisqu’il m’a laissé lire sa haine sur son visage ; je préviendrai ses complots contre moi... Pierre ! le devoir et l’ambition m’en font la loi, je veillerai sur lui, Entrons, il le faut.

Elle marche jusqu’à la porte à sa droite, puis s’arrête et écoute.

N’entends-je pas du bruit ? On marche dans cette galerie ; on parle haut. C’est sa voix ! Est-il seul ? Si j’allais trouver près de lui son confident Paul Ivanovitch, si ce Russe qui semble toujours se placer entre l’empereur et moi devait encore se mettre comme un obstacle entre moi et le trône ; s’il avait découvert mon amour, s’il m’accusait auprès du maître !... Ah ! que devenir alors ? La mort ! oui, la mort ! Je suis montée trop haut pour descendre plus bas que la tombe. La mort ! mais non pas de la main du tsar ou de celle de son bourreau... Non, c’est un plaisir que je prétends lui ravir : c’est Catherine, Catherine elle même qui doit jusqu’à la fin dispose de ses jours.

Regardant énergiquement un petit flacon d’un suspendu à son collier.

Là, toujours, toujours sur ma poitrine, suspendu à ce collier impérial, comme une dernière ressource contre les misères de l’empire... un poison, prompt, subtil, sans espoir de secours... et je tomberais alors comme doit tomber une impératrice, glorieuse encore et respectée de mes ennemis... Mais je m’alarme à tort sans doute, et dans un instant Pierre lui-même va dissiper mes craintes...

Elle écoute encore à la porte.

Je n’entends plus rien, entrons.

La porte s’ouvre, et le tsar paraît. Tous deux se taisent, comme surpris et effrayés de se trouver en face l’un de l’autre.

 

 

Scène X

 

CATHERINE, PIERRE

 

PIERRE.

Que fais-tu là, seule, à cette porte ?

CATHERINE.

Je ne me sentais pas disposée au bruit de la cour.

PIERRE.

Alors, pourquoi ne pas aller chercher du repos, du sommeil ?

CATHERINE.

Quand l’empereur est agité, l’impératrice doit-elle être tranquille ?

PIERRE.

La tranquillité ! elle a donc fui de ton cœur ? Mais qui te fait penser que je sois agité moi-même ?

CATHERINE.

Le sentiment qui m’arrête à cette porte alors que le tsar peut avoir besoin de secours.

PIERRE.

Me crois-tu donc si près de ma fin que je n’aie plus qu’à rendre l’âme ? Ne t’ai-je pas dit que tu régnerais ? Que te faut-il encore ? Ne doit-on plus ajouter foi à la parole de Pierre Alexiewitch ?

CATHERINE.

Mes pressentiments ne m’ont pas trompée ! La douleur trouble les esprits de votre majesté : c’est la première fois qu’il prononce une parole injurieuse pour la femme qu’il a décorée du manteau impérial, et si j’ai mérité une faveur si haute, c’est par mon dévouement à la personne sacrée de Pierre Alexiewitch.

PIERRE.

Mais que faisais-tu donc là, seule, à cette porte ?

CATHERINE.

Mon devoir était d’y veiller et d’attendre.

PIERRE.

Depuis quand, Catherine ?

CATHERINE.

Depuis... depuis que j’ai trouvé cette porte fermée ; et je ne pénétrerai dans la chambre de l’empereur que lorsque j’y pourrai lever hautement la tête, que lorsque l’impératrice de Russie pourra croire qu’elle n’a pas à rougir d’un soupçon.

PIERRE.

Jamais je ne te vis si fière.

CATHERINE.

Jamais l’empereur n’avait humilié sa femme.

PIERRE, radouci.

Allons, pardonne. Je suis malade, vois-tu... il faut me plaindre.

Il va s’asseoir sur un canapé.

CATHERINE.

Ah ! parlez, sire, ne me déguisez rien de vos souffrances : que celle qui partage votre trône soit aussi de moitié dans vos peines.

Elle va doucement se placer auprès de lui sur le canapé.

Par quel crime aurais-je démérité à vos yeux ? Ne suis-je plus la mère de vos enfants, votre amie ? Pierre, dis-moi tes craintes : mon cœur me fournira comme autrefois les moyens de te sauver... et tu seras encore fier de Catherine...

PIERRE.

Eh bien... je cherche vainement à me le dissimuler, car c’est le sujet de mes rêveries, quoique je me révolte contre cette pensée, je suis vaincu du temps, ainsi que me le disait à Paris le régent. Je suis vieux avant l’âge ; mon sceptre est lourd et la Russie est grande ; je m’incline chaque jour vers la tombe. C’est en vain que les médecins cherchent à me persuader qu’une maladie me mine lentement... La maladie, c’est le passé, Catherine ! et toi, toujours jeune, toujours belle, te voilà condamnée à soigner un vieillard... Cependant, ta présence me ranime ; je me sens mieux auprès de toi, et c’est un sommeil bien doux que celui qu’on goûte dans tes bras... je le sais...

Il la presse avec amour contre son sein.

CATHERINE.

Pierre, confiez-vous à moi.

Paul Ivanovitch entre avec Grégori.

 

 

Scène XI

 

CATHERINE, PIERRE, IVANOVITCH, GRÉGORI

 

PIERRE, se levant avec colère, en apercevant Ivanovitch.

Que venez-vous faire ici ? Qui vous mande à cette heure au palais ? Ne savez-vous pas qu’il n’y a point de nuit pour mon bourreau ? Viens, viens, Catherine.

Il sort avec elle par la gauche ; Catherine, en se retirant, regarde Ivanovitch d’un air triomphant.

IVANOVITCH.

C’est l’arrêt de ma mort !

 

 

ACTE IV

 

La Sainte Catherine

 

La scène se passe à Peterhof. Un vaste jardin. Au fond la mer.

 

 

Scène première

 

COURTISANS, DAMES DE LA COUR, MATELOTS, GRÉGORI, PAUL IVANOVITCH

 

Au lever du rideau, plusieurs barques, élégamment décorées, pavoisées des couleurs nationales de la Russie, et remplies de tous les seigneurs et de toutes les dames moscovites, traversent au fond le canal, aux cris mille fois répétés de vive Catherine ! vive l’impératrice ! Grégori et Paul Ivanovitch sont en semble sur le devant de la scène, et regardent avec inquiétude : ce qui se passe.

CHŒUR SUR LES BARQUES.

Air russe.

Chantons, gais matelots,
C’est le tsar qui nous invite ;
Par lui le Moscovite
Goûte enfin un doux repos,
Chantons, le tsar nous invite,
La chanson des matelots.

 

 

Scène II

 

GRÉGORI, PAUL IVANOVITCH

 

GRÉGORI, quand la dernière barque a disparu.

Eh bien ! excellence, vous entendez : Vive Catherine ! vive l’impératrice !

IVANOVITCH.

Je l’entends.

GRÉGORI.

Tous nos projets sont renversés.

IVANOVITCH.

Peut-être !

GRÉGORI.

Il y a dix jours, au moment même où vous avez cru livrer le chambellan Moëns à la colère de l’empereur... un regard, quelques mots de Catherine ont détruit votre ouvrage ; c’est sur vous-même qu’elle a dirigé tout le courroux de Pierre le-Grand ; et vous me l’avez dit, vous vous êtes estimé heureux d’avoir sauvé votre tête.

IVANOVITCH.

Il est vrai, je ne l’espérais pas.

GRÉGORI.

Depuis notre arrivée à Peterhof, le crédit du chambellan n’a fait qu’augmenter encore... C’est lui qui présidé à tous les détails de cette soirée ; c’est lui qui a ordonné ces promenades, ces joutes sur l’eau, cette illumination brillante qui doit bientôt surprendre la tsarine, et ces exercices de la marine russe, qui n’ont eu lieu jusqu’à présent que le jour de saint Pierre ; mais, pour Moëns, n’est-ce pas aujourd’hui une fête bien plus précieuse, celle de son auguste protectrice, la sainte Catherine ?

IVANOVITCH.

Oui, sainte Catherine !... Tous nos courtisans vont lutter ensemble de luxe, de gaieté et de bassesse... Pour plaire à la souveraine, ils vont mendier un regard du favori.

GRÉGORI.

Et le tsar est absent ! Depuis hier, reparti pour Pétersbourg... sous le prétexte de je ne sais quelle révolte d’ouvriers, dont lui seul ici avait connaissance. Il est parti !... sans craindre que des traîtres, bien plus dangereux, ne profitent de son absence. Catherine exerce donc sur lui un empire plus fort que toutes ses passions, que toutes les combinaisons de votre prudence, de votre haine... Cette aveugle confiance, ce départ, tout cela ne vous confond-il pas comme moi ?... Vous qui m’avez promis avec tant d’assurance, le renversement de l’étranger, vous ne dites rien lorsque vous le voyez élevé au plus haut degré de sa fortune... vous restez calme, impassible, et vous semblez vous résigner comme les autres !... Moi seul, moi seul, dans cette cour, aurai-je donc conservé le cour d’un Moscovite ?

IVANOVITCH.

Jeune homme, tu es un fou ; viens, viens, par ici... suis-moi.

Il lui fait quitter le milieu du théâtre, l’amène sur un des côtés à la droite du public, et se place avec lui derrière un arbre.

GRÉGORI.

Quel motif ?

IVANOVITCH.

Vois-tu de ce côté cette barque isolée de toutes les autres ?... reconnais-tu les personnages qu’elle porte ?

GRÉGORI.

Attendez donc... l’impératrice, sa fille d’honneur...

IVANOVITCH.

Et le chambellan !

GRÉGORI.

Ensemble ! toujours ensemble !

IVANOVICTH.

Silence ! la barque approche...

Ils se reculent davantage derrière l’arbre. La barque qui porte l’impératrice paraît au fond sur le canal ; un rameur la conduit ; il a le dos tourné aux autres personnages ; Anna est entre Catherine et Moëns ; ils parlent bas ensemble.

 

 

Scène III

 

GRÉGORI, PAUL IVANOVITCH, MOËNS, ANNA, CATHERINE, UN BATELIER

 

IVANOVITCA, parlant à Grégori plus bas encore qu’auparavant.

Maintenant, regarde bien le rameur qui les conduit... Il lève la tête... il se tourne de ce côté ! Tiens, le reconnais-tu ?

La barque est arrivée au milieu du théâtre ; le rameur lève la tête ; c’est Pierre... Il est pâle, et semble écouler avec une anxiété horrible l’entretien des trois personnes placées à l’autre extrémité de la barque.

GRÉGORI.

Le tsar !

IVANOVITCH.

Tais-toi ! tais-toi !

La barque s’éloigne, et Grégori et Paul Ivanovitch remontent lentement la scène pour la regarder, même après qu’elle a dis paru. Moment de silence.

 

 

Scène IV

 

IVANOVITCH, GRÉGORI

 

GRÉGORI.

Le tsar ! il est ici !...

IVANOVITCH.

Plus jaloux... plus malheureux que jamais... mais aussi plus près que jamais de frapper les coupables... Dans cet instant, le génie tutélaire de la Moscovie plane au-des sur de nos têtes, de celle de la tsarine et de son insolent favori ! Elle sera sanglante, peut-être, la fête de sainte Catherine !... et ce n’est pas avec des cris de joie, c’est avec des chants funèbres qu’on en célébrera le prochain anniversaire.

 

 

Scène V

 

IVANOVITCH, GRÉGORI, PIERRE, en habit de batelier, CATHERINE, ANNA

 

GRÉGORI, ramenant à son tour Ivanovitch de l’autre côté du théâtre.

La barque revient !...

Ils sont encore une fois cachés dans les charmilles, mais du côté opposé.

IVANOVITCH.

Elle s’arrête !

GRÉGORI.

Pierre porte la main à son poignard.

Le tsar, en effet, à qui Moëns est venu frapper sur l’épaule, comme pour lui ordonner de faire arrêter la barque, prend son poignard, le tourmente un instant dans sa main, et finit par le jeter dans l’eau. Moëns est descendu de la barque ; il tend la main à Catherine, qui descend à son tour ; Anna saute légèrement à sa suite. Tous trois s’éloignent en continuant de parler bas ensemble.

IVANOVITCH, à Grégori.

Laisse-moi ; mais sois prêt à reparaître.

Grégori sort. Pierre s’est élancé à son tour hors de la banque.

 

 

Scène VI

 

PIERRE, PAUL IVANOVITCH

 

PIERRE.

Je ne les ai pas tués !... Et pourtant... tout me dit qu’ils ont mérité la mort... Oui, Paul Ivanovitch avait raison.

IVANOVITCH, se présentant à lui.

Est-ce vous, sire ! Je vous attendais avec impatience...

PIERRE.

Ami, tout les accuse. Le soin qu’ils ont pris de s’éloigner de toute la cour... Et dans cette barque ils se parlaient... et moi, la rame à la main, je devais produire le bruit monotone qui m’empêchait d’entendre leurs paroles. Rien ! rien ! la voix seule de la jeune fille arrivait jusqu’à moi !... Elle parlait de sa mère, des souvenirs de son pays... Mais dans cette voix il y avait de la gêne, de la contrainte... Ce langage semblait jeté batelier pour tromper sa curiosité... et Catherine et lui ne répondaient rien à la jeune fille... Alors je me suis dit que leur silence était la plus grande preuve de leur amour ; alors j’allais les poignarder tous les trois... Je ne sais quelle pensée, quelle crainte, quel espoir a retenu ma main... Elle s’est placée fortement sur ma poitrine pour contenir les battements de ce cœur prêt à se rompre, à éclater de rage... J’éprouvais comme un désir indicible de répandre du sang... et, sans m’en douter, cette soif, je l’ai assouvie en me déchirant la poitrine... Tiens ! regarde !...

Il montre à Ivanovitch sa poitrine ensanglantée.

IVANOVITCH.

Ah ! sire !... faites tomber la tête de votre vieux serviteur, puisqu’il a pu vous rendre si malheureux, sans vous prouver le crime de ceux qu’il accuse.

PIERRE.

Ce page ! ce page ! ou est-il ?

IVANOVITCA.

Je vais l’appeler, sire.

Appelant au-dehors.

Grégori !

PIERRE.

Tu me réponds de sa fidélité ?

IVANOVITCH.

Comme de la mienne.

Entrée de Grégori.

 

 

Scène VII

 

PIERRE, PAUL IVANOVITCH, GRÉGORI

 

PIERRE.

Donne-lui tes ordres !

Il s’éloigne de quelques pas.

IVANOVITCH, à Grégori.

D’abord, tu rappelleras à la sœur du chambellan Moëns que ce soir dix jeunes filles, pauvres, et à qui la munificence impériale veut faire partager le bonheur de cette fête, doivent être admises dans ce palais ; qu’il appartient à la demoiselle d’honneur d’aller à leur rencontre, de les introduire, et de les présenter à la tsarine. C’est une mission qui la flattera sans doute...

À part.

et qui l’éloignera du château.

GRÉGORI.

Je le lui dirai.

IVANOVITCH.

Dès qu’elle sera partie, tu ne perdras pas de vue une seule minute...

PIERRE, se rapprochant de Paul Ivanovitch.

Que vas-tu dire ?

IVANOVITCH, s’adressant toujours à Grégori, après avoir échangé avec le tsar un signe d’intelligence.

Son frère le chambellan... Tu es une ombre attachée à ses pas, et tu rendras compte à sa majesté de toutes ses paroles, de toutes ses démarches... c’est la volonté du tsar... Grégori, tu ne trahiras pas sa confiance... Du zèle, du dévouement, et surtout de la discrétion... pour toi, la faveur de sa majesté...

PIERRE.

Ou la mort !

GRÉGORI.

La mort !

IVANOVITCO, bas à Grégori.

Oui. Surprendre Catherine, prouver au maître la perfidie de cette femme, livrer sa vie et celle du favori, ou perdre la nôtre. As-tu compris ?

GRÉGORI.

Allons... le sort en est jeté...

Tous deux se serrent la main, saluent le tsar et sortent l’un à droite, l’autre à gauche.

 

 

Scène VIII

 

PIERRE, seul

 

Est-ce bien toi, Pierre... Pierre de tsar, te réformateur de la Russie ! Ce n’est plus au bonheur de ton pays que ta pensée s’ingénie... ce n’est pas à forger le bois que tu emploies tes moments. Agité d’une colère sourde, homme vulgaire, mari trompé, sans volonté, sans voix, sans puissance, cherchant la preuve d’un crime que je redoute, qu’il faudra punir, j’épie partout, partout le soupçon m’attend ; et pas un mot, un geste, un soupir qui m’éclaire !... Il me suffisait autrefois d’une parole pour faire tomber des têtes ! Mais il s’agit de Catherine, de cette Catherine que j’ai mise à mes côtés sur le trône. Je l’ai faite si grande, cette femme, que je n’ose y toucher !... Puis, n’ai-je pas voulu qu’il en fût à Saint-Pétersbourg comme à Paris, comme à Vienne ? que les convenances, les meurs policées y régnassent même ayant l’empereur ? Elles sont plus fortes que moi ; ne l’ai-je pas voulu ?... Oh ! mais qu’il faut peu de chose pour réveiller le vieil homme ! Le tsar moscovite respire tout entier sous l’habit allemand, et le mari d’Eudoxie est celui de Catherine, malgré tous les progrès de la civilisation. Dans ma main, jusqu’à ce jour, tout m’a servi de sceptre : la hache du charpentier, le bâton du contremaître, le fouet du postillon, et l’épée du soldat... Je suis maître absolu... La gloire du tsar est d’être obéi... Malheur ! malheur aux traîtres !

 

 

Scène IX

 

PIERRE, GRÉGORI

 

GRÉGORI.

Sire, le chambellan Moëns se dirige de ce côté.

PIERRE.

Seul ?

GRÉGORI.

Regardez, sire.

PIERRE.

Catherine... Elle est avec lui !... Va-t’en ! va-t’en !...

Le page sort.

Ah !... qu’éprouvé-je donc ?...

Regardant dans la coulisse.

Là... tous les deux... ils viennent... Ma vue se trouble... je ne vois plus rien... et pour la première fois, je tremble... Ah ! la force me manquerait-elle au moment de frapper ?

Il s’appuie contre un arbre. Il tombe comme anéanti sur un banc de pierre. Entrée de Moëns et de Catherine.

 

 

Scène X

 

PIERRE, MOËNS, CATHERINE

 

MOËNS.

Oui, madame, oui, elle a dit vrai, ma sœur ; il faut que je m’éloigne de cette cour pour jamais.

CATHERINE.

Pour jamais !

MOËNS.

Il le faut... Je cède à ses prières, à ses larmes... En fuyant, c’est elle, c’est Anna, peut-être, c’est vous que je sauve. Votre majesté rendra au tsar cette clé de chambellan qu’il m’a donnée, et demain je partirai.

PIERRE, à part.

Que dit-il ? Demain ! partir !

CATHERINE.

Eh bien !... cette résolution, quoiqu’elle m’afflige, je dois la subir comme vous, monsieur... et c’est aujourd’hui, c’est lorsque toute la Russie célèbre par une fête le bonheur et la puissance de Catherine, qu’elle est contrainte, pauvre impératrice, de recevoir les derniers adieux d’un ami.

MOËNS.

Oh ! le plus vrai, madame, le plus dévoué de tous... Catherine, lorsque je vais m’éloigner, que j’emporte du moins un souvenir... une promesse que vous penserez quelquefois au pauvre Moëns.

CATHERINE, pleurant.

Toujours, toujours, Dmitri...

Pierre a donné pendant tout ce temps les signes de la plus violente colère ; il cherche son poignard qui n’est plus à sa ceinture ; alors, il retourne vers la barque, et saisit la rame.

Mes vœux vous suivront dans votre exil... Et tenez, je me rappelle comme vous étiez chagrin il y a deux mois, lorsqu’il vous a fallu me remettre ce dépôt que je vous avais confié... ce portrait... il est à vous... tenez... prenez-le.

MOËNS.

Oh ! Catherine... là !... sur mon cœur... jusqu’à la mort !

PIERRE s’est approché la rame à la main et s’élance sur Moëns, prêt à lui briser la tête.

La mort ! elle est venue pour toi... Infâme !

MOËNS.

Le tsar !

CATHERINE, arrêtant le bras de son mari.

Pierre ! frappe d’a bord l’impératrice.

Pendant ce temps, entrent au fond des valets avec des flambeaux, puis Ivanovitch, Grégori, el une compagnie de gardes.

 

 

Scène XI

 

PIERRE, MOËNS, CATHERINE, PAUL IVANOVICH, GRÉGORI, GARDES, ANNA, puis DIX JEUNES FILLES et LES COURTISANS

 

PIERRE.

Qu’on s’empare de ce traitre ! Quant à toi, Catherine...

Ici entre Anna suivie de dix jeunes filles risses ; des courtisans entrent d’un autre côté.

ANNA, aux jeunes filles.

Venez, venez avec moi tomber aux genoux de notre bonne souveraine... Venez, la voici...

Elle descend la scène avec les jeunes filles, et se trouve face à face avec le tsar.

Ciel !... l’empereur... et mon frère !... des gardes !...

Tombant aux genoux de Pierre.

Ah ! sire, pitié ! pitié !

Les courtisans sont entrés en scène, et s’avancent d’un air curieux en voyant Anna et les jeunes filles agenouillés entre Pierre et Catherine.

CATHERINE, bas, au tsar.

Pierre ! la Russie nous contemple !

PIERRE.

La Russie !

CATHERINE, haut, mais d’une voir étouffée par les sanglots.

Anna... relève-toi... et vous aussi, jeunes filles... Le ciel vous a amenées aux genoux du tsar, lorsque c’est à moi que vous veniez adresser une prière... et des actions de grâces...C’est au tsar de vous entendre... Vous serez heureuses, si ses bienfaits peuvent vous donner le bonheur.

Se tournant vers les courtisans.

Messieurs, l’empereur arrive après un voyage précipité ; nous étions loin d’espérer sitôt sa présence.

PIERRE, remontant la scène, et d’une voix forte.

J’arrive pour châtier les coupables... Messieurs, Dmitri Moëns, chambellan de l’impératrice, est accusé du crime de trahison au premier chef. Conduisez-le à la forteresse de Saint-Pétersbourg, et que le sénat instruise son procès.

ANNA, qui s’est approchée de Moëns.

Ah ! mon frère !... quel que soit ton sort, je le partagerai.

MOËNS.

Pauvre Anna !... Sire, j’avoue mon crime ; oui, j’ai trahi l’état ; mais je suis seul coupable, seul !

PIERRE.

Qu’on l’entraîne !...

Cet ordre est exécuté ; Anna suit son frère. Catherine veut faire un mouvement, Pierre l’arrête en lui saisissant le bras avec fureur.

À ton tour, Catherine, n’oublie pas que la Russie nous contemple !

 

 

ACTE V

 

L’Orgie

 

La Seine se passe à Saint-Pétersbourg. La salle de Saint-Georges.

 

 

Scène première

 

GRÉGORI, seul

 

Enfin, je n’ai plus rien à envier au fils du brasseur Moëns : la chute du favori me venge de son orgueil, de ses dédains. Le chemin de la fortune est ouvert pour moi, et la faveur du tsar va commencer noblement ma carrière.

Regardant à sa droite.

Il est là, Dmitri, devant ses juges, accusé de haute trahison envers l’état, et bientôt, sans doute, condamné ! Condamné !... Pourquoi donc, n’éprouvé-je pas à ce mot, à cette pensée, tout le plaisir que se promettait ma colère ?

 

 

Scène II

 

GRÉGORI, UN PAGE

 

LE PAGE, lui remettant une lettre cachetée.

Au page Grégori, au nom du tsar.

GRÉGORI.

À moi ! Au nom du tsar !... Ah ! sans doute ma récompense !... Quelle est-elle ? Peut-être un grade dans l’armée ! une épée de capitaine ! peut-être la clé de chambellan qui pare encore l’habit brodé de Moëns...

Il va pour l’ouvrir, puis s’arrête.

Moëns !... et sa tête va rouler sur l’échafaud, et Catherine elle-même, sans doute, aura payé de sa vie son amour pour mon ancien compagnon, et le premier degré de mon élévation aura pour signal un coup de hache !... Il le fallait, j’ai obéi au tsar... La faveur de Moëns était une insulte à la Russie !... J’ai fait mon devoir. Lisons, lisons : « Au page Grégori, pour prix de ses bons et loyaux services, dix mille roubles sur le trésor impérial... » De l’or ! à moi, de l’or ! pour le prix du sang, de l’or ! Ah ! misérable ! je suis donc tombé bien bas que le maître paie mes services avec de l’or ! je n’en veux pas !

Il déchire le papier.

Ah ! le voilà, Dmitri Moëns ! On le ramène dans cette galerie. Ivanovitch est toujours auprès de lui, le pressant de ses questions, le poursuivant encore de sa haine, et moi, moi ! Maintenant je n’éprouve plus que de la pitié pour lui, et de la honte pour moi-même.

Entrée rive des gardes, puis de Moëns, et de Paul Ivanovitch.

 

 

Scène III

 

PAUL IVANOVITCH, MOËNS, au fond, dans la galerie extérieure, DES GARDES

 

IVANOVITCH.

Ainsi, Dmitri Moëns, tu persistes à te taire ? tu refuses de dire un seul mot pour ta défense ?

MOËNS.

À quoi bon ? ma perte n’est-elle pas résolue ? On t’a donné l’ordre de me frapper, et non de me juger. Mon véritable crime, ils l’ignorent, ces nobles sénateurs qu’on a choisis avec toi pour prononcer mon arrêt ; vous avez supposé une conspiration contre l’état, vous avez dit que je m’étais vendu à la cour d’Autriche, et que, de concert avec elle, je trahissais les intérêts de Pierre-le-Grand... Vous savez que cela est faux, les preuves vous manquent ; je vous défie d’en trouver une seule... Mais envers toi, Paul Ivanovitch, je suis coupable de ne pas être Russe, et d’avoir eu un instant entre les mains un peu de ce pouvoir que tu ambitionnais pour toi seul ; quant au tsar, sa colère est plus noble, ce n’est pas une passion froide et calculée comme la tienne... Je pardonne à sa jalousie toute injuste, toute sanguinaire qu’elle soit. Je ne me justifierai point, je persisterai à me taire ; car je ne veux point qu’à propos de ma vie ou de mon trépas, on prononce devant mes juges un nom qui doit être respecté de mes juges comme de toute la Russie... Je laisse à toi, Paul Ivanovitch, à toi seul, le remords et l’infamie de ma condamnation.

IVANOVITCH.

Tu me traites comme si je ne t’avais pas toujours combattu à visage découvert... comme si je t’avais trompé, moi ! Il y a deux mois, au jeu de l’impératrice, tu triomphais, et Pierre un instant a voulu faire tomber ma tête !... N’on étais-tu pas satisfait alors ? ne voyais-tu pas avec joie le renversement d’un ennemi ?... Eh bien ! je fais aujourd’hui, moi, ce que tu aurais fait à ma place, si tu étais demeuré vainqueur dans cette lutte... Tu es vaincu... il faut subir le sort de la guerre.

MOËNS.

J’y suis prêt...

IVANOVITCH, aux sénateurs.

Messieurs, suivez-moi... Dmitri Moëns, tu attendras ici ta sentence, sur laquelle nous allons délibérer.

Il sort avec les sénateurs. Des valets, sur l’ordre muet de Grégori, qui paraît au fond du théâtre, enlèvent les sièges.

 

 

Scène IV

 

MOËNS, GRÉGORI

 

MOËNS.

Eh bien ! mon ancien camarade, leur as-tu vendu bien cher le sang qu’ils vont répandre ? Ta faveur a-telle commencé ? es-tu chambellan ? ou bien attends-tu que je sois tombé sous la hache pour prendre ce costume ?

GRÉGORI.

Dmitri Moëns, lorsque tu étais mon maître, il m’est arrivé de te répondre avec orgueil... aujourd’hui tu peux m’accabler... car, pour la première fois, tu me sembles bien au dessus de moi ; pour la première fois... je tremble en ta présence, et lorsque tu vas périr, je voudrais pouvoir changer ta place contre la mienne.

Il sort tristement du côté où est sorti Paul Ivanovitch. On voit Anna, conduite par des gardes, paraître au fond dans la galerie extérieure. Un officier lui montre Dmitri. Moëns, qui a le dos tourné, elle court à lui.

 

 

Scène V

 

ANNA, MOËNS

 

ANNA, s’écriant.

Ah !c’est lui !... mon frère !

MOËNS.

Anna... ma bonne sœur... Ah ! je mourrai moins malheureux... je te revois !

ANNA.

Ils nous ont emmenées, l’impératrice et moi... et toutes les deux, comme toi, Moëns, nous sommes prisonnières dans dette forteresse.

MOËNS.

Catherine... elle est ici !... J’avais espéré que le tsar n’oserait frapper que moi seul !... Et toi !... toi, pauvre enfant... tant d’innocence et de vertu n’ont pu te préserver de cette fatalité qui pèse sur ton frère... Oh ! tu te vois bien, Anna, que c’est à moi, de te demander grâce pour tous les malheurs que je te fais partage !... Les cruels ! en prison, toi ! Mais comment se fait-il qu’ils t’aient permis enfin d’arriver jusqu’à moi !

ANNA.

Je ne sais... D’abord, ils m’ont éloignée de la tsarine !! en disant que désormais la présence de sa majesté m’était interdite... puis, ils sont venus m’interroger, me faire des questions étranges, singulières, et auxquelles je ne pouvais rien comprendre... Ils m’ont demandé de leur dire la vérité sur je sais quel complot... avec... attends donc... oui, c’est cela, avec la cour d’Autriche ; puis ils écrivaient mes réponses, du moins ils le disaient... et ce n’était pas difficile... car je ne répondais que cette parole : Je ne sais pas... et puis cette autre : Mon frère ! mon frère !... Alors, ils m’ont ordonné de mettre ma signature au bas de ce qu’ils avaient écrit... je ne voulais pas... ils m’ont menacée... je refusais toujours... et je t’appelais, pauvre folle ! j’implorais son secours, comme si tu avais pu m’entendre... l’un d’eux m’a dit qu’on allait me conduire dans tes bras... que tu m’attendais ici. Oh ! alors, alors, j’ai conduire ma main sur ce papiers... qu’il me présentait... j’étais si pressée de te revoir, de t’embrasser, mon frère ?... J’ai signé, j’ai signé tout ce qu’ils ont voulu.

MOËNS.

Ils prétendent donner à leurs cruautés une apparence de justice !... ils inventent un complot, une trahison, et ils forcent ta sœur à signer des aveux qui doivent leur servir de prétexte pour assassiner le frère.

ANNA.

Grand dieu !... Oh ! je te l’ai dit, Moëns, notre sort sera le même... Me voilà près de toi... je ne te quitte plus... Qu’ils nous frappent ensemble !... nous ne devons pas être séparés.

MOËNS.

Que dis-tu, Anna ? et notre mère !

ANNA.

Ah ! que me rappelles-tu ?

MOËNS.

Pour elle tu dois vivre après moi... pour elle ne sera-ce pas un assez grand chagrin d’avoir perdu son fils ?... Pauvre femme !... elle le prévoyait le jour de mon départ : Moëns, ne va pas à la cour du tsar ! on y verse trop de sang... mon fils si tu pars, nous ne nous reverrons plus !... Il y a des pressenti mens qui ne trompent pas une mère !... Anna, que du moins il lui reste un enfant pour lui dire que l’autre est mort en pensant à elle.

ANNA, pleurant.

Eh bien... je te le promets... je lui dirai... je lui dirai...

Poussant un cri en regardant dans la coulisse.

Ah ! les voilà,

MOËNS.

Mes juges !... Anna, pourquoi trembler ainsi ? Tu sais bien qu’il n’y a plus ni crainte ni espérance.

 

 

Scène VI

 

ANNA, MOËNS, PAUL IVANOVITCH, SÉNATEURS, GARDES GRÉGORI

 

IVANOVITCH.

Voici la sentence que nous avons rendue, sauf le bon plaisir du tsar. « À Dmitri Moëns, chambellan de l’impératrice, coupable de haute trahison envers l’état : la mort !...

Moment de silence. Moëns soutient Anne, qui pleure dans ses bras. Ivanovitch reprend la lecture de l’arrêt.

« À sa sœur, Anna Moëns, demoiselle d’honneur de l’impératrice, et coupable d’avoir favorisé les intrigues criminelles et la trahison de son frère, la mort ! »

À ce dernier mot, Anna a relevé la tête ; elle ne pleure plus, et son abattement a fait place à une sorte d’énergie. Le mouvement tout contraire a eu lieu sur le visage de Moëns.

MOËNS.

Anna !... la mort... à elle... à cette enfant... La mort !... Ah ! cela n’est pas, cela ne peut pas être...

ANNA.

Je te l’avais bien dit, frère, que nous ne serions point séparés.

MOËNS.

Messieurs, vous n’avez pu prononcer cet arrêt épouvantable... Vous êtes des hommes, et, pour plaire à votre maître, vous ne vous ferez pas les bourreaux d’une jeune fille, d’un enfant... Ma vie, elle est à vous, c’est votre bien, et je vous l’abandonne... mais la sienne... Ah ! dites-moi, dites-moi que vous révoquerez la moitié de votre sentence.

IVANOVITCH.

Cet arrêt porte, pas encore la signature de sa majesté... je vais avoir l’honneur de le lui soumettre. Il vous reste un espoir, la clémence du tsar.

Il sort avec les sénateurs ; puis les gardes. Les portes se referment. Grégori seul est resté dans le salon ; il a semblé éprouver pendant toute cette scène la plus violente agitation.

 

 

Scène VII

 

ANNA, MOËNS, GRÉGORI

 

MOËNS, répétant douloureusement le dernier mot d’Ivanovitch.

La clémence du tsar !

ANNA, le regardant avec calme.

Tu vois bien, frère, que nous ne serons pas séparés... et je te dis à mon tour pourquoi trembler ainsi ? Il n’y a plus ni crainte ni espérance.

MOËNS.

Ah ! ma sœur ! ma pauvre Anna !

Ils se pressent étroitement dans les bras l’un de l’autre.

ANNA.

Et maintenant, personne pour porter à notre mère les adieux de ses deux enfants.

MOËNS.

Non, personne.

GRÉGORI, s’approchant d’eux et tombant à leurs genoux.

Moi ! moi ! si vous ne m’en jugez pas indigne.

MOËNS.

Grégori à nos pieds !

GRÉGORI.

Oui, le meurtrier à genoux devant ses victimes ! le traitre à genoux devant ceux qu’il a trahis !...

MOËNS.

Relève-toi... et laisse-nous.

ANNA.

Il ne vous reste plus de mal à nous faire... Laissez nous, monsieur.

GRÉGORI, se relevant.

Oh ! vous refusez de me croire encore... et pourtant, Dmitri Moëns, tu dois te rappeler que je ne l’ai jamais menti aux jours de ta puissance... Quel intérêt aurai-je à te mentir aujourd’hui ! Écoute-moi donc... Oui, je fus ton, ennemi ; oui, je vis ta haute fortune avec un œil d’envie : c’était pour moi comme un vol fait par l’étranger à mes compatriotes, à moi-même... Puis, un homme vint à moi, froid, calme, impassible, et qui exploita cette haine, cette jalousie. Je fis tout ce qu’il m’ordonna, cet homme... et lorsqu’hier le tsar furieux est venu se placer entre toi et l’impératrice, c’était moi, moi, qui l’avais conduit... Eh bien, maintenant que je devrais être au comble de mes veux, puisque tout ce qui arrive est mon ouvrage ; maintenant mon cœur me dit que j’ai été un lâche et un infâme... car ils sont venus m’offrir de l’or pour prix de mes services... oui, de l’or !... et depuis j’ai vu pleurer l’impératrice, ta sœur... Et lorsqu’après une heure de réflexions cruelles et de retour sur moi-même, j’ai voulu tout à l’heure combattre encore ce remords qui me torturait l’âme... alors j’ai entendu prononcer votre sentence... et malgré moi je suis tombé à vos genoux pour vous demander grâce... oui, grâce pour l’assassin, pour le dénonciateur !

Moment de silence. Un officier entre avec des gardes.

 

 

Scène VIII

 

ANNA, MOËNS, GRÉGORI, UN OFFICIER, DES GARDES

 

L’officier s’avance, et fait un geste poli et triste à Moëns.

MOËNS.

Oui, monsieur... nous voilà prêts à vous suivre.

GRÉGORI, l’arrêtant.

Vous partez, Moëns, sans m’avoir dit que vous me pardonnez.

MOËNS, montrant Anna.

Quand elle va mourir, elle !... c’est impossible... Non, monsieur... non, je ne pardonne pas.

ANNA.

Ah ! que dis-tu, Dmitri ? Ce doit être une chose trop cruelle que la malédiction d’un mourant dont on a causé la perte... Monsieur, mon frère et moi nous monterons sur l’é chafaud sans haine et sans colère.

MOËNS.

Qui, sans haine et sans colère.

Il prend la main d’Anna, et tous deux sortent dans les bras l’un de l’autre ; Grégori les suit des yeux et semble consterné. L’officier, après avoir salué Grégori, va suivre ses soldats qu’on voit encore avec Anna et Moëns dans la galerie extérieure. Dans ce moment, Ivanovitch et les sénateurs sortent de l’appartement du tsar.

 

 

Scène IX

 

L’OFFICIER, GRÉGORI, IVANOVITCH

 

IVANOVITCH, à l’officier.

Monsieur, par ordre du tsar, l’exécution est suspendue.

GRÉGORI.

Qu’entends-je ?

IVANOVICTH, à l’officier.

Allez, je ne tarderai pas à vous rejoindre.

L’officier sort.

Vous, Grégori, faites lever toutes les sentinelles qui gardent ces appartements...

Bas.

Dès cet instant, l’impératrice est libre et peut approcher de cette galerie. 

GRÉGORI.

Ah ! courons... courons !... Tu m’as pris en pitié, mon Dieu ! tu veux réparer peut-être tout le mal que j’ai fait.

Il sort par la gauche.

 

 

Scène X

 

IVANOVITCH

 

Comment expliquer ce qui se passe !... Pierre, l’inflexible Pierre n’a pas signé la sentence de mort... Il rend la liberté à Catherine ! puis, sans s’émouvoir, sans paraître se souvenir de la journée d’hier, il ordonne les préparatifs du festin impérial, il dicte les noms de tous les convives ; il veut que le peuple même, que les matelots surtout, qu’il appelle ses anciens camarades, soient admis à trinquer avec le tsar dans cette fête nationale. Plus de chagrin, plus de colère sur son visage, et de temps en temps même comme un sourire de bonheur !... On dirait que ce jour est le plus beau, le plus tranquille de toute sa vie !... Est-ce du délire ?... voudrait-il pardonner ?... C’est la première fois qu’il n’est impossible de lire sa pensée dans ses yeux.

 

 

Scène XI

 

IVANOVITCH, CATHERINE, entrant par la gauche, suivie de GRÉGORI, puis, un instant après, PIERRE

 

CATHERINE.

Libre !... je suis libre enfin !... l’impératrice n’est plus prisonnière !... Ah ! c’est qu’ils ne la craignent pas maintenant, c’est que pas un ami n’a osé élever la voix pour elle, pour celui qu’on veut tuer... c’est que déjà ils l’ont assassiné sans doute.

PIERRE, qui est entré par la droite pendant les dernières paroles de Catherine.

Tu te trompes, Catherine...

Lui montrant un papier.

l’arrêt qui le condamne n’est pas encore signé par le tsar.

CATHERINE.

Ah ! Pierre !... tu m’entendras... il le faut... Messieurs, je veux rester seule avec l’empereur.

PIERRE. Hésitation d’Ivanovitch ; il regarde Pierre qui sourit, et lui dit.

Obéissez à l’impératrice.

Ivanovitch est stupéfait ; il va sortir ; Pierre le rappelle du geste et lui parte à l’oreille... Catherine les regarde avec effroi.

Entends-tu, ne l’oublie pas, Paul Ivanovitch... tu ne feras rien sans mon ordre.

Paul Ivanovitch, les sénateurs et Grégori saluent Pierre, puis l’impératrice ; ils s’éloignent, et toutes les portes se referment.

 

 

Scène XII

 

PIERRE, CATHERINE

 

CATHERINE.

Ah ! cet ordre... Vous ne le donnerez pas, sire... Ce papier qui renferme la mort d’un innocent, vous ne le signerez pas.

PIERRE, allant s’asseoir tranquillement sur un des côtés du théâtre.

Tu viens d’entendre, Catherine, que je ne suis pas encore décidé.

CATHERINE le regarde, semble comprendre son sourire, puis, après un temps, sa figure s’anime comme si elle prenait une résolution énergique ; elle marche fièrement vers le tsar, s’assied dans un fauteuil placé auprès du sien, et lui dit d’une voix ferme.

Pierre, rappelle-toi que dans un jour de détresse, abandonné des siens, le tsar allait périr... une femme lui a sauvé la vie : c’était Marthe, c’était Catherine, aujourd’hui l’impératrice de Russie... Plus tard, quand la souffrance accablait Pierre-le-Grand, quand on désespérait de ses jours, une femme veillait à ses côtés et le sauvait encore... c’était Catherine. Plus tard, épuisée par les travaux et les fatigues de l’empire, quand ta raison même semblait pour un instant anéantie ; quand le vainqueur de Pultava, le régénérateur de la Moscovie perdait pendant des mois entiers jusqu’à la mémoire du passé, le sentiment du présent et l’instinct de l’avenir...

Le tsar, qui lui tournait le dos, a fini par prêter l’oreille à ses paroles... il la regarde fixement à son tour, comme pour lui imposer silence. Catherine le regarde plus fièrement encore, et continue.

alors une femme régnait à ta place, donnait des ordres dans ton empire, dirigeait jusqu’aux opérations de tes armées... Alors le peuple, heureux par elle, croyait l’être par toi, Pierre, et bénissait ton nom, sans soupçonner que ta volonté de fer put sommeiller un instant... Cette femme, c’était Catherine... Pierre, tu ne l’as pas oublié.

PIERRE s’est remis peu à peu du mouvement de colère involontaire qu’il vient de laisser voir à Catherine ; son visage est calme comme auparavant ; il sourit encore, puis dit froidement et lentement sans que ce sourire glacial disparaisse un instant de ses lèvres.

Oui, je sais depuis longtemps que tu es faite pour régner, Catherine, et je t’ai donné la preuve que je n’oubliais... rien, rien !... Il y a deux mois, au Kremlin... j’ai posé sur ta tête cette couronne que tu avais si bien méritée, et pour compléter mon ouvrage... ce testament qui te lègue le trône après ma mort... ce testament... tu l’as vu, n’est-ce pas ? Il est entre les mains du chancelier de l’empire... et depuis hier... et malgré tout...

Ici Pierre est encore au moment d’éclater, et le sourire disparaît.

je ne l’ai pas repris, je ne l’ai pas encore déchiré.

CATHERINE, se levant avec vivacité.

Eh bien ! eh bien, oui, je ne m’en cache pas, je suis ambitieuse... Régner ! du jour où je t’ai vu pour la première fois... régner ! c’était mon rêve... et toujours cette pensée a dominé mon âme... régner pour moi, pour mes enfants, pour la gloire de la Russie, peut-être... Eh bien ! à ce bonheur, à cette ambition... j’y renonce, Pierre ; ce testament... tu peux l’anéantir... cette couronne, tu peux lui reprendre... Donne, donne si tu veux au tsarévitch les droits qui m’appartiennent, et je ne serai plus que ton esclave, Marthe, comme autrefois, la pauvre Marthe, à tes pieds, toujours à tes pieds...

Elle tombe aux genoux de Pierre, qui la regarde avec une sorte de plaisir.

Marthe, qui te demande grâce, pitié, pitié, mon empereur, moi maître, pitié !...

PIERRE, se levant avec rage.

Pitié pour lui, n’est-ce pas ? pour ton Dmitri Moëns !

CATHERINE.

Pour lui, lui, qui n’est pas coupable ; lui qui renonçait à son avenir, à sa fortune, lui qui fuyait la cour à jamais pour ne plus être exposé à lever un œil téméraire sur la femme de Pierre-le-Grand.

PIERRE.

Que dis-tu, Catherine ?

CATHERINE.

Lui, enfin, dont la mort serait un reproche éternel à ta mémoire... Ah ! tu es ému ! tu céderas, tu céderas ; il en est temps encore, rappelle ce procureur du sénat, déchire en sa présence ce papier qu’il t’a remis... Un ordre, un ordre de toi... Pierre Alexiewitch, tu n’as pas encore essayé de la clémence... Ah ! sais-tu que si je te trouvais enfin cette vertu à toi... Ah ! ce ne serait plus cette admiration froide et mêlée de crainte que tu m’as toujours inspirée... Pierre, tu serais un dieu pour moi, pour l’Europe, pour le monde entier... Une fois encore crois-en les conseils, les prières de cette Catherine qui souvent a fait bénir ton règne ; Pierre Alexiewitch, essaie de la clémence.

PIERRE, à part.

Comme elle l’aime, cet homme !

Pendant cette partie de la scène, son visage a changé souvent d’expression ; il a été furieux au nom de Moëns, puis, un instant, il a paru prêt à se rendre lorsque l’impératrice lui a parlé de sa gloire... Mais ici, il est redevenu impassible comme au commencement de la scène. Le même sourire se retrouve encore sur ses lèvres.

CATHERINE.

Tu gardes encore le silence !

Deux heures sonnent.

PIERRE, qui a écouté attentivement l’horloge.

Viens, Catherine.

Il lui donne la main et la conduit lentement jusqu’à une fenêtre au fond du théâtre. Elle est étonnée et cherche à deviner son intention sur son visage. Il sourit toujours. Arrive devant la fenêtre, il l’ouvre et lui dit.

Tiens ! regarde !

CATHERINE, avec effroi.

L’échafaud !

PIERRE.

Le peuple attend... Il va voir Dmitri Moëns, et toi aussi, Catherine.

CATHERINE.

Ah ! inexorable...

PIERRE, avec un rire frénétique.

Ah ! ah ! ah ! ah ! tu as pu croire que je pardonnerais, lorsque le nom de Moëns était sans cesse dans ta bouche ; que je pouvais oublier, parce que la fureur n’éclatait point sur mon visage ; tu as pu croire que le lion sommeillait, parce qu’il ne rugissait pas... Tu me parlais de ma gloire ! tu étais belle, tu étais sublime, Catherine... et malgré moi, un instant, oui, j’ai pu admirer ton énergie... mais c’était lui, lui, ce misérable, lui qui te l’inspirait ; et plus tu me conseillais la clémence, plus j’étais décidé à le punir celui qui te donnait tant de courage... Regarde ! il approche... et le procureur du sénat a les yeux fixés sur cette fenêtre... il attend un ordre, un signal... que je lève ce poignard, et le bourreau fera son devoir.

Il tire son poignard et va pour le montrer à la fenêtre.

CATHERINE.

Ah ! Pierre !... tu ne le feras pas... tu ne le feras pas...

Elle lui saisit fortement le bras.

Ce poignard, tu le plongeras d’abord dans le sein de Catherine, et, couvert de mon sang, tu pourras alors le faire briller aux yeux des Moscovites.

PIERRE.

Tremble que je ne remplisse ton désir !...

Il est parvenu à dégager son bras.

CATHERINE, se plaçant devant la fenêtre.

Frappe, te dis-je... je Mai dit la vérité... Dmitri Moëns n’est point coupable.

PIERRE.

Tu l’aimes, Catherine, tu l’aimes... plus que tu ne n’as jamais aimé... et voilà tout son crime... en voici le châtiment.

En disant cette phrase, d’une main il a serré fortement celle de Catherine, jusqu’à la faire s’incliner devant lui ; de l’autre il agite son poignard au-dessus de sa tête. Il lui lâche la main et se retire de la fenêtre.

Maintenant, relève la tête, impératrice de Russie, et regarde-le, ton chambellan, regarde-le pour la dernière fois... Adieu, adieu, Catherine...

Il sort par la gauche, Catherine est à demi-renversée.

 

 

Scène XIII

 

CATHERINE

 

Musique funèbre en sourdine à l’orchestre. L’impératrice relève lentement la tête, comme ramenée malgré elle vers la fenêtre.

Ciel !... Anna !... elle aussi... ils vont la tuer... Moscovites... entendez ma voix, la voix de votre souveraine ; sauvez du moins, sauvez cette jeune fille...

Elle pousse un grand cri, et tombe évanouie. D’une part, entrent en scène les femmes de Catherine ; de l’autre, entrent par le fond Paul Ivanovitch suivi des sénateurs et des boyards, du peuple et des matelots, puis Grégori.

 

 

Scène XIV

 

CATHERINE, SES FEMMES, PAUL IVANOYITCH, GRÉGORI, NOBLES

 

IVANOVITCH.

Nobles moscovites, et toi, peuple, rendons grâces à Dieu d’avoir sauvé l’honneur de la Russie... L’empereur nous attend dans la salle du festin.

Ils sortent par la gauche.

 

 

Scène XV

 

CATHERINE, GRÉGORI, FEMMES de la suite de Catherine

 

Grégori isolé dans un coin du théâtre.

CATHERINE, revenant, elle et se tournant vers ses femmes.

Laissez moi, laissez-moi... vos secours, je n’en veux pas, je n’en veux pas...

À elle-même.

deux victimes viennent de tomber... Il en est une autre que Pierre se réserve encore, et dont il veut augmenter les tourments par une lente agonie... Je saurai bien tromper son espérance.

Elle porte la main à son collier, puis se retournant vers ses femmes.

Sortez !

 

 

Scène XVI

 

CATHERINE, GRÉGORI

 

Après que tout le monde est sorti, il s’avance lentement du fond du théâtre, et s’approche de Catherine.

GRÉGORI.

Madame...

CATHERINE, se retournant.

Qui me parle ? Lui ! ce traitre !... je n’ai plus de secrets à surprendre... Ai-je caché au maître rien de ce qui se passait dans mon cœur ? Désormais ton emploi est inutile.

GRÉGORI.

Madame... si j’ai pu affronter encore les regards et les justes mépris de votre majesté... c’est que j’ai fait un serment solennel... non pas au tsar, en le servant j’ai trop appris à me détester moi-même pour ne pas le haïr, lui, mais à un homme dont je fus longtemps l’ennemi, et que j’ai suivi jus qu’au pied de l’échafaud pour obtenir mon pardon.

CATHERINE.

Que dis-tu ?

GRÉGORI.

Enfin, il m’a tendu la main, et j’ai juré de m’acquitter auprès de vous de son dernier message, de vous rapporter ses dernières paroles. Tenez, madame...

Il tire de son sein le portrait que Catherine a donné à Moëns.

CATHERINE.

Ah !... mon portrait !... Pauvre Moëns... voilà qui t’a donné la mort !

GRÉGORI.

« Ma sœur et moi, a-t-il dit, nous faisons nos adieux à notre souveraine. Notre dernier soupir sera partagé entre elle et notre mère. Toi, Grégori, si ton repentir est sincère, veille sur les jours de l’impératrice... et mets autant de zèle à la servir, à la sauver, peut-être, que tu en as mis à nous perdre... Adieu ! » Puis, Moëns, une seconde fois m’a tendu la main... et j’ai vu briller, à cette fenêtre... un poignard, sur l’échafaud... une hache.

CATHERINE, pleurant.

Ah ! Moëns, Anna, je ne tarderai pas à vous rejoindre.

Elle arrache convulsivement le flacon suspendu à son collier, et va le porter à ses lèvres. Grégori à suivi des yeux tout ce mouvement. Il saisit le flacon, en s’écriant : Arrêtez, madame, arrêtez !

CATHERINE.

Malheureux ! que fais-tu ?

GRÉGORI.

Je remplis le serment que j’ai fait à Moëns.

Il entre précipitamment dans la salle du festin... On entend redoubler les cris, le choc des verres, puis le refrain national, chant à pleine voix par les convives. Puis le silence se rétablit un instant, l’orchestre continue l’air en sourdine.

 

 

Scène XVII

 

CATHERINE, seule

 

CATHERINE.

Ce page me trahirait-il encore ? Ne venait-il donc auprès de moi que pour conserver au tsar une victime de plus ?

La voix de PIERRE, dans la coulisse.

Amis, un toast encore, à Catherine, à l’impératrice de Russie... Que vos coupes soient remplies comme la mienne, et venez avec moi, venez lui présenter votre hommage.

CATHERINE, avec énergie.

Eh bien, je les attends... je reste...

 

 

Scène XVIII

 

CATHERINE, PIERRE, COURTISANS, PEUPLE, MATELOTS, IVANOVITCH, GRÉGORI

 

Ils entrent tous la coupe à la main, et répétant le chœur.

TOUS.

Chantez, gais matelots,
C’est le tsar qui vous invite ;
Par lui le Moscovite
Goûte enfin un doux repos.
Chantez, le tsar vous invite,
La chanson des matelots.

Le tsar entre le dernier mac Paul Ivanovitch et Grégori. Il élève sa coupe, Grégori lui verse à boire ; le tsar trinque avec tous ceux qui l’entourent ; puis se tournant vers l’impératrice.

PIERRE.

À toi, Catherine.

CATHERINE.

L’orgie après le meurtre ; ainsi doivent finir toutes les journées de Pierre-le-Grand...

PIERRE.

Celle-ci n’est pas encore complète, Catherine... entends-tu retentir les cloches de notre cathédrale comme au jour de ton couronnement... Eh bien, elles annoncent que le tsar peut renverser à la face de tous celle qu’il a placée sur le trône à la face de tous.

Se retournant vers les fautes qui l’entoure.

Amis, que votre joie, que vos chants redoublent encore ! et moi... moi... mes brayes matelots... mes anciens compagnons... je veux chanter aussi... pour toi, pour toi surtout, Catherine, un des couplets de notre chant national...

Tout le monde se presse autour de lui, Catherine s’assied sur le devant de la scène, sans cesser de le regarder un instant.

PIERRE, chantant avec une sorte de délire, et en lançant sur Catherine un œil farouche qui effraie tous ceux dont il est entouré.

Maître de notre sort,
Le tsar est un dieu tutélaire :
Envers lui, notre père,
Craignons, craignons d’avoir tort...

Pendant ces deux derniers vers, la voix du tsar s’affaiblit par degrés. Il porte la main à sa poitrine, comme pour contenir les souffrances qu’il éprouve. Il retrouve un peu plus de force pour chanter les vers suivants, qu’il adresse plus visiblement encore à Catherine.

On appelle... sa colère...
L’ambassadeur... de la mort.

Il chancelle... puis cherche vainement à tirer son poignard, el ses lèvres murmurent encore la reprise des deux vers précédents.

On appelle... sa... colère...
L’am... bas... sadeur de... la...

Sa voix s’éteint tout-à-fait, et il tombe renversé la face contre terre : effroi général... Tout le monde se presse en silence autour de lui... Grégori se met à genoux auprès du tsar, le touche, et après un long intervalle de silence et d’anxiété, dit.

Mort !!

TOUS LES PERSONNAGES.

Mort !...

GRÉGORI.

Le tsar Pierre Ier est mort... Vive Catherine Ier, impératrice de Russie !

CRI GÉNÉRAL.

Vive l’impératrice !

Tableau... Ivanovitch semble furieux, et lui seul ne rend pas hommage à Catherine. Tous les autres sont à ses genoux autour de cadavre de Pierre. On entend de nouveau retentir les cloches de la cathédrale.

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