Noémie (Adolphe D’ENNERY - René CLÉMENT)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 31 octobre 1845.

 

Personnages

 

LE COMTE D’AVRIGNY

ÉLÉONORE D’AVRIGNY, son neveu

JULES DE MORNAS

UN DOMESTIQUE

NOÉMIE

VALENTINE DE QUERCY, pupille de d’Avrigny

ANETTE, sa sœur de lait

MARGUERITE, femme de charge

INVITÉS

NOTAIRE

DOMESTIQUES

 

La scène est dans une maison de campagne de Madame de Quercy.

 

 

ACTE I

 

Un jardin de la maison de campagne de Madame de Quercy. À gauche, un pavillon. À droite, une table de pierre ; et, à côté, une chaise verte. À droite, à gauche, au deuxième et au troisième plans, allées qui conduisent an château et à l’extérieur.

 

 

Scène première

 

JULES, ÉLÉONORE, UN DOMESTIQUE

 

JULES, entrant du fond, à droite, à un Domestique, qui sort du pavillon.

Annoncez-moi à ma tante et à ma cousine, les dames de Quercy.

ÉLÉONORE, qui le suit.

Prévenez M. le comte d’Avrigny, mon oncle, de mon arrivée... Ce cher Jules, que je suis heureux de le revoir !...

Le Domestique sort par le fond, à gauche.

JULES.

Ce cher Éléonore !... Ah ! ça... et les plaisirs... et les amours ?...

ÉLÉONORE.

Mais je ne me plains pas... Toutes les femmes sont folles de moi.

JULES, riant.

Et cela ce conçoit.

ÉLÉONORE.

Ce qui n’a pas empêché que l’on s’occupât beaucoup de toi.

JULES.

Vraiment !

ÉLÉONORE.

Ton brusque départ avait produit un effet prodigieux... Les bruits les plus... fantastiques ont couru sur ton compte ! L’Opéra entier s’en était ému pendant un grand mois !...

JULES.

L’Opéra est mille fois trop bon.

ÉLÉONORE.

Lorsque tous les esprits furent distraits par un événement de la plus haute importance.

JULES.

Un événement ?...

ÉLÉONORE.

Les débuts d’une nouvelle danseuse ; une vraie houri : dix-huit ans, des cheveux noirs, des yeux noirs, des dents... blanches ! une Italienne pur sang. Le club en raffola ; cent adorateurs formaient son cortège... Et moi, mon cher !... moi, je fus le préféré... Je n’eus qu’à paraître pour qu’elle devint... folle de moi... J’en étais sûr d’avance... et je ne me trompe jamais !...

JULES.

Toujours heureux... Je te reconnais bien là.

ÉLÉONORE.

Oui, mon ami ; pendant six mois, je fus le plus fortuné des hommes ; vous filions des jours d’or et de soie !... C’est étonnant comme l’or filait !... Mais il y a cinq semaines, un matin, un vendredi... treize... j’apprends que Caroline, l’ingrate Caroline, a quitté sa maison de la rue de Provence pour l’hôtel d’un boyard de la rue de Londres !... Trahir sa patrie ! quelle petitesse ! C’est effrayant comme les coulisses passent à l’étranger ! Il n’y a plus que le Cirque-Olympique qui soit resté théâtre national.

JULES, riant.

Pauvre garçon !

ÉLÉONORE.

Oui, pauvre est le mot, car j’étais ruiné ; et je méditais déjà les choses les plus funestes, quand mon nabab d’oncle, qui, jadis, du fond de l’Indostan, m’avait octroyé sa malédiction, veut bien m’apprendre qu’il est de retour... qu’il me pardonne... et que ses bras et son coffre-fort me sont ouverts.

Air de Madame Favart.

Avec mon ardeur ordinaire,
J’arrive en post’ pour embrasser
Un oncle aussi millionnaire :
On ne saurait, mon cher, trop se presser.
Parent modèle, oncle admirable !
Pour son neveu, son cœur, en ce beau jour,
Montre un amour inépuisable,
Et sa fortune est comme son amour.

Ah ! ça, et toi, M. le saint, qu’as-tu fait pendant ton exil ?

JULES.

Oh ! mon ami, ce fut le temps le plus heureux de ma vie ! Fatigué de cette existence de Paris, si bruyante et si folle, je m’étais retiré dans ma terre de Murville... Là, je retrouvai ce calme d’esprit que j’avais perdu ici. Je fus charmé de cette vie tranquille et de la franchise de nos bons paysans.

ÉLÉONORE.

Tu fis des rosières ?

JULES.

Moi ! par exemple...

ÉLÉONORE.

Comment !... pas la moindre petite ?

JULES.

Non... Mais, chez un de mes fermiers, je découvris une jeune fille, d’une beauté... d’une candeur...

ÉLÉONORE.

Allons donc... voilà ma rosière !... J’en étais sûr ! Je ne me trompe jamais !...

JULES.

Une pauvre enfant, élevée dans un couvent, et qui en était sortie pour venir soigner sa mère malade... sa mère qui mourut entre ses bras.

ÉLÉONORE, tristement.

Hélas !...

Changeant de ton.

Fin du premier chapitre... Après ?...

JULES.

Je ne la voyais que bien rarement ; car elle était si chaste, si pure, que j’osais à peine faire naître une occasion de rencontre.

Air du Baiser au Porteur.

Lorsque j’étais en sa présence,
Nous demeurions interdits tous les deux,
Aucun de nous ne rompait le silence.
Mais, grâce au langage des yeux,
Nos cœurs se devinaient au mieux.
Je la voyais tout émue, et moi-même,
À son aspect, je me entais troublé.
Et nous nous étions dit : Je t’aime !
Sans nous être jamais parlé.

ÉLÉONORE.

Eh bien ! ce n’est pas comme moi avec l’ingrate Caroline...

Reprenant la fin de l’air, sans accompagnement.

Nous nous disions souvent : Je t’aime !
Sans nous être jamais... aimés.

JULES.

Enfin, je l’adorais tellement que j’aurais été capable de lui offrir mon nom...

ÉLÉONORE, riant.

Ah bah ! tu épouses... Il épouse !... Il est superbe !... parole d’honneur !

JULES, sérieusement.

Oui... j’allais peut-être lui demander sa main, lorsque tout-à-coup, elle disparut sans que personne connût ni le motif de ce départ, ni le lieu de sa retraite.

ÉLÉONORE.

Bah ! console-toi, en la reverras. Qui sait ? elle sera venue à Paris ; et tu la retrouveras peut-être au rendez-vous général des naïves beautés villageoises : dans le corps du ballet de l’Opéra...

JULES.

Elle !

ÉLÉONORE.

Justement, je crois que depuis huit jours nous en avons une nouvelle. Oui, une jolie petite brune... Dans le tas, à gauche...

JULES.

Je te répète que ce n’est pas à l’Opéra que je dois retrouver celle que j’aime...

ÉLÉONORE.

Nous verrons... En attendant, je voudrais bien sa voir ce qui a décidé mon oncle à se réconcilier avec moi.

JULES.

Mais cette réconciliation n’est elle pas toute simple ! Ton oncle est encore jeune... trente-six ans... je crois ?

ÉLÉONORE.

Non... trente-neuf...

JULES.

Non, Trente-six...

ÉLÉONORE.

Du tout, trente-neuf.

JULES.

Soit : mais à cet âge on est indulgent... D’ailleurs, tu es son unique parent.

ÉLÉONORE.

Et c’est aussi là-dessus que je compte... Je me suis toujours dit : Mon oncle n’a que moi d’enfant... je veux dire d’héritier... Mais, cette fois, il avait déclaré qu’il ne consentirait à me revoir que le jour où je deviendrais raisonnable... le jour où je me marierais... Tiens ! mais j’y pense... il veut peut-être me...

Voyant Valentine.

Oh !... une jeune personne !

 

 

Scène II

 

JULES, ÉLÉONORE, VALENTINE

 

JULES.

Ma bonne petite cousine !

VALENTINE.

Ma mère va être bien heureuse de vous voir, mon cousin... Il y a si longtemps que nous n’avions eu de vous ni visites ni nouvelles ; c’est bien mal.

JULES.

Pardonnez-moi, ma chère Valentine ; ma santé m’avait éloigné de Paris pour quelques mois ; mais, me voici rendu à mes parents, à mes amis.

ÉLÉONORE, à part.

Elle est fort bien...

Haut.

Mademoiselle...

Il la salue.

VALENTINE.

Pardonnez mon étourderie, monsieur... M. Éléonore, je crois ? Elle sourit.

ÉLÉONORE.

Éléonore d’Avrigny... Ce nom vous fait sourire.

VALENTINE.

C’est une singulière fantaisie de votre parrain.

ÉLÉONORE.

Qui ne s’explique que par l’époque où je vins au monde. Je suis né sous l’empire, dans un temps où la partie consommait beaucoup d’hommes, ce qui fait que mon père désirait ardemment une fille !... C’est probablement pour se faire une douce illusion qu’il m’a appelé Éléonore, et c’est pour la prolonger, sans doute, que jusqu’à dix ans on m’a laissé en robe.

VALENTINE.

En robe ?

ÉLÉONORE.

Oui, mademoiselle, oui, en robe... J’avais des petites manchettes, des petites collerettes, des petites bavettes ! Je jouais avec les petites filles, à la Tour, prends garde... j’ai chanté Sur le pont d’Avignon, et Nous n’irons plus au bois, jusqu’à quatorze ans et demi... Vous comprenez que cela m’a fait perdre bien du temps dans une... naïveté... ridicule. Heureusement, je me suis diablement rattrapé... À présent, je dois être au pair... Oh ! oui, je suis au pair ; car, figurez-vous, mademoiselle, qu’à l’Opéra...

JULES, l’interrompant.

Éléonore !...

À Valentine.

Mais comment se fait il que vous habitiez, vous et ma tante, le château de M. d’Avrigny ?

VALENTINE.

Mon père, qui était son compagnon d’armes, m’a recommandée à lui en mourant, et l’a chargé de ma tutelle. Il y a quelque temps, mon nouveau tuteur écrivit à ma mère, la priant d’acheter pour lui l’ancien château de sa famille, qui était en vente, et de s’y installer avec moi, en attendant son retour.

ÉLÉONORE.

Ah ! mademoiselle, mon oncle est votre tuteur...

À part.

Et il me pardonne, et il m’appelle ici... lui qui ne veut me revoir qu’à l’occasion de mon mariage... Est-ce que j’aurais deviné...

Regardant Valentine.

Elle me plairait.

VALENTINE.

Enfin, il y a deux mois que, rentré en France, il est venu s’établir près de nous. J’avais peur de lui d’abord... Un tuteur !... Je les avais tous vus dans les comédies, si méchants, si vieux, si laids...

ÉLÉONORE.

Oui, des tuteurs qui veulent contraindre leurs jolies pupilles à les épouser... d’affreux tuteurs, enfin ; mais, mon oncle...

VALENTINE, vivement.

Quelle différence !

JULES, l’observant.

Ah ! vous trouvez.

VALENTINE.

D’abord, il n’a que trente-six ans...

ÉLÉONORE.

C’est-à-dire, trente-neuf... trente-neuf.

VALENTINE.

Il est si bon, si gai, si indulgent, que tout le monde l’aime ici.

JULES, avec intention.

Tout le monde ?

VALENTINE.

Oui, monsieur, tout le monde !... Et puis, il tient compagnie à ma pauvre mère, qui, vous le savez, de quitte presque plus son fauteuil... Ils s’enferment pour causer ensemble... Mais je sais de quoi il s’agit... c’est d’un mariage.

ÉLÉONORE, à part.

J’en étais sûr ! Je ne me trompe jamais !

JULES, à Valentine.

Un mariage... pour vous ?

VALENTINE.

Mais je crois qu’oui.

ÉLÉONORE, à part.

Nous y voilà...

Haut.

Et connaissez-vous celui qu’on vous destine ?

VALENTINE, avec un peu d’embarras.

Je crois que oui aussi.

ÉLÉONORE, à part.

Ah ! c’est plus avancé que je ne pensais...

Haut.

Et tout cela n’a pas l’air de trop vous fâcher.

VALENTINE.

Moi ? mais au contraire...

Baissant les yeux.

J’ai peut-être tort de dire cela.

ÉLÉONORE.

Du tout, mademoiselle...

Se redressant.

Vous avez bon goût... Il n’y a pas là de quoi rougir.

JULES, bas à Éléonore.

Qu’est-ce que tu dis ?...

ÉLÉONORE, de même.

Je dis que je comprends à présent l’empressement de mon oncle à me faire venir.

JULES.

Air du Charlatanisme.

Quoi ! tu penses ?...

ÉLÉONORE, le prenant à part.

Pour mettre fin
À ma folle et joyeuse vie,
Mon oncle veut, j’en suis certain,
Qu’à ta cousine on me marie.

JULES.

Que dis-tu ?

ÉLÉONORE.

Je dois lui céder.
À clor’ dignement ma carrière
Le mariage va m’aider.
En fait de folie il faut toujours garder
La plus forte pour la dernière.

JULES.

Mais, mon ami, permets... je crois...

ÉLÉONORE, l’interrompant.

Oui, oui, je sais ce que tu vas me dire, que je suis encore bien jeune... Mais bah ! j’en ai fait mon deuil.

JULES.

Mais écoute-moi donc...

ÉLÉONORE, de même.

Assez... assez... devant elle, ça n’est pas convenable.

JULES, à part.

Au diable le fat !...

À Valentine.

Mais, pardon, ma cousine, nous vous oublions...

ÉLÉONORE, faisant l’empressé.

Mais du tout, du tout, je suis loin d’oublier mademoiselle.

JULES.

Il me tarde d’embrasser ma tante.

VALENTINE.

Je vais vous conduire auprès d’elle...

À Éléonore.

Veuillez nous excuser, monsieur... votre oncle est à la chasse, et je pense que bientôt...

ÉLÉONORE.

Comment donc, mademoiselle, ne vous gênez pas, je vous en prie...

Air : Fargeau.

Va, cher ami, va rejoindre ta tante,
Moi, de mon oncle, ici, je guette le retour.

Bas à Jules.

Je vais rêver, dans une aimable attente,
Aux doux trésors que me promet l’amour.

Ensemble.

JULES.

Venez, venez, près de ma chère tante ;
Vous seule ici pourrez me guider en ce jour.
Toi, mon ami, dans une aimable attente,
Rêve aux trésors que te promet l’amour.

VALENTINE.

Venez, venez, auprès de votre tante ;
Je veux moi-même ici vous guider en ce jour.
De vous revoir elle sera contente,
Car tous ses veux étaient votre retour.

Jules et Valentine sortent.

 

 

Scène III

 

ÉLÉONORE, puis D’AVRIGNY

 

ÉLÉONORE.

Encore une ! Décidément, je suis fâché de n’avoir pas fait une liste de mes conquêtes, de n’avoir pas tenu un compte régulier et en partie... triple de mes séductions... çà ferait à présent un très joli total... Celle-ci est charmante... adorable... Et c’est mon oncle qui m’a découvert cela... Oncle vénéré... je te donne ma bénédiction !

D’AVRIGNY, entrant, sur les derniers mots, par la droite.

Merci !

ÉLÉONORE.

Tiens !... c’est vous.

D’AVRIGNY.

Moi-même...

Il se débarrasse de son chapeau, de son fusil et de sa carnassière, qu’il donne à un Domestique.

ÉLÉONORE.

Ah ! mon bon oncle, que de grâce j’ai à vous rendre.

D’AVRIGNY.

Pour l’argent que je l’ai envoyé ?... belle misère ! J’en ai trop pour moi, tu n’en as pas assez pour... ces dames ; je t’en donne : il n’y a pas grand mérite à cela. D’ailleurs...

Allant s’asseoir près de la table, à droite.

Air De sommeiller encor.

Un oncle, la chose est connue,
De son bien n’est que le fermier,
Et tôt ou tard il le restitue
À son neveu, rigide créancier.
Tout l’argent qu’un vieil oncle donne
N’est donc qu’un intérêt moral,
Qu’il paie, afin qu’on lui pardonne
De faire attendre un peu le capital.

ÉLÉONORE.

Oui, je sais que vous êtes bon, généreux... Mais du reste, mon oncle, si vous donnez avec désintéressement, j’ose dire que je reçois avec noblesse... si vous savez offrir, je crois savoir accepter.

D’AVRIGNY.

Tu sais parfaitement accepter.

ÉLÉONORE, lui prenant la main.

J’aime à voir que vous me rendez justice.

D’AVRIGNY.

Mais ce n’est pas pour cela que je t’ai appelé près de moi...

ÉLÉONORE.

C’est égal... ce serait encore pour cela, qu’il ne faudrait pas vous gêner.

D’AVRIGNY, se levant.

Mon cher neveu, tu as une grande expérience des femmes...

ÉLÉONORE.

Une très grande, mon oncle.

D’AVRIGNY.

Ce n’est pas comme moi, qui ai passé quinze ans de ma vie à bord d’une frégate, au milieu de mes braves matelots ; aussi, lorsqu’avant de commencer mon existence aventureuse de marin, il m’est arrivé d’aimer une fois... une seule, dont le souvenir est toujours gravé là... je l’ai dit tout bonnement comme je le pensais...

ÉLÉONORE.

En vérité ?... mon pauvre oncle !... mais c’est l’enfance de l’art...

D’AVRIGNY.

Oui, c’est un art pour vous autres, un art que j’ai toujours ignoré complètement ; et comme je me rends justice, comme je sais que je ne suis plus ni bien beau ni bien jeune...

ÉLÉONORE, se récriant avec affectation.

Oh ! trente-six ans...

D’AVRIGNY.

Du tout... trente-neuf... trente-neuf !...

ÉLÉONORE.

Ah bah ! j’ai toujours cru que c’était trente-six !...

À part.

Je le savais... c’est pour le flatter...

D’AVRIGNY.

Et de plus, deux ou trois blessures...

ÉLÉONORE.

Eh ! c’est honorable...

D’AVRIGNY.

Enfin, quand je me trouve en face d’une femme, j’hésite, je tremble, j’ai peur de faire peur... et je ne suis en état ni de m’en faire comprendre ni de la juger.

ÉLÉONORE.

C’est singulier... Moi, au contraire, je juge à la première vue... L’amour, c’est mon champ de bataille, à moi, et j’ai là un coup d’œil... napoléonien.

D’AVRIGNY.

Eh bien ! tu me diras ton opinion sur une personne...

ÉLÉONORE, avec importance.

Que... je... connais...

D’AVRIGNY, étonné.

Comment !... déjà ?...

ÉLÉONORE.

Parbleu ! et mon coup d’œil !... il s’agit de Mlle de Quercy.

D’AVRIGNY.

Tu l’as donc vue ?

ÉLÉONORE.

Tout à l’heure, ici.

D’AVRIGNY.

Et franchement... tu la trouves ?...

ÉLÉONORE.

Adorable !... De la beauté, de la grâce, de l’esprit, beaucoup d’esprit... car elle m’a paru m’apprécier tout de suite.

D’AVRIGNY.

En sorte que tu penses ?...

ÉLÉONORE.

Je pense, mon oncle, que c’est un excellent parti, et j’approuve ce choix de tout mon cœur.

D’AVRIGNY.

Ainsi, tu n’as ‘aucune objection à faire ?

ÉLÉONORE.

Aucune... ce mariage me comble de joie.

D’AVRIGNY, à part.

Mais c’est qu’il prend ça bien mieux que je ne l’espérais...

Haut.

Je n’en attendais pas moins de toi, mon ami, de ton cœur... Ce désir de voir accomplir le plus cher de mes veux fait ton éloge. C’est que, vois tu, il n’y a pas de temps à perdre, si je veux un jour embrasser des petits d’Avrigny...

ÉLÉONORE.

Soyez tranquille, mon oncle, vous en embrasserez, vous en embrasserez beaucoup.

D’AVRIGNY.

Ce cher Éléonore... As-tu besoin d’argent ?

ÉLÉONORE.

Toujours, mon oncle... Oh ! mais... cette fois... ce n’est pas pour moi... c’est un ami que je veux obliger.

À part.

Obliger à ne pas me poursuivre.

MARGUERITE, entrant.

Le déjeuner est servi, monsieur, et ces dames sont à table.

D’AVRIGNY.

Allons, viens. Décidément, mon neveu, je suis content de toi...

Il lui donne un portefeuille.

Tiens !...

ÉLÉONORE.

Décidément, mon oncle, je suis fort satisfait de vous...

Il prend le portefeuille.

Merci !...

D’AVRIGNY.

Allons, viens-tu ?...

ÉLÉONORE.

Non, pardon... mon ami m’attend... Déjeunez sans moi...

À part.

Je cours jusqu’à la poste.

D’AVRIGNY.

Air de Renaudin. (Vaudeville final.)

Parlons, car on ne doit jamais
Se faire attendre d’une dame,
Tant qu’elle n’est pas notre femme.

ÉLÉONORE.

Quitte à se rattraper après.

ENSEMBLE.

Partons, etc.

Ils remontent, et se séparent pour sortir, d’Avrigny par la gauche, et Éléonore par la droite.

ÉLÉONORE, en sortant.

Je vous rendrai le portefeuille, mon oncle...

D’AVRIGNY, de même.

Bien !... bien !...

ÉLÉONORE.

Toutes les fois !...

Ils disparaissent.

 

 

Scène IV

 

MARGUERITE, puis NOÉMIE et ANETTE

 

MARGUERITE, rentrant par la gauche.

Je ne me trompais pas, c’est bien un mariage qui se prépare ! Tout à l’heure, Madame de Quercy en est presque convenue avec moi ; et ces invitations qu’on a envoyées... et mademoiselle, comme elle paraît heureuse... Devenir dame, maîtresse de maison, à son âge !

UN DOMESTIQUE, entrant par la droite.

Par ici, mesdemoiselles...

Noémie et Anette entrent.

Adressez-vous à madame...

Il sort.

ANETTE.

C’est ici que demeure Mme de Quercy ?

MARGUERITE.

Qui, mademoiselle.

NOÉMIE.

Ce château appartient à M. d’Avrigny ?

MARGUERITE.

À M. le comte d’Avrigny ; oui, mon enfant.

NOÉMIE, tremblante.

Est-il ici ?

MARGUERITE.

Il vient de rentrer ; il est maintenant à table avec ces dames.

ANETTE.

Oh !... en ce cas... asseyons-nous en attendant. On peut s’asseoir, pas vrai, madame ?...

MARGUERITE.

Certainement... Vous arrivez de Paris ?

ANETTE.

Et de bien plus loin encore ! Nous avons fait soixante-cinq lieues.

MARGUERITE.

Alors vous descendez de la voiture publique ?

NOÉMIE.

Nous ne sommes pas riches, madame... nous sommes venues à pied.

ANETTE.

En nous promenant.

MARGUERITE.

À pied ! soixante-cinq lieues à pied !

ANETTE.

En nous promenant.

MARGUERITE.

Mais vous devez être brisées de fatigue ?

ANETTE.

Non... Moi, d’abord, je ne me fatigue jamais quand je me promène... Seulement, ma pauvre amie n’est pas habituée comme moi... Assieds-toi donc...

Elle la fait asseoir à droite.

MARGUERITE.

Oh ! ne vous gênez pas, ma chambre est là, dans ce pavillon... vous pouvez vous y reposer...

Anette prend le paquet de Noémie, et le porte, avec le sien, dans le pavillon.

NOÉMIE.

Je vous remercie, madame, vous êtes bonne de vous intéresser à nous, vous qui ne nous connaissez pas...

MARGUERITE.

Vous êtes si jeunes, et vous paraissez si honnêtes.

ANETTE, qui sort du pavillon.

Et pour ce qui est de ça... je crois que nous n’avons pas la mine trompeuse.

MARGUERITE.

Vous désirez donc parler...

ANETTE.

À Mlle Valentine de Quercy.

MARGUERITE.

À mademoiselle... Mais qui lui annoncerai-je ?

ANETTE, étonnée.

Plaît-il ?...

NOÉMIE.

Veuillez dire, madame, que c’est sa sœur de lait qui est venue avec sa compagne, son amie.

MARGUERITE.

Sa sœur de lait... Ah ! oui, mademoiselle a écrit qu’on a lui envoie, lorsqu’elle a su que la pauvre enfant était orpheline

ANETTE.

Justement... oui, c’est bien cela.

MARGUERITE.

Je vais la prévenir... Attendez ici ou dans ce pavillon... Dès qu’on sera sorti de table, je vous le ferai savoir.

ANETTE.

Merci bien, madame...

Marguerite sort.

NOÉMIE, avec émotion et regardant autour d’elle.

Ici... c’est ici... Oh ! comme le cour me bat !...

ANETTE.

Tiens ! te v’là tout émue, tout agitée, comme le jour où tu t’es décidée à partir. Qu’est-ce que tu as donc ?...

NOÉMIE.

Tu le sauras... tu le sauras bientôt.

ANETTE.

Eh ben ! vrai, je n’en serai pas fâchée ; car, je ne comprends rien à ce qui nous arrive. Quand j’ai reçu c’te lettre de Mlle de Quercy, qui voulait bien se sou venir de moi, qu’elle n’avait pas vue depuis l’âge de quatorze mois ; quand j’ai vu qu’elle m’offrait une place auprès d’elle, j’ai d’abord trouvé ça bien beau, bien séduisant... « Mais, minute, que je me suis dit après... Quitter Noémie... oh ! cela ne se peut pas. » Et je n’y songeais déjà plus ; mais, v’là qu’après avoir lu c’te lettre à ton tour, tu t’es écriée : « Oh ! je m’en vais... je pars... Il le faut, il le faut ! » Et il y avait deux grosses larmes dans tes yeux. Alors, moi, sans rien te demander, sans l’interroger, j’ai couru à la maison, j’ai embrassé m’a vieille marraine, qu’est ma seule parente au monde... j’ai dit adieu à not’ gros chien César, qui est mon seul ami au village... j’ai fait mon petit paquet, je suis venue te dire : me v’là ! et une heure après nous étions en route...

NOÉMIE.

Oh ! tu n’as pas hésité... Anette, tu es une bonne fille...

ANETTE.

Dame ! nous sommes orphelines toutes les deux... et si je t’aime beaucoup, ça n’est pas étonnant... je n’ai que toi à aimer.

NOÉMIE.

Et pendant toute la route, tu ne m’as pas fait une seule question.

ANETTE.

Non... et ça m’a gênée... parce que ne rien savoir et de rien demander... c’est pas naturel... Mais maintenant que nous v’là arrivées, tu vas me dire ce que nous venons faire ici, et ce que nous venons y trouver.

NOÉMIE.

Peut-être le bonheur, l’accomplissement de nos plus beaux rêves.

ANETTE.

Et ce bonheur ?...

NOÉMIE.

Il est là, dans cette lettre, qui contient tout notre avenir, toute notre fortune.

ANETTE, retournant la lettre.

Tout ça dans une lettre ?

NOÉMIE.

Et ce destin, quel qu’il soit, je le partagerai avec toi.

ANETTE.

Alors, la lettre est à nous deux ?... Puisque c’est à nous deux, j’ai le droit de savoir ce qu’il y a dedans... Si c’était un mari ?

NOÉMIE.

Mieux que cela !

ANETTE.

Mieux que cela... Deux maris ?

NOÉMIE.

Oh ! ne ris pas, la joie me fait mal... Celle lettre a été écrite par ma mère mourante, c’est son dernier adieu à la seule affection sur la terre... à mon père.

ANETTE, tristement.

Ton père... Tiens ! t’as eu un père, toi... moi, pas.

NOÉMIE.

Écoute : le jour où ma pauvre mère se mourait, moi, j’étais à son chevet, brisée de douleur et de désespoir !... « Néomie, me dit-elle, ma fille bien-aimée, il faut rassembler toutes les forces, tout ton courage, pour écouter avec calme ce que j’ai à t’apprendre. » L’écouter avec calme ! est-ce que je le pouvais !... « Je le veux ! » me dit-elle ; et je dévorai mes larmes. Alors, elle me parla de mon père, dont je n’avais jamais entendu prononcer le nom !... Depuis dix-huit ans, elle vivait loin de lui, pauvre et abandonnée !... loin de lui, qui devait être riche, heureux et honoré ! Il l’aimait bien, cependant... mais une famille ambitieuse et fière s’était placée entre eux, les avait séparés ! On le menaça, lui, de l’abandon, de la misère, s’il déshonorait le nom de ses nobles ancêtres... Et pour le sauver, ma mère se sacrifia ! Pour lui, elle abandonna notre village, tandis qu’on embarquait mon père sur un vaisseau qui l’emporta dans un pays lointain ! Et plus tard, lorsqu’il revint, on lui fit croire qu’elle était morte !

ANETTE.

Pauvre mère !

NOÉMIE, pleurant.

Oui, pauvre mère ! me suis-je écriée aussi ! « Oh ! bien malheureuse... et bien désespérée, me dit-elle ; car, après quelque temps, lorsque je trompais ma douleur par le souvenir de mon sacrifice, lorsque j’étais fière de l’avoir sauvé en me perdant, je sentis avec épouvante que ce n’était pas seulement mon bonheur et ma vie que j’avais donnés, mais aussi le bonheur et la vie de mon enfant... Je sentis enfin que j’allais être, mère... Oh ! alors, je mis à rechercher celui dont on m’avait séparée, toute l’ardeur, toute la persévérance que j’avais mise à le fuir... mais toujours... toujours inutilement... Toi, ma fille, tu seras peut-être plus heureuse... Dieu secondera les efforts de l’enfant innocente et pure, il te rendra ton père... et quand tu l’auras retrouvé, remets-lui cette lettre, Noémie, il te donnera un appui plus ferme que celui que tu perds aujourd’hui, une tendresse égale à celle que j’ai toujours.ene pour toi...

Air du Savoyard. (Bérat.)

« Mon enfant, bonne espérance.
« En Dieu mets la confiance ;
« Il te rendra, je le pense,
« À l’ami que j’ai perdu...
« Dis-lui qu’à ma dernière heure
« C’est encor lui que je pleure,
« Lui qu’en mon humble demeure,
« Hélas ! je n’ai pas revu !... »
Puis, elle est morte, ma mère...
Morte !... mais, auparavant,
Elle a prié pour mon père,
Elle a béni son enfant.

Moment de silence, pendant lequel les deux jeunes filles essuient leurs larmes.

ANETTE.

Noémie... je comprends maintenant que tu aies voulu quitter le pays... Mais pourquoi est-ce en lisant c’te lettre de Madame Valentine de Quercy...

NOÉMIE.

Que je me suis décidée à partir, à venir ici ?... c’est qu’elle l’attendait, disait-elle, au village de Saint Florentin, dans le château du comte d’Avrigny, et que le comte d’Avrigny... c’est mon père...

ANETTE.

Lui... ton père !...

NOÉMIE.

Comprends-tu maintenant ? comprends-tu toute ma joie, tout mon bonheur, tout mon délire !... Je suis ici près de lui... je vais le voir, l’embrasser... je ne serai plus seule au monde ! J’aurai un père ! un père que j’aimerai, que je chéris déjà de toute mon âme, et dont la tendresse me paiera au centuple ce que j’ai sacrifié pour lui.

ANETTE.

Ce que tu as sacrifié... De quoi parles-tu ?

NOÉMIE, baissant les yeux.

Oh ! c’est vrai... tu ne sais pas... je ne t’ai jamais dit...

ANETTE.

Quoi donc ?... Tiens ! le v’là toute tremblante... tu rougis, tu baisses les yeux... Est-ce que par hasard...

NOÉMIE, à voix basse.

Oui !

ANETTE.

Ah bah !... Et qui donc ?...

NOÉMIE.

Un jeune homme bien honnête, bien bon, bien noble surtout.

ANETTE.

Tiens ! tiens ! tiens !...

NOÉMIE.

Sans mon père, que je retrouve aujourd’hui, jamais je n’aurais espéré devenir sa femme, et c’est pour cela que j’ai dû le fuir.

ANETTE.

Oui, mais maintenant que le v’là grande dame... À propos, et moi, tu m’aimeras tout de même, n’est-ce pas ?...

NOÉMIE.

Ne t’ai-je pas dit que tout mon bonheur serait à nous deux ?...

ANETTE.

Si fait, mais un père, ça ne se partage pas.

NOÉMIE.

Non, mais...

ANETTE.

Mais... mais... un amoureux non plus... du moins je ne crois pas... Ah bah !... ça m’est égal... sois gaie, sois contente, c’est tout ce qu’il me faut... Quant aux hommes, c’est drôle, je ne peux pas les souffrir, moi ; ce n’est pas moi qui les aimerai jamais ! Dieu, ces affreux hommes !... ils sont trop méchants...

Avec colère.

Tiens... en voilà un !...

Avec joie.

Ah ! comme il est gentil !...

 

 

Scène V

 

MARGUERITE, NOÉMIE, ANETTE, JULES

 

JULES, courant du fond, à gauche.

Noémie !

ANETTE, regardant Jules.

Hein !

JULES.

Vous, vous ici !

ANETTE, regardant Noémie.

Ah bah !

JULES.

Je ne puis en croire mes yeux ! c’est vous que je retrouve dans cette maison, vous, Noémie, dont le départ m’avait rendu si malheureux...

ANETTE, la prenant à l’écart.

Ah ! ça, qu’est-ce qu’il dit donc, ce monsieur ?

NOÉMIE, bas.

Mais, c’est lui, ma sœur, c’est lui !

ANETTE.

Comment, lui ?

NOÉMIE.

Lui, lui, que je fuyais.

ANETTE.

Ah ! j’y suis ! Mais, dis donc, pour un homme que tu fuyais, tu as l’air bien heureuse de le revoir.

JULES.

Vous être éloignée de moi !... n’avoir pas même daigné me dire pourquoi cette brusque absence... Oh ! vous ne m’avez jamais aimé !

NOÉMIE.

Je suis partie, M. Jules, parce qu’un devoir sacré me l’ordonnait, et aussi, je l’avoue, parce que j’avais peur.

JULES.

Peur ?...

NOÉMIE.

Oui, peur de vous, peur de moi peut-être ; j’ai fui devant un amour auquel je n’aurais pu répondre.

JULES.

Mais, cet amour était pur comme vous, chaste comme vous. Je vous aimais assez pour attendre le jour où, maître de moi-même, maître de mes actions et de ma volonté, je viendrais vous dire : Noémie, je ne puis vous donner qu’une fortune et un titre, à vous qui pouvez me donner le bonheur... Noémie, voulez-vous être ma femme ?

NOÉMIE, à part.

Moi, moi sa femme !...

Haut.

Si vous m’aviez dit cela, M. Jules... mon devoir m’eût dicté un refus.

JULES.

Un refus !

ANETTE.

Un refus ? Pourquoi donc ? Il me semble que monsieur ferait un très bon petit mari.

NOÉMIE.

M. Jules, le vicomte de Mornas ne peut pas épouser une pauvre orpheline, une fille sans fortune et sans nom : voilà ce que j’aurais répondu, il y a un mois... Mais, aujourd’hui, dans quelques heures !... peut-être aurai-je de meilleures paroles à vous dire.

JULES.

Aujourd’hui, comment se fait-il ?

UN DOMESTIQUE, entrant.

Madame Marguerite prévient ces demoiselles qu’on est sorti de table, et qu’elles peuvent se présenter chez monsieur.

NOÉMIE, bas.

Je vais le voir... lui... mon père. Oh ! mon Dieu, mon Dieu !...

Elle chancelle.

JULES.

Qu’avez-vous, Noémie ?...

ANETTE.

Eh ben ! eh ben ! v’là que tu le trouves mal à présent.

NOÉMIE, à Jules.

Ce n’est rien...

Bas à Anette.

Mais... le voir... lui parler... Oh !... l’émotion... je n’ai plus de force. Ta main... soutiens-moi, ma sœur... soutiens-moi !

JULES.

Ah !... ciel !

ANETTE.

Eh bien ! remets-toi d’abord... Tiens !... là... dans ce pavillon... c’est la chambre de cette dame...

Ensemble.

Air de M. Hormille.

Elle pâlit, elle chancelle,
Vite, aidez-moi... ma pauvre sœur.

À part.

Daignez, mon Dieu, veillant sur elle,
Lui rendre un père et le bonheur.

JULES.

Elle pâlit, elle chancelle,
D’où peut naître sa douleur ?
Ici quelle triste nouvelle
Jette le trouble dans son cœur !

Elles entrent dans le pavillon.

JULES, un instant seul.

Mon Dieu ! mais qu’a-t-elle ?...

Au Domestique.

Il faut appeler du secours, prévenir Madame Marguerite.

ANETTE, qui sort du pavillon.

Non... c’est inutile... Rassurez-vous, monsieur, cela ne sera rien... La fatigue du voyage... et puis, une émotion dont je ne puis vous dire le motif...

JULES, à lui-même.

C’est singulier... ce mystère... sa présence dans cette maison...

ANETTE, bas au Domestique.

Ah ! tenez... vite... cette lettre à M. d’Avrigny ; dites-lui qu’on attend la réponse ici...

LE DOMESTIQUE.

Oui, mademoiselle...

Anette rentre dans le pavillon.

Justement, je l’aperçois qui rentre dans le parc ; il vient sans doute de prévenir le notaire...

Il sort par la droite.

 

 

Scène VI

 

JULES, puis ÉLÉONORE

 

JULES.

Le notaire !... Eh ! non, c’est moi qui m’étais chargé de le prévenir !... En vérité, je perds la tête... La joie... Elle m’aime, elle m’en a fait l’aveu ! il y a un mois, je vous aurais refusé, disait-elle ; mais, aujourd’hui... Oh ! aujourd’hui mon bonheur est assuré. Sa candeur, sa sagesse, sont mille fois préférables à la naissance, à la fortune !... Et moi qui doutais d’elle, moi qui l’accusais !

ÉLÉONORE, entrant du fond à droite, une lettre à la main.

Ouf !... C’est une bombe... c’est une tuile... c’est une cheminée !

JULES.

Ah ! c’est toi, mon ami... je suis le plus heureux des hommes !

ÉLÉONORE, sans l’écouter.

Ça m’est bien égal !

JULES.

Je l’ai revue, mon cher, je l’ai revue !...

ÉLÉONORE, sans l’écouter.

Ça m’est bien égal !

JULES.

Mais, qu’as-tu donc ?... Ah ! j’y suis...

À part.

Il a reconnu sa méprise à propos du mariage !...

Haut.

Mon pauvre Éléonore ! sois persuadé, mon ami, que je te plains de toute mon âme...

Il sort.

ÉLÉONORE.

Hein ?... Est-ce qu’il saurait que cette lettre ?... Mais non, c’est impossible ! Cette lettre maudite que l’on m’a remise... j’ai cru que c’était pour moi ! Je l’ai ouverte... et qu’est-ce qui me saule aux yeux dès les premières lignes ?... une cohéritière ! que dis-je ? une légataire universelle, une fille à mon oncle, enfin !... Et elle arrive juste le jour où il allait me marier, où il allait me doter. Mais dès qu’il va l’avoir lue, je suis un homme ruiné !... Je vous demande un peu si cette jeune fille, qui a attendu dix-huit ans... ne pouvait pas encore attendre une quinzaine de jours !... Elle est au jardin, m’a dit ce domestique... Je ne la vois pas... Si je pouvais la décider à partir, du moins pour quelque temps... Mais par quel moyen ?... S’il ne s’agissait que de lui donner de l’argent, beaucoup d’argent... rien ne me coûterait ; mon oncle est si riche !...

 

 

Scène VII

 

ÉLÉONORE, ANETTE, puis NOÉMIE

 

ÉLÉONORE, apercevant Anette qui vient de sortir du pavillon, et qui regarde au fond.

Oh ! une jeune fille !

ANETTE, apercevant Éléonore.

Quelqu’un !

ÉLÉONORE.

Ça doit être ça. Je ne me trompe jamais... Et puis, d’ailleurs, elle a le nez de la famille.

ANETTE.

Excusez, monsieur, je...

ÉLÉONORE.

Elle est gentille !...

ANETTE, à part.

Comme il ne regarde ! Il est tout drôle, ce monsieur !

ÉLÉONORE.

Est-ce vous, mademoiselle, qui avez remis cette lettre ?...

ANETTE.

À un domestique... oui, monsieur.

ÉLÉONORE.

Pour qu’il la porte...

ANETTE.

À M. d’Avrigny... oui, monsieur... Ah ! mon Dieu !

Allant à lui.

Est ce que ça serait vous ?

ÉLÉONORE.

Moi ! mais, du tout, du tout...

À part.

Elle me prend pour son père...

Haut.

Je n’ai que vingt-sept ans, mademoiselle, et, à vingt-sept ans, on ne peut pas avoir...

ANETTE.

Quoi ?...

ÉLÉONORE.

Comment, quoi ?... Quel âge avez-vous ?

ANETTE.

Dix-huit ans...

ÉLÉONORE.

Eh bien ! qui de vingt-sept paie dix-huit, reste...

ANETTE.

Quoi ?

ÉLÉONORE.

Reste neuf... Et ce n’est pas à neuf ans qu’il est possible d’être...

ANETTE.

Quoi ?...

ÉLÉONORE.

Encore, quoi ?... Au fait, ce n’est pas moi : je ne suis que le neveu de mon oncle.

ANETTE.

Ah ! M. d’Avrigny, c’est...

ÉLÉONORE.

C’est mon oncle...

À part.

Voilà le moment difficile. Comment vais-je m’en tirer ?... Je ne trouve pas une syllabe à dire.

ANETTE.

Mais, d’où vient alors que c’te lettre est dans vos mains ?

ÉLÉONORE, embarrassé.

D’où vient que... Mais, dame... c’est...

ANETTE.

C’est qu’il vous l’a donnée ?

ÉLÉONORE.

C’est qu’il me l’a donnée... justement...

ANETTE.

Et... pourquoi ?

ÉLÉONORE.

Pourquoi ?... Mais... pour...

ANETTE.

Pour vous charger de la réponse ?

ÉLÉONORE.

Pour me charger de la réponse, justement...

À part.

Elle est très inventive, cette petite...

ANETTE.

Mais alors, s’il ne la fait pas lui-même, c’est donc... qu’elle n’est pas bonne ?...

ÉLÉONORE.

Oui... c’est qu’elle n’est pas très bonne !...

À part.

 Si nous allons toujours comme ça, ma lâche de vient moins difficile...

ANETTE.

Est-ce qu’il refuse de recevoir son enfant ?... Est ce qu’il la renvoie ?...

ÉLÉONORE.

Non, non, je ne dis pas ça !... Mais, écoulez, mademoiselle. Vous êtes jolie, et ça me peinerait de vous peiner ; mais j’avoue que si vous vouliez retourner là bas, ça arrangerait bien des petites affaires.

ANETTE, avec effroi.

Retourner là-bas !

NOÉMIE, paraissant sur la porte du pavillon.

Qu’entends-je ?

ANETTE.

Oh ! taisez-vous, taisez-vous, monsieur !

ÉLÉONORE.

Et les bienfaits de mon oncle vous у suivraient.

ANETTE.

Ses bienfaits !

Apercevant Noémie, qui a paru pâle et tremblante sur les marches du pavillon.

Dieu !...

 

 

Scène VIII

 

ÉLÉONORE, ANETTE, NOÉMIE

 

NOÉMIE.

Ses bienfaits !...

ÉLÉONORE.

Une autre jeune personne !...

ANETTE.

C’est ma sœur.

ÉLÉONORE.

Comment, sa sœur !... Encore une héritière !...

ANETTE.

C’est mon amie.

ÉLÉONORE.

Oh ! j’y suis, sa sœur, au figuré.

NOÉMIE.

Dites à votre oncle, monsieur, que sa fille, sa fille, entendez-vous, retournera dans son pays.

ÉLÉONORE.

Elle y retournera...

À Anette.

Vous y retournerez... C’est bien !... c’est très bien !...

NOÉMIE.

Elle n’a pas besoin d’argent... son travail lui suffira pour vivre... Sa conscience et le souvenir de sa mère soutiendront son courage.

ÉLÉONORE.

Ce langage... Est-ce que je me serais trompé !... est ce que ce serait celle-ci ?... Permettez, mademoiselle...

NOÉMIE.

Dites-lui encore, monsieur, que ce ne sont pas des secours qu’elle venait implorer. Mais un peu d’affection, un peu de tendresse. « Peut-être, se disait elle, il est vieux et souffrant ! Eh bien !... je serai près de lui, moi ! Et, un jour, ma pauvre mère me dira : Noémie, tu lui as rendu en bonheur tout ce que sa famille m’a donné de désespoir et de larmes : Noémie, tu m’as bien vengée ! »

ÉLÉONORE, à Anette, avec feu.

Vous vous êtes dit cela, mademoiselle !...

À part.

Mais, non, ce n’est pas celle-ci...

Il désigne Anette.

C’est l’autre...

Il montre Noémie.

Pardon, je voudrais vous demander...

ANETTE, pleurant.

Rien, monsieur. Dites à votre oncle qu’il est bien cruel. Il ne sait pas, il ne connait pas celle qu’il renie aujourd’hui. Un jour il comprendra son erreur ; mais il sera trop tard !...

Elle pleure très fort.

ÉLÉONORE.

Des larmes ! c’est bien celle-là... Voyons, écoutez-moi, mademoiselle...

NOÉMIE.

Nous ne devons plus rien entendre. Viens...

ANETTE.

Oui, notre bagage est là !...

NOÉMIE.

Nous ne resterons pas plus longtemps dans cette maison...

Noémie et Anette rentrent dans le pavillon.

 

 

Scène IX

 

ÉLÉONORE, seul

 

Allons, je ne sais plus du tout à quoi m’en tenir !... N’importe... c’est l’une des deux, et puisqu’elles partent ensemble, je suis sauvé... C’est égal, je ne suis pas content de moi. Ce que j’ai fait là, n’est pas... tout-à-fait bien... c’est même horriblement mal !... Si, du moins, elle avait voulu accepter beaucoup d’argent... Ah bah ! après tout, un peu plus tard, tout pourra s’arranger... pour le moment, c’était nécessaire, indispensable, à la conclusion de mon mariage. La raison d’état l’exigeait... Il fallait !...

On entend une ritournelle.

Mais, on vient... Qu’est-ce que tout ce monde, des voisins, des amis ?...

 

 

Scène X

 

ÉLÉONORE, INVITÉS

 

CHŒUR.

Air.

Pour célébrer l’hymen qui les engage,
Vers nos amis accourons en ce jour...
Puissent la paix, le bonheur du ménage,
Heureux époux, couronner votre amour !

ÉLÉONORE.

Qu’est-ce qu’ils disent ?... Ils viennent pour un mariage ?... Ah ! ciel !... j’y suis !... Mon oncle... mon cher oncle... a voulu compléter la surprise. Ce sont mes invités, mes témoins, il ne manque plus que le notaire...

Le Notaire entre.

Bravo !... justement le voilà !... C’est-à-dire qu’à présent je m’attends à tout, parole d’honneur ! Il est capable d’avoir acheté la corbeille à ma place...

Deux domestiques entrent portant une corbeille de mariage.

Là, qu’est-ce que je disais ? Je n’ai pas même un vœu à former...

Allant vers le fond.

Oh ! la mariée, messieurs, voici la mariée, avec le comte d’Avrigny, mon oncle.

NOÉMIE, sortant du pavillon avec Anette.

Mon père !...

Avec émotion.

Je ne partirai donc pas sans l’avoir vu.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, D’AVRIGNY et VALENTINE, MARGUERITE, DOMESTIQUES

 

CHŒUR.

Air.

Oui, célébrons tous l’hyménée
Qui va couronner leur ardeur,
Puisse cette heure fortunée
À jamais fixer leur bonheur.

D’AVRIGNY, tenant Valentine par la main droite.

Mes amis, mes chers voisins, félicitez-moi de mon bonheur !... j’ai l’honneur de vous présenter...

ÉLÉONORE, prenant Valentine par la main gauche.

Nous avons l’honneur de vous présenter...

D’AVRIGNY.

Mme Valentine d’Avrigny...

ÉLÉONORE.

Madame Valentine d’Avrigny... ma f...

D’AVRIGNY.

Ma femme.

NOÉMIE et ANETTE, sur les marches du pavillon un peu cachées par le groupe des invités.

Sa femme !

NOÉME, à part.

Il se marie !...

ÉLÉONORE, à part.

Sa femme... Comment, sa femme !... mais, mais... il se trompe.

D’AVRIGNY.

C’est une surprise que je voulais ménager à tout le monde... mais que tu avais su deviner, toi, mon cher neveu ?...

ÉLÉONORE.

Moi, oui, oui, certainement...

À part.

Sa femme !... Dieu ! si j’étais son oncle... comme je le déshériterais !

NOÉMIE.

Suite de l’air.

Je n’ai plus maintenant la force de partir !

VALENTINE, à Marguerite.

Ma sœur de lait... où donc est-elle ?...

MARGUERITE.

Elle est là !

À Noémie et à Anette.

Venez donc... approchez sans rougir...

VALENTINE.

Laquelle de vous deux ?...

ANETTE.

Vot’ sœur de lait, mamzelle...

NOÉMIE, s’avançant vivement.

C’est moi !...

ANETTE, bas.

Comment ?

NOÉMIE, bas.

Tais-toi !...

MARGUERITE.

C’est donc vous, en ce cas...
Qu’on attend pour servir d’femm’ de chambre à madame !

VALENTINE.

Oui, chère Anette, ici tu resteras...

NOÉMIE, à part.

Ô ma mère !...

VALENTINE, regardant d’Avrigny, comme pour savoir s’il approuve ce qu’elle dit.

À moins...

D’AVRIGNY.

Que je ne blâme !...

À Noémie.

Non... restez, mon enfant !

NOÉMIE, émue.

C’est le vœu de mon âme !...

ÉLÉONORE, à part, montrant Anette.

L’autre est donc ma cousin’... je ne me trompais pas !

L’orchestre continue un tremolo sous les paroles suivantes, jusqu’à la reprise du chœur.

ÉLÉONORE, à part.

Quelle idée Ah ! mon oncle... je vous tiens !...

ANETTE.

Ah ! ça, et moi, qu’est-ce que je vais devenir ?...

ÉLÉONORE, passant près d’elle.

Vous ?... soyez tranquille, mademoiselle, un sort brillant vous est réservé !... Chut !...

ANETTE.

Un sort brillant ?... Est-ce que je serai femme de chambre aussi ?...

NOÉMIE, à part.

Servante !... mais je serai près de lui !... je le verrai du moins !

Reprise du chœur.

D’Avrigny a repris la main de Valentine et salue les invités en se disposant à sortir ; Noémie les suit, en attachant sur son père des regards pleins de tendresse ; Anette ramasse les deux petits paquets qu’elle avait rapportés du pavillon, et que, dans son émotion, elle avait laissé tomber ; Éléonore ne la quitte pas de l’œil.

 

 

ACTE II

 

Un salon richement meublé. Porte au fond. Portes latérales. À gauche, un canapé près d’un petit guéridon. À droite, une petite table à ouvrage.

 

 

Scène première

 

MARGUERITE, JULES

 

MARGUERITE, entrant par le fond avec Jules.

Madame est encore à sa toilette, mais je vais la prévenir que monsieur l’attend.

JULES.

Non, restez, ma bonne Marguerite ; je désire causer avec vous de...

MARGUERITE.

De Mlle Anette.

JULES.

Anette... Oui, oui, de Mlle Anette...

À part.

Je ne puis encore m’habituer à cet inexplicable changement de nom !...

MARGUERITE.

C’est toujours de cette fille que nous parlons en semble, monsieur, parce que vous savez tout le chagrin qu’elle cause à notre jeune dame...

JULES.

Pourquoi ma cousine ne se plaint-elle pas à son mari ?...

MARGUERITE.

Et de quoi se plaindrait-elle, la pauvre enfant ?... des soins trop assidus qu’elle reçoit de Mlle Anette ?...

JULES.

Mais ne m’avez-vous pas dit ?...

MARGUERITE.

Que depuis que M. le comte est retenu dans sa chambre, cette demoiselle ne le quitte pas d’une minute ; elle passe toutes les nuits auprès de lui, comme si une nouvelle venue avait le droit de l’aimer plus que nous, plus que sa femme...

JULES.

Et c’est là le seul reproche que ma cousine ait à lui adresser ?...

MARGUERITE.

Est-ce que ce n’est pas déjà cent fois trop ?... Madame la trouve toujours entre elle et son mari ; et, de son côté, M. le comte préfère ses soins à ceux de tout le monde, à ceux mêmes de sa femme !... Il n’a de confiance qu’en Mlle Anette, il ne voit que par ses yeux, et quand il s’impatiente, quand il s’emporte, malgré l’ordre du médecin, c’est Mlle Anette qui a seule le pouvoir de le calmer !... Une étrangère !... une servante !... Est-ce que vous croyez qu’il n’y a pas de quoi révolter ?... Jusqu’ici, madame ne dit rien, elle affecte même de la reconnaissance en vers celle qui soigne si bien son mari ; mais je la connais, voyez-vous, c’est par fierté qu’elle dissimule ; elle souffre, elle dévore en secret son chagrin et sa jalousie...

JULES.

Mais quels peuvent être les dessins de cette jeune fille, quel peut être son but ?

MARGUERITE.

M. le comte est si riche...

JULES.

Non, non, Marguerite, ce n’est pas cela !... Je l’ai connue autrefois si honnête et si sage... Je ne croirai jamais qu’un odieux calcul...

MARGUERITE.

Alors, c’est donc la jalousie que j’ai surprise dans les yeux de madame, qui serait plus fondée...

JULES.

La jalousie... vous supposeriez !... Ah ! c’est impossible !...

À part.

Et pourtant, cet espoir qu’elle me donnait quand je l’ai retrouvée ici pour la première fois, et qui s’est évanoui dès qu’elle l’a vu... lui !... Oh ! que croire, que penser ?...

Haut.

il y a là un mystère que je découvrirai.

MARGUERITE.

Dieu le veuille !... Puisse ma pauvre maîtresse être moins malheureuse !

 

 

Scène II

 

MARGUERITE, JULES, ÉLÉONORE

 

ÉLÉONORE, qui est entré par le fond, sur les derniers mots.

Amen !... je joins mes vœux aux vôtres !... car je devine l’objet de votre conversation... Il s’agit des infortunes de ma jolie tante, n’est-ce pas ?... Décidément, je ferai de la morale à mon oncle.

MARGUERITE.

Je crains, monsieur, que vous ne soyez pas bien reçu...

JULES.

Je le crains aussi...

ÉLÉONORE.

Et pourquoi ?...

JULES.

À cause du scandale de la conduite... Ton oncle est furieux...

ÉLÉONORE.

Lui !... Allons donc... que je dise un mot, et il me rendra toute son affection, il me prodiguera des louanges, il paiera toutes mes dettes... passées, présentes et futures... et on ne sait pas de quoi il est gros le futur... Prête-moi mille écus...

JULES.

Moi... mais... je ne sais si je dois encourager les folies...

ÉLÉONORE.

Sois donc Tranquille... je le donnerai un bon sur mon oncle, et je le réponds qu’il fera honneur à ma signature...

On entend sonner.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

MARGUERITE.

C’est madame qui appelle...

Elle sort.

JULES.

Tu es donc bien certain de te faire pardonner par M. d’Avrigny ?...

ÉLÉONORE.

Ce que tu nommes le scandale de ma conduite... je n’en doute pas une seconde !...

Tirant un portefeuille.

Tu vois ce portefeuille ?...

JULES.

Eh bien ?...

ÉLÉONORE.

Il  y a dedans, et sous deux enveloppes différentes, deux papiers fort importants ; l’un est la liste complète et détaillée de tous mes créanciers... tu seras là-dessus tout à l’heure, toi !... et en nombreuse compagnie, encore !...

JULES.

Et sous l’autre enveloppe ?...

ÉLÉONORE.

Sous l’autre enveloppe est ma justification !... Une lettre, une simple lettre qui me fera pardonner toutes mes excentricités, toutes mes folies... plus ou moins amoureuses.

JULES.

Ah ! ça, tu es donc, cette fois, bien sérieusement épris ?

ÉLÉONORE.

Ne m’en parle pas, mon cher, je deviens pastoral, je donne dans l’idylle, je tourne au trumeau !... Juste comme toi, naguère... Le trumeau est contagieux...

JULES.

Oh ! moi, c’est fini !...

ÉLÉONORE.

Et si tu connaissais ma nouvelle conquête... une naïveté... une innocence surtout !...

JULES.

Oui... une innocence qui accepte les toilettes que tu lui donnes... qui porte les cachemires que tu lui donnes... et qui se pare des diamants que tu lui donnes !...

ÉLÉONORE.

Justement !... Et voilà le beau, le sublime de son caractère... Juge toi-même à quel point elle est simple et candide... D’abord, elle est venue à Paris pour y chercher... une condition, comme elle dit, et quand je lui ai proposé d’occuper chez moi la place de demoiselle de confiance, elle a accepté cela... de confiance... comme la chose la plus naturelle du monde ; et depuis, elle ne voit dans tout ce que je lui offre, que de simples à-comptes sur ses gages... Elle croit, la pauvre enfant, que ces riches toilettes ne coûtent pas plus que de modestes robes d’indienne ; qu’un superbe cachemire revient au même prix qu’un tartan, et que son bel écrin de diamants ne vaut guère plus que ses anneaux d’oreilles et sa petite croix d’or.

Air.

Telle est sa crédule innocence,
Qu’elle reçoit, sans hésiter,
Tout ce que ma munificence,
Chaque jour, lui fait accepter.
Elle refuserait, sans doute ;
Mais je sais, aimable vaurien,
Lui déguiser ce que ça coûte,
Surtout quand ça ne coûte rien.

JULES.

Mais pour prix de tant de sacrifices...

ÉLÉONORE.

Du tout, mon cher !... Quand, par hasard, j’essaie de lui glisser en tremblant un pauvre petit mot d’amour, elle se fâche et me demande son compte.

JULES.

Ah bah ! Comment... sans plaisanterie... tu te ruines pour une inhumaine ?...

ÉLÉONORE.

Hélas ! oui !... Le lion s’est fait épagneul... Auprès d’elle, mon aplomb m’abandonne, je perds la tête... juste comme toi autrefois... Quand elle me parle, je balbutie, je suis troublé, interdit, comme toi autre fois !... Enfin, mon cher, depuis deux mois, je ne me reconnais plus, je deviens bête... oh ! mais, bêle... comme toi... autrefois.

JULES.

Je te remercie !... Ah ! ça, et ton oncle ?...

ÉLÉONORE.

Aujourd’hui, je lui donnerai ma première enveloppe, celle aux créanciers, et quand il sera bien en train de tonner contre moi... sois tranquille, tu verras l’effet de la seconde... Embrassements, pardon, reconnaissance !... rien n’y manquera... Et cela, grâce à elle !...

JULES.

À elle... Comment ?... Explique-moi !...

ÉLÉONORE.

Impossible, c’est un secret, un secret de famille... Mais, plus tard, tu sauras...

Coup de sonnette.

C’est ma jolie tante... elle se dirige de ce côté. Je reviendrai plus tard...

JULES.

Tu pars ?...

ÉLÉONORE.

Ce n’est pas elle que je veux voir ; d’ailleurs, je lui garde rancune... et mon oncle paiera pour elle... À tantôt...

JULES.

À tantôt...

ÉLÉONORE.

Air : Joyeux et gai comme un pinson. (Journée d’une jolie Femme.)

Adieu, de chaque créancier
Je vais vérifier la dette,
Et faire une liste parfaite
De ce qui me reste à payer.
De mon oncle c’est l’intérêt ;
Lui donnant le plaisir extrême
De payer pour l’enfant qu’il aime,
Je veux le lui donner complet.

Ensemble.

JULES.

Adieu, de chaque créancier
Il faut vérifier la dette !
Ta liste doit être parfaite,
Surtout, ne vas pas m’oublier.

ÉLÉONORE.

Adieu, etc.

Éléonore sort par le fond.

 

 

Scène III

 

JULES, VALENTINE, MARGUERITE

 

VALENTINE, entrant par la gauche.

Ce n’est pas vous que j’ai sonnée, Marguerite... c’est...

MARGUERITE, la suivant.

C’est Mlle Anette, je vais l’envoyer à madame... Elle est, je crois, chez monsieur.

VALENTINE, à part.

Toujours...

Haut, avec contrainte.

Non, restez, ses soins sont peut-être nécessaires à mon mari... d’attendrai !...

JULES.

Ma cousine...

VALENTINE.

Ah ! vous voilà, Jules, je suis aise de vous voir... M. d’Avrigny exige que je sorte, que je prenne quelques distractions... Voulez-vous me conduire, ce matin, au concert de Herz ?...

JULES.

Si je le veux !... Vous savez tout le bonheur que j’ai à me trouver près de vous.

VALENTINE.

Mais alors, d’où vient cet air de tristesse que je vois dans vos yeux ?...

JULES.

Que dites-vous ?...

VALENTINE.

Je dis que, depuis quelque temps, mon cousin, vous paraissez souffrir.

JULES, avec embarras.

Mais non... vous vous trompez... je vous jure...

VALENTINE.

À la bonne heure... Je respecte votre secret...

Avec une sorte de retour sur elle-même.

Il est de ces chagrins, je le sais, que l’on ne confie pas même à l’ami lié...

Écartant un sentiment pénible.

Mais... il est tard... Marguerite, faites préparer ma toilette...

MARGUERITE.

J’y vais moi-même, madame.

VALENTINE.

Non, non, pas vous... c’est Mlle Anette, qui doit être libre maintenant...

Elle sonne violemment.

Voyez, voyez donc, Marguerite... Dites que j’attends...

MARGUERITE.

Oui, madame...

Elle va sortir, quand d’Avrigny et Noémie entrent.

 

 

Scène IV

 

JULES, VALENTINE, MARGUERITE, D’AVRIGNY, NOÉMIE

 

D’AVRIGNY.

Un peu de patience, ma chère Valentine, nous venons aussi vite que le permet ma pauvre jambe, toujours un peu malade.

VALENTINE.

J’ignorais que mademoiselle fût... encore chez vous, sans cela...

D’AVRIGNY.

Oui, elle était chez moi, la pauvre enfant, me prodiguant ses soins, comme elle le fait sans cesse depuis deux mois ; ce qui ne l’empêchait pas de se désoler de ne pouvoir obéir à votre sonnette...

Bas à Valentine.

Un peu impérieuse, un peu colère...

VALENTINE.

Si j’avais su que vous étiez souffrant, je serais allée près de vous ; mais je recevais ici...

Elle lui indique Jules, qu’il n’avait pas aperçu, et qui le salue.

D’AVRIGNY.

Notre cousin Jules...

NOÉMIE.

Lui !...

D’AVRIGNY.

Et vous ne pouviez pas être en même temps, ici et près de moi...

À Jules.

Eh bien ! M. de Mornas... et les courses, et le club, et l’Opéra ?...

JULES.

C’est à votre neveu, bien plutôt qu’à moi, M. le comte, qu’il faut en demander des nouvelles...

D’AVRIGNY.

Oui, c’est vrai, vous, c’est un autre genre... Un amour malheureux, des regrets, de cruels souvenirs... J’ai entendu parler de cela...

NOÉMIE, à part.

Ô mon Dieu !... m’aimerait-il encore ?...

VALENTINE.

Eh bien !... que vous disais-je à l’instant ?... Vous le voyez, c’est aussi l’opinion de mon mari.

JULES.

Non !... c’est une plaisanterie de M. le comte...

Avec intention.

Ou s’il est vrai qu’autrefois j’aie aimé... quelqu’un, cet amour, je l’ai banni de mon cœur, il en est sorti pour jamais.

NOÉMIE, à part.

Pour jamais !...

JULES.

Pardon ! j’oublie, ma chère cousine, que vous voulez bien m’accepter pour cavalier.

D’AVRIGNY.

Ah ! vous sortez, chère amie ?...

VALENTINE.

Oui, vous savez, cette matinée musicale à laquelle vous aviez désiré que j’allasse... Mon cousin m’accompagnera.

JULES.

Permettez-moi donc de me retirer, pour revenir bientôt vous offrir la main...

S’inclinant.

M. le comte...

D’AVRIGNY.

Au revoir, mon cher cousin.

NOÉMIE, à part.

Pas même un regard !... Oh ! non, il ne m’aime plus...

Ensemble.

Air final du premier acte. (Le grand Palatin.)

JULES.

Votre toilette vous réclame,
Moi, je vais bientôt revenir ;
Votre présence doit, madame,
Du concert doubler le plaisir.

VALENTINE.

Le concert bientôt nous réclame,
Hâtez-vous donc de revenir ;
Lorsqu’on fait attendre une femme,
Pour elle il n’est plus de plaisir.

NOÉMIE, à part.

C’en est fait, pour moi, dans son âme,
Il n’est plus même un souvenir !
Et c’est auprès d’une autre femme
Qu’il ira chercher le plaisir.

Jules sort.

 

 

Scène V

 

D’AVRIGNY, NOÉMIE, VALENTINE

 

D’AVRIGNY, allant s’asseoir sur le canapé.

Anette, approchez-moi ce tabouret, mon enfant ; je me sens fatigué, je souffre...

NOÉMIE.

Vous souffrez ?...

Elle apporte le tabouret.

VALENTINE.

Et vous n’en disiez rien !

D’AVRIGNY.

Bah !... une petite crise, une douleur passagère, voilà tout... Il est bien dur ce tabouret...

VALENTINE.

Attendez...

Elle va chercher un coussin, mais Noémie l’a prévenue. Valentine la regarde avec dépit.

D’AVRIGNY, à Noémie.

Merci, merci, mon enfant !...

NOÉMIE, à part.

Son enfant !...

Valentine jette son coussin.

D’AVRIGNY.

Baptiste a-t-il montré les lettres, les journaux ?...

VALENTINE.

Nous allons le savoir...

Elle va pour sonner.

NOÉMIE.

Pardon, madame, les voici...

Elle les tire de sa poche et les donne à d’Avrigny.

VALENTINE, sèchement.

C’est bien !

D’AVRIGNY.

Valentine, voulez-vous me les lire ?...

VALENTINE, venant s’asseoir près de lui.

Certainement... Celle-ci du régisseur de votre propriété de Villeneuve...

Noémie va s’asseoir près de la petite table à droite, et travaille.

D’AVRIGNY.

Bien, cela regarde l’intendant...

VALENTINE.

Cette autre, de François Robert, contremaître de la Caroline ?

D’AVRIGNY.

Donnez... Mon bon François, il m’avait écrit la veille du jour où je suis tombé malade, et cette diable de jambe m’a empêché de lui répondre... Il va croire que je suis un ingrat... que je l’ai oublié... L’oublier !... non, non, je me souviendrai toujours qu’il a pris pour lui ce coup de hache qui m’était destiné. Maudite jambe, elle m’a empêché... Voyons...

Il lit.

« Capitaine, c’est pour avoir la chose de m’informer de votre santé que je vous écris...

Avec étonnement.

et aussi à cette fin de vous remercier de la bonté avec laquelle vous avez accueilli ma demande. » Que dit-il ?...

Il regarde Valentine et Noémie ; celle-ci baisse les yeux.

« Les trois cents francs que vous m’avez envoyés... » Moi ! mais du tout !...

Lisant.

« nous ont tirés de la peine ; et, grâce à votre générosité, je peux me rembarquer sans crainte, car ma pauvre vieille mère est à l’abri du b soin ! » Je suis bien sûr de n’avoir rien envoyé.

VALENTINE.

C’est vrai, et cependant il est certain que ce pauvre homme a reçu de l’argent...

Riant.

Et à moins d’un miracle...

D’AVRIGNY.

Vous riez... Tenez, chère amie, c’est une bonne action que vous avez faite là...

VALENTINE.

Moi !...

NOÉMIE.

Que dit-il ?

D’AVRIGNY.

C’est bien, c’est très bien...

VALENTINE.

Mais je ne sais ce que vous voulez dire, mon ami... certainement, j’aurais envoyé avec plaisir de l’argent à ce brave homme ; mais, au début de votre maladie, j’étais si inquiète, si affligée, que je l’ai oublié, comme vous l’avez oublié vous-même...

D’AVRIGNY.

Ah ! ce n’est pas vous ?... mais qui donc alors ?... Il faut que l’intendant... Anette !...

Noémie, embarrassée, feint de ne pas entendre.

VALENTINE.

Anette ! monsieur vous parle.

NOÉMIE, se levant.

Monsieur ?...

D’AVRIGNY.

Faites venir l’intendant, je veux savoir si c’est lui...

NOÉMIE.

C’est inutile, monsieur... ce n’est pas lui...

VALENTINE.

Comment le savez-vous ?

NOÉMIE.

C’est que... c’est moi.

VALENTINE.

Vous ?...

D’AVRIGNY.

Vous, mon enfant ? vous qui avez acquitté ma dette... une dette sacrée. Mais quia pu vous donner cette pensée ?...

NOÉMIE.

Vous aviez lu la lettre en ma présence ; et comme je voyais bien que dans le trouble, dans la douleur où se trouvait madame, personne ne s’en souviendrait... je me... suis permis...

D’AVRIGNY.

C’est bien, c’est très bien... Anette...

VALENTINE.

Mais il me semble qu’en entrant dans cette maison... vous ne possédiez presque rien...

D’AVRIGNY.

C’est vrai, comment avez-vous pu ?...

NOÉMIE.

Monsieur oublie qu’à l’occasion de son mariage il a fait donner une année de gages à chacun de ses... domestiques. Ici, je n’ai plus besoin de rien, moi, et cet argent qui m’était inutile, j’ai pris la liberté de l’envoyer à ce pauvre homme... qui vous avait sauvé la vie !...

D’AVRIGNY.

Anette... vous êtes... vous êtes une bonne fille... Je vous remercie de ce que vous avez fait là !... Il va pour lui prendre la main.

VALENTINE, l’arrêtant.

Monsieur !...

Noémie qui a vu ce mouvement, reste confuse.

Oui, nous vous remercions, mon mari et moi, mademoiselle, et nous reconnaitrons le service que vous nous avez rendu.

NOÉMIE.

Madame est trop bonne, et je ne mérite pas...

VALENTINE.

C’est bien, allez préparer ma toilette.

NOÉMIE.

Pardon, madame ; mais si M. le comte était plus souffrant...

VALENTINE.

Ne suis-je pas près de lui ?...

D’AVRIGNY, bas.

Valentine...

VALENTINE.

Allez, vous dis-je !

NOÉMIE.

J’obéis, madame...

Elle sort par la gauche.

 

 

Scène VI

 

D’AVRIGNY, VALENTINE

 

D’AVRIGNY.

Vous avez eu tort, chère amie...

VALENTINE.

Moi ? que voulez-vous dire ?

D’AVRIGNY.

Qu’il ne fallait pas ainsi brusquer cette pauvre enfant.

VALENTINE.

Mais, ne me comprenez-vous pas, monsieur ?

D’AVRIGNY.

Je comprends que vous ne l’aimez guère, puisque votre mauvaise humeur s’exhale dans un pareil moment... quand nous venons d’apprendre...

VALENTINE.

Eh bien ! c’est vrai, monsieur ; la présence de cette jeune fille m’irrite et me blesse...

D’AVRIGNY.

Comment, c’est vous qui parlez ainsi ?

VALENTINE.

Je sais combien elle se montre prévenante et attentive auprès de vous... Mais... si je voyais avec peine les soins qu’une autre vous donne, si j’étais... jalouse...

D’AVRIGNY.

Jalouse !...

VALENTINE.

Si j’étais jalouse de tous ceux qui vous entourent... si la reconnaissance que vous donnez à d’autres, je la voulais toute entière... pour moi seule...

D’AVRIGNY.

Comment, chère Valentine, ce serait là le motif...

VALENTINE.

Enfin... cette jeune fille... si je vous demandais de l’éloigner...

D’AVRIGNY.

L’éloigner !...

VALENTINE.

Oh ! nous ne serons ni méchants ni ingrats, nous assurerons son avenir... Ne me refusez pas, mon ami. Donnez-lui de l’argent, beaucoup d’argent... Mais... qu’elle parte...

D’AVRIGNY.

Quelle parte !... qu’elle parle !...

VALENTINE.

Vous hésitez...

D’AVRIGNY.

Ce que vous me demandez est injuste... et je ne puis sans motifs...

VALENTINE.

Monsieur... mon ami, je vous en conjure...

D’AVRIGNY.

Vous voulez que je la renvoie, parce que son affection pour moi est trop vive... parce que ses soins sont trop touchants. Vous voulez que je la chasse, parce qu’elle a passé des nuits de fatigues et de larmes à mon chevet !... Qu’elle parle, avez-vous dit, et nous ne serons ni méchants ni ingrats... Qu’elle parte ! Oh ! tenez, avec ce mot-là, vous venez d’éveiller en moi je ne sais quel sentiment inconnu ; vous venez de m’apprendre toute la reconnaissance, toute l’affection que j’ai pour elle.

VALENTINE.

Oh !... assez, monsieur, assez... J’ai eu tort... Je ne vous en parlerai plus.

D’AVRIGNY.

Oui, laissez-la-moi, Valentine, laissez-la-moi pour que je ne sois pas souvent seul ; laissez-la-moi pour que je ne sois pas uniquement entouré de laquais quand ma femme ira, comme aujourd’hui, au bal ou au concert.

VALENTINE.

Mais... c’est vous, monsieur... qui avez voulu...

D’AVRIGNY.

Parce que je veux, moi, tout ce qui peut vous plaire... Mais vous, madame, exiger que cette enfant... Oh ! tenez... c’est mal... et jamais... non, jamais, je n’y consentirai !...

Il sort à droite.

 

 

Scène VII

 

VALENTINE, puis JULES

 

VALENTINE.

Il m’a refusée, et je n’ai pas eu le courage de lui dire m’a pensée toute entière. J’ai en honte pour moi, pour lui-même des paroles que j’allais prononcer, et ma bouche est restée muette... Oh ! que je suis malheureuse !... que je suis malheureuse, mon Dieu !...

Elle se laisse aller sur le canapé.

JULES, entrant du fond.

Que vois-je ? Vous pleurez, Valentine ?

VALENTINE, se levant.

Oh ! je suis bien à plaindre, mon cousin...

JULES.

Je devine, ou plutôt je connais le sujet de vos chagrins... Il s’agit de Mlle Noémie...

VALENTINE.

Noémie !...

JULES.

Mlle Anette, veux-je dire, puisque c’est ainsi que vous l’appelez...

VALENTINE.

Oui, vous avez deviné juste ! Apprenez que, tout à l’heure, quand j’ai demandé à mon mari de l’éloigner, il m’a répondu avec des larmes dans les yeux !... Il m’a dit que je venais de lui apprendre à quel point il l’aimait...

JULES.

Il l’aime !...

VALENTINE.

C’est affreux, n’est-ce pas ?...

JULES.

C’est infâme !...

À part.

La perfide !...

VALENTINE.

Mais je me vengerai.

JULES.

Oh !... moi... je partirai !...

VALENTINE.

Partir ! vous, mon cousin !... mais quel motif ?...

JULES.

Valentine... ne m’interrogez pas !... Depuis longtemps on m’offrait un poste d’attaché d’ambassade... aujourd’hui je me décide et j’accepte... Demain, j’irai faire mes adieux à ma tante, à votre mère, et après...

VALENTINE.

Non, vous réfléchirez... Mais, dites-moi, en parlant de Mlle Anette, pourquoi, tout à l’heure, la nommiez vous Noémie ?...

JULES.

C’est le nom qu’elle portait au village où je l’ai connue, il y a près d’un an...

VALENTINE.

Elle s’appelait Noémie ?...

JULES.

Oui...

VALENTINE.

Mais sa mère était bien Jeanne Perrot, ma nourrice ?

JULES.

Sa mère... Mais, du tout ; sa mère, qui est morte pendant mon séjour à Marseille, ne se nommait pas ainsi.

VALENTINE.

Se peut-il !...

JULES.

Mais, pourquoi cette question ?... Comme vous êtes émue !...

VALENTINE.

Jules... rappelez vos souvenirs, et, dites-moi...

Voyant entrer Noémie.

Non, taisez-vous... tout-à l’heure... vous m’apprendrez...

 

 

Scène VIII

 

VALENTINE, JULES, NOÉMIE, entrant par la gauche

 

VALENTINE.

Que voulez-vous, mademoiselle ?... Je ne vous ai pas appelée.

NOÉMIE.

C’est M. le comte qui désire savoir si madame est partie pour le concert...

VALENTINE.

Dites-lui que je ne sortirai pas... Je reste... pour découvrir... Venez, Jules, venez...

JULES.

Tant de perfidie... Oh ! oui, oui, je partirai...

Il sort avec Valentine, par le fond.

 

 

Scène IX

 

NOÉMIE, puis ANETTE

 

NOÉMIE.

Que signifie ?... Et lui, comme il m’a regardée !... Oh !... non, il ne m’aime plus... Il rougirait de m’aimer encore... moi, one servante Mais, ce sacrifice que j’ai lait à mon père, je ne le regrette pas... J’ai trouvé ici tout le bonheur que je demandais au ciel... Et quelquefois, quand je suis près de lui... près de mon père !... oh ! que de combats dans mon cœur, pour retenir ce nom qui va m’échapper !... Et quand je vois avec quelle bonté, avec quelle douceur il me traite, mon courage me trahit, la force m’abandonne, je suis prête à tomber à ses genoux, pour lui dire : « Mon père, je suis cette fille que vous avez repoussée, et puisque maintenant vous aimez en moi une pauvre servante, par pitié, mon père, ne refusez pas à votre enfant un peu de cette tendresse que vous donnez à une étrangère... »

UN DOMESTIQUE, au fond.

Par ici, madame, voici Mlle Anette !...

ANETTE, richement parée.

Bien, merci... laissez-nous...

NOÉMIE.

Anette !

ANETTE.

Ma bonne Noémie... Ah ! comme j’avais besoin de te revoir !...

NOÉMIE.

Et moi, que je suis heureuse !... Mais... comme le voilà mise !...

ANETTE.

Tu trouves ?... Tiens ! et toi... Ah ! comme tu es vêtue !... Il paraît que la place est moins bonne que la mienne...

NOÉMIE.

Ta place ?...

ANETTE.

Mais, oui... chez M. Éléonore d’Avrigny.

NOÉMIE.

Ta place !...

ANETTE.

Certainement... Je croyais d’abord entrer comme femme de chambre, mais monsieur en a pris une autre.

NOÉMIE.

Mais, qu’es tu donc, alors ?...

ANETTE.

Je suis demoiselle de compagnie de sa femme !... quand il sera marié !

NOÉMIE.

Demoiselle de compagnie... toi !... Mais, qui a pu te donner de pareilles toilettes...

ANETTE.

Monsieur, sur mes gages.

NOÉMIE.

Sur... tes gages !...

ANETTE.

J’ai trois cents francs par an !...

NOÉMIE.

Mais, cette robe brochée ?...

ANETTE.

Sur mes gages !

NOÉMIE.

Ce chapeau de satin ?...

ANETTE.

Sur mes gages !... Le chapeau coûte six francs, et la robe, huit francs dix sous...

NOÉMIE, à part.

Que dit-elle ?...

Haut.

Et ces boucles d’oreilles, ces brillants ?...

ANETTE.

Oui, c’est très brillant, n’est-ce pas ?... cinquante cinq sous... Toujours sur mes gages...

NOÉMIE.

Oh ! assez, assez !... Penses-tu m’abuser à ce point ?... Ou plutôt, non, non, c’est toi, toi que l’on trompe...

ANETTE.

On me trompe ?... Tu crois que ça ne coûte pas si cher ?... Au fait, monsieur n’a jamais voulu me laisser acheter moi-même.

NOÉMIE.

Voyons... Anette, mon amie, ma sœur... tu ne peux pas... oh ! non... tu ne peux pas être perdue... Tu es toujours une honnête fille, n’est-ce pas ?...

ANETTE.

Je crois bien... toujours !... Mais comme tu dis ça !... Oh ! mon Dieu... Noémie, v’là que tu me lais peur...

NOÉMIE.

Eh bien ! écoute... Ce que tu portes en ce moment sur toi, de robes, de bijoux et de dentelles... il faudrait vingt ans de les gages, entends-tu ? vingt ans pour payer tout cela !...

ANETTE.

Comment !... que dis-tu ?... M. Éléonore...

NOÉMIE.

M. Éléonore passe en ce moment pour avoir fait une nouvelle conquête...

ANETTE.

Une conquête !...

NOÉMIE.

Une femme à laquelle il donne des cachemires, des diamants, des laquais... pour laquelle il se ruine enfin, et cette femme...

ANETTE.

Cette femme, ce n’est pas moi ; oh ! je te jure, ma sœur, que ce n’est pas moi. Sans ça, est-ce que j’aurais osé venir le voir ?... est-ce que j’oserais te serrer la main ?... est-ce que je souffrirais qu’on m’appelle...

Air : Ces postillons.

Qui ? moi ! j’aurais au nom de Noémie
Fait une tach’ dont il faudrait rougir !
Mais ce nom-là, c’est celui d’une amie...
Et c’n’est pas moi qui voudrais le salir.
Aussi, crois-moi, quand tu voudras le r’prendre,
Il n’aura rien perdu d’son honnêteté.
J’mourrais plutôt que d’ne pas te le rendre
Tel que tu m’l’as prêté.

NOÉMIE, l’embrassant.

Oui, oui, je le crois maintenant, je le crois !...

ANETTE.

Mais, tu sais, j’suis si folle, j’suis si bête, moi, qu’il est bien facile de me tromper... Et ce monstre d’homme !... Moi qui le trouvais si bon, si respectueux pour un maître !... Oh ! mais, qu’il prenne garde à lui...

 

 

Scène X

 

NOÉMIE, ANETTE, ÉLÉONORE, entrant du fond

 

ANETTE.

C’est lui !... Ah ! vous voilà, monsieur !...

ÉLÉONORE.

Noémie... ici !...

ANETTE.

Et je ne suis pas fâchée de vous у voir...

ÉLÉONORE.

Pardon, chère amie, je suis à vous dans la minute...

À Noémie.

Mademoiselle, demandez à mon oncle s’il peut me recevoir ; dites-lui que je désire lui parler de choses importantes.

NOÉMIE.

J’y vais, monsieur.

ÉLÉONORE, à part.

Décidément, aujourd’hui, je porte mes deux grands coups...

NOÉMIE, bas à Anette.

Souviens-toi de ce que je l’ai dit.

ANETTE.

Sois tranquille...

Noémie sort.

À présent, à nous deux, monsieur !...

ÉLÉONORE.

Qu’est-ce que c’est ? qu’avez-vous, Noémie ?...

ANETTE.

J’ai... que vous m’avez indignement trompée... Ah ! c’est un chapeau de six francs, ça ?... Ah ! c’est des boucles d’oreilles de cinquante-cinq sons, ça ? Ah ! je suis la demoiselle de compagnie de Mme votre femme... quand vous serez marié !...

ÉLÉONORE.

Au nom du ciel, Noémie, écoutez-moi.

ANETTE.

Du tout, je n’écoute rien... Je veux sortir de chez vous... Payez-moi mes gages, et je m’en vais...

ÉLÉONORE.

Mais, voyons, que s’est-il donc passé !

ANETTE.

Je sais tout, monsieur, tout, tout, tout !... Payez-moi, et je m’en vais.

ÉLÉONORE, à part.

Diable !... Et moi qui ai compté sur elle, sur sa qua lité, sur sa naissance, pour calmer mon oncle !... Et puis... et puis... je l’aime, cette petite...

Haut.

Plus tard, chère amie, je vous expliquerai... je me justifierai. Mais, maintenant, il faut me laisser seul avec mon oncle... cela m’est indispensable.

ANETTE.

Oui ; mais ça ne m’est pas indispensable du tout à moi... Expliquez-vous, justifiez-vous à présent, ou sinon...

ÉLÉONORE.

Allons, soit...

Avec force.

Noémie !...

ANETTE.

De quoi !...

ÉLÉONORE.

Eh bien !... oui, je l’ai trompée...

ANETTE.

Il me tutoie !...

ÉLÉONORE.

Oui, je t’ai abusée... Mais, si c’était pour ton bonheur !... si c’était par amour !...

ANETTE, avec force.

Par amour !... monsieur !...

ÉLÉONORE.

Ne nous emportons pas... Si je vous parlais... d’une tendresse pure, chaste et vertueuse... d’une tendresse capable des choses les plus folles... capable de me faire... l’épouser !...

ANETTE.

M’épouser !... m’épouser... de vrai !...

ÉLÉONORE.

Tout ce qu’il y a de plus... de vrai... Mon cœur, mon nom, mes dettes... je mets tout à tes pieds...

ANETTE.

À mes pieds... Je ne peux pourtant pas laisser tout cela là...

ÉLÉONORE.

Elle consent !... Il ne reste plus qu’à faire consentir aussi mon oncle ; mais je suis sûr de réussir... Rentrez chez vous, Madame Éléonore ; bientôt, je vous apporterai son aveu...

ANETTE.

Vous ne vous dédirez pas ?...

ÉLÉONORE.

Jamais !... Chut !... parlez vite... J’entends la voix de mon oncle...

ANETTE.

Mariée !... Je serai mariée !...

Ensemble.

Air : Premières armes du Diable.

Ah ! quel honneur !
Ah ! quel bonheur !
Je serai sa femme,
Une grande dame !
Ah ! quel honneur !
Ah ! quel bonheur !
Car j’ai, c’est flatteur,
Des droits sur son cœur !

ÉLÉONORE.

Vois quel honneur !
Vois quel bonheur !
Tu seras ma femme,
Une grande dame !
Vois quel honneur !
D’avoir, c’est flatteur,
Des droits sur mon cœur.

Anette sort par le fond.

ÉLÉONORE, voyant entrer d’Avrigny par la droite.

Il était temps !

 

 

Scène XI

 

ÉLÉONORE, D’AVRIGNY

 

D’AVRIGNY.

Vous avez demandé à me parler, monsieur ?...

ÉLÉONORE.

Oui, mon oncle... J’ai senti le besoin de vous avouer mes fautes et de me les faire pardonner...

D’AVRIGNY.

Les avouer... tant que vous voudrez... mais obtenir votre pardon, c’est une autre affaire.

ÉLÉONORE.

Oui, mon oncle, ce sont deux affaires différentes... mais que nous terminerons aujourd’hui ; car j’espère que vous me trouverez moins coupable que je ne le parais...

D’AVRIGNY.

Moins coupable !... Et cette personne pour laquelle vous vous ruinez, qui vous a fait contracter des dettes énormes... cette demoiselle Noémie...

ÉLÉONORE.

Arrêtez, mon oncle !... Au nom des sentiments les plus... ne l’accusez pas... plus tard votre cœur vous le reprocherait.

D’AVRIGNY.

Mon cœur !...

ÉLÉONORE.

C’est cette jeune fille qui rétablira la bonne harmonie entre nous ; c’est elle qui doit réunir deux tendres parents faits pour s’aimer, pour s’estimer et pour... s’entraider.

D’AVRIGNY.

Assez, monsieur, et si vous n’avez plus rien à ajouter...

ÉLÉONORE.

Si fait, mon oncle, j’ai quelque chose à ajouter...

D’AVRIGNY.

Qu’est-ce donc ?...

ÉLÉONORE, lui donnant un papier.

J’ai à ajouter ceci...

D’AVRIGNY.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

Lisant.

« Liste de mes créanciers ! »

ÉLÉONORE.

Ils sont nombreux, mais choisis... Je n’ai emprunté qu’à des gens comme il faut... par égard pour vous.

D’AVRIGNY.

Pour moi !...

ÉLÉONORE.

Comme ils doivent tous venir coucher ici, je n’ai pas voulu vous exposer à recevoir mauvaise compagnie.

D’AVRIGNY.

Et vous croyez que je paierai... Jamais, monsieur, jamais !...

Il lui rend le papier.

ÉLÉONORE.

Demain, mon oncle, ils auront l’honneur de se présenter...

D’AVRIGNY.

Et moi, je vous dis que je les renverrai.

ÉLÉONORE.

Vous les renverrez... payés et contents ; car, ce soir, je serai amnistié...

D’AVRIGNY.

Je ne les paierai pas, vous dis-je...

ÉLÉONORE.

Je ne veux pas vous contredire... mais je vous donne ma parole sacrée, mon oncle, que vous les paierez. Adieu, mon oncle, je vous remercie de ce que vous allez faire pour moi...

À part.

Allons ! dans une heure ma justification...

Haut.

C’est sur la table... mon oncle... mon petit bilan !... J’ai déposé mon bilan sur la table.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XII

 

D’AVRIGNY, seul

 

Vit-on jamais une pareille audace !... Oser me braver à ce point... lui... lui que j’aimais, malgré ses folies, malgré ses fautes... Et je rembourserais ses créanciers ! Oh ! non !... Nous verrons, M. Éléonore, ce que de viendra votre assurance, quand demain, j’aurai renvoyé, les mains vides... tous ces messieurs...

Il ouvre l’enveloppe.

Ces messieurs si bien choisis... si honorables... Je suis curieux de connaître leurs noms...

Dépliant le papier.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... une lettre...

Reprenant l’enveloppe.

« Liste de mes créanciers... » C’est pourtant cela... il se sera trompé...

Lisant lu suscription.

« M. Georges d’Avrigny !... » C’est bien pour moi. Je ne connais pas cette écriture...

Avec émotion.

Mais si fait... Et le nom... le nom !... « Marie Lambert. » Marie... une lettre d’elle... après tant d’années...

Essayant de lire.

Oh ! vite... vite... lisons... « Georges, je vais mourir !... » Mourir !... pauvre Marie !... « Depuis dix-huit ans, avez-vous eu parfois un souvenir pour celle dont vous avez toujours été l’unique pensée ?... Ce temps si long qu’a duré notre séparation, je l’ai passé à vous aimer, à vous attendre, à vous pleurer !... Aujourd’hui, ma vie s’éteint avec mon courage !... Si ma conscience ne m’imposait pas un devoir sacré, jamais vous n’auriez entendu parler de moi ; mais, je n’ai pas été seule à vivre et à souffrir... j’ai... j’ai...

Avec effort.

mon enfant !... »

Parlant.

Oui, oui, il y a cela !...

Lisant.

« J’ai mon enfant... votre fille, Georges, qui est bien jeune, bien belle... Je ne vous demande pour elle ni votre nom ni vos richesses... mais je vous demande à genoux, Georges, de veiller sur votre fille, afin qu’elle ne meure pas triste et abandonnée, comme meurt aujourd’hui la pauvre Marie Lambert. »

Pleurant.

Oh ! mon Dieu !... mon Dieu !... Mais cette enfant...

Reprenant la lettre.

« C’est elle... c’est notre Noémie qui vous portera ma lettre !... » Noémie... mais c’est le nom de celle que mon neveu affiche depuis deux mois... oui, et voilà la cause de son assurance, de ses menaces... Ma fille !... perdue... déshonorée !... Oh ! malheureux, malheureux que je suis !...

Voyant entrer Valentine.

Valentine...

Il froisse les papiers.

Oh ! cachons nos larmes... qu’elle ne puisse soupçonner...

 

 

Scène XIII

 

D’AVRIGNY, VALENTINE, entrant du fond

 

D’AVRIGNY, avec embarras.

Eh bien ! chère amie... Vous n’êtes donc pas allée à ce concert ?...

VALENTINE.

Non, monsieur, je ne me suis occupés ni de concerts ni de plaisir... La désunion, la discorde, était entrée dans cette maison ; je n’ai songé qu’à l’en chasser...

D’AVRIGNY.

Que voulez-vous dire ?...

VALENTINE.

Tout à l’heure vous avez refusé d’éloigner cette fille...

D’AVRIGNY.

Encore !... Valentine...

VALENTINE.

Maintenant, mon ami, c’est vous-même qui la renverrez.

D’AVRIGNY.

Non, c’est impossible, vous dis je... Mais que lui reprochez-vous donc enfin ?...

VALENTINE.

Je lui reproche de s’être introduite ici dans je ne sais quel but coupable, en trompant notre confiance.

D’AVRIGNY.

Mais c’est vous qui m’avez demandé...

VALENTINE.

Je vous ai demandé de recevoir auprès de nous ma sœur de lait, mais non pas celle qui prenait audacieusement sa place et son nom...

D’AVRIGNY.

Comment !... Anette...

VALENTINE.

Anette est peut-être encore, en ce moment, au village où je fus élevée ; car, celle qui est ici s’appelle Noémie Lambert !...

D’AVRIGNY.

Noémie !... Noémie Lambert !... Elle... ma f... Qui vous a dit cela ? comment le savez-vous ?... En êtes vous bien sûre, Valentine ?...

VALENTINE.

Je le sais par quelqu’un qui l’a connue longtemps autrefois, quelqu’un qui l’aimait et qu’elle aimait aussi, par mon cousin enfin.

D’AVRIGNY.

M. de Mornas... Oui, c’est un honnête homme... Et il l’aimait ?... elle l’aimait aussi ?... C’est un noble jeune homme... que l’on peut croire !... Mais pour quoi n’a t-il pas parlé plus tôt ?...

VALENTINE.

Qu’importe ?... Maintenant, mon ami, je pense que vous ne résisterez plus... et que vous consentirez à ce qu’elle sorte d’ici...

D’AVRIGNY.

Oui, elle en sortira, madame... Elle ne restera pas notre servante... servante dans la maison de... Soyez sans crainte, Valentine, je me charge de l’interroger... de l’éloigner... Envoyez-la-moi, Valentine, envoyez la-moi.

VALENTINE.

À l’instant...

Prête à sortir, elle revient.

Je vous remercie, mon ami...

D’AVRIGNY.

Non, ne me remerciez pas !... C’est moi qui vous dois de la reconnaissance pour ce que vous venez de m’apprendre...

Il lui baise la main. Elle sort.

 

 

Scène XIV

 

D’AVRIGNY, puis NOÉMIE

 

D’AVRIGNY.

Ma fille !... c’était ma fille !... Cette enfant si douce, si empressée, si dévouée pour moi, c’était la fille de ma pauvre Marie Lambert !... Oh ! je comprends, moi, son pieux subterfuge pour arriver ici ; je m’explique maintenant ce zèle infatigable à me servir, les soins si touchants dont elle m’entourait... Pauvre Noémie ! elle s’est faite servante pour se rapprocher de moi, pour me voir... et elle ne me disait rien, elle ne me parlait pas de sa naissance, parce qu’elle savait que sa naissance était une barrière entre son cœur et le mien...

Noémie entre.

La voilà... Elle est jolie, ma fille !... Approchez, Anette... Mais qu’avez-vous donc ?... vous paraissez toute interdite, toute tremblante.

NOÉMIE.

Mon Dieu ! monsieur... c’est que madame vient de me dire que vous vouliez me parler, et elle me l’a dit d’un air... qui m’a fait peur...

D’AVRIGNY.

C’est qu’en effet, ma pauvre enfant... on veut... On veut que je te renvoie...

NOÉMIE.

Me renvoyer !... Oh ! par pitié, monsieur, ne le faites pas... Je vous en supplie, je vous en conjure, gardez-moi près de vous... Si j’ai déplu à madame... je la prierai de me pardonner... j’implorerai ma grâce à genoux, et elle aura pitié de moi !... Si c’est... vous que j’ai offensé...

D’AVRIGNY.

Moi !...

NOÉNIE.

Oh ! si c’est vous, monsieur, je serai à l’avenir si humble, si soumise, si dévouée... que vous oublierez ma faute, et que vous me rendrez un peu de cette bienveillance dont j’étais si heureuse...

D’AVRIGNY.

Moi... moi que tu as offensé, dis-tu ?... moi qui veux te chasser de cette maison !... Est-ce que c’est possible ?... Est-ce que je ne me souviens pas, pendant que je souffrais, de les journées de fatigue et de les nuits sans sommeil ? Est-ce que je ne t’ai pas vue cent fois à mon chevet, quand la douleur avait brisé mes forces ? Mes yeux étaient à demi fermés ; ils croyaient tous que je dormais... toi, tu restais seule !... tu me regardais en pleurant...

NOÉMIE.

Moi ! non, non, monsieur...

D’AVRIGNY.

Oh ! je t’ai vue, le dis-je !... et quelquefois aussi, j’ai entendu de douces paroles sortir de ta bouche ; tu priais Dieu pour moi... comme une bonne et sainte fille prierait pour son père...

NOÉMIE, avec force.

Pour son père !...

Avec douceur.

C’est que vous souffriez tant alors.

D’AVRIGNY.

Et dans ce moment-là, vois-tu, je croyais entendre une autre voix bien-aimée... une voix que je n’ai pas entendue depuis dix-huit ans...

NOÉMIE.

Dix-huit ans !...

D’AVRIGNY.

Et quand la figure si touchante et si douce se penchait vers moi, je retrouvais dans les yeux, le souvenir d’une affection bien chère ; il me semblait, au milieu de mes douleurs, que l’ange de mes premières années venait recueillir mon âme, et que, pour m’aider à mourir sans regrets, Dieu m’envoyait Marie Lambert.

NOÉMIE, hors d’elle-même.

Assez... assez... Oh ! par pitié, laissez-vous.

D’AVRIGNY.

Que je me taise !...

NOÉMIE, à genoux.

Oh ! ne me parlez plus de vos souvenirs, si vous ne voulez pas que je meure à vos pieds...

D’AVRIGNY.

À mes genoux... toi !... Oh ! non, non... là... dans mes bras... dans mes bras, le dis je...

NOÉMIE.

Dans vos bras...

D’AVRIGNY.

Oui, oui, viens, mais viens donc !

NOÉMIE.

Ah !...

Elle s’y jette. À part.

Oh ! ma mère, si lui nous voyais !...

 

 

Scène XV

 

D’AVRIGNY, NOÉMIE, VALENTINE, JULES, tous deux stupéfaits

 

NOÉMIE.

Grand Dieu !

D’AVRIGNY.

Valentine !...

Se remettant peu à peu.

Vous... me cherchiez, Valentine... Qu’avez-vous à me dire ?...

VALENTINE, avec amertume.

Moi... rien, rien, monsieur... c’est mon cousin, qui avant de partir...

NOÉMIE, à part.

Il part !...

VALENTINE.

Voulait vous faire ses adieux... Nous regrettons l’un et l’autre d’avoir mal choisi notre temps...

À Jules.

Mais, puisque vous devez revoir ma mère, apprenez lui, Jules, tout le bonheur dont jouit la comtesse d’Avrigny...

D’AVRIGNY.

Que signifie ?... Vous ne répondez pas... Mais vous, M. de Mornas !...

JULES.

Adieu, M. le comte...

D’AVRIGNY.

Arrêtez... arrêtez, monsieur... Quand vous devez rapporter ailleurs ce qui se passe dans ma maison, j’ai le droit, je pense, de vous demander ce que vous direz...

JULES.

Je dirai, M. le comte...

VALENTINE.

Il dira que j’avais appelé près de moi une orpheline du village où je suis née, et qu’à la place de l’enfant pauvre et honnête, une autre, trompant ma confiance et abusant de ma charité, s’est introduite ici pour se placer entre nous deux...

NOÉMIE.

Moi !...

D’AVRIGNY.

Valentine !...

VALENTINE.

Elle dira qu’elle a pu m’outrager sans crainte, puisqu’elle avait un refuge dans les bras de mon mari !...

D’AVRIGNY.

Ô ciel !... Mais que pensez-vous donc, madame ?...

VALENTINE.

Je pense ce que tout le monde sait aujourd’hui comme moi... Je pense que votre femme vous a paru indigne d’une tendresse que vous portez ailleurs, et que cette Noémie a pris le nom d’une autre pour arriver jusqu’à vous, parce qu’elle est votre...

D’AVRIGNY, avec force.

Parce qu’elle est ma fille, madame !...

TOUS.

Sa fille !...

NOÉMIE.

Sa fille !... il l’a dit !... il me reconnaît !... il m’a voue pour sa fille... Oh ! mon père !... mon père !...

Elle se jette dans ses bras.

D’AVRIGNY.

Oui, oui, pauvre enfant, je le reconnais et je suis fier de toi...Tenez, lisez... vous a qui je n’ai rien voulu cacher de ma vie passée... cette femme, objet de mon premier amour, Valentine, c’était Marie Lambert... et voilà sa fille !

VALENTINE, qui a parcouru la lettre.

Sa fille !...

NOÉMIE.

Je vous ai trompée, madame... Oh ! mais, je vous en supplie, ne me punissez pas en me chassant loin de vous deux !

VALENTINE, lui tendant la main.

Vous chasser !... Oh ! non, toujours, toujours avec nous...

D’AVRIGNY.

Valentine !... Oh ! je ne vous ai jamais tant aimée !...

Il les presse toutes deux sur son sein.

 

 

Scène XVI

 

D’AVRIGNY, NOÉMIE, VALENTINE, JULES, ÉLÉONORE, puis ANETTE, entrant du fond

 

TOUS.

Éléonore !...

ÉLÉONORE.

Moi-même...

À d’Avrigny.

Mon bon oncle, vous avez là... la liste de mes erreurs... le petit total... Mais voici ma justification.

D’AVRIGNY, ouvrant le paquet.

Eh non !... malheureux... ce sont les dettes.

ÉLÉONORE.

Mes dettes !... En ce cas, l’autre, c’était... C’est étonnant... c’est la première fois que je me trompe... Alors, vous savez déjà...

D’AVRIGNY.

Je sais... que j’ai retrouvé ma fille !...

ÉLÉONORE.

Comment !... vous l’avouez devant ma tante !...

D’AVRIGNY.

Elle m’a déjà pardonné, comme je te pardonne à mon tour...

Il prend la main de Valentine d’un côté, et de l’autre la tête de Noémie.

ÉLÉONORE.

Ah ! c’est bien différent... et puisque c’est ainsi...

Allant à la porte.

Venez, venez, chère Noémie...

TOUS.

Que dit-il ?...

ÉLÉONORE, amenant Anette.

Précipitez-vous dans les bras de votre père !...

TOUS.

De son père !

ÉLÉONORE, à Noémie, qu’il trouve dans les bras de d’Aurigny.

Pardon, mademoiselle, une petite place, si vous voulez bien permettre...

ANETTE.

Mon père ? Mais du tout, c’est celui de Noémie.

ÉLÉONORE.

Mais Noémie, c’est...

ANETTE.

C’est elle...

ÉLÉONORE.

Elle... Eh bien ! et vous ?...

ANETTE.

Moi !... Anette Perrot...

VALENTINE.

Ma sœur de lait...

ÉLÉONORE.

Anette Perrot !... une sœur de lait... Et moi qui complais épouser ma cousine !...

ANETTE.

C’est égal... je vous épouse tout de même...

ÉLÉONORE.

Ah !... tout de même ?...

D’AVRIGNY.

Et je lui donne pour dot le double de ce que tu dois.

ÉLÉONORE.

Le double !...

Il porte la main à son front et reste à calculer.

D’AVRIGNY.

Eh bien ! M. de Mornas, nous quittez-vous encore ?

JULES.

J’ai été bien coupable, monsieur, et ce n’est pas à moi de décider si je puis rester ou partir.

D’AVRIGNY.

C’est à vous aussi que je la dois ; c’est à vous que je confie son bonheur.

JULES.

Chère Noémie !

ÉLÉONORE.

Pardon, mon oncle, tout à l’heure vous avez dit : le double... Permettez que je revoie un peu la note... Je crois avoir oublié bien des petites choses...

Reprise du chœur.

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