Monsieur Vernet (Jules RENARD)

Comédie en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Antoine, le 6 mai 1903.

 

Personnages

 

MONSIEUR VERNET

HENRI GÉRARD

CRUZ, pêcheur

MADAME VERNET

PAULINE, vieille fille, sœur de Madame Vernet

MARGUERITE, nièce de Madame Vernet et de Pauline

MADAME CRUZ

HONORINE, servante des Vernet

 

 

ACTE I

 

À Paris, neuf heures du soir. Un petit salon qui prouve que, si Monsieur Vernet est riche, Madame Vernet a du goût. Baie à droite, porte au fond ; à gauche, drapé sur un chevalet, le portrait de Madame Vernet. Monsieur Vernet se promène. Madame Vernet range un dernier tiroir.

 

 

Scène première

 

MONSIEUR VERNET, MADAME VERNET

 

MONSIEUR VERNET.

As-tu donné des ordres à Honorine ?

MADAME VERNET.

Oui. Tu es sûr que Monsieur Henri viendra ?

MONSIEUR VERNET.

Il me l’a promis à la salle. Je lui ai dit que nous allions quitter Paris deux mois. Il veut nous serrer la main avant notre départ.

MADAME VERNET.

Il veut... parce que tu l’as invité.

MONSIEUR VERNET.

Oui, tantôt je l’invite, tantôt il me dit : « Monsieur Vernet, puis-je vous faire une visite ce soir ? » Et je réponds : « Vous nous ferez plaisir, à Madame Vernet et à moi. » Ça se passe naturellement. Nous devenons des amis.

MADAME VERNET.

Déjà !

MONSIEUR VERNET.

Je me lie rapidement avec ceux qui me plaisent et je me délie avec la même rapidité aussitôt qu’on me déplaît. Je déteste les bonjours et les bonsoirs qui n’en finissent plus. Ça ne m’a pas empêché de faire fortune dans la soierie.

MADAME VERNET.

Comment Monsieur Henri, qui est pauvre, peut-il fréquenter une salle d’armes ?

MONSIEUR VERNET.

La nôtre n’est pas chère. Elle l’est pour moi parce que je lui fais quelques cadeaux. J’offre une tenture, une panoplie, un bronze. J’ai poussé Martinet à fonder une salle. C’est le moins que je le soutienne.

MADAME VERNET.

Tu as raison.

MONSIEUR VERNET.

Elle va très bien, notre petite salle. Nous songeons même à l’organiser comme un cercle et à choisir un président parmi nous. Monsieur Henri m’aide à attirer des élèves. Il a de jeunes relations. Il représente. On s’amuse et ça me fait du bien. De 6 à 7, quand je quitte le magasin, où je n’avale que de la poussière, un bon assaut suivi d’une bonne douche me remet. Tu ne trouves pas que je me porte mieux ?

MADAME VERNET.

Si.

MONSIEUR VERNET.

Je fonds.

MADAME VERNET.

Tu ne grossis plus. Mais tu bois trop. C’est effrayant ce que tu as bu à dîner !

MONSIEUR VERNET.

J’avais tiré avec Henri.

MADAME VERNET.

Tu l’appelles Henri tout court ?

MONSIEUR VERNET.

Quelquefois, quand il a reçu la pile, comme ce soir ; ça t’offusque ?

MADAME VERNET.

Moi, non, mais lui ?

MONSIEUR VERNET.

Il est charmant.

MADAME VERNET.

Et il te charme de plus en plus.

MONSIEUR VERNET.

Par sa jeunesse, sa gaieté...

MADAME VERNET.

Tiens !

MONSIEUR VERNET.

Pas toi ?

MADAME VERNET.

Je veux dire que ce qui me frappe en lui, ce sont ses tristesses. Brusquement, au milieu d’une phrase, il devient triste ! triste ! Ça impressionne.

MONSIEUR VERNET.

Ah !... moi, je le trouve gai. Il en a pour nos deux goûts.

MADAME VERNET.

Je ne le crois pas heureux.

MONSIEUR VERNET.

Les soucis de son âge.

MADAME VERNET.

Comment vit-il ?

MONSIEUR VERNET.

Comme un jeune homme qui a une belle instruction et pas encore de métier. J’imagine qu’il reçoit un peu d’argent de sa famille. Il donne quelques leçons. Il travaille pour lui.

MADAME VERNET.

À quoi ?

MONSIEUR VERNET.

Je ne sais pas au juste.

MADAME VERNET.

Il poursuit ses études ?

MONSIEUR VERNET.

Probablement.

MADAME VERNET.

De hautes études ?

MONSIEUR VERNET.

Oh ! sans doute.

MADAME VERNET.

Il ne t’en parle jamais ?

MONSIEUR VERNET.

Non, et je ne l’interroge pas. Il m’en parlera lorsqu’il voudra. Ça le regarde. Pourvu qu’il soit fort aux armes !

MADAME VERNET.

Moi, je le soupçonne d’être artiste.

MONSIEUR VERNET.

Artiste ! Dans quel art ?

MADAME VERNET.

Je l’ignore ; artiste, le mot dit la chose. En tout cas, il est assez maigre pour être artiste.

MONSIEUR VERNET.

Ça n’a aucun rapport. Si tu m’avais vu à son âge. C’est le développement qui s’achève.

MADAME VERNET.

Ou la misère qui commence. Crois-tu qu’il dîne tous les jours ?

MONSIEUR VERNET.

Je l’espère. Pas aussi bien que nous, peut-être.

MADAME VERNET.

Sauf quand il dîne à la maison.

MONSIEUR VERNET.

Ça lui est arrivé une fois depuis que nous le connaissons.

MADAME VERNET.

Encore il a mal dîné ; tu ne m’avais pas prévenue.

MONSIEUR VERNET.

Non. Sous prétexte que les gens sont modestes, on ne fait pas de cérémonies avec eux. On leur offre la soupe et le bœuf à la fortune du pot.

MADAME VERNET.

Ce devrait être le contraire.

MONSIEUR VERNET.

Je l’inviterai mieux et plus souvent l’hiver prochain.

MADAME VERNET.

Si tu veux. Mais prends garde !

MONSIEUR VERNET.

À quoi ?

MADAME VERNET.

À ta bonté.

MONSIEUR VERNET.

Je suis bon.

MADAME VERNET.

Tu n’es pas bête.

MONSIEUR VERNET.

Et surtout je ne suis pas de ceux qu’on embête : j’arrête à temps.

MADAME VERNET, avec un regard à son portrait.

Tout de même, rappelle-toi.

MONSIEUR VERNET.

Est-ce que Monsieur Henri a l’air d’un chevalier d’industrie ?

MADAME VERNET.

Oh ! le pauvre garçon !

MONSIEUR VERNET.

Pauvre, en effet ; d’ailleurs, d’une tenue toujours irréprochable, n’est-ce pas ?

MADAME VERNET.

Presque élégante. Mais as-tu remarqué un détail, ses bottines ? Il marche beaucoup avec.

MONSIEUR VERNET.

Ça fait de la peine. Je voudrais lui être utile.

MADAME VERNET.

Oh ! si tu peux.

MONSIEUR VERNET.

Comment ? Il paraît susceptible ?

MADAME VERNET.

Fier, même.

MONSIEUR VERNET.

Je n’ose pas lui proposer un emploi dans mes bureaux. Il ne me demande point d’argent. Je lui en donnerais. Je l’aime, moi, ce garçon. Je l’ai adopté, cordialement parlant. Je lui offrirais ma fille...

MADAME VERNET.

Tu vas vite.

MONSIEUR VERNET.

Nous n’en avons pas. Mais si j’en avais une !... J’ai été plus gueux que lui, et nous voilà riches au point que nous n’arrivons pas à dépenser nos rentes. Je dirais à Henri : « Prenez ma fille et sa dot. »

MADAME VERNET.

S’ils s’aimaient d’abord.

MONSIEUR VERNET.

Bien entendu, l’affection avant tout.

MADAME VERNET.

Et tu dirais cela à un jeune homme sans position ?

MONSIEUR VERNET.

Un beau mariage est une position. Oh ! Julie, aurais-tu fini par prendre, à force de vivre avec un bourgeois comme moi, mes idées bourgeoises ?

MADAME VERNET.

Mais, Victor, j’y aurais gagné. Tes idées, tu le prouves ce soir, sont de bonnes et belles idées généreuses ; je t’en félicite.

MONSIEUR VERNET, embrassant Madame Vernet.

Tu sais bien que c’est toi qui me les as données.

On sonne.

Le voilà !

MADAME VERNET.

Ce doit être plutôt ma sœur avec notre nièce.

MONSIEUR VERNET.

Non, non. C’est un coup de timbre d’homme d’épée, ça ! Et Honorine ne va pas ouvrir !

Appelant, par la baie du salon, dans la galerie.

Honorine !

 

 

Scène II

 

MONSIEUR VERNET, MADAME VERNET, HONORINE

 

Scène très rapide.

MONSIEUR VERNET.

Vous n’entendez pas ?

HONORINE.

Si, monsieur. J’y allais.

MADAME VERNET.

Vous avez tout préparé ?

HONORINE.

Oui, madame, le thé.

MADAME VERNET.

Et le chocolat ?

MONSIEUR VERNET.

Elle l’a oublié !

MADAME VERNET.

Il faut du thé et du chocolat.

MONSIEUR VERNET.

Naturellement.

MADAME VERNET.

Pour qu’il ait le choix.

MONSIEUR VERNET.

Pour qu’il prenne les deux si ça lui plaît.

MADAME VERNET.

Faites vite. Et comme gâteaux ?

HONORINE.

J’ai des petits-fours.

MADAME VERNET.

Et la tarte ? Je vous avais dit une tarte.

MONSIEUR VERNET.

Tant pis ! Elle redescendra.

MADAME VERNET.

Pourvu que ce ne soit pas fermé !

HONORINE.

J’ai la tarte aussi, madame.

MONSIEUR VERNET.

Mais, si vous avez la tarte, allez ouvrir !

MADAME VERNET.

Aux cerises, la tarte ?

HONORINE.

Aux prunes.

MONSIEUR VERNET.

On vous avait dit : aux cerises !

MADAME VERNET.

Non, j’ai oublié de le dire. Je sais seulement qu’il préfère les cerises. Enfin !

On sonne une deuxième fois.

MONSIEUR VERNET.

Mais dépêchez-vous donc, bon Dieu !

MADAME VERNET.

Victor, ne jure pas !

Honorine s’éloigne en se signant.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR VERNET, MADAME VERNET

 

MONSIEUR VERNET.

C’est une brave femme, mais quelle tortue !

MADAME VERNET.

Elle m’a vue naître.

MONSIEUR VERNET.

Elle me fera mourir.

MADAME VERNET.

Calme-toi, Victor !

Brève agitation de deux personnes tout émues de recevoir quelqu’un.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR VERNET, MADAME VERNET, HENRI GÉRARD

 

HENRI, ayant un petit paquet à la main.

Bonsoir, madame, votre santé est bonne ?

MADAME VERNET, que la formule a surprise.

Très bonne, monsieur... très bonne.

HENRI.

Et la vôtre, monsieur Vernet ?

MONSIEUR VERNET.

Je vais comme un homme que vous avez fort malmené.

HENRI.

Vous savez, madame, qu’il devient terrible. On ne le touchait plus ce soir.

MONSIEUR VERNET.

Nous avons fait jeu égal. Si j’ai eu un avantage, il était minime.

HENRI.

Vous avez pris la belle.

MONSIEUR VERNET.

Oui, et par un beau coup.

HENRI.

Superbe !

MONSIEUR VERNET.

Un liement sur votre bras tendu : ma pointe a filé dessous, comme une balle. Je vous crevais.

MADAME VERNET.

Quelle horreur !

MONSIEUR VERNET.

Elle déteste ça.

HENRI.

Vous ne vous intéressez pas à l’escrime, madame ?

MADAME VERNET.

C’est si brutal !

HENRI.

Oh ! madame ! C’est plus un jeu d’adresse que de force, c’est presque un jeu d’esprit. C’est une science, je vous assure, c’est même un art puisqu’il m’a valu de connaître Madame et Monsieur Vernet.

Madame Vernet s’incline.

MONSIEUR VERNET.

Toujours des choses fines !

HENRI.

Je ne pouvais, monsieur Vernet, vous rencontrer que dans une salle d’armes.

MONSIEUR VERNET.

Un homme simple comme moi !

HENRI.

Vous vous méprenez : un homme de votre situation, fortuné comme vous ! C’est moi qui suis sans importance et je dis que, seule, l’escrime pouvait mettre face à face, une première fois, puis à peu près quotidiennement, deux hommes si différents, venus de points si opposés.

MONSIEUR VERNET.

Très exact !

HENRI.

Et à peine croisent-ils le fer qu’ils cessent d’être étrangers l’un à l’autre. Regardez-les, madame : ils ont l’air de jouer, ils se battent pour rire, mais ils s’observent...

MONSIEUR VERNET.

Encore une !... continuez.

HENRI.

Ils se livrent, mais ils se jugent, ils s’acharnent, mais ils s’estiment.

MONSIEUR VERNET.

Encore une !

HENRI.

Une quoi, monsieur Vernet ?

MONSIEUR VERNET.

Une chose fine.

HENRI, encouragé.

Ah ! Et cette coutume de se serrer la main après chaque assaut, elle semble d’abord banale, mais toutes ces poignées de main font leur œuvre et, mieux que les longues années d’une vie commune, elles façonnent promptement une camaraderie, une amitié.

MONSIEUR VERNET.

Voilà, Julie, ce que c’est que l’escrime.

MADAME VERNET.

Vous me réconcilieriez avec elle, monsieur.

MONSIEUR VERNET.

A-t-il tourné ça ! On croirait qu’il prépare ce qu’il dit avant de venir.

HENRI.

Je vous jure que c’est naturel.

MONSIEUR VERNET.

Je le sais bien, je plaisante.

HENRI.

Bon !... Et moi, pour vous punir, monsieur Vernet, je vous annonce une grande nouvelle ! Aujourd’hui, après votre départ, les élèves de la salle se sont réunis dans un petit coin et, à l’unanimité, vous ont élu leur président.

MONSIEUR VERNET, troublé, se lève.

Moi !

HENRI, salue.

Monsieur le président !...

MONSIEUR VERNET.

Président de la salle ! Comme vous êtes gentils, tous ! Je suis flatté, je suis...

MADAME VERNET, prenant la main de Monsieur Vernet.

Qu’est-ce que tu auras à faire ?

HENRI.

Rien, madame. Ce n’est qu’un honneur comme toutes ces présidences-là, ni rétribué ni dangereux.

MONSIEUR VERNET.

Que pourrais-je bien leur offrir, à ces messieurs ?

HENRI.

Vous les remercierez demain par quelques mots.

MONSIEUR VERNET.

J’espère m’acquitter avec un peu plus de frais. Quel ennui que nous partions demain !

HENRI.

Demain ?

MADAME VERNET.

Les malles sont prêtes.

HENRI.

Ne vous désolez pas, je vous excuserai jusqu’à votre retour.

MONSIEUR VERNET.

J’aurais voulu moi-même... Ça me gâte mon plaisir. Ah ! je suis contrarié... Voulez-vous me permettre de vous débarrasser de votre petit paquet ? Je ne suis pas indiscret ?

HENRI.

C’était pour vous et pour Madame Vernet. Je vous prie d’accepter ce rien en souvenir des bonnes heures, trop brèves et trop rares, passées avec vous.

MONSIEUR VERNET.

Qu’est-ce que ça peut être ? Je regarde ?

HENRI.

Faites.

MONSIEUR VERNET, déficelant le paquet.

Pour une année ?

HENRI.

Pour une année ?

MONSIEUR VERNET.

Ma présidence ?

HENRI.

Non, non, à vie, à vie ! à moins que vous ne vous conduisiez mal.

MONSIEUR VERNET.

Je saurai me tenir.

À Madame Vernet.

Des ciseaux, Julie !

Henri prêtant son canif.

Un livre ! Henri Gérard ! c’est votre nom, un livre de vous ? Titre : Des rimes.

Ne comprenant pas.

Des rimes ?

MADAME VERNET.

Des vers.

MONSIEUR VERNET.

Ah !... Vous êtes poète !

MADAME VERNET.

Je m’en doutais.

MONSIEUR VERNET.

Moi pas. Et il a écrit quelque chose en haut du livre.

MADAME VERNET.

Une dédicace.

MONSIEUR VERNET, lisant.

« À Madame Vernet, hommage respectueux. »

MADAME VERNET.

Merci, monsieur.

HENRI.

J’aurais pu trouver mieux, madame, mais je ne me suis pas permis de chercher.

MONSIEUR VERNET.

Pourquoi ?

HENRI.

Par discrétion.

MONSIEUR VERNET, rendant le canif.

Ah ! oui... « Et à Monsieur mon meilleur ennemi à l’épée. » Comme c’est spirituel !

Monsieur Vernet serre la main d’Henri.

HENRI.

De quel côté allez-vous ?

MONSIEUR VERNET, se rasseyant.

Je savais que vous n’étiez pas tout le monde, je vous soupçonnais même d’être artiste, et je le disais, il n’y a qu’un instant, à Julie, mais j’ignorais que vous fussiez poète.

HENRI.

Je me cache, c’est si mal vu.

MONSIEUR VERNET, à Madame Vernet.

Et modeste ! Le titre t’a frappée, toi ? Des rimes !

MADAME VERNET.

C’est neuf.

HENRI.

Plutôt bizarre.

MONSIEUR VERNET.

Original ! Et moi j’aime tout ce qui est original. C’est la première fois qu’un auteur m’offre lui-même son livre. J’espère bien que ce ne sera pas la dernière.

HENRI.

Je le crains.

MADAME VERNET.

Nous le lirons au bord de la mer.

MONSIEUR VERNET.

Nous le dégusterons dans un cadre approprié.

HENRI.

C’est à la mer que vous allez ?

MADAME VERNET.

Oui, chaque année.

HENRI.

Ah ! la mer !

MADAME VERNET.

C’est si grandiose !

MONSIEUR VERNET.

Je veux le commencer ce soir dans mon lit.

MADAME VERNET.

Oh ! Victor, pas avant moi.

MONSIEUR VERNET.

Si, si, pour en avoir une idée.

MADAME VERNET.

Alors tu me le prêteras, et je le lirai tout haut.

MONSIEUR VERNET, jetant « Des rimes » à Madame Vernet.

Tiens, je te le donne.

À Henri.

Je lui cède toujours. C’est votre dernier ?

HENRI.

Et mon premier.

MONSIEUR VERNET.

La presse en a parlé ?

HENRI.

Pas encore.

MONSIEUR VERNET.

C’est donc une primeur ?

HENRI.

Toute fraîche, elle vient de paraître.

MONSIEUR VERNET.

Ce doit être exquis. Mais je vous préviens que nous sommes des profanes.

HENRI.

Ce sont les meilleurs juges.

MONSIEUR VERNET.

Moi, du moins, car ma femme... Madame Vernet, feuilletant la brochure. – Je ne m’y connais pas non plus, mais je goûte vivement la poésie quelle qu’elle soit... et la vôtre a l’air d’être...

HENRI.

Vous lisez un peu, madame ?

MADAME VERNET.

Un peu, oui, monsieur.

MONSIEUR VERNET.

Beaucoup. Moi je n’achète jamais de livres.

HENRI.

Par principe ?

MONSIEUR VERNET.

Non.

HENRI.

Par économie ?

MONSIEUR VERNET.

Non, par habitude. Mais Julie est abonnée à un cabinet de lecture.

MADAME VERNET.

Il reçoit toutes les nouveautés.

MONSIEUR VERNET.

Vous savez que c’est une artiste aussi dans son genre.

MADAME VERNET.

Jolie artiste !

MONSIEUR VERNET.

Elle comprend tous les arts, sauf l’escrime.. Oh ! l’escrime !

HENRI.

Ce n’est pas une lacune.

MONSIEUR VERNET.

En échange, tu dessines comme un architecte.

MADAME VERNET.

Ne le croyez pas, monsieur Henri !

MONSIEUR VERNET.

Et musicienne ! Des doigts d’une vitesse !

MADAME VERNET.

Je pianote à peine, mais la belle musique m’émeut comme la belle poésie.

MONSIEUR VERNET.

Au fait, si vous nous lisiez un morceau de la vôtre.

HENRI.

J’ai horreur de lire mes vers.

MADAME VERNET.

Pour nous faire plaisir.

HENRI.

Sans façon, madame ; je ne lis pas mal les vers des autres, mais les miens...

MONSIEUR VERNET.

Non !

HENRI.

Je vous assure que je ne me ferais pas prier.

MONSIEUR VERNET.

Soit, parce qu’il est tard et que vous ne pourriez pas tout lire.

Menaçant.

Mais à notre retour...

HENRI.

Vous serez obligés de m’arrêter.

MONSIEUR VERNET.

Soyez tranquille... poète ! Je suis l’ami, nous sommes les amis d’un poète ! Nous nous mettons bien !

HENRI.

Vers quel point de la mer vous dirigez-vous ?

MADAME VERNET.

Nous allons à Fleuriport, sur la Manche.

HENRI.

Vous y resterez longtemps ?

MADAME VERNET.

Deux mois.

HENRI.

Que vous êtes heureux de quitter Paris !

MONSIEUR VERNET.

Surtout par ces chaleurs.

HENRI.

Ah ! si je pouvais faire comme vous !

MONSIEUR VERNET.

Vous n’avez pas de congé ?

HENRI.

J’en ai d’un bout de l’année à l’autre. Je suis libre par profession. Ma carrière est on ne peut plus libérale.

MONSIEUR VERNET.

Eh bien ! Ça me fait quelque chose d’être président de notre salle d’armes. Eh bien ?

HENRI.

En fait, je ne suis pas libre. Il faut que je reste pour me tenir au courant. C’est un livre qui paraît, une première, une inauguration, un vernissage, etc., que sais-je !

MADAME VERNET.

Je croyais qu’après le Grand Prix...

HENRI.

On est moins bousculé, moins distrait de ses travaux, madame, mais c’est égal... quelle vie !

MADAME VERNET.

La vie parisienne !

MONSIEUR VERNET.

La vie échevelée !

HENRI, mélancolique.

D’ailleurs, où irais-je ?

MONSIEUR VERNET.

Venez à Fleuriport, on se retrouvera.

MADAME VERNET.

C’est bien modeste pour Monsieur Henri habitué aux plages mondaines, notre petit trou.

HENRI.

Oh ! madame, vous me faites injure...

MONSIEUR VERNET.

Et la mer n’est nulle part un petit trou. Écoutez, Henri... monsieur Henri...

HENRI.

Je vous en prie.

MONSIEUR VERNET.

Écoutez, mon cher Henri, oui, assez de monsieur entre nous, vous n’allez pas me faire croire que vos travaux, et j’ignore ce que vous entendez par là...

MADAME VERNET.

Ses travaux de poète, mon ami.

MONSIEUR VERNET.

D’accord, vous retiennent à Paris, quand il n’y a plus personne, comme un forçat à son boulet.

HENRI.

Pas à ce point.

MONSIEUR VERNET.

Vous êtes votre maître ?

HENRI.

Mon maître absolu.

MONSIEUR VERNET.

Venez avec nous.

HENRI.

À Fleuriport ?

MONSIEUR VERNET.

Non seulement à Fleuriport, mais chez nous, dans notre villa. Nous avons de la place.

HENRI.

Oh ! monsieur Vernet, vous êtes amusant.

MONSIEUR VERNET.

Nous vous l’offrons de bon cœur, n’est-ce pas, Julie ?

MADAME VERNET, polie.

Certainement.

HENRI.

Et je vous remercie d’un cœur qui ne le cède en rien au vôtre, mais...

MONSIEUR VERNET.

Mais quoi ?

HENRI.

Si par hasard, monsieur Vernet, je peux m’échapper un moment de Paris, comme je n’ai pas d’endroit préféré, je profiterai de votre séjour à Fleuriport, j’irai vous voir là-bas, mais je descendrai à l’hôtel.

MONSIEUR VERNET.

Il n’y en a pas.

HENRI.

À l’auberge.

MONSIEUR VERNET.

Ce serait un peu fort.

À Madame Vernet.

Le vois-tu à l’auberge du Mérinos dans l’ordure et nous dans notre confortable « Juliette » – oui, du nom de ma femme – car elle n’est pas mal, la « Juliette », avec son air de vieille masure. Pour qui me prenez-vous ? Voyons. Vous avez des scrupules.

Sur un signe de Monsieur Vernet, Madame Vernet va faire un petit tour.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR VERNET, HENRI

 

MONSIEUR VERNET.

Ils vous honorent, mais j’ai un moyen de les lever. Vous m’avez dit que vous donniez des leçons, des leçons de quoi ?

HENRI.

De n’importe quoi, de tout.

MONSIEUR VERNET.

Eh bien, ma petite nièce qui passe ses vacances avec nous, là-bas, veut suivre un cours de diction, il paraît que c’est la mode. Vous êtes poète ! poète et professeur de diction, ça doit aller ensemble.

HENRI.

C’est inséparable.

MONSIEUR VERNET.

Vous donnerez quelques conseils à Marguerite, et tout s’arrangera, le voyage, le séjour, le reste ; ne vous inquiétez de rien.

HENRI.

Vous me tenteriez, monsieur Vernet, mais...

MONSIEUR VERNET.

Qu’est-ce que vous avez encore à répondre ?

HENRI.

Mille choses.

MONSIEUR VERNET.

Lesquelles ? Aucune. J’ai été jeune comme vous, pauvre comme vous, car vous l’êtes, hein ? avec toute votre poésie ?

HENRI.

Je ne l’avouerais pas à un autre ; ça ne rapporte guère.

MONSIEUR VERNET.

De quoi payer le tabac.

HENRI.

Et encore parce que je ne fume jamais.

MONSIEUR VERNET.

Et votre famille vous a coupé les vivres ?

HENRI.

Bah ! pour quelques paniers de provisions !

MONSIEUR VERNET, attendri.

J’en étais sûr. Elle vous laisserait crever de faim. Toutes les mêmes, ces familles d’artiste !... Mon pauvre vieux, va... Ça me rajeunit de vingt ans ! Ça me rappelle ma misère, et j’étais alors réservé, moi aussi, comme vous, peut-être davantage... du moins autant, parce que, timide, je ne savais pas m’exprimer. Eh bien, je vous donne ma parole que, si, en ce temps-là, quelque brave homme de Vernet, ça se trouve, m’avait offert du même cœur la petite partie de plaisir que je vous offre, j’aurais accepté sans hésitation. Et vous savez, sur l’article délicatesse, je ne plaisante jamais. Je vous jure que ça ne vaut pas la peine de me dire merci. Est-ce que je vous paie votre imprimé, moi, votre livre de poésie ? Nous sommes quittes ! Plus un mot !

HENRI.

Mais c’est un enlèvement !

MONSIEUR VERNET.

Je vous enlève.

Appelant sa femme.

Julie ! nous l’enlevons, il accepte.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR VERNET, HENRI, MADAME VERNET

 

MADAME VERNET.

Ah !... Tant mieux ! J’allais me joindre à Victor.

HENRI.

Alors, madame, je n’ai plus la force de résister. J’accepte avec gratitude. Mais, n’est-ce pas, chers amis, une mansarde, une lucarne, un lit de fer, une table de bois blanc, une chaise de paille...

MADAME VERNET.

Quel mobilier !

MONSIEUR VERNET.

Tu, tu, tu ! La mansarde et la lucarne, c’est pour notre vieille servante, Honorine. Vous aurez la plus belle chambre après la nôtre.

MADAME VERNET.

La chambre verte.

HENRI.

Merci, madame.

MONSIEUR VERNET.

Avec deux grandes fenêtres qui donnent toutes les deux sur la mer.

MADAME VERNET.

Une seule, mon ami.

MONSIEUR VERNET.

Mais l’autre donne sur la campagne. Ça repose de la mer.

HENRI.

C’est le rêve. Merci, monsieur Vernet.

MONSIEUR VERNET.

Ne me remerciez donc pas comme ça ! Quel remercieur vous faites ! Vous êtes prêt ?

HENRI.

Toujours.

MONSIEUR VERNET.

Nous partons demain.

HENRI.

Ce soir si vous voulez.

MONSIEUR VERNET.

À la bonne heure ! Mais il faut attendre à demain. Nous partirons avec ma nièce Marguerite et Pauline.

MADAME VERNET.

Ma sœur aînée.

MONSIEUR VERNET.

Elle dirige une pension de jeunes filles où Marguerite termine ses études.

À Madame Vernet.

Est-ce qu’elles ne viennent pas ce soir ?

MADAME VERNET.

Si ! Elles devraient être là.

MONSIEUR VERNET.

Je vous avertis que ma belle-sœur est insupportable. Je la supporte parce que j’ai l’esprit, je n’ai même que celui-là, l’esprit de famille.

MADAME VERNET.

Elle nous aime beaucoup au fond.

MONSIEUR VERNET.

À la surface elle ne peut pas nous sentir.

MADAME VERNET.

Elle est...

MONSIEUR VERNET.

Assommante...

MADAME VERNET.

Pas heureuse.

MONSIEUR VERNET.

Elle a même eu un petit roman dans sa vie. Tenez, vous qui faites des livres...

MADAME VERNET.

Victor !

MONSIEUR VERNET.

Je le lui dirai tôt ou tard, autant le lui dire tout de suite. Mademoiselle Pauline a aimé un monsieur qui n’a pas répondu à son amour et elle s’est donné un tas de petits coups de couteau.

HENRI.

Oh ! pauvre femme ! Elle est morte ?

MONSIEUR VERNET.

Elle va venir tout à l’heure.

HENRI.

Oh ! pardon !

MONSIEUR VERNET.

Ça ne fait rien. Elle s’était donné ses coups de canif du côté du cœur, mais trop bas. Elle s’est tailladé la cuisse. Hein ! cette histoire-là en vers !

MADAME VERNET.

Comme tu es dur pour Pauline !... Je vous assure, monsieur Henri Gérard, qu’elle a souffert...

HENRI.

Je ne suis pas de ceux, madame, qui raillent un désespoir de femme.

MONSIEUR VERNET.

C’est une vieille fille, aigre, maligne...

MADAME VERNET.

Chut !

MONSIEUR VERNET.

C’est une vipère !

MADAME VERNET.

Tais-toi, Victor.

MONSIEUR VERNET.

Une vipère à lunettes ! Je le lui dirai quand elle voudra.

MADAME VERNET.

Mais tais-toi donc... J’entends.

MONSIEUR VERNET.

Nous le lui dirons tous deux, Henri, là-bas, le soir, au bord de la mer !

 

 

Scène VII

 

MADAME VERNET, MONSIEUR VERNET, PAULINE, MARGUERITE, HENRI

 

Entrée de Pauline et de Marguerite. Les dames s’embrassent. Henri se tient à l’écart.

PAULINE.

Tu as une visite ?

MADAME VERNET.

Oui, un jeune homme très distingué, venez que je vous présente.

À Henri.

Ma sœur et ma nièce.

À Marguerite et Pauline.

Monsieur Henri Gérard.

MONSIEUR VERNET.

Un poète.

PAULINE.

Un poète ?

MADAME VERNET.

Oui, Monsieur Henri Gérard est un poète.

MONSIEUR VERNET.

Et un vrai.

PAULINE.

Ah !

MONSIEUR VERNET, montrant le livre à Pauline.

La preuve.

PAULINE.

La couverture attire l’œil : Des limes.

MADAME VERNET.

Des rimes, des rimes.

HENRI.

C’est un R, mademoiselle.

PAULINE.

J’ai la vue si basse, monsieur.

MONSIEUR VERNET.

Elle l’a fait exprès. Des limes ! Elle voudrait les mordre !

MADAME VERNET.

Tes préparatifs sont terminés ?

PAULINE.

Oui, je ne me surcharge pas.

MONSIEUR VERNET.

Qui vous le défend ?

PAULINE.

La simplicité de ma garde-robe.

MONSIEUR VERNET.

Vous trouvez peut-être que Julie emporte trop ?

MADAME VERNET.

Victor, c’est toi qui commences...

HENRI.

Monsieur Vernet, je suis témoin.

MONSIEUR VERNET.

Elle se rattrapera. À propos, Henri, vous avez beaucoup de bagages ?

HENRI.

Une valise.

MONSIEUR VERNET.

Ce que vous voudrez, n’ayez pas encore des... scrupules.

HENRI.

C’est une grosse valise.

MADAME VERNET.

Monsieur Henri veut bien nous faire le plaisir devenir avec nous.

PAULINE.

Ah ! ah !

MONSIEUR VERNET.

Le plaisir et l’honneur. Ça vous surprend qu’un poète...

PAULINE.

Du tout.

À Henri.

Je sais, monsieur, que ma sœur et mon beau-frère aiment les artistes.

MONSIEUR VERNET.

Nous ne pouvons pas nous en passer.

PAULINE.

Vous n’êtes pas le premier qu’on me présente. J’ai déjà eu le plaisir, et l’honneur, de dîner ici avec le peintre qui a fait ce portrait.

Tous regardent le portrait.

MONSIEUR VERNET.

Le peintre Morneau. Vous le connaissez ?

HENRI.

Non.

MONSIEUR VERNET.

Comment le trouvez-vous ?

HENRI, léger.

Très bien.

MADAME VERNET, gaie.

Vous dites ça sans enthousiasme.

HENRI.

Je le dis comme je le pense.

MONSIEUR VERNET.

Mais c’est ma femme.

HENRI.

Madame Vernet ?

MADAME VERNET.

Il ne me ressemble pas ?

HENRI.

Si, si, madame, quoique la bouche...

MONSIEUR VERNET.

Ratée ?

HENRI.

Plutôt. Et ce n’est pas votre front si net, presque carré, oui, un peu têtu. On ne vous fait pas penser ce qu’on veut.

MONSIEUR VERNET.

Eh ! eh ! Julie, quel physionomiste !

PAULINE.

Vous n avez rien à dire des yeux ?

HENRI.

Oh ! les yeux, mademoiselle, c’est ce que les peintres réussissent le moins.

MADAME VERNET.

Que va-t-il en rester ?

MONSIEUR VERNET.

Oui, je finirai par le mettre au grenier.

HENRI.

Excusez-moi, madame, une femme comme vous est rare, même en peinture.

MONSIEUR VERNET.

Attrape, Julie... Moi qui me promettais de faire faire mon portrait l’année prochaine.

HENRI.

Par le même peintre ?

MONSIEUR VERNET.

Ou par un autre.

PAULINE.

Il ne manque pas d’autres peintres, moins chers.

MONSIEUR VERNET.

Dirait-on pas que j’ai payé Monsieur Morneau avec votre argent.

PAULINE.

Vous l’avez très bien payé... et lui aussi.

Honorine apporte le thé.

HENRI.

Vous le voyez encore ?

MADAME VERNET, gênée, se levant pour verser le thé.

Oh ! non. C’était une simple relation de vernissage.

MONSIEUR VERNET, bas.

Il s’est conduit comme...

PAULINE, haut.

Comme un artiste !

HENRI.

Mademoiselle Pauline déteste les artistes ?

PAULINE.

Un peintre n’est pas un poète, monsieur.

MONSIEUR VERNET.

Et réciproquement.

À Henri.

Elle n’a que du miel pour vous. Prenez, mon ami, prenez, c’est une faveur.

HENRI.

Je goûte.

MONSIEUR VERNET.

Et toi, Marguerite, tu n’ouvres pas la bouche ! Tu es contente de passer deux mois avec un poète ?

HENRI.

Aucun effet.

MARGUERITE.

Monsieur est un poète ?

MADAME VERNET.

Tu n’as pas entendu ?

HENRI.

Soyez franche, mademoiselle, vous vous imaginiez que c’était autre chose.

MARGUERITE, riant.

Oui.

HENRI.

Un beau jeune homme pâle.

MARGUERITE.

Oui. Avec des moustaches.

HENRI.

Ah ! vous confondez : les moustaches, c’est pour les militaires. Avec de longs cheveux ?

MARGUERITE.

Oui.

HENRI.

Noirs.

MARGUERITE.

Oui, ou blancs comme de la neige.

HENRI.

Quand le poète est vieux ; ça me viendra. Ça vient même aux poètes qui ont, comme moi, les cheveux courts.

PAULINE.

C’est une nouvelle école ?

HENRI.

C’est simplement une nouvelle coupe de cheveux. Et, n’est-ce pas, mademoiselle Marguerite, le poète de vos rêves étalait une cravate comme une salade de laitue ?

MARGUERITE.

C’est ça.

HENRI.

Et il ne portait point de gilet sous sa redingote râpée et boutonnée jusque-là pour cacher la chemise. Hélas ! j’en porte un, avec une chaîne et une montre, une montre de famille, et je regarde prosaïquement l’heure, et j’ai l’air à peu près correct. Je comprends votre déception, mademoiselle.

MARGUERITE.

Je m’y ferai.

MADAME VERNET.

Marguerite, tu importunes Monsieur Henri.

MARGUERITE.

Mais je ne lui demande rien, moi !

MONSIEUR VERNET.

Tu as reçu une éducation, ma fille...

PAULINE.

Celle que je lui ai donnée, mon beau-frère.

MONSIEUR VERNET.

Ça ne m’étonne plus.

MADAME VERNET.

Excusez ma nièce, monsieur Henri. Ce n’est pas une fille, c’est un gros garçon.

HENRI.

C’est bien une jeune fille naturelle. Elle est sans mystère.

À Pauline.

Et je vous félicite, mademoiselle.

MONSIEUR VERNET, à Pauline.

Une autre dirait merci.

PAULINE.

Ah ! c’était pour moi !

MONSIEUR VERNET.

Écoutez tous ! Voilà le programme de la journée à Fleuriport : d’abord, chaque matin une heure d’escrime pour les hommes.

À Pauline.

Car monsieur n’est pas seulement un poète, c’est aussi un escrimeur hors ligne.

PAULINE.

Tous les talents.

MONSIEUR VERNET, à Henri.

N’oubliez pas d’emporter vos fleurets. Ensuite, baignade. Vous savez nager ?

HENRI.

Comme un poisson d’eau douce.

MONSIEUR VERNET.

Vous volerez sur l’eau salée de la mer. Moi, je nage au fond.

HENRI.

Au fond de la mer, c’est déjà loin.

MONSIEUR VERNET.

L’après-midi, promenades variées. On visite, par exemple, une vieille église des environs. Vous aimez les vieilles églises ?

HENRI.

Assez quand elles sont vides et qu’il y fait frais.

MONSIEUR VERNET.

Ces dames se recueillent. Moi, je monte en chaire et je prêche ce qui me vient par le Saint-Esprit.

MARGUERITE.

Et tu nous fais bien rire, mon oncle.

PAULINE.

C’est d’un goût !

MONSIEUR VERNET.

Taisez-vous donc, vous vous tordez. Et puis vous n’avez qu’à rester dehors, à la porte.

PAULINE.

Dans le cimetière !

MONSIEUR VERNET.

C’est une habitude à prendre.

HENRI.

Monsieur Vernet, vous êtes lugubre.

MONSIEUR VERNET.

Oh ! je ne demande pas sa mort tout de suite. Pourvu qu’elle meure avant moi !

MADAME VERNET.

Ne vous scandalisez pas, monsieur Henri, c’est leur façon de s’aimer.

HENRI.

Des taquineries !

MONSIEUR VERNET.

Non, non, nous nous détestons sérieusement.

HENRI.

Et la fin du programme ?

MONSIEUR VERNET.

Dîner à sept heures. Un petit tour sue le port. Un coup d’œil aux étoiles, s’il y en a, et dodo. Ça vous va ?

HENRI.

Approuvé !

MONSIEUR VERNET, à Pauline.

Votre avis ?

PAULINE.

Je n’en ai pas.

MONSIEUR VERNET.

Je l’espérais bien.

HENRI.

Vous oubliez, dans ce programme, mes fonctions.

MONSIEUR VERNET.

Oui, Marguerite, Monsieur Henri aura la gentillesse de te donner le matin ou le soir, peu importe, des leçons de lecture.

PAULINE.

Ah ! Monsieur est aussi professeur de...

MONSIEUR VERNET.

C’est un homme universel.

MADAME VERNET, à Marguerite.

Ça te fera plaisir de prendre ces leçons ?

MARGUERITE.

Je ne sais pas, ma tante.

MONSIEUR VERNET.

Elle en mourait d’envie.

MARGUERITE.

Moi ?

MONSIEUR VERNET.

Et, si elle ne les prend pas, je les prendrai.

À Henri.

Elles ne seront point perdues.

HENRI, à Marguerite.

Je ne me montrerai pas terrible, mademoiselle. Je serai moins un professeur qu’un camarade de jeu. Je suis très joueur.

MONSIEUR VERNET.

Dans les tripots ?

HENRI.

De ma vie, je n’ai touché...

MARGUERITE.

Au tennis ?

HENRI.

À la corde, au cerceau...

MARGUERITE.

À la peste !

HENRI.

Je ne connais pas.

MONSIEUR VERNET, à Pauline.

La peste, ce doit être un jeu pour vous.

PAULINE.

Oui, et je vous préviens que ça se communique.

MARGUERITE, à Henri.

N’est-ce pas : je vous donne la peste, je me sauve et vous courez après moi pour me la rendre.

HENRI.

Nous jouerons à tout ce qu’il vous plaira, mademoiselle, et je parie de vous battre.

MARGUERITE, tendant la main.

Parions.

PAULINE.

Marguerite !

HENRI.

Ce n’est pas pour parier, c’est pour nous donner la main et faire connaissance.

MONSIEUR VERNET, à Pauline.

Il vous désarme, hein ! celui-là ?

PAULINE.

On voit tout de suite que monsieur n’est pas un sot.

MONSIEUR VERNET.

Une tasse de thé, ma belle-sœur ?

PAULINE.

Merci, j’en ai déjà pris une chez moi.

MONSIEUR VERNET.

Une autre ?

PAULINE.

Elle m’empêcherait de dormir.

MONSIEUR VERNET.

Sans ça, vous l’offrirais-je ?

PAULINE.

Quelle verve !

MONSIEUR VERNET.

Vous m’inspirez.

PAULINE, à Henri.

À force de fréquenter des artistes comme vous, monsieur, il finira par avoir de l’esprit.

MONSIEUR VERNET.

Alors, malheur à vous !

PAULINE.

Mais vous vous fatiguez ce soir, monsieur Vernet ; il est temps que je vous laisse vous reposer.

Salutations.

MADAME VERNET, à Henri.

Et moi aussi, je vous laisse, monsieur Henri ; je suis lasse d’avoir fait des malles et j’ai quelques mots à dire en particulier à ma sœur.

HENRI.

Mais, madame, je me retire.

MADAME VERNET.

Non, non, restez avec mon mari.

MONSIEUR VERNET.

Encore cinq minutes, nous causerons entre hommes !... À demain, gare de l’Ouest, ma belle-sœur !... si vous voulez que je vous embrasse, approchez-vous.

PAULINE.

Pour le plaisir que ça nous ferait...

MONSIEUR VERNET.

Aucun... N’oubliez pas votre sac à malice.

PAULINE.

Comptez sur lui !

MONSIEUR VERNET.

J’y compte.

 

 

Scène VIII

 

MONSIEUR VERNET, HENRI

 

MONSIEUR VERNET.

Et elle l’apportera. Hein ! la vieille demoiselle ! Qu’est-ce que je vous disais ?

HENRI.

Oui, un peu rêche, mais vous avez une femme si charmante !

MONSIEUR VERNET.

Oh ! celle-là ! et elle m’adore.

HENRI.

Elle est gracieuse, fine...

MONSIEUR VERNET.

Je l’adore.

HENRI.

Je le crois... et avec ça, ce qui ne gâte rien, très jolie, si vous permettez.

MONSIEUR VERNET.

Je permets : nous nous adorons.

HENRI.

Vous vous adorez. Il y a longtemps ?

MONSIEUR VERNET.

Depuis notre nuit de noces, depuis neuf ans. Je l’ai épousée le 2 avril 1894. Elle travaillait ; une femme comme elle, ça faisait pitié ! Elle tenait une pension de jeunes filles avec sa sœur. Moi, je venais de créer ma maison de soieries. Je gagnais de l’argent. Elles étaient toutes deux à marier, avec une nièce sur les bras. J’avais le choix, j’ai choisi, je n’ai pas besoin de vous dire laquelle.

HENRI.

Je le devine.

MONSIEUR VERNET.

Croiriez-vous que Pauline, sous prétexte qu’elle était l’aînée, m’en a voulu ? Ses petits coups de canif, c’était à cause de moi !

HENRI.

Je vous félicite.

MONSIEUR VERNET.

Et elle m’en veut toujours, comme si j’avais pu hésiter !

HENRI.

Il aurait fallu être myope.

MONSIEUR VERNET.

J’ai donc tiré Julie de l’ornière ; elle m’est reconnaissante, et je suis un homme heureux.

HENRI.

Ça se voit.

MONSIEUR VERNET.

Je le dis tout haut. Et Julie, interrogez-la, dit comme moi. Il ne nous manque qu’un enfant. Je ne sais pas pourquoi.

HENRI.

Vous en aurez.

MONSIEUR VERNET.

Après neuf ans ?

HENRI.

Je connais un ménage qui, après neuf années...

MONSIEUR VERNET.

Oui, oui, je le connais aussi ; tout le monde nous dit la même chose. Hélas ! je désespère.

HENRI.

Et Mademoiselle Marguerite ?

MONSIEUR VERNET.

Ce n’est que notre nièce, et sa tante Pauline en a la moitié, ça gâte le tout. Ah ! cet unique point noir nous attriste, Julie et moi. Nous avons beau nous adorer, quelquefois, surtout aux heures de tête-à-tête, nous nous embêtons un peu.

HENRI.

En si bonne compagnie !

MONSIEUR VERNET.

Eh ! oui, parce qu’elle m’est supérieure comme culture ; si, si, j’ai mes qualités... mais, à ce point de vue, je ne la vaux pas. Je fais pourtant mon possible. Tenez : avant de la connaître, j’avais horreur du piano. À présent, qu’elle s’y mette, je m’approche derrière elle et j’écoute des heures, les yeux sur ses mains. C’est stupide !

HENRI.

Non, monsieur Vernet.

MONSIEUR VERNET.

Non ?

Henri prenant un petit gâteau.

Mangez, mangez donc !... Et là-bas, à Fleuriport, quand elle observe le ciel, elle me communique ses réflexions, moi je fais aussi les miennes, et il nous arrive, mon cher, le soir, sur notre banc, tout bourgeois que nous sommes, de parler de la lune comme d’une amie ; ça, par exemple, c’est idiot !

HENRI.

Non, non, monsieur Vernet ; n’ayez pas de fausse pudeur.

MONSIEUR VERNET.

Oh ! je tiens ma partie comme je peux ; mais je sens que ma conversation ne suffit pas à Julie, et c’est quand je l’aime le plus que j’ai le moins de choses à lui dire. Expliquez ça.

HENRI.

C’est toujours comme ça.

MONSIEUR VERNET.

Vous ne devez pas connaître ce désagrément ; vous ne cessez pas d’être étourdissant. Vous le serez, hein ? Je suis content que vous veniez. Vous vous mettrez en frais, dites, vous nous amuserez, vous...

HENRI.

Je ferai l’enfant.

MONSIEUR VERNET.

Vous pourriez être le mien. Quel âge avez-vous ?

HENRI.

Vingt-six.

MONSIEUR VERNET.

Hé ! hé !... ah ! non, tout de même ; je ne me suis pas marié jeune. Mais je veux dire que vous aurez de l’entrain, de la drôlerie. Nous ne sommes pas bégueules. On criera, on chantera, on dansera, ça ronflera ; ce n’est peut-être pas votre genre ?

HENRI.

Mais si, mais si, et je me forcerai, au besoin.

MONSIEUR VERNET.

Je suppose que la mer ne vous donne pas des idées sombres.

HENRI.

Je n’en sais rien.

MONSIEUR VERNET.

Comment ça ?

HENRI.

Je ne l’ai jamais vue.

MONSIEUR VERNET.

Vous n’avez pas vu la mer ?

HENRI.

Non.

MONSIEUR VERNET.

Vous n’avez pas vu la mer ?

HENRI.

Mais non.

MONSIEUR VERNET.

Vous n’avez...

HENRI.

Je vous le dirais, monsieur Vernet ! Ce n’est pas un secret.

MONSIEUR VERNET.

Un garçon comme vous.

HENRI.

La mer doit être vexée.

MONSIEUR VERNET.

Vous m’abasourdissez.

Il sonne.

 

 

Scène IX

 

MONSIEUR VERNET, HENRI, HONORINE

 

MONSIEUR VERNET.

Madame est-elle couchée ?

HONORINE.

Pas encore, monsieur...

MONSIEUR VERNET.

Dites à madame que j’ai à lui parler.

HONORINE.

Pas encore, monsieur, mais presque...

MONSIEUR VERNET.

Honorine, dites à madame de venir pour une communication urgente.

Honorine sort. À Henri.

Elle va être stupéfaite et ravie... Il n’a pas vu la mer ! Je vous assure que c’est à voir...

 

 

Scène X

 

MADAME VERNET, en peignoir de couleur tendre, HENRI, MONSIEUR VERNET

 

MADAME VERNET.

Qu’est-ce qu’il y a ? Honorine me fait peur.

MONSIEUR VERNET.

Figure-toi qu’il n’a jamais vu la mer !

HENRI.

C’est pour ça que vous avez fait revenir Madame Vernet ?... Oh ! madame !...

MADAME VERNET.

Un homme comme vous !

MONSIEUR VERNET.

C’est ce que je lui disais.

MADAME VERNET.

Par suite de quelles circonstances exceptionnelles n’avez-vous jamais pu la voir ?

HENRI.

Je ne me suis pas dérangé...

MONSIEUR VERNET.

Aujourd’hui, on va à la mer en quatre heures.

HENRI.

Oh ! ce ne sont pas les quatre heures qui me manquaient. Je dois dire que j’ai aperçu le lac de Genève et il paraît que...

MONSIEUR VERNET.

Qu’il en donne une idée ! Le lac de Genève, cette cuvette ! mon ami... quel blasphème !

Solennel.

Je me fais une joie de vous montrer ça.

MADAME VERNET.

Nous jouirons de votre surprise.

MONSIEUR VERNET.

Et je lui offrais ce voyage comme une petite promenade de rien du tout ; ce sera un événement !

HENRI.

Ce sera le plus beau voyage de ma vie.

MONSIEUR VERNET.

Ce n’était de ma part qu’une gentillesse, c’est une bonne action. Quand je pense que vous auriez pu mourir sans voir la mer !...

MADAME VERNET.

Il l’aurait vue en imagination, c’est bien plus beau.

MONSIEUR VERNET.

Oui, on dit ça quand on ne peut pas se payer le voyage. Plus tard, devenu célèbre, vous direz : « C’est le vieux papa Vernet qui m’a fait voir le premier la Grande Bleue. » Pourvu qu’elle soit pleine quand nous arriverons !

Il cherche son horaire des marées.

MADAME VERNET.

Ce n’est pas pour vanter Fleuriport, mais c’est très bien, réellement. La « Juliette » se trouve ici. En face, le petit port, avec ses petits bateaux de pêche qui entrent et sortent ; à droite, le village et son calvaire avec une tête de Christ très expressive ; à gauche, notre butte, une tente, des bancs, et, au pied de cette butte, à perte de vue, avec ses magnifiques couchers de soleil, la mer !

MONSIEUR VERNET.

Elle sera pleine !

HENRI.

Je l’aurais prise telle quelle.

MONSIEUR VERNET.

Je tiens à ce qu’elle nous fasse honneur.

HENRI.

Pourvu qu’elle soit exacte !

MONSIEUR VERNET.

Il blague. Nous verrons sa figure, nous l’écouterons exprimer son enthousiasme.

MADAME VERNET.

La mer ne lui fera peut-être aucune impression.

MONSIEUR VERNET.

Nous serions alors plus poètes que lui ?

HENRI.

Je commence à le croire.

MONSIEUR VERNET.

Ah ! si nous avions la chance de voir une belle tempête là-bas pendant votre séjour !

MADAME VERNET.

Pourquoi pas un beau naufrage ?

À Henri.

Toutes mes robes étaient emballées. Vous m’excuserez d’avoir reparu dans ce déshabillé.

HENRI.

Il est délicieux, madame, et vous le portez délicieusement.

MONSIEUR VERNET.

Ça vaut mieux que des coups de bâton.

À Madame Vernet.

À tout à l’heure, ma fille !

Il la baise au front.

MADAME VERNET.

Ma fille !

Elle regarde Henri et sort.

 

 

Scène XI

 

MONSIEUR VERNET, HENRI

 

MONSIEUR VERNET.

Allez, dites-lui des fadeurs, je ne suis pas jaloux.

HENRI.

Non ?

MONSIEUR VERNET.

C’est peut-être le seul sentiment que je n’éprouve pas. Vous partez ?

HENRI.

Il est tard.

MONSIEUR VERNET.

Vous avez bien le temps... Pourquoi serais-je jaloux ? Elle m’aime comme je l’aime, j’en suis sûr, et c’est une honnête femme, de ça je suis plus sûr encore.

HENRI.

C’est plaisir de vous entendre parler de Madame Vernet.

MONSIEUR VERNET.

On n’en fait plus comme elle ni comme moi.

HENRI.

Plus guère.

MONSIEUR VERNET.

Oh ! je ne veux pas dire qu’elle soit une honnête femme à cause de moi, parce qu’elle m’aime. Ce serait de la suffisance. Je dis qu’elle l’aurait été avec tout le monde, avec n’importe qui. Elle l’est parce qu’elle l’est et qu’elle ne peut pas ne pas l’être. Vous verrez.

HENRI.

Je m’en rapporte...

MONSIEUR VERNET.

Elle est venue au monde avec son honnêteté comme avec son nez, son joli nez un peu retroussé au milieu du visage. Elle est pure comme le jour est clair.

HENRI.

Comme le diamant brille !

MONSIEUR VERNET.

Voilà.

HENRI.

C’est évident !

MONSIEUR VERNET.

Évidemment.

HENRI.

Mais je suppose...

MONSIEUR VERNET.

Quoi ?

HENRI.

Rien ; bonsoir, monsieur Vernet.

MONSIEUR VERNET.

Qu’est-ce que vous supposez ?

HENRI.

Je suppose... que vous ayez des motifs d’être jaloux.

MONSIEUR VERNET.

Quels motifs ! Où voulez-vous que j’en prenne puisque Julie...

HENRI.

C’est entendu. Aussi je suppose, partant de plus loin, que vous n’ayez pas épousé Madame Vernet, mais sa sœur, par exemple.

MONSIEUR VERNET.

Pauline ? Je vous remercie du cadeau.

HENRI.

Ou une autre femme, n’importe laquelle.

MONSIEUR VERNET.

Mettons ; après ?

HENRI.

Et que...

MONSIEUR VERNET.

Ah ! oui... Eh bien ?

HENRI.

Que feriez-vous ?

MONSIEUR VERNET.

Je tire dessus.

HENRI.

Sur la femme ?

MONSIEUR VERNET.

Sur elle, et sur lui avec l’autre cartouche.

HENRI.

Ah ! ah !

MONSIEUR VERNET.

Je dis l’autre cartouche, car je ne me sers pas d’un joujou de revolver, mais d’un bon fusil pratique, à deux coups.

HENRI.

Vous tirez bien ?

MONSIEUR VERNET.

J’ai tué des populations d’œufs dans les foires.

HENRI.

Entre un œuf vide et un homme !...

MONSIEUR VERNET.

Je ne fais pas de différence. Feu des deux coups, d’abord dans votre dos...

HENRI.

Mais, monsieur Vernet, il ne s’agit pas de moi.

MONSIEUR VERNET.

Il s’agit de vous comme des autres. Pan ! pan ! dans le dos du monsieur et de la dame.

HENRI.

Diable !

MONSIEUR VERNET.

C’est ma méthode.

HENRI.

Vous ne badinez pas avec l’amour, monsieur Vernet.

MONSIEUR VERNET, bon enfant.

Dites donc, vous, hein ? Vous n’avez pas bientôt fini ? Si nous parlions d’autre chose ? Si nous laissions ces propos-là aux imbéciles ?

HENRI.

C’était pour rire.

MONSIEUR VERNET.

Alors, riez tout seul, c’est un sujet qui ne me fait pas rire.

HENRI.

Il termine agréablement une soirée.

MONSIEUR VERNET.

Il est indigne de vous et de moi.

HENRI.

Pardon, monsieur Vernet. Excusez une habitude, un tour d’esprit, c’est le métier qui veut ça.

MONSIEUR VERNET.

C’est un sot métier. Je vous pardonne pour cette fois.

HENRI.

Je n’y reviendrai plus.

MONSIEUR VERNET.

Ah ! quelle tête ! Que de choses doivent se passer là dans ce crâne de poète !

HENRI.

Vous exagérez.

MONSIEUR VERNET.

Tout à l’heure c’étaient des scrupules, maintenant ce sont des inquiétudes, des imaginations biscornues. Sommes-nous libres d’agir comme il nous plaît !

HENRI.

Qui pourrait nous empêcher ?

MONSIEUR VERNET.

Liberté, Libertas ?

HENRI.

Oh ! parfaitement.

MONSIEUR VERNET.

Je voudrais bien savoir ce que ça peut me faire, les autres ?

HENRI.

Et à moi.

MONSIEUR VERNET.

Notre amitié ne regarde que nous. Je vous tends ma main, vous y mettez la vôtre. Je vous ouvre ma porte et vous dis : « Entrez ! » Je vous présente à ce que j’ai de plus cher au monde, ma femme. Elle et moi, nous vous accueillons comme un jeune frère. Ce frère est-il un faux frère, un vilain monsieur ? Êtes-vous un misérable ?

HENRI.

Moi ?

MONSIEUR VERNET.

Vous... pas moi, moi je me connais.

HENRI.

Moi aussi...

MONSIEUR VERNET.

Répondez.

HENRI.

Monsieur Vernet, vous me demandez ça d’un air...

MONSIEUR VERNET.

Henri, êtes-vous un misérable ?

HENRI.

Je ne sais pas, je ne crois pas.

MONSIEUR VERNET.

Oui ou non ?

HENRI, noblement.

Non.

MONSIEUR VERNET.

Non !... Vous avez bien dit ça... très bien.

Il rit, la main offerte.

À demain !

 

 

ACTE II

 

À Fleuriport, cinq heures du soir, au bord de la mer. Une terrasse à gauche de la «Juliette » ; balustrade rustique, banc, chaises, tables de fer, tente mobile, petits arbres rabougris. Un escalier de bois descend au port. Le pêcheur Cruz taille des tamaris, Madame Cruz arrose des œillets.

 

 

Scène première

 

CRUZ, MADAME CRUZ

 

MADAME CRUZ.

Tu vas pêcher cette nuit, Valentin ?

CRUZ.

Oui, et Monsieur Henri veut venir avec nous.

MADAME CRUZ.

Et ce n’est pas toi, gros goulu, qui ne voudras pas ?

CRUZ, riant toujours.

Non, Monsieur Henri mettra, comme ils font tous, des tas de provisions dans le bateau, il aura le mal de mer, il ne leur fera pas grand tort, et mes matelots et moi nous serons obligés de nous dévouer et de vider les paniers.

MADAME CRUZ.

Tu n’as pas honte ?

CRUZ.

Faudrait-il jeter ces bonnes choses-là aux poissons ? Ils s’en feraient éclater la vessie.

MADAME CRUZ.

Je dirai à Monsieur Henri de ne pas emporter de bouteilles, vous ne reviendriez plus.

CRUZ.

Je suis raisonnable sur la mer.

MADAME CRUZ.

Parce que tu la crains ; mais, une fois débarqué, tu dis plus de bêtises qu’un mousse, et, hier soir, tu parlais à Monsieur Henri comme si c’était ton camarade.

CRUZ.

Il n’est pas fier avec moi, je ne suis pas fier avec lui.

MADAME CRUZ.

Tu n’es qu’un pauvre pêcheur de congres, Monsieur Henri est un monsieur.

CRUZ.

C’est un gentil garçon : il me plaît !

MADAME CRUZ.

Voyez-vous ça !

CRUZ.

Surtout quand il chante ses poésies... Et il plaît à tout le monde, à Monsieur Vernet, à Mademoiselle Marguerite, à...

MADAME CRUZ.

Et à moi aussi... Finaud, va !

CRUZ.

Il y a un mois qu’il est à Fleuriport et ils sont tous pincés.

MADAME CRUZ.

Veux-tu te taire, Cruz !

CRUZ.

Il les a...

MADAME CRUZ.

Veux-tu te mêler de ce qui te regarde !

CRUZ.

Est-ce que je dis du mal ?

MADAME CRUZ.

Tu finiras par en dire, et, si on s’aperçoit que tu as la langue trop longue, nous perdrons la garde de cette maison. Ne t’occupe que de compter l’argent que ça nous rapporte.

CRUZ.

C’est toi qui le touches !

MADAME CRUZ.

C’est moi qui l’économise. Si je ne te surveillais pas, nous ne mangerions que des arêtes de poisson.

CRUZ.

Tu me fais déjà boire de l’eau.

MADAME CRUZ.

Parce que je ne veux pas qu’un soir tu t’embarques ivre mort comme Raymond qui n’est jamais revenu.

CRUZ.

Tu tiens tant à moi ?

MADAME CRUZ.

Je tiens à ta pêche quand elle est bonne.

CRUZ.

Tu m’aimes ?

MADAME CRUZ.

Oui, roule tes yeux blancs.

CRUZ.

Ma Marie !

MADAME CRUZ.

Ma Marie ! Donne-moi vingt sous pour aller à l’auberge.

CRUZ.

Non. Je veux que tu m’embrasses, que tu frottes ton nez contre ma figure ; ça porte bonheur, ça fait venir le poisson.

MADAME CRUZ.

Valentin, si tu approches, je te flanque une calotte.

Cruz veut l’embrasser. Madame Cruz le repousse mollement. Monsieur Vernet surgit en haut de l’escalier.

 

 

Scène II

 

CRUZ, MADAME CRUZ, MONSIEUR VERNET, puis MADAME VERNET, HENRI, PAULINE et MARGUERITE

 

MONSIEUR VERNET.

Oh ! les hommes seuls, les dames n’entrent pas. Déjà fini !

MADAME CRUZ, à Cruz.

Grand serin !...

À Monsieur Vernet.

Nous faisions, pendant votre promenade, un bout de toilette à la terrasse.

MONSIEUR VERNET.

C’est ce que je viens de voir, madame Cruz.

MADAME CRUZ.

J’arrosais et Cruz taillait.

MONSIEUR VERNET.

Et il vous prenait la taille.

MADAME VERNET.

Tu fais rougir Madame Cruz.

MONSIEUR VERNET.

Pour cacher votre honte, madame Cruz, allez nous chercher une carafe de votre nouveau cidre. Est-il bon ?

CRUZ.

Il n’y a pas meilleur.

MADAME CRUZ.

Une lettre, monsieur Vernet, qu’on m’a remise pour vous.

Elle sort.

MONSIEUR VERNET.

C’est Monsieur le maire de Fleuriport, conseiller d’arrondissement, délégué cantonal et chevalier du mérite agricole, qui nous remercie de notre générosité. Il prie Monsieur et Madame Vernet et sa famille, et surtout Monsieur le poète Henri Gérard...

HENRI.

Comment, surtout ?

MONSIEUR VERNET.

Il y a « surtout » entre les lignes.

Il passe la lettre à Henri.

HENRI.

...de bien vouloir venir passer la soirée chez lui le dimanche des régates...

MONSIEUR VERNET.

Nous acceptons.

HENRI.

Oh ! non !

MONSIEUR VERNET.

Si.

HENRI.

Vous avez déjà promis une soirée au curé.

MONSIEUR VERNET.

Nous irons. Et nous irons ensuite chez le notaire, puis chez Madame la directrice des postes et télégraphes. Nous ferons la tournée complète ; ce ne serait pas la peine d’avoir un poète ! C’est vrai, ces gars-là ne nous regardaient même pas l’an dernier. Ils nous saluent jusqu’à terre parce que nous avons avec nous un poète de Paris.

HENRI.

Je suis votre curiosité !

MADAME VERNET.

Notre gloire ! Résignez-vous.

MONSIEUR VERNET.

Nous allons les éblouir : nous leur réciterons des vers de ce poète dont vous avez toujours un exemplaire dans votre poche.

HENRI.

Verlaine ?

MONSIEUR VERNET.

Non, dans l’autre poche.

HENRI.

Baudelaire ?

MONSIEUR VERNET.

Oui, ça les ébahira.

PAULINE.

Vous voyez que ça peut servir, un poète !

HENRI.

À Fleuriport.

Il veut la débarrasser.

PAULINE.

Ne faites pas de frais pour moi.

HENRI.

Ça ne me coûtait rien.

MARGUERITE, à Henri.

Tenez !

Elle lui donne sa pêchette.

HENRI.

Merci. Vous êtes gentille, vous, avec cette cerise que vous gardez toujours aux lèvres. Votre bouche.

MARGUERITE.

Quel type !... Vous ne pouvez pas parler comme tout le monde !

HENRI.

C’est plus fort que moi.

MADAME VERNET.

Marguerite ! C’était un compliment.

PAULINE, assise et faisant du crochet.

Une perle de plus, mais Marguerite ne sait pas apprécier comme toi, ma sœur, les jolies choses.

MARGUERITE.

Ah ! ma tante, il me tire les cheveux.

HENRI.

Pour voir si votre natte tient.

MARGUERITE.

C’est solide ?

HENRI.

Comme une amarre !... Celui que vous attacherez avec cette chevelure !...

MARGUERITE.

J’ai de quoi le faire valser.

MONSIEUR VERNET, regarde Henri et Marguerite.

Ça va ! Ça va !...

À Henri.

Et ce coup de bouton de ce matin ?

HENRI.

Je ne sens rien.

MONSIEUR VERNET.

Vous n’êtes plus de force.

HENRI.

Ah ! si vous me cassez vos fleurets sur la gorge !

MONSIEUR VERNET.

Il y a une marque.

MARGUERITE.

Où ça ?

MADAME VERNET.

Une marque bleue.

PAULINE.

Bleue ou verte ?

MONSIEUR VERNET, offre une longue-vue à Pauline.

Avec ça vous distinguerez peut-être. Vous riez, Cruz ?

CRUZ.

Toujours, monsieur Vernet ; il n’y a pas plus gai que moi quand je suis à terre.

MONSIEUR VERNET, à Henri.

Et c’est à ce grand gosse que vous confierez votre vie ce soir ?

HENRI.

J’y suis résolu. Je veux le voir pêcher sur place.

MONSIEUR VERNET.

J’ai vu ça l’année dernière. On ne m’y rattrapera plus. Imaginez leur bateau à l’ancre, démâté, plat comme la main et seul dans la nuit sur la mer déserte : c’est sinistre.

HENRI.

Ce doit être beau.

MADAME VERNET.

Très beau, paraît-il ?

HENRI.

Venez avec nous, madame.

MADAME VERNET.

Je voudrais bien ; il ne veut pas.

MARGUERITE.

Et moi, mon oncle, moi !

MONSIEUR VERNET.

Pauvres petites ! Elles prennent un bateau de pêcheurs de congres pour un hôtel suisse. Emmenez Pauline.

PAULINE.

Pour me noyer !

MONSIEUR VERNET.

Et ramenez-la si vous voulez... ça m’est égal. Je suis un homme, et j’ai été malade comme une pompe.

PAULINE.

Bien fait.

MONSIEUR VERNET.

J’ai restitué en une fois tout ce que j’avais pris depuis ma naissance.

HENRI.

Je restituerai.

MONSIEUR VERNET.

Cruz se tord !

HENRI.

Vous pensez à mon costume, Cruz ?

CRUZ.

Ne vous inquiétez pas, monsieur Henri, mon numéro 1 vous ira comme une peau d’anguille.

MONSIEUR VERNET.

Et dès que le mal de mer vous lâche, la frousse vous prend. Cette solitude noire !

CRUZ.

On ne risque pas plus que dans son lit.

MONSIEUR VERNET.

Et les grands vapeurs, Cruz ?

CRUZ.

Ah ! par les temps de brume, ça ne connaît rien, une vapeur.

MONSIEUR VERNET, à Henri.

Une vapeur !

CRUZ.

Si on lui barre la route, elle vous coupe en deux, net.

MONSIEUR VERNET.

Il y tient !

À Henri.

Ne le ratez pas non plus dans vos études de mœurs, celui-là !

CRUZ.

Et elle ne se retourne même pas.

MONSIEUR VERNET, à Henri.

Il vous encourage !

MARGUERITE, bondissant.

Oh ! combien de marins, combien de capitaines Qui sont partis joyeux pour des courses...

Elle s’arrête, enrayée.

MADAME VERNET.

Eh bien !

Madame Cruz, qui apporte le cidre, attend sur l’escalier.

HENRI.

Continuez, mademoiselle.

MONSIEUR VERNET.

Vas-y... Elle a peur.

MARGUERITE.

J’ai toujours peur, quand ça rime.

HENRI.

Je vous aiderai, mademoiselle.

MARGUERITE

...pour des courses lointaines.

HENRI.

Reprenez.

MARGUERITE.

Depuis le commencement ?

HENRI.

C’est là, tout près.

MARGUERITE.

Ah ! combien...

HENRI.

Oh !... Oh ! combien...

MARGUERITE.

Oui. Oh ! combien... Ah ! c’est plus difficile que de prendre un bain.

Soutenue par Henri, qui bat la mesure, elle se jette dans la strophe et finit par en sortir.

Oh ! combien de marins, combien de capitaines, Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines, Dans ce morne horizon...

HENRI.

Montrez-le.

MARGUERITE.

Voilà !... se sont évanouis ! Combien ont disparu, dure et triste fortune !...

HENRI.

Doucement !

MARGUERITE.

Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune...

HENRI.

Largement.

MARGUERITE.

Sous l’aveugle océan...

PAULINE.

Inutile de fermer les yeux, à cause d’aveugle !

MARGUERITE, démontée.

...À jamais enfouis !

MADAME VERNET.

Après ?

MARGUERITE, boudeuse.

Je ne sais que ça.

MONSIEUR VERNET.

Sa tante lui a coupé le sifflet. Bravo ! Marguerite ! tu diras le reste une autre fois.

À Henri.

C’est de vous ?

HENRI.

Non.

MONSIEUR VERNET.

Il ne veut jamais que ce soit de lui.

HENRI.

Ah ! non, pas ça ; c’est de Victor Hugo.

MONSIEUR VERNET.

Je me rappelle.

HENRI.

N’est-ce pas qu’elle fait des progrès ?

MONSIEUR VERNET.

Énormes. Elle avance comme une vapeur, grâce à vous.

À Madame Vernet.

Ça marche, ça marche.

MADAME VERNET.

Tu te trompes peut-être.

CRUZ.

Le plus drôle, c’est que j’en ai ramené un, au bout de ma ligne.

MONSIEUR VERNET.

Un quoi ?

PAULINE.

Un capitaine ?

CRUZ.

Non, mademoiselle, un mort ; mon hameçon l’avait accroché là, derrière l’oreille.

PAULINE.

Belle pêche !

MADAME VERNET.

Une autre histoire, Cruz !

CRUZ.

Oui, madame Vernet. Moi, je mourrai à quarante ans.

MONSIEUR VERNET.

C’est une tireuse de cartes qui vous l’a prédit ?

CRUZ.

Non, c’est moi.

MADAME VERNET.

Et vous en êtes sûr ?

CRUZ.

Aussi sûr que de revenir sain et sauf demain matin. Monsieur Henri n’a rien à craindre pour cette nuit. Oh ! cette nuit, n’importe quelle tempête ne m’aurait pas, mais à quarante ans sonnés, j’y resterai, là, dans le raz, comme les autres.

HENRI.

Quel âge avez-vous ?

CRUZ.

Trente-huit.

MONSIEUR VERNET.

Ainsi, dans deux ans...

CRUZ.

Oh ! jour pour jour !...

MONSIEUR VERNET, lui offre un verre de cidre.

À votre santé, Cruz... pour deux ans !

CRUZ, impressionné.

À la vôtre, messieurs dames !

Il trinque avec tous.

MONSIEUR VERNET.

Je lui ai fait froid dans le dos.

HENRI.

Mais puisque vous êtes fixé, Cruz, vous n’aurez, l’heure approchant, qu’à ne plus aller à la mer.

CRUZ.

J’irai tout de même. On a beau le savoir, on croit que ce n’est pas vrai.

MADAME VERNET.

Pauvres gens !

MONSIEUR VERNET.

Braves gens !

HENRI.

C’est admirable !

MADAME VERNET.

Sublime !

MONSIEUR VERNET.

Oui, Cruz, vous êtes sublime !

CRUZ.

Oui, monsieur Vernet.

MADAME VERNET.

Quel contraste entre le marin et le paysan !

HENRI.

Le paysan ne voit pas plus loin que les cornes des bœufs de sa charrue. Ce que voit le marin, c’est l’infini.

CRUZ.

Oué, oué.

MADAME VERNET.

D’un côté les odeurs de la ferme, de l’autre l’air salubre de la mer.

CRUZ.

Oué, oué.

À Madame Cruz qui le tire par son tricot.

Laisse-moi, Marie, on me parle !

MADAME VERNET.

Le paysan fait sans risque sa besogne vulgaire.

HENRI.

Le marin est un héros de chaque jour.

MADAME VERNET.

Croyez-vous qu’il le comprenne ?

PAULINE.

Pardi !

HENRI.

Ce n’est pas douteux. Dites, Cruz ?

CRUZ.

Oué, oué.

HENRI.

N’est-ce pas que vous sentez toute la noblesse de votre vie ?

CRUZ.

Oué, oué. Mais, des fois, dans le bateau, ça ne sent pas la rose.

HENRI.

Il confond.

PAULINE.

Encore un qui n’apprécie pas.

Madame Vernet et Henri tournent le dos à Cruz et regardent la mer.

MADAME VERNET.

Qu’elle est belle !

HENRI.

Et lumineuse, sous ce soleil répandu à profusion.

MONSIEUR VERNET.

Et calme, à croire qu’on marcherait dessus en vernis. Il ne faudrait pas s’y fier.

MADAME VERNET.

Je la préfère pourtant à marée haute. Elle est trop loin.

MONSIEUR VERNET.

Elle va revenir.

PAULINE.

Comme c’est son devoir, là, à nos pieds.

MONSIEUR VERNET.

Ça, ce n’est pas du Victor Hugo, c’est du Pauline.

HENRI.

Vous ne la regardez même pas, mademoiselle ; vous ne lui dites rien.

PAULINE.

Une banalité de plus ou de moins !

MONSIEUR VERNET.

Mais vous en plus, ma belle-sœur, ça fait une bien insupportable différence avec vous en moins.

PAULINE.

Ça, c’est du Vernet.

MADAME VERNET.

Oh ! Pauline, Victor ! devant cette pacifique nature !

MONSIEUR VERNET.

Je ne fais pas d’excuses. Elle me met hors de moi quand elle dénigre la mer.

HENRI, murmure.

« Homme libre, toujours tu chériras la mer... »

MADAME VERNET.

C’est ça, monsieur Henri, dites-nous des vers.

MONSIEUR VERNET.

Oui, changez la conversation.

À Pauline.

Silence, là-bas !

HENRI.

« La mer est ton miroir... »

MONSIEUR VERNET, à Honorine qui interrompt.

Quoi encore ? Il n’y a pas moyen d’écouter quatre vers en paix. Arrêtez, poète !... Qu’est-ce qu’il y a ?

HONORINE.

Rien, monsieur, une mendiante.

MADAME VERNET, à Monsieur Vernet.

Donne-lui !

MONSIEUR VERNET.

Où diable ai-je mis mon porte-monnaie ?

HENRI.

Oh ! j’ai oublié de vous le rendre, après avoir réglé le goûter chez la fermière.

MONSIEUR VERNET.

Il était aussi bien dans votre poche que dans la mienne.

À Honorine.

Jetez-lui ça.

MADAME VERNET, à Monsieur Vernet.

Donne un peu plus.

HONORINE.

Elle est déjà venue hier.

MONSIEUR VERNET.

Hier ! Est-ce que vous ne mangez qu’un jour sur deux, vous, Honorine ? Jetez tout de suite. Nous ne sommes pas à Paris, ma vieille. Elle appelle ça rien, un pauvre !

HENRI.

C’est la meilleure raison qu’ait le riche de se croire heureux.

MONSIEUR VERNET.

Comment ?

MADAME VERNET.

Monsieur Henri veut dire...

MONSIEUR VERNET.

Oui, oui... à Paris, on ne sait jamais ; ici, quand on donne un sou, on peut être certain que ce n’est pas à Rothschild... Hep, hep ! la mendiante, une minute !...

Monsieur Vernet met cent sous dans son chapeau et fait la quête. À Madame Vernet très généreuse.

Oh ! toi, tu mourras sur la paille.

CRUZ.

Mâtin.

Il disparaît, par peur de la quête, avec Madame Cruz.

MONSIEUR VERNET.

Ne plaisante pas, Marguerite. Ce que tu voudras, je te le rendrai. C’est pour l’honneur.

À Pauline.

S’il vous plaît ?

PAULINE.

Je n’ai pas de monnaie.

MONSIEUR VERNET.

Je mets un franc pour vous.

PAULINE.

Quelle confiance !

MONSIEUR VERNET.

Je n’en ai que pour vingt sous.

Il tend le chapeau à Henri et le retire.

Oh ! non, vous avez payé votre écot en déclamant.

HENRI donne.

J’y tiens.

MONSIEUR VERNET.

Cœur d’or !

À Honorine.

Portez-lui ça, à cette malheureuse, et ne rapportez que mon chapeau, et si c’était un homme, je lui dirais de garder le chapeau avec.

HENRI.

Bien, monsieur Vernet !

MONSIEUR VERNET.

Ça ne nous arrive pas si souvent.

HENRI.

Ne vous calomniez pas.

MONSIEUR VERNET.

Vrai, je ne me suis jamais senti comme ça.

MADAME VERNET.

C’est la poésie qui adoucit les mœurs, comme la musique.

HENRI.

C’est la musique de la poésie.

PAULINE.

C’est le cidre !

MONSIEUR VERNET.

Non, c’est le vinaigre !... Mais je vous laisse le dernier mot, ma belle-sœur, je suis tout à la concorde... Oui, mon cher Henri, impressionnables, généreux, compatissants et poétiques... poétiques... voilà ce que vous avez fait de nous.

Monsieur Vernet, ému, serre la main d’Henri. Silence. À Pauline.

Qu’est-ce que vous avez à hausser les épaules ?

PAULINE.

J’ai un moustique dans le cou.

MONSIEUR VERNET.

Je le plains.

Voix de CRUZ.

Monsieur Vernet ! Monsieur Vernet ! un transatlantique.

MONSIEUR VERNET.

Où ça ?

Voix de CRUZ.

Venez sur la jetée.

MONSIEUR VERNET, toujours affolé par le passage des transatlantiques.

Vite, Marguerite, va me chercher ma casquette d’amiral.

Marguerite court.

PAULINE.

Sa casquette d’amiral !

MONSIEUR VERNET, à Henri.

Ce qui me navre, c’est que vous nous lâcherez plus tard, quand vous serez un grand homme, un ministre.

HENRI.

Ministre, moi, un poète, quel rapport ?

MADAME VERNET.

Ministre des Beaux-Arts.

HENRI.

Oh ! alors, madame, j’accepte.

MONSIEUR VERNET.

Vous voyez bien. Mais j’ai une idée pour vous retenir. N’est-ce pas, Julie, que nous avons une idée ?

MADAME VERNET.

Si vague !

Marguerite revient avec la casquette d’amiral.

MONSIEUR VERNET.

À tout à l’heure !

Il descend vers la jetée.

MADAME VERNET, à Marguerite.

Comme tu as chaud ! ma fille, il faudrait te changer.

MARGUERITE.

Oui, ma tante : après que j’aurai vu le transatlantique, j’irai me débarbouiller la figure.

MADAME VERNET.

Le soleil te crible de taches rousses.

À Henri.

Elle a la peau si fine !

HENRI.

Et si blanche !

MARGUERITE.

Mais c’est bien salissant !

Elle se sauve.

PAULINE.

Tu ne trouves pas, Julie, que j’ai trop chaud, comme Marguerite ?

MADAME VERNET.

Non.

PAULINE.

Si, je suis en nage, mal à l’aise. Je monte dans ma chambre.

MADAME VERNET.

Monte.

PAULINE, bas à Henri.

Dites encore que je ne suis pas gentille !

 

 

Scène III

 

MADAME VERNET, HENRI

 

HENRI.

On dirait, madame Vernet, que vous avez choisi vous-même mademoiselle votre sœur, pour vous faire valoir.

MADAME VERNET, qui regardait la mer, se retourne.

Ne devenez pas méchant, vous dont la présence ici nous a métamorphosés. Mon mari n’exagère pas, je ne l’ai jamais vu comme ça.

HENRI.

Monsieur Vernet avait, hier, l’amabilité de me dire que vous-même...

MADAME VERNET.

Je suis enchantée.

HENRI.

Ça me fait plaisir.

MADAME VERNET.

Et Marguerite ! est-elle gaie, depuis que vous êtes son professeur ?

HENRI.

Son camarade.

MADAME VERNET.

Et Pauline ?... Elle devient expansive.

HENRI.

Elle ne dit plus de choses désagréables.

MADAME VERNET.

Honorine, qui se défiait de vous comme d’une personne étrangère, vous laisserait seul dans sa cuisine.

HENRI.

Comme un soldat : je n’ai plus rien à désirer.

MADAME VERNET.

Nous vous devons tous de la reconnaissance.

HENRI.

Et je vous en dois à tous, car je change aussi, à mon avantage... La cordialité de Monsieur Vernet, les jeunes éclats de Mademoiselle Marguerite, l’honneur que me fait Mademoiselle Pauline de me réserver ses pointes les plus piquantes, la considération d’Honorine me renouvellent, me...

MADAME VERNET.

Vous m’oubliez.

HENRI.

Sans vous, les autres ne compteraient guère.

MADAME VERNET.

Je méritais quelque chose, pas tant.

HENRI.

C’est donné, je ne reprends plus : n’êtes-vous pas la seule qui soit indispensable à tous ? d’un dévouement aux vôtres...

MADAME VERNET.

Je fais ce que je dois.

HENRI.

Et d’une prévenance pour moi à qui vous ne devez rien...

MADAME VERNET.

Je fais ce que je peux... Puisque ce village de marins vous a séduit...

HENRI.

Les amis que j’ai dans ce village.

MADAME VERNET.

Vous y reviendrez...

HENRI.

J’en doute.

MADAME VERNET.

Pourquoi ?

HENRI.

Parce que ces bonnes journées-là ne se recommencent pas.

MADAME VERNET.

Quoi de plus facile que de revenir ensemble l’année prochaine... surtout grâce à l’idée de mon mari, si elle ne vous effraie pas ?...

À Monsieur Vernet.

Tu reviens déjà ?

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR VERNET, MADAME VERNET, HENRI

 

MONSIEUR VERNET.

Oui. Il est à l’horizon, au diable, son transatlantique ! J’ai donné l’ordre à Cruz de me prévenir dès que nous pourrions l’approcher dans sa barque. Dites-moi, mes amis, puisque nous sommes là, tous trois, hein, Julie ! si nous lui en faisions part, de notre idée ?

MADAME VERNET.

C’est un peu tôt.

MONSIEUR VERNET.

Nous serons fixés plus vite.

HENRI.

Vous m’intriguez.

MONSIEUR VERNET.

Je ne veux pas vous faire languir.

MADAME VERNET.

Pourvu qu’il ne rie pas !

MONSIEUR VERNET.

C’est un homme du monde ; s’il a envie de rire, il se retiendra.

HENRI.

J’ai surtout envie de savoir. Dites, monsieur Vernet ?

MADAME VERNET.

J’ai peur d’être de trop ; si j’allais faire un tour ?

MONSIEUR VERNET.

Ton devoir, Julie, quand il se passe quelque chose de grave, c’est d’être à mes côtés. Henri, que pensez-vous de notre nièce ?

Tous trois se sont assis.

HENRI.

De Mademoiselle Marguerite ?

MADAME VERNET.

Il a souri.

MONSIEUR VERNET.

Il n’a pas souri.

HENRI.

Non, madame.

MONSIEUR VERNET.

Je répète ma question : Henri, que pensez-vous de Marguerite ?

HENRI.

Monsieur Vernet, je n’ai aucune peine à répondre que je trouve Mademoiselle Marguerite charmante.

MADAME VERNET.

Comme petite fille.

HENRI.

Comme jeune fille.

MADAME VERNET.

Pour faire une femme ?

HENRI.

Et même, au besoin, une femme mariée.

MONSIEUR VERNET, à Madame Vernet.

Ah !

HENRI.

Elle va se marier ?

MADAME VERNET, à Monsieur Vernet.

Ah ! tu vois.

MONSIEUR VERNET.

Qu’est-ce que je vois ?

HENRI.

Avec qui ?

MONSIEUR VERNET.

Avec...

MADAME VERNET.

Non, non...

MONSIEUR VERNET.

Avec vous, si vous voulez.

MADAME VERNET.

Oh !

MONSIEUR VERNET.

Il ne tombe pas à la renverse.

MADAME VERNET.

Je reconnais qu’il ne rit pas.

MONSIEUR VERNET.

Il ne manquerait plus que ça.

MADAME VERNET.

Oui, monsieur Henri, imaginez que Victor croit que vous feriez avec Marguerite un couple des mieux assortis. Quand il m’a communiqué son idée, j’ai dit tout de suite : Hélas ! Marguerite n’est pas la femme qu’il lui faut.

MONSIEUR VERNET.

Mais lui ne le dit pas. Il ne dit rien.

HENRI.

C’est que je ne suis pas sûr d’avoir bien entendu.

MADAME VERNET.

Jamais Monsieur Henri n’a songé à Marguerite.

MONSIEUR VERNET.

J’ai pourtant remarqué des choses !

MADAME VERNET.

Monsieur Henri jouait avec Marguerite, il n’y faisait pas attention ; elle est si jeune !

MONSIEUR VERNET.

Je ne dis pas qu’il faille les marier ce soir.

MADAME VERNET.

Ce mariage, qui serait sans doute notre rêve, ne peut pas être son idéal.

MONSIEUR VERNET.

Idéal ! Idéal !... Je ne prétends pas qu’Henri soit déjà fou de Marguerite ; ça viendra. Pour le moment, il suffit qu’elle ne lui déplaise pas.

MADAME VERNET.

Les qualités d’une femme comme Marguerite – et certes, elle en aura de sérieuses plus tard, quand elle sera femme – conviennent-elles à un homme comme Monsieur Henri ? réfléchis donc : Monsieur Henri est un poète.

MONSIEUR VERNET.

Je le sais aussi bien que toi.

MADAME VERNET.

Et à un poète il faut une femme d’élite, qui le comprenne, qui partage ses goûts, ses aspirations, qui l’aide au besoin dans ses travaux...

MONSIEUR VERNET.

Tu permets ?

MADAME VERNET.

Et notre pauvre chère Marguerite...

MONSIEUR VERNET.

Attends...

HENRI.

Madame ?

MONSIEUR VERNET.

C’est ça, dirigez-nous.

MADAME VERNET, riant.

Oui, présidez.

HENRI.

Parlez donc, monsieur Vernet.

MONSIEUR VERNET.

Mon amie, je pense juste le contraire. Ce qu’il faut à Henri...

HENRI.

Je ne céderais ma place à personne.

MADAME VERNET.

À votre tour, n’interrompez pas.

MONSIEUR VERNET.

Ce qu’il faut à ce poète, c’est une bonne petite femme d’intérieur, qui s’occupe sur la terre, tandis qu’il sera dans les nuages, et qui lui fiche la paix jusqu’à ce qu’il redescende. Voilà mon avis.

MADAME VERNET.

Ce n’est pas le sien.

HENRI.

Vous croyez, madame ?

MADAME VERNET.

Il me semble.

MONSIEUR VERNET, à Henri.

Vous êtes juge, jugez.

HENRI.

Madame, vous m’autorisez à répondre ?

MADAME VERNET.

Je vous en prie.

HENRI.

À la vérité, il faudrait avoir deux femmes. L’une soignerait le poète en bas, l’autre l’accompagnerait sur les hauteurs. Il vivrait avec l’une, il rêverait avec l’autre.

MADAME VERNET.

Vous ne répondez pas.

MONSIEUR VERNET.

Deux femmes à la fois, ce n’est pas pratique.

HENRI.

Je le déplore...

MONSIEUR VERNET.

Il vous faut en sacrifier une et je sais laquelle, moi, par expérience.

MADAME VERNET.

Qu’est-ce que tu dis ? Quelle expérience ?

MONSIEUR VERNET.

Celle que j’ai faite.

HENRI.

Lui ?... Vous, monsieur Vernet ?

MONSIEUR VERNET.

Moi-même, et avec toi, ma Julie, car, sans être un artiste comme Henri, tu es, par tes manières, ton langage, tout ce que tu as dans ta cervelle, bien au-dessus d’un monsieur Vernet.

MADAME VERNET.

Oh ! mon ami !...

HENRI.

Silence, madame ! Il ne vous insulte pas.

MONSIEUR VERNET.

Et c’est précisément à cause de cette supériorité que je t’aime.

MADAME VERNET.

Victor, tu me gênes !

MONSIEUR VERNET.

Tu ne me gênes pas. Plus elle éclate, plus je me redresse, et, comme tu ne me fais point trop sentir ce qui nous sépare, nous sommes l’un par l’autre, moi par orgueil de propriétaire, toi par modestie, aussi heureux l’un que l’autre.

HENRI.

Bravo ! monsieur Vernet.

MONSIEUR VERNET.

Si je barbote un peu, vous me comprenez, c’est l’essentiel.

MADAME VERNET.

Tu es le meilleur des hommes.

À Henri.

Est-il bon ?

HENRI.

Extraordinaire !

MADAME VERNET.

Et tu t’exprimes à ravir, mais il ne s’agit pas de nous, il s’agit...

MONSIEUR VERNET.

Oui, c’est le contraire, mais c’est la même chose. Ce n’est toujours qu’une question d’équilibre. Qu’il épouse, lui, l’homme supérieur, Marguerite, la femme inférieure, il fonde un ménage sur le modèle du nôtre, les rôles étant intervertis d’ailleurs, puisque, chez nous, c’est toi qui es supérieure...

MADAME VERNET.

Passe !

MONSIEUR VERNET.

Et que chez eux, ce serait lui...

HENRI.

Passez, monsieur Vernet !

MONSIEUR VERNET.

Et voici, grâce à mon initiative, un paradis de plus sur la terre.

MADAME VERNET.

Quel homme ! Tu arranges ça.

MONSIEUR VERNET.

Comme un mariage. J’ai réussi tout seul le nôtre, ça me donne le droit de m’occuper du leur.

Il se lève.

Un dernier mot, mon cher Henri, Julie et moi nous n’avons, vous le savez, pas d’autre héritière que Marguerite.

MADAME VERNET.

Tu fais à Monsieur Henri l’injure de croire que des gros sous...

MONSIEUR VERNET.

Je connais sa délicatesse. Je sais, d’après lui, que pour les vrais poètes l’argent n’est qu’un détail, et je suis capable, comme lui, quand il le faut, de mépriser l’argent et peut-être avec plus de mérite, parce que j’en ai, moi, de l’argent. Mais poète sous les toits, Henri le sera tout autant, je suppose, à un étage plus confortable, et ça ne l’humiliera pas d’avoir quelques marches de moins à monter.

MADAME VERNET, à Henri.

Il a beau faire, vous restez froid.

MONSIEUR VERNET.

Il a du tact ; il s’échauffera.

MADAME VERNET.

Mais tu lui jettes notre fille à la tête !

MONSIEUR VERNET.

D’abord, ce n’est pas notre fille, ce n’est que notre nièce.

À Henri.

Pourquoi riez-vous ? Je ne peux pourtant pas vous offrir Pauline. Et Marguerite serait notre fille, je vous l’offrirais d’aussi bon cœur, elle et les quelque mille francs de rentes que je lui servirai.

MADAME VERNET.

Tu le désobliges.

MONSIEUR VERNET.

C’est vrai ?... Je n’ai pas dit le chiffre exact, j’ai dit quelque mille francs.

HENRI.

Je trouve ça très joli.

MONSIEUR VERNET, à Henri.

Tu es choqué, toi ?

MADAME VERNET.

Tu es... 

HENRI.

Je suis confus.

MADAME VERNET.

Moi aussi.

MONSIEUR VERNET.

Ma chère femme, tu m’étonnes ! mon idée était la tienne. Ça ne te va plus. Pourquoi ?

Madame Vernet s’éloigne.

Oh ! Julie, tu es fâchée ?

MADAME VERNET.

Non, mais regarde Monsieur Henri.

MONSIEUR VERNET.

Tu ne le connais donc pas encore ? Si on ne lui offre jamais Marguerite, il ne la demandera jamais.

HENRI.

Mes amis, mes chers amis, je ne me pardonnerais pas votre première querelle. Je ne sais si je me marierai un jour, et j’ignore s’il me faut une femme supérieure, inférieure ou égale, riche ou pauvre, blonde ou brune. Mais j’affirme que, quelle qu’elle soit, je n’en veux pas, je déclare que je la répudie d’avance, si mon mariage avec elle doit être la cause de votre divorce.

MONSIEUR VERNET, à Madame Vernet.

Il ne t’attendrit pas ? C’est mon homme, à moi.

Bruit de sirène.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR VERNET, MADAME VERNET, HENRI, MARGUERITE

 

MARGUERITE.

Mon oncle, voilà le transatlantique.

MONSIEUR VERNET.

Oui, ma chérie.

MARGUERITE.

Il y a un torpilleur derrière qui lui donne la chasse. C’est une manœuvre.

MONSIEUR VERNET.

Je ne veux pas la manquer.

MARGUERITE, à Henri.

Ça ne vous dit rien, monsieur Henri ?

MADAME VERNET.

Non, ma chérie.

MONSIEUR VERNET.

Je conclus. Entre la dame chimérique, introuvable, que tu lui proposes et notre Marguerite bien réelle, bien dotée et bien femme que je lui recommande, qu’il choisisse !

 

 

Scène VI

 

MADAME VERNET, HENRI

 

MADAME VERNET.

Et il vous tutoie ! Vous lui avez tourné la tête.

HENRI.

Mais non, c’est le bon sens même. Avec lui, la vie va toute seule. Il traite les affaires de cœur comme les autres ; on ne perd pas son temps à des hypocrisies ; me voilà, si vous le permettez, de votre famille.

MADAME VERNET.

Faites-nous l’honneur d’y entrer.

HENRI.

C’est pour moi que seraient l’honneur et le profit. Mais, sans reproche, votre attitude...

MADAME VERNET.

Et la vôtre ?

HENRI.

C’était la surprise.

MADAME VERNET.

C’était la réserve. Mon mari allait d’un train ! Je le retenais pour la forme, et si Marguerite vous plaît ?

HENRI.

Oh ! moi, vous savez, les petites filles !

MADAME VERNET.

Qu’est-ce que vous avez contre les petites filles ?

HENRI.

Je parle en général.

MADAME VERNET.

Vous trouvez Marguerite ordinaire, vos visées sont plus hautes ? Ça ne me regarde pas ?

HENRI.

Hélas !

MADAME VERNET.

Quoi ? Hélas ! Toujours ce front qui travaille.

HENRI.

Oui... Il s’est empli de petites questions... que je voudrais vous poser.

MADAME VERNET.

Je tâcherai de répondre.

HENRI.

Oh ! par oui ou par non, sans fatigue.

MADAME VERNET.

Je m’assieds.

HENRI.

Dites-moi, madame Vernet ?

MADAME VERNET.

Monsieur Henri ?

HENRI.

Vous êtes heureuse ?

MADAME VERNET.

Oui.

HENRI.

Avec Monsieur Vernet ?

MADAME VERNET.

Avec mon mari.

HENRI.

Et ne le seriez-vous pas, que ce serait la même chose, parce que vous n’admettez le bonheur que dans le mariage seulement.

MADAME VERNET.

Je suis mariée.

HENRI.

Vous croyez à la morale.

MADAME VERNET.

J’ai été assez bien élevée.

HENRI.

Vous êtes une femme vertueuse.

MADAME VERNET.

Je n’en rougis pas.

HENRI.

De sorte que vous ne seriez point de celles qui, sous le simple prétexte qu’elles ne sont plus heureuses avec un homme, essaient tout de suite de l’être avec un autre ?

MADAME VERNET.

Décidément, vous me comblez.

HENRI.

Je précise : êtes-vous une femme fidèle à son devoir... ou à son mari ?

MADAME VERNET.

Aux deux.

HENRI.

Je le savais.

MADAME VERNET.

Pourquoi donc faire cette enquête ?

HENRI.

Pour m’assurer une dernière fois qu’il serait bien inutile de vous dire que ce n’est pas impunément que tout ce qui se passe, depuis un mois, se passe, de vous dire que ce qui devait arriver arrive, de vous dire que...

MADAME VERNET.

Pourquoi le dire, puisque c’est inutile ?

HENRI.

Ça ne servirait à rien ?

MADAME VERNET.

À rien.

HENRI.

Du tout ?

MADAME VERNET.

Du tout.

HENRI.

Écoutez.

MADAME VERNET.

Chut !

HENRI.

Non. Je m’explique mal. Je fais des façons, je m’embrouille, je ne suis pas clair et je veux l’être. Écoutez, madame Vernet, il y a un mot si souvent dit, si souvent écrit et lu, si fané sous son tas de feuilles mortes, que je m’étais promis de ne jamais m’en servir pour mon usage personnel...

MADAME VERNET.

Étrange garçon !

HENRI.

S’il faut un jour, pensais-je, que je le dise, ce mot, à une femme, je jure que je ne le dirai pas. Je chercherai autre chose, je trouverai ; je ne suis pas un sot... Quel orgueil ! L’instant est venu et je suis bien obligé de parler comme les autres et de vous dire, comme le dirait tout le monde à ma place...

MADAME VERNET se lève.

Ce n’est pas la peine, j’ai bien compris.

HENRI.

Le mot vous déplaît, à vous aussi ?

MADAME VERNET.

Le sens.

HENRI.

Il n’a rien d’injurieux ; si je vous aime...

MADAME VERNET.

Ah ! vous le dites !

HENRI.

Oui, il m’échappe, mais, si je vous aime, je ne vous demande pas de m’aimer... Qui vous le demande ?

MADAME VERNET.

Personne.

HENRI.

Pas moi ; non, je ne vous le demande pas, mais vous voyez que j’avais raison et que mon retour ici, l’année prochaine, est impossible. Vous ne pouvez déjà plus me regarder en face.

MADAME VERNET.

Je regardais un bateau qui passe. Oh ! cette bonne brise ! vous respirez ?

HENRI.

Je respire.

MADAME VERNET.

L’année prochaine, vous ne penserez plus à ce que vous venez de dire.

HENRI.

Je le souhaite. Un an de perdu, ce serait long.

MADAME VERNET.

Et ce que vous venez de dire n’est pas vrai... Non, vous vous trompez sur la nature de vos sentiments.

HENRI.

J’ai le tort de les avouer, mais je les connais mieux que vous peut-être.

MADAME VERNET.

Vous avez de la sympathie pour moi.

HENRI.

De la sympathie ! Vous ne vous êtes donc jamais regardée ?

MADAME VERNET.

De la sympathie seulement, mais vous l’exagérez parce que nous sommes au bord de la mer.

HENRI.

Je ne sais pas bien.

MADAME VERNET.

Vous payez votre tribut à la mer par un peu de fièvre. Elle vous énerve et vous grise. Vous avez le cœur phosphorescent !

HENRI.

C’est joli.

MADAME VERNET.

C’est de vous. Je vous l’ai entendu dire un soir sur le rocher de Fontenaille. Vous parliez alors à la mer, votre grande amie !

HENRI.

Eh bien ! c’est à vous que je parle ce soir. Oui, j’ai dit à la mer qu’elle était belle, éternellement jeune, inspiratrice, et je ne m’en dédis pas, mais vous, madame, vous êtes laide ?

MADAME VERNET.

Moi !

HENRI.

Vieille ?

MADAME VERNET.

Oh ! vieille !

HENRI.

Sans esprit, sans charme, sans grâce...

MADAME VERNET.

Oui, oui, oui.

HENRI.

Et moi, je n’ai pas d’yeux ?

MADAME VERNET.

Si, des yeux perçants.

HENRI.

Pas de goût ?

MADAME VERNET.

Oh ! le goût, c’est votre partie.

HENRI.

Alors, laissez la mer tranquille ; ne me traitez pas comme un petit garçon malade et répondez-moi. M’aimez-vous ?

MADAME VERNET.

Vous aviez tout à l’heure la délicatesse de me dire : je ne vous demande pas de m’aimer.

HENRI.

Vous ne m’aimerez pas, jamais ?

MADAME VERNET.

Non.

HENRI.

Et ça vous est égal que j’en souffre !

MADAME VERNET.

Oh !

HENRI.

Pourquoi pas ?

MADAME VERNET.

Si l’un de vous deux doit souffrir, je préfère que ce ne soit pas mon mari.

HENRI.

Ce serait injuste, cet excellent homme...

MADAME VERNET.

Cet homme !

HENRI.

À droit à toute votre estime.

MADAME VERNET.

D’abord.

HENRI.

Et à toute votre sympathie.

MADAME VERNET.

Vous ne l’avez donc pas regardé, quand il vous offrait Marguerite, au cœur ? Il a droit à mon amour.

HENRI.

Et ce mot – encore un mot ! toujours ces mots ! - ne vous gêne pas un peu ?

MADAME VERNET.

Non, quand c’est pour le bon motif.

HENRI.

Bah ! il y a tant d’espèces d’amour !

MADAME VERNET.

Je parle de celui qui peut vous être le plus désagréable.

HENRI.

Votre dureté vous va bien.

MADAME VERNET.

Cette attitude envers mon mari vous va si mal ! Vous qui cherchez des mots neufs, ne vous servez donc pas de ces vieux moyens.

HENRI.

Oui, je continue à ne pas savoir m’y prendre. Il faudrait tout recommencer ; recommençons !

MADAME VERNET.

Non, non, une fois suffit.

HENRI.

Mais tant de maladresse, c’est la preuve au moins que je suis sincère.

MADAME VERNET.

Comme j’ai de l’affection pour vous – je suis sincère, moi aussi – je vous plains.

HENRI.

Vous ne pouvez pas faire plus ?

MADAME VERNET.

Je ne peux pas.

HENRI.

Vous êtes décourageante.

MADAME VERNET.

Je veux l’être de toutes mes forces.

Madame Vernet, au bord de la terrasse, fait de la main des signes à Monsieur Vernet.

HENRI.

Vous appelez au secours !

MADAME VERNET.

Victor me fait des signes du bateau de Cruz et je réponds... Ah ! il croit en effet que j’appelle au secours et il vient.

HENRI, s’approchant.

Il se dépêche... vous êtes sauvée !

MADAME VERNET.

Ne soyez plus amer et faites-lui bon visage ! Ce n’est pas sa faute... c’est la mienne.

 

 

Scène VII

 

MADAME VERNET, HENRI, MONSIEUR VERNET

 

MONSIEUR VERNET apparaît un peu essoufflé.

Tu m’appelais ?

MADAME VERNET.

Non, et toi ?

MONSIEUR VERNET.

Non, je te faisais des signes pour te faire des signes.

MADAME VERNET.

Et moi, je répondais à tes signes.

HENRI.

C’est de la télégraphie conjugale.

MONSIEUR VERNET.

Voilà comment nous sommes depuis notre mariage.

HENRI.

Et ce n’est pas près de finir.

MONSIEUR VERNET.

Ça durera toute la vie. Quel géant ! ce transatlantique ! et ce torpilleur, quel monstre !

MADAME VERNET, maternelle.

Comme tu es fagoté !

Elle lui refait son nœud de cravate, l’époussette.

HENRI.

Voulez-vous que j’aille chercher une glace, une brosse ?

MONSIEUR VERNET.

Merci.

Il embrasse Madame Vernet.

HENRI.

Monsieur Vernet, vous embrassez souvent Madame Vernet.

MONSIEUR VERNET.

Fermez les yeux.

HENRI.

Ça ne suffirait pas, vous faites un bruit ! Et vous devez sentir le poisson.

MONSIEUR VERNET, à Madame Vernet.

Tu trouves ?

MADAME VERNET.

Pas trop.

HENRI.

L’amour n’a pas de nez.

MONSIEUR VERNET.

C’est vrai que le bateau de Cruz empeste. Ayez de l’eau de Cologne sur vous, cette nuit. Je n’y tenais plus. Tes signes m’ont délivré. Et puis j’ai cru que tu avais une bonne nouvelle à m’apprendre, que tu venais de le décider. Non ? Il refuse. Ah ! Il est libre.

MADAME VERNET.

Il n’est pas libre.

MONSIEUR VERNET.

Il a une maîtresse... sérieuse ? Je le saurais.

HENRI.

Je vous l’aurais dit.

MONSIEUR VERNET.

Alors, il préfère, à notre petite Marguerite, ton espèce d’idéal.

MADAME VERNET.

Il préfère l’impossible.

MONSIEUR VERNET.

Qui ?

MADAME VERNET.

Mon bon Victor !

MONSIEUR VERNET.

Il faut encore que je prenne garde...

MADAME VERNET.

Non, ne te donne pas ce souci ; moi, je prends garde.

Madame Vernet s’éloigne.

MONSIEUR VERNET, très étonné.

Ah ! Bien... Bien.

À Henri.

Je croyais avoir trouvé un moyen sûr pour que vous ne sortiez plus de ma famille ; j’ai fait fausse route, excusez-moi.

HENRI.

Monsieur Vernet !

MONSIEUR VERNET.

Oh ! je ne suis pas froissé !...

Pauline passe.

Et puis, ne faites pas cette figure, nous parlerons d’autre chose. Ce qui m’ennuie, c’est que ce mariage me paraissait si naturel que tout à l’heure, en bas, je l’ai presque annoncé à celle-là. Un autre genre ! Elle ! Ça l’a fait rire. N’est-ce pas ?

 

 

Scène VIII

 

HENRI, MONSIEUR VERNET, PAULINE

 

PAULINE.

Dans un projet de mariage, il n’y a pas de quoi pleurer.

MONSIEUR VERNET.

Il y a de quoi ricaner !

PAULINE.

Non, et vous êtes trop aimable de me consulter.

MONSIEUR VERNET.

Je ne vous consultais pas, je vous prévenais.

PAULINE.

Ah ! c’est une prévenance ! La première alors.

MONSIEUR VERNET.

Et la dernière, et je la regrette.

Monsieur Vernet sort du même côté que Madame Vernet.

 

 

Scène IX

 

PAULINE, HENRI

 

PAULINE.

Pauvre Monsieur Vernet ! Il ne lui reste plus rien à vous offrir. C’est vrai que j’ai failli vous perdre, je n’ai pas pu m’empêcher de rire à la nouvelle de ce mariage.

HENRI.

Parce que ?

PAULINE.

Ne faites pas l’innocent ! Vous voilà entre deux feux. Vous êtes pris, qu’allez-vous faire ?

HENRI.

Ça vous intéresse ?

PAULINE.

Beaucoup.

HENRI.

Je vous remercie.

PAULINE.

En tout bien, tout honneur... Oh ! n’insistez pas.

HENRI.

Je n’insiste pas.

PAULINE.

Je ne suis pas sur les rangs, moi ; mais ça m’amuse, je n’ai que cette joie, de regarder les autres.

HENRI.

Et de les écouter.

PAULINE.

Vous parlez si fort sur cette terrasse ! J’écoute ce qu’on dit trop haut, je regarde ce qu’on ne se donne pas la peine de cacher et j’attends... Laquelle choisissez-vous ?

HENRI.

J’hésite.

PAULINE.

C’est délicat...

HENRI.

Donnez-moi un conseil.

PAULINE.

Ah ! non, tirez-vous de là tout seul. Moi, je vous dis, je m’amuse.

HENRI.

Tant que ça ?

PAULINE.

Suffisamment.

HENRI.

Et vous ne voulez pas m’aider ?

PAULINE.

Je donne mon consentement à votre mariage avec Marguerite. Vous me le demandez ?

HENRI.

Pas ce soir, mais si j’en ai besoin.

PAULINE.

Du côté de ma sœur, dame ! je ne peux rien.

HENRI.

Ce ne serait pas convenable, entre sœurs.

PAULINE.

Et puis c’est une femme unique.

HENRI.

Sa vertu vous désole.

PAULINE.

Non, je ne cache pas que j’aurais quelque plaisir, si Monsieur Vernet obtenait enfin ce qu’il mérite ; mais je suis fière de Julie, et, malgré ce pauvre homme, il n’y a encore rien à reprocher à ma sœur. J’en mettrais ma main au feu.

HENRI.

Pour l’activer.

PAULINE.

Je vous jure. Elle a fait ses preuves. Le peintre, il y a deux ans...

HENRI.

Le peintre ?

PAULINE.

Le peintre Morneau, le portraitiste de Madame Vernet... lui aussi...

HENRI.

Ah ! tiens.

PAULINE.

Oui, mais sottement, brutalement. Il a voulu aller trop vite, et on l’a flanqué à la porte, trop tôt... Après la peinture, la poésie ! Mais vous, vous êtes bien plus fort que le peintre.

HENRI.

C’est le talent.

PAULINE.

Vous avez un doigté, une prudence !... Sans flatterie. À tout autre je dirais : non. Je le découragerais, mais avec un artiste comme vous...

HENRI.

Il y a de l’espoir.

PAULINE.

Oh ! vous avez fait du chemin depuis quatre semaines.

HENRI.

Et j’ai de l’avenir devant moi.

PAULINE.

Alors vous êtes décidé : ce n’est pas Marguerite, c’est Madame Vernet.

HENRI.

Non, non, non ; je ne choisis pas ; je laisserai faire le hasard.

PAULINE.

Vous accepterez celle qu’il vous présentera la première.

HENRI.

Et s’il m’offre les deux...

PAULINE.

Toutes les deux !

HENRI.

Pourquoi pas ? Je ne refuse personne. Pensez-vous que je n’aie pas une idée nette de mes droits d’ami de la maison, que je ne connaisse pas mes obligations d’artiste reçu à bras ouverts dans une famille bourgeoise ? Si je reculais, quelle triste opinion vous auriez de moi qui tiens tant à votre estime !

PAULINE.

Vous vous énervez.

HENRI.

Du tout : je me mets à la hauteur. Comptez sur moi, mademoiselle, je ferai mon devoir, tout mon devoir. Je prendrai l’une et l’autre, ensemble, ou l’une après l’autre, comme ça se trouvera.

PAULINE.

Vous ne manquez pas d’allure.

HENRI.

Et après, qui ?

PAULINE.

Vous ne craignez pas que cette plaisanterie ne vous coûte cher ?

HENRI.

Vous me trahiriez !

PAULINE.

Pas maintenant.

HENRI.

Oui, plus tard. Ce soir, vous vous amusez trop.

PAULINE.

Et avouez qu’il y a de quoi.

Monsieur Vernet reparaît.

Vous me tiendrez au courant, hein, vous me direz...

HENRI.

Tout, comme à ma meilleure amie.

Pauline rentre dans la maison.

 

 

Scène X

 

MONSIEUR VERNET, HENRI

 

MONSIEUR VERNET.

Henri !

HENRI s’éloignait.

Monsieur Vernet.

MONSIEUR VERNET.

Qu’est-ce qu’elle vous a encore dit, celle-là ?

HENRI.

Des douceurs !

MONSIEUR VERNET.

Oui, elle travaille avec ses dents... Je viens de causer avec Julie pour savoir les raisons, les vraies raisons, de votre refus... Oh ! je n’y ai pas mis de malice. Je lui ai dit : « Julie, est-ce que la poésie ne nous réussirait pas mieux que la peinture ?» Vous ne comprenez pas, vous ?

HENRI, sur ses gardes.

Non.

MONSIEUR VERNET.

Vous ne connaissez pas cette histoire-là. Mais Julie m’a compris. Elle m’a rassuré.

HENRI.

Ah !

MONSIEUR VERNET.

D’un mot elle me rassure. Et elle parle de vous dans des termes si affectueux...

HENRI.

De moi ! Adorable femme !

MONSIEUR VERNET.

N’est-ce pas !

En détresse.

Si je la perdais, je ne mourrais pas, non, parce que je suis solide, mais je ferais le mort. Je n’aurais plus de goût à rien, je lâcherais tout et j’irais me cacher dans un coin.

HENRI.

Qu’est-ce que vous avez, monsieur Vernet ?

MONSIEUR VERNET.

Ça passera.

HENRI.

Je vous laisse.

MONSIEUR VERNET.

Non, tenez-moi plutôt compagnie. Ce n’est rien... une petite boule à la gorge.

Il jette des cailloux dans la mer. Henri l’observe.

HENRI.

Décidément, ça ne va pas, monsieur Vernet.

MONSIEUR VERNET.

Si, ça va mieux, restez.

HENRI.

Je reste.

Monsieur Vernet fait quelques pas, agité, puis soudain, sans dureté, avec des regrets et de la tendresse.

MONSIEUR VERNET.

Allez-vous-en... mon cher Henri, il faut vous en aller, tout à fait, loin de nous, loin d’elle, de Julie, parce que... j’ai peur... Votre refus inexplicable, les ricanements de cette vieille fille... vos façons de parler à Julie qui me reviennent... oui, malgré sa finesse d’honnête femme qui ne veut même pas avoir l’air de se douter de quelque chose, je devine, moi, je sens qu’elle vous a troublé. Oh ! je ne dis pas que vous l’aimiez beaucoup, mais vous l’aimez déjà un peu, un petit peu, pour commencer. Et si vous ne l’aimez pas aujourd’hui, vous l’aimerez demain, c’est inévitable ; et tandis que je vous poussais du côté de Marguerite, vous regardiez du côté de Julie... Oh ! je ne vous en veux pas, et je l’aime trop pour m’étonner qu’on l’aime. Tout le monde l’aimerait ! mais il ne faut pas, non, pas vous, ce serait particulièrement pénible.

HENRI, encore inquiet.

Que voulez-vous que je réponde, monsieur Vernet ?

MONSIEUR VERNET.

Ne cherchez rien.

HENRI.

Je pourrais dire que vous vous trompez.

MONSIEUR VERNET.

Vous ne le dites pas.

HENRI.

Parce que vous ne me croiriez pas.

MONSIEUR VERNET.

Parce que vous êtes incapable de mentir.

HENRI.

Votre état d’esprit, monsieur Vernet, m’oblige au silence.

MONSIEUR VERNET.

Oui, ne protestez pas, ne niez pas. À quoi bon ? Tout est de ma faute. J’aurais dû me défier, non de Julie, la chère femme, ce serait abominable, mais de vous. J’aurais dû prévoir que vous l’aimeriez, malgré vous, et malgré elle ; oui, d’accord, j’ai été trop loin. Je vous attire à la maison, je vous traîne au bord de la mer, je fais de vous l’ami inséparable. J’avoue qu’on n’est pas plus naïf, que je suis impardonnable et que je mérite, n’est-ce pas, d’être malheureux.

HENRI, touché.

Vous ne serez pas malheureux, monsieur Vernet. Vous me dites sans colère de partir, je partirai sans révolte.

MONSIEUR VERNET.

Faites ça, monsieur Henri Gérard, faites-le gentiment, comme vous savez faire les choses.

HENRI.

Comme je suis venu.

MONSIEUR VERNET.

Ne m’accablez pas.

HENRI.

Oh ! cher monsieur Vernet ! je m’en irai comme il faudra. Quand désirez-vous que je parte ? Soyez franc, puisque nous en sommes là.

MONSIEUR VERNET.

Il est vrai qu’après nos aveux nous allons nous faire de drôles de têtes...

HENRI.

Justement. Dites... le plus tôt possible.

MONSIEUR VERNET.

Dans quelques jours.

HENRI.

Demain.

MONSIEUR VERNET.

Je ne vous demande pas ça. Plus tard, quand nous voudrons.

HENRI.

Quand vous voudrez, au moindre prétexte.

MONSIEUR VERNET.

Nous le chercherons tous deux, à tête reposée... Nous dirons que votre père, de passage à Paris, vous y attend. C’est simple.

HENRI.

Comme bonsoir.

MONSIEUR VERNET.

Ça, c’est déjà moins gentil.

HENRI.

Pardon, monsieur Vernet... Mais j’y pense, j’ai un moyen encore plus simple. Je dois passer la nuit en mer avec Cruz. Demain matin, je ne reviendrai pas.

MONSIEUR VERNET.

Vous me faites peur.

HENRI, gaiement.

Vous croyez que je vais me jeter à l’eau ? Ah ! non, tout de même.

MONSIEUR VERNET, comme Henri.

Ou simuler un naufrage !

HENRI.

À votre tour, monsieur Vernet, ne m’accablez pas.

MONSIEUR VERNET.

Pardon, Henri !

HENRI.

Demain matin, au réveil, sur la mer, je dirai à Cruz : je ne connais pas Cherbourg, si nous allions vendre votre pêche à Cherbourg ? Je suis sûr qu’il se fera un plaisir de m’y mener. Et une fois à Cherbourg... les rapides ne sont pas faits pour laisser les voyageurs en plan.

MONSIEUR VERNET.

C’est une folie !

HENRI.

D’aller à Cherbourg ?

MONSIEUR VERNET.

Non. Les marins de Fleuriport y vont toutes les semaines et quelquefois, malgré eux, par mauvais vent. Mais ce départ, c’est fou, si brusquement.

HENRI.

Ne vous ai-je pas suivi de même ? Vous m’aviez enlevé, vous me rendez ma liberté, je m’enlève. Moi, monsieur Vernet, je suis toujours prêt à partir.

MONSIEUR VERNET.

Et qu’est-ce que je dirai, à Julie, qui ne sera pas dans notre secret !

HENRI.

Ne lui dites rien.

MONSIEUR VERNET.

Avant votre départ, mais demain, quand Cruz reviendra seul.

HENRI.

Vous direz qu’après une scène violente vous m’avez mis...

MONSIEUR VERNET.

Oh ! ça, jamais.

HENRI.

Vous direz qu’après une explication loyale je suis parti.

MONSIEUR VERNET.

Ce sera une surprise.

HENRI.

Oh ! avec des ménagements. Je fais le plus difficile, faites le reste.

MONSIEUR VERNET.

Non, votre idée me donne chaud ; non, non, je ne veux pas.

HENRI.

Mais moi je veux... L’important c’est que je disparaisse, que ce soit par terre ou par mer, ou même en ballon !

MONSIEUR VERNET.

Vous riez, vous !

HENRI.

Oui, de nous deux, c est moi qui ris.

MONSIEUR VERNET.

Ça vous va, au fond, ce départ original !

HENRI.

Romanesque ! il a surtout quelque chose de précipité qui me séduit.

Avec effort.

J’avoue que j’ai hâte d’en finir, je me sens mal à l’aise ici. Ça devient excédant, douloureux. Je voudrais être loin.

MONSIEUR VERNET tire sa montre.

Quand je pense que le bateau de Cruz s’apprête.

HENRI.

Pensez à autre chose.

MONSIEUR VERNET.

Vous savez que c’est une promenade de gagner ce beau port militaire.

HENRI.

J’aurai peut-être le temps de visiter l’arsenal.

MONSIEUR VERNET.

C’est drôle.

HENRI.

Encore une chose fine, monsieur Vernet !

Léger et sans rancune.

Alors, vous n’insistez plus pour que j’épouse ?

MONSIEUR VERNET.

Marguerite ? vous n’y teniez pas beaucoup.

HENRI.

Il y avait la dot.

MONSIEUR VERNET.

Ne faites pas l’homme d’argent.

HENRI.

Vous avez réponse à tout.

MONSIEUR VERNET.

Et puis vous en trouverez d’autres, des jeunes filles.

HENRI.

Oh ! je ne suis pas embarrassé de ma personne.

MONSIEUR VERNET.

Tandis que moi, si j’essayais de lutter avec un jeune homme comme vous, je serais...

HENRI.

...battu d’avance. Mais c’est de la jalousie, ça, monsieur Vernet ; vous qui ne connaissiez pas ce sentiment !

MONSIEUR VERNET.

Je le connais.

HENRI.

Pas pour longtemps.

MONSIEUR VERNET.

Brave Henri !

HENRI.

Brave monsieur Vernet ! Vous n’avez plus besoin de rien ?

MONSIEUR VERNET.

Vous me trouvez dur ?

HENRI.

Je vous trouve très bien.

MONSIEUR VERNET.

Égoïste, hein ?

HENRI.

Non, je vous le dis, très bien, et pas si bête !

MONSIEUR VERNET.

En pareil cas, il faut avoir de la présence d’esprit. Est-ce que ça ne vaut pas mieux que la brutalité !

HENRI.

Ah ! votre fameuse méthode. Pan ! Pan ! Reconnaissez qu’il n’y a pas de quoi me décharger votre fusil dans le dos.

MONSIEUR VERNET.

Et quand même ? Vous massacrer, mon pauvre ami ! Je m’en voudrais, de votre mort, toute ma vie.

HENRI.

C’est comme moi, monsieur Vernet, si, aimant votre femme, je vous logeais, pour me débarrasser de vous, cinq ou six balles de revolver en pleine poitrine.

MONSIEUR VERNET.

Ce ne sont pas là des mœurs d’hommes civilisés.

Ils rient.

 

 

Scène XI

 

MONSIEUR VERNET, HENRI, MADAME VERNET

 

MADAME VERNET passe à droite, devant la « Juliette ».

Vous causez bien longtemps ?

HENRI.

Il fait si doux sur cette terrasse !

MADAME VERNET.

De quoi parlez-vous ?

MONSIEUR VERNET.

Nous disons des bêtises ; il me fait rire.

MADAME VERNET.

C’est vrai ?

HENRI.

Oui, madame.

MADAME VERNET.

La mer monte, monsieur Henri, l’heure approche.

HENRI.

Je me prépare.

 

 

Scène XII

 

MONSIEUR VERNET, HENRI

 

MONSIEUR VERNET.

Est-elle délicieuse !

HENRI.

Délicieuse ! Seulement, monsieur Vernet, vous me l’avez trop dit.

MONSIEUR VERNET.

J’ai eu tort.

HENRI.

Ne vous excusez plus.

MONSIEUR VERNET.

En somme, je vous évite autant de chagrins qu’à moi, car vous souffririez de l’aimer pour rien.

HENRI.

Je ne dis pas le contraire ; merci.

MONSIEUR VERNET.

Merci ! Qu’est-ce que je dirais, moi ?

HENRI.

Laissons cela.

MONSIEUR VERNET.

Croyez-vous qu’il y ait beaucoup de jeunes gens capables d’agir comme vous ?

HENRI.

Mais oui, monsieur Vernet, il suffit de n’avoir pas peur d’être ridicule.

MONSIEUR VERNET.

Oh ! c’est très juste, ce que vous dites là, juste et beau.

HENRI.

Et puis... je ne peux pas faire autrement.

MONSIEUR VERNET.

Moi non plus. Que feriez-vous à ma place ?

HENRI.

La même chose.

MONSIEUR VERNET.

Alors ?

HENRI.

Alors, je vous dis : c’est parfait... Je viens de passer quelques semaines chez de vrais amis et j’emporte de mon séjour une image inaltérable qui brillera dans mes souvenirs, comme le clair ruisseau entre ses bords.

MONSIEUR VERNET.

Toujours poète !

HENRI.

Je tâche.

MONSIEUR VERNET.

Qu’est-ce que nous allons devenir, sans notre poète ?

HENRI.

Vous redeviendrez... tranquilles.

MONSIEUR VERNET.

Nous redeviendrons des bourgeois.

HENRI.

Ça se retrouve, des artistes !

MONSIEUR VERNET.

Ah ! non, je vous jure que, l’année prochaine, je ne ramènerai pas un musicien !

 

 

Scène XIII

 

MONSIEUR VERNET, HENRI, CRUZ, MARGUERITE

 

Cruz apporte une blouse de toile jaune, goudronnée, Marguerite un lourd panier.

CRUZ.

Voilà votre uniforme, monsieur Henri.

MONSIEUR VERNET.

Déjà !

À Henri.

Mon pauvre vieux !

CRUZ.

La mer va être pleine. Mes matelots amorcent les lignes.

MONSIEUR VERNET.

Qu’est-ce qu’il y a dans le panier ?

MARGUERITE.

Du jambon, du poulet, du veau froid, des œufs durs, des petits-beurre...

HENRI, qui essaie la blouse, avec l’aide de Monsieur Vernet.

Assez, assez, mademoiselle...

CRUZ.

L’air de la mer creuse, monsieur Henri. Vous dévorerez.

MONSIEUR VERNET.

Il ne vous en laissera point. Pas trop de bouteilles, hein, Cruz ?

CRUZ.

De quoi ne pas manger sans boire, monsieur Vernet, de quoi faire couler.

MONSIEUR VERNET, levant la serviette du panier.

De quoi faire couler le bateau. Henri, ayez l’œil sur votre équipage.

HENRI.

Oh ! il peut me faire chavirer dans ce costume ; c’est de la planche.

CRUZ.

Avec ça, rien à craindre des paquets d’eau de mer.

MONSIEUR VERNET.

Et ça vous habille !

HENRI.

Comme une caisse ; j’ai l’air d’être emballé. Pour qu’un requin m’avale tout cru, il faudra qu’il ait plus faim que moi.

MONSIEUR VERNET, bas à Henri.

Irrévocable ?

HENRI.

Ne craignez rien.

 

 

Scène XIV

 

MONSIEUR VERNET, HENRI, CRUZ, MARGUERITE, PAULINE, puis MADAME VERNET

 

PAULINE.

Quel accoutrement ! Ces dames vont raffoler de vous... Rien de compromis dans vos petites affaires ?

MONSIEUR VERNET.

Elles sont en pleine prospérité, bonne belle-sœur ! Ah ! vous ! Je vous promets une fin de saison savoureuse !

PAULINE.

Qu’est-ce qu’il a encore fait ?

MADAME VERNET.

Vous aurez beau temps, Cruz ?

CRUZ.

Un temps de demoiselle.

MADAME VERNET.

Oh ! nous n’avons pas d’inquiétude... Cruz et ses hommes sont de vieux loups de mer. La Jeannette est solide et il fera clair de lune cette nuit. Prenez seulement garde au froid.

MONSIEUR VERNET, donne le panier à Pauline.

Vous, portez ça. Marguerite, va chercher ma belle couverture de voyage. Nous lui installerons une niche dans un coin du bateau.

Monsieur Vernet et Marguerite sortent.

 

 

Scène XV

 

MADAME VERNET, HENRI

 

MADAME VERNET.

Cette nuit à la belle étoile rafraîchira votre front. Demain matin, en revenant, vous n’aurez qu’une chose à faire : vous coucher, après avoir pris une bonne tasse de chocolat.

HENRI.

Et tout ira bien.

MADAME VERNET.

Très bien, et les dernières semaines de notre séjour ici peuvent être, avec quelques précautions, agréables à tout le monde.

HENRI.

Même à moi, sans amour ? Oh ! ne vous récriez pas, c’est la dernière fois. Sans le moindre mariage !

MADAME VERNET.

Il était possible, ce mariage, si vous ne m’aviez pas dit tout à coup des choses folles. Vous auriez pu être, Marguerite étant presque ma fille, presque mon gendre.

HENRI.

Heureux au moins de votre voisinage !

 

 

Scène XVI

 

MADAME VERNET, HENRI, MARGUERITE

 

MARGUERITE traverse la scène avec la couverture de voyage.

Vous serez comme dans votre lit.

HENRI.

Oh ! mademoiselle !

MARGUERITE.

Non, non, laissez, je veux vous préparer ça ; je vous borderai moi-même.

MADAME VERNET.

Pourvu qu’elle ne vous aime pas !

HENRI.

Oui, au fait, si par malheur...

MADAME VERNET.

Marguerite ?

MARGUERITE, qui descendait l’escalier, remonte.

Ma tante ?

MADAME VERNET.

Tu sais que Monsieur Henri doit nous quitter prochainement.

MARGUERITE, contrariée.

Ah !

MADAME VERNET.

Ses affaires le rappellent à Paris.

MARGUERITE.

Des affaires, lui !

HENRI.

Pourquoi pas, mademoiselle ?

MADAME VERNET.

Des affaires de cœur.

MARGUERITE.

Un mariage ?

MADAME VERNET.

Je crois.

MARGUERITE.

Vrai ?

HENRI.

Il paraît.

MARGUERITE, joyeusement.

Nous serons de la noce ?

HENRI.

Je vous invite.

MARGUERITE.

Veine !... Quand rentrez-vous à Paris ?

HENRI, à Madame Vernet.

Madame ?

MADAME VERNET.

Dimanche peut-être.

MARGUERITE.

Si tôt que ça !... Nous n’avons plus guère de temps à rester camarades... Et notre excursion au bois de la Reine ?

HENRI, à Madame Vernet.

Madame ?...

MADAME VERNET.

C’est aujourd’hui lundi, on peut l’avancer, la faire samedi.

MARGUERITE.

Samedi... Entendu ?

HENRI.

Entendu.

MARGUERITE.

Je porte votre matelas au bateau ? Je vais faire votre petit ménage, votre chambre à coucher sur la mer.

HENRI.

Je vous suis, mademoiselle.

 

 

Scène XVII

 

MADAME VERNET, HENRI

 

MADAME VERNET.

Il n’y a pas de mal. Tant mieux pour elle !

HENRI.

Et tant pis pour moi.

MADAME VERNET.

Une piqûre d’amour-propre.

HENRI.

Oui, mais c’est ma journée. J’en reçois.

MADAME VERNET.

Vous savez, quand on a un endroit sensible, c’est toujours là qu’on s’attrape.

HENRI.

Je n’ai pas plus troublé ce cœur d’enfant que votre cœur...

MADAME VERNET.

...d’amie... Vous n’avez aucune coquetterie à me reprocher ?

HENRI.

Je ne vous la reprocherais pas.

MADAME VERNET lui prend la main.

Vous êtes vraiment un homme rare que je suis heureuse de connaître. Je vous jure que je ne ferai jamais allusion... je ne dis pas que j’ai déjà oublié ! une femme ne se remet pas si vite d’une déclaration, si bien tournée, mais demain il n’y paraîtra plus. Dès demain, je veux être avec vous, comme j’étais avant. Je resterai pour vous...

HENRI.

Ne me dites plus rien, ou ce serait de la barbarie inutile, ou vous me feriez croire qu’il y a au fond de votre sécurité apparente quelque chose que vous n’avouez pas ; je vous en supplie : par pitié, ne me dites plus rien.

MADAME VERNET.

Je ne vous dis plus rien.

 

 

Scène XVIII

 

MADAME VERNET, HENRI, MONSIEUR VERNET

 

MONSIEUR VERNET.

Tout est prêt.

MADAME VERNET.

Tu as une figure, comme si Monsieur Henri allait faire le tour du monde.

HENRI.

Bonsoir, madame.

MADAME VERNET.

Bonsoir ! Bonne nuit sur la mer ! À demain matin !

MONSIEUR VERNET.

Moi, je l’embrasse.

MADAME VERNET.

Pourquoi ?

MONSIEUR VERNET.

Parce que je l’aime.

MADAME VERNET.

C’est déchirant !

MONSIEUR VERNET.

Descends, Julie, moi je ne descends pas. D’ici, je le verrai plus loin sur la mer.

HENRI.

Non, non, ne descendez pas, madame, restez près de lui, pour le consoler.

 

 

Scène XIX

 

MADAME VERNET, MONSIEUR VERNET

 

MADAME VERNET.

Tu as les larmes aux yeux. Ne dirait-on pas que c’est ton fils et que tu ne le reverras plus ?

MONSIEUR VERNET.

Nous ne le reverrons plus.

MADAME VERNET.

Nous ne le reverrons plus !

MONSIEUR VERNET.

Demain matin, il se fera débarquer par Cruz à Cherbourg et il sera demain soir à Paris.

MADAME VERNET.

Demain soir à Paris !

MONSIEUR VERNET.

Je t’expliquerai, c’est un homme exquis. Il ne pouvait plus rester. Après un entretien fraternel, nous avons décidé ce départ tous deux. Il n’y avait pas autre chose à faire ; je t’expliquerai.

MADAME VERNET.

Oh ! je sais... Pauvre garçon !

MONSIEUR VERNET.

Regarde. Cruz met la voile. Henri embrasse Marguerite... pas Pauline... Il agite la main vers nous. Disons-lui adieu. Adieu ! adieu ! Dis-lui adieu, Julie... Mais qu’est-ce que tu as, toi aussi ?

MADAME VERNET.

Ça me fait de la peine.

MONSIEUR VERNET.

Beaucoup de peine ?

MADAME VERNET.

Beaucoup de peine.

MONSIEUR VERNET.

Mais quelle peine ?

MADAME VERNET.

De la vraie peine.

MONSIEUR VERNET.

Ah !

MADAME VERNET.

De la peine.

MONSIEUR VERNET.

Ma pauvre amie ! Il était temps.

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