Monsieur Musard (Louis-Benoît PICARD)

Sous-titre : comme le temps passe

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Louvois, le 23 novembre 1803.

 

Personnages

 

MONSIEUR MUSARD, négociant de Saint-Quentin

MADAME MUSARD, sa femme

EUGÈNE, leur fils

LEROND, négociant de Saint-Quentin

SOPHIE, sa fille

DELAIGLE, maître d’hôtel garni

JOSEPH, domestique de Musard

UN HUISSIER

UN COMMIS

UN MARCHAND de baromètres

DEUX PORTEURS

 

La scène se passe à Paris, dans un hôtel garni.

 

 

PRÉFACE

 

Cette petite pièce obtint un très grand succès. J’ai souvent fait la remarque que c’est celle de mes comédies où j’ai été le plus économe d’esprit. Il y a peu de traits, mais il y a du naturel, de la vérité, de la vivacité dans le dialogue ; il y a surtout un caractère bien pris sur le fait, s’annonçant, se développant et se soutenant d’une manière satisfaisante depuis le premier mot jusqu’au dernier.

Un homme de beaucoup d’esprit m’en fournit le sujet. S’amuser, me dit-il, c’est quelque chose ; mais muser vaut bien mieux : et il part de là pour me faire un éloge très piquant du bonheur d’un homme qui n’a rien à faire, ou plutôt qui perd son temps à des riens. Je n’oubliai pas une seule de ses paroles, et depuis il les a toutes reconnues dans ma comédie.

Je craignais d’être froid et lent. Je me sentis sauvé quand j’eus trouvé pour caractère d’opposition celui de monsieur Lerond, homme actif qui va droit au fait et ne perd pas une minute. Le rôle de madame Musard, s’impatientant des lenteurs de son mari, me paraît aussi assez heureusement imaginé. Enfin, en donnant à Musard de l’impatience, de la colère et des préventions, en faisant promener ses lenteurs, ses digressions, ses musarderies sur une grande variété d’objets, je me suis garanti du danger de la froideur et de la monotonie.

Parmi le peu de critiques que l’ouvrage essuya, il en est une que je m’étais faite à moi-même. Pourquoi faire de Musard un négociant ? c’est l’état le plus incompatible avec son caractère. C’est vrai mais il en résulte que c’est l’état pour lequel un pareil caractère est le plus dangereux. Pour faire ressortir un caractère, il faut le mettre en opposition avec tout ce qui l’entoure. Ici le caractère est en opposition avec l’état du personnage. Je cherchai d’ailleurs à pallier ce défaut en disant que Musard a renvoyé, deux mois avant le moment où je le mets en scène, le commis qui jusque-là avait été à la tête de sa maison de commerce.

J’indique avec soin et avec franchise toutes les sources où j’ai puisé. J’avais lu le Négligent de Dufresny. Je ne me rappelle pas qu’en le lisant j’eusse pensé à faire M. Musard. Je le relus quand un journaliste prétendit que j’avais pris ma comédie dans celle de Dufresny, qu’il mettait d’ailleurs bien au-dessus de la mienne. Personne ne professe plus de vénération que moi pour les ouvrages des maîtres de la scène ; mais pourquoi perpétuellement, et sans nulle exception, exalter les morts aux dépens des vivants ? Je donnerais plusieurs de mes comédies pour l’Esprit de Contradiction, mais je crois que Monsieur Musard vaut mieux que le Négligent.

La principale cause du succès de Monsieur Musard, c’est qu’à la différence de presque tous les autres défauts mis en scène, chacun avoue franchement qu’il est atteint de celui-ci. Personne ne veut être avare, joueur, glorieux. Tout le monde consent à être musard. Que dis-je ? on s’en fait gloire ou au moins on s’en fait une excuse. C’est un caractère qui n’exclut ni l’esprit, ni l’honneur, ni la bonté. Quel homme de génie j’aurais été, dit en confidence tel honnête homme à sa femme, si je n’avais été un vrai musard ! Quelle fortune j’aurais faite, dit tel autre, si j’avais donné mon temps à mes affaires ! Je suis tout feu pour obliger mes amis, dit un autre, mais le temps passe si vite ! Aussi combien de gens ont prétendu que j’avais pensé à eux ! que de femmes m’ont répété : C’est mon mari que vous avez voulu peindre !

 

 

Scène première

 

MADAME MUSARD, MUSARD

 

Au lever du rideau, Musard, en robe de chambre et les cheveux roulés, est occupé à regarder des poissons dans un bocal sur une table ; il s’amuse à agiter l’eau avec une plume pour les faire remuer.

MADAME MUSARD, entrant.

Eh quoi ! monsieur Musard, vous n’êtes pas sorti ? vous n’êtes pas habillé ? vous n’êtes pas coiffé ? mais dix heures vont sonner.

MUSARD, tirant sa montre.

Qu’est-ce que vous dites donc, ma femme... C’est vrai ! Ah ! mon Dieu ! comme le temps passe ! Allons, allons, je serai bientôt prêt. J’achevais d’écrire le journal de mon voyage, et je regardais ces petits poissons rouges dans un bocal : cela orne un salon, n’est-ce pas ? Ma foi, mon fils nous a logés dans un très bon hôtel ; rien n’y manque.

MADAME MUSARD.

Mais vous avez ce matin les affaires les plus importantes pour vous, pour votre fils, pour moi. Vous m’aviez bien promis que, dès le lendemain de votre arrivée à Paris, vous feriez vos courses, vos visites ; et vous vous amusez à regarder des poissons rouges dans un bocal !

MUSARD.

Eh bien ! quoi ? ces courses, ces visites, je m’en vais les faire... Va, sois tranquille, toutes ces affaires importantes qui te tracassent, c’est moins que rien ; en une matinée j’aurai tout arrangé.

MADAME MUSARD.

Moins que rien ! le mari de feue ma sœur, qui, après nous avoir écrit des lettres charmantes, pleines d’amitié, où il nous proposait de transiger à l’amiable, s’avise de nous envoyer une citation, et qui veut plaider à toute outrance contre moi, pour la succession de mon grand-père.

MUSARD.

C’est un chicaneur, je le mettrai à la raison.

MADAME MUSARD.

Votre fils, que nous avons envoyé à Paris pour travailler, qui était sur le point d’obtenir la place de receveur de l’enregistrement à Saint-Quentin, où nous sommes établis, et qui tout d’un coup voit ses amis et les vôtres lui tourner le dos quand il les rencontre, et lui fermer leurs portes quand il va les voir.

MUSARD.

Mon fils est jeune, il aura fait quelque fredaine qu’il nous cache. Je verrai tous ces honnêtes gens-là : il aura la place.

MADAME MUSARD.

Enfin, monsieur Forlis, notre correspondant, qui ne veut plus vous envoyer de marchandises, et qui prétend vous forcer par huissier à compter avec lui.

MUSARD.

Très mauvais procédé de sa part ! procédure encore plus mauvaise ! On verra mes comptes ; c’est lui qui est mon débiteur, je le parierais.

MADAME MUSARD.

Je n’en doute pas, vous avez raison sur tous les points ; mais vous finirez par avoir tort, si vous tardez, si vous niaisez, si vous ne sortez pas, si vous ne vous occupez pas très sérieusement de vos affaires.

MUSARD.

Eh bien ! ne t’amuse donc pas à bavarder, si tu veux que je m’en occupe.

MADAME MUSARD.

Ah ! combien vous avez eu tort de renvoyer, il y a deux mois, ce jeune homme, ce commis, qui entendait mieux votre commerce que vous !

MUSARD.

J’ai eu tort... un brouillon, un homme impatient, qui venait à tout moment me relancer pour des comptes, pour des signatures, dans mon jardin, dans mes sociétés, au café, au billard ; qui m’empêchait d’être à mon jeu.

MADAME MUSARD.

Oui ; mais il faisait vos affaires, et elles allaient bien. Depuis que vous vous en mêlez, elles vont tout de travers. Monsieur Lerond, votre perpétuel antagoniste, l’a pris avec lui, et s’en trouve bien.

MUSARD.

Ah parbleu ! je ne le lui envie pas ; ils sont à merveille ensemble : monsieur Lerond ! un homme que je déteste.

MADAME MUSARD.

Mais habillez-vous donc, je vous en prie. Tenez, voilà votre fils que son impatience amène, et que vos lenteurs mettent au désespoir.

 

 

Scène II

 

MADAME MUSARD, EUGÈNE, MUSARD

 

EUGÈNE.

Comment, mon père, vous voilà encore en robe de chambre ! Je venais apprendre le résultat de vos courses ; je vous croyais de retour.

MUSARD.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est donc, monsieur ? vous ne souhaitez seulement pas le bonjour à votre mère.

EUGÈNE.

Pardon, ma mère.

MADAME MUSARD.

Bonjour, mon ami, bonjour.

EUGÈNE, à son père.

N’étions-nous pas convenus hier au soir, en soupant, que vous sortiriez de grand matin ?

MUSARD.

Eh bien ! voyons, suis-je en retard ? crois-tu que je perde mon temps ?

Il appelle.

Eh ! Joseph ? monsieur Delaigle ? Il semble à vous entendre que je ne sache pas me conduire. Ne faut-il pas aller réveiller les gens ? Oui, je l’avoue, quand je suis maître de ma journée, c’est un délice pour moi... M’éveiller sans savoir ce que je ferai, sortir sans savoir où j’irai, observer les passants, deviner à quel point en sont un homme et une femme qui se donnent le bras, c’est fort agréable ; mais cela n’empêche pas que je n’aie, quand il le faut, de l’activité, de la promptitude. Monsieur Delaigle ?

 

 

Scène III

 

MADAME MUSARD, MUSARD, EUGÈNE, DELAIGLE

 

DELAIGLE.

Qu’y a-t-il pour le service de monsieur ?

MUSARD.

Ah ! monsieur Delaigle, eh bien ! ce perruquier qui coiffe dans votre hôtel ?

DELAIGLE.

Eh ! mais, monsieur, voilà une heure qu’il est dans votre chambre.

MUSARD.

Que ne le disiez-vous donc ? Allons, j’y vais ; je suis pressé, très pressé. Joseph...

À sa femme et à son fils.

Et croyez-moi, cette incertitude, ce vague heureux de l’esprit, me fait goûter un plaisir plus réel, plus durable, que tous vos bals, vos concerts, vos spectacles.

EUGÈNE.

Oh ! je n’en doute pas, mon père ; mais pour en mieux jouir, il faudrait n’avoir aucune inquiétude...

MUSARD.

C’est juste. Joseph... Eh bien ! voyez si ce drôle-là répondra !

 

 

Scène IV

 

MADAME MUSARD, JOSEPH, MUSARD, EUGÈNE, DELAIGLE

 

JOSEPH.

Me voilà, monsieur.

MUSARD.

Accoutumez-vous donc à servir avec intelligence ; vous me faites gronder par mon fils. Ma petite boîte à broyer du tabac.

JOSEPH.

Elle est sur la table, monsieur.

Il sort.

MUSARD, allant à la table.

Ah ! bon ! je ne la voyais pas.

Il se met à broyer son tabac.

EUGÈNE.

Mais, mon père...

MUSARD.

C’est l’affaire d’un instant. Je suis très content de votre hôtel, monsieur Delaigle ; bonne table, bons lits ; vous devez avoir beaucoup de monde ?

DELAIGLE.

Eh ! mais, monsieur, je ne me plains pas.

MUSARD.

C’est bien, c’est bien ; j’aime à voir prospérer les honnêtes gens.

MADAME MUSARD.

Eh ! mais, mon mari, ce perruquier attend.

MUSARD, en mettant du tabac dans sa tabatière.

Eh bien ! ma femme, j’y suis, c’est fini. Monsieur Delaigle, avez-vous des journaux ?

DELAIGLE.

Tous, monsieur ; je vais vous les chercher.

 

 

Scène V

 

EUGÈNE, MADAME MUSARD, MUSARD

 

EUGÈNE.

Allons, les journaux, à présent.

MUSARD.

C’est excellent à lire en se faisant coiffer. Je suis persuadé, mon fils, que je vais découvrir quelque chose que vous cachez à votre mère et à moi. Il est impossible que des gens que j’estime, et qui sans vanité ont besoin de moi, se soient décidés contre vous sans motifs.

EUGÈNE.

Vous n’avez jamais eu à vous plaindre de ma conduite.

MUSARD.

Je n’ai jamais eu à me plaindre... quand il n’y aurait que cette demande que vous m’avez faite de vous marier à cette petite Sophie, la fille de monsieur Lerond.

EUGÈNE.

Que pouvez-vous reprocher à la fille de monsieur Lerond, votre voisin, votre compatriote, et, comme vous, à la tête d’une maison en crédit ?

MUSARD.

À la fille ? rien. Elle est jolie, elle chante avec goût, elle danse avec grâce ; et moi qui adore la musique... un excellent cœur... un esprit naturel... mais son père ! son père... On nous a déjà réconciliés plusieurs fois, mais il y a quarante-cinq ans que je lui en veux ; dès le collège, en affaires d’intérêt, en affaires d’amour-propre, en affaires d’amour...

Pendant ce couplet, madame Musard, impatientée, a été chercher la tabatière de son mari, et la lui remet, en le pressant de sortir.

Pardon, madame Musard, mais c’est la vérité, et avant de vous connaître il m’était bien permis... Enfin j’ai toujours trouvé ce diable d’homme sur mon chemin. C’est un intrigant qui m’a soufflé tout ce que je voulais avoir.

EUGÈNE.

Mais, mon père...

MADAME MUSARD.

Mais, mon fils, si vous contrariez votre père, il n’en finira pas ; vous parlerez de monsieur Lerond et de sa fille à son retour.

MUSARD.

Oh ! non pas, c’est inutile : tout est dit sur ce sujet, je vous en réponds.

 

 

Scène VI

 

EUGÈNE, MUSARD, DELAIGLE, MADAME MUSARD

 

DELAIGLE.

Monsieur, voilà les journaux.

MUSARD.

Ah ! bon.

Tout en ouvrant les journaux.

Oh ! quand une fois j’ai pris mon parti...

MADAME MUSARD.

Eh bien ! n’allez-vous pas lire les journaux ici ! en vous faisant coiffer, comme vous disiez.

MUSARD.

Mais en vérité, madame Musard, vous êtes d’une vivacité... Je suis vif aussi quand je veux... Monsieur Delaigle, j’ai besoin de Joseph pour m’habiller ; faites-moi le plaisir de m’envoyer chercher une voiture sur-le-champ.

DELAIGLE.

J’y cours.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

EUGÈNE, MUSARD, MADAME MUSARD

 

MUSARD.

Avant qu’elle soit arrivée, je serai coiffé, habillé. À l’égard de mademoiselle Lerond, je vous répète, monsieur...

MADAME MUSARD, le conduisant à la porte de sa chambre.

Eh ! mais, allez donc, allez donc, si vous voulez trouver quelqu’un.

MUSARD, s’en allant en lisant un journal.

Eh ! mon Dieu ! je trouverai tout le monde ; on se lève si tard à Paris... Ah ! ah ! un nouveau vaudeville ! j’irai ; oh ! j’aurai terminé mes affaires.

MADAME MUSARD.

Mais allez donc, allez donc.

Musard sort.

 

 

Scène VIII

 

EUGÈNE, MADAME MUSARD

 

MADAME MUSARD.

Ah ! quel homme ! quel homme ! Voilà vingt-cinq ans que nous sommes mariés, je l’ai toujours vu comme cela. Je lui conseille d’ériger sa manie en système de plaisir ; pêcher à la ligne, chasser à l’oiseau, s’asseoir sur un pont pour voir couler l’eau : voilà d’aimables délassements !

EUGÈNE.

Vous voilà donc enfin à Paris ; malgré toutes les promesses de mon père, qui m’annonçait qu’il allait se mettre en route, je désespérais presque de vous y voir.

MADAME MUSARD.

Vraiment ce n’est pas sans peine ; malgré l’importance des affaires qui l’appelaient, il s’arrangeait toujours si bien, il s’y prenait toujours si tard, qu’il n’y avait de place pour nous dans aucune voiture. Eh ! quel voyage ! pas un postillon, pas un aubergiste, pas un voyageur qu’il n’ait impatienté, retardé, fatigué de questions, de digressions sur la politique, la littérature, les chevaux, les modes, l’agriculture ; que sais-je ? et c’est, grâce à lui, que notre diligence est arrivée deux heures plus tard qu’à l’ordinaire.

EUGÈNE.

Réunissons-nous, ma mère, pour faire en sorte qu’il mette à profit ce voyage. Votre procès avec mon oncle, les embarras que mon père éprouve dans son commerce, les refus des gens qui m’avaient promis de me servir, tout cela est bien triste sans doute. Mon père m’accuse d’être l’auteur de tous ces malheurs ; je croirais plutôt que c’est sa négligence qui les a occasionnés ; et, quels qu’ils soient, je suis persuadé qu’avec un peu d’activité de sa part tout s’expliquerait, tout se terminerait heureusement. Vous le savez ; si je désire une place, quelque fortune, c’est pour en faire hommage à l’aimable Sophie ; c’est dans l’espoir de vaincre la répugnance de mon père. Vous ne la partagez pas, vous estimez monsieur Lerond.

MADAME MUSARD.

Moi, mon fils ?

EUGÈNE.

Oui, oui, vous l’estimez ; vous vous avouez à vous-même que si dans toutes les occasions il l’a emporté sur mon père, c’est qu’avec autant de mérite et de probité il a l’avantage d’aller directement à son but. Peut-être a-t-il eu tort de se permettre quelques plaisanteries sur les éternelles lenteurs de son voisin, mais il a toujours rendu justice à ses excellentes qualités ; il l’a défendu plusieurs fois contre ses ennemis. Et sa fille... sa fille est charmante !... Ne mérite-t-elle pas ?... Mais, pardon, j’ai un rendez-vous très important avec un ami, le seul qui veuille bien encore me recevoir ; et je reviens bientôt savoir ce qu’aura fait mon père. Ne le quittez pas, pressez-le, qu’il s’habille, qu’il sorte, qu’il m’obtienne la place que je sollicite, et qui doit me rapprocher de Sophie. Vous aimez votre fils, et ce n’est qu’avec elle qu’il peut être heureux.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

MADAME MUSARD, seule

 

Ce cher Eugène ! Oui sans doute je l’aime, et je serais charmée... Que monsieur Lerond s’amuse un peu de mon mari, est-ce un si grand mal ? Mon fils et moi, si nous l’osions...

 

 

Scène X

 

JOSEPH, MADAME MUSARD

 

Joseph apporte un violon qu’il met sur une toilette, et un pupitre chargé de musique qu’il place à coté de la toilette.

MADAME MUSARD.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc, Joseph ?

JOSEPH.

C’est monsieur qui m’a chargé d’arranger sa musique dans cette salle.

MADAME MUSARD.

Ah ! mon Dieu ! voudrait-il faire de la musique à présent ?

JOSEPH.

Non, madame ; c’est pour ce soir. Monsieur dit qu’il est pressé ce matin ; et cela ne l’empêche pas de jaser avec son perruquier, qui est bien son homme, et qui s’interrompt. pour lui répondre, en gesticulant avec son peigne.

Il sort.

MADAME MUSARD.

Allons, il ne lui manquait plus qu’un perruquier bavard ! Oh ! je vais...

Elle veut aller chez son mari.

 

 

Scène XI

 

MADAME MUSARD, LEROND, SOPHIE, DELAIGLE, DEUX PORTEURS chargés de malles et de paquets

 

LEROND, du dehors, aux porteurs.

Allons, allons, montez, mes amis.

MADAME MUSARD, retenue par la voix de Lerond.

Quelle est cette voix ?... je crois reconnaître...

DELAIGLE, entrant avec les porteurs.

Par ici, par ici, monsieur.

À madame Musard.

C’est un voyageur qui arrive avec une jolie demoiselle, ma foi ! et à qui je donne cet appartement en face du vôtre.

Aux porteurs, en leur indiquant une chambre.

Portez tout cela là-dedans.

LEROND, en entrant avec sa fille, aux porteurs.

C’est bon, mes enfants, monsieur Delaigle vous paiera ; je vous souhaite bien le bonjour.

Delaigle et les porteurs sortent.

MADAME MUSARD.

Eh ! mais, je ne me trompe pas, c’est monsieur Lerond ?

LEROND.

Moi-même, madame Musard, qui viens ici pour quelques affaires, mais surtout pour celles de votre mari, et qui ne suis pas fâché de profiter de l’occasion pour faire voir Paris à ma fille.

MADAME MUSARD, à Sophie.

Eh ! bonjour, mon aimable voisine.

LEROND.

C’est bon, vous aurez tout le temps de vous faire des compliments. J’ai appris votre départ hier matin, je me suis mis en route deux heures après ; j’ai su l’hôtel où vous étiez descendus ; je viens m’y loger ; votre vieille tante m’a conté tous vos chagrins, et je viens pour les terminer.

MADAME MUSARD.

Eh quoi ! monsieur, vous seriez assez généreux...

LEROND.

En deux mots, Musard m’en veut, il a raison ; je lui ai joué bien des tours en ma vie, mais c’est un peu sa faute ; il n’est pas défendu de songer à soi et aux siens. J’ai profité de sa nonchalance pour m’avancer moi-même ; dès qu’il désirait quelque chose, j’étais là pour l’obtenir à sa place ; et pour me servir d’un terme de chasseur, c’est lui qui faisait lever le lièvre, c’est moi qui le tuais. Aujourd’hui je suis bien, je peux songer aux autres. Votre mari vient à Paris pour des éclaircissements, des sollicitations ; le pauvre diable n’en finirait pas, je ferai tout pour lui. Votre beau-frère veut plaider contre vous, je sais l’adresse de son avocat : votre fils veut avoir une place a Saint-Quentin ; j’ai des amis qui valent bien ceux de Musard : votre correspondant ne veut plus vous envoyer de marchandises ; je saurai pourquoi, et en travaillant pour vous, je travaille encore pour moi : votre fils aime ma fille, il en est aimé, n’est-ce pas Sophie ? marions-les ; c’est ce que nous avons de mieux à faire.

SOPHIE.

Mais, mon père...

LEROND.

Eh ! oui, tu l’aimes, c’est convenu ; tu ne me l’as pas dit, mais je l’ai deviné.

MADAME MUSARD.

En vérité, monsieur Lerond, vous êtes un homme expéditif ! Ah ! pourquoi mon mari ne vous ressemble-t-il pas ?

LEROND.

Parbleu, madame, vous savez que votre mariage avec Musard est la seule chose pour laquelle il ait su me prévenir ; mais ne nous plaignons pas : j’ai été heureux avec ma pauvre défunte, vous êtes heureuse avec lui... 

MADAME MUSARD.

Heureuse ! ah ! oui, fort heureuse !

LEROND.

Oui, madame. Musard a un cœur excellent ; et puisque nous ne pouvons être parfaits, la bonté, grand Dieu ! la bonté rachète tous les défauts.

 

 

Scène XII

 

DELAIGLE, MADAME MUSARD, LEROND, SOPHIE

 

DELAIGLE.

Madame, la voiture que monsieur votre mari a demandée est à la porte depuis longtemps.

LEROND.

Musard a demandé une voiture ? c’est bon, je vais la prendre.

MADAME MUSARD.

Comment ! vous allez la prendre ?

LEROND.

Eh ! oui suite d’habitude ; je saisis au passage tout ce qu’il demande ; mais cette fois c’est pour le servir. Ne lui dites pas que je suis à Paris : il croirait que je viens exprès pour lui nuire. Monsieur Delaigle, à une heure précise un bon déjeuner ; du gibier, du poisson, du Bordeaux, du Champagne. Toi, ma fille, entre dans ton appartement ; madame Musard voudra bien te tenir compagnie. Demain nous songerons à nous divertir ; aujourd’hui repose-toi. Quant à votre mari, ne le pressez plus tant de sortir, puisque je cours à sa place.

Il sort.

SOPHIE, à madame Musard.

Je n’ai pas le temps de causer avec vous ; mais monsieur Eugène... sa santé ?

MADAME MUSARD.

Excellente ; il va venir tout à l’heure, vous le verrez.

SOPHIE.

Ah ! ma bonne voisine, combien je trouve mon père aimable de m’avoir amenée à Paris.

MADAME MUSARD.

C’est bon, c’est bon, voici monsieur Musard.

Sophie entre dans son appartement.

 

 

Scène XIII

 

MADAME MUSARD, MUSARD, sortant en courant de sa chambre, le visage couvert de poudre, un petit couteau de toilette d’une main, et un journal de l’autre

 

MUSARD.

Je l’ai devinée ; je l’ai devinée ; eh ! vite, une plume, de l’encre ; oh ! elle n’était pas facile.

MADAME MUSARD.

Eh ! quoi donc ?

MUSARD.

La charade.

MADAME MUSARD.

La charade !

MUSARD.

Eh ! oui, la charade du journal. Un prix pour le premier Œdipe. Ce n’est pas l’importance du prix. mais l’amour-propre ! et d’ailleurs un camée représentant les mariages, Samnites, cela doit être superbe ! et il est à moi, j’en réponds. Il est impossible que d’autres puissent avant moi... « Mon premier, par mon second, mange mon tout. » Tu ne devines pas ? Chiendent ; c’est clair. Appelle Joseph, qu’il porte bien vite à l’adresse indiquée... Diable ! il ne faut pas se laisser prévenir.

MADAME MUSARD.

Fort bien, ne vous laissez pas prévenir pour des charades... Oh ! en vérité, il y a de quoi perdre la tête. Habillez-vous, sortez ou ne sortez pas, faites vos affaires ou devinez des logogriphes, je vous assure qu’à présent tout cela m’est fort indifférent.

Elle sort.

 

 

Scène XIV

 

MUSARD, seul, écrivant

 

Eh mais ! qu’est-ce qu’elle a donc ma femme ? elle est folle. Comment ! quand elle devrait partager ma joie... Joseph !

 

 

Scène XV

 

MUSARD, EUGÈNE, ensuite JOSEPH

 

MUSARD, apercevant Eugène.

Ah ! te voilà ?... Joseph ?

EUGÈNE.

Comment, mon père, vous en êtes encore là de votre toilette !

MUSARD.

C’est que j’avais une lettre très pressée à écrire pour une charade.

EUGÈNE.

Pour une charade !

MUSARD, à Joseph qui entre.

Ah ! Joseph, vite, porte cette lettre à son adresse, j’achèverai de m’habiller sans toi ; je n’ai que ma robe de chambre à ôter.

Joseph sort.

EUGÈNE.

Comment, mon père, pour une charade !

MUSARD.

Eh ! oui, pour une charade, dont je ne veux pas te dire le mot, parce que tu serais capable de souffler le prix à ton père.

En ôtant une manche de sa robe de chambre.

Allons, vite, vite, à présent, donne-moi mon habit, qui est là sur une chaise.

EUGÈNE.

Eh quoi ! vous voulez mettre votre habit avant d’ôter votre poudre ?

MUSARD prend le journal et le couteau de toilette qui est sur la table, et va à la toilette, sa robe de chambre à moitié ôtée.

Oh ! tu as raison ; qu’est-ce que je fais donc, moi ! c’est que, vois-tu, je me dépêche.

On entend un prélude de piano dans la chambre de Sophie.

Ah ! ah ! qu’entends-je ?

SOPHIE chante de sa chambre.

En affaires comme en voyage
Choisissons le plus court chemin ;
Suivons le précepte du sage,
Ne remettons rien à demain.
Jeune avocat à la tribune,
Jeune amant près d’un tendre objet,
Vous tous qui courez la fortune,
Souvenez-vous de mon couplet.
En affaires comme en voyage,
etc.

MUSARD.

C’est une aimable voisine que monsieur Delaigle aura logée dans cet appartement. Jolie voix !

EUGÈNE, à part.

Eh mais cette voix... me tromperais-je... c’est Sophie.

MUSARD, prenant son violon.

Chut ! chut ! une petite galanterie ; je vais l’engager à continuer sa chanson.

Il va à la porte de Sophie la manche de sa robe de chambre pendante, et joue la ritournelle de l’air.

SOPHIE chante.

Depuis six mois Blaise aime Lise,
Près d’elle il soupire et se tait ;
Depuis six mois, Lise, indécise,
Attend qu’il chante mon couplet :
En affaires comme en voyage,
Choisissons le plus court chemin ;
Suivons le précepte du sage,
Ne remettons rien à demain.

EUGÈNE, à part.

Je n’en peux plus douter, c’est elle-même. Elle serait à Paris ? quel bonheur !

MUSARD, d’un air gai.

Parbleu ! c’est une aventure qu’il faut suivre. Eh ! vite, achevons de nous habiller.

Il quitte sa robe de chambre et va prendre son habit.

Ah ! si j’étais à votre âge, monsieur mon fils... mais, au mien même, je serais capable de vous donner des leçons.

EUGÈNE, à part.

Par quel moyen m’instruire...

MUSARD.

Oui, pendant que madame Musard n’y est pas... Vous entendez bien, mon fils, que c’est une petite plaisanterie innocente.

EUGÈNE.

Oh ! je n’en doute pas.

MUSARD.

C’est à Paris que vous devriez faire un choix, et non pas à Saint-Quentin. Cette petite Sophie !... Oh ! je saurai vous surveiller de si près que vous ne la verrez pas.

Ici Sophie ouvre doucement sa porte.

EUGÈNE, bas.

Ciel la porte s’ouvre ; c’est elle-même.

On entend dans la rue des chanteurs italiens qui chantent pendant une partie de la scène suivante.

 

 

Scène XVI

 

MUSARD, EUGÈNE, SOPHIE

 

MUSARD.

Ah ! ah ! encore de la musique ? eh mais ! c’est enchanteur ! Ah ! c’est dans la rue.

Il ouvre la fenêtre et regarde.

EUGÈNE, bas à Sophie.

Ah ! Sophie.

SOPHIE, de même.

Prenez garde.

MUSARD, de la fenêtre, sans se retourner.

Musique italienne, chanteurs italiens, ils ont un goût, une manière qui n’est qu’à eux.

EUGÈNE, bas à Sophie.

Quel heureux hasard vous conduit à Paris ?

SOPHIE, de même.

Je viens d’arriver avec mon père ; j’ai déjà vu madame votre mère.

MUSARD se retourne ; Sophie ferme vite sa porte.

Bravo ! bravo ! Ah ! parbleu, ils méritent bien...

À Eugène, après avoir cherché dans ses proches.

As-tu quelque monnaie sur toi ?

EUGÈNE, lui donnant de la monnaie.

Oui, mon père, en voilà.

MUSARD, enveloppant la monnaie dans un morceau du journal qu’il a porté sur la toilette.

Fort bien, je l’enveloppe dans ma charade. Ces pauvres gens ! il faut encourager les arts dans tous les états.

SOPHIE, entr’ouvrant sa porte.

Mon père est sorti pour arranger les affaires du vôtre. Il nous fait espérer que nous serons heureux.

EUGÈNE.

Ah ! Sophie, que je vais l’aimer !

Ici les chanteurs cessent.

MUSARD, après avoir lancé sa monnaie par la fenêtre.

Là ! voilà ce que c’est ; tout près de la boutique du parfumeur bien le bonjour, mes amis.

Il ferme la fenêtre et retourne à la toilette ; il aperçoit Sophie dans la glace.

Ah ! ah ! mon fils avec la voisine ! voyons un peu.

Il va en reculant doucement vers Eugène.

EUGÈNE.

Mais, quand pourrai-je causer avec vous, avec votre père ? j’ai mille choses à vous dire.

SOPHIE, apercevant Musard près d’Eugène.

Paix !

MUSARD, se retournant vivement.

Ah ! je vous y prends, monsieur mon fils ! Ciel ! que vois-je ? Sophie ! je la reconnais.

Sophie a fermé sa porte en voyant Musard.

Comment, monsieur, vous osez en ma présence !... Mademoiselle Lerond à Paris ! dans mon hôtel ! avec son père, sans doute. Monsieur Delaigle, monsieur Delaigle !

EUGÈNE.

En vérité, mon père, je ne sais...

MUSARD.

Vous ne savez, monsieur ! et moi, je sais et je vois que vous vous moquez de votre père, que vous vous entendez avec ses ennemis. Monsieur Delaigle... Et c’est elle que j’accompagnais ; si j’avais su... Monsieur Delaigle !

 

 

Scène XVII

 

EUGÈNE, MUSARD, DELAIGLE

 

DELAIGLE.

Eh ! mon Dieu ! monsieur, me voilà.

MUSARD.

Quelles sont les personnes qui occupent cet appartement ?

DELAIGLE.

Un voyageur, un homme de votre pays précisément, qui vient d’arriver avec sa fille.

MUSARD.

C’est lui-même, il n’en faut pas douter. Ah ! vous logez monsieur Lerond ?

DELAIGLE.

Oui, monsieur, c’est son nom.

MUSARD.

Eh bien ! monsieur, vous pouvez compter que je ne coucherai pas ce soir dans votre maison. Je le vois, c’était arrangé ; mon fils était au fait, il a choisi exprès cette maison... et vous-même, monsieur Delaigle, vous êtes complice...

DELAIGLE.

Monsieur, je ne sais ce que vous voulez dire ; ma maison est connue ; puis-je refuser les voyageurs qui me font l’honneur de descendre chez moi ?

MUSARD.

Comment si vous pouvez refuser ? un bel honneur qu’il vous fait là, en effet ! On prévient ses locataires au moins.

 

 

Scène XVIII

 

EUGÈNE, MUSARD, MADAME MUSARD, DELAIGLE

 

MADAME MUSARD.

Eh ! mais, d’où vient donc tout ce bruit ?

MUSARD.

C’est vous, madame. Venez remercier votre fils, il nous a bien choisi notre appartement. Monsieur Lerond, qui vient d’arriver ici, qui loge là, en face de nous ; sa fille qui ose s’entretenir devant moi avec mon fils ! Quel dessein l’amène à Paris ? Il ne vient que pour me nuire, me contrarier, me barrer tous les passages. Mais je le préviendrai ; je lui prouverai que quand je m’en mêle j’ai aussi de la tenue, de l’activité. Eh bien ! monsieur Delaigle, cette voiture que j’ai demandée depuis une heure ?

DELAIGLE.

Eh bien ! monsieur, il y a une heure qu’elle est arrivée.

MUSARD.

Eh que ne le disiez-vous donc ?

DELAIGLE.

Mais on l’a prise, monsieur.

MUSARD.

Comment, on l’a prise ! eh ! qui donc ?

DELAIGLE.

Le voyageur de cet appartement.

MUSARD.

Monsieur Lerond a pris ma voiture ? eh bien ! le voilà déjà qui commence ses manœuvres. C’est pour agir contre moi, je le parierais ; mais je lui apprendrai... J’irai à pied, j’aurai plus tôt fait.

À Eugène.

Monsieur, je vous défends de voir mademoiselle Lerond. Madame, veillez sur votre fils ; vous sentez qu’il y va de votre gloire, que vous me compromettriez... Ma canne, mon chapeau... mon parapluie, le temps n’est pas sûr.

Delaigle lui donne son chapeau et son parapluie.

Ah ! monsieur Delaigle, vous logez mes ennemis, et vous laissez prendre ma voiture. Il faut que l’un de nous deux sorte de chez vous, je vous en préviens.

DELAIGLE.

Ma foi, monsieur, je ne ferai pas pour vous une malhonnêteté à un galant homme qui paraît disposé à faire une grande dépense, qui m’a ordonné un grand déjeuner.

MUSARD.

Croyez-vous donc que je ne sois pas en état de faire autant de dépense que lui ?

Il tire sa montre.

Onze heures et demie ! Ah ! mon Dieu ! comme le temps passe ! Pas possible ! voyons la vôtre...

Delaigle lui fait voir la sienne.

Et je retarde encore.

Il veut régler sa montre.

MADAME MUSARD.

Mais, mon ami, vous êtes pressé...

MUSARD.

Ah ! tu as raison ; je la réglerai aux Tuileries. Venez avec moi, monsieur Delaigle ; et, en passant dans votre salle à manger, je vous ordonnerai un repas qui vaudra bien celui de monsieur Lerond ; venez.

Il sort et revient.

Ah ! mes gants ?... ils sont dans ma poche.

Il sort.

 

 

Scène XIX

 

EUGÈNE, MADAME MUSARD

 

EUGÈNE.

Enfin le voilà parti.

MADAME MUSARD.

Il ne fera rien, il ne trouvera personne, j’en réponds ; mais tranquillise-toi : monsieur Lerond s’est chargé d’agir et de voir tout le monde à sa place.

EUGÈNE.

Quelle bonté ! Mais, ma mère, vous qui êtes raisonnable...

 

 

Scène XX

 

EUGÈNE, MADAME MUSARD, MUSARD

 

MUSARD, en rentrant.

Attendez-moi, je suis à vous dans l’instant.

MADAME MUSARD.

Eh bien ! c’est encore vous ?

MUSARD, allant à la toilette.

C’est ma tabatière que j’ai oubliée.

EUGÈNE, prenant la tabatière sur la table.

La voilà, mon père.

MUSARD.

C’est bon ; je ne serai pas longtemps absent. Songez à ce que je vous ai dit, monsieur.

EUGÈNE, le reconduisant.

Oui, oui, mon père, j’y songe.

Musard sort.

 

 

Scène XXI

 

EUGÈNE, MADAME MUSARD

 

EUGÈNE.

Ah ! ma mère, Sophie est là ; elle aura entendu la défense qu’on vient de me faire ; elle n’osera paraître. Si vous vouliez permettre... si vous vouliez m’aider à lui persuader qu’elle me sera toujours chère, que, malgré l’animosité de mon père, elle doit encore me voir, me souffrir auprès d’elle avec quelque indulgence.

MADAME MUSARD.

Comment ! si je le permets ! je vous y engage même.

En allant ouvrir la porte de Sophie.

Il est vif, mon fils ! On a bien raison de dire que les garçons tiennent de leurs mères. Venez, venez, mademoiselle ; monsieur Musard est sorti.

 

 

Scène XXII

 

EUGÈNE, MADAME MUSARD, SOPHIE

 

SOPHIE.

Ah ! monsieur Eugène, que votre père est cruel !

EUGÈNE.

Je vous revois, Sophie ; ne troublez pas cet instant par le souvenir de ce que vient de dire mon père. Jamais, je le jure, je n’aurai d’autre épouse que vous.

SOPHIE.

Jamais il ne consentira à notre mariage.

MADAME MUSARD.

Allons, allons, ne vous désespérez pas, enfants que Vous êtes. Monsieur Lerond et moi nous sommes pour vous. Votre père a fait tant de mal à mon mari quand ils étaient rivaux, qu’il ne peut manquer de lui faire du bien quand il devient son ami. Monsieur Musard a bien des ridicules, mais il est juste et bon ; et quand il devra tout à votre père, il ne pourra refuser son consentement.

 

 

Scène XXIII

 

EUGÈNE, LEROND, MADAME MUSARD, SOPHIE

 

LEROND, en entrant.

Qu’il ne s’en aille pas, je remonte en voiture sur-le-champ. Me voilà. Bonjour Eugène. J’ai le temps de vous rendre compte de mes courses. Du fond de mon fiacre je viens d’apercevoir Musard lisant je ne sais quelle affiche au coin de la rue, sous son parapluie, car il commence à pleuvoir. Bonnes et mauvaises nouvelles. D’abord point de procès avec votre beau-frère ; il y a deux ans qu’il propose une transaction toute à votre avantage ; Musard l’a acceptée, mais il remet de jour en jour à envoyer sa procuration. Votre beau-frère ne voulait plaider que parce qu’il était excédé de ses éternelles remises. J’ai vu son avocat ; il rédige la transaction ; dans un quart d’heure je l’apporte à Musard, et il faut espérer qu’il prendra sur lui de signer. Quant à la place que le jeune homme sollicitait, il faut y renoncer ; d’hier matin elle est donnée à un concurrent, qui n’aurait rien obtenu si Musard avait répondu à vingt lettres qu’on lui a écrites, s’il avait songé à rendre mille petits services qu’on lui demandait, qu’il promettait et qu’il oubliait. Mais je projette pour toi, mon cher Eugène, quelque chose qui te dédommagera. J’ai vu monsieur Forlis, votre correspondant ; il est furieux. Votre mari est ruiné, dit-il ; et lui-même, s’il ne rompt pas avec Musard, est obligé de manquer. Il y a un mois qu’il attend une rentrée considérable que votre mari doit lui faire, point de nouvelles. Il dit que, depuis que Musard a renvoyé ce commis intelligent que j’ai pris chez moi, et dont je suis fort content, il est impossible qu’il termine une affaire.

MADAME MUSARD.

Eh ! mais, mon mari m’a parlé en effet d’une lettre de change de trente mille francs qu’il devait porter lui-même à la poste il y a un mois. Ah ! mon Dieu ! serait-elle égarée ?

LEROND.

Qu’il devait porter lui-même à la poste ! il se sera amusé quelque part, et la lettre ne sera pas partie. Mais permettez, madame, j’ai connu dans mes voyages un homme du caractère de Musard ; sa femme avait une excellente habitude ; tous les soirs elle visitait les poches de son mari, et par cette précaution elle lui a épargné bien des malheurs.

MADAME MUSARD.

Eh ! mon Dieu ! monsieur, j’y ai pensé plus d’une fois ; mais je n’ai jamais osé.

LEROND.

Beau scrupule avec un homme de ce caractère ! Songez donc que c’est pour lui rendre service ; cette lettre de change perdue ! c’est peut-être le seul moyen de savoir ce qu’elle est devenue ; je gage que nous trouverons à Saint-Quentin, ou ici même...

MADAME MUSARD.

Eh ! oui, vraiment, ici ; il s’est amusé à emballer tous ses habits, comme si nous devions rester huit mois à Paris ; et comme il ne souffre pas que son domestique y touche, parce qu’il passe une heure à les brosser lui-même tous les matins...

LEROND.

Allons, allons, un peu de hardiesse ; l’intention nous justifie ; et d’ailleurs, en votre présence, en présence de son fils, il ne peut pas y avoir de mal.

MADAME MUSARD.

Et nous allons peut-être découvrir encore quelque nouveau malheur dont nous ne nous doutons pas.

 

 

Scène XXIV

 

EUGÈNE, LEROND, MADAME MUSARD, JOSEPH

 

JOSEPH, remettant un papier à madame Musard.

Madame, monsieur que je viens de rencontrer dans la rue du Coq-Saint-Honoré, où il examine des caricatures nouvelles chez un marchand d’estampes, m’a chargé de vous remettre ce reçu de l’auteur de la charade, et de vous dire que par malheur il était le cent soixante-dix-huitième Œdipe.

LEROND.

Nous avons une autre énigme à deviner.

MADAME MUSARD.

Oui. Venez, Joseph ; j’ai quelques ordres à vous donner.

Elle sort avec Joseph.

 

 

Scène XXV

 

EUGÈNE, LEROND, SOPHIE

 

LEROND.

Eh bien ! Eugène, tu ne dis rien à ma fille ?

EUGÈNE.

Pardon, monsieur ; mais je songe aux malheurs de mon père, qu’il est loin de prévoir, qu’il a peut-être provoqués, mais que sa probité, son honneur, et la pureté de son âme étaient loin de lui mériter.

SOPHIE.

Eh bien ! monsieur Eugène, nous nous réunirons à vous pour le consoler ; qu’il consente à me nommer sa fille, et mes soins et les vôtres, partagés entre lui et mon père, assureront le bonheur de nos deux familles.

EUGÈNE.

Ah ! mademoiselle, puis-je encore songer à vous épouser ?

LEROND.

Et pourquoi donc n’y songerais-tu plus, je t’en prie ?

SOPHIE.

Que dites-vous donc là, monsieur Eugène ?

EUGÈNE.

Si mon père est ruiné, si un autre a la place que je sollicitais.

LEROND.

D’abord, trente mille francs ne ruineront pas ton père ; ils ne sont pas encore perdus d’ailleurs. Quant à la place, eh bien ! si je te trouve assez riche pour ma fille !

SOPHIE.

Là, qu’aurez-vous à dire ?

 

 

Scène XXVI

 

EUGÈNE, LEROND, JOSEPH, MADAME MUSARD, SOPHIE

 

Joseph a les mains pleines des papiers qu’il a trouvés dans les poches de Musard.

MADAME MUSARD.

Apportez tout cela, Joseph.

À Lerond.

Voilà tout ce que nous avons trouvé.

LEROND.

Parbleu ! c’est bien assez. Procédons à l’inventaire.

Prenant les papiers les uns après les autres.

« Recueil de chansons inédites pour mariages, fêtes, et autres réunions. » C’est de son écriture ; le pauvre homme !... Un papier chiffonné ! « Acrostiche satirique contre monsieur Lerond. »

MADAME MUSARD.

Ah ! monsieur, que je suis honteuse !...

LEROND, remettant ce papier à madame Musard, qui le déchire.

Eh ! non, madame, il faut en rire comme moi. Des lettres toutes cachetées, dont l’adresse est de son écriture : une pour Marseille, une pour Bordeaux.

MADAME MUSARD.

Il y a peut-être cinq ou six mois qu’elles sont dans sa poche.

LEROND.

« À madame Raymond, boulevard Montmartre. »

MADAME MUSARD.

C’est ma marchande de modes ; c’est de mon écriture. J’avais chargé monsieur Musard d’envoyer cette lettre avec les siennes, je ne m’étonne plus si je n’ai pas reçu ma capote de satin violet.

LEROND, continuant son inventaire.

D’autres chiffonnées et décachetées, à l’adresse de Musard : tenez, madame, lisez, cela vous regarde... Vivat ! voilà celle que nous cherchions ; cinq cachets, à monsieur Forlis ; les lettres de change sont là-dedans, je le parierais.

À Joseph, en lui remettant les papiers.

Tiens, mon garçon, celle-ci à la poste, celle-là à son adresse : on trouvera la date un peu ancienne, c’est égal ; vaut mieux tard que jamais ; il sera censé avoir écrit de Saint-Pétersbourg. Quant à celle du correspondant, je m’en charge, et j’y retourne,

Joseph sort.

MADAME MUSARD, examinant d’autres papiers.

Ah ! mon Dieu !

LEROND.

Quoi donc ?

MADAME MUSARD.

Voici bien autre chose. Des billets à ordre qui n’ont pas été payés... une seconde lettre du marchand qui les a envoyés, et qui nous annonce le protêt. On a dû le signifier à domicile avant-hier, le jour de notre départ.

LEROND.

Allons, allons, calmez-vous ; tout peut encore se réparer ; mais voici qui augmente les courses que j’ai à faire. Viens avec moi, Eugène, tu m’aideras. Mais, madame, savez-vous sur qui étaient ces lettres de change ?

MADAME MUSARD.

Sur un monsieur Dorneville.

LEROND.

Diable ! tant pis ! voilà quinze jours qu’il a suspendu ses paiements.

MADAME MUSARD.

Voyez que quand même on les retrouverait, c’est autant de perdu ; et qu’au contraire, si on les avait présentées à l’échéance il y a un mois...

LEROND.

J’entends Musard, je sors par cette porte ; toi, ma fille, rentre dans notre appartement ; du courage, madame, vous aurez bientôt de mes nouvelles. Viens, Eugène.

Il sort avec Eugène.

 

 

Scène XXVII

 

MADAME MUSARD, seule

 

À merveille ! des créanciers qu’on ne paie pas, des débiteurs qui font banqueroute, et tout cela par sa faute ! Allons, rien n’est plus constant, cet homme-là ne peut plus continuer son commerce ; et plût au ciel encore qu’il l’eût quitté plus tôt ! Lui, négociant ! il ne l’a jamais été ; sans cet honnête commis qu’il a renvoyé, il y a longtemps qu’il serait ruiné.

 

 

Scène XXVIII

 

MADAME MUSARD, MUSARD, portant de la musique et des caricatures, UN GARÇON MARCHAND, portant un baromètre

 

MUSARD.

Posez tout cela sur cette table. Pardon, ma femme, tu as à te plaindre de moi... je vais t’expliquer cela tout à l’heure, et pour faire la paix, j’ai voulu te faire un petit cadeau : un baromètre excellent ; ce n’est qu’à Paris qu’on peut trouver de ces choses-là.

MADAME MUSARD.

Oui, oui, continuez, achetez, satisfaites tous vos goûts ; vous êtes trop riche.

MUSARD.

Mais regarde donc ; cela fera-t-il un assez joli effet dans notre salle, sur notre tapisserie à personnages, en regard avec notre pendule en marqueterie. C’est un louis que je vous dois, mon ami ; tenez.

Le garçon examine le louis.

Oh ! il est de poids, je les pèse tous moi-même.

LE MARCHAND, remettant des adresses imprimées à Musard.

Si monsieur est content, voilà des adresses.

MUSARD.

Donnez, donnez ; je les distribuerai à tout Saint-Quentin. Bien le bonjour, mon ami.

Le garçon sort.

Et puis deux sonates nouvelles pour violon ou forte-piano, ad libitum.

Il fredonne.

MADAME MUSARD.

Oui, chantez, chantez !

MUSARD.

Et puis une collection de caricatures, oh ! vraiment comiques !

MADAME MUSARD.

On devrait bien en faire une sur vous.

MUSARD.

Or çà, maintenant, il faut que je te dise : tu t’imagines que j’ai été partout ? Eh bien ! point du tout, je n’ai été nulle part.

MADAME MUSARD.

Comment ! vous n’avez été nulle part.

MUSARD.

Écoute donc, il était tard ; on ne peut pas marcher dans Paris comme on veut. Comment passer devant ces belles boutiques de meubles, de bijouterie, sans s’arrêter, sans examiner, quand on est curieux de belles choses ; et d’ailleurs j’ai marchandé un elzévir chez un libraire bouquiniste ; il était trop cher : ensuite, comme il pleuvait, je n’ai pas pu sortir des galeries de bois ; et enfin j’ai fait des réflexions... J’irai demain, ou plutôt j’écrirai ; car vois-tu, est-il bien que j’aie l’air de courir après les gens ? Je leur demanderai un rendez-vous.

MADAME MUSARD.

Moi, monsieur, j’ai appris de belles nouvelles pendant votre absence.

MUSARD.

Eh quoi ! donc...

Admirant son baromètre.

Le beau baromètre !

MADAME MUSARD.

D’abord, la place que votre fils sollicitait est donnée à un autre.

MUSARD.

On ne l’aura pas jugé capable...

Prenant les sonates.

Les sonates sont de Pleyel.

MADAME MUSARD.

Pardonnez-moi, votre fils est capable de tout ; tout son malheur est d’avoir un père qui n’est capable de rien.

MUSARD.

Ah ! capable de rien, madame Musard ?

MADAME MUSARD.

N’avez-vous pas souscrit des billets à ordre pour le quinze ?

MUSARD.

Eh bien ! qu’on se présente.

MADAME MUSARD.

On s’est présenté, vous n’avez pas payé, on a protesté.

MUSARD.

Allons donc... Eh ! mais, c’est possible ; le quinze au matin j’ai fait dire que je n’étais pas visible ; je voulais achever le dernier volume de ce roman si intéressant.

MADAME MUSARD.

Et ces lettres de change sur Dorneville, que vous deviez mettre à la poste ? Elles ne sont pas parties ?

MUSARD.

Ah ! mon Dieu ! je m’en souviens : en me disputant avec le directeur de la poste sur un apophtegme de médecine (car il est aussi médecin notre directeur de la poste), j’ai mis la lettre dans ma poche, et je l’ai suivi chez un malade. J’ai eu tant d’occupations depuis ce temps-là !

MADAME MUSARD.

Et depuis un mois, monsieur Dorneville n’a-t-il pas suspendu ses paiements !

MUSARD.

On me l’a dit.

MADAME MUSARD.

Étonnez-vous, après ces beaux chefs-d’œuvre, que votre correspondant ne veuille plus faire d’affaires avec vous, qu’on ait donné la place à un autre qu’à votre fils ; et ce procès dont me menaçait mon beau-frère ! si par aventure monsieur Lerond...

MUSARD.

Monsieur Lerond ? je l’aurais parié ; il est pour beaucoup dans tout cela. Maudit homme ! c’est lui qui m’attire tous ces malheurs.

MADAME MUSARD.

Eh ! non, non, monsieur ; c’est vous seul qui par votre inertie, votre insouciance, ce que vous appelez le vague heureux de l’esprit, avez tout fait, tout préparé, tout perdu. Or, maintenant, achetez des baromètres, faites des recueils de chansons, félicitez-vous de vous lever tous les matins sans savoir ce que vous ferez dans la journée, de sortir sans savoir où vous irez, de vous égarer dans vos promenades, d’interroger les passants, d’examiner les boutiques, de deviner à quel point en sont deux personnes qui se donnent le bras ; trente mille francs perdus, des billets à ordre protestés, notre fils sans état : c’est charmant !

MUSARD.

Oh ! pour cette fois j’ai tort. Mais allons, il ne faut pas perdre la tête ; tu vas voir que je sais agir.

MADAME MUSARD.

Eh ! mon Dieu ! restez tranquille, c’est tout ce que je vous demande. Qu’allez-vous faire ? entamer des démarches pour ne les pas achever, sortir pour aller dans un endroit, et aller dans un autre restez, niaisez, musez, et laissez faire aux autres.

MUSARD.

Mais cependant, ma femme, il me semble... Allons, allons, je pars et je prends une voiture, afin de n’être pas tenté de m’amuser en route. Joseph... Mais comment diable as-tu fait pour découvrir tout cela ?

MADAME MUSARD.

En faisant ce que j’aurais dû faire depuis longtemps, en me faisant donner par Joseph tout ce qui était dans vos habits.

MUSARD.

Comment ! on s’est permis...

 

 

Scène XXIX

 

MADAME MUSARD, JOSEPH, MUSARD

 

JOSEPH.

Me voilà, monsieur.

MUSARD.

Je vous trouve bien hardi, monsieur, d’oser fouiller dans mes poches !

JOSEPH.

Eh ! mais, monsieur, c’est madame...

MADAME MUSARD.

Eh ! oui, monsieur, c’est moi ; n’allez-vous pas me gronder encore, quand c’est à cet expédient que je dois la découverte de tous vos malheurs ?

Joseph va à la table, où il regarde les caricatures.

MUSARD.

Vous gronder ? non pas ; mais cela n’en est pas moins très indiscret... Ne vous exposiez-vous pas à trouver telle chose... telle lettre qui vous aurait déplu, ma femme.

MADAME MUSARD.

Oui, je vous le conseille ; faites l’homme à bonnes fortunes ! Eh ! que pouvais-je trouver qui m’affligeât plus que ce que j’ai appris ?

MUSARD.

Mais enfin qu’avez-vous fait de ces lettres de change ?

MADAME MUSARD.

Ne fallait-il pas vous les remettre pour que vous les oubliassiez encore ? Je les ai confiées...

MUSARD.

À qui donc ?

MADAME MUSARD.

Eh vraiment... à votre fils.

MUSARD.

À mon fils ! Beau chef-d’œuvre ! Un étourdi, tout entier à son ridicule amour, qui ne s’occupera pas plus de mes affaires... Fort bien ! Comme si ce n’était pas assez de mes sottises, il faut encore que je songe à réparer celles des autres.

 

 

Scène XXX

 

MADAME MUSARD, MUSARD, DELAIGLE, JOSEPH

 

DELAIGLE.

Dans quelle chambre monsieur veut-il qu’on serve le déjeuner ?

MUSARD.

Eh bien ! voyez si l’on peut terminer une chose sérieuse quand on est importuné, dérangé pour des bagatelles.

À Delaigle.

Dans la chambre du fond.

À sa femme.

C’est vous, madame, qui devriez au moins vous mêler de tous ces petits détails.

À Delaigle.

Trois couverts. Allons, je vais tâcher de rejoindre mon fils ; je prendrai moi-même une voiture sur la place. Joseph, allez aider monsieur Delaigle. Je cours chez Dorneville, chez Forlis.

DELAIGLE, à Joseph.

Eh ! mais, venez donc, mon ami ; comment ! vous vous amusez à regarder des caricatures quand votre maître vous ordonne de me suivre.

Il sort avec Joseph.

MUSARD.

Je passe ensuite chez l’homme à l’ordre duquel j’ai souscrit des billets...

Il veut sortir.

 

 

Scène XXXI

 

MADAME MUSARD, MUSARD, L’HUISSIER

 

L’HUISSIER.

Monsieur Musard ?

MUSARD.

C’est moi-même, monsieur.

L’HUISSIER.

Monsieur, j’ai l’honneur d’être huissier.

MADAME MUSARD.

Là ! un huissier !

MUSARD.

Hélas ! monsieur, je sais pourquoi vous venez.

L’HUISSIER.

Ah ! vous le savez.

MUSARD.

Il s’agit de certains billets à ordre ?

L’HUISSIER.

Précisément.

MUSARD.

On aura découvert que je suis arrivé à Paris...

L’HUISSIER.

D’hier au soir.

MUSARD.

Eh bien ! monsieur, j’y ferai honneur, sans doute ; mais j’ai besoin de quelques jours ; il faut que j’écrive à Saint-Quentin.

L’HUISSIER.

Mais point du tout, monsieur ; vous venez de m’envoyer les fonds nécessaires pour faire des offres réelles à la personne à laquelle ils sont dus.

MUSARD.

Qu’est-ce que vous dites donc ?

L’HUISSIER.

La vérité. Vos prénoms, s’il vous plaît ? Ne les sachant pas, je les ai laissés en blanc.

Il va à la table.

MUSARD, le suivant.

Mes prénoms ? mais je voudrais savoir...

 

 

Scène XXXII

 

MADAME MUSARD, UN COMMIS MARCHAND, MUSARD, L’HUISSIER

 

LE COMMIS.

C’est à monsieur Musard que j’ai l’honneur de parler ? Je suis le premier commis de monsieur Forlis, votre correspondant ; il part à l’instant pour la campagne, et je viens en son absence...

MUSARD.

Ah ! monsieur, il s’agit de ces lettres de change sur Dorneville je ne sais comment il se fait qu’elles ne soient point arrivées...

LE COMMIS.

Il est certain que ce retard avait alarmé et aigri contre vous monsieur Forlis ; mais enfin, au moment de monter en voiture, il vient de recevoir de votre part le paquet que vous deviez charger à la poste...

MUSARD.

De ma part, dites-vous ?

LE COMMIS.

Oui, monsieur ; ce retard était d’autant plus fatal, que depuis quinze jours le débiteur avait suspendu ses paiements ; mais comme les lettres de change viennent d’être endossées et acquittées par un homme très solide...

MUSARD.

Endossées, acquittées par un homme très solide ! Et par qui donc ?

L’HUISSIER.

Pardon, monsieur ; mais je suis très pressé ; vos prénoms, s’il vous plaît ?

LE COMMIS.

Je le suis aussi. Faites-moi le plaisir de signer ce petit accord entre vous et monsieur Forlis, qui continuera très volontiers de servir de correspondant à votre maison.

MUSARD.

Mes prénoms ! signer ! on paie mes dettes ! on endosse et on acquitte les effets d’un homme en faillite !... Permettez donc, messieurs ; je veux savoir auparavant quel est l’honnête homme qui s’est mêlé si heureusement de mes affaires.

 

 

Scène XXXIII

 

EUGÈNE, MADAME MUSARD, LEROND, MUSARD, LE COMMIS, L’HUISSIER

 

LEROND, qui est entré avec Eugène pendant que Musard parlait.

Eh parbleu ! c’est moi.

MUSARD.

Monsieur Lerond !

MADAME MUSARD.

Je m’en doutais.

EUGÈNE.

Ah ! mon père, quelle reconnaissance ne devons-nous pas à ce brave monsieur Lerond !

LEROND.

Paix, Eugène. Ce que j’ai fait est tout simple ; les billets à ordre protestés... bagatelle ; Musard aurait payé sous quelques jours, j’avance la somme ; il n’y a rien à en conclure contre la solidité de ta maison. Il est constant, par la date de la lettre que tu avais oubliée, qu’il y a un mois que les lettres de change devraient être à Paris. Ce n’est pas ta faute si Dorneville a, dans l’intervalle, suspendu ses paiements ; mais ce n’est pas la sienne non plus ; c’est un galant homme qui éprouve un embarras momentané. En endossant et en acquittant ses effets, je ne risque rien. Voilà la transaction entre ton beau-frère et toi ; j’en ai donné connaissance à Eugène ; elle est telle que tu pouvais la désirer. Ton fils n’a point la place qu’il sollicitait, mais si tu m’en crois, tu ratifieras ce que j’ai cru devoir mettre dans l’accord entre Forlis et toi ; seule condition d’ailleurs à laquelle Forlis consente à continuer d’être ton correspondant. Tu associes ton fils, et tu le mets à la tête de ta maison ; un homme comme toi a besoin d’un commis de confiance, et ton fils est le meilleur que tu puisses choisir. Avec lui tu pourras, sans te compromettre, lire des romans, faire de la musique, te promener, t’égarer, enfin muser tout à ton aise. Quand tu n’auras plus rien à faire, tu seras l’homme du monde le plus aimable. Ne me remercie pas de t’avoir rendu service, ne parlons plus du passé, et embrasse-moi.

MUSARD.

Ma foi, de tout mon cœur.

LEROND.

Nous avons encore une autre affaire à terminer : signe la transaction, finis avec ces messieurs, je reviens dans l’instant.

Il rentre chez lui.

 

 

Scène XXXIV

 

EUGÈNE, MADAME MUSARD, MUSARD, LE COMMIS, L’HUISSIER

 

MUSARD.

Ah, sans doute, je signe, je finis. Ce cher Lerond ! comme je l’ai méconnu !

L’HUISSIER.

Enfin, monsieur, vos prénoms ?

MUSARD.

Mes prénoms, c’est juste... Moi, qui croyais qu’il ne venait à Paris que pour agir contre moi.

MADAME MUSARD.

Écrivez, monsieur, Jacques-Alexandre.

MUSARD.

Jacques-Alexandre, c’est cela même.

L’huissier sort.

LE COMMIS.

Ainsi, monsieur, vous consentez à signer ?

MUSARD.

Comment ! si j’y consens ? je croirais manquer à la reconnaissance, si je ne ratifiais pas tout ce qu’a fait ce cher Lerond.

EUGÈNE, lui présentant une plume.

Mon père, voici la plume.

MUSARD.

Ah ! j’approuve ton impatience, elle est naturelle... Mais, dis-moi donc ; tu as donc couru partout avec lui ?

EUGÈNE.

Eh ! mon père, je ne vous donnerai aucune explication que vous n’ayez signé.

MUSARD.

Tu as raison. Ah ! mon Dieu ! la mauvaise plume ! donne-moi donc un canif que je la taille.

EUGÈNE.

Tenez, mon père, en voilà une autre.

MUSARD.

Allons, allons, je me dépêche.

Il signe et se lève.

Maintenant, dis-moi...

MADAME MUSARD.

Mais il y a encore la transaction.

MUSARD, signant.

Ah ! la transaction... C’est que je suis d’une joie, d’un contentement...

Madame Musard, croyant qu’il a fini, veut retirer le papier.

Attendez donc, et mon paraphe donc ! Diable ! c’est important ! Grace à mon paraphe, je suis peut-être le seul négociant dont on ne puisse contrefaire la signature. Là, voilà ce que c’est.

Il se lève.

J’espère qu’à présent tu vas me conter...

Le commis sort.

 

 

Scène XXXV

 

MADAME MUSARD, MUSARD, LEROND, SOPHIE, EUGÈNE

 

LEROND.

Eh bien ! a-t-il signé ?

MADAME MUSARD.

Oui, Dieu merci, mais ce n’est pas sans peine.

LEROND.

Maintenant, mon cher, voici ma fille.

MUSARD.

Je t’entends. Ces deux enfants s’aiment, il faut les marier. Eh bien ! mon cher Lerond, dispose, ordonne, arrange tout, je t’en laisse le maître.

À Sophie.

Comme elle était jolie la chanson que vous avez chantée à mon fripon de fils ! Mais vous devez être contente de moi ?

SOPHIE.

Ah oui, monsieur, bien contente !

MUSARD.

N’est-ce pas que je n’ai pas mal accompagné ?

 

 

Scène XXXVI

 

MADAME MUSARD, MUSARD, LEROND, SOPHIE, EUGÈNE, JOSEPH

 

JOSEPH, à monsieur Musard.

Quand monsieur voudra se mettre à table, tout est prêt dans la chambre du fond.

 

 

Scène XXXVII

 

MADAME MUSARD, MUSARD, LEROND, SOPHIE, JOSEPH, DELAIGLE

 

DELAIGLE, à monsieur Lerond.

Monsieur, je viens de faire servir dans votre appartement le repas que vous avez commandé.

LEROND.

Eh ! vite, monsieur Delaigle, réunissez les deux services en un. Déjeunons tous ensemble, et courons chez le notaire.

MUSARD.

Oui, sans doute, chez le notaire. Mon cher Lerond, ma chère femme, mes chers enfants... et Dieu merci, nous aurons fait assez d’affaires dans une matinée.

Il tire sa montre.

Deux heures ! ah ! mon Dieu ! comme le temps passe quand on s’occupe !

LEROND.

Eh bien ! sachons l’employer.

PDF