Monsieur Codomat (Tristan BERNARD)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Antoine, le 17 octobre 1907.

 

Personnages

 

CODOMAT, quarante-huit ans, architecte, gérant d’immeubles

HENRI LAFAUVETTE, vingt-deux ans

ROGER LINAUX, son ami

FRÉDÉRIC, secrétaire de Codomat

LE PLOMBIER

CLOTHILDE

MADAME CODOMAT

FRANCINE, fille de monsieur et madame Codomat

MADAME LETISON

LA BONNE DE CLOTHILDE

LA CUISINIÈRE des Codomat

 

La scène se passe de nos jours, à Paris.

 

 

ACTE I

 

Un petit salon assez élégant.

 

 

Scène première

 

LA BONNE, LE PLOMBIER

 

LA BONNE.

Alors, qui c’est-y que vous croyez qu’a pu faire arriver ça ?

LE PLOMBIER.

C’est comme qui dirait du calcaire et du sable qui sont venus peu-zà-peu se coller dans les tuyaux, ça a fait comme une espèce d’engorgement. Probablement que le métal du tuyau avait quéque soufflure en quéqu’endroit. La pression l’aura fait crever.

LA BONNE.

Oh ! quand j’ai vu de l’eau sur les carreaux de ma cuisine ! Mon Dieu, Seigneur ! Ce que j’avais peur, c’est que ça effondre le plancher ! Pensez donc, en rien de temps, haut comme trois doigts d’eau.

LE PLOMBIER, fièrement.

Oh ! c’est que quand ça se met à gicler, c’est pas long à remplir une cuisine.

LA BONNE.

Et au même moment, ça a giclé de la même façon dans le cabinet de toilette de madame. Le tapis est perdu perdu !

LE PLOMBIER.

Toujours pour le même motif. Une sorte d’engorgement dans les tuyaux. Le métal s’a trouvé trop faible ; la pression va, par le fait, où c’est qu’elle ne rencontre pas de résistance.

LA BONNE.

En tout cas, n’est-ce pas, c’est pas nous qui sont responsables de ça ?

LE PLOMBIER.

Certain que c’est pas vous, c’est le propriétaire de l’immeuble qui doit payer les réparations et les dégâts.

LA BONNE.

J’ai pardi bien fait de faire chercher le gérant.

LE PLOMBIER.

Où c’est qu’y demeure ?

LA BONNE.

Dans la maison, au cintième.

LE PLOMBIER.

Ah ! mais, c’est m’sieu Codomat.

LA BONNE.

C’est m’sieu comme vous dites.

LE PLOMBIER.

Vous faites pas mal de faire faire les constatations tout de suite dans le cabinet de vot’ dame. Avec toutes ces tentures, tous ces histoires de dentelles, vous auriez bien de sérieux dégâts.

 

 

Scène II

 

LA BONNE, LE PLOMBIER, CLOTHILDE

 

Clothilde passe la tête par la porte, à gauche. Elle a sur les épaules un peignoir jeté hâtivement.

CLOTHILDE.

Vous avez fait chercher le gérant, Eugénie ?

LA BONNE.

Oui, madame. On sort d’y monter.

CLOTHILDE.

Ah ! mais, voilà le plombier. ! Qu’est-ce qu’il dit, le plombier ? À quoi est-ce qu’il attribue l’accident ?

LA BONNE.

Il dit que c’est la pression qui était trop forte. Le métal en plomb s’aura trouvé trop faible. Alors il s’a produit dans les tuyaux...

Au plombier.

comment qu’il dit ?

LE PLOMBIER, satisfait.

Une sorte d’engorgement.

CLOTHILDE.

Vous pensez, n’est-ce pas, plombier, que c’est bien au propriétaire à payer les dégâts ?

LE PLOMBIER.

Sans aucun doute, madame, sans aucun doute.

CLOTHILDE, triomphante.

J’ai pas bien fait de faire descendre le gérant ?

LA BONNE.

C’est moi qui l’a dit à madame.

CLOTHILDE, d’un air de doute.

C’est vous...

LE PLOMBIER.

Sûr et certain qu’avec monsieur Codomat, vous avez bien fait de me faire chercher.

CLOTHILDE.

Vous le connaissez ?

LE PLOMBIER.

Si je le connais ? C’est un monsieur capable, vous savez. C’est lui qui a construit la maison d’ici... Vous avez bien fait de le faire descendre, parce que c’est pas encore qu’il soit chicanier, mais c’est un homme, vous savez, quand il a dit, il a dit, et il faut que tout marche recta. Quand il a une idée dans la tête, il ne faut pas songer à lui en sortir. Il va jeter un coup d’œil à droite et à gauche ; il donnera son idée, il fera à son idée. Vaut mieux lui montrer tous les dégâts le plus tôt possible...

CLOTHILDE, à la bonne.

Mettez bien tout en ordre ici. Ah ! ne laissez pas traîner le plumeau ! Je voudrais que monsieur Codomat ne trouve pas tout sens dessus dessous... C’est un monsieur très bien.

LA BONNE.

Et avec ça, pas mal de sa personne. Une belle barbe grise.

CLOTHILDE.

Avez-vous remarqué comme elle est bien carrée, hein ?... Il est mieux que sa femme.

LA BONNE.

Sans compter qu’elle n’est plus très jeune.

CLOTHILDE.

Et un peu toc ! Je les regardais sortir l’autre jour, de ma fenêtre. Je le regarde comme ça, quand il sort. Et quand je le rencontre dans l’escalier, c’est drôle, je n’ose jamais le regarder, cet homme !... Il me fait un peu peur !

LA BONNE.

Je vous dis qu’il n’est pas commode.

CLOTHILDE.

Il n’en a pas l’air.

LE PLOMBIER.

Il est juste.

CLOTHILDE.

Enfin, je me dépêche de m’arranger un peu... S’il vient, vous le ferez attendre. Faut pas le faire passer dans ma chambre, c’est un vrai désordre... Est-ce que le petit est venu, ce matin ?

LA BONNE.

Oh ! non, madame. Vous savez l’heure qu’il est ? Il n’est que onze heures.

CLOTHILDE.

Ne manquez pas de me prévenir dès que le gérant descendra.

Elle rentre dans sa chambre.

 

 

Scène III

 

LA BONNE, LE PLOMBIER

 

LE PLOMBIER.

Elle n’est pas mariée, vot’ dame ?

LA BONNE.

Non.

LE PLOMBIER.

C’est pourtant pas faute d’avoir des maris !

LA BONNE.

De quoi je me mêle ! D’abord, vous saurez qu’elle n’a qu’un ami.

LE PLOMBIER.

À la fois !...

LA BONNE.

Eh bien, du moment qu’une femme n’a qu’un ami à la fois, il n’y a rien à dire. Y a bien des femmes mariées qui ne pourraient pas en dire autant.

LE PLOMBIER.

Qui c’est-y son ami ?

LA BONNE.

Le curieux qui se figure que je vas lui raconter !... C’est un petit jeune homme qui a vingt-deux ans... Oui, mon ami, vingt-deux ans ! Plus joli que vous, et plus riche que vous.

LE PLOMBIER.

Ça, je m’en doute !

LA BONNE.

Il a deux millions, not’ petit monsieur, et ni papa ni maman : plus de famille !

LE PLOMBIER.

Ah ! bien ! heureusement qu’on s’occupe de lui ici ! On s’occupe de lui et de ses deux millions.

LA BONNE.

Si vous alliez faire vot’ soudure à la cuisine, ça vaudrait peut-être mieux que de dire des bêtises... On entend un coup de sonnette.

LE PLOMBIER.

On a sonné.

LA BONNE.

J’entends bien. Ça doit être le gérant...

Le plombier se dirige vers la cuisine, la bonne vers la porte du fond.

CLOTHILDE, entrouvrant la porte de sa chambre.

Eugénie ! On a sonné.

LA BONNE.

Oui, madame ! J’ai entendu. Oui ! oui !

Elle sort.

CLOTHILDE, au plombier qui s’en va.

Ça doit être monsieur Codomat.

LE PLOMBIER.

Oui, oui, ça doit être lui.

Clothilde laisse la porte entrouverte pour voir entrer monsieur Codomat. Aussitôt qu’elle l’a vu, elle referme la porte précipitamment. Le plombier sort.

 

 

Scène IV

 

CODOMAT, LE SECRÉTAIRE, LA BONNE

 

LA BONNE.

Madame a dit, si ces messieurs veulent bien attendre, parce que le cabinet de toilette n’est pas en état.

CODOMAT, un peu rude.

Oh ! ça ne fait rien ! ça ne fait rien ! Nous sommes pressés.

LA BONNE.

Madame m’a dit comme ça, que ces messieurs veulent bien attendre.

CODOMAT.

Dites à madame qu’elle serait bien aimable de se dépêcher un peu, parce que nous sommes pressés.

LE PLOMBIER.

Oui, monsieur. Je vais lui dire.

CODOMAT, à son secrétaire, marchant et tenant une serviette à la main.

Ces femmes-là font toujours des embarras, des histoires !... Avec ça que j’aurais voulu aller faubourg Saint-Germain, chez ce notaire !... Enfin !... Vous allez vous y rendre à ma place. D’ailleurs, si j’y allais moi-même, je n’obtiendrais rien de plus que vous. Nous devions verser aujourd’hui une somme de dix mille francs pour conserver notre promesse de vente. Mais je suis sûr qu’il a d’autres offres ; il ne nous accordera aucun répit. C’est navrant ! C’est une bonne affaire, je suis obligé de la laisser aller, faute d’argent.

LE SECRÉTAIRE.

La propriétaire de la maison ne vous en avancerait pas ?

CODOMAT.

Non, non. Ça se complique. C’est une vieille demoiselle sourde et aveugle, il n’y a pas moyen de lui demander quoi que ce soit... Et il y a avec elle des enfants mineurs. Moi, personnellement, je n’ai absolument rien de disponible en ce moment... C’est tout de même malheureux, n’est-ce pas ? Toute ma vie j’ai travaillé pour les autres ; je suis considéré, c’est quelque chose, évidemment, mais je n’ai pas de fortune... Puis, je n’ai jamais eu la veine, comme tant d’autres, de rencontrer sur mon chemin des capitalistes qui veuillent mettre des fonds dans des affaires... Il y a des opérations admirables à Paris, mais il faut de l’argent.

Tirant sa montre.

Nous tâcherons d’être chez ce notaire avant midi... Nous allons expédier ce qu’il y a à faire ici. Vous irez à la cuisine et vous verrez ce qu’il y a de dégâts. Moi, pendant ce temps-là, j’examinerai le cabinet de toilette de cette dame. C’est admirable, ça ! Nous avons des locataires tranquilles dans la maison... J’ai loué à cette femme, et vous savez après quelles hésitations ! Et il n’y a que chez elle qu’il arrive des histoires comme ça.

LE SECRÉTAIRE.

Ce n’est pas de sa faute tout de même si les tuyaux d’eau sont crevés !

CODOMAT.

Est-ce qu’on sait ? Est-ce qu’on sait ? On ne prend soin de rien dans ces maisons-là.

 

 

Scène V

 

CODOMAT, LE SECRÉTAIRE, CLOTHILDE

 

CLOTHILDE, ouvre la porte avec un peu de confusion.

Bonjour, monsieur ! Bonjour, messieurs !...

À Codomat.

Monsieur, je vous prie d’attendre un instant. La bonne est en train de mettre un peu d’ordre dans le cabinet de toilette.

CODOMAT, sèchement.

Oh ! madame... Je vous demande pardon ; nous sommes un peu pressés.

CLOTHILDE.

C’est l’affaire de quelques secondes, monsieur.

CODOMAT.

Pendant ce temps-là, mon secrétaire va aller dans la cuisine pour voir ce qui s’est passé.

Le Secrétaire sort.

CLOTHILDE.

Voulez-vous vous asseoir un instant, monsieur ?

CODOMAT.

Je suis un peu pressé, madame.

CLOTHILDE.

Cela me gêne de vous voir debout comme ça.

Codomat s’assoit assez brusquement. Silence.

Je n’avais pas encore eu le plaisir de vous voir. Quand j’ai loué dans la maison, je n’ai eu affaire qu’à la concierge. Je sais, monsieur, que vous avez fait des difficultés.

CODOMAT, un peu gêné et froid.

Non, madame, non.

CLOTHILDE.

Si ! si, monsieur, vous en avez fait. Oh ! ne dites pas non ! Et, d’ailleurs, vous savez que je trouve que vous avez tout à fait raison. Je ne suis pas mariée... Je me tiens bien, mais enfin, vous n’étiez pas forcé de le savoir... Je ne suis pas de ces femmes qui ont plusieurs amis... Moi, je n’en ai qu’un.

CODOMAT.

Oh ! madame ! ne parlons pas de ça... Je dois reconnaître que je n’ai jamais eu aucun reproche à vous adresser.

CLOTHILDE.

Je tiens à ce que nous parlions de ça, monsieur, parce que je sais que vous avez dit à la concierge... – j’ai su ça, vous savez, par les domestiques – ...que vous ne vouliez pas louer à des « grues ».

CODOMAT.

...Ça m’étonnerait d’avoir dit une chose pareille... D’abord ce ne sont pas des expressions que j’emploie...

CLOTHILDE.

Je serais bien contente que vous ne l’ayez pas dit, monsieur, parce que je vous assure que ça m’a fait de la peine... Si mon ami... – pas celui que j’ai en ce moment, mais l’autre... – s’il était encore de ce monde, il pourrait vous dire qui je suis, ce que j’ai été pour lui... D’ailleurs, il a bien prouvé qu’il avait de l’estime pour moi, et, au moment de sa mort, il m’a laissé quatre-vingt mille francs – autant qu’à sa femme ! – J’en ai malheureusement perdu une partie. N’est-ce pas ? J’ai voulu rendre service à des personnes de ma famille qui habitent la province et je n’en ai pas été récompensée... Puis on m’a donné de mauvais conseils, j’ai perdu de l’argent à la Bourse... si bien que de tout ça, il me reste une trentaine de mille francs... Et croyez-vous, monsieur, que j’ai cette somme dans mon armoire, parce que j’avais tellement peur de la perdre dans des affaires financières que je n’ai pas voulu la mettre dans les banques...

CODOMAT.

C’est malheureux tout de même qu’il se trouve des gens pour entreprendre une femme seule et lui donner de mauvais conseils...

CLOTHILDE.

Qu’est-ce que vous voulez, monsieur ? Je ne connais personne... J’ai tout de même une position irrégulière, et les gens convenables qui pourraient me conseiller, je ne suis pas à même de les connaître, de les fréquenter.

CODOMAT.

La personne qui vit avec vous ?

CLOTHILDE.

Eh bien, d’abord, n’est-ce pas, elle ne sait pas que j’ai des fonds de côté, parce que ce n’était pas la peine de lui raconter ça, et puis ensuite, c’est un tout jeune homme : il a vingt-deux ans. C’est monsieur Lafauvette, le fils du constructeur de machines à vapeur, qui est mort maintenant et qui avait vendu son affaire à une compagnie anglaise... C’est un jeune homme très riche... mais qu’est-ce que vous voulez ? il est tout jeune. Il est très gentil pour moi, mais quand ça lui prend quelquefois il me laisse dans l’embarras. Puis je suis bête, moi, je ne sais pas demander... Des fois, il arrivera, il me dira : « Tiens, voilà trois mille francs ou quatre mille francs... » Puis, d’autres fois, je répéterai devant lui que j’ai une note de cent ou cent cinquante francs à payer, je n’oserai pas lui demander ça directement, il ne me donnera rien... Je vous demande pardon de vous dire ces choses-là, monsieur...

CODOMAT.

Ça ne fait rien ! Ça ne fait rien !...

CLOTHILDE.

Une personne comme moi à une personne comme vous...

CODOMAT.

Je suis dans les affaires, madame... Ce sont des questions d’affaires. Je n’ai pas à m’occuper de votre genre d’existence... D’ailleurs, d’après ce que vous me dites... vous avez un air de sincérité qui ne me trompe pas... – je m’y connais – d’après ce que vous me dites... il est évident que ce n’est pas une existence bourgeoise et modèle, mais enfin... c’est beaucoup plus convenable qu’on ne pourrait s’imaginer.

CLOTHILDE.

En tout cas, monsieur, je me suis confiée à vous... – assurément je ne dis pas ces choses-là à tout le monde – je vous ai dit que j’avais de l’argent chez moi... je ne tiendrais pas à ce que ça se sache...

CODOMAT, vivement.

Mais il ne faut pas le laisser chez vous ! Puis, de l’argent dans une armoire qui ne produit rien ! Il vaut mieux le mettre dans une banque sérieuse, lui faire produire quoi que ce soit... Et, si l’on voit que, dans ces banques, ça produit trop peu – car, en réalité, ça donne très peu d’intérêt – eh bien ! il ne manque pas d’affaires avantageuses et sûres où l’on peut le placer.

CLOTHILDE.

Mais, monsieur, comment voulez-vous que je m’y connaisse ?

CODOMAT.

Eh bien, eh bien !... nous pourrons en causer ?

CLOTHILDE.

Comment ? Vous voulez me donner des conseils ?

CODOMAT.

Mais, madame, si vous me les demandez... du moment que vous ferez appel à mon expérience des affaires, ce sera de mon devoir de ne pas vous laisser dans l’embarras. D’autant plus qu’à chaque instant, par la situation que j’occupe, je suis à même de connaître de bonnes affaires, des affaires de tout repos...

CLOTHILDE.

Je pense bien, monsieur, je pense bien que, connu comme vous êtes, et respecté, considéré... Mais vous savez, moi, dans ma situation irrégulière, il y a bien des gens – je le sais bien, monsieur, vous n’avez pas besoin de me dire le contraire – il y a bien des gens qui ne voudraient pas entrer en relations d’affaires avec moi.

CODOMAT.

Pourquoi ça ? Pourquoi ça ? Quand une compagnie financière fait une émission, ils prennent bien l’argent de tout le monde ?... Eh bien, il peut se présenter dans un mois, dans huit jours, aujourd’hui, je ne sais pas ! une affaire où je puisse vous dire... un placement à cinq ou six pour cent d’intérêt... où je puisse vous dire : « Vous ne risquez rien de mettre votre argent là-dedans...» Et, l’occasion se présentant, je n’hésiterai pas à vous le dire... Enfin votre argent, c’est de l’argent comme un autre...

CLOTHILDE.

Et c’est de l’argent honnêtement gagné, je puis le dire, car l’ami qui me l’a laissé était le plus honnête homme de la terre...

CODOMAT.

Oui, oui... Et vous vous êtes bien conduite avec lui.

CLOTHILDE.

Oh ! oui, monsieur, je l’ai bien soigné pendant sa maladie.

CODOMAT.

Et vraiment il vous a témoigné son estime... En vous léguant une grosse part de sa fortune, il a bien indiqué qu’il ne vous considérait pas comme une simple compagne de plaisir... D’ailleurs il n’y a qu’à vous regarder pour se rendre compte de cela. On voit bien que vous n’êtes pas une femme... comme ces femmes !

CLOTHILDE.

Oh ! de m’entendre dire ça par vous, monsieur, il me semble que je suis au paradis ! Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que vous êtes pour moi, monsieur. Je vous ai vu passer dans l’escalier, et sortir de la maison, et je me disais : « Jamais de la vie je ne serai assez heureuse pour que ce monsieur me parle... » Et voilà que vous me dites des choses aussi gentilles ! Et dire que si ce robinet d’eau n’avait pas crevé, ça ne serait pas arrivé ! La vie est bien curieuse !

LA BONNE, entrant.

Tout est arrangé. Si madame veut venir par là !

CLOTHILDE.

Voulez-vous venir par là, monsieur ?

CODOMAT, empressé.

Oui, madame ! oui, madame !

On sonne.

CLOTHILDE, à la bonne.

Eh bien ! on a sonné, Eugénie !

LA BONNE.

Ça doit être monsieur Lafauvette.

CLOTHILDE.

Voulez-vous lui dire d’attendre un peu ici. Vous lui expliquerez que je suis avec monsieur le gérant.

Elle fait entrer Codomat.

CODOMAT, en entrant dans la chambre.

Oh ! comme c’est joliment arrangé ! C’est d’un goût !

La bonne, qui est allée ouvrir, fait entrer Henri et Roger.

 

 

Scène VI

 

LA BONNE, HENRI, ROGER

 

LA BONNE, à Henri.

Madame est occupée, monsieur. Elle est avec le gérant de la maison pour les dégâts du cabinet de toilette... Ah ! c’est que monsieur n’est pas au courant !... Oh ! monsieur ! si vous saviez les fuites d’eau épouvantables que l’on a eues dans la cuisine et dans le cabinet de toilette !...

HENRI.

Des fuites d’eau ?

LA BONNE.

Oui, monsieur ! C’est le métal du plomb qui s’a trouvé trop faible, par suite de sable et autres saloperies qui se trouvaient engorgées dans le tuyau... Alors, comme de juste, le tuyau a crevé... L’eau a giclé, giclé, que c’était effrayant ! Juste le temps de descendre l’escalier au galop pour que la concierge elle arrête le compteur !...

HENRI.

Ah ! voyez-vous ça !

À Roger.

Asseyez-vous donc, cher ami !

LA BONNE.

Madame ne va pas tarder.

Elle sort dans la cuisine.

HENRI.

Je suis content, mon vieux, de vous faire faire connaissance avec Clothilde. Vous verrez, c’est une bonne fille tout à fait.

ROGER.

Il y a longtemps que vous êtes ensemble ?

HENRI.

Oh ! ensemble n’est pas le mot... Nous sommes ensemble si vous voulez. Je n’habite pas ici, mais elle n’a que moi, n’est-ce pas, et je ne vois qu’elle... J’ai fait sa connaissance il y a tout près d’un an, à un souper d’amis... On est rentré chez elle, et puis ça s’est arrangé comme ça.

ROGER.

C’est bien préférable d’être avec quelqu’un.

HENRI.

Oh ! mon vieux, ce qu’on est plus tranquille !

ROGER.

On ne pense pas à courir après l’une ou l’autre.

HENRI.

Et puis, vous savez, Clothilde est une bonne fille, gentiment faite... elle s’habille très bien.

ROGER.

De l’intelligence ?...

HENRI.

Elle n’en manque pas.

ROGER.

Pour moi, une femme doit avoir de l’intelligence. Ça lui est même, d’un sens, plus nécessaire qu’à un homme.

HENRI.

Clothilde est intelligente... Puis elle est suffisamment gaie. Elle ne parle pas trop, elle parle assez et, surtout, elle ne vous oblige pas à parler.

ROGER.

Oh ! ça, c’est inappréciable ! Rien d’assommant comme une femme qui est là à vous tirer les paroles.

HENRI.

Et qui vous demande votre avis sur ceci et ça... Oh ! c’est barbant !... Clothilde, mon vieux, si l’on va au boui-boui, elle n’est pas à vous demander : « Tu trouves ça amusant ? » ou « Tu trouves ça rigolo ? » Elle dit : « C’est rigolo ! » ou bien : « C’est imbécile ! » Je dis comme elle, et ça fait le compte.

ROGER.

Ah ! c’est inestimable !

HENRI.

Puis, elle n’est pas obstinée. Elle n’est pas à vous imposer des promenades, et ci et ça... C’est une femme qui s’amuse franchement quand elle s’amuse ; mais elle ne tient pas aux choses quand ça vous ennuie... Ainsi, elle aime aller aux courses, nous y allions tous les jours du mois dernier... J’ai perdu trente mille francs ! Vous savez qu’on perd plus aux courses qu’au tripot.

ROGER.

Oh ! non, tout de même, on perd plus au tripot.

HENRI.

Non ! non ! Allons, voyons !

ROGER.

Si l’on ne perd pas plus, on perd autant.

HENRI.

On perd autant, c’est le mot... Eh bien, pour en revenir à ce que je disais, Clothilde a ceci de bien. Quand je dis : « On ne va plus aux courses », on n’y va plus. Dimanche, nous sommes allés à la campagne... C’est embêtant, si vous voulez, mais moi, je m’embêtais déjà aux courses ; et comme ça, je ne perds plus ma galette... On a été à Compiègne. On a visité un musée assez joli, puis on a été acheter des bouquins à la gare... On est allé lire dans la forêt... Je me suis mis à bouquiner, figurez-vous ! Je lis des romans ; c’est souvent idiot, mais ça n’est pas embêtant !... Enfin, tout ça, c’est pour dire que c’est une amie bien commode, et puis, elle n’est pas exigeante au point de vue de l’argent.

ROGER.

Oh ! pour ça, elle a du mérite.

HENRI.

Parce que ?...

ROGER.

Parce que, mon vieux, vous n’avez aucune défense. Je n’ai jamais vu une personne se laisser taper comme vous !

HENRI.

Oh ! Oh ! Ne croyez pas !

ROGER.

Je regrette souvent de ne pas être dans le besoin pour en profiter.

HENRI.

Mon vieux, vous savez, ne vous gênez pas ! À votre disposition !

ROGER.

Vous voyez ? Tout de suite ! Vous êtes un bon garçon, vous savez, il n’y a pas à dire, vous êtes trop bon garçon... C’est rudement gentil de la part de votre...

Cherchant le nom.

HENRI.

Clothilde.

ROGER.

De votre Clothilde, de ne pas en abuser... C’est rudement bien de sa part, et, à ce point de vue-là, vous êtes encore bien tombé !... Elle ne voit personne d’autre que vous ?... Vous me direz que vous vous en fichez...

HENRI.

Oh ! complètement ! Moi, je ne sais pas pourquoi elle me tromperait : elle n’a besoin de rien...

ROGER.

Ce n’est pas une femme passionnée ?

HENRI.

Non, elle veut ce que je lui demande, voilà tout ! Parfois, c’est elle qui me dit : « Embrasse-moi ! » Mais si je ne suis pas disposé, elle n’insiste pas.

ROGER.

Oh ! c’est bien agréable aussi !

Entrent Clothilde et Codomat légèrement décoiffé.

 

 

Scène VII

 

HENRI, ROGER, CLOTHILDE, CODOMAT, puis LE SECRÉTAIRE

 

Roger s’incline.

HENRI, troublé par la présence de Codomat.

Chère amie, permettez-moi de vous présenter mon ami, Roger Linaux.

CLOTHILDE.

Monsieur...

Présentant.

Monsieur Codomat... Monsieur Lafauvette, ou plutôt... Monsieur Lafauvette... Monsieur Codomat...

Riant d’un rire embarrassé.

Je ne manque jamais de m’embrouiller dans les présentations. Monsieur Roger Linaux.

S’approchant d’Henri.

Si tu savais quel homme charmant !

HENRI.

Il m’intimide.

CLOTHILDE.

Moi aussi, mais il est charmant.

À Codomat.

Alors, monsieur, vous ferez votre rapport à la propriétaire ?

CODOMAT.

Oui, madame. Je vais le faire tout à l’heure.

Le Secrétaire entre, venant de la cuisine, et s’approchant de Codomat.

LE SECRÉTAIRE.

C’est fini, monsieur. J’ai pris des notes. Est-ce que nous allons chez le notaire ?

CODOMAT.

Non. J’irai cet après-midi. J’ai une combinaison. J’ai réfléchi à une combinaison depuis tout à l’heure. Je crois que j’aurai des fonds pour la promesse de vente.

S’inclinant devant Clothilde. D’un ton pénétré.

Madame, je suis bien heureux de vous connaître. Au revoir, madame.

CLOTHILDE, à demi-voix, lui donnant un sac de bonbons qui est sur la table.

Voulez-vous me permettre de vous offrir... des bonbons, pour votre dame et votre demoiselle ?

 

 

ACTE II

 

La scène représente le salon des Codomat. Ameublement un peu usé, un peu démodé, mais dénotant une certaine aisance.

 

 

Scène première

 

MADAME CODOMAT, LA CUISINIÈRE

 

MADAME CODOMAT, en toilette bourgeoise, élégance moyenne, s’apprête à sortir, son chapeau sur la tête, sonne la cuisinière.

Marthe, est-ce que monsieur est rentré ?

LA CUISINIÈRE.

Non, madame. Il n’est pas encore rentré. La dame du deuxième m’a justement demandé si monsieur était rentré, et elle a fait porter par sa cuisinière un beau morceau de saumon fumé. De la sorte, j’ai changé le menu de ce soir, j’ai gardé le poulet pour demain le déjeuner.

MADAME CODOMAT.

Très bien. Et les enfants ?

LA CUISINIÈRE.

Eh bien, monsieur Maurice est allé prendre sa répétition, qu’il a dit, de calcul... et mademoiselle...

MADAME CODOMAT.

Elle est prête ?

LA CUISINIÈRE.

Non, madame, mademoiselle a dit qu’elle ne sortirait pas. La voilà.

Francine sort de la chambre de gauche, et va vers la chambre de droite.

 

 

Scène II

 

MADAME CODOMAT, LA CUISINIÈRE, FRANCINE

 

MADAME CODOMAT.

Tu ne sors pas aujourd’hui ?

FRANCINE.

Non, maman. Je suis fatiguée, je vais rester à lire.

MADAME CODOMAT.

Alors, comme madame Letison va venir me prendre, et comme tu ne viens pas avec nous, nous irons toutes les deux au Concours hippique, avec la carte que la dame du second m’a envoyée.

FRANCINE.

Eh bien, maman, amuse-toi bien.

MADAME CODOMAT, à la cuisinière.

On a sonné, je crois. C’est madame Letison.

LA CUISINIÈRE.

Oui, madame.

Elle va ouvrir. Un instant après, madame Letison entre.

 

 

Scène III

 

MADAME CODOMAT, MADAME LETISON

 

MADAME LETISON.

Bonjour, madame Codomat !

MADAME CODOMAT.

Bonjour, madame. Oh ! comme vous paraissez essoufflée !

MADAME LETISON.

Je vous crois ! J’ai monté les cinq étages par l’escalier.

MADAME CODOMAT.

L’ascenseur ne marche pas ! Bien vrai ! on ne pourra pas dire que monsieur Codomat pense trop à ses aises, car c’est bien lui qui a le plus besoin de l’ascenseur, et il néglige toujours de le faire réparer. Asseyez-vous un instant, madame Letison ; nous sortirons quand vous serez reposée.

MADAME LETISON.

Toujours très occupé, monsieur Codomat ? Et il est toujours aussi content de ce que vous m’avez dit l’autre jour ?

MADAME CODOMAT.

Oh ! il est ravi, depuis qu’il a fait la connaissance, il y a deux mois, de cette dame du deuxième. C’est une cliente excellente... c’est une dame... jeune... enfin une jeune dame... qui a des économies... et qui veut faire des affaires immobilières... Alors elle donne de l’ouvrage à monsieur Codomat ! Il est tout le temps à étudier des projets ; il est dans son élément, vous savez ! C’est bien plus intéressant pour lui que de gérer des immeubles... Cette jeune femme, figurez-vous, n’est pas mariée... Enfin, ce n’est pas de sa faute... Mais c’est une personne... vous jureriez une personne très bien ! Évidemment, je n’irais pas sortir avec elle... je n’oserais pas l’avoir à dîner ; mais enfin je me suis trouvée la rencontrer ici, quand elle est venue voir mon mari, et je vous assure qu’elle est loin d’être mal élevée. Il paraît qu’elle a perdu, il y a un an, son monsieur... son monsieur, n’est-ce pas..., et elle l’a soigné avec un dévouement admirable... Aussi il lui a laissé un petit héritage... Actuellement elle vit avec un monsieur que nous connaissons aussi. Il vient ici... Il ne vient pas en même temps qu’elle. Nous ne sommes pas forcés de savoir qu’ils sont ensemble ! Ce monsieur est tout à fait jeune, alors il n’est pas question pour elle de l’épouser... C’est d’ailleurs un charmant garçon... Enfin, que voulez-vous ? Ces gens-là sont des clients comme les autres...

MADAME LETISON.

Oh ! certainement ! Il ne faut jeter la pierre à personne.

MADAME CODOMAT.

Goûtez donc de ces bonbons !

MADAME LETISON.

C’est une grave imprudence ; j’ai eu des rages de dents toute la semaine...

MADAME CODOMAT.

Prenez donc ceux du coin, ils sont moins sucrés... Nous en recevons à peu près tous les jours.

MADAME LETISON.

Mais dites donc, madame Codomat, ça ne vous fait rien que votre mari soit tout le temps avec cette jeune femme ?

MADAME CODOMAT.

Oh ! que voulez-vous ? J’ai confiance. Et puis, moi, j’aime mieux ne pas savoir... Je crois, n’est-ce pas ? Que Gabriel est un homme qui ne pense plus beaucoup à ces choses-là... Enfin, j’ai des raisons de croire ça.

MADAME LETISON.

Oui... Mais, ces raisons qui existent avec vous – ce n’est pas pour vous offenser ce que je vous dis là – n’existeraient peut-être pas avec une autre...

MADAME CODOMAT.

Oh ! bien alors, j’aime autant ne pas y penser. Gabriel est un homme charmant... S’il réussit dans ses affaires, c’est qu’il a toujours charmé les gens, et ça, sans le vouloir, vous savez... C’est sa nature... Peut-être ça va-t-il plus loin que ça ne doit aller, mais je ne veux pas le savoir...

À la cuisinière, qui entre.

Qu’est-ce que c’est ?

LA CUISINIÈRE.

Madame, c’est cette dame du deuxième qui vient de monter. Je l’ai fait entrer dans le cabinet de monsieur. Et je crois que monsieur vient d’arriver aussi. Je l’ai entendu dans l’escalier.

 

 

Scène IV

 

MADAME CODOMAT, MADAME LETISON, CODOMAT, deux branches de lilas à la main

 

CODOMAT.

Ah ! bonjour, madame Letison !

À sa femme.

Bonjour, ma chérie !

Il l’embrasse. À madame Letison.

Eh bien, comment va Letison ? Et ses ventes de l’Hôtel des Ventes ? Ça marche ! Ça marche toujours ! Ah ! c’est un heureux métier que celui de commissaire-priseur !

MADAME LETISON.

Et, d’après ce que l’on me dit, il paraît que vous n’avez pas à vous plaindre !

CODOMAT.

Oh ! je ne me plains pas ! Mais vous savez, c’est toujours dur...

MADAME CODOMAT.

Il y a quelqu’un dans ton cabinet.

CODOMAT.

Oui, oui. Et voilà ce que l’on a apporté pour toi dans l’antichambre.

Il lui tend les fleurs.

MADAME CODOMAT.

Oh ! qu’elles sont jolies !

MADAME LETISON.

Elles sont charmantes.

CODOMAT.

Eh bien, au revoir, madame Letison !

MADAME CODOMAT, à Codomat.

Tu n’as pas oublié que j’ai promis pour aujourd’hui un acompte de quatre cents francs à ma couturière ?

CODOMAT.

Je les ferai porter tout à l’heure par Frédéric.

MADAME CODOMAT.

Tu as l’adresse ? Madame Galbert, 5, rue des Abbesses... Et puis, tu sais, il faut penser aussi aux soixante francs de notre oncle...

À madame Letison.

Un pauvre oncle que nous avons, qui est paralysé. Gabriel est très bon pour lui...

CODOMAT.

Oh ! c’est parce que ça te fait plaisir à toi. Au revoir, madame Letison... Nous dînons ensemble la semaine prochaine. Entendez-vous avec ma femme...

Elles sortent. Codomat va à son cabinet et ouvre la porte à Clothilde.

 

 

Scène V

 

CODOMAT, CLOTHILDE

 

CODOMAT.

Entrez donc par ici !

CLOTHILDE, entrant.

Bonjour, mon chéri !

Elle lui saute au cou.

CODOMAT, la repoussant doucement.

Tais-toi ! Ma femme n’est pas encore partie ; elle est dans l’antichambre.

Ils restent un instant sans rien dire.

Ça y est ! la porte s’est refermée.

Clothilde l’embrasse de nouveau.

Fais attention ! Il y a du monde dans l’appartement.

CLOTHILDE.

Pourquoi n’es-tu pas venu hier soir ?

CODOMAT.

J’étais très fatigué... Je travaille beaucoup en ce moment. J’ai encore couru toute la matinée pour toi...

CLOTHILDE.

Que tu es gentil ! Je t’ai apporté l’argent que tu dois mettre à mon compte : mille francs.

CODOMAT.

Ah ! c’est bien ! Tu es ponctuelle. J’aime ça !

Souriant.

Et voilà ! je mets cet argent dans ma caisse...

CLOTHILDE.

Ça me fait plaisir que mon argent soit mêlé comme ça avec le tien !

CODOMAT, souriant.

Oui ! Du moment que je fais les comptes séparés, ça n’a pas d’importance. Quand j’ai besoin de régler une facture pour toi, eh bien ! je prends dans ma caisse ! Je ne regarde pas si c’est mon argent ou bien le tien qui marche... Et puis, quand il arrive que j’ai à payer pour moi, eh bien ! je fais la même chose.

Souriant.

Sais-tu que tu m’entretiens, chérie, tu m’entretiens... Enfin, quoi ! on saurait que tu m’apportes de l’argent que je mets dans ma caisse, on saurait d’autre part que nous sommes bien ensemble, il n’en faudrait pas plus pour faire dire aux gens malveillants que tu m’entretiens... On ne viendrait pas dire ce qui est... à savoir que nos relations d’affaires et notre existence...

Souriant.

sentimentale sont complètement distinctes et séparées... Il y a en toi deux femmes : une petite amie gentille dont je suis l’ami, parce qu’elle me plaît, et une cliente qui vient me trouver pour affaires, et à qui je procure de bons petits placements pour son argent... Encore mille francs

Il met les billets dans sa poche.

que tu ne dépenseras pas... Je vais les inscrire à ton crédit, sur le petit livre spécial qui est destiné à ma jolie cliente... C’est son bas de laine, ce livre-là !

Appelant.

Frédéric !

À Frédéric qui entre.

Vous allez porter ces quatre cents francs à l’adresse que voici. Là, voilà l’adresse sur l’enveloppe : rue des Abbesses... C’est deux b, n’est-ce pas ?

Tendant l’enveloppe à Frédéric. Il prend encore un billet de cent francs.

Vous ferez de la monnaie, et vous payerez soixante francs à ce pauvre diable.

Sortie de Frédéric. À Clothilde.

C’est un pauvre vieux parent à moi... ça l’empêche de crever de faim...

CLOTHILDE.

Tu es bon !

CODOMAT.

Non, je fais ces choses-là naturellement. C’est mon devoir...

CLOTHILDE.

Oh ! mais, quelquefois, tu sais, il y a des gens qui abusent bien de la bonté qu’on a pour eux... Moi, ma famille de province... mon beau-frère qui a un petit restaurant à Châteauroux m’a encore écrit ce mois-ci, en me disant qu’il avait besoin d’argent pour son commerce...

CODOMAT.

Oh ! ne me parle pas de ça ! Ce sont des choses qui me rendent malade... Cette exploitation est abominable !... Quand je pense à tout ce que tu as donné à ces gens-là en pure perte ! Quand je pense qu’avant de me connaître tu étais la proie de ta famille ! Et nous aurions pu ne jamais nous rencontrer ! Au lieu de ça, tes économies sont ici, et si tout va bien – dame, il y a la question de la réussite... – enfin, si tout va bien, tu en tireras un gentil petit bénéfice... N’oublie pas que demain matin, pour cette affaire dont je t’ai parlé... je ne te donne pas de détails parce que je sais que tu n’y entends rien... mais enfin, pour cette affaire dont je t’ai parlé, il faut les trois mille francs...

CLOTHILDE.

Ah ! je voulais justement te parler de ça... je suis très ennuyée... tu m’as dit qu’il les faudrait pour demain ?

CODOMAT, un peu énervé.

Pour demain... pour demain... c’est certain ! Est-ce qu’on ne doit pas te les apporter ?

CLOTHILDE.

Mais figure-toi qu’Henri est venu ce matin... il paraissait très ennuyé... il m’a dit qu’il ne pourrait me les donner avant lundi...

CODOMAT, avec une colère froide.

Ce n’est pas sérieux ! Ce n’est pas sérieux ! Il est embêtant ce gosse-là ! C’est vraiment malheureux d’avoir affaire à des gamins pareils ! Je suis très ennuyé de ça... très ennuyé... Enfin, qu’est-ce qui lui prend ?

CLOTHILDE.

Eh bien, il m’a dit qu’il n’osait pas demander d’argent à son notaire en ce moment, parce qu’il en a pris beaucoup tous ces temps-ci. Il paraît qu’il a perdu une grosse somme au jeu.

CODOMAT, tombant sur une chaise, accablé.

Il joue !... C’est effrayant ! Il joue ! Voilà qu’il joue maintenant !

CLOTHILDE.

Eh bien, écoute, il va venir te voir, tu le chapitreras... Tu lui diras de ne pas me faire attendre quand je lui demande quelque chose...

CODOMAT.

Eh bien, je vais lui parler... J’ai déjà obtenu d’assez bons résultats le jour où je lui ai expliqué qu’il fallait t’assurer une position régulière... et te donner des sommes fixes à des intervalles déterminés. Je lui ai fait comprendre que c’était plus moral... que ça donnait à votre union un caractère de stabilité qui la faisait ressembler, dans une certaine mesure, à une union légitime...

CLOTHILDE.

Oh ! tu sais bien dire les choses, toi !

CODOMAT.

Ce sont des choses de sens commun... Je n’ai aucun mérite à les trouver... J’ai eu une bonne éducation... je les trouve naturellement... Mais il faut que je lui parle, à ce garçon-là, parce que, si je n’ai pas la chose demain, il faut que je l’aie au plus tard après-demain...

CLOTHILDE.

Il doit être encore chez moi... Je vais le faire chercher tout de suite...

CODOMAT.

C’est une idée...

Il sonne.

CLOTHILDE.

Quand est-ce que tu viendras me voir ?

CODOMAT.

Aussitôt que je pourrai, mon petit chou. Aussitôt que je serai débarrassé de ces soucis d’affaires...

À la cuisinière.

Vous allez descendre chez madame, vous direz à monsieur Lafauvette de monter ; j’ai quelque chose à lui dire...

La cuisinière sort.

CLOTHILDE.

Je vais m’en aller ; il faut que j’aille acheter des rideaux pour mon cabinet de toilette...

CODOMAT.

Pourquoi des rideaux ? Est-ce que ceux qui y sont ne sont pas assez bien ?

CLOTHILDE.

Oh ! ils sont très usés, Gabriel.

CODOMAT.

Mon petit ami, pour ton cabinet de toilette, c’est tout ce qu’il faut ; avec le gâchis qu’il y a et l’eau qu’on renverse, des rideaux neufs seront abîmés dans trois semaines... Oh ! ce que l’argent te file entre les doigts, à toi ! Et puis tu vas encore te faire voler... Écoute, va choisir des rideaux si tu veux, mais n’achète rien ; tu me diras ce que tu auras choisi, tu me demanderas des échantillons et je t’en ferai prendre d’aussi beaux dans le gros, avec une note de commission ; ma femme t’achètera ça...

CLOTHILDE.

Mais je ne veux pas donner cette peine à ta femme...

CODOMAT.

Ne t’occupe donc pas de ça...

CLOTHILDE, s’approchant.

Tu es gentil !

Tendrement.

Dis-moi une bonne chose avant qu’on se quitte... Tu l’aimais bien ton petit l’ami ?...

CODOMAT, préoccupé.

Oui, je l’aimais bien.

CLOTHILDE.

Dis : mon petit l’ami !...

CODOMAT, distrait.

Mon petit l’ami !...

CLOTHILDE.

Dis-le en y pensant.

CODOMAT, souriant.

Mon petit l’ami !...

Il l’embrasse. Elle sort.

 

 

Scène VI

 

CODOMAT, seul

 

Gosse ! Une bonne petite créature ! Gentille !... Elle est gentille !...

 

 

Scène VII

 

CODOMAT, FRANCINE

 

FRANCINE, ouvrant timidement la porte de droite, un peu désappointée.

Tu es seul, papa ?

CODOMAT.

Tiens ! c’est toi, chérie !

À part.

Bonne petite fille !

Haut.

J’ai un pneumatique à écrire. Je reviens.

Il sort au fond. Francine, debout au piano, tapote un instant.

LA CUISINIÈRE, entrant de gauche.

Monsieur Lafauvette.

FRANCINE, précipitamment.

Faites entrer.

Sort la cuisinière. Entre Henri.

 

 

Scène VIII

 

HENRI, FRANCINE

 

Henri et Francine se regardent quelques instants, en silence.

FRANCINE, en souriant.

Je savais que la cuisinière était allée vous chercher... Je suis entrée soi-disant pour embrasser papa...

HENRI.

Vous avez toujours de bonnes idées ! D’ailleurs...

Un silence.

vous avez toutes les qualités... Je suis bête, vous savez, je vous répète tout le temps la même chose... Quand je vous vois, j’ai des tas de choses à vous dire, eh bien ! elles ne sortent pas... C’est vraiment difficile à dire aux gens qu’on les aime... quand on les aime vraiment...

FRANCINE.

Eh bien, ce que vous me dites prouve que vous l’avez déjà dit à des gens...

HENRI.

Oui, mais cela prouve aussi que je ne le pensais pas... Je disais : « Je vous aime ! » comme j’aurais dit : « Bonjour ! »... Je savais qu’il fallait dire cela aux femmes... alors, je le leur disais et je pensais à part moi : « Oh ! bien, cette chose épatante, dont on m’a tant parlé, l’amour, eh bien ! ce n’est que ça vraiment ? » Depuis que je vous connais, je suis un autre individu... Toutes sortes de mots qui n’étaient que des mots, eh bien, maintenant, les voilà qui signifient quelque chose... Je ne savais pas respecter une femme parce que je ne savais pas ce que c’était que de l’aimer... Quel changement !... Ma vie ne se ressemble plus... J’avais de l’aplomb, n’est-ce pas ? je faisais le malin... J’allais au bar et je fumais de gros cigares... Je buvais, je criais, quand j’avais un peu bu !... Maintenant, je ne pense plus du tout à faire le malin... Et pourtant il me semble que je suis un personnage plus important que celui que j’étais il y a deux mois... J’ai un mépris pour ce que j’ai été... vous n’en avez aucune idée ! Je ne comprends pas comment j’ai pu vivre une existence pareille... Je ne dis pas que maintenant je suis plus tranquille... Ah ! fichtre non ! je ne suis pas plus tranquille !... Je suis beaucoup plus tourmenté. Je le suis constamment... Quand je vous quitte, je crois toujours avoir fait quelque chose qui vous a déplu... Je voudrais vous revoir à l’instant même pour m’expliquer, pour m’excuser... et puis j’ai des impatiences terribles parce que je ne peux pas vous voir tout de suite ! Pensez ce qu’on se voit peu de temps ! Encore heureux qu’on se rencontre chez votre petite amie Louise, qui a été bien gentille pour nous...

FRANCINE.

Qu’est-ce que papa peut bien vous vouloir ?

HENRI.

Je ne sais pas, vous savez ! Je ne suis pas tranquille.

FRANCINE.

Mais vous m’avez dit hier que vous étiez très disposé à lui parler de quelque chose...

HENRI, timidement.

Pas encore aujourd’hui.

FRANCINE.

Vous avez peur ?

HENRI, brave.

Oh ! non !...

Après réflexion.

Si, j’ai peur !

FRANCINE.

Il ne faut pas avoir peur comme ça...

HENRI.

Oh ! votre père, il me méprise tellement que jamais je n’oserai lui parler d’une chose pareille...

FRANCINE.

Ce n’est pourtant pas moi qui pourrai...

HENRI.

Écoutez... je ne veux pas me dire que je lui parlerai aujourd’hui, n’est-ce pas, parce que, si j’y vais avec cette idée-là, j’aurai tellement peur que je suis capable de filer tout de suite... J’aime mieux me dire : « Eh bien, tu n’en parleras pas, tu n’en parleras que si l’occasion s’en présente. »

FRANCINE.

Tâchez tout de même d’en parler !...

HENRI.

Je pourrai peut-être poser quelques jalons... Oh ! le voilà qui vient !... Je crois que je n’oserai pas.

FRANCINE.

Je m’en vais.

HENRI.

Vous avez de la veine !

Francine sort. Codomat rentre peu après.

 

 

Scène IX

 

HENRI, CODOMAT

 

CODOMAT.

Ah ! vous voilà !

HENRI.

Oui, monsieur Codomat.

CODOMAT.

J’ai à vous parler sérieusement... Vous allez peut-être dire que je me mêle de ce qui ne me regarde pas.

HENRI.

Oh ! monsieur Codomat !... Vous savez quel respect j’ai pour vous... Combien je suis honoré que vous veuillez bien vous occuper de moi...

CODOMAT.

Vous avez des qualités, certainement... Vous avez de la déférence... Mais qu’est-ce qu’on me dit ? Que vous avez perdu de grosses sommes ? Combien avez-vous perdu ?

HENRI.

Quarante mille francs.

CODOMAT, atterré.

Mais c’est insensé, monsieur, ce que vous avez fait là !... C’est plus que fou ! c’est criminel !... Vous ne savez pas ce que c’était que l’argent que vous avez perdu ! Vous ne vous êtes pas dit un instant que cette fortune que vous avez, votre père et votre grand-père se sont usés pour la constituer... et leur travail de... je ne sais combien de temps, vous le dilapidez au jeu, dans une nuit... Quarante mille francs, c’est colossal !... c’est colossal ! Quand je pense à l’usage que vous auriez pu faire de ces quarante mille francs ! Et puis, ce n’est pas fini...

HENRI.

Mais si, monsieur, c’est fini... Je vous jure !...

CODOMAT.

Vous me faites peur... vous me faites peur !... Vous êtes sur une pente effroyable !... Mais au nom du ciel ! qu’est-ce qu’il faut que je vous dise pour que vous ne jouiez plus ?

Désespéré.

J’aurai beau vous dire n’importe quoi, vous êtes perdu !...

HENRI.

Je suis ému de voir que vous êtes si bon pour moi... Oh ! j’en suis si peu digne ! Mais vous savez, une scène comme ça, ça laisse des traces... Moi je vous jure que je ne jouerai plus, et je suis sûr que ce sera pour vous que je tiendrai mon serment...

Après un moment de réflexion.

Seulement, n’est-ce pas, ce qu’il me faudrait, ce serait le moyen sûr, le moyen décisif de me soustraire à la tentation du jeu... Je suis certain de ne plus jouer... Il y aurait un moyen de me boucler... Ce serait de changer ma vie. Alors, ça, n’est-ce pas, c’est autre chose... c’est un conseil que je vous demande... un conseil tout à fait intime... Est-ce que vous croyez que je pourrais me marier ?...

CODOMAT, sursautant.

Vous êtes fou ! Vous êtes fou !... Vous marier !... Eh bien, voici encore une autre idée par exemple !...

Il marche dans la chambre avec agitation.

HENRI.

Ce serait pourtant le bon moyen de ne pas aller au cercle...

CODOMAT, s’approche d’Henri, le regarde dans les yeux, avec rudesse.

Quel âge avez-vous ?

HENRI.

Je vais avoir vingt-deux ans...

CODOMAT.

Alors, n’est-ce pas, il n’y a plus à raisonner... c’est de la pure démence... C’est... permettez-moi de vous le dire... de l’enfantillage !... Vous avez vingt et un ans... mettons vingt-deux ans... c’est la même chose ! Vous ne connaissez rien de la vie, et vous voulez entrer en ménage ? Vous voulez constituer un ménage... une famille !... Est-ce que vous savez seulement ce que veulent dire ces mots : un ménage ? Est-ce que vous avez déjà réfléchi aux responsabilités qu’entraîne un ménage ?... Vous n’avez pas le temps d’y avoir réfléchi... Mais, monsieur, je vous le demande, quel sera le père de famille assez dénaturé pour vous donner sa fille ?...

Changeant de ton.

Je suis un peu votre ami, n’est-ce pas ?

HENRI.

Mon grand ami...

CODOMAT.

Eh bien, supposez qu’un père de famille vienne ici, et qu’il me demande des renseignements sur vous, à moi, qui suis votre ami... mais qu’est-ce que je pourrai lui répondre ?... Est-ce que mon devoir ne sera pas de lui dire qu’il ferait une folie en vous donnant sa fille en mariage ? Oh ! je vous en prie, faites-moi le plaisir de ne plus me parler de ces idées saugrenues !... Quand je pense, là ! que c’est pour une pareille toquade, n’est-ce pas, pour une lubie qui vous passe dans la tête, que vous envisagez froidement la possibilité d’abandonner... cette pauvre femme... qui est une femme

Attendri.

tout à fait gentille et qui n’a que vous pour appui...

HENRI.

Oh ! monsieur ! Je lui aurais laissé un dédommagement... J’aurais bien fait les choses...

CODOMAT.

Aucun dédommagement n’est assez grandi Non, écoutez ! Ne parlez plus de ça... ce n’est pas possible... ce n’est pas possible... Monsieur Lafauvette, j’ai de l’estime pour vous...

HENRI.

Oh ! monsieur Codomat !... Vous n’avez aucune estime pour moi...

CODOMAT, avec autorité.

J’en ai, vous dis-je ! Et c’est pour cela que je ne crois pas, entendez-vous ? que je ne veux pas croire à vos projets.

HENRI.

Monsieur Codomat, vous me faites de la peine en ayant de moi une si mauvaise opinion... et en pensant que je ne suis pas digne de me marier.

CODOMAT.

Mais si, vous en êtes digne, mais plus tard, bien plus tard... maintenant vous êtes d’une jeunesse qui rend les choses radicalement impossibles...

HENRI.

Au revoir, monsieur Codomat !

CODOMAT.

Promettez-moi, en tout cas, de ne rien faire sans me consulter...

HENRI, sourit douloureusement.

Je ne pourrais rien faire sans vous consulter... Au revoir, monsieur Codomat !

Il sort.

CODOMAT.

Il est fou !...

Il marche avec agitation.

Il est fou ! Oh ! c’est embêtant ! c’est embêtant qu’il ait ces idées dans la tête !

Francine entrant du fond.

 

 

Scène X

 

CODOMAT, FRANCINE

 

FRANCINE, refoulant ses larmes.

Papa !

CODOMAT.

Qu’est-ce qu’il a fait papa ?

FRANCINE.

Mais tu ne vois donc pas que je l’aime ?

CODOMAT.

Qui ça ?

FRANCINE.

Monsieur Lafauvette.

CODOMAT.

Monsieur Lafauvette !

FRANCINE.

Et tu viens de lui refuser ma main... Il me l’a dit dans l’antichambre...

CODOMAT.

Je lui ai refusé ta main ?... C’était avec toi qu’il voulait se marier ?

FRANCINE.

C’était avec moi.

CODOMAT, stupéfait.

C’était avec toi ?... Eh bien, si je m’attendais à cela !... Où est ta mère ?...

Appelant.

Jeanne ! Jeanne !

 

 

Scène XI

 

CODOMAT, FRANCINE, MADAME CODOMAT

 

MADAME CODOMAT.

Qu’est-ce qu’il y a ?

CODOMAT.

Qu’est-ce que tu penses de ça ?... Il nous en arrive une extraordinaire... Henri Lafauvette qui veut épouser notre fille...

MADAME CODOMAT.

Qu’est-ce que tu en penses, toi ?

CODOMAT.

Qu’est-ce que tu veux que j’en pense ?... C’est un mur qui me tombe sur la tête... Qu’est-ce que tu veux que j’en pense ?... Quand ces choses-là arrivent, comment veux-tu consulter sa raison ?... Et cette petite qui pleure !... En voyant pleurer cette petite, comment avoir des idées raisonnables en tête ?...

À Francine.

Tu l’aimes sérieusement, ma fille ?

FRANCINE.

Oh ! oui, papa !

CODOMAT, à sa femme.

Nous avons été d’une imprudence, ma pauvre amie !... On n’accueille pas un jeune homme aussi légèrement dans une maison où il y a une jeune fille... Nous avons été imprudents... Nous avons été très coupables... Cette pauvre petite !... Tout de même, franchement, ce n’est pas elle qui doit porter le poids de notre imprudence... Moi, je ne peux pas voir pleurer cette petite-là... Qu’est-ce que tu veux ?... Je ne peux pas la voir pleurer... Je ferais toutes les folies, toutes les bêtises !...

Sanglotant.

Je ne peux pas la voir pleurer... Tant pis !

À Francine.

Tant pis ! Tu l’épouseras, mon enfant !...

FRANCINE.

Oh ! papa ! Qu’est-ce que tu dis ? Je l’épouserai ?... Tu veux que je le fasse prévenir tout de suite ?

CODOMAT, très agité.

Oui ! oui ! Fais-le prévenir tout de suite... Il doit être chez madame... chez madame... enfin, oui ! au deuxième... Qu’il vienne me parler tout de suite, que j’éclaircisse un peu tout ça... Oh ! quel malentendu !...

 

 

ACTE III

 

Même décor qu’à l’acte précédent.

 

 

Scène première

 

FRANCINE, HENRI

 

FRANCINE, à Henri, qui rentre.

J’avais cru que vous n’arriveriez pas... La cuisinière ne vous a pas trouvé en bas...

HENRI.

Elle m’a heureusement trouvé chez moi. Si vous saviez l’impression que m’a faite votre petit mot !... Mais vous vous en doutez, n’est-ce pas ?... « Papa veut bien !... » Je suis resté sans pouvoir bouger pendant quelques instants... Oh ! qu’une émotion pareille est délicieuse !... Si l’on m’avait dit, il y a deux mois, que je pourrais devenir aussi sensible ! J’ai passé chez mon notaire ; il demeure dans ma maison. J’avais deux mots à lui dire... au sujet de certaines dispositions... Alors, il faut que je parle à votre papa ?... Il m’a fait si peur, tout à l’heure !... Vous êtes sûre qu’il veut bien ?...

FRANCINE, riant.

Mais oui ! Est-il drôle !

HENRI.

Ah ! c’est que je ne serai jamais rassuré avec lui ! Vous n’avez pas peur de lui, vous ?

FRANCINE.

Mais non. Je l’aime, j’ai beaucoup de respect pour lui, mais je n’ai pas peur... Il est très bon, vous savez...

HENRI.

Oh ! oui, il est bon !

FRANCINE.

Seulement, il est juste... Il n’y a pas à dire, il est juste...

HENRI.

Il m’apparaît à moi comme un personnage... extraordinaire... surhumain...

FRANCINE, riant.

C’est vrai ?...

HENRI.

Une fois déjà je suis venu déjeuner chez vous... et j’avais été ému toute la matinée à l’idée que j’allais le voir manger... Je ne pouvais pas m’imaginer qu’il mangeait !... Comment avez-vous pu faire pour le tutoyer ?... Il est vrai que vous avez commencé toute petite, sans vous en rendre compte.

FRANCINE, prêtant l’oreille.

Le voici.

HENRI, avec effroi.

Oh ! le voici ! Ne me laissez pas !

FRANCINE.

Mais si, il faut que je vous laisse... Je m’en vais... Il m’a dit qu’il voulait vous parler seul à seul...

Elle sort. Henri reste un instant, debout près d’une table. Il paraît agité. Entre Codomat.

 

 

Scène II

 

HENRI, CODOMAT

 

CODOMAT, entre, regarde Henri en souriant et en hochant la tête.

Alors quoi ?... Ce sera toujours la même histoire !... Les pauvres vieux barbons de parents commenceront par dire : « Non !... » et la victoire, à la fin du compte, restera à ces canailles d’enfants et... à l’amour !... Vous la connaissez, notre faiblesse, vous la connaissez !

HENRI, très ému.

Monsieur Codomat, vous me voyez tout interdit... Après ce que vous m’avez dit tout à l’heure... Vous me disiez que si un père de famille était assez dénaturé pour vouloir me donner sa fille... vous l’en dissuaderiez violemment...

CODOMAT.

Et j’avais raison... J’aurais peut-être eu ce courage s’il s’était agi d’un autre, mais quand il est question de mon enfant, je n’ai plus d’énergie... Je suis faible, mon petit Henri !... Je fais une folie à laquelle je ne veux pas songer... Je ne sais pas encore si le destin m’en punira...

HENRI.

Non ! monsieur Codomat, il ne vous en punira pas... Vous pouvez bien avoir en moi un petit peu de confiance !

CODOMAT.

J’en ai, mon ami... Et puis je me dis que le papa Codomat aura aussi un petit peu d’ascendant sur son gendre ?

HENRI.

Je serai votre enfant ! Monsieur Codomat, je serai votre enfant !...

Codomat lui prend les mains. On frappe.

CODOMAT.

Entrez !

LA CUISINIÈRE, entre.

Monsieur, c’est la dame du second.

HENRI, bas.

Clothilde !

CODOMAT.

Oui !

HENRI.

Oh ! je ne vais pas oser lui dire...

CODOMAT, digne.

Je vais lui parler.

HENRI.

Vous voulez bien, monsieur Codomat ?

CODOMAT.

Oui !

HENRI.

J’ai justement une course à faire... une surprise... Quelque chose dont vous serez content.

CODOMAT.

Quelque cadeau pour votre fiancée ? Pas de folies, vous savez !

HENRI.

Non ! non, pas ça... Vous serez content, mais je ne veux rien dire... C’est une surprise... Je passe par là.

Il sort à gauche.

CODOMAT, préoccupé.

Qu’est-ce qu’il veut avec sa surprise ?...

Entre Clothilde.

 

 

Scène III

 

CODOMAT, CLOTHILDE

 

CODOMAT.

Viens, mon enfant ! J’ai des choses à te dire, pas agréables... Il nous arrive une tuile... c’était complètement imprévu ! Et d’ailleurs, c’était fatal... C’est de ma faute... Je m’en veux. Mais j’aurai beau le répéter, ce n’est pas ça qui changera les choses... J’ai laissé venir ici ce petit Lafauvette, et vraiment je ne pouvais pas me douter tout de même qu’il tomberait si vite amoureux de ma fille... Oui, de ma fille, tu as bien entendu !... Et, alors, elle m’a dit que de son côté... Bref ! Il m’a demandé sa main... Il y a eu des pleurs... moi, je suis désarmé contre les larmes.

CLOTHILDE, étonnée.

Qu’est-ce que tu me racontes là ?

CODOMAT.

Ça ne te fait pas plus de peine ?

CLOTHILDE.

Évidemment c’est un grand changement dans ma vie. C’est une perte pour moi, ça va changer ma situation ; mais qu’est-ce que tu veux, Gabriel, je suis contente que ta fille fasse un beau mariage... Un jour ou l’autre, Henri devait se marier. Eh bien, j’aime encore mieux que ça tombe sur ta fille que sur une autre... C’est la question de le quitter, oui, mais tu sais, Gabriel, que ça n’est pas très important pour moi. Il s’en va, mais toi, tu me restes...

CODOMAT, la regardant.

Ah ! ma pauvre petite, tu as un manque de sens moral vraiment stupéfiant ! Enfin, tu me proposes de rester avec toi, avec toi qui, aux yeux du monde, es l’ancienne maîtresse de mon gendre...

CLOTHILDE.

Mais qu’est-ce que tu dis là, Gabriel ? Qu’est-ce que tu dis là ? Alors, je ne te verrai plus ?

CODOMAT.

Comme tu vas ! Comme tu vas ! Tu pousses toujours les choses à l’extrême... Oh ! tu es peu raisonnable, ma petite Clothilde ! Mais si, mon enfant, nous nous verrons ! Comment peux-tu dire ça ?... Tu sais l’affection profonde que j’ai pour toi... je te verrai le plus souvent que je pourrai... Oui, seulement, dame ! ce sera dangereux... il faudra que nous prenions des précautions, n’est-ce pas... Tu ne peux plus rester dans la maison. Le mieux serait, pour tout le monde, que tu t’en ailles dans la campagne aux environs de Paris...

CLOTHILDE.

Mais alors tu ne viendras pas me voir tous les jours ?...

CODOMAT.

Pas tous les jours ! Pas tous les jours !... Mais je viendrai te voir le plus souvent que je pourrai... Tu vas réunir tes petites économies, je vais te rendre le plus tôt possible l’intégralité de ce que j’ai de toi... Tu comprendras que je ne peux plus rester en compte avec l’ancienne maîtresse de mon gendre...

CLOTHILDE, après un silence.

Tu sais, j’étais venue t’apporter les trois mille francs que tu me demandais tout à l’heure... Henri a pu les avoir tout de même ; il me les a envoyés...

Elle lui tend une enveloppe.

CODOMAT.

Non ! non !... Je me suis arrangé, je n’en ai plus besoin... Tu les rendras à Henri.

CLOTHILDE, doucement.

Qu’est-ce que tu dis ? Les rendre à Henri ! Ah ! non, petit, voyons, puisque j’ai eu la peine de les lui demander, je vais les garder...

CODOMAT, ennuyé.

Oui, tu feras ce que tu voudras, enfin !

À part.

Quel drôle de sens moral !

Haut.

Fais ce que tu voudras... Mais occupons-nous de ce que tu vas devenir. Je suis sûr qu’Henri fera quelque chose pour toi... C’est un garçon qui a bon cœur ; mais enfin, ce n’est pas là-dessus qu’il faut compter... Eh bien, l’idéal, vois-tu, ce serait de trouver pour toi une occupation. Mon souhait ardent est que tu te crées dans une grande ville de province une existence indépendante et libre... Ce serait un grand bonheur pour moi que de sentir que tu te régénères... Tu sais très bien que c’est une des choses qui m’ont attiré vers toi... Il y a en toi une grande honnêteté foncière... Eh bien, aujourd’hui, avec le sacrifice que la destinée t’impose, nous voilà sur le chemin de la véritable régénération... Quand on a ces idées-là, c’est comme le secret du bonheur... Plus on rencontre de difficultés dans la vie, plus on a en soi de fierté et de contentement de soi-même...

CLOTHILDE.

Et puis, tu viendras me voir souvent...

CODOMAT.

Mais oui ! mais oui ! Le plus souvent possible !

CLOTHILDE.

Parce que, tu sais, tu as raison dans ce que tu dis, je me...

Avec un effort de prononciation.

je me régénérerai, n’est-ce pas ?... Je me purifierai... Tu vois que je comprends bien... hein ?... Et puis alors, ce qui m’aidera à me purifier, à me...

Même jeu.

régénérer, c’est de penser que je vais t’avoir souvent dans mes bras pour me récompenser !

Codomat fait un petit geste d’agacement et de découragement.

Parce que, quand tu me parles sagement, oh ! tu m’apparais comme un être admirable, et j’ai une envie folle de t’embrasser !... Elle s’approche de lui.

CODOMAT.

Attention ! Je crois qu’on vient !

On frappe à la porte.

Entrez !

LA CUISINIÈRE.

C’est monsieur Lafauvette...

CODOMAT.

Oui, je sais...

À Clothilde.

Je vais te laisser quelques instants avec lui...

Il sort par la porte de gauche. Henri entre par le fond.

 

 

Scène IV

 

HENRI, CLOTHILDE

 

HENRI.

Tiens ! Bonjour !... monsieur Codomat n’est pas là ?

CLOTHILDE.

Il est à côté.

HENRI, s’arrêtant un peu saisi.

Eh bien ?...

CLOTHILDE.

Eh bien, il m’a dit...

HENRI.

Ah ! il t’a dit ?

CLOTHILDE.

Oui, il m’a dit... En somme, c’est bien... c’est bien !... Je regrette que nous nous quittions, mais enfin, c’est bien...

HENRI.

Et sais-tu ce que je viens d’aller faire ? Je viens de chez mon notaire... et j’ai signé en ta faveur une donation de dix mille francs de rente...

CLOTHILDE, avec élan.

Oh ! tu es gentil !

HENRI.

Ne me remercie pas... Remercie surtout monsieur Codomat... à qui j’ai voulu faire cette surprise... Il était tellement gentil pour toi, depuis que je le connais, et ça lui faisait tant de plaisir que je me conduise bien avec toi... alors, j’ai cherché ce qui pouvait lui être agréable... afin qu’il ait une bonne opinion de moi... On va lui annoncer ça, dis ? Tu vas le lui dire devant moi !

Il frappe à la porte de monsieur Codomat, qui entre.

 

 

Scène V

 

HENRI, CODOMAT, CLOTHILDE

 

Monsieur Codomat regarde Clothilde.

CLOTHILDE.

Monsieur Codomat, si vous saviez ce qu’Henri vient de faire pour moi...

CODOMAT.

Quoi ? Qu’a-t-il fait ?

CLOTHILDE.

Il vient de chez son notaire, et il m’a donné... devinez !

CODOMAT, impatienté.

Je ne sais pas deviner... Dites ! dites !

CLOTHILDE.

Dix mille francs de rente.

CODOMAT.

De rente ?

CLOTHILDE.

De rente... Croyez-vous qu’il est gentil !

CODOMAT.

Oui, oui ! Il est très gentil.

Silence.

HENRI.

C’est une surprise que je voulais vous faire.

CODOMAT.

Oui, c’est une surprise...

HENRI, un peu inquiet.

Vous êtes content de moi, monsieur Codomat ?

CODOMAT.

Oh ! très content ! Je suis très content !

Gravement.

Mais pas pour le principe... Il ne faut jamais rien faire en dehors de moi... Ce n’est pas cet acte de libéralité... qui m’oblige à vous dire ça ?... c’est le fait de ne pas m’avoir consulté... vous, si jeune, pour un acte de cette importance !

HENRI.

Mais ça n’aurait plus été une surprise !

CODOMAT.

Évidemment, ça n’aurait plus été une surprise, mais le petit ennui que vous ne m’ayez pas consulté... me gâte le plaisir de la surprise.

À Clothilde.

Eh bien, c’est très bien, madame. Vous voilà tranquille !

CLOTHILDE.

Je suis tout de même plus contente comme ça !

Silence.

Mais je vais vous laisser, messieurs.

CODOMAT.

Au revoir, madame !

CLOTHILDE.

Au revoir, monsieur ! J’espère vous voir bientôt.

CODOMAT.

Oui, oui...

CLOTHILDE, à demi-voix, à Codomat, ingénument.

Tout de même, ma régénération sera plus facile !

À Henri.

Au revoir !

HENRI.

Je vais vous accompagner.

Il sort avec elle.

CODOMAT, allant à la porte de gauche.

Jeanne ! Jeanne !

À sa femme qui entre.

Jeanne, arrive ici !

 

 

Scène VI

 

CODOMAT, MADAME CODOMAT, puis FRANCINE et HENRI

 

MADAME CODOMAT.

Eh bien, c’est fait, la rupture ?

CODOMAT.

Quelle rupture ?

MADAME CODOMAT.

La rupture d’Henri et de...

CODOMAT.

La rupture d’Henri... Oui, oui, c’est facile de rompre dans ces conditions-là.

Se plaçant devant sa femme.

Il lui a donné dix mille francs de rente.

MADAME CODOMAT.

Il est fou !

CODOMAT.

C’est un petit idiot ! C’est terrible de marier sa fille à un idiot pareil ! Mais je vais avoir l’œil sur lui !

FRANCINE, entrant.

Où est Henri ?

CODOMAT.

Il vient. Le voici.

FRANCINE, à Henri.

Vous êtes heureux ?

HENRI.

Et vous ?

FRANCINE.

Oh ! oui... Je vous aime !

MADAME CODOMAT.

Qu’est-ce qu’ils disent ?

CODOMAT, bourru.

Qu’ils sont heureux.

Regardant Henri.

Ces natures généreuses ont vraiment de la chance... Moi, c’est un acte de folie dont je ne me consolerai jamais !

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