Monsieur Charles (Charles DUPEUTY - Ferdinand LALOUE - Jean-Toussaint MERLE) ou une matinée à Bagatelle

Sous-titre : une matinée à Bagatelle

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 4 novembre 1825.

 

Personnages

 

MONSIEUR DE SAINT-YVES, chevalier de Saint-Louis

BELLE-POINTE, garde française

BLONDIN, coureur de Monseigneur le comte d’Artois

ZURICH, garde-suisse, et concierge de Bagatelle

MADAME ZURICH, sa femme

MARIE, sa fille

UN MÉNÉTRIER

PAYSANS

PAYSANNES

MUSICIENS des gardes-suisses

 

La scène se passe dans le bois de Boulogne, devant le château de Bagatelle.

 

Le théâtre représente l’entrée de Bagatelle, à droite le logement du concierge, à gauche des arbres. Dans le fond, la grille du château, à travers laquelle on voit les plantations du parc : à gauche, sur un plan éloigné, on aperçoit un angle de pavillon ; à la porte du concierge une table et des chaises.

 

 

Scène première

 

BLONDIN, MADAME ZURICH

 

BLONDIN

Allons, allons, madame Zurich, vite du vin. À votre santé ! c’est le coup de l’étrier, je l’avale et en route, vous ne me reverrez à Bagatelle que pour dîner.

MADAME ZURICH.

Vous voilà en course de bon matin.

BLONDIN.

Premier coureur du prince, on s’endort pas dans mon état : c’est demain la fête de Monseigneur, et les commissions ne me manquent pas. Je vais d’ici à Mousseaux, chez le premier gentilhomme de M. le duc d’Orléans, de la à Vincennes porter une lettre au gouverneur ; en passant je laisse un petit billet à Pantin... Je reviens au Luxembourg souhaiter la fête à mon oncle le concierge qui s’appelle Charles aussi. Je ne ais qu’un saut de là à Meudon, pour savoir des nouvelles de M. le Dauphin ; j’arrive à Versailles, oui je suis attendu à déjeuner chez le premier valet de chambre de Madame Royale ; je cours tout de suite après à Trianon remettre ce rôle à la première dame d’honneur de la reine, pour une pièce qu’on joue dimanche dans les petits, appartements ; je file aussitôt à Courbevoie commander pour ce soir la musique des gardes-suisses, et je reviens à l’instant auprès de vous et de votre fille, plus amoureux que jamais, me délasser des fatigues de la matinée.

MADAME ZURICH.

Qu’il est aimable ! Savez-vous, M. Blondin, que vous faites beaucoup de chemin en peu de temps ?

BLONDIN.

Je suis obligé par état d’aller vite. Je ne perds pas plus de temps en route qu’en amour. Trop heureux, madame Zurich, si le cœur de votre fille pouvait galoper en ma faveur aussi vite que mes jambes.

MADAME ZURICH.

Est-il gentil, est-il gentil ! Quel dommage que mon mari ne veuille pas de vous pour sa fille, je serais si contente de vous avoir pour gendre !

BLONDIN.

Laissez-moi faire : puisque je vous ai dans mes intérêts, j’aurai avant peu votre mari dans ma manche. Je vais d’abord tâcher de me débarrasser de ce Belle-Pointe, cette espèce d’amoureux de guérite qui se trouve toujours sur mon chemin.

MADAME ZURICH.

Vous aurez de la peine, ce garde-française est le benjamin de mon mari. Il dit que c’est le plus beau soldat du régiment des gardes.

BLONDIN.

Oui, il est toujours luisant comme une poupée de porcelaine. Qu’il se tienne bien, car, pas plus tard qu’aujourd’hui, je vais vous le mettre au pas sans tambour. Mais silence, motus, voici votre mari, changeons de conversation.

On entend dans la coulisse fredonner un air allemand.

MADAME ZURICH.

Ah ! mon Dieu, s’il nous voit ensemble, ça va être encore des propos.

BLONDIN.

Laissez donc, je suis de la maison tout aussi bien que lui, il n’a rien à me dire, je suis de service aujourd’hui à Bagatelle.

Madame Zurich rentre, et Blondin sort par le parc.

 

 

Scène II

 

ZURICH, en uniforme de garde-suisse

 

Il entre en chantant un air allemand.

Là, me voilà arrivé. J’avre fini ma service pour la semaine, ma femme il aura rien à me dire. Je pouvais boire à mon aise sans craindre la salle de police. Allons, en avant mon première bouteille. Matame Zurich ! matame Zurich ! voyez si elle répondra... Si toutes les bratiques ils sont servies avec autant d’exactitude, mon maison il brendra un cholie tournure. Matame Zurich !

 

 

Scène III

 

ZURICH, MADAME ZURICH

 

MADAME ZURICH, répondant de la maison.

Voilà, voilà ;

Entrant.

comment, c’est déjà toi ?... Je croyais que tu étais de service pour huit jours à Versailles.

ZURICH.

Ce être vrai, mais le roi et la reine ils sont allés passer huit jours à la Muette, il ne reste pas grand monde à Versailles, ce qui fait que le service il être moins fort, et que je suis venu me reposer auprès de mon petit femme à Bagatelle.

MADAME ZURICH.

Comment, la cour est au château de la Muette, à deux pas d’ici ?

ZURICH.

Oui ; et comme ça pourra nous amener beaucoup de monde ici, ché suis venu pien vite, pien vite pour faire de la joucroute.

MADAME ZURICH, avec humeur.

Faire de la choucroute !

ZURICH, la main au chapeau.

Et embrasser mon petit femme... Voulez-vous pien permettre, inatame Zurich ?...

MADAME ZURICH.

Allons, dépêche-toi.

Il l’embrasse.

ZURICH.

Maintenant que voilà une affaire terminée, bensons à la cuisine.

MADAME ZURICH.

Sais-tu, mon homme, que tu as là un drôle d’état ?... le matin, tu montes la garde...

ZURICH.

Et le soir je fiens la descendre au brès de vous, mon femme... et m’occuper de mon établissement de concierge restaurateur.

Air : de Préville.

Oui tour à tour, cuisinier, militaire,
Par mes exploits j’ai su me faire un nom.
Car je ne crains pas plus, ma p’tite mère,
L’feu de la cuisine que celui du canon.
(bis.)
Dans chaque emploi remplissant bien mon rôle,
Je fais sauter avec la même ardeur
(bis.)
Et les poulets dans la casserole, (bis.)
Et les enn’mis au champ d’honneur.

Et mon fille Marie, pourquoi ne vient-elle pas embrasser sa baba ?

MADAME ZURICH.

Ah ! elle a ben autre chose à faire, elle est allée au marché à Neuilly.

ZURICH.

Ah ! je comprends, elle est allée chercher des provisions. Ah ! à propos, et notre vieux gentilhomme, M. de Saint Yves, est-il venu ce matin pour sa déjeuner. Ce être une de nos bratiques.

MADAME ZURICH.

Ah ! si nous n’avions que lui, nous n’aurions pas besoin de tant de préparatifs... Mais n’avons-nous pas à traiter aujourd’hui toute la suite des grands personnages qui viendront chez le prince. Des cochers, des heiduques, des postillons, des laquais, v’là des pratiques, à la bonne heure... Au lieu que vot’ chevalier de Saint-Louis... À sa tournure je ne le crois pas très calé, il est toujours sur la route de Versailles... Je crois que c’est un solliciteur... Il ne fait jamais qu’un repas... Encore assez maigre...

ZURICH.

Paix, matame Zurich, chacun il mange selon ses moyens, et il boit selon son soif. Il paie bien ce qu’il prend, le reste ne nous regarde pas. Ne dites pas de mal de M. la chevalier, il n’est pas riche ; mais ce être un bien prave homme, toujours gai et moi je aimai le gaîté...

Air : Et lon lan la landerirette.

À s’battre, à conter fleurette
Il passa ses jeunes ans ;
Vieux, en chantant, il regrette
La perte de son printemps ;
Et lon lan la landerirette
C’est un homme du bon vieux temps.

Sans mépriser la piquette,
Je l’ai vu de temps en temps
Pour son roi les jours de fête,
Boire avec les paysans.
Et lon lan la,
etc.

Quand il se met en goguette
Il s’moq’ des rich’s, et des grands ;
Et rit de la girouette
Qu’il voit tourner à tous vents.
Et lon lan la,
etc.

MADAME ZURICH.

Oh ! moi, j’aime mieux un homme de ce temps-ci qui fait de la dépense chez moi, qu’un homme du vieux temps qui ne me fait rien gagner.

ZURICH.

Ce être bien, matame Zurich... mais voilà assez... dites moi, madame Zurich, avez-vous vu M. Belle-Pointe ?

MADAME ZURICH.

Non, Dieu merci !

ZURICH.

C’est qu’il doit venir aujourd’hui pour rendre son visite à moi et à mon fille.

MADAME ZURICH.

Ah ! qu’il y vienne, je le recevrai bien, par exemple... Quelle idée ! vouloir donner sa fille à un gros butor de soldat qui marche comme une mécanique, qui n’avance jamais un pied plus que l’autre... et puis qui n’a rien... Parlez-moi de M. Blondin qui la recherche aussi ; il est jeune, il est gentil, celui-là... au moins... et puis coureur de Monseigneur, c’est quelque chose çà ; un coureur... ça doit faire son chemin.

ZURICH.

Madame Zurich ! Tarteiffe, madame Zurich, de la discipline... Quand votre chef de file il commandera, fous obéirez.

MADAME ZURICH.

Bah ! bah ! Dans le régiment des femmes, on ne connaît pas cette consigne-là.

 

 

Scène IV

 

ZURICH, MADAME ZURICH, BELLE-POINTE

 

BELLE-POINTE, en entrant.

Air : Me voilà.

Je suis garde-française
Du roi,
L’enn’mi n’est pas à l’aise
D’vant moi.
Près d’un bouchon,
Près d’un tendron,
V’là le refrain du bataillon :
Allez donc.
Faut-il faire un’ campagne
Me v’là,
Près d’une gentil compagne,
J’suis là.
Jusqu’à c’qu’un boulet de canon
Vienn’ me dir’ : chez l’papa Caron
Allez donc.

ZURICH, à sa femme.

Eh bien ! matame Zurich, vous ne trouvez pas que ce être un bel homme, qu’il avre une belle voix et des beaux senti mens, une belle tournure et un bon cœur ; avec ça un bon boulet de canon qui vous lui enlèvera un bras ou une jambe, qu’est-ce qu’il lui manquera ?

MADAME ZURICH.

Bah ! bah ! Tout ça ne convient pas à une jeune fille ; je vous demande un peu le beau plaisir, avoir un mari qui n’est jamais son maître. D’ailleurs je l’ai dit à M. Belle Pointe, et je le répète : ma fille n’épousera jamais un simple soldat... Si vous aviez un petit grade, je ne dis pas, puisque M. Zurich y tient, et qu’il est entêté comme un suisse.

ZURICH.

Non, je être pas entêté... Je veux ce que je veux, et je le veux toujours, voilà tout.

BELLE-POINTE.

Allons, belle ménagère, ne soyez pas si rigoureuse envers un fantassin amoureux, qui ne fera d’infidélité à votre fille que pour la gloire.

MADAME ZURICH.

La gloire !... la gloire ! ça ne sert pas à grand’chose en ménage, on ne met pas le pot-au-feu avec çà, et j’aimerais mieux vous voir un peu moins de lauriers et un peu plus d’argent.

BELLE-POINTE.

C’est vrai que je ne suis pas aussi foncé qu’on pourrait l’ambitionner ; mais voyez-vous, insensible belle-mère, dans l’état de la profession que j’exerce, on attrape plus d’hon peur que de louis d’or.

MADAME ZURICH.

Eh ! voilà pourquoi justement vous n’aurez pas ma fille.

BELLE-POINTE.

C’est dur... vu que la jeunesse n’avait pas repoussé mes affections.

ZURICH.

Matame Zurich, je n’aime pas à entendre parler d’argent... fous êtes trop intéressée... Fous oubliez que vous êtes la femme d’un franc militaire.

MADAME ZURICH.

Non, mais je me souviens que je suis celle d’un restaurateur.

ZURICH.

Ah ! vous le brendre sur ce ton là... Eh bien ! je vous déclare que Belle-Pointe il sera mon gendre.

BELLE-POINTE, à part.

Bon ! ça marche, le papa se prononce.

MADAME ZURICH.

Et moi, je vous dis qu’il n’épousera pas ma petite Marie.

BELLE-POINTE, à part.

Aye, aye... la maman s’entête... il y a du déchet.

ZURICH.

Je vous dis qu’il l’ébousera.

MADAME ZURICH.

Je vous dis qu’il ne l’épousera pas.

ZURICH.

Je être le maître peut-être bien !

MADAME ZURICH.

Oui, mais moi je suis la maîtresse.

Air : Final du Barbier.

Ensemble.

ZURICH.

Me résister, au fond du cœur j’enrage  }
On ne vit jamais vraiment,                     }
(bis.)
Un tel entêtement...                                }
Ah ! quel entêtement !
(ter.)

MADAME ZURICH.

Me résister, au fond du cour j’enrage  }
Vous me cherchez vraiment                }
(bis.)
Un’ qu’relle d’allemand.                        }
Ah quel entêtement !
(ter.)

BELLE-POINTE, à part.

Je crains ici qu’il ne cède à l’orage   }
Mais c’est heureusement                  }
(bis.)
Un’ tête d’allemand !                          }
Un’ tête d’allemand !
(ter.)

BELLE-POINTE, à part.

Quel carillon ! quel bruit dans son ménage !
Comme elle crie après son pauv’ mari
Ah ! pour m’ôter le goût du mariage,
Elle a pris là, ma foi le bon parti.

MADAME ZURICH.

J’enrage !

ZURICH.

J’enrage !

BELLE-POINTE, bas à Zurich.

Courage, courage !

Reprise de l’ensemble.

Me résister, etc. etc.

Madame Zurich rentre.

 

 

Scène V

 

ZURICH, BELLE-POINTE

 

BELLE-POINTE.

Dites donc, camarade, il paraît que la bourgeoise n’est pas portée pour le militaire ?

ZURICH.

Ya ; mais moi quand je dis une chose, c’est une chose.

BELLE-POINTE.

Il m’est revenu par la voix indirecte du tambour de la compagnie que madame Zurich laissait approximer mon objet par une espèce de gringalet, un nommé Blondin, un petit brun qu’est coureur de son état.

ZURICH.

Ya, ya, monsieur Blondin, la coureur de Monseigneur ; mais soyez tranquille, je marche pas assez vite pour avoir un gendre qui court devant les voitures.

BELLE-POINTE.

Alors, suffit : avec l’autorisation du beau-père, je lui dirai deux mots à l’oreille... et allez donc...

À part.

Flattons le beau-père...

Haut.

En attendant, la réception insociable de la bourgeoise m’a un peu barbouillé l’intérieur, et je veux remettre de l’équilibre dans mon sentiment, au moyen d’une bouteille à quinze, que vous allez me servir d’amitié.

ZURICH.

Un instant, ma ami, je peux pas servir les bratiques avec l’habit du Roi... Je bas brendre ma uniforme civil... et je reviens tout de suite avec la flacon et deux verres.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

BELLE-POINTE

 

C’est vrai tout de même ce que je lui disais Je me sens là quelque chose dans la gorge, faut que ce soit l’amour... ou bien que j’aie soif... ça se trouve bien que le père Zurich ait comme ça tout ce qui compose la catégorie de ma félicité... une jolie fille, dont la vertu est sûre, et du vin qui ne l’est pas. Avec ça, que je n’ai jamais pu chérir les laides, et que je haïs encore plus le rogomme de la machine de Marly, voilà comme j’entends l’existence d’un homme qui a de la sensualité.

Air : Du fleuve de la vie.

Choisir un caveau pour rivière,
Pour gouvernail un long foret,
Pour boussole prendre son verre,
Chercher le port au cabaret ;
Pour pilote avoir la folie
Et pour nacelle un gros tonneau,
C’est ainsi qu’on descend sans eau
Le fleuve de la vie.
(bis.)

Mais v’là mamzelle Marie qui s’avance ; il faut soigner la tenue et le dialogue.

 

 

Scène VII

 

BELLE-POINTE, MARIE, arrivant un panier au bras

 

MARIE entre en chantant, apercevant Belle-Pointe.

Ah ! mon Dieu ! C’est le beau garde-française...

BELLE-POINTE, à part.

Il paraît que la tenue fait son effet, et qu’il y a de la réciproque dans l’émotion. C’est égal, c’est au plus z’hardi à sortir des rangs.

Haut.

Mamzelle Marie !

MARIE.

Monsieur Belle-Pointe.

BELLE-POINTE, à part.

Tâchons de lui dire quelque chose d’aimable.

Haut.

Il paraît que vous venez du marché ?

MARIE.

Comme vous voyez, monsieur ; vous êtes bien honnête.

BELLE-POINTE.

Eh bien ! moi, je n’en deviens pas du marché ; et malgré ça j’ai fait un petit achat qui, j’ose le croire, ne vous désobligera pas ;

Lui présentant une bague.

voilà ce que c’est.

MARIE.

Oh ! la jolie petite bague !...

BELLE-POINTE.

Je l’aurais bien fait faire de mes cheveux, mais j’ai pensé qu’en crin ce serait la même chose... D’ailleurs, il  y aurait impossibilité ; d’après l’ordonnance, il faut que ceci soit au grand complet.

Il montre sa queue.

MARIE.

Je ne vous ai pas non plus oublié, monsieur Belle-Pointe ; tenez, voilà ce que je vous ai acheté.

Elle lui donne un ruban.

BELLE-POINTE.

Quelle sensibilité ! un ruban de queue... C’est bien là la délicatesse du sentiment !

Mesurant sur son bras.

Deux tiers.

MARIE.

Oui, monsieur Belle-Pointe, il y a l’aunage... vrai Padoue, première qualité.

BELLE-POINTE.

C’est comme mon amour, c’est solidement confectionné.

MARIE.

Monsieur Belle-Pointe, je voudrais bien que ça soit vrai ce que vous dites là... mais les militaires, on dit que c’est si changeants.

BELLE-POINTE.

Ah ! mamzelle Marie, vous faites tort à votre judiciaire ; l’infanterie légère, je ne dis pas... mais les gardes-françaises, voyez-vous, c’est des tourterelles pour l’amour, et des caniches pour la fidélité.

MARIE.

Comme ils sont galants dans ce corps-là !

BELLE-POINTE.

Dame ! je crois bien. Ce n’est pas pour de rien qu’on nous a surnommés les grenadiers de Cythère.

Air : du Beau Douanier. (France et Savoie.)

De fêter notre régiment,
Les dames sont toujours bien aises
Et nous avons de l’agrément,
Dans c’qui concern’ le sentiment.
Et si c’n’était la taill’ chez les Grades-Françaises,
L’amour, l’amour choisissant son quartier
L’amour, l’amour s’ serait fait grenadier.

MARIE.

Même air.

Grenadier plus beau que le jour
Je conçois bien qu’vot physiqu’ plaise,
Mais sous l’uniforme d’amour,
Si vous m’faisiez un mauvais tour
Joli garde-française.
(bis.)
J’mourrais d’amour, n’pouvant vous oublier,
Ou bien, ou bien... j’prendrais un autre grenadier.

 

 

Scène VIII

 

BELLE-POINTE, MARIE, ZURICH.

 

ZURICH, entrant en costume de cuisinier, avec une bouteille et deux verres.

À présent que me voilà en gostume, je puis servir... Ah ! ah ! vous voilà ensemble vous autres... Rentrez, petite fille, rentrez, votre mère il gronderait.

MARIE.

Oui, mon père, tout de suite, mais il faut que je vous embrasse.

ZURICH.

Ce être bien, tu es un bon fille ; rentre, rentre, mais sois tranquille, je protège.

Il l’embrasse.

Dis-moi, petite fille... M. la chevalier il n’être pas venu ce matin ?

MARIE.

Non, mon père, pas encore.

ZURICH.

Qu’on prépare sa déjeuner, et qu’on ait toujours bien soin de lui.

MARIE.

Ah ! n’ayez pas peur, mon père, il ne manquera de rien. Adieu, monsieur Belle-Pointe, au revoir.

BELLE-POINTE.

Serviteur, objet aimé.

Marie reprend son panier qu’elle avait déposé au commencement de la scène, et sort.

 

 

Scène IX

 

ZURICH, BELLE-POINTE

 

ZURICH, qui a versé deux verres de vin.

Camarade, ce être versé.

BELLE-POINTE.

En ce cas à votre fille, père Zurich.

ZURICH.

À la vôtre.

Ils boivent.

BELLE-POINTE.

Le liquide a de la qualité... Savez-vous que vous n’êtes pas malheureux, en sortant de votre faction, de pouvoir venir vous reposer ici dans votre petit établissement ; comment diable avez-vous été nommé concierge de Bagatelle ?

ZURICH.

Je avre été nommé, parce que j’ai pas fait semblant...

BELLE-POINTE.

Comment vous n’avez pas fait semblant ?

ZURICH.

Oui, ca étonne vous... Je vas expliquer moi. Un jour, ma seigneur, il m’avre mis en faction à Versailles, en face de la grande écurie pour attendre une personne ; et ma seigneur il m’avait dit : Zurich, mon garçon, je te connais tu être bien intelligent, tu vas rester là pour voir s’il passe une carrosse verte avec une livrée rouge ; mais surtout ne bouge pas, et je te recommande de pas faire semblant. Ya, que je lui dis, na seigneur. La voiture il avre pas passé, ma seigneur il m’avre oublié ; et je être reste deux jours sans boire ni manger à pas faire semblant. Heureusement ma capitaine il m’avre aperçu par hasard, et il m’avre de mandé : Zirich, qu’est-ce que tu fais là ? – Ma capitaine, je fais pas semblant, mais comme il y a déjà quelque temps que ça dure, je voudrais bien causer un moment avec la gantinière... Ma seigneur, il avre appris ça, et il avre beaucoup ri, et l’avre dit : on peut compter pour la discrétion sur Zurich. Alors il m’avre nommé concierge de Bagatelle, et depuis ce temps-là, je suis toujours la même chose, et je fais pas semblant de rien auprès du prince.

Air : Sans murmurer.

Quand l’malheureux qu’sa bienfaisance attire,
Près d’ monseigneur ici s’rend en pleurant ;
Et qu’en sortant après je l’vois sourire,
Quoique j’sache bien tout c’ que cela veut dire,
J’fais pas semblant.
(bis.)

Même air.

Avec le puplic j’sais aussi me conduire ;
Quand un jeun’ couple entre ici furtivement,
Et qu’en sortant j’vois la jeune homm’ sourire,
Quoique j’sach’ bien tout c’que cela veut dire,
J’fais pas semblant.
(bis.)

BELLE-POINTE.

À propos, les fausses manœuvres survenues dans mes affections m’avaient fait oublier l’ordonnance du devoir ; v’là une lettre qu’on m’a remise à l’hôtel de la guerre où j’étais de planton, elle est pour ce chevalier de Saint-Louis qui a donné son adresse chez vous.

ZURICH.

Pien, pien, je vas la lui donner sitôt qu’il viendra. C’est peut-être du pon, c’est peut-être du mauvais, on ne pouvait pas savoir.

BELLE-POINTE.

Dites donc, père Zurich, en dernière définitive sur quel pied que je dois danser à l’égard de votre fille ?

ZURICH.

Écoutez, ma ami, je vous conseille de vous faire faire sergent le plus tôt possible, parce que mon femme il être entêtée comme une mulette.

BELLE-POINTE.

C’est ça... s’faire nommer sergent... Il croit qu’on obtient comme ça de l’avancement, l’ancien ; il y a quatre ans que je posthume les galons de caporal... et il faudrait une grande protection pour cela...

ZURICH.

Je sais bien qu’en temps de guerre ça serait un ben plus facile.

Air : Vaudeville de la Visite.

Si la guerr’ se déclarait,
Au moyen d’une petit’ blessure
Vot’ nomination s’rait sûre ;
Et mon femm’ consentirait.

BELLE-POINTE.

Je veux bien dans les combats,
M’fair’ blesser pour vot’ famille,
Mais si j’perdais les deux bras
Comment prendr’ la main d’vot’ fille.

ENSEMBLE.

Si la guerre se déclarait,
Au moyen d’une petit blessure
Sa   } nomination s’rait sûre ;
Ma  }
Et ma } femme consentirait !
Et sa  }

Belle-Pointe sort, Zurich le reconduit jusques sur le bord de la coulisse opposée à celle par où entre Saint-Yves ; il est censé ne pas entendre les premiers mots de Saint-Yves.

 

 

Scène X

 

ZURICH, SAINT-YVES

 

SAINT-YVES, dans la coulisse.

Adieu, monsieur, je vous remercie, enchanté d’avoir fait votre connaissance.

En entrant et regardant dans la coulisse.

N’allez pas si vite... n’allez pas si vite... Ah ! mon Dieu, ces jeunes gens, ça mène les chevaux !... ça n’a peur de rien... Ah ! ah ! bonjour, père Zurich !

ZURICH, revenant vers Saint-Yves.

Eh ! pien... quelles nouvelles ? avre vous réussi à Versailles auchourd’hui ?

SAINT-YVES.

Ah ! ma foi, mon ami, je ne suis pas plus avancé que depuis trois mois ; vous qui voyez tout ça de près, vous savez ce que c’est... quand on arrive de sa province pour solliciter et qu’on ne connaît personne, on ne pénètre pas facilement par là, on ne rencontre que des gens qui vous disent : on ne passe pas, on ne passe pas ; ma foi, moi qui ne suis pas entêté je les laisse tranquilles, et je vais me promener.

ZURICH.

Et votre placet ?

SAINT-YVES.

Bah ! j’en ai déjà remis quatre ou cinq ; et le dernier n’a pas été plus heureux que le premier. Je suis arrivé du fond du Poitou avec une trentaine de louis dans ma bourse, une douzaine d’états de services et une vingtaine de lettres de recommandation ; et jusqu’ici il n’y a eu encore que mes louis qui m’aient servi à quelque chose.

ZURICH, riant.

Ya, ya, les louis ils servent toujours.

SAINT-YVES.

Tout ce que j’ai pu faire, c’est de me glisser dans les bureaux, et de remettre un de mes placets au premier commis du second secrétaire du ministre.

ZURICH.

En ce cas je vous plains, il y restera longtemps.

SAINT-YVES.

Fatigué de passer ma vie sur la route de Paris à Versailles, d’aller de pavillon de l’orangerie au pavillon de la chapelle, de la place d’armes au tapis vert, de l’hôtel de la guerre à la cour de marbre ; voyant que rien ne m’arrivait, et que mon argent s’en allait, je me suis dit : Saint Yves, mon ami, tu as servi pendant trente ans ton roi avec honneur, tu as trois blessures, six campagnes, la croix de Saint-Louis, je te conseille de t’en tenir là. Si on ne t’accorde pas la pension, c’est que, sans doute, il y a des braves gens qui en ont plus besoin que toi ; là-dessus je sors de la grande galerie où je faisais ces sages réflexions, pour aller philosopher autour de la pièce d’eau des Suisses.

ZURICH.

Ya, ya, ché connais, ché connais.

SAINT-YVES.

Là, j’ai rencontré un grand garçon, beau jeune homme, ma foi... L’œil vil et spirituel, la figure noble, les manières gracieuses et affables ; nous avons lié conversation, et comme il a bien vu que j’étais étranger, il m’a fait quelques questions sur le but de mon voyage : Monsieur vient sans doute pour voir les fêtes de la cour ? – Oh ! non monsieur, je ne viens pas pour m’amuser, je viens pour solliciter. Autrefois j’avais mille écus de rente, j’en ai mangé une bonne partie au service du roi, pour soutenir l’honneur de l’uniforme. Aujourd’hui je suis retiré, je suis marié ; et je voudrais bien obtenir une petite pension pour moi et une place à l’école militaire pour mon fils. Il m’a demandé la marche que j’avais prise pour réussir, je lui ai dit ce que j’avais fait, il s’est mis à rire.

ZURICH.

C’est qu’il connaissait bien le terrain peut-être.

SAINT-YVES.

Enfin en me quittant, il m’a dit qu’il se chargeait de mes affaires. Je lui ai demandé son nom, il s’appelle monsieur Charles.

ZURICH.

Monsieur Charles, ché connaître pas...

SAINT-YVES.

Il prétend qu’il a un frère qui a quelque pouvoir à la cour ; et que s’il disait un mot au ministre, mon affaire serait arrangée.

ZURICH.

Ce être possible, il y a des frères qui ont du pouvoir.

SAINT-YVES.

J’avais d’abord l’intention de rester à Versailles et de me servir de la protection qu’il m’offrait ; mais j’ai pensé que c’était quelque jeune garde du corps, et qu’une fois rentré au château, il ne penserait plus à moi. Après avoir fait quelques tours dans le parc, j’allais me diriger dans l’avenue de Paris, pour prendre, selon mon habitude, une place dans un modeste coucou, quand je m’entends appeler : M. le chevalier ! M. le chevalier... Je me retourne, et je reconnais mon jeune homme dans un Wisky fort élégant, un cheval magnifique. Eh ! bien, M. le chevalier, vous n’êtes donc pas resté à Versailles ? – Non ma foi, je retourne à Bagatelle, déjeuner chez le suisse ; Vous connaissez le père Zurich ?...

ZURICH, riant.

Comment la cheune homme il me connaît aussi ?

SAINT-YVES.

Oui, brave homme, m’a-t-il dit, vous serez très bien chez lui, et si vous voulez me faire le plaisir d’accepter une place à côté de moi, nous ferons route ensemble. Je ne me fais pas prier, je monte ; et nous sommes venus ici en causant comme une paire d’amis.

ZURICH.

Vous avez bien fait, ça ne peut pas nuire de se faire des amis.

SAINT-YVES.

Il m’a laissé là au bout de l’avenue, en me renouvelant de la manière la plus aimable l’assurance de ne pas m’oublier... Allons, allons, le grand air et la route m’ont donné de l’appétit... Père Zurich, servez-moi à déjeuner, mais un petit déjeuner bien modeste.

ZURICH.

Ya, ya, ché vais vous faire servir à déjeuner. !

SAINT-YVES.

Songez que ma bourse s’allège tous les jours, et bientôt tous mes louis d’or du Poitou vont devenir des parisiens ; il est temps d’aller revoir le pigeonnier de mon vieux manoir : si la protection de mon jeune inconnu se fait attendre longtemps, il ne me restera plus que de quoi faire le voyage.

ZURICH.

Vous êtes un prave homme, il fallait pas que ça vous empêche de pien décheûner. Marie ! Marie !

 

 

Scène XI

 

MONSIEUR DE SAINT-YVES, ZURICH, MARIE

 

MARIE, bas à Zurich.

Mon père, mon père, le prince vient d’entrer au château.

ZURICH, de même.

Bah !

MARIE, même jeu.

Par la petite grille. En descendant de son wiski, il a envoyé sur-le-champ son valet de chambre vous apporter ce billet de sa main.

ZURICH, lisant à mi-voix.

« Le suisse de la grande grille de Bagatelle aura soin que M. le chevalier de Saint-Yves soit bien traité toutes les fois qu’il viendra. Je défends à Zurich de jamais accepter la moindre chose de lui ; et je lui ordonne de ne faire semblant de rien. » Oh ! oh ! S. A. R. voulait que je fasse pas semblant ! Je comprends, je comprends. Marie ! Marie ! vite, vite, le déjeuner de M. la chevalier.

MARIE.

J’y vais, mon père. Bonjour, M. le chevalier.

SAINT-YVES.

Ah ! ah ! c’est vous ; comme elle est fraîche et gentille ! quand même je n’aurais pas fait quatre lieues ce matin, ça suffirait pour me donner de l’appétit.

ZURICH.

Allons donc, Marie, allons donc. Ces petites filles, ça écoute toujours les galantises.

MARIE.

Dam’ mon père, c’est bien naturel. Que faut-il servir à M. le chevalier ?

SAINT-YVES.

Mon enfant, servez-moi deux œufs frais.

ZURICH.

Non, je ne vous conseille pas... Ce être pas solide quand on avre marché.

À Marie.

Tu donneras un bon morceau de pâté de foie gras.

SAINT-YVES.

Mais vous n’y pensez pas.

ZURICH.

Si... je pensé toujours...

SAINT-YVES.

Enfin c’est égal, c’est une petite friandise...

ZURICH.

Qu’est-ce que vous mangerez avec ça ?

SAINT-YVES.

Eh bien ! une petite botte de radis.

ZURICH.

Je ne vous conseille pas... les radis, il n’être pas bon pour l’estomac. Marie ! un filet de chevreuil à monsieur.

SAINT-YVES.

Eh, eh ! mon cher, prenez garde, ce n’est pas là un déjeuner de solliciteur.

ZURICH.

Laissez faire... laissez faire, je savre ce qu’il faut pour un homme comme vous... Marie, avec ça lu apporteras un aile de poulet, da fromage de Roquefort, des poires de Saint-Germain et de la chasselas de Fontainebleau pour le dessert, une bonne tasse de café moka et un grand petit verre de Cognac.

SAINT-YVES.

Mais, mon cher ami, vous voulez donc voir le fond de ma bourse aujourd’hui ?

MARIE.

Quel vin boira Monsieur ?

SAINT-YVES.

Eh ! mon Dieu, du plus ordinaire.

ZURICH.

Non, du vin de Bordeaux, et du plus vieux... Ce être meilleur pour l’estomac qu’une botte de radis... Va, Marie.

Marie sort.

 

 

Scène XII

 

ZURICH, MONSIEUR DE SAINT-YVES

 

SAINT-YVES.

Ah ! ça, dites donc, père Zurich, vous venez de me composer là un petit déjeuner, ce n’est pas qu’il y ait du mal à en dire, mais ça va me faire sauter un de mes derniers logis.

ZURICH.

Non bas, ce être toujours la même prix... Un petit écu, parce que, voyez-vous les brovisions il être bien diminuées.

À part.

Je lui demande un écu pour pas faire semblant, je les donnerai à la garçonne.

SAINT-YYES.

À la bonne heure, mon ami, je ne suis pas fâché de ce changement dans le cours des comestibles ; si la baisse se maintient, je deviendrai gastronome tout comme un autre.

 

 

Scène XIII

 

MONSIEUR DE SAINT-YVES, ZURICH, MARIE

 

MARIE, aidée d’un garçon, apportant une table servie.

Monsieur, voilà votre déjeuner.

SAINT-YVES, se mettant à table.

Ma foi, tout cela a fort bonne mine. Goûtons d’abord le vin. Père Zurich, vous trinquerez bien avec moi ?

ZURICH.

Ah ! monsieur la chevalier...

SAINT-YVES.

Allons, allons, père Zurich.

Ils boivent.

Ça nous console un peu nous autres solliciteurs ; si on n’avait pas la ressource du bon vin, le métier ne serait pas tenable.

ZURICH.

Comme il mange de bon cœur ! j’espère que ma seigneur il sera content.

SAINT-YVES.

C’est ainsi que tout va dans le monde : repoussés d’un côté, nous sommes bien accueillis de l’autre ; ma foi, tout considéré, le bien l’emporte encore sur le mal, et ne pas être content de son sort, c’est offenser la Providence.

Air : C’est un péché que la paresse.

C’est un péché que la tristesse,
Nous sommes nés pour l’allégresse ;
Amis, chantons, rions sans cesse :
Les beaux jours,
Hélas ! sont si courts.

Quand la France chérie
Nous donna la vie,
Quand on a pour patrie
Ce sol nourricier
Où tant de gloire brille,
Où l’Aï pétille
Pour nous égayer,
C’est un péché,
etc.

Malgré la gaité qui m’arme,
Me plaît et me charme,
Je trouve une larme
Pour les malheureux ;
Mais si je puis en frère
Adoucir leur misère,
Je chante avec eux :
C’est un péché,
etc.

Quand j’arrivai sur terre,
Si j’en crois ma mère,
Contre l’ordinaire,
Je n’ai pas pleuré ;
Et même à ma dernière heure
Je défends qu’on pleure
Quand je partirai.
C’est un péché,
etc.

ZURICH.

Ça être un très ponne philosophie. Mais tarteffe, pête que je suis, j’avre oublié un paquet qu’une ordonnance il avre remis pour vous ici.

SAINT-YVES.

Un paquet à mon adresse, je n’en attends que du ministère.

Il prend le paquet.

C’est bien ça ; enfin voici une réponse ; bonne ou mauvaise, du moins je saurai à quoi m’en tenir...

Il l’ouvre.

J’hésite cependant : c’est de là que dépend mon sort, les ressources de ma vieillesse, l’avenir de mon fils.

Il lit à mi-voix.

« M. le chevalier, j’ai mis sous les yeux du Roi l’état de vos services et la demande que vous faites d’une pension et d’une place à l’école militaire de Brienne pour M. votre fils. Sa Majesté est dans l’impossibilité de vous accorder ce que vous demandez ; elle m’a chargé de vous en témoigner ses regrets. Permettez-moi, M. le chevalier, d’y joindre les miens et l’assurance de mon zèle à vous servir dans une occasion qui vous serait plus favorable.

« Le secrétaire d’état chargé du départ. de la guerre. »

Pliant la lettre.

On n’est pas plus poli.

ZURICH.

Choliment refusé, tarteffe si j’avais su, je n’aurais pas remis la lettre.

SAINT-YVES, gaiement.

Puisque ça ne se peut pas. Ce bon prince, il a du regret de me refuser... Corbleu ! ça ne m’empêchera pas d’élever mon fils pour son service. S’il n’a pas les moyens de porter l’épaulette, il. fera comme tant d’autres, il portera le mousquet. Et vive le Roi !

Il essuie une larme.

ZURICH.

Qu’est-ce donc que j’aperçois là-pas qui court comme un lièvre ? Ah ! c’est Blondin, la coureur de Monseigneur... ya, ya, ce être pien lui.

 

 

Scène XIV

 

MONSIEUR DE SAINT-YVES, ZURICH, BLONDIN

 

BLONDIN, arrivant en courant.

Place ! place au coureur de S. A. royale ! Le prince est-il arrivé au château ?

ZURICH.

Ya, le prince, il est arrivé.

BLONDIN.

Comme vous avez l’air fâché, mon cher beau-père !

ZURICH.

Mon femme, il pouvait être la pelle-mère, mais moi je étais pas la beau-père.

BLONDIN.

Où sont donc madame Zurich et la petite Marie, que je les embrasse ?

ZURICH, le retenant par le bras.

Il n’y avre que moi qui emprassais mon femme et mon fille.

BLONDIN.

Diable ! comme vous recevez un homme qui est venu de la Muette ici en trois minutes, montre à la main, et le tout pour présenter un peu plus tôt ses hommages à une famille respectable dans son chef, et gracieuse dans les autres personnages qui la composent.

SAINT-YVES.

Diable ! monsieur, trois minutes, il paraît que vous avez un bon cheval.

BLONDIN.

C’est un compliment indirect que monsieur adresse à mes jam, sans doute ?

Montrant ses jambes.

C’est avec ceci, monsieur, que je vais toujours... Il paraît que monsieur ne connaît pas Blondin, le premier coureur de Son Altesse ?

SAINT-YVES, saluant.

Non, monsieur, je n’avais pas cet honneur ; vous avez là une profession qui doit vous donner de l’activité ?

BLONDIN.

Mais oui, c’est un métier qui me convient sous tous les rapports. D’abord moi, je ne peux pas tenir en place... Ce qui me contrarie, c’est que les chevaux de la cour ne vont pas assez vite. Quand je marche devant la voiture de Mon seigneur, sur la route de Paris à Versailles, je suis toujours obligé de les attendre à Sèvres.

ZURICH.

Voilà justement bourquoi je vous donne pas mon fille, vous êtes trop léger.

BLONDIN.

Mais vous avez tort, père Zurich, vous ne pourriez jamais trouver un meilleur parti pour elle... En courant, on attrape toujours quelque chose.

Air du Vaudeville de Caroline.

Oui, c’est à la course
Que l’on enlève tous les succès.
Cette ressource
Ne manque jamais.

Voyez ces coureurs
Adroits flatteurs,
Solliciteurs,
Qui des richesses et des faveurs
Disputent le prix au mérite :
Ils sont tous tremblants,
Et complaisants,
Ils sont pliants,
Et suppliants,
Sots, ignorants,
Et sans talents,
Mais ils vont vite.
Oui, c’est à la course,
etc.

Ce jeune pédant
Qu’on voit souvent
Comme le vent
Chez maint savant,
Trottant,
Courant,
Exercer ses jarrets ingambes ;
Grâce à ce moyen
Il est académicien ;
Et pourtant que fit-il de bien ?
Rien,
Mais il a de bonnes jambes.
Oui c’est à la course,
etc.

SAINT-YVES.

Allons, mon cher Zurich, je suis force de vous quitter ; je ne suis qu’à deux pas du château de la Muette, ou je trouverai sans doute mes papiers chez le secrétaire du ministre ; je vais у aller en me promenant ; je reviens ensuite régler avec vous mon petit mémoire, et demain je reprends la diligence de Poitiers, aussi gaiment que je suis venu, et en répétant mon refrain :

C’est un péché que la tristesse, etc.

Il sort.

MADAME ZURICH, en dehors.

M. Zurich ! M. Zurich !

ZURICH.

Ah ! mon femme il m’appelle... et à la cuisine, ce était mon chef de file... chi fa... chi fa...

Il sort.

 

 

Scène XV

 

BLONDIN, puis BELLE-POINTE

 

BLONDIN.

Il est drôle ce père Zurich... il ne veut pas de moi... Heureusement que la petite fille n’est pas de cet avis-là... Je suis sûr qu’elle m’aime, quoiqu’elle m’ait dit tout le con traire : les femmes sont toujours comme ça : on ne peut jamais savoir ce qu’elles pensent.

BELLE-POINTE, en entrant.

Ah ! ah ! qu’est-ce que j’aperçois là... Si je ne me trompe pas, c’est bien les petits mollets et la grosse canne de mon antagoniste, eu égard à Mlle Marie.

Lui frappant sur l’épaule.

Dites-donc, galant coureur, vous voilà donc dans ces parages ?

BLONDIN.

Et pourquoi pas, folâtre grenadier ?

BELLE-POINTE.

C’est que, voyez-vous, je ne désire pas, quand j’ai des vues sur une jeunesse, qu’on vienne y soupirer de concurrence avec moi.

BLONDIN.

Et que m’importe à moi que vous ne désiriez pas ?

BELLE-POINTE.

Ah ! c’est que quelquefois, quoique vous alliez bien vite, vous pourriez trouver quelqu’un qui vous marcherait de dessus les pieds... je ne sais pas si ça vous conviendrait.

BLONDIN.

Ça me conviendrait d’autant moins, aimable grenadier, que, si c’était vous, vous me sembleriez un peu lourd.

BELLE-POINTE.

Lourd, c’est possible... mais solide au poste.

Air : J’ai vu le Parnasse.

Nous sommes connus à la guerre,
Nous ne craignons pas le danger,
Et pour faire un pas en arrière,
Ben habil’ qui nous f’rait bouger.
Vois-tu, si pour prendre la fuite
Notre corps paraît engourdi,
Nous allons toujours assez vite
Quand nous courons à l’ennemi.

BLONDIN.

Alors, d’après ça, je vous conseille de courir après les ennemis et pas après les jeunes filles.

BELLE-POINTE.

Oui-dà, farceur : eh bien ! moi, je crois que j’aurai des succès analogues auprès des uns comme auprès des autres.

BLONDIN.

Laissez donc, M. le grenadier à ressorts.

BELLE-POINTE.

Silence, cerf à deux pattes, ou je me fâche.

BLONDIN.

Ne te remue donc pas tant, tu vas te casser ; tu sais bien que les morceaux n’en valent rien.

BELLE-POINTE.

Vois-tu, malin, si tu voulais un moment quitter la canne pour le briquet, quoique tu sois un fameux coureur, je te ferais exercer ton état plus rapidement que d’ordinaire... Renonce à la petite Marie, je te le conseille.

Air : Du Château de mon Oncle.

BELLE-POINTE.

Cède, ou redoute mon bras.

BLONDIN.

Ici je ne vous crains pas.

BELLE-POINTE.

C’est à moi, c’est à moi,
Qu’elle donnera sa foi.

BLONDIN.

Sa mère me soutiendra.

BELLE-POINTE.

Mais j’ai pour moi le papa,
Freluquet, freluquet,
Je rabattrai ton caquet.

 

 

Scène XVI

 

BLONDIN, BELLE-POINTE, MARIE

 

MARIE, entrant.

Ciel, quelle dispute !

BELLE-POINTE, à Blondin.

Crains une culbute.

MARIE.

Quoi ! mes deux
Amoureux
Vont ici se battre entr’eux.
Quel malheur terrible
Pour une fille sensible,
Si de deux, du même coup,
Je n’en avais plus du tout.

Elle cherche à les séparer.

BELLE-POINTE.

Cède, ou redoute mon bras.

BLONDIN.

Ici je ne vous crains pas.

ENSEMBLE.

C’est à moi, c’est à moi,
Qu’elle donnera sa foi.

BLONDIN.

La mère me soutiendra.

BELLE-POINTE.

Mais j’ai pour moi le papa.

ENSEMBLE.

Freluquet, freluquet,
Je rabattrai ton caquet.

BLONDIN.

On verra on verra
Qui de nous deux l’emportera.

MARIE.

Ah ! cessez, ah ! cessez,
De grâce ici finissez.

Monsieur Belle-Pointe, je vous en prie.

BELLE-POINTE.

La beauté commande, suffit ; je mets des bornes à ma vivacité.

BLONDIN.

Moi aussi je consens à m’apaiser. D’ailleurs il y a une manière toute simple de terminer la dispute : que mademoiselle Marie prononce entre la grâce et la valeur ; et qu’elle dise hardiment quel est celui qui a subjugué son cœur.

BELLE-POINTE.

Eh ! bien soit... adopté.

MARIE.

Mais dame, moi je n’oserai jamais.

BLONDIN.

Allons pas de timidité.

À part.

quel regard elle m’a lancé !

BELLE-POINTE.

Prononcez-vous, ou je recommence les hostilités.

Il s’avance sur Blondin.

MARIE.

Arrêtez, arrêtez, M. Belle-Pointe, je m’en vais parler.

À Blondin.

Vous d’abord, M. Blondin.

Blondin se redresse avec fatuité.

Air : Quand on est riche et gentille (du Rataplan et du Vaudeville.)

Votre tournure est charmante,
À chacune elle plaira,
En vous tout charm’, tout enchante ;
Mais ces bell’ qualités-là,
Pour le badinage,
Bon.
Pour le mariage,
Non.

BLONDIN, à part.

Ouf !

MARIE.

Quant à vous, M. Belle-Pointe.

Même air.

Pour la course ou pour la danse,
Aisément on devin’ ça,
Vous n’êtes pas léger, je pense.
Mais ce petit défaut-là,
Pour le badinage,
Non.
Pour le mariage,
Bon.

Elle lui tend la main.

BLONDIN, à part.

Quel déchet !

Haut.

Que voulez-vous ? la petite n’a pas de goût : voilà tout ce que ça prouve, ça.

BELLE-POINTE.

Dites donc ? en ami, je vous engage à courir d’un autre côté.

 

 

Scène XVII

 

BELLE-POINTE, BLONDIN, MARIE, MONSIEUR DE SAINT-YVES, ZURICH

 

En apercevant le personnage qui est dans la coulisse, Blondin ôte sa casquette, Belle-Pointe porte la main à son chapeau, Marie fait une révérence, le garde-française en faction à la grille du parc présente les armes, Zurich paraît sur sa porte.

ZURICH, mettant la main au front.

Il fallait pas faire semblant.

SAINT-YVES, à la cantonade.

Adieu donc, M. Charles... Ah ! çà, ce n’est pas une plaisanterie, n’est-ce pas ?... Si vous me donnez votre parole d’honneur, je vous crois... Adieu, adieu, au revoir, M. Charles. Je laisse mes états de service entre vos mains.

À Blondin.

Ah ! vous voilà précisément, M. Blondin, j’ai quelque chose à vous dire.

Zurich rentre chez lui.

BLONDIN, parlant avec plus de respect.

Il paraît que vous connaissez beaucoup ce monsieur que vous venez de quitter ?

SAINT-YVES.

Mais oui, beaucoup, beaucoup : nous sommes fort liés depuis hier, il m’a conduit ici ce matin, je l’ai rencontré de nouveau dans la grande allée... Il est revenu de la Muette avec moi.

BLONDIN.

Et il vous a dit son nom ?

SAINT-YVES.

Oui, c’est Charles... Je ne sais pas ce qu’il fait, par exemple ; mais je crois bien que c’est quelque officier de la maison...

BELLE-POINTE.

Oui, il est militaire, et j’ose même dire qu’il a un assez beau grade.

SAINT-YVES.

Au surplus, c’est un très aimable garçon, qui a l’air de vouloir m’obliger ; et je ne crois pas qu’il voudrait se jouer de la crédulité d’un ancien militaire.

MARIE.

Oh ! non monsieur, s’il vous a promis un service, vous pouvez compter qu’il ne vous oubliera pas.

SAINT-YVES.

Eh bien, alors cela m’encourage à remettre à M. Blondin la note qu’il vient de me donner pour M. le maréchal de Ségur qui est à la Muette maintenant, il m’a dit qu’en moins d’un quart d’heure vous seriez revenu... Tenez, connaissez-vous cette écriture ?

BLONDIN.

Oui... c’est ce monsieur qui vous a remis ce billet... En effet c’est bien là son écriture... En ce cas vous pouvez compter sur moi... Laissez-moi seulement prendre mon élan, et en moins de dix minutes, je vous apporte la réponse.

Il prend son élan, et sort en courant.

BELLE-POINTE.

Il court bien, tout de même ; il a du talent dans son genre d’exercice... Mamselle Marie, donnez-moi votre bras, et allons tenter un dernier effort auprès de la maman.

MARIE.

Mais si elle vous refusait la porte ?

BELLE-POINTE.

J’entrerais comme consommateur.

Ils entrent dans la maison.

 

 

Scène XVIII

 

MONSIEUR DE SAINT-YVES, suivant des yeux le coureur

 

Diable ! comme il détale, ce gaillard-là ! le voilà déjà tout en haut de la grande allée... Comme il diminue... comme il diminue... ce n’est plus qu’un petit point... Ah ! je ne le vois plus... Il paraît qu’on aime à servir lestement mon ami Charles, et qu’il est bien vu dans ce pays-ci.

 

 

Scène XIX

 

MONSIEUR DE SAINT-YVES, MADAME ZURICH

 

MADAME ZURICH.

Ah ! voilà ce M. de Saint-Yves... Puisqu’il va partir, je crois que je ne ferai pas mal de lui présenter la petite note de ce matin... Monsieur, je suis bien votre servante.

SAINT-YVES.

Bonjour, madame Zurich, bonjour.

MADAME ZURICH.

On m’a dit que monsieur allait nous quitter ?

SAINT-YVES.

Eh ! mon dieu oui, je m’en irais probablement demain matin.

MADAME ZURICH.

J’ai pensé que monsieur partirait sans doute de bonne heure ; et, pour ne pas le déranger, je lui apporte sa petite note.

SAINT-YVES.

Vous avez bien fait ; je vous remercie ; voyons ça.

Il examine le papier que Mme Zurich lui a donné.

Ça n’est pas trop cher, six repas, déjeuners, dîners, 18 livres, prix convenus... Il n’y a rien à dire. Eh ! mais qu’est-ce que c’est donc que cet article-là ?

MADAME ZURICH.

Eh bien ! monsieur, c’est le déjeuner de ce matin... Pâté de foie gras, filet de chevreuil, aile de volaille, Roquefort, poires de Saint-Germain, chasselas de Fontainebleau, et enfin deux bouteilles de Bordeaux, 12 francs, vieux Médoc, première qualité... J’espère que ça n’est pas trop cher.

SAINT-YVES.

Ah ! ça c’est une mauvaise plaisanterie ; voilà une singulière politesse qu’il m’a faite là, le père Zurich ; est-ce que ce serait un tour de restaurateur pour faire aller l’établissement ?... 22 livres 10 sous un déjeuner... j’aurais déjeuné dix fois avec ça.

MADAME ZURICH.

J’espère que monsieur ne me fera pas de diminution ; il sait bien que tout est hors de prix à la Halle aujourd’hui.

SAINT-YVES.

Eh ! bien, c’est bon, lui qui me disait que tout était diminué. Allons, allons, je paierai, mais ce n’est pas là ce que m’avait dit votre mari.

MADAME ZURICH.

Pourquoi aussi ne pas vous adresser à moi plutôt qu’à mon mari ?

Air : De la Robe et des Bottes.

Vous n’aurez pas compris sans doute
Ses mots all’mands et son mauvais français :
Je le sais bien, c’est en vain qu’on l’écoute,
Il parl’ si mal qu’on ne l’entend jamais ;
Il est obscur comme un’ longue harangue,
Son baraguoin nous fait beaucoup d’erreurs.

SAINT-YVES.

Morbleu madam’ ! s’il écorche sa langue,
Vous écorchez les voyageurs.

 

 

Scène XX

 

MONSIEUR DE SAINT-YVES, MADAME ZURICH, ZURICH

 

ZURICH.

Eh bien ! mon femme, qu’est-ce qu’il y a donc ?

MADAME ZURICH.

Eh bien ! Monsieur Zurich, il y a que je présente la note à M. le chevalier qui trouve qu’on l’écorche, en lui demandant 22 livres 10 sous pour le déjeuner de ce matin.

ZURICH.

Comment, mon femme, vous ne ferez donc jamais que des sottises ?

MADAME ZURICH.

Je crois bien, des sottises... Si je ne prenais pas les intérêts de la maison, vous laisseriez bien tout aller, vous.

ZURICH.

Taisez-vous, taisez-vous.

MADAME ZURICH.

Non... Je veux parler, il me semble qu’on en a le droit, quand on demande ce qui vous est dû.

ZURICH, à part.

Je pourrais bien battre mon femme pour la faire taire... mais j’avre déjà essayé... ça ne m’avre pas réussi... Vaut mieux que je lui fasse voir... Matame Zurich, venez un per ici.

Il la mène dans le coin du théâtre.

MADAME ZURICH.

Eh ! bien, qu’est-ce que vous me ferez voir ? Vous ne me prouverez pas que j’ai compté trop cher.

ZURICH.

Lisez un peu ça.

MADAME ZURICH, après avoir lu.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que j’ai fait ?

ZURICH, bas.

Fous voyez bien qu’il fallait pas faire semblant.

MADAME ZURICH.

Aussi vous ne prévenez jamais de rien, vous. Monsieur le chevalier, en vérité je suis désolée, mais c’était une erreur. C’est toujours le même prix. Ce M. Zurich est si étourdi... Je vous prie d’excuser... j’espère qu’avant de nous quitter, vous dînerez et vous souperez ici, je veux même que demain avant de partir, vous ayez votre café à la crème, parce qu’en montant en voiture, il faut avoir quelque chose de chaud sur l’estomac... Je m’en vais commander votre dîner, que voulez vous manger ? des cailles, des perdrix, des faisans, un joli filet piqué. Demandez, ne vous gênez pas, ma maison et moi nous sommes bien à votre service.

Rentrant.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Qu’une femme est malheureuse d’avoir un mari qui ne parle pas !

ZURICH.

J’avre pas le même malheur, j’ai un femme qui parle assez.

 

 

Scène XXI

 

ZURICH, MONSIEUR DE SAINT-YVES, BELLE-POINTE, MARIE

 

SAINT-YVES.

Ah ! ça, monsieur Zurich, votre femme est donc devenue folle ?

ZURICH.

Non, elle être pavarde... voilà tout.

MARIE, sortant en pleurant.

Mon père nous l’avait bien dit, monsieur Belle-Pointe, que ma mère n’y consentirait jamais.

BELLE-POINTE.

Il est vrai de dire que j’ai été repoussé avec une perte conséquente ; il paraît que si je ne suis pas sergent, l’hyménée ne sera pas mon capitaine.

MARIE.

Ah ! monsieur le chevalier, nous avons bien du chagrin, allez... et si vous vouliez seulement dire un mot à ce mon sieur que vous connaissez et à qui vous parliez tout à l’heure dans la grande allée ?

SAINT-YVES.

Qui ça, à Charles ? Comment voulez-vous que je vous protège, quand moi-même je ne suis qu’un pauvre solliciteur refusé ?

MARIE.

Ah ! c’est égal, je suis bien sûre que ce monsieur... si vous lui parliez pour Belle-Pointe, qui est un brave soldat...

SAINT-YVES.

Enfin, si vous croyez que je puisse, quelque chose... Je le veux bien. Mais où retrouverai-je maintenant mon jeune homme ?

MARIE.

Probablement dans le parc. Tenez, le voilà là-bas au mi lieu d’un groupe d’officiers.

SAINT-YVES.

Dans l’intérieur du parc ? Comment voulez-vous alors que je le rejoigne ?

ZURICH.

Vous n’avez qu’à vous nommer, l’on vous laissera passer.

SAINT-YVES.

Vraiment... Eh bien ! alors je me risque. Ma petite Marie, si cela dépend de moi, vous serez bientôt heureuse.

Il entre par la grille du fond dans le parc, et la sentinelle lui porte les armes.

 

 

Scène XXII

 

ZURICH, BELLE-POINTE, MARIE.

 

Air : Fragment du final de la Somnambule.

BELLE-POINTE.

Vraiment, je tremble pour ma flamme. (bis.)

MARIE.

S’il allait ne pas réussir,
Adieu bonheur, adieu plaisir...

ZURICH, regardant en dehors, à Belle-Pointe.

Soyez tranquille, j’vous dis quell’ s’ra vot’ femme,
Oui vot’ femme ;
Tenez, regardez là-bas
D’Monseigneur il a pris le bras.

BELLE-POINTE, regardant aussi dehors.

Il parle de moi, sur mon âme.

MARIE, de même.

Mon pèr’, Monseigneur sourit
Tenez, tenez, maintenant il écrit.

Ensemble.

MARIE, BELLE-POINTE.

Mon cœur renaît à l’espérance,
Ce jour assure mon bonheur !

ZURICH.

Du succès j’étais sûr d’avance.
En m’adressant à Monseigneur.

 

 

Scène XXIII

 

ZURICH, BELLE-POINTE, MARIE, SAINT-YVES

 

SAINT-YVES, rentrant avec un papier à la main.

Chacun ici de moi sera content, j’espère,
Car en quelques instants j’ai terminé l’affaire ;
Mes bons amis, lisez ce papier-là.

BELLE-POINTE.

Voyons, voyons, ce qu’il dira.

Il lit.

L’ai-je bien vu ! par sa bonté propice
Me v’là maintenant quelque chose au régiment ;
Et ce n’est plus qu’en qualité d’ sergent
Que je ferai désormais l’exercice... !

 

 

Scène XXIV

 

ZURICH, BELLE-POINTE, MARIE, SAINT-YVES, MADAME ZURICH

 

MADAME ZURICH, entrant.

Que veut donc dire ce bruit-là... ?

BELLE-POINTE lui donne le billet.

T’nez, ce billet vous l’apprendra.
D’après cela n’y a plus moyen,
Maman, de me mettre à la porte.

SAINT-YVES.

À leur franche gaieté je vois que tout va bien,
Mais si j’y comprends rien,
Je veux que le diable m’emporte.

TOUS.

Bravo, bravo, tout va bien...

Reprise de l’ensemble.

Ensemble.

MARIE, BELLE-POINTE.

Mon cœur renaît à l’espérance,
Ce jour assure mon bonheur !

ZURICH.

Du succès j’étais sûr d’avance,
En m’adressant à monseigneur.

MADAME ZURICH.

Puisque j’avais promis d’avance,
Il faut bien faire leur bonheur.

SAINT-YVES.

Quelque jour, je saurai, je pense,
Comment j’assure leur bonheur.

 

 

Scène XXV

 

ZURICH, BELLE-POINTE, MARIE, SAINT-YVES, MADAME ZURICH, BLONDIN

 

BLONDIN, en dehors.

Prenez garde à vous ! Gare, gare, que je passe.

Il arrive en courant sur la scène.

Monsieur le chevalier, voici votre réponse.

Montrant sa montre.

Vous voyez, neuf minutes et demie, et j’espère que c’est aller ça.

SAINT-YVES, qui a ouvert la lettre.

Mes amis, partagez ma joie : mon fils va entrer à l’École militaire, et le Roi daigne m’accorder ma pension de retraite... Enfin nous voilà tous heureux, mais si je sais comment ça s’est fait ; enfin n’importe : la première fois que je rencontrerai mon ami Charles, je lui demanderai ce que tout ça veut dire.

La musique des gardes suisses paraît dans le fond, et joue l’air : Vive le Roi, vive la France. Des villageois et des villageoises entrent de différents côtés.

Qu’est-ce que c’est que cette musique-là ?

MARIE.

C’est la musique des gardes suisses, qui vient souhaiter la fête à Monseigneur, leur colonel-général.

SAINT-YVES.

Comment ! Monseigneur est donc dans ce château ?

MARIE.

Eh ! bien oui. Est-ce que vous ne le voyez pas ? Là-bas, tenez, le voilà dans le pavillon.

Tout le monde regarde et s’incline devant un personnage censé vu par les acteurs, et que le public ne voit pas.

SAINT-YVES.

Mais j’ai beau regarder, je ne vois que M. Charles.

TOUS.

Chut !... c’est Monseigneur.

SAINT-YVES.

Monseigneur !

Tout le monde s’incline, la musique recommence. L’état major passe au fond pour se rendre dans le pavillon.

Mais Bagatelle appartient donc à Monseigneur ?

MARIE.

Certainement. Vous ne saviez donc pas cela ?

SAINT-YVES.

Comment voulez-vous que je sache cela dans le fond de ma province... Je n’en reviens pas, moi qui lui parlais, qui lui serrais la main comme un camarade, maintenant j’y suis... Je comprends le coureur... le déjeuner... le sergent... la pension ; mais pourquoi ne m’avez-vous rien dit, père Zurich ?

ZURICH.

On m’avait recommandé de pas faire semblant.

SAINT-YVES.

C’est égal, quoique je ne l’aie pas reconnu, j’avais choisi là un bon protecteur dans mon ami Charles.

MARIE.

Air : Amis, voici la riante semaine.

En vous trouvant près de ce prince aimable,
Dont la douceur anime chaque trait,
En contemplant cette figure affable
Et ce regard qui promet un bienfait,
En le voyant loin d’la foule importune
À faire le bien en secret s’adonner,
Et devenir l’appui de l’infortune,
Vous auriez dû, monsieur, le deviner.

SAINT-YVES.

Ah ! par exemple, mes amis, si celui-là monte jamais sur le trône, nous pourrons dire que nous avons un bon roi... Allons, vive la joie, et célébrons tous la fête de M. Charles.

Vaudeville.

Air : Livrons-nous à la danse.

Un Ménétrier monte sur un tonneau, et les villageois for ment une contredanse avec les personnages de la pièce.

La gaieté nous invite,
Ne la laissons pas fuir ;
Amis, hâtons-nous vite
De saisir
(bis.)
Le plaisir.

ZURICH.

D’Henri la bonté franche
Disait au pauvre : il faut
Qu’chacun ait le dimanche
Pour fair’ bouillir son pot...

LE MÉNÉTRIER, indiquant les figures.

La poule.

LE CHŒUR reprend en exécutant la figure.

La gaieté, etc., etc.

SAINT-YVES.

Combien de gens honnêtes
Voyons-nous prudemment,
Mobiles girouettes,
Faire selon le vent...

LE MÉNÉTRIER.

Le moulinet.

CHŒUR.

La gaieté, etc., etc.

BLONDIN.

Quand l’amour nous engage
Il nous dit : en avant ;
Mais après l’ mariage
On se retrouv’ souvent...

LE MÉNÉTRIER.

Dos à dos.

CHŒUR.

La gaieté, etc., etc.

MADAME ZURICH.

Ceux qui font d’la dépense
D’moi s’ront bien v’nus toujours,
Pour eux, dans ma constance,
Je conserverais quinz’ jours...

LE MÉNÉTRIER.

La fricassée.

CHŒUR.

La gaieté, etc., etc.

BELLE-POINTE.

Vive la contredanse
La paix et les violons,
Mais qu’les ennemis d’la France
Paraissent, nous leur dirons...

LE MÉNÉTRIER.

Valsez.

CHŒUR.

La gaieté, etc., etc.

MARIE, au public.

Ah ! malgré notre zèle
Pour vous plaire aujourd’hui,
Pour la pièce nouvelle
Nous redoutons ici...

LE MÉNÉTRIER.

Le carillon.

CHŒUR.

La gaieté, nous invite
Ne la laissons pas fuir ;
Amis, hâtons-nous vite
De saisir
(bis.)
Le plaisir.

PDF