Molière chez Ninon (René DE CHAZET - Jean-Baptiste DUBOIS)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de Louvois, le 8 novembre 1802.

 

Personnages

 

MOLIÈRE

NINON

LE PRINCE DE CONDÉ

PIERRE CORNEILLE

RACINE

BOILEAU

LA FONTAINE

CHAPELLE

SAINT-ALBAN, secrétaire du président

LAFORÊT, servante de Molière

UN PAGE

DEUX SEIGNEURS

UN VALET

 

La Scène est à Paris chez Ninon

 

Le Théâtre représente un Salon.

 

 

Scène première

 

CHAPELLE, DEUX SEIGNEURS

 

CHAPELLE.

Messieurs, dans un instant vous allez voir Ninon.

UN SEIGNEUR.

Vous semblez bien ému...

CHAPELLE.

Je le suis.

UN SEIGNEUR.

Tout de bon ?

CHAPELLE.

Vous ne devinez pas ?

UN SEIGNEUR.

Mais je crois vous comprendre ;

Ninon vous a séduit.

CHAPELLE.

Je ne puis m’en défendre.

Je mettrais mon bonheur à vivre sous ses lois.

Sa figure, un regard, jusqu’au son de sa voix,

Tout me charme, m’anime, et porte dans mon âme

Le pénible embarras d’une secrète flamme.

UN SEIGNEUR.

Chapelle n’est-il pas surpris de son amour,

Lui, dont le cœur jamais n’a brûlé plus d’un jour ?

CHAPELLE.

Eh bien Ninon, je crois, change mon caractère.

Solide en amitié, dans ses amours légère,

Je trouve à l’adorer un invincible attrait ;

Plaire est son habitude, et charmer son secret.

Pour l’esprit, quelle femme ! autour d’elle, sans cesse,

Le talent, le génie accourt, vole, s’empresse.

Savante sans orgueil, belle sans vanité,

Tout en elle est parfait, et rien n’est emprunté ;

Elle sait attirer, grâce à ses doubles armes,

Des amis pour son cœur, des amants pour ses charmes :

Eu un mot, la beauté, l’esprit et la raison,

On voit tout réuni, lorsque l’on voit Ninon.

La voici.

 

 

Scène II

 

CHAPELLE, NINON, LES DEUX SEIGNEURS

 

NINON.

Pardonnez si je n’ai pu me rendre...

CHAPELLE.

Quand l’espoir nous soutient, sans peine on peut attendre.

NINON.

Messieurs, j’ai pour ce soir quelques desseins sur vous.

CHAPELLE.

Quelques desseins ? madame, ah ! disposez de nous.

NINON.

Êtes-vous libres ?

UN SEIGNEUR.

Mais...

NINON.

Allons, de la franchise :

Quelque projet galant ?

UN SEIGNEUR.

S’il faut que je le dise,

Un certain rendez-vous...

NINON.

Vous vous y trouverez ?

UN SEIGNEUR.

Mais oui.

NINON, souriant.

Mais non...

UN SEIGNEUR.

Comment ?

NINON.

Vous le différerez.

UN SEIGNEUR.

Nous avons bien promis.

NINON, souriant.

Manquer à sa promesse

En amour, c’est un jeu... Fausse délicatesse !

Je puis compter sur vous pour ce soir, n’est-ce pas ?

Vous hésitez... Vraiment !... Vous vous parlez tout bas ?

CHAPELLE.

Peut-on vous résister ?...

NINON.

Eh grands dieux ! que de peine !

Ce n’est que pour un soir, messieurs, qu’on vous enchaîne.

CHAPELLE.

Que ce soit pour la vie !

NINON.

Ah ! le beau sentiment !

Pour la vie !... achevez ?... faites vite un serment :

D’un éternel amour donnez-moi l’assurance ;

Moi, je vais vous jurer une égale constance,

Nous mentirons tous deux... Mais c’est trop discourir ;

Apprenez donc pourquoi je veux vous retenir.

Au théâtre ce soir on donne un bel ouvrage,

Dont le but est moral, le ton vrai, le plan sage,

Dont chaque caractère est neuf et bien tracé,

Un ouvrage, en un mot, bien écrit, bien pensé.

Nous devons ce chef-d’œuvre à cet auteur facile,

Vrai dans tous ses tableaux, naturel dans son style,

Dont la grâce hardie et la franche gaîté

Sont des titres sacrés à l’immortalité.

Vous le reconnaissez, n’est-ce pas ?

TOUS.

C’est Molière.

NINON.

Son Tartuffe ce soir est soumis au parterre.

Voilà pourquoi Ninon voulait vous enchaîner.

Hé bien, vous vous laissez aisément entraîner ?

Vous quittez sans regret l’amour pour le génie,

Et de tristes ardeurs, pour une comédie.

On a toujours le temps de pousser un soupir,

Et l’on n’a pas toujours un chef-d’œuvre à loisir.

Enfin, si vingt beautés flattent votre espérance,

Vous n’avez qu’un Molière à fêter dans la France.

Venez, venez ce soir... Vous savez mes amis,

Que cet illustre auteur a beaucoup d’ennemis

Même à la cour ; il faut, ligués pour sa victoire,

Par de communs efforts, favoriser sa gloire.

Croyez-moi : du Tartuffe en protégeant l’essor,

À la postérité nous gardons un trésor.

 

 

Scène III

 

CHAPELLE, NINON, LES DEUX SEIGNEURS, UN VALET

 

UN VALET.

Monsieur de Saint-Alban.

NINON.

L’ennemi de Molière !

CHAPELLE.

Eh quoi ! du Président l’odieux Secrétaire !

NINON, inquiète.

Je ne l’attendais pas et je tremble...

CHAPELLE.

Comment !

NINON.

Cet homme qui sait feindre un zèle si fervent

Est un saint imposteur dont la visite cache

Un but inquiétant. Vous savez qu’il s’attache

À perdre dans l’esprit du premier Président

Molière, et du Tartuffe est l’ennemi puissant.

Je l’entends... Vous saurez tout ce qu’il va m’apprendre ;

Au théâtre, ce soir, songez tous à vous rendre.

CHAPELLE.

Oui Ninon ; voir Tartuffe, et céder à vos vœux,

Au lieu d’un seul plaisir, c’est en rencontrer deux.

Il sort avec les deux seigneurs.

 

 

Scène IV

 

SAINT-ALBAN, NINON

 

SAINT-ALBAN.

Un motif important auprès de vous m’amène,

Madame.

NINON.

Je le crois, veuillez prendre la peine...

SAINT-ALBAN.

Non madame, deux mots : et je pars à l’instant.

En vous Molière encor trouve un appui constant,

M’a-t’on dit ?

NINON.

Il est vrai.

SAINT-ALBAN.

Vous l’avouez sans crainte.

NINON.

Molière est mon ami, je le redis sans feinte...

SAINT-ALBAN.

Quel ami ! Savez-vous quel complot odieux

Il invente aujourd’hui pour tromper tous les yeux ?

NINON.

J’ignore tout ; parlez ?...

SAINT-ALBAN.

Je vais en confidence

Vous révéler ce trait ; de votre confiance

Vous verrez que cet homme est indigne à jamais.

NINON.

Mais, monsieur, parlez donc ?

SAINT-ALBAN.

Connaissez ses forfaits.

Vous savez qu’il répand que notre grand Monarque

Qui, trop faible parfois, lui donna quelque marque

D’une folle amitié, permet formellement

Que l’on joue à Paris Tartuffe...

NINON.

Eh bien ?

SAINT-ALBAN.

Il ment.

Moi-même, ainsi que vous, j’ai donné dans le piège :

Mais je connais enfin son coupable manège.

Par le courrier de Lille, à l’instant on m’écrit

Que, par le Roi, l’ouvrage est défendu, proscrit.

Vous voyez de quel tour Molière était capable !

Cessez de recevoir un homme si capable

Qui pour mieux insulter les soutiens de la foi,

Osait nous déguiser la volonté du Roi.

NINON.

Non, Monsieur, je connais et j’estime Molière.

On veut le perdre ; mais la ruse est trop grossière.

L’ordre est vrai, bien donné ; le Tartuffe est permis ;

Mais cet ordre est verbal : de méchants ennemis

Le révoquent en doute et refusent d’y croire.

Molière est innocent ; je l’aime et j’en fais gloire.

Chez moi, vous le verrez à toute heure, en tout temps.

J’admire sa bonté, ses vertus, ses talents.

SAINT-ALBAN.

Sa bonté ! quand sa plume injurie et déchire :

Ses vertus ! quand son cœur pour mille attraits soupire :

Ses talents !...

NINON.

C’est assez ; partout ils sont connus.

Ainsi, parlons plutôt de ses torts prétendus.

Dans le Tartuffe enfin, que pouvez-vous reprendre ?

SAINT-ALBAN.

Ce que j’y reprends ? Dieux ! Mais faut-il vous l’apprendre ?

Contre les vrais croyants, ses traits et ses bons mots...

NINON.

Vous vous trompez : bien loin d’attaquer les dévots,

À la religion il offre son génie

Pour armer la raison contre l’hypocrisie.

Saint-Alban, revenez de votre injuste erreur :

Jugez-mieux de Molière et surtout de son cœur :

Gardez-vous d’imiter cette foule insensée

Qui veut tuer l’esprit, enchaîner la pensée :

Devenez de Molière et le guide et l’appui :

Laissez, laissez jouer son ouvrage aujourd’hui,

Et songez que partout à bon droit on renomme

Celui qui s’avoua protecteur d’un grand homme.

SAINT-ALBAN.

Non Madame, Tartuffe est un enfant mort-né

Qui, dès ce jour, doit être à l’oubli condamné.

Le Président le veut : votre ardente prière,

Celle des courtisans et de la France entière

Ne me fléchiraient pas ; Tartuffe est au tombeau.

NINON.

Vous croyez ? Son succès n’en sera pas moins beau.

Vainement vous voulez qu’il meure, qu’on l’oublie ;

Car moi je ferai tout pour le rendre à la vie.

Oui, je veux lui donner un éclat mérité.

Sur d’illustres amis en tout temps j’ai compté ;

Je vais les réunir, et dans un cercle immense

Que l’on pourra nommer l’Élite de la France,

Molière viendra lire avec empressement

Cet ouvrage immortel que l’intrigue défend.

SAINT-ALBAN.

Quoi ?

NINON.

Pour les rassembler, je vole leur écrire.

Ce soir ici venez, et vous entendrez lire

Molière ; pour Théâtre, il aura ce Salon,

Et l’un aura joué Tartuffe chez Ninon.

 

 

Scène V

 

SAINT-ALBAN

 

Ah ! Vous voulez braver l’autorité suprême,

Belle Ninon ! Craignez que mon courroux extrême...

Mais elle assemblera quelques hommes puissants

Contre qui tous mes droits seront insuffisants.

Tartuffe sera lu ; dès ce soir le grand monde

Redira chaque vers, chaque mot qui nous fronde.

À la ville, à la Cour, nous serons bafoués,

Malgré notre pouvoir, publiquement joués...

Ah ! Maudits soient Tartuffe, et Ninon, et Molière !

Et puisse des auteurs, la race toute entière...

Mais cherchons les moyens d’empêcher que ce soir...

Laforêt entre.

 

 

Scène VI

 

SAINT-ALBAN, LAFORÊT

 

LAFORÊT.

Mademoisell’ Ninon... Je désirons la voir

Ben vite... Je venons de la part de notr’ maître

Lui dire que... Monsieur ?... Va-t-ell’ bentôt paraître ?

C’est que c’est du la part d’un auteur son ami

De Molière.

SAINT-ALBAN.

Molière ! En vérité...

LAFORÊT.

Mais oui,

Et c’est moi que partout on nomme sa servante.

SAINT-ALBAN.

C’est vous dont le public depuis si longtemps vante

Les conseils que parfois vous donnez ?

LAFORÊT.

Oui monsieur.

C’est moi que chaque jour, sauf un avis meilleur,

Mon cher maître consulte avant que ses ouvrages

Reçoivent du public de beaux et bons suffrages.

SAINT-ALBAN.

Je ne m’étonne plus s’ils sont aussi mauvais.

LAFORÊT.

Mauvais ! vous voudriez, j’ gage, les avoir faits.

SAINT-ALBAN.

Grands Dieux !

LAFORÊT.

Je regrettons que sa dernière pièce

Soit arrêtée... Oh ! dam ! quel plaisir ! quelle ivresse,

Elle eut causé ce soir !... Un maudit Saint-Alban...

Qui mène comme il veut monsieur le Président.

SAINT-ALBAN.

Comment ?...

LAFORÊT.

Ce Saint-Alban dévot, ou qui sait l’ faire,

En secret, a dit-on, embrouillé cette affaire

Si ben que notr’ Tartuffe au moment d’êtr’ connu,

Peut-être dans l’oubli, pour jamais est perdu.

SAINT-ALBAN.

C’est dommage !...

LAFORÊT.

C’était une pièce de mérite !

Dans la France, il n’est pas un petit hypocrite

Qui n’eut dit : Mais c’est moi... L’on prétend, je l’ croyons,

Que monsieur Saint-Alban pour de pareill’ raisons

L’a fait défendre exprès ; il a cru se r’connaître...

Entre nous, convenons que çà pourrait ben être.

On voit dans cette pièce un homme ben cafard,

Sensuel par nature et dévot avec art,

Qui contemplant ensemble, et le Ciel et les femmes,

Garde pour lui les corps et donne à Dieu les âmes.

Mais pour se vendre ainsi, que cet homme est donc sot !

On n’l’eut pas reconnu peut-êtr’ s’il n’eut dit mot.

Voilà comme souvent, par abus de puissance,

Contre lui plus d’un Grand éveill’ la médisance,

Et ressemble au voleur qui sur le mot : coquin

Se croyant appelé, s’empresse de dire : Hein.

SAINT-ALBAN, en colère.

Ma mie...

LAFORÊT.

Eh qu’avez-vous ?

SAINT-ALBAN.

Finissez, je vous prie,

Cette comparaison...

LAFORÊT, à part.

C’est un Grand je parie...

C’est égal, poursuivons.

Haut.

Vous êtes loin d’ savoir

Le tour qu’à Saint-Alban mon maîtr’ jouera ce soir.

Pour que du Président il perd’ la confiance,

Il faut semer entr’eux la mésintelligence.

Il faut qu’à Saint-Alban le Président demain

Reproche avec humeur ce manèg’ clandestin.

Notre moyen est sûr.

SAINT-ALBAN.

Voyons donc ce miracle ?

LAFORÊT.

Ce soir, quand le public sera dans not’ spectacle,

Il demand’ra Tartuff’. Les ouvrag’s défendus

Sont ceux que le public toujours aime le plus.

SAINT-ALBAN.

Après...

LAFORÊT.

Molière dira : « Messieurs, c’est impossible.

« Un pareil contretemps comme à vous m’est sensible ;

« Mais un ordre formel m’empêche par malheur

« De donner aujourd’hui Tartuffe ou l’Imposteur,

« Monsieur le Président ne veut pas qu’on le joue. »

SAINT-ALBAN.

Quoi ?...

LAFORÊT.

C’est un bon soufflet qu’il aura sur la joue

Le Président ?

SAINT-ALBAN, irrité.

C’est trop...

LAFORÊT.

D’abord il le rec’vra,

Et puis à Saint-Alban ben vite il le rendra.

SAINT-ALBAN.

Ah ! Si Molière osait !...

LAFORÊT.

Sentez-vous l’équivoque ?

Qu’on le joue... Oh ! Je vols le public qui se moque

Du pauvre Président, si fourbe, si cagot.

Je vois ce Saint-Alban enrager comme un sot.

Il pouss’ le Président à venger cette offense,

Mais sur lui, dès ce soir, tombe tout’ la vengeance.

Le Président le chasse, et dit avec courroux :

« On se moque de moi, pour se moquer de vous. »

SAINT-ALBAN.

Que Molière !...

LAFORÊT.

Il le f’ra.

SAINT-ALBAN.

D’un semblable artifice

Dès demain, dès ce soir, les lois me font justice.

Molière disparaît.

 

 

Scène VII

 

SAINT-ALBAN, MOLIÈRE, LAFORÊT

 

LAFORÊT.

V’là mon maîtr’...

SAINT-ALBAN.

Molière !

MOLIÈRE.

Ah ! Monsieur Saint-Alban !

LAFORÊT, à Molière.

Saint Alban, quoi ? grand Dieu ! Sauvez-vous promptement.

MOLIÈRE.

Eh pourquoi ?

LAFORÊT, à Molière.

J’ai tout dit... Oh ! Quelle étourderie !

Sauvez-vous...

MOLIÈRE.

Laisse-moi...

SAINT-ALBAN.

De votre effronterie

Je suis instruit, monsieur : et je vous apprendrai

Qu’un magistrat honnête, et sage, et révéré

N’est pas fait pour se voir l’objet des perfidies

D’un fol auteur qui fait de sottes comédies.

MOLIÈRE.

Vos outrages, Monsieur, ne peuvent m’affecter ;

Y répondre serait presque les mériter.

L’honnête magistrat que la justice anime,

A des droits, je le sais, à la publique estime :

Mais il la perd bientôt grâces à ses flatteurs.

Je connais de nos jours les vulgaires erreurs ;

Chacun voit son portrait dans chaque comédie,

Et l’orgueil de l’auteur gagne à cette manie.

Si l’on se reconnaît, c’est qu’on est ressemblant.

Oui, dans l’homme irrité, je crois voir cet enfant

Qui choqué des défauts que son miroir retrace,

Ne pouvant le changer, pleure et brise la glace.

SAINT-ALBAN.

Bien, fort bien : déclamez, monsieur le comédien ;

Dites-nous de grands mots qui ne nous peignent rien.

Mais je vais au fait, moi... Ce soir même, au Théâtre,

Quand vous réunirez votre foule idolâtre,

Vous ferez demander le Tartuffe ; Voyons,

Là, que répondrez-vous ? Direz-vous pour raisons ?

« Monsieur le Président ne veut pas qu’on le joue. »

MOLIÈRE.

Pourquoi non ?

SAINT-ALBAN.

Sans détour il l’avoue !

Eh bien ! Mon cher monsieur, vous vous repentirez

De ce mauvais bon mot ; vous verrez, vous verrez.

Votre pièce n’était encor que suspendue :

Vous pouvez dès ce jour la croire défendue.

À part.

Il est calme...

Haut.

Bien plus ; ce chef-d’œuvre nouveau

Grâce à moi, sera brûlé par le Bourreau.

À part.

Il n’est pas plus ému...

Haut.

Vous changerez de style,

Monsieur, il est encor des prisons dans la ville.

À part.

Il sourit... Pour le coup signalons mon pouvoir,

Et sachons empêcher sa lecture ce soir.

Je dirai désormais à qui voudra l’entendre,

Qu’un auteur est homme, un homme ! un homme ! à pendre.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

MOLIÈRE, LAFORÊT

 

MOLIÈRE.

Eh bien ?

LAFORÊT.

Eh bien ?

MOLIÈRE.

Comme il se reconnaît !

Comme il a peur de lui ! Tu l’as vu ; son portrait

L’a fait pâlir d’horreur, écumer de colère,

Et sortir malgré lui de son saint caractère.

LAFORÊT.

J’avais ben préparé ce qui vient d’arriver.

MOLIÈRE.

Comment donc ?

LAFORÊT.

J’ignorais que je dusse trouver

Ici votre ennemi : je croyais sur mon âme

Que ce Monsieur était un ami de Madame :

Et j’avais critiqué sans crainte, franchement,

La fausse piété du maudit Saint-Alban.

MOLIÈRE.

Mais lu l’as critiqué sans lui dire d’injures.

LAFORÊT.

Oui, j’ai dit seulement quelques vérités dures :

Qu’il était un cafard, un...

MOLIÈRE.

Mais y penses-tu ?

Un homme qui peut nuire ! et qu’a-t-il répondu ?

LAFORÊT.

Mais rien, il a semblé faire la sourde oreille.

MOLIÈRE.

Va, c’est ma chère enfant le lion qui sommeille.

 

 

Scène IX

 

MOLIÈRE, LAFORÊT, NINON, écoutant sans se montrer

 

LAFORÊT.

Mon cher maître, je crains de vous avoir fait tort.

MOLIÈRE.

Pourquoi ? N’ai-je pas dit que jusques à la mort,

J’attaquerais de front et le crime et le vice ?

C’est une tâche, un but qu’il faut que je remplisse.

Je méprise et je hais tous ces lâches censeurs

Qui du siècle voulant corriger les erreurs,

Mettent leur livre au jour et se cachent dans l’ombre ;

Moi, je brave les sots sans respect pour le nombre ;

Je critique, censure, et ne tremble jamais

Devant ceux dont j’offris les fidèles portraits.

Aussi ce Saint-Alban par sa sainte présence

N’a pu m’intimider, me contraindre au silence.

Il peut faire arrêter Tartuffe et son auteur,

Mais il ne changera ni mes vœux ni mon cœur.

Qu’il soit absent, présent, je redirai sans cesse,

« Le Tartuffe est de moi, je suis fier de ma pièce. »

Il n’est pas un seul trait, un seul vers, un seul mot

Que je veuille en ôter. C’est un auteur bien sot

Que celui qui craignant tel parti qui le blâme,

Sacrifie en tremblant une sage épigramme,

Et qui se ravalant pour plaire à tel seigneur,

Fait d’un tableau brillant, un portrait sans couleur.

Je n’imiterai pas ces coupables faiblesses ;

Je veux de vrais succès et non pas des caresses.

J’ai besoin d’un grand nom, je n’ai pas besoin d’or :

L’estime du public, voilà mon seul trésor ;

Et je saurai toujours sans basse complaisance

Peindre ce que je vois, dire ce que je pense...

Si mon siècle me blâme et craint la vérité,

J’aurai du moins écrit pour la postérité.

NINON, accourant à Molière.

Molière !

LAFORÊT.

Mon cher maître !

MOLIÈRE, à part.

Eh quoi Ninon !...

Haut.

Madame

Vous m’avez entendu ?...

NINON.

De cœur, d’esprit, et d’âme...

Et je m’en applaudis : Oui, mon illustre ami,

Entre mes plus beaux jours, je compte celui-ci.

Quel feu dans vos discours ! quelle noble énergie !

Que j’ai bien reconnu l’accent du vrai génie !

J’ai reconnu surtout l’auteur indépendant

Qui prend la vérité pour seul frein du talent.

Quelques soient vos succès, trop peu l’on vous renomme ;

Vous pensez, vous parlez, ami, comme un grand homme.

MOLIÈRE.

Madame...

LAFORÊT.

C’est le nom qu’un jour il obtiendra ;

Il l’aura mérité, chacun en conviendra.

NINON.

Mais revenons, Molière, à la raison subite

Qui m’a fait désirer ici voire visite.

Car vous avez reçu mon billet.

MOLIÈRE.

Oui Ninon,

Et je le garderai...

NINON.

Le garder !

MOLIÈRE.

Pour raison.

NINON.

C’est un mot.

MOLIÈRE.

Il est vrai, mais ce mot est aimable.

Vos yeux et votre esprit ont un pouvoir semblable ;

Un regard peint l’amour, un mot peint l’amitié.

NINON, souriant.

Le plus sûr est le mot... Si je vous ai prié

De venir en ces lieux, vous doutez-vous, Molière,

De mon secret motif ?

MOLIÈRE.

Non.

NINON.

Vous êtes sincère ?

MOLIÈRE.

Comme vous quelquefois.

NINON, souriant.

Je vous entends, Monsieur,

Puisqu’on ne peut jouer aujourd’hui l’Imposteur,

Grâce à ce Saint-Alban, cagot et ridicule.

Vengez-vous.

MOLIÈRE.

Eh comment ?

NINON.

Sans crainte et sans scrupule

Venez lire ce soir votre ouvrage chez moi.

MOLIÈRE.

Volontiers.

NINON.

Mon ami, dites ? de bonne foi

Cela vous fâche-t-il ?

MOLIÈRE.

Eh pourquoi, je vous prie ?

De lire chez Ninon, moi je me glorifie.

NINON.

Vous êtes trop aimable... Alors avec raison

J’ai mandé pour ce soir quelques gens du bon ton,

Des amateurs et même... Il faut que je vous laisse

Deviner quels amis entendront votre pièce.

MOLIÈRE.

Monsieur le Prince.

NINON.

Oh ! Oui, le Prince à vos talents

Rend justice, et lui seul impose aux médisants.

Ensuite...

MOLIÈRE.

Sévigné, La Châtre.

NINON.

Non.

MOLIÈRE.

Chapelle.

NINON.

Oui, poursuivez.

MOLIÈRE.

Encor !

NINON.

L’assemblée est très belle ;

Devinez.

MOLIÈRE.

Je ne puis.

NINON.

Vous y verrez, ami,

L’enfant qu’avec orgueil Melpomène a nourri.

MOLIÈRE.

Corneille !

NINON.

Et l’autre fils qui moins hardi, plus tendre,

Aux succès de Corneille un jour pourra prétendre.

MOLIÈRE.

Racine !

NINON.

Un auteur froid, satyrique, malin,

Mais homme plein d’esprit, et du goût le plus fin.

MOLIÈRE.

Boileau !... Ciel !... Mais.

NINON.

Enfin cet auteur que l’on nomme

Pour sa simplicité, sa candeur, un Bonhomme ;

Mais, qui par une fable, apprend la vérité,

Et dans une fourmi, nous peint l’humanité.

LAFORÊT.

La Fontaine.

MOLIÈRE.

Ninon, devant tous ces modèles

Vous voulez que ce soir...

NINON.

Mais les Muses entr’elles

Ne doivent pas trembler.

MOLIÈRE.

Ces Sœurs-là me font peur :

Chez elles bien souvent l’esprit, fait tort au cœur.

Et Corneille...

NINON.

Sans vous n’aimerait pas Thalie.

MOLIÈRE.

Mais l’élégant Racine...

NINON.

Aime la comédie

D’un style naturel, donc la vôtre lui plaît.

MOLIÈRE.

Boileau va censurer plan, scènes et sujet ;

Il dira : « Tout est mal, la pièce est détestable,

« Le caractère est faux, l’intrigue misérable. »

NINON.

Boileau vous a jugé digne de ses avis,

Peut-il vous critiquer ? Vous les avez suivis.

La Fontaine ! Pour lui vous ne le craignez guère,

Ami de la nature, il doit chérir Molière...

Allons, remettez-vous d’une vaine terreur,

Et venez recevoir un suffrage flatteur.

Aujourd’hui l’intérêt, l’amitié, la vengeance

Doivent vous décider à cette complaisance.

MOLIÈRE.

L’amitié me suffit : ce motif est de tous,

Celui qui me paraît le plus fort, le plus doux.

Obéir à Ninon, c’est chercher à lui plaire,

Lui plaire c’est remplir le désir de la terre.

Ainsi compter sur moi, je vais de cet écrit

Apporter à l’instant chez vous le manuscrit.

Je suis moins inquiet du succès de l’ouvrage ;

Car lire devant vous, déjà c’est un suffrage.

LAFORÊT.

L’ouvrage est admirable... Il vous plaira, je crois.

Nous l’avons corrigé tous deux plus de vingt fois.

Molière et Laforêt sortent.

 

 

Scène X

 

NINON, seule

 

Eh ! Comment pour ami ne pas garder Molière ?

Mon orgueil en jouit et mon âme en est fière.

Oui, ma tranquillité dépend de son repos.

Je méprise avec lui, les envieux, les sots :

Avec lui je rirai constamment de leur haine.

Je lui dirai toujours : « Livre les à la scène.

« Rends-nous de leurs travers confidents et témoins ;

« Ils t’aimeraient bien plus s’ils te redoutaient moins.

« Ne les épargne pas, ils sont nés pour te craindre :

« Tu sauras les punir quand tu voudras les peindre. »

Voici Chapelle... Eh bien !

 

 

Scène XI

 

NINON, CHAPELLE

 

CHAPELLE.

Tous vos amis viendront ;

À des ordres si doux, Madame, ils se rendront...

Vous verrez tout à l’heure et Racine et Corneille.

NINON.

Le Grand Condé.

CHAPELLE.

Boileau, La Fontaine.

NINON.

À merveille.

Quand Molière nous lit un chef-d’œuvre nouveau,

Ah ! le cercle jamais ne peut être assez beau.

J’aime des vrais talents l’élite réunie,

Car le génie est fait pour juger le génie.

CHAPELLE, lui remettant un billet.

Chaulieu seul ne pourra venir au rendez-vous ;

Ce billet...

NINON.

Quelque belle aura le pas sur nous...

CHAPELLE.

Voyez...

NINON lit.

« Belle Ninon, une goutte ennemie

« Enchaîne mes membres perdus ;

« Je vois mal, je ne marche plus ;

« Toute la nuit je veille, et tout le jour je crie :

« Mais quoique ma douleur me laisse peu d’espoir,

« Le chagrin de ne pas vous voir

« Est ma plus grande maladie.

« Être au milieu de mes amis,

« Voir Ninon, entendre Molière,

« Était le Paradis sur terre :

« Ce bonheur ne m’est pas permis.

« Je le perds, plaignez mes disgrâces ;

« Du destin je maudis les lois ;

« C’est trop souffrir que de perdre à-la-fois

« L’amitié, l’esprit...

CHAPELLE.

Et les grâces. »

NINON.

S’il est malade, au moins son esprit ne l’est pas.

CHAPELLE.

Quel esprit le serait pour chanter vos appas ?

NINON.

J’entends quelqu’un.

 

 

Scène XII

 

NINON, CHAPELLE, CORNEILLE, RACINE, LA FONTAINE, BOILEAU

 

NINON.

C’est vous Corneille, La Fontaine,

Boileau, Racine, ah bien !

CORNEILLE.

Aux ordres d’une Reine...

NINON, sortant.

Les Rois manquent souvent.

LA FONTAINE.

Nous Rois...

NINON.

Par le talent.

LA FONTAINE.

Je n’ai que des troupeaux dans mon Gouvernement...

BOILEAU.

Et tu les mènes bien.

NINON.

En attendant Molière,

Le Prince de Condé qui ne tarderont guère,

Dites-moi la Chronique : avez-vous aujourd’hui

Dans Paris entendu quelque nouvelle ?

RACINE.

Oui,

Les honneurs qu’à la Cour obtint le grand Corneille.

NINON.

Est-ce une pension, rente, ou faveur pareille ?

RACINE.

C’est plus cent fois.

LA FONTAINE.

Quoi donc ?

NINON.

Expliquez-vous ? parlez ?

RACINE.

Seigneurs et courtisans s’étaient tous rassemblés

Pour entendre le Cid : même de sa présence

Le Monarque honorait cette assemblée immense

Après une grande heure et d’attente et d’ennui,

On demanda Corneille ; il ne manquait que lui :

On murmure tout haut : Corneille arrive, passe,

Et sans le saluer chacun reste à sa place.

Il s’approche du Roi ; Louis à son aspect

Se lève, et devant lui s’incline avec respect.

La Cour l’imite ; alors, quoique sans diadème,

Corneille paraissait plus Roi que le Roi même.

CHAPELLE.

Ah ! Que ce trait est beau ! Messieurs les courtisans,

Vous apprendrez qu’il faut honorer les talents,

Et vous serez moins fiers.

RACINE.

L’anecdote est certaine

Car j’étais spectateur.

NINON.

Dites-moi, La Fontaine ?

Celle qui court sur vous et dont l’on a tant ri.

LA FONTAINE.

Laquelle ?

NINON.

Ce voyage à Château-Thierry.

CORNEILLE.

Oui, voulant rétablir la paix dans son ménage

Pour aller voir sa femme, il fait un long voyage,

Revient sans l’avoir vue. As-tu rempli ton but ?

Lui dit-on. – Non vraiment, elle était au Salut.

LA FONTAINE.

J’avais garde vraiment de déranger ma femme,

Elle avait tant besoin de prier pour son âme !

NINON.

Racine ; vos débats avec le cher Boileau

Sont-ils finis ?

RACINE.

Toujours mon courroux est nouveau.

Sans nul ménagement, sans cesse il me critique ;

De trouver des défauts, on dirait qu’il se pique.

Lorsque de mon rival ! Je me crois délivré,

Il me dit aussitôt du ton d’un inspiré :

« Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage, »

J’ai toujours ses conseils et jamais son suffrage.

BOILEAU.

Racine, vous croyez mes avis indiscrets.

Je vous critique avant, pour vous louer après.

La gloire sans effort est un bien périssable :

Il faut la mériter quand on la veut durable.

Les succès usurpés n’ont jamais qu’un moment.

Les efforts concertés peuvent pour un instant

D’un peuple enthousiaste égarer le suffrage,

Mais bientôt du bon goût le temps vengeant l’outrage,

Vient livrer à l’oubli la médiocrité.

L’intrigue lutte en vain, de la postérité

Le jour s’élève, luit ; l’ombre pâlit, s’efface,

Le fantôme s’éclipse, et tout reprend sa place.

 

 

Scène XIII

 

NINON, CHAPELLE, CORNEILLE, RACINE, LA FONTAINE, BOILEAU, LE PRINCE DE CONDÉ[1], LAFORÊT se cache derrière Ninon, tenant une lettre à la main

 

LE VALET.

Le Prince de Condé.

TOUS.

Monseigneur...

LE PRINCE.

Mes amis,

Il est bien doux pour moi de me trouver admis

Dans le cercle brillant des grâces, du génie.

NINON.

Prince, et de la valeur ; car la France est remplie

Du bruit de vos exploits.

LE PRINCE.

Cessez de m’en parler.

La guerre est un fléau ; Messieurs, la rappeler

C’est m’offrir, je l’avoue, un souvenir pénible.

Plus je montre au combat, un cœur froid, inflexible,

Plus, après le triomphe, un sentiment secret

M’entraîne à la douleur et me livre au regret.

Je m’éloigne, et reviens dans le sein de nos villes

Couler des jours plus purs, moins brillants, plus tranquilles ;

Je rends enfin le calme à mon cœur agité,

Et je jouis des arts auprès de la beauté.

Mais où donc est Molière !

NINON, voyant Laforêt.

Eh ! Voilà sa servante.

Que fais-tu là ?

LAFORÊT.

Mais rien ; j’étais impatiente...

NINON.

Que veux-tu ?

LAFORÊT, tout bas à Ninon.

J’attendais Madame que par ici

Vous regardiez : mon maître a ben plus de souci.

J’crois qu’il ne viendra pas.

NINON.

Ciel ! Que viens-tu me dire ?

LAFORÊT, bas.

Monsieur le Président lui défend de vous lire

Tartuffe.

NINON.

Quoi ! Molière à cet ordre a cédé !

LAFORÊT, bas.

J’ n’en sais rien ; mais ce s’rait, y m’ semble ben hasardé

De vouloir se moquer d’un’ menace aussi claire :

Il ne m’a pas encor consulté dans s’ t’affaire.

LE PRINCE.

Quoi ! Molière pourrait lâchement effrayé ?...

CORNEILLE.

Que Molière par vous soit mieux apprécié !

De céder à la peur son âme est incapable.

RACINE.

Il ne doit pas garder un silence coupable.

NINON.

Moi, je gage, écartant un injuste soupçon,

Qu’il lira le Tartuffe.

Molière paraît.

 

 

Scène XIV

 

NINON, CHAPELLE, CORNEILLE, RACINE, LA FONTAINE, BOILEAU, LE PRINCE DE CONDÉ, LAFORÊT, MOLIÈRE

 

MOLIÈRE.

Et vous avez raison.

Prince... C’est bien assez qu’une défense expresse

Sans cause, sans motif, ait arrêté ma pièce,

Qu’on m’ait injustement dépouillé de mes droits !

Un hypocrite encor veut étouffer ma voix !

Non.

NINON.

J’étais sûre, moi, de connaître Molière.

LAFORÊT, à part.

Nous avons toujours eu beaucoup de caractère.

NINON.

Allons, plaçons-nous tous.[2]

LAFORÊT, à part.

V’là vraiment un tableau

Dont un peintre pourrait honorer son pinceau.

Se plaçant derrière Molière.

Moi, je me tiendrai là, d’abord pour mieux entendre ;

Puis, si vous lisez mal, je pourrai vous reprendre.

MOLIÈRE lit.

« Le Tartuffe, comédie en cinq actes et en vers. »

Saint-Alban paraît.

 

 

Scène XV

 

NINON, CHAPELLE, CORNEILLE, RACINE, LA FONTAINE, BOILEAU, LE PRINCE DE CONDÉ, LAFORÊT, MOLIÈRE, SAINT-ALBAN au fond de la scène

 

SAINT-ALBAN, à part.

Comment ?... Il va lire !... Ah ! Je viens fort à propos.

MOLIÈRE.

Avant de commencer, je vais en peu de mots

Exposer à vos yeux le but de cet ouvrage.

D’un habile imposteur je veux peindre l’image.

LAFORÊT, bas à Molière.

Saint-Alban nous écoute...

MOLIÈRE, bas.

Il nous écoute, bon...

Haut et se levant.

Le héros de ma pièce a les airs et le ton

D’un fourbe consommé, d’un adroit hypocrite,

Vainement on le craint, on le fuit, on l’évite ;

De se trouver partout, il a plus d’un moyen.

Il pense toujours mal, il parle toujours bien.

Il ment par piété, nous trompe en conscience,

Et sans jamais donner, prêche la bienfaisance.

Pour lui, feindre est un art, et nuire est un besoin.

SAINT-ALBAN, se montrant.

Me voilà...

NINON.

Quoi ?

SAINT-ALBAN, à part.

Messieurs, vous me croyiez bien loin.

NINON.

Vous êtes dans l’erreur : nous pensions au contraire

Que nous allions vous voir.

SAINT-ALBAN, à part.

Cette épigramme est claire.

LE PRINCE.

Asseyez-vous.

NINON, bas au Prince.

De lui rions tous un moment.

SAINT-ALBAN, bas au Prince.

Prince, vous écoutez un ouvrage imprudent

Qui ne paraîtra pas, que le Roi va défendre.

NINON.

Nous devons d’autant plus désirer de l’entendre.

SAINT-ALBAN, bas au Prince.

Si par hasard au Roi ce vœu semble indiscret !

LE PRINCE.

Avez-vous sur ce point reçu ?...

SAINT-ALBAN.

L’ordre est secret.

LE PRINCE.

Eh bien, n’en parlez plus.

SAINT-ALBAN.

Sans parler davantage

De défense, parlons du sujet de l’ouvrage.

Voilà des gens de goût, des auteurs bien connus

Dont on cite en tous lieux les talents, les vertus.

Je veux m’en rapporter à leur docte suffrage...

Corneille, convenez qu’un pareil personnage...

CORNEILLE.

Est bas et vil...

SAINT-ALBAN, riant.

Eh bien ?

CORNEILLE.

Mais plein de vérité.

SAINT-ALBAN.

Comment ?

CORNEILLE.

C’est le fléau de la société...

S’il n’eut par ses défauts dégradé Melpomène,

Avant Molière, moi, je l’eusse mis en scène.

SAINT-ALBAN.

Il est fou ! Vous Boileau, dont j’aime la raison

Qui n’avez jusqu’ici rien pu trouver de bon...

Convenez que la pièce est au moins détestable.

BOILEAU.

Mais La Fontaine hier m’a dit certaine fable

Qui pourra réunir les avis sur ce point.

Bonhomme, dis-nous là.

LA FONTAINE.

Je ne m’en souviens point.

SAINT-ALBAN.

Bon.

CHAPELLE.

Je la sais.

SAINT-ALBAN.

Messieurs...

LE PRINCE, avec humeur.

Ferez-vous donc silence ?

SAINT-ALBAN.

Prince, soyez certain de mon obéissance.

CHAPELLE.

Le Serpent et la Lime.

On conte qu’un serpent voisin d’un horloger,
(C’était pour l’horloger, un mauvais voisinage)
Entra dans sa boutique, et cherchant à manger
N’y rencontra pour tout potage
Qu’une lime d’acier qu’il se mit à ronger.
Cette lime lui dit, sans se mettre en colère :
Pauvre ignorant, eh ! Que prétends-tu faire ?
Tu te prends à plus fort que toi ;
Petit serpent à tête folle,
Tu ne peux emporter de moi
Seulement le quart d’une obole
Tu le romprais toutes les dents,
Je ne crains que celles du temps.
Ceci s’adresse à vous, esprits du dernier ordre
Qui sur gens à talents cherchez toujours à mordre ;
Vous vous tourmentez vainement :
Croyez-vous que vos dents impriment leurs outrages
Sur tant de beaux ouvrages ?
Ils sont pour vous d’airain, d’acier, de diamant.

SAINT-ALBAN.

Bah ! bah...

 

 

Scène XVI

 

NINON, CHAPELLE, CORNEILLE, RACINE, LA FONTAINE, BOILEAU, LE PRINCE DE CONDÉ, LAFORÊT, MOLIÈRE, SAINT-ALBAN, UN PAGE, UN VALET

 

UN VALET.

Monsieur Molière, un page vous demande.

UN PAGE.

J’arrive de Lille.

SAINT-ALBAN, riant.

Oui, voyez ce qu’on vous mande.

UN PAGE.

L’ordre doit concerner une pièce.

SAINT-ALBAN.

Ah ! J’entends...

La défense... Mon cher, vous arrivez à temps.

TOUS.

Lisez...

NINON.

De cet écrit quelle est la signature ?

MOLIÈRE lit.

Signé Louis.

À Ninon.

Lisez, ce grand nom me rassure.

SAINT-ALBAN.

Daignez lire vous-même adorable Ninon !

NINON, prenant la lettre.

Je tremble...

MOLIÈRE.

Et moi j’attends sans nulle émotion.

NINON.

« Après avoir lu attentivement la comédie du Tartuffe, après avoir pesé les réflexions le notre premier Président qui nous peint cette pièce comme attaquant les meurs la religion, et renfermant des personnalités ; nous avons trouvé que ce chef-d’œuvre ne pouvait offenser que les hypocrites ; or, nous permettons, même nous ordonnons qu’on la représente dans toutes les villes de la France. »

MOLIÈRE.

Ô mon roi, je dois tout à la justice extrême !

LE PRINCE.

Honorer le talent, c’est s’honorer soi-même.

Cet acte généreux vaut mieux que cent exploits ;

Le triomphe des arts fait la gloire des Rois.

CORNEILLE.

Le Prince, par l’effet de cet ordre propice,

Nous récompense tous en vous rendant justice.

NINON.

La lecture à présent serait de trop, je crois.

MOLIÈRE.

Laforêt, mon enfant, cours, cours vile chez moi.

Que dans tous les quartiers, les carrefours, les rues,

Dix mille affiches soient à l’instant répandues...

Pour annoncer enfin au public de Paris

Qu’on jouera le Tartuffe.

NINON.

Il sera bien surpris.

SAINT-ALBAN.

Comment faire à présent !...

UN SEIGNEUR.

La probité vous laisse

Un excellent moyen, faites tomber la pièce.

LAFORÊT.

Moi j’ vais au paradis, si j’ vois queuqu’censeur

Je crierai, mais ben haut : À bas le cabaleur.

Et s’il redouble encor, moi j’agirai de sorte

Que le public se lève et lui crie : À la porte.

NINON.

Molière, à ce succès nous applaudissons tous ;

Votre triomphe est même un triomphe pour nous.

Mais au sein du bonheur, au comble de la gloire,

De vos amis, de moi, conservez la mémoire.

Que l’esprit, la valeur, viennent dans ce Salon

Retrouver quelquefois Molière chez Ninon.


[1] Les deux Seigneurs qui ont paru dans les premières scènes, entrent avec le Prince de Condé.

[2] Les acteurs se placent dans l’ordre du tableau de Monsieur Monsiau.

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