Marie Michon (Adolphe DE LEUVEN - Louis-Émile VANDERBURCH)

Comédie-vaudeville en deux actes, tirée de la seconde partie des Mousquetaires, d’Alexandre Dumas.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 11 mars 1846.

 

Personnages

 

LE DUC DE BEAUFORT

MONSIEUR DE CHAVIGNY, gouverneur de Vincennes

LARAMÉE, sergent, préposé à la garde du duc de Beaufort

GRIMAUD

MARTEAU, tenant l’auberge du Chapeau-Rouge, à Vincennes

PLANCHET, son garçon de cave

NOIRMONT, maître d’hôtel du duc

DEUX SOUS-OFFICIERS de la garnison de Vincennes

MARIE

SOLDATS

 

La scène est à Vincennes, en décembre 1643. Premier acte, dans l’hôtellerie du Chapeau-Rouge. Deuxième acte, dans un appartement du donjon.

 

 

ACTE I

 

Une salle d’auberge. Porte d’entrée et fenêtre au fond, à droite. Portes latérales, dont l’une, à droite, donnant dans la chambre de Marteau ; l’autre, à gauche, donnant dans l’intérieur. Une sortie au troisième plan de droite. Une table à gauche, deuxième plan. Une autre table à droite, premier plan. Tabourets, etc. Une lanterne accrochée sur l’un des côtés, à droite.

 

 

Scène première

 

MARTEAU, PLANCHET, GARDES du château de Vincennes, assis à la table de gauche et buvant

 

CHŒUR.

Air de M. Henri Potier.

À boire, à boire, et du meilleur !
À la santé de monseigneur !
Le Chapeau-Rouge est sans égal
On peut y faire bacchanal !
Buvons !... Il faut boire
À la gloire
De monseigneur le cardinal !
C’est lui qui solde le régal !
Vive monsieur le cardinal !

UN SOLDAT.

Du vin, père Marteau !

MARTEAU, allant et venant.

Voilà, messieurs !...

UN AUTRE SOLDAT.

À la cave, Planchet !

MARTEAU.

Alerte donc ! petit Planchet, à boire à messieurs les gardes du château de Vincennes !... Palsambleu ! mes braves, si vous le permettez, je me joindrai à vous pour porter la santé de notre gracieux cardinal-ministre... et aussi celle d’un illustre prisonnier, de monseigneur le duc de Beaufort... qui va, dit-on, être transféré de la Bastille au donjon de Vincennes.

TOUS, buvant.

Au duc de Beaufort !

MARTEAU.

Oui, à sa prospérité... intérieure !... Puisse la forteresse de Vincennes le posséder longtemps, pour le repos de Son Éminence et pour mon auberge !

LE PREMIER SOLDAT.

Le fait est, père Marteau, que ce sera une fameuse aubaine pour votre cabaret du Chapeau-Rouge.

MARTEAU.

Je crois bien... D’abord, vu l’importance du prisonnier nouveau, la garde sera doublée... Et puis, les belles dames de Paris n’allaient-elles pas en foule, sous les tourelles de la Bastille, regarder la croisée de l’auguste captif, le roi des Halles, comme on l’appelle ?...Eh bien ! elles viendront dans mon établissement, guetter, de cette fenêtre, le beau prisonnier à sa lucarne... Ça leur sera plus commode, et, corbœuf ! ma fortune est faite !

 

 

Scène II

 

MARTEAU, PLANCHET, GARDES, GRIMAUD, en costume de voyage, demi-bourgeois, demi-militaire, avec une large ceinture de cuir

 

Grimaud entre, son chapeau sur la tête, sans saluer, regarde à droite et à gauche, et s’assied à la table de droite.

MARTEAU, le regardant.

Tiens ! quelle est donc cette espèce d’original, qui s’assoit là-bas, sans rien dire ?... Son bagage est bien mince et sa mine bien renfrognée.

S’approchant de Grimaud.

Camarade, désirez-vous quelque chose ?

GRIMAUD, très calme.

Boire.

MARTEAU.

Et que voulez-vous boire ?...

GRIMAUD.

Vin.

MARTEAU.

Ça se comprend ; et duquel ?...

GRIMAUD.

Bon.

MARTEAU.

Je n’en ai pas d’autre... Mais quelle couleur ?...

GRIMAUD.

Blanc.

MARTEAU, allant chercher une bouteille et un verre qu’il trouve dans une armoire, au fond.

Du chablis, j’en ai d’excellent qui me vient... de Nanterre... Et avec cela, vous prendrez bien quelque chose ?

GRIMAUD.

Pain !

MARTEAU.

Et avec le pain ?

GRIMAUD.

Porc.

MARTEAU.

Comment vous le faut-il ?

GRIMAUD.

Frais.

MARTEAU.

De sorte que vous ne désirez pas autre chose ?

GRIMAUD.

Non !

MARTEAU, revenant vers les soldats.

En voilà un olibrius en manière d’ours !... On ne l’accusera pas d’abuser de sa langue, toujours !...

Appelant.

Planchet ! servez monsieur !

PLANCHET, entrant.

Tout de suite, bourgeois.

MARTEAU.

Et ne vous amusez pas à babiller avec lui !

PLANCHET.

Non, bourgeois.

Il sert Grimaud, qui reste silencieux.

PREMIER SOLDAT.

Allons, père Marteau, encore une bouteille !

DEUXIÈME SOLDAT.

Du même... mais qu’il soit meilleur !

REPRISE DU CHŒUR.

À boire, à boire, et du meilleur ! etc.

 

 

Scène III

 

MARTEAU, GARDES, GRIMAUD, MONSIEUR DE CHAVIGNY, LARAMÉE

 

CHAVIGNY.

Ah ! ah ! voilà des gaillards qui ne vont pas mal !

TOUS, se levant et portant la main au chapeau.

Le commandant !

MARTEAU.

Monsieur de Chavigny !... Monsieur le gouverneur de Vincennes dans mon auberge !... Quel honneur !

CHAVIGNY.

Bonsoir, messieurs... Il paraît que cette buvette est votre rendez-vous ordinaire ?

LARAMÉE.

Le vin y est agréable, mon commandant... Il ne regimbe pas trop quand on le boit... Et lorsqu’on a passé la journée l’arme au bras devant une porte de prison, il fait bon se reposer et s’humecter avec le jus de Bacchus.

CHAVIGNY, aux soldats qui se tiennent debout.

Ne vous dérangez pas, messieurs... restez, restez !...

Les soldats se rassoient. À Laramée.

Je n’en parle pas à titre de reproche, sergent Laramée... Je ne suis pas de ces gouverneurs de citadelle durs au service... Je suis affable et tolérant ; mais je fusillerais comme un lapin celui qui aurait des accointances suspectes avec un de mes prisonniers.

LARAMÉE.

Vous remarquerez, commandant, que cet estimable cabaret a l’avantage d’être situé précisément en face du donjon... si bien, qu’il se trouve être à la fois un lieu de plaisir et un poste d’observation.

CHAVIGNY.

C’est justement pour cela que je m’y transporte de ma propre personne, sergent Laramée... Je viens voir si, de cette croisée qui regarde la tour, on ne peut pas faire quelques signaux.

MARTEAU, vivement.

Oh ! jamais, jamais, monsieur le gouverneur !

CHAVIGNY.

Silence ! aubergiste... Oui...

Regardant par la fenêtre.

on découvre fort distinctement la lucarne qui éclaire la chambre où nous allons loger, aux frais de Sa Majesté, monsieur de Beaufort... Mais, après tout, il n’y a pas de mal... quand même on apercevrait, par-ci par-là, le bout du nez de monsieur le duc, cela suffira pour prouver qu’il est vivant, et que nous ne l’empoisonnons pas... Ah ! c’est que l’on a osé prêter ces intentions au gouverneur de la Bastille... Les malcontents en faisaient courir le bruit dans le quartier des Halles.

LARAMÉE.

Oh ! commandant, le populaire ne se permettrait pas une pareille inculpation à l’endroit de la cuisine de notre forteresse... On sait qu’à Vincennes les prisonniers sont alimentés très sainement, très substantiellement.

Air : De sommeiller encor, ma chère.

J’en puis répondre, car je goûte
À tous les plats qu’on leur sert...

CHAVIGNY.

C’est fort bien ;
Et même, sergent, l’on ajoute
Qu’après eux vous n’y laissez rien...

LARAMÉE.

C’est par dévouement...

CHAVIGNY.

Je le pense...

LARAMÉE.

À la patrie...

MARTEAU, à part, montrant Laramée.

À son ventre, oui-da !...
Aujourd’hui, notre bonne France
Compte beaucoup de ces dévouements-là !

LARAMÉE.

Commandant, oserais-je vous adresser une petite question ?

CHAVIGNY.

Je vous octroie cette grâce, sergent... J’aime à encourager les subalternes, quand ils remplissent convenablement leurs devoirs.

LARAMÉE.

Monsieur de Beaufort est donc bien coupable envers la reine-mère et monsieur le cardinal, pour qu’on le garde avec tant de précaution ?... Un prince de la famille royale, un petit-fils de Henri IV...

CHAVIGNY.

Sergent Laramée, vous touchez là à une question d’État... Il ne faut pas mettre le doigt entre une porte de prison et un premier ministre... Je veux bien vous dire, en passant, que monsieur de Beaufort, tout petit-fils qu’il soit du grand Henri, est le chef de la Fronde, l’ennemi de la régente, l’ami du peuple, la terreur de monsieur de Mazarin, dont il a, dit-on, menacé la puissance et la vie... Et tout serait perdu, s’il venait jamais à s’échapper !

LARAMÉE.

Vous croyez que la France serait perdue si elle changeait de premier ministre ?

CHAVIGNY.

Elle s’en relèverait peut-être... mais, à coup sûr, elle souffrirait cruellement... dans ma personne, vu que j’y perdrais ma place.

LARAMÉE.

Et moi la mienne... Vous avez raison, commandant, la France serait gravement compromise.

CHAVIGNY.

Aussi allons-nous déployer la plus active surveillance...

À Marteau.

Approche, aubergiste...

MARTEAU, s’avançant avec respect.

Monseigneur...

CHAVIGNY.

Écoute-moi bien... Maintenant, ton auberge sera close chaque soir, à huit heures !...

MARTEAU, se récriant.

À huit heures !...

CHAVIGNY.

Je le veux... De plus, tu ne loueras ici aucune chambre sans mon autorisation préalable...

MARTEAU.

Mais, monseigneur...

CHAVIGNY.

C’est mon ordre... Et si le moindre signal partait de tes fenêtres, elles seraient murées à l’instant même.

MARTEAU.

Miséricorde !...

Il remonte.

CHAVIGNY.

À propos, sergent, j’attends un homme qui doit vous venir en aide dans vos fonctions, qui vont être très fatigantes... Il m’est annoncé par le secrétaire intime de Son Éminence... il aurait dû même être ici aujourd’hui...

GRIMAUD, se levant.

Présent !

LARAMÉE, étonné.

Tiens ! serait-ce toi, par hasard ?

GRIMAUD.

C’est moi.

CHAVIGNY.

Avance, que l’on te voie un peu.

GRIMAUD, s’avançant.

Voilà !

CHAVIGNY.

Qui es-tu ?

GRIMAUD.

L’homme.

CHAVIGNY.

Quel homme ?

GRIMAUD.

Attendu.

LARAMÉE.

Attendu où ?

GRIMAUD.

Ici.

CHAVIGNY.

C’est toi qui viens de la part...

GRIMAUD.

Oui.

CHAVIGNY.

La preuve ?

GRIMAUD, présentant une lettre.

Là !

CHAVIGNY.

Il a une grande sobriété de paroles ; cela parle déjà en sa faveur...

Parcourant la lettre.

« Muet » comme un poisson... sourd comme un mur... insensible comme un verrou... » Mais c’est un trésor que ce gaillard-là !... Comment te nommes-tu ?

GRIMAUD.

Grimaud.

LARAMÉE.

Nom admirable et de circonstance !

CHAVIGNY.

C’est bien... Il faut tout préparer pour l’arrivée de notre noble captif... que j’attends d’un moment à l’autre... Viens, mon garçon, je vais t’installer moi-même.

GRIMAUD.

Entendu !

CHAVIGNY.

Toujours l’œil au guet... l’oreille tendue...

GRIMAUD.

Convenu !

CHAVIGNY.

Maintenant, mon brave...

GRIMAUD.

Partons !

CHAVIGNY, l’imitant en riant.

Partons !

CHŒUR.

Air du duc d’Olonne.

À la citadelle !
Et nous allons, quel honneur !
Garder avec zèle
Un illustre et beau seigneur !

Chavigny sort. Grimaud le suit gravement, en emboîtant le pas derrière lui.

 

 

Scène IV

 

MARTEAU, LARAMÉE, SOLDATS

 

LARAMÉE, mystérieusement à Marteau.

Ce soir, après le couvre-feu, nous viendrons, avec les intimes, déguster le fameux civet que vous devez nous confectionner vous-même.

MARTEAU.

Mais la nouvelle ordonnance, sergent ?...

LARAMÉE.

C’est bon pour les croquants !...

REPRISE DU CHŒUR.

À la citadelle ! etc.

Laramée et les soldats sortent.

 

 

Scène V

 

MARTEAU, puis PLANCHET

 

MARTEAU.

Eh bien ! il est gentil monseigneur le gouverneur... Fermer à huit heures... lui demander permission de louer mes chambres... murer mes fenêtres !... Moi qui croyais que l’arrivée du nouveau prisonnier allait m’enrichir... joliment !... Heureusement, le sergent Laramée est bon diable... il est gourmand... et avec quelques bons morceaux je lui fermerai la bouche...

Appelant.

Planchet !...

Planchet entre.

Allons, mon petit, rangeons tout cela, et fermons la boutique... Voici la nuit, il ne nous viendra plus personne... mets le verrou à la porte.

PLANCHET, qui a tout fermé.

C’est fait, bourgeois.

MARTEAU.

À merveille ! garçon ; je suis content de toi... rince bien tes bouteilles, je te donnerai trois peaux de lapins pour boire...

PLANCHET.

Trois peaux de lapins !... Vive le bourgeois !

Il sort.

MARTEAU, seul.

Et moi je vais aller trousser mon lièvre... je veux que le gentil sergent s’en régale... Force poivre, c’est le fin du métier, et ça pousse au liquide...

Il va pour sortir, on frappe à la porte ; il s’arrête.

Hein ?... Il me semble que l’on a frappé...

UNE VOIX, au dehors.

Ouvrez !

MARTEAU.

La maison est fermée !

LA VOIX.

Ouvrez, vous dis-je !...

On frappe plus fort.

MARTEAU, à lui-même.

Ça m’a l’air d’une voix d’officier... Au fait, qu’est-ce que je risque ?

Il tire le verrou, entr’ouvre la porte, Noirmont la pousse et entre.

Entrez, mon capitaine.

 

 

Scène VI

 

MARTEAU, NOIRMONT, enveloppé dans un long manteau, couvert d’un chapeau à larges bords

 

NOIRMONT.

Ah ça ! vous avez bien de la peine à vous décider !

MARTEAU.

Mon officier, c’est que...

NOIRMONT.

Point d’observations... Vous êtes le maître de céans ?...

Il examine la croisée du fond.

MARTEAU.

Oui.

NOIRMONT.

Vous êtes seul ?

MARTEAU.

Comme vous voyez... Mais je ne puis recevoir personne.

NOIRMONT.

C’est bon...

Allant vers la porte.

Vous pouvez entrer, madame...

MARTEAU.

Comment ! entrer ?... Mais puisque je vous dis...

NOIRMONT.

Silence !

 

 

Scène VII

 

MARTEAU, NOIRMONT, MARIE, en costume de ville élégant, sans grand luxe

 

Marie se débarrasse d’une mante de soie qu’elle donne à Noirmont.

MARIE, avec hauteur.

Qu’est-ce donc ?... Vous avez failli me faire attendre !

NOIRMONT.

C’est monsieur l’aubergiste qui se faisait prier pour ouvrir.

MARIE, de même.

En vérité !...

Air de monsieur Adrien Boïeldieu.

Vous êtes un faquin,
Un bélître, un coquin !
Ah ! vraiment, le courroux me transporte !
Apprenez,
Retenez,
Que je veux,
En tous lieux,
Qu’à l’instant on m’ouvre chaque porte !
Que tout marche à mon gré,
Ou bientôt je saurai
Me venger sur ta sotte personne...
Sois soumis, entends-tu,
Ou bien, gros malotru,
À ma voix soudain l’on te bâtonne !...

MARTEAU, parlé.

Me bâtonner !... Ah ! par exemple !...

MARIE.

Suite de l’air.

Voilà comme je suis.
Chez toi je m’établis,
Que jamais on ne m’y fasse attendre !
Si tu n’es pas content,
Parle... et, dans un instant,
À ton auvent,
L’ami, je te fais pendre !

NOIRMONT, faisant signe à Marie de se contenir.

Madame !...

MARIE, examinant la localité.

Cette maison est à vous, bonhomme ?

MARTEAU.

Tout à fait à moi, madame.

Noirmont se tient près de la porte et fait le guet.

MARIE.

Et il y a des chambres ici... où on loge ?

MARTEAU.

Oui, madame, des chambres fort commodes même, et où l’on pourrait...

MARIE.

Eh bien ! conduisez-nous.

MARTEAU.

Mais je ne puis en louer une seule sans l’agrément de monsieur de Chavigny.

MARIE, désappointée.

Monsieur de Chavigny ?...

MARTEAU.

Le gouverneur du château-fort de Vincennes.

MARIE.

Ah ! il faut sa permission ?

MARTEAU.

C’est indispensable !

MARIE, interdite, bas à Noirmont, qui est descendu près d’elle.

Voici un obstacle que je n’avais pas prévu...

Haut, après avoir réfléchi.

Et... si l’on voulait toutes les chambres de ta bicoque ?

MARTEAU.

Je vous répète que je ne puis en louer une seule sans autorisation...

MARIE.

Mais, maître sot, si tu ne peux louer, tu peux vendre, j’imagine ?...

MARTEAU, surpris.

Comment ! vendre ?... vendre ?...

MARIE.

Sans doute... Voyons, je t’achète ta maison... combien en veux-tu ?

MARTEAU.

Mon auberge, avec l’enseigne, la batterie de cuisine, la clientèle et l’immeuble ?

MARIE.

Tout !

MARTEAU.

Allons donc !... madame veut plaisanter ?...

MARIE.

C’est très sérieux... Je paierai cher, et tu ne rencontreras jamais une occasion semblable...

MARTEAU, à part.

Ce n’est pas l’embarras... les ordres, les menaces de monsieur de Chavigny... Qui sait si d’un moment à l’autre...

MARIE.

Voyons, t’es-tu assez consulté ?

MARTEAU.

Mais il faudrait voir... faire une estimation...

MARIE.

Par ma foi, elle ne sera pas longue... et si tout cela vaut cent écus... que le diable t’emporte !...

MARTEAU, avec indignation.

Cent écus !... l’hôtellerie du Chapeau-Rouge... où monsieur le cardinal de Mazarin m’a fait l’honneur de venir en personne !...

MARIE.

C’est différent... Nous mettrons dix pistoles de plus pour l’honneur et la personne de Son Éminence.

MARTEAU.

Juste ciel ! estimer si peu un aussi grand personnage l...

MARIE.

Allons, je n’aime pas à marchander... nous te donnerons deux cents pistoles, et qu’il n’en soit plus question.

MARTEAU.

Ah ! vous m’en direz tant !...

MARIE, à Noirmont.

Payez ce coquin tout de suite.

Noirmont s’assied à la table de gauche et y dépose des rouleaux d’or.

MARTEAU, à part.

En bonne vérité, je n’en reviens pas !... je rêve... je suis somnambule !...

NOIRMONT, présentant une plume et un papier à Marteau.

Voilà !... prends et signe...

MARIE.

Un instant... Encore faut-il s’entendre... Bonhomme Marteau, n’avez-vous pas, de par le monde, une nièce, une cousine, une parente quelconque ?

MARTEAU.

Dame ! j’ai ma femme, ma chaste épouse, qui habite Noyon, et que j’adore !... du plus loin que je peux, depuis dix-huit ans...

MARIE.

Votre femme... cela ne me convient pas... N’avez-vous rien de mieux que ça ?...

MARTEAU.

Je ne connais guère qu’une nièce, du côté de ma grand’mère...

MARIE.

C’est tout ce qu’il nous faut.

MARTEAU.

Mais elle est morte depuis cinq mois.

MARIE.

N’importe, nous la ressuscitons... Comment s’appelait-elle ?

MARTEAU.

Marie Michon.

MARIE.

C’est au mieux. Justement, je m’appelle aussi Marie... Va donc pour Marie Michon !...

Montrant le papier.

Écrivons ici : « Vends et cède à Marie Michon, ma nièce, la susdite auberge... »

MARTEAU, après avoir signé.

Voilà qui est affaire faite !

NOIRMONT.

Enfin, il a signé...

MARTEAU.

Ainsi, madame... Marie Michon pourra prendre possession dans une huitaine...

MARIE.

Comment ! dans une huitaine !... Mais du tout !... Je prétends entrer en jouissance, ce soir... à l’instant !...

MARTEAU.

Bah !... dès ce soir ?...

MARIE.

Ce soir même... Vous allez me faire le plaisir de déménager !... Une voiture est là, au coin de la route de Saint-Maur... Des domestiques sont prévenus... Sûre d’avance de votre consentement, j’avais tout fait préparer... Or, on vous conduira sans débrider, jusqu’à Noyon.

MARTEAU.

Sainte Vierge !... à Noyon !... Mais, puisque c’est là justement qu’habite ma moitié !...

MARIE.

Raison de plus ; je vous réunis, charmants époux... Après une si longue séparation, il n’y a rien de si moral !...

MARTEAU.

La peste !... Vous en parlez bien à votre aise !... Me réunir à ma femme... par exemple !... jamais ! jamais !...

MARIE.

Allez prendre vos effets... Je vous donne dix minutes...

MARTEAU.

Dix minutes !...

MARIE.

Obéissez... Je vous ai payé assez cher pour cela... Maintenant, je suis ici chez moi !...

MARTEAU.

C’est juste !...

MARIE.

De quel côté sont les chambres de mon auberge ?

MARTEAU, montrant la gauche.

Là... dans ce corridor.

MARIE.

Laissez-moi !

MARTEAU, à part.

Cette femme m’impose excessivement !...

MARIE.

Allez donc !

Marteau salue et sort par la droite.

 

 

Scène VIII

 

NOIRMONT, MARIE

 

MARIE, rapidement.

Pas un moment à perdre... L’avis que j’ai reçu est certain... On doit faire entrer le duc dans cette auberge... il y restera quelques instants avant d’être conduit à la forteresse...

Montrant la table de gauche.

D’abord, dans le tiroir de cette table... vous savez...

NOIRMONT, ouvrant le tiroir.

Oui, madame.

Il le referme après y avoir déposé un pistolet.

MARIE.

Bien !... Nos hommes sont cachés ici, à côté... à l’entrée du bois... et attendent le signal convenu...

 

 

Scène IX

 

NOIRMONT, MARIE, MARTEAU

 

MARTEAU, revenant avec un petit paquet.

J’ai rassemblé toutes mes hardes... Vous voyez, madame, que j’ai fait diligence... Mais, si vous vouliez me laisser jusqu’à demain...

MARIE.

Impossible !

On frappe à la porte du fond.

NOIRMONT.

Hein ?

MARIE.

Qu’est-ce que cela ?...

LARAMÉE, au dehors.

Ouvrez ! ouvrez !

MARTEAU.

C’est le sergent Laramée... Je l’avais ma foi, oublié... Il vient souper ici avec ses amis.

NOIRMONT, à Marie.

Comment faire ?

MARIE, à Marteau.

Tu vas leur ouvrir.

MARTEAU.

Oui, mais que leur dirai-je ?

MARIE, rapidement.

Que ta nièce vient d’arriver du pays, avec des nouvelles affligeantes... Que ta femme est malade, que tu es forcé de partir sur-le-champ, que tu me cèdes ta maison... et tu me présenteras comme la nouvelle propriétaire.

LARAMÉE, en dehors.

Est-ce que tu serais couché, vieux corybante ?...

MARTEAU, à Marie, se récriant.

Tromper ainsi un sergent aux gardes et toute une escouade !...

MARIE.

Il le faut !... je le veux !...

Elle entre vivement à gauche, Noirmont la suit.

 

 

Scène X

 

MARTEAU, LARAMÉE, SOUS-OFFICIERS

 

Marteau, très embarrassé, n’ouvre la porte qu’après le premier motif du chœur, qui se reprend à l’entrée des sous-officiers.

CHŒUR.

Air de Balfe. (Quatre fils Aymon.)

Allons, allons, qu’on s’empresse !...
C’est trop nous faire languir !...
Allons, car la faim nous presse,
Il faut, il faut nous servir !

LARAMÉE.

Quoi ! faire attendre à la porte
Une escouade et son sergent !
Ah ! la fureur me transporte !

MARTEAU.

J’allais vous ouvrir à l’instant !

LARAMÉE.

Allons, vite à table !...
Et qu’un vin potable
Ajoute au fumet
De notre civet !

CHŒUR.

Allons, allons, qu’on s’empresse !... etc.

LARAMÉE.

Comment ! vieux satrape, le couvert n’est pas mis !

MARTEAU, se mettant tout à coup à pleurer et s’essuyant les yeux avec son tablier.

Ah ! sergent !... je suis bien infortuné !... c’est un coup bien cruel !...

LARAMÉE.

Qu’as-tu donc, vieux Comus ?

MARTEAU, même jeu.

Quand on ne s’y attend pas... vous comprenez... On fait des civets et on est sensible !...

LARAMÉE.

Est-ce qu’il t’est tombé une infortune quelconque ?

MARTEAU.

Pas précisément... Ma femme est très malade.

TOUS.

Sa femme !

LARAMÉE.

Ah bah !... tu possèdes une épouse ?

MARTEAU.

Que j’adore depuis dix-huit ans... à vingt-trois lieues de distance... Elle trépasse peut-être à l’heure qu’il est...

LARAMÉE.

Laisse-la faire... ne la contredis pas... et surtout, que notre civet n’en souffre point... ne verse aucun pleur... car l’eau gâterait notre sauce, et ton vin est déjà assez clair comme ça !

MARTEAU.

Hélas ! je n’ai que le temps de partir !...

TOUS.

Partir !...

MARTEAU.

Pourvu que j’arrive assez à temps, comme dit ma nièce...

LARAMÉE.

Partir !... et notre civet ?...

MARTEAU.

Le ciel y pourvoira, mes pauvres amis... Ma nièce fera de son mieux pour vous contenter...

LARAMÉE.

Quelle nièce ?

MARTEAU.

Ma nièce, Marie Michon, qui arrive du pays... qui m’a apporté cette navrante nouvelle... ma nièce, à qui je cède aujourd’hui mon Chapeau-Rouge et mon bonnet de coton...

LARAMÉE, avec colère.

Au diable le gargotier avec sa femme et sa nièce !... Nous n’avons qu’une heure à nous... voilà notre civet manqué et notre souper au diable !...

 

 

Scène XI

 

MARTEAU, LARAMÉE, MARIE, en cabaretière cossue, SOUS-OFFICIERS

 

MARIE, alerte et enjouée.

Au contraire, sergent de mon cœur !

Air : Prends garde, montagnarde. (Sirène.)

Chez moi, beau militaire,
Oui, vous plaire,
Voilà mon désir !
Mes caves
Pour des braves,
Sans entraves,
Soudain vont s’ouvrir !
Pour vous la broch’ tourn’ra,
Et boira
Qui voudra !
Celui qui n’a pas d’ça
Paiera
Quand il pourra !
Demandez,
Commandez,
À l’instant,
Gentiment,
En amis
Du logis,
Vous serez bien servis !

LARAMÉE.

Mais, par la bataille de Rocroy ! quelle est cette jolie fille ?

MARTEAU.

Pardine !... ma nièce... Marie Michon !...

MARIE.

Allons, mes officiers, que faut-il vous servir ?... Bordeaux, champagne, cent-sept-ans ?... s’il n’y en avait plus, pour vous, j’en fabriquerais plutôt moi-même... parole d’honneur !...

 

 

Scène XII

 

NOIRMONT, LARAMÉE, MARIE, MARTEAU, SOUS-OFFICIERS

 

NOIRMONT, en cuisinier étoffé, entrant par la droite.

Ça chauffe !... ça chauffe !... le lièvre va bien !

LARAMÉE.

Encore une nouvelle figure !...

MARIE.

Joli sergent, permettez-moi de vous présenter maître Jacques, mon cuisinier en chef... Vous le jugerez au feu... il vous servira un plat de son métier, et vous m’en direz de bonnes nouvelles.

LARAMÉE.

Un cuisinier !... qu’il soit le bienvenu, morbleu !...

Regardant Noirmont.

À la bonne heure !... ça vous a un air cossu... un parfum de bonne maison !... Ça n’épargne pas les épices !...

MARIE.

Il est capable de vous faire manger votre commandant à la sauce piquante !

LARAMÉE.

Fichtre !... il est pourtant diablement dur-à-cuire !...

MARIE, bas, à Marteau.

La voiture est à l’entrée du bois... sur la route de Saint-Maur... il est temps de partir...

MARTEAU, bas.

C’est juste...

Haut.

Ainsi, donc, ô mes clients, je n’ai plus qu’à vous faire mes adieux...

Se remettant à pleurer.

Ah ! parole d’honneur ! ça me fend le cœur, de quitter de si bonnes pratiques !

LARAMÉE.

Ne te gêne pas, vieux... nous ne te regretterons pas longtemps...

Regardant Marie.

Ce qui nous arrive nous fera vite oublier ce qui s’en va...

MARTEAU.

Ah ! que ces marques d’attachement m’attendrissent !

Ensemble.

Air : Adieu, mon beau navire.

Adieu, douce gargote,
Où j’ai tant fricassé !...
Je te quitte et sanglote...
Mon bon temps est passé !

TOUS.

Va, pars, chef de gargote,
De tes mets fricassés,
Et de ta gibelotte,
Nous avons bien assez !

Marie fait un signe à Noirmont qui accompagne Marteau.

 

 

Scène XIII

 

LARAMÉE, MARIE, SOLDATS, à droite et à gauche, puis NOIRMONT

 

LARAMÉE.

Vrai Dieu ! ma gentille hôtesse, voilà un changement de propriétaire qui nous va merveilleusement... Nous donnerions de grand cœur trois quarterons d’oncles comme le père Marteau pour une nièce comme celle-là !

MARIE, gaiement.

Vous n’êtes pas dégoûté, amour de sergent !... un minois de vingt-deux ans vaut mieux qu’une face de cinquante, avec une barbe grasse !

LARAMÉE, à un camarade.

Parole d’honneur ! Topineau, elle m’a déjà donné dans l’œil... c’est comme un coup de soleil !...

À Marie.

Ô délirante Marie Michon ! je ne vous cache pas que, du premier regard, vous m’avez contusionné le cœur !

MARIE, riant.

Déjà !... sergent !... Vous êtes terriblement inflammable !...

LARAMÉE, la lutinant.

Oui, oui, reine de beauté... Dans la guerre de Flandre, les Lilloises m’avaient sobriqué le tourtereau d’amour !...

MARIE.

Vraiment ?... Et moi, savez-vous comment on m’avait baptisée à Noyon ?... Marie Michon, la bonne fille.

LARAMÉE.

Bravo ! voilà comme il nous les faut !

Vieil air.

Les bonnes fill’s poussent, corbleu !
Pour le bonheur de ce bas monde.
Bon vin, bonne fille et bon feu,
Et je ris du canon qui gronde...
Honnêtes bourgeois, dépêchons :
Faites-en, faites-en de gentilles...
Sans notair’s nous les épousons,
Les bonnes filles,
Nous les aimons !

TOUS.

Honnêtes bourgeois, dépêchons, etc.

MARIE, à Noirmont qui rentre.

Allons, maître Jacques, servez à ces braves un petit verre de cent-sept-ans avant le souper, ça ouvre l’appétit... et, nous, mettons le couvert.

Elle va pour avancer la table de droite avec Planchet, qui est entré à la fin du couplet. Noirmont apporte une bouteille et verse à boire aux soldats, à la table de gauche. Ils boivent debout. Noirmont sort.

LARAMÉE.

Laissez donc cela, petite mère... est-ce que des jolies menottes comme les vôtres doivent toucher à des assiettes ?...

MARIE, aidée de Planchet, mettant toujours le couvert.

Pourquoi donc pas, sergent ?... ne faut-il pas faire son état ?...

LARAMÉE, tendrement.

Le vôtre est de plaire, ô Marie Michon !... voilà votre emploi sur ce globe terrestre.

MARIE, riant.

Est-il galant, ce tourtereau d’amour !...

LARAMÉE.

Galant au superlatif !... Sapristi !... galant comme le beau prisonnier que nous attendons... monseigneur le duc de Beaufort, qui est, on peut le dire, la fine fleur de la galanterie !...

MARIE, tout en mettant le couvert.

Oh ! ne me parlez pas de cet homme-là !... un trompeur, un séducteur... qui ne se contente pas des dames empanachées de la cour... il lui faut encore des bourgeoises, des boutiquières... jusqu’aux bouquetières du carré des Halles !... L’indigne !... il les fascine, il les accapare... Et puis, il est le parrain des enfants, par dessus le marché... il donne des dragées aux papas... et ces excellents maris parisiens gobent cela doux comme sucre !...

LARAMÉE, riant.

Eh ! eh ! eh !... le fait est que c’était un fameux séducteur !... Après ça, s’il a trompé par ci par là quelques belles beautés, il y en a une qui a bien vengé les autres...

MARIE.

Laquelle ?...

LARAMÉE.

Pardine !... la perle des duchesses... madame de Montbazon...

MARIE.

Ah !... Et qu’a-t-elle donc fait ?

LARAMÉE.

Ce qu’elle a fait, corbœuf !... un joli tour !... Jalouse comme une tigresse du beau duc, qui lançait des œillades incendiaires à madame de Chevreuse, elle l’a attiré dans son château, en lui donnant un petit rendez-vous...

MARIE.

Eh bien ? eh bien ?...

LARAMÉE.

Eh bien ! c’est là qu’il a été pincé comme au trébuchet par les mousquetaires de Son Éminence...

MARIE, vivement.

Ce n’est pas vrai !... Soupçonner la duchesse d’avoir contribué...

LARAMÉE.

Tiens donc !... une jalousie de femme !...

MARIE.

Mais c’est une horreur !... une indignité !... accuser la duchesse d’une aussi odieuse trahison !...

LARAMÉE.

Eh bien ! eh bien ! comme vous vous enflammez, sublime Marie !...

MARIE.

Ah dame ! c’est que je ne puis entendre de sang-froid calomnier ainsi une personne de mon sexe...

Air : Connaissez mieux le grand Eugène.

Et nous devons, entre nous, faibles femmes,
Nous défendre et nous soutenir !
Par des propos et des soupçons infâmes,
Pauvre duchesse, on cherche à la flétrir...
Oui, son beau nom, l’on voudrait le ternir !
À croire au mal je ne suis pas si prompte,
Et je repousse un tel manque de foi !...
Car ce serait pour mon sexe une honte,
Dont une part retomberait sur moi !

LARAMÉE, l’examinant.

Mais prend-elle feu ! prend-elle feu !

MARIE.

Oui !... vous avez raison... j’ai peut-être trop à cœur... Mais, tenez, voici le souper... Allons, mes braves, à table !

TOUS.

À table !...

On entend au dehors le bruit de soldats qui déposent les armes à terre.

CHAVIGNY, en dehors.

Restez là... et attendez mes ordres.

LARAMÉE.

Le gouverneur !

Ils se dirigent tous vers la porte.

Serait-ce notre prisonnier qui arrive ?...

MARIE, sur le devant du théâtre.

Chavigny !... Qu’il ne me voie pas !...

Elle sort vivement par la gauche.

 

 

Scène XIV

 

LARAMÉE, CHAVIGNY, SOLDATS, à la porte d’entrée, d’autres derrière la fenêtre

 

CHAVIGNY, des papiers à la main.

Alerte, messieurs, debout !... Il ne s’agit pas de souper, pour le quart d’heure.

À Laramée.

Sergent, tenez-vous à cette porte, et placez des hommes à toutes les issues. Le prisonnier va être remis entre mes mains, et, alors, j’en réponds.

LARAMÉE.

Suffit, commandant, nous sommes là... Suivez-moi, vous autres...

Ils vont pour sortir, et s’arrêtent de chaque côté de la porte, en faisant le salut militaire au duc qui entre gaiement et d’un air dégagé ; puis Laramée sort et est suivi de ses compagnons.

 

 

Scène XV

 

BEAUFORT, CHAVIGNY

 

BEAUFORT, riant.

Ah ça ! où diable me conduit-on ? Les deux Châtelets et la Bastille sont-ils si remplis, qu’il n’y ait plus de place pour les honnêtes gens ?... En est-on réduit à transformer les buvettes en prison d’État ?

CHAVIGNY, respectueusement.

Monsieur le duc, j’ai reçu des ordres et des instructions auxquels je dois me conformer aveuglément !

BEAUFORT.

Ah bah ! c’est vous, Chavigny !... Vous êtes donc gouverneur de Vincennes ?

CHAVIGNY, souriant.

Pour vous servir, monseigneur.

BEAUFORT.

C’est juste !... j’oubliais que depuis que vous avez sollicité un emploi à la cour, on vous a fait geôlier.

CHAVIGNY.

J’excuse votre mauvaise humeur, prince.

BEAUFORT.

Entre nous, cher comte, on devait mieux que cela à votre fidélité et à un protégé de madame de Montbazon.

CHAVIGNY, surpris.

Madame de Montbazon est loin de me vouloir le bien que vous supposez ; et, disgraciée elle même, elle est peu en position de jouer le rôle de protectrice.

BEAUFORT.

C’est pour rentrer en faveur, sans doute, qu’elle m’a livré si lâchement !

À part.

La perfide !... moi, qui l’aimais tant !...

Haut.

Brisons là, monsieur de Chavigny ; je suis votre prisonnier, faites votre devoir...

CHAVIGNY.

Vous ne serez mon prisonnier, monseigneur, qu’une fois entré dans la citadelle confiée à ma garde... et j’espère, foi de gentilhomme, que vous me dispenserez de ce pénible devoir.

BEAUFORT, surpris.

Expliquez-vous.

CHAVIGNY, s’approchant de la fenêtre.

Regardez ce donjon, Altesse... qu’en pensez-vous ?... Cela ne vous semble-t-il pas bien triste et bien lugubre ?

BEAUFORT, s’approchant.

Oui, vous avez raison, cette masse noirâtre est d’un aspect sinistre... Après ça, ce n’est pas plus laid que la Bastille...

CHAVIGNY.

Distinguez-vous d’ici une petite fenêtre, ou plutôt une lucarne éclairée en ce moment par une faible lumière ?

BEAUFORT.

Tout là haut ?... très bien !

CHAVIGNY.

C’est la chambre à coucher que vous destine Son Éminence.

BEAUFORT.

Ventre-saint-gris ! voilà où en sont logés les princes du sang, aujourd’hui !

CHAVIGNY.

Ajoutez que le nouveau valet de chambre que l’on vous a choisi, et qui nous est arrivé tantôt de Paris, est en tout point approprié à la tristesse silencieuse de la localité.

BEAUFORT.

Ah ça ! monsieur le gouverneur, avez-vous ordre de me contrister ainsi à l’avance par le tableau des agréments de votre séjour ?... Pour cela, corbleu ! vous n’avez qu’un mot à dire : Esclavage... cela suffit.

CHAVIGNY.

Eh bien ! monseigneur, il ne tient qu’à vous de me faire prononcer un autre mot : Liberté...

BEAUFORT.

Liberté !... Je serais libre !...

CHAVIGNY.

Bien plus, vos titres, vos honneurs vous seront rendus, avec un apanage d’un million.

BEAUFORT.

Un million !... vive Dieu ! On m’estime encore assez cher ! Pour moitié moins j’achèterais le Mazarin...Il est vrai que ce qui s’est vendu et revendu tant de fois baisse de prix.

Plus grave.

Enfin, monsieur, quelles conditions met-on à ma liberté ?

CHAVIGNY, lui remettant un papier.

Voici les propositions de monsieur le cardinal.

BEAUFORT, le prenant.

Oui : messe, mort ou Bastille, comme disait Charles IX à Henri IV, mon grand-père... Et je ferai comme Henri de Béarn, messieurs : je préférerai la prison à une lâcheté !...

Il parcourt l’écrit.

« Me retirer dans mon château de Beaufort, et ne reparaître à la cour que lorsque j’y serai rappelé... »

Riant amèrement.

Voilà ce que la reine-mère et le cardinal-ministre appellent de la clémence !...

Lisant.

« Donner avant tout ma parole de gentilhomme de ne fomenter aucun trouble, de renoncer dès ce jour à la cause du peuple !.. »

Ironiquement.

C’est de mieux en mieux !...

Lisant.

« Et avant son départ de Paris, monsieur le duc sera tenu de se montrer publiquement dans une cérémonie entre la reine-mère et Son Éminence, pour témoigner de son bon accord avec la cour et ôter par là toute espérance à la milice et à la bourgeoisie... »

Courroucé et rendant le papier à Chavigny.

Ah ! c’est trop fort !... c’est infâme !

CHAVIGNY.

Il m’est enjoint de vous accorder encore quelques instants de réflexion... Veuillez, monseigneur, reprendre cet écrit, que vous n’avez pas achevé.

BEAUFORT, toujours froidement.

C’est inutile !

Il fait quelques pas vers la droite.

CHAVIGNY, après avoir posé le papier sur la table de gauche.

Je vais donner l’ordre à votre escorte de se réunir.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XVI

 

MARIE, BEAUFORT

 

BEAUFORT, allant s’asseoir à la table de gauche.

Il faut donc que je sois tombé bien bas dans l’opinion de cet Italien, pour qu’il me croie capable de me déshonorer !

Marie, qui a entr’ouvert la porte de gauche, allonge le bras et dépose sur la table un autre papier tout ouvert, sur celui qui s’y trouve.

MARIE, à part.

Sauvé, je l’espère !

Elle disparaît.

BEAUFORT, qui n’a pas vu le mouvement de Marie.

Signer cela !... je me ferais honte à moi-même !... Allons donc !... ce Chavigny va croire que je balance !...

Il prend le papier comme pour le déchirer, et aperçoit l’autre.

Que vois-je !... Qu’est-ce cela ?...

Il lit.

« Fiez-vous à un cœur aimant... vous êtes entouré d’amis... Ouvrez le tiroir de la table qui est devant vous... vous y trouverez un pistolet ; tirez-le par la croisée, c’est le signal de votre délivrance. »

Il ouvre le tiroir et prend le pistolet.

Que croire ?... que penser ?... Mais cette écriture... ne me trompé-je pas ?... celle de la duchesse !... Oui, oui... dans la prévision que je refuserais leur traité, ils me préparent quelque trahison nouvelle... Cette arme qu’ils m’envoient... si je m’en sers... ils me feront passer pour criminel... Ainsi, mon emprisonnement inique deviendra juste et légal... Non, non !...  

Il jette le pistolet dans le tiroir de la table qu’il referme.

Ah ! des amis m’entourent !...

Élevant la voix.

Eh bien qu’il sachent, ces amis-là, que je les tiens pour des traitres !...

MARIE, qui a entr’ouvert la porte.

Ah ! malheureuse !... si je pouvais !...

CHAVIGNY, en dehors.

Suivez-moi, messieurs...

La porte du fond s’ouvre.

MARIE, disparaissant.

Trop tard !

 

 

Scène XVII

 

BEAUFORT, CHAVIGNY, GRIMAUD et LARAMÉE, au fond, SOLDATS, en dehors

 

CHAVIGNY, entrant.

Eh bien ! monseigneur, avez-vous réfléchi ?

BEAUFORT.

Une seule chose m’étonne, comte de Chavigny, c’est que, vous qui portez l’épée, vous ayez prêté la main à un acte déloyal !

CHAVIGNY.

Moi, prince !

BEAUFORT.

Assez, monsieur, assez !

CHAVIGNY, montrant Grimaud.

Voici l’homme dont je vous ai parlé et qui ne vous quittera jamais.

BEAUFORT.

De mieux en mieux !... Vous m’aviez annoncé un valet de chambre, et c’est un espion que vous me donnez... N’importe, je supporterai tout !... Je ne veux rien devoir à la trahison, de quelque côté qu’elle vienne. Vive Dieu ! ces bons Parisiens m’ont surnommé le roi des Halles, je veux leur prouver que je suis un vrai fils de France, en défendant leur cause aux dépens même de ma fortune et de ma liberté !

Air du Matelot.

Qui, moi, tromper ce bon peuple qui m’aime !
Abandonner ses droits, ses intérêts !
Fils d’Henri Quatre et roi sans diadème,
Courber le front, m’avilir... non ! jamais !
Obéissez quand votre maître ordonne ;
D’injustes fers ne sauraient me flétrir :
Que son courroux m’exile ou m’emprisonne ;
J’ose combattre et ne sais pas trahir !
Je suis soldat, je ne sais pas trahir !

Il déchire les papiers et les jette à ses pieds.

Marchons, messieurs... à Vincennes !

LARAMÉE, à lui-même, après leur sortie.

Pauvre duc !... Maintenant le diable ne le tirerait pas de notre donjon !

Il sort.

MARIE, entrant en scène.

Le diable !... mais une femme !...

 

 

ACTE II

 

Une chambre assez convenablement meublée dans le château de Vincennes. Porte d’entrée à gauche, premier plan. À droite, premier plan, une porte fermée par une courtine et donnant dans la chambre à coucher. Au fond, une croisée haute, à vitraux, avec des barreaux de fer. Une grande cheminée, au deuxième plan, à droite. À gauche de la croisée, une petite armoire. Une table, au premier plan de droite. Chaises, etc.

 

 

Scène première

 

LE DUC DE BEAUFORT

 

Au lever du rideau, on entend une marche en dehors, dans le corridor à gauche, et le pas mesuré de soldats.

CHŒUR.

Air du Roi d’Yvetot. (1er chœur du 2e acte.) 

Garde fidèle,
Soldats du roi,
Prudence et zèle
C’est notre loi.

La ronde s’éloigne.

BEAUFORT, entrant.

Encore une ronde !... Ah ça ! mais il me semble que l’on redouble de précautions aujourd’hui... Allons, gardez-moi bien, mes amis... Je suis à votre compte un objet diablement précieux... trop précieux, hélas !...

Il s’assied à droite.

Parbleu ! je ne sais pas comment font les gens qui passent huit ou dix ans en prison ; il paraît qu’ils en prennent l’habitude. Pour mon compte, je ne m’y fais pas du tout !... Cependant, si cela dure jusqu’à la majorité du roi... j’en ai pour longtemps... J’ai bien encore un espoir : la mort de cet endiablé de Mazarin !... Bast !... il est de mon âge ; et rien n’a la vie dure comme une anguille et un premier ministre !... Allons ! je suis condamné à l’obscurité, à l’oubli ! Oh ! oui, à l’oubli... car rien ne s’efface plus vite du souvenir qu’un prince sans pouvoir et malheureux... Ces femmes de cour qui m’adulaient, qui étaient toutes folles de moi, au temps de ma splendeur... où sont-elles, maintenant ?... dans les antichambres de la reine-mère, aux genoux du Mazarin !...

Il se lève.

Il en est une pourtant que j’aimais, que j’adorais... Mais tant de perfidie !... Eh ! bien, non... quand je pense à elle, quand son souvenir, qui ne m’a pas quitté un seul instant, me la retrace si noble, si belle, je ne puis croire encore... Il y a un mois, dans cette auberge, avant mon entrée à Vincennes, ce billet mystérieux, il était bien écrit par elle... et cet avertissement pour me sauver... cette tentative que j’ai repoussée... si tout cela était franc et loyal... Allons, voilà que je cherche encore à ressaisir quelque illusion pour retomber plus tristement dans la réalité !...

Il reste pensif et accablé ! On entend au loin un bruit de musique et de voix.

Qu’est-ce que cela ?... De la musique !...

Il monte sur une chaise et regarde par la croisée qu’il ouvre.

Vive Dieu ! c’est une sérénade que l’on me donne pour ma veille de Noël.

CHŒUR, en dehors.

Air.

Vive, vive Son Eminence
L’illustre duc de Mazarin !

BEAUFORT, regardant.

Madame de Cossé !... Madame de Bracieux... Ah ! l’on se souvient donc que j’existe encore !...

Il agite un mouchoir en criant.

Oui, c’est moi ! je suis vivant !...

UN SEIGNEUR, seul, en dehors.

Premier couplet.

Ce bon monsieur de Mazarin
Est un grand homme de finance...
Chacun le pen... le pen... le pense,
Chacun le pen... le pense bien !

BEAUFORT.

Dieu me pardonne !... la mazarinade à la mode !... Bravo ! mes amis !... Je vais vous répondre...

Deuxième couplet.

On voudrait voir et pour son bien,
Monter très haut Son Eminence...
Chacun le pen... le pen... le pense,
Chacun le pen... le pense bien !

Applaudissements en dehors, au bas de la croisée. Il revient en scène en riant très fort.

Ah ! ah ! ah !... C’est charmant !... Comme il faut peu de chose à un pauvre prisonnier pour le rendre à la vie !... Mais, ventre-saint-gris !... comme disait mon grand-père... je suis dans un négligé déplorable !... Songeons à un doigt de coquetterie, puisque de belles dames pensent encore à moi...

Soupirant.

Hélas ! je n’ai pas vu là ma duchesse... ma belle Montbazon... Tout est donc fini !...

Il appelle.

Holà !

On entend tirer les verrous. Laramée entre.

 

 

Scène II

 

LARAMÉE, BEAUFORT

 

LARAMÉE.

Monsieur le duc a appelé ?

BEAUFORT.

Oui... Ma toilette... et promptement

LARAMÉE.

Bah !... Monseigneur voulait, encore hier, laisser croître ses cheveux et sa barbe, se couvrir d’un sac de cendres.

BEAUFORT.

C’est possible : j’ai changé d’avis... Parce que l’on habite un château-fort, ce n’est pas une raison pour faire peur... Et dire que je n’ai pas même un valet de chambre !...

LARAMÉE.

Mais si !...Monsieur le duc en a un charmant... qu’il n’a pas encore voulu essayer.

 

 

Scène III

 

LARAMÉE, BEAUFORT, GRIMAUD

 

BEAUFORT.

Qui ? cette canaille !... ce Grimaud, dont le nom, le langage et la mine renfrognée m’agacent les nerfs !...

GRIMAUD, entrant.

Voilà !

BEAUFORT.

Je ne veux pas le voir !... Qu’il aille au diable !

GRIMAUD, se retournant.

J’y vas.

LARAMÉE.

Non, reste. On a besoin de toi.

BEAUFORT.

Non ! je ne m’y ferai jamais !... Il me donne des crispations !...

LARAMÉE.

Je vous assure, monseigneur, qu’il n’est pas méchant... il ne suit que sa consigne. Il a ordre de ne vous laisser aucun instrument tranchant, limant, piquant ou contondant...

BEAUFORT, impatienté.

Eh ! je n’ai rien de tout cela !...

GRIMAUD, d’un air de doute.

Oh ! rien...

LARAMÉE.

Assurément, monseigneur ne se plaindra pas qu’il l’importune par son bavardage...

BEAUFORT.

Non, certes... et j’aimerais mieux qu’il fût muet tout à fait, que de parler ainsi par demi mots... À chaque instant, il me prend des envies de l’étrangler !

LARAMÉE.

La peste !... ne vous y fiez pas !... quoiqu’il n’en ait pas l’air, il est fort comme un porteur de la Halle...

GRIMAUD, avançant le bras.

Nerveux !

LARAMÉE.

Dont vous êtes le roi !...

BEAUFORT.

Roi bien déchu !

Se jetant dans le fauteuil à gauche, près de la table.

Voyons, coiffe-moi, animal !

Grimaud, qui pendant ce qui précède a ouvert un riche nécessaire qui est sur la table et a préparé ce qu’il faut pour la toilette du duc, lui pose un peignoir sur les épaules, et le coiffe en silence.

Et l’on me donne un pareil butor pour valet de chambre, c’est odieux !... Au fait, je n’ai pas le choix.

LARAMÉE.

Eh bien ! mais il me semble qu’il ne s’y prend pas trop mal...

BEAUFORT, regardant Grimaud.

C’est vrai... tu as donc appris à coiffer ?

GRIMAUD.

Un peu.

BEAUFORT, se levant, et jetant le peignoir à Grimaud.

En voilà assez !

Tout en rangeant, Grimaud essaie les pointes des dents du peigne sur ses doigts et le met dans sa poche.

LARAMÉE, qui aide le duc à remettre son habit, s’apercevant du mouvement de Grimaud.

Eh ! que fais-tu donc, farceur ?... tu mets le peigne de monsieur le duc dans ta poche ?

GRIMAUD.

Piquant.

Il essaie une lime à ongles et la met dans sa poche.

LARAMÉE.

C’est juste !

BEAUFORT.

Comment ! il me prend aussi ma petite lime anglaise pour les ongles !...

GRIMAUD.

Limant.

LARAMÉE.

À la grande rigueur, il est dans son droit.

BEAUFORT.

C’est un peu fort !

GRIMAUD, confisquant aussi une paire de ciseaux.

Coupant !

BEAUFORT.

Mes ciseaux !... Ah ! je vais me fâcher !

LARAMÉE.

C’est un gaillard qui pense à tout !

Grimaud met le fer à papillotes dans sa poche.

BEAUFORT.

Comment ! jusqu’à mon fer à coiffer !...

GRIMAUD.

Contondant.

BEAUFORT, lui donnant un coup de pied.

Tiens, sauvage, en voilà du contondant !

GRIMAUD, saluant gravement.

Touché !

LARAMÉE.

Il est parbleu à cheval sur la consigne ; c’est un garçon précieux !

BEAUFORT.

Tu conviendras, mon cher Laramée, qu’il y a de quoi faire sortir un saint de son caractère... et de sa niche... Car enfin, toi... toi, qui entends ton métier de geôlier fort agréablement, tu n’as jamais imaginé de me priver de ces objets.

LARAMÉE.

Eh ! eh ! rigoureusement parlant, j’étais peut-être dans mon tort.

GRIMAUD, qui a été prendre la robe de chambre que le duc avait posée pour mettre son habit, en retire une bourse.

Argent !

Il met la bourse dans sa poche.

BEAUFORT.

Mais il me prend aussi mon or, ce gueux-là !

LARAMÉE.

C’est vrai... Rendez la bourse à monseigneur...

GRIMAUD.

Non !

BEAUFORT.

Comment, non !... Pourquoi ?

GRIMAUD.

Corrompre.

LARAMÉE,

Corrompre qui ?

GRIMAUD.

Vous !

LARAMÉE, se récriant.

Par exemple !

GRIMAUD.

Ou moi !...

LARAMÉE, riant.

Il a, par ma foi, raison ; vous pourriez nous corrompre, lui ou moi... Et, après tout, vous n’avez pas besoin d’argent, puisque je suis chargé de pourvoir à toutes vos dépenses.

Grimaud remonte la scène.

BEAUFORT.

Je crois que ce que j’ai de mieux à faire, c’est de rire de tout cela... Et puisque l’on me réduit à l’extrémité, je veux me dédommager, faire des dépenses folles, je veux coûter cent mille écus à ce fesse-mathieu de Mazarin. Par saint Denis ! c’est aujourd’hui la veille de Noël... je veux dix huit plats choisis à mon souper !

LARAMÉE.

À la bonne heure.

BEAUFORT.

Quant aux deux cents pistoles que tu m’as confisquées, drôle, j’exige que cette somme soit distribuée aux familles les plus pauvres des environs.

GRIMAUD.

Très bien !

 

 

Scène IV

 

CHAVIGNY, BEAUFORT, GRIMAUD et LARAMÉE, au fond

 

GRIMAUD et LARAMÉE, saluant.

Le commandant !...

CHAVIGNY.

Monsieur le duc, vous m’excuserez d’avoir fait cesser un concert qui s’exécutait sans doute à votre intention ; mais les sérénades et les mazarinades ne sont pas du goût de tout le monde !

BEAUFORT, gaiement.

Je sais que vous n’aimez pas la musique, monsieur le gouverneur...

À part.

Ce n’est pas faute d’oreilles, cependant.

Il le salue ironiquement.

CHAVIGNY.

Vous pouvez voir qu’en compensation, j’ai plus de penchant pour la peinture... Toutes les murailles de votre appartement, que vous aviez couvertes de charmants impromptus, sont repeintes à neuf...

BEAUFORT.

Grand merci, cher gouverneur, de me fournir des pages blanches... cela me mettra à même de m’exercer de nouveau dans le genre de l’inscription, pour lequel j’ai un talent tout particulier... Tenez, voici un léger madrigal qui m’est venu la nuit dernière... je compte lui donner une place d’honneur sur ces panneaux.

Air : J’ai vu le Parnasse des dames.

La poule au pot revient en France,
Comme au bon temps du grand Henri ;
Cette poule, c’est la finance
Que plume le Mazarini.
Elle n’est déjà que trop cuite :
La cour prend le lard et les choux,
Nous remplissons bien la marmite...
Mais le bouillon n’est pas pour nous.

LARAMÉE, au fond, riant.

Ah ! elle est bonne !... ah ! elle est très bonne !

GRIMAUD, riant gravement.

Hi ! hi ! hi !

CHAVIGNY.

Qu’est-ce à dire ?... vous vous permettez de rire, messieurs les drôles !... et en ma présence !...

À Beaufort.

En vérité, je vous trouve injuste, mon prince... On ne pense qu’à vous être agréable... Vous vous êtes plaint que le donjon que vous habitiez d’abord était humide et malsain ; et, contre les règlements, on vous a donné, depuis huit jours, un logement dans le château, en bon air, avec vue sur la forêt ; vous pouvez entendre chanter les rossignols...

BEAUFORT.

On veut m’inspirer des goûts champêtres ; c’est pastoral.

CHAVIGNY.

Bien mieux : cet excellent cardinal ne songe qu’à embellir votre retraite.

BEAUFORT.

Vraiment !

CHAVIGNY.

Ce matin même, il m’a donné ordre de faire planter des cerisiers dans le jardin particulier du château... on les greffera dans deux ans ; et, dans quatre ou cinq ans, vous aurez un ombrage et des cerises superbes !...

BEAUFORT.

Par la corbleu !... je n’attendrai pas jusque-là !

CHAVIGNY.

Vous croyez peut-être aussi à la prédiction de l’astrologue Coysel, qui a annoncé que vous vous échapperiez d’ici pour les fêtes de Noël ?

BEAUFORT.

Oui, je m’échapperai !... dussé-je me faire oiseau !...

GRIMAUD.

Crois pas !...

BEAUFORT.

Les ailes me poussent peut-être déjà.

Laramée et Grimaud le regardent par derrière.

LARAMÉE, riant.

C’est encore bien peu visible.

GRIMAUD, sérieux comique.

Folie !...

Il remonte avec Laramée.

CHAVIGNY.

Ah ! ah !... il y a de bien belles dames qui seraient fort aises de vous voir changé en oiseau, monsieur le duc, quoique, en général, elles vous trouvent assez volage !

BEAUFORT, plus sérieux.

Est-ce pour madame de Montbazon que vous parlez ainsi, monsieur ?... Ce serait peu courtois ; car cette dame n’est plus en droit de m’accuser de légèreté.

CHAVIGNY.

Détrompez-vous, duc ; elle vous aime toujours... La dernière fois que je l’ai vue, avant son départ pour son château, elle m’a retiré sa main à baiser, en me disant qu’elle me tendrait sa joue le jour où vous seriez libre.

BEAUFORT, plus gai.

Et vous n’êtes pas plus pressé que cela d’embrasser cette jolie duchesse ?...

CHAVIGNY.

Voyons, mon prince, laissons là le ton d’épigramme, finissons-en... Faites votre paix avec la cour, rompez avec ce piaillard de peuple et sortez d’ici... je vous offre ma médiation... Je suis précisément mandé aujourd’hui près de monsieur le cardinal, que la prédiction de Coysel à votre endroit inquiète un peu... Voyons, ne lui porterai-je pas quelque bonne parole de votre part ?

BEAUFORT, réfléchissant.

Une bonne parole ?... Eh bien !... si !... cette fois je m’y décide.

CHAVIGNY, avec joie.

Ah !... à la bonne heure !... vous voilà raisonnable !...

BEAUFORT.

Ce cher cardinal... vous lui direz... Attendez ; laissez-moi réfléchir un instant, et faire une petite expérience magique et cabalistique... qui vous donnera une idée assez positive sur mes intentions.

CHAVIGNY.

Soit !...

BEAUFORT, s’asseyant.

Asseyez-vous donc, monsieur le gouverneur.

CHAVIGNY.

Puisque vous le permettez...

Ils sont assis à la table, Beaufort à la droite, Chavigny à la gauche ; sur la table est une bougie non allumée.

BEAUFORT.

Vous savez qu’en politique on se sert parfois d’un langage muet, en manière d’énigme, comme Tarquin coupant des têtes de pavots dans son jardin... Sergent Laramée, donnez-moi un petit morceau de bois des cotrets qui sont dans la cheminée ; ce n’est pas que monsieur de Mazarin ne soit bien digne du fagot tout entier ; mais, pour le moment, un brin long comme le doigt nous suffit.

Laramée remet un petit morceau de bois au duc qui le fixe au bout de la bougie, en forme de potence.

CHAVIGNY.

Où diable veut-il en venir ?...

BEAUFORT.

Voyez, maintenant, dans ce placard ; il doit rester de mon souper quelques écrevisses... choisissez la plus luisante, la plus dodue...

Laramée apporte l’écrevisse.

Bien !...

Beaufort attache une cordelette à la tête de l’écrevisse.

Palsambleu !... monsieur de Chavigny me donnera un coup de main...

CHAVIGNY.

Volontiers... Que faut-il faire ?...

À part.

Caprice de prisonnier... enfantillage !...

BEAUFORT.

Prendre ce petit animal bien délicatement du bout des doigts et le suspendre ici, à l’extrémité de ce petit bâton.

CHAVIGNY, suspendant l’écrevisse.

Est-ce bien ainsi ?...

BEAUFORT.

Parfait !

CHAVIGNY.

Eh bien ! je ne comprends pas trop comment cette écrevisse aurait un rapport plus ou moins direct...

GRIMAUD, s’approchant.

Si !...

CHAVIGNY.

Comment, si ?... tu comprends les énigmes, toi ?...

GRIMAUD.

Oui !...

CHAVIGNY.

Eh bien !...

GRIMAUD.

Robe...

CHAVIGNY.

Comment robe ?...

GRIMAUD.

Rouge...

CHAVIGNY.

Après... qu’est-ce que ça signifie ?...

GRIMAUD.

Pendu !...

CHAVIGNY.

Pendu... quoi !... qui ?...

GRIMAUD.

Cardinal !...

CHAVIGNY, se levant.

Grand Dieu !... horrible allusion !... et c’est moi qui...

BEAUFORT, se levant et éclatant de rire.

Vous-même, très cher gouverneur !...

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Oui, vous avez, et d’une main habile,
Par le cou pendu monseigneur.
Pour vous l’état n’était pas difficile :
Un bon geôlier fait un exécuteur.
Bravo, mon cher, à vous je le confie,
Quand son arrêt, plus tard, sera porté ;
Jusqu’au beau jour de la réalité,
Contentons-nous de l’effigie.

CHAVIGNY.

Il suffit, monsieur le duc ; je vais rendre compte aujourd’hui même, à monsieur le cardinal, de vos bonnes intentions à son endroit.

Il sort furieux.

 

 

Scène V

 

BEAUFORT, LARAMÉE, GRIMAUD

 

BEAUFORT, tout en reconduisant Chavigny, riant.

Ah ! ah ! ah !... c’est charmant !... je suis enchanté que cela soit redit à ce faquin de Mazarin, cela va courir tout Paris ; on fera encore un Noël là-dessus !...

LARAMÉE.

Et moi qui ai fourni le bois !... je peux être compromis dans cette affaire-là !...

BEAUFORT, toujours riant.

Enterre les morts, mon pauvre Laramée !...

Laramée détruit la potence, et va pour jeter l’écrevisse par la fenêtre.

GRIMAUD, l’arrêtant.

Du tout !...

LARAMÉE.

Eh bien !... qu’est-ce ?... Que veux-tu encore, toi ?...

GRIMAUD.

Écrevisse...

LARAMÉE.

Eh bien !... quoi ?... écrevisse...

GRIMAUD, prenant l’écrevisse.

Bonne !...

LARAMÉE.

Hein ?...

GRIMAUD.

À manger...

Il met l’écrevisse dans sa poche.

LARAMÉE, riant.

Diable !... il pense à tout, lui !...

BEAUFORT.

Allons, en voilà assez !...

À Laramée.

Débarrasse-moi de ce Grimaud... de ce monosyllabe vivant !... qu’il me laisse !...

À Grimaud.

Va-t’en !...

Grimaud salue avec respect et sort.[1]

 

 

Scène VI

 

LARAMÉE, BEAUFORT

 

BEAUFORT.

Rattache-moi cette aiguillette...

Se regardant.

Comme je suis habillé !... j’ai l’air d’un courtaud de boutique !...

LARAMÉE.

Parce qu’il vous manque vos dentelles en points d’Alençon...

BEAUFORT.

Me supprimer jusqu’à ma blanchisseuse de Paris !...

LARAMÉE.

Dame !... je crois bien !... l’intrigante !... oser vous glisser un billet dans un bout de manche !...

BEAUFORT.

C’est encore ce Grimaud qui a découvert cela !...

LARAMÉE, à part.

Aussi, depuis ce jour, j’ai redoublé de confiance en lui...

Haut.

Mais, rassurez-vous, monseigneur ; je vous ai trouvé une autre blanchisseuse...

BEAUFORT.

Ici !... dans ce pays de loups !... Je croyais qu’il n’y poussait que des hallebardes et des couleuvrines !...

LARAMÉE.

Il y pousse aussi de fort jolies filles !

BEAUFORT.

Ah !... J’y suis... Ta maîtresse, dont tu m’as tant parlé... cette Marie Michon, qui, depuis un mois, dit-on, tient l’auberge du Chapeau-Rouge...

LARAMÉE.

Et qui vend de si bonne pâtisserie !...

BEAUFORT.

Gourmand !

LARAMÉE.

Elle est très adroite !... Et, quoique ce ne soit pas son état, elle a bien voulu se charger de vos dentelles, à cause de moi !... Elle doit les rapporter aujourd’hui.

BEAUFORT.

Comment !... ici ?... Du tout !... Je ne veux pas la voir !

LARAMÉE.

Tiens, c’est assez drôle !... Elle ne voulait pas vous voir non plus. Figurez-vous qu’elle vous déteste, à cause de votre réputation de séducteur, de trompeur de femmes.

BEAUFORT, piqué.

Ah ! elle me déteste !...

LARAMÉE.

Oh ! cordialement, quoique sans vous connaître. Mais je lui avais dit du bien de vous, je lui avais fait espérer votre pratique, et je l’avais décidée à venir sur les quatre heures... Mais, dès que monseigneur ne veut pas absolument... on remettra les dentelles à Grimaud, et c’est lui qui...

BEAUFORT.

Non, non !... qu’elle vienne !... j’aime mieux cela. Un minois de femme, cela me changera... Une femme qui me déteste !... je n’y suis pas habitué... Et tu dis qu’elle est jolie ?...

Il s’assied.

LARAMÉE.

Ravissante, monseigneur !

BEAUFORT, riant.

Bon ! Tu serais le premier sergent aux gardes qui n’aurais pas trouvé une divinité dans un cabaret !...

 

 

Scène VII

 

GRIMAUD, LARAMÉE, BEAUFORT

 

LARAMÉE.

Qu’est-ce ?...

BEAUFORT.

Comment ! encore ce vilain visage de hibou !... Que veux-tu, muet ?

GRIMAUD.

Femme !...

LARAMÉE.

Justement, c’est elle !... Quatre heures viennent de sonner... Fais-la entrer.

GRIMAUD.

Défendu !...

LARAMÉE.

La défense ne concerne pas Mademoiselle Marie Michon ; elle est blanchisseuse de monsieur le duc ; j’ai l’autorisation du commandant. Je me charge de tout.

GRIMAUD, ouvrant la porte.

Entrez !

Marie entre, émue. Elle tient un carton à la main. Grimaud se retire.

 

 

Scène VIII

 

MARIE, LARAMÉE, BEAUFORT

 

BEAUFORT.

Approchez, mon enfant, approchez !

LARAMÉE.

Elle est intimidée, monseigneur... Vous comprenez, elle n’a jamais vu de prince d’aussi près...

BEAUFORT.

Un pauvre prisonnier ne peut faire peur à personne.

MARIE, balbutiant.

Mon... monseigneur.

LARAMÉE, bas, à Marie.

Ne craignez rien ; il est très bon enfant au fond.

Il prend le carton de dentelles des mains de Marie.

BEAUFORT.

Ah ça ! est-ce qu’elle a appris à parler à la même école que Grimaud ?

LARAMÉE, la poussant.

Voyons donc !... un peu de courage !...

Il va poser le carton de dentelles sur l’armoire, au fond.

MARIE, s’approchant, les yeux baissés.

Pardon, pardon, monseigneur... c’est que... en me trouvant auprès de vous... je tremble malgré moi.

Elle lève les yeux, en lui faisant signe de se contraindre.

BEAUFORT, jetant un cri.

Ah !

MARIE, très bas.

Prudence !

LARAMÉE, revenant.

Hein !... Qu’est-ce que vous avez donc ?... Bon ! je parie que c’est la surprise !... Vous ne vous attendiez pas à la trouver si jolie !...

BEAUFORT, cherchant à se calmer.

Hum ! hum ! elle n’est pas mal !...

LARAMÉE.

Je crois bien !

BEAUFORT.

D’assez beaux yeux, pour des yeux de cabaret.

MARIE, faisant la révérence.

Monseigneur est bien bon...

BEAUFORT.

Nous avons aussi bien que cela à la cour.

LARAMÉE.

À la cour, parce qu’elles ont de plus beaux habits... Mais mettez-moi donc une robe de soie et des bijoux à cette fille-là !... elle aura l’air d’une reine quand elle voudra.

BEAUFORT, avec intention.

Non, non, elle est fort bien sous ce costume...Elle aurait toutes les parures du monde, que cela ne l’embellirait pas à mes yeux !...

LARAMÉE.

Cependant...

MARIE.

Oh ! monseigneur a raison.

Air de l’Ermite de Saint-Avelle.

Loin d’en rougir, je me sens fière
De ce modeste ajustement ;
Car de l’homme que je préfère
Il me rapproche en ce moment.
Oui, j’aime mieux, je le confesse,
Ce simple habit qui me pare aujourd’hui,
Que le manteau de la duchesse,
Qui me séparerait de lui ;
Oui, le manteau de la duchesse
M’exilerait bien loin de lui !

LARAMÉE.

Comme c’est délicat !... Comprenez-vous l’allusion ? Elle veut dire qu’elle m’aime, et que, si elle était grande dame, elle ne pourrait pas aspirer à ma main.

BEAUFORT.

Parbleu ! je l’entends bien ainsi !... Voyons maintenant votre ouvrage, Marie Michon.

Laramée va chercher les dentelles. Pendant ce temps, Marie et Beaufort échangent vivement quelques signes.

Je vous préviens que je suis très difficile.

MARIE.

Dame ! mon prince, je ne me donne pas comme la première ouvrière de Paris ! mais je fais de mon mieux.

Elle ouvre le carton, et le présente à Beaufort, en lui faisant de nouveaux signes d’intelligence.

BEAUFORT.

Ventre-saint-gris ! qu’est ce que c’est que ça ?...

MARIE, effrayée.

Comment ! est-ce que vous n’êtes pas content ?...

BEAUFORT, se fâchant.

Content !... Mais c’est une horreur ! une abomination ! Voilà des dentelles perdues : Mêlez-vous de faire des brioches, ma chère... Cela ressemble à des guenilles à l’étalage d’un fripier !... Jetez-moi cela au coin de la borne.

Il prend le carton.

MARIE.

Ah ! mon Dieu !...

LARAMÉE.

Est-il possible !

BEAUFORT.

Moi, porter de pareils chiffons !... jamais !

Il jette le carton par la fenêtre.

MARIE, pleurant, à Laramée.

Là ! voyez-vous comme il est méchant !

LARAMÉE, allant à la fenêtre.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites ?... Par la fenêtre, des dentelles de ce prix-là !... Il y en a au moins pour deux mille écus !

MARIE, pleurant toujours.

Vous me disiez qu’il était bon enfant... Il est gentil !... Hi ! hi ! hi !...

LARAMÉE.

Ne pleurez pas, chère Marie Michon !... S’il y a du bon sens !... Je cours les chercher... Deux secondes, et je reviens...

Il sort en courant. Bruit de verrous.

 

 

Scène IX

 

BEAUFORT, MARIE

 

BEAUFORT, courant à elle.

Marie !... Marie !... Vous ici ?...

MARIE.

Oui, moi, ingrat !... moi que vous accusiez, que vous croyiez coupable de la plus noire perfidie... Me voilà ! je viens à vous...

BEAUFORT.

C’est par tant de dévouement que vous vous vengez de mes affreux soupçons... Pourtant, je le jure, ma belle Marie... ici, dans ma prison, je pensais à vous sans cesse... et vous m’apparaissiez toujours belle, noble et pure de toute déloyauté.

MARIE.

Oh ! merci, mon duc, merci !... Ces douces paroles me font oublier toutes mes souffrances... et j’ai bien souffert, allez... Ah ! mais maintenant que je suis sûre de votre estime...

BEAUFORT.

De mon amour !...

MARIE.

Je suis forte, et je puis défier le Mazarin et ses lâches amis... car ce sont eux qui, pour me perdre à vos yeux, ont accrédité ces bruits infâmes !

BEAUFORT.

Ah ! le temps viendra, j’espère, où je pourrai les punir et vous venger... Mais laissez-moi tout au bonheur de vous revoir... Après une si longue séparation... vous ici... près de moi !... Je bénis aujourd’hui ma captivité... elle me fait connaître votre cœur !

MARIE,

Ah ! j’ai tout tenté pour ce moment de bonheur et d’espérance !

BEAUFORT.

Ma belle duchesse !...

MARIE.

Plus bas !... plus bas !...

Regardant vers la porte.

Marie Michon, ne l’oubliez pas !

BEAUFORT.

Oui, Marie Michon... mon idole... mon amour... mon ange consolateur !...

MARIE,

J’ai songé à votre délivrance...

BEAUFORT.

Ma délivrance !... Hélas ! c’est un beau, rêve !...

MARIE.

Qui peut se réaliser... aujourd’hui même, jour de Noël, comme l’a prédit Coysel... Mais il faut de l’adresse, de la prudence... nos amis veillent...

BEAUFORT, vivement.

Que dites-vous ?

MARIE.

Ne perdez pas un mot, un geste... devinez, car nous n’agissons presque que par énigmes.

BEAUFORT.

Expliquez-vous, de grâce !

MARIE.

Noirmont est à Vincennes avec moi.

BEAUFORT.

Noirmont !... mon maître d’hôtel !...

MARIE.

Maître Jacques au Chapeau-Rouge... Et sachez tout... écoutez-moi... il a préparé...

BEAUFORT, vivement.

Quoi donc ?

LARAMÉE, en dehors.

Les voici !... les voici !...

MARIE, s’éloignant du duc.

Laramée revient... je l’entends... Chut !...

BEAUFORT.

Déjà !... malédiction !

MARIE, bas.

Trouvez quelque prétexte pour me retenir encore ici.

Elle se remet à pleurer.

 

 

Scène X

 

BEAUFORT, LARAMÉE, accourant essoufflé et rapportant le carton, MARIE

 

LARAMÉE.

Ah ! les maraudeurs... ils ne laissent rien trainer... ils avaient déjà mis leurs grosses mains calleuses sur ces bandes de guipures... Voulez-vous laisser ça là, paysans ! m’écriai-je... Ils disaient que ce qui tombe dans le fossé est pour le soldat... Pour le soldat, passe encore... mais pas pour des croquants comme vous, maroufles !

MARIE, feignant toujours de pleurer.

Monsieur Laramée, je veux m’en aller... emmenez-moi tout de suite... Ah ! je ne savais pas ce que c’était qu’une prison... je le sais maintenant... et je les déteste... J’espère bien n’y jamais remettre les pieds... et surtout ne jamais y voir ceux qui m’intéressent !

LARAMÉE, avec fatuité.

A-t-elle un bon cœur !

BEAUFORT.

Au fait, j’ai eu tort, j’ai peut-être été trop loin... Je suis un peu vif... il faut me pardonner... je ne connaissais par Marie Michon... je croyais que c’était une femme ordinaire... maintenant, je l’apprécie, et je lui rends justice.

MARIE, s’essuyant les yeux et se rapprochant.

À la bonne heure, au moins, quand on parle comme ça, on se comprend.

LARAMÉE.

Voyez-vous, monseigneur, elle vous pardonne.

BEAUFORT.

Je veux faire ma paix avec elle, et je lui tends la main.

MARIE, la prenant, et contraignant son émotion.

Oh ! merci, monseigneur !

BEAUFORT.

Oui, je veux m’occuper d’elle tout particulièrement... l’établir selon son mérite... Parbleu ! je veux vous marier !

MARIE, finement.

Je n’en demande pas tant, monseigneur.

LARAMÉE, s’animant.

Oh ! si... oh ! si... Marie Michon, demandez-en tant que vous voudrez...

MARIE.

Je ne veux pas me marier.

LARAMÉE.

Monseigneur, plaidez ma cause, vous qui êtes si éloquent !...

BEAUFORT.

Mon éloquence n’a jamais passé en proverbe... cependant je vais essayer... je vais parler pour toi.

LARAMÉE.

Oh ! parlez ! parlez !

BEAUFORT, prenant la main de Marie et la regardant amoureusement, en imitant Laramée.

Chère Marie... ne vous en défendez pas... mon bonheur dépend de vous seule... ayez confiance en moi... Je suis un bon enfant, un bon militaire... encore un peu subalterne dans ce moment... mais, Dieu aidant, j’espère ne pas rester là et monter en grade...

MARIE, riant.

Comment donc ! mais vous êtes digne des plus hauts emplois !...

LARAMÉE, enchanté.

Très bien ! très bien !

BEAUFORT, plus pressant.

Je vous aime, chère Marie, je vous adore... Jusqu’ici une contrainte cruelle, un respect... involontaire, m’avaient fait garder le silence... mais je ne puis plus me taire... je vous ouvrirai mon cœur tout entier...

LARAMÉE.

Sacrebleu ! que je parle bien !

MARIE, riant.

Oui, monsieur Laramée, je vous crois sincère !

BEAUFORT.

Songez donc au bonheur d’être réunis pour toujours... de ne jamais nous séparer...

MARIE.

Jamais !

BEAUFORT, s’oubliant presque.

Ange de ma vie ! je n’y tiens plus... je tombe à vos genoux...

Il s’agenouille et lui baise la main.

LARAMÉE, voulant l’arrêter.

Monseigneur !... monseigneur !...

BEAUFORT.

C’est toi qui parles, imbécile !

MARIE, entraînée aussi.

Oh ! mon ami, que cet instant me rend heureuse !

BEAUFORT.

À moi donc ton cœur, femme chérie !

Il l’embrasse avec transport.

LARAMÉE, passant entre eux.

Mais, monseigneur... dites donc, eh !... mon seigneur !...

BEAUFORT.

C’est toi qui embrasses, imbécile !... c’est à toi qu’elle accorde cette faveur...

LARAMÉE.

Elle m’accorde trop !...

MARIE.

Comment ne pas croire à tant d’amour !

Air de Balfe (Bohemian Girl).

Oui, j’ai foi dans votre tendresse,
Présage d’un bel avenir !
Oublions contrainte et tristesse,
Rien ne doit plus nous désunir !
Mon cœur se rouvre à l’espérance,
Du sort je brave la rigueur :
Dans ce séjour de la souffrance,
Moi, j’ai retrouvé le bonheur,
Oui, j’ai retrouvé tout mon bonheur !

LARAMÉE.

Mais qu’est-ce qu’elle dit donc là ?

BEAUFORT.

Elle te répond... tu triomphes... Elle consent à t’épouser...

LARAMÉE.

Bah ! vrai... ô félicité inouïe !... j’épouse Marie Michon et son auberge du Chapeau-Rouge !

BEAUFORT.

Dis donc que tu n’es pas né coiffé, heureux coquin !

MARIE.

Ah ! monseigneur, monseigneur, que vous êtes bon !... Eh bien ! il dépendrait de vous de rendre complet notre bonheur.

LARAMÉE.

Elle a dit notre bonheur !

BEAUFORT.

Je ne demande pas mieux, ma charmante... Voyons, parlez...

MARIE.

C’est que c’est peut-être bien osé...

LARAMÉE.

Oh ! monseigneur est si populaire !...

BEAUFORT.

Parlez vite !

MARIE.

Il faudrait nous faire l’insigne honneur d’assister à notre noce, et, surtout, à notre repas des fiançailles.

LARAMÉE.

Oh ! sarpejeu ! en voilà une délirante idée... Monseigneur, cédez à la prière de ma future épouse...

BEAUFORT.

De grand cœur !... Je vous donnerai un repas de fiançailles, tout royal, dans mon hôtel de la rue Quincampoix.

MARIE.

Malheureusement, nous n’y sommes pas !... et ça serait peut-être un peu long, mon prince...

LARAMÉE.

Oui, quand je pense aux cerisiers qu’on doit planter...

BEAUFORT, regardant Marie.

Mais que voulez-vous que je fasse ?

MARIE, le regardant de même.

Dame ! on pourrait bien avancer les choses... Il y aurait un moyen...

LARAMÉE.

Vraiment ?...

BEAUFORT.

Et lequel ?

MARIE.

Fiancez-nous... ici !

LARAMÉE.

Oh ! seconde idée plus délirante encore ! Oui, monseigneur, fiancez-nous ici !...

BEAUFORT.

Ici, c’est bien triste !

MARIE.

Tous les lieux semblent gais quand l’amour les embellit...

LARAMÉE, très flatté.

Je ne le lui fais pas dire, j’espère...

MARIE.

Et le repas des fiançailles...

Appuyant.

car, j’y tien ; beaucoup... nous le ferons ici, ce soir...

BEAUFORT.

Et ce repas sera bon ?

MARIE.

Oh ! c’est que je tiens à vous faire connaître maître Jacques, mon cuisinier... Soyez certain qu’il vous surprendra agréablement, si vous lui permettez de travailler pour vous.

BEAUFORT.

À la bonne heure !

MARIE.

Les révérends pères bernardins de Saint-Maur sont aussi délicats que Votre Excellence, et ils apprécient son talent ; tenez, il confectionne actuellement, pour eux, un pâté de venaison qui n’a pas son pareil... Faisan, perdreaux rouges, cailles grasses...

Regardant le duc.

Rien n’y manque, foi de Marie Michon !...

LARAMÉE.

Un pâté monstre, je l’ai vu ; c’est un beau monument !

BEAUFORT.

Ventrebleu ! l’eau m’en vient à la bouche !... Va pour le pâté des révérends pères, je ne m’en dédis pas... il célébrera vos fiançailles !...

MARIE.

Oh ! et ces pauvres Bernardins qui comptaient dessus pour faire le réveillon...

BEAUFORT.

On leur dira qu’il a été brûlé au four, et nous ferons le réveillon à leur place.

LARAMÉE.

Bravo !... Parole d’honneur, monseigneur, si vous n’étiez pas prince, je vous embrasserais !... Et admirez comme ça se rencontre bien : monsieur de Chavigny est allé à Paris, il y soupera, selon toute apparence ; nous avons le champ libre !

BEAUFORT.

C’est arrangé... Faites tout ce que vous voudrez... Ah !... à une condition cependant... c’est que cet effroyable Grimaud ne sera pas là !...

LARAMÉE.

Impossible, monseigneur... il doit assister à tous vos repas, c’est la consigne ; il faut même qu’il goûte à tous les plats.

BEAUFORT.

Mais c’est odieux !... Sa vue seule me pèse sur l’estomac... Il me causera une indigestion !

MARIE.

Il se tiendra derrière vous... vous ne le verrez pas.

BEAUFORT.

Allons, soit... Mais s’il se permet une syllabe qui me déplaise, je lui casse les dents !

MARIE.

Vous consentez ?... Quel plaisir !... quel bonheur !... Vite ! vite ! monsieur Laramée, courons tout préparer.

Air du ballet du Diable à Quatre.

Ah ! quel souper charmant !
Tout sera bon, oui, je m’en vante...
De son humble servante,
Monsieur le duc sera content !

ENSEMBLE.

Ah ! quel repas charmant ! etc.

LARAMÉE.

Ah ! quel souper charmant !
Près d’une femme appétissante,
Bientôt, oui, je m’en vante...
Double plaisir ici m’attend !

BEAUFORT.

Ah ! quel souper charmant !
Ici, faisons chère excellente...
Si gentille servante,
Déjà me rend
Joyeux, content !

Laramée prend gaiement le bras de Marie. Ils sortent. Bruit de verrous.

 

 

Scène XI

 

BEAUFORT, seul

 

Libre ! libre !... je serais libre !... Non ! je ne puis le croire !... Libre par elle !... ce serait trop de bonheur... C’est un rêve... mais ce rêve me rend fou !... Je ris, je pleure, je chante tout ensemble !... C’est une sensation inexplicable !

Air de monsieur Adrien Boïeldieu.

Adieu, bastilles,
Verrous et grilles,
Adieu, geôliers
Et guichetiers !
L’air qu’on respire
Dans votre empire
Sent trop l’enfer
Bardé de fer !
Je quitte l’ombre
D’un cachot sombre.
L’azur des cieux
Frappe mes yeux !
Quelle allégresse !
Amour ! ivresse !
Vie et réveil :
C’est le soleil !...

 

 

Scène XII

 

BEAUFORT, CHAVIGNY

 

CHAVIGNY, qui a entendu quelques mesures.

Bravo ! monsieur le duc !

BEAUFORT, à part.

Chavigny ! Quel contretemps !

CHAVIGNY.

Je vois avec plaisir que le dieu des arts charme toujours votre solitude !

BEAUFORT, se remettant.

Je... je vous croyais à Paris, mon cher gouverneur.

CHAVIGNY.

Mais j’en arrive à l’instant, encore tout botté, comme vous pouvez voir.

BEAUFORT, affectant le plus grand calme.

Et que dit-on dans la bonne ville, monsieur le comte ?

CHAVIGNY.

Mais on s’y occupe toujours de vous, monsieur le duc. Certaine prédiction fait grand bruit ; mon seigneur le cardinal s’en effraie outre mesure... si bien que j’ai ordre de vous faire quitter à l’instant cet appartement, pour vous réintégrer, comme par le passé, au second étage du donjon.

BEAUFORT, à part.

Grand Dieu !

CHAVIGNY.

Rassurez-vous... c’est pour cette nuit seulement... Son Éminence veut entendre la messe de Noël tranquillement.

BEAUFORT, à part.

Malédiction... tout est perdu !

CHAVIGNY.

Une nuit est bientôt passée... On ne portera dans la tour que les objets qui vous sont indispensables... Grimaud est allé lui-même préparer votre logement.

BEAUFORT, avec dépit.

Grimaud !...

Avec un courroux croissant.

Savez-vous, monsieur de Chavigny, que ces petites persécutions exercées contre moi passent toutes les bornes ?... que je suis fils de France légitime !... et qu’avant la majorité du roi, ce bon peuple de Paris, des faubourgs et des halles, pour rait bien venir me chercher ici avec quarante mille mousquets, et vous pendre... bien malgré moi... à la grande herse de votre château ?...

CHAVIGNY.

Advienne que pourra, monsieur le duc... je ferai mon devoir ; et, avant que de me laisser pendre, j’userai jusqu’au dernier les trente mille boulets qui sont dans la citadelle.

 

 

Scène XIII

 

CHAVIGNY, GRIMAUD, BEAUFORT

 

CHAVIGNY.

Tout est-il prêt pour loger monsieur le duc, aussi convenablement que possible ?

GRIMAUD.

Non.

CHAVIGNY.

Comment ! non !

GRIMAUD, montrant une serrure qu’il tient à la main.

Serrure...

CHAVIGNY.

Eh bien ! Serrure ?...

GRIMAUD.

Cassée !

CHAVIGNY.

La belle affaire ! l’armurier ne peut-il la mettre en état sur-le-champ ?

GRIMAUD.

Impossible !

CHAVIGNY.

Et pourquoi ?

GRIMAUD.

La porte...

CHAVIGNY.

Eh bien ! la porte ?

GRIMAUD.

Vermoulue.

CHAVIGNY.

Vraiment ?

GRIMAUD.

Brisée !

CHAVIGNY.

Diable !... le remède serait pire que le mal !... On s’en prendrait à moi, si un événement arrivait... monsieur le duc restera dans cet appartement... mais vous ne le quitterez pas d’une minute.

GRIMAUD.

Non.

CHAVIGNY.

La garde sera doublée à cette porte.

GRIMAUD.

C’est fait.

CHAVIGNY.

D’ailleurs, je vais souper an château de Noisy-le-Sec... près d’ici...je serai de retour à neuf heures...

GRIMAUD.

Bon !

CHAVIGNY, frappant sur la joue de Grimaud.

Tu ne manques pas d’intelligence, toi... Je te ferai avoir une gratification au jour de l’an.

GRIMAUD.

Merci !

CHAVIGNY, saluant Beaufort.

Au revoir, monsieur le duc.

Beaufort le salue de la tête.

GRIMAUD, près de la porte, à Chavigny qui passe le premier, lui montrant la serrure.

Solide !

Il sort. Bruit de verrous.

 

 

Scène XIV

 

BEAUFORT, seul

 

Je reste ici !... je respire, j’espère encore !... mais ce Grimaud sera là... toujours là !... Comment échapper à son coup d’œil incessant, à cette inquisition permanente ?

Allant à la croisée et regardant.

Le gouverneur vient de monter à cheval, nous voilà maîtres de la place !

Bruit de verrous.

 

 

Scène XV

 

LARAMÉE, BEAUFORT, puis GRIMAUD

 

LARAMÉE, entrant, et apportant des plats, qu’il dépose au fond, sur l’armoire.

Vivat ! À table !...

MARIE, entrant, apportant un panier contenant divers objets.

Un moment donc, sergent... votre gourmandise parle plus haut que votre amour, à ce que je vois !

LARAMÉE, gaiement.

Les deux sont également féroces, ma toute belle !

BEAUFORT.

Ventre-saint-gris !... les distances disparaissent, en prison ! et je veux vous donner un coup de main !

Aidé de Marie, ils posent la table au milieu du théâtre, étalent une nappe. Marie sort de son panier des assiettes, des verres, des fourchettes, etc., qu’elle place sur la table. Laramée apporte les plats.

LARAMÉE.

Souper avec un prince ! quel honneur !

MARIE.

Je vais me figurer que je suis duchesse !

BEAUFORT.

Eh ! eh ! tu es assez belle pour cela, ma mie...

MARIE.

Il y en a de plus mal, tiens donc !

BEAUFORT.

Voyons, soupons, ventrebleu !... Bonne chère et bon vin surtout !... Le bon vin fait rêver la liberté !... Allons, à table !... Je me sens un appétit !...

LARAMÉE.

Et moi donc !...

MARIE.

À monsieur le duc la place d’honneur !... Le tourtereau d’amour là... et moi, ici...

LARAMÉE.

Ah ! je ne serai pas à côté de ma petite femme !

MARIE.

Et l’étiquette donc !

Beaufort est au centre de la table, Marie à sa droite, Laramée à sa gauche.

CHŒUR.

Air : De l’autre part du Diable.

Qu’à ce repas aimable
Préside la gaieté !
Rêvons à cette table
Bonheur et liberté !

BEAUFORT.

Mes amis, je porterai, avant tout, une santé à une dame dont le souvenir ne m’a jamais quitté : À la duchesse de Montbazon !

Il boit.

LARAMÉE, buvant.

À la duchesse de Montbazon ! mille bombes !...

MARIE.

Votre duchesse n’est pas plus contente que moi en ce moment, mon prince.

LARAMÉE, regardant Marie.

Et moi, je bois un second coup à ma duchesse à moi, que je ne troquerais pas pour l’autre !... Ah ça ! mais, je ne vois pas venir ce fameux pâté ?

Grimaud entre, portant un énorme pâté sur un plat d’argent.

MARIE.

Le Voilà !

GRIMAUD.

Lourd !

LARAMÉE.

Eh bien ! monseigneur, vous voyez que ce pauvre Grimaud, votre bête noire, n’est pas si méchant au fond.

MARIE.

Il a ses bons moments.

BEAUFORT.

Parce qu’il espère avoir sa part du régal.

GRIMAUD.

Bonne.

MARIE.

Comment trouvez-vous cette matelote, monseigneur ?

BEAUFORT.

Excellente, vive Dieu !... Quand mon maître d’hôtel l’aurait accommodée lui-même, elle ne serait pas meilleure !

Grimaud, qui a déposé le pâté sur l’armoire qui est au fond, va et vient pendant toute la scène, enlève les plats, les bouteilles et verse à boire, principalement à Laramée.

LARAMÉE, mangeant.

Quel charmant réveillon !... Au fait, monseigneur, je ne vois pas pourquoi nous ne ferions pas aussi notre dîner de noces ici ?

BEAUFORT.

Et le repas de baptême de ton premier, n’est-ce pas ?... Tu tiens donc diablement à me voir ton prisonnier ?

LARAMÉE.

Je le crois bien ! Et aujourd’hui plus que jamais !

MARIE.

Hélas ! il faut vous résigner, monseigneur, il faut prendre votre captivité en patience... À moins qu’il ne vous arrive un bonheur inespéré, comme à monsieur de Garlin, qui s’est si merveilleusement échappé de la Bastille, sous le cardinal de Richelieu.

LARAMÉE, buvant.

Parbleu ! tous les gardiens de la Bastille sont des ivrognes et des maladroits !

BEAUFORT, prêtant la plus grande attention aux paroles de Marie.

Oui, je me rappelle ce nom-là... Un gentilhomme Béarnais... un ami de ce pauvre de Thou.

MARIE.

Mon père m’a souvent raconté cette histoire... Il la savait de première main, il était exempt du roi.

LARAMÉE.

Bah ! chère Marie Michon, votre père était dans la partie ?... Quel heureux rapprochement !... Contez-moi donc cette escapade ?

MARIE.

Je ne crois pas qu’elle vous amuse.

LARAMÉE, buvant.

Au contraire, une évasion, c’est toujours curieux...

À part.

Et puis, ça nous tient en garde contre les ruses des prisonniers.

MARIE, à Beaufort.

Suivez-moi donc, et ne perdez pas un seul détail.

BEAUFORT et LARAMÉE.

Nous écoutons !...

GRIMAUD.

Moi aussi !...

MARIE.

Vous saurez d’abord que le prisonnier avait près de lui un brave garçon... comme vous, monsieur Laramée !...

LARAMÉE.

Comme moi ?...

MARIE.

Oh ! d’un esprit moins fin que le vôtre...

LARAMÉE, flatté.

Ah !...

MARIE.

D’une intelligence bien moins remarquable...

LARAMÉE, de même.

Ah !...

MARIE.

Ce gardien avait pour aide... une espèce de guichetier... placé là par un gentilhomme ennemi du cardinal de Richelieu...

BEAUFORT, vivement.

Comme tout bon gentilhomme doit l’être de tout cardinal ministre.

Il regarde attentivement Grimaud, pendant que Laramée boit ; Grimaud reste impassible.

LARAMÉE.

Chut !... monseigneur, ne parlons pas politique !... Ah ça ! mais... avoir pris pour aide le premier venu... c’était un innocent que votre gardien...

MARIE.

C’est vous qui le dites... Or, un certain soir, à une heure fixée, pendant que des amis dévoués se tenaient au bas du mur avec des chevaux de main, on apporta au pauvre prisonnier sa nourriture pour deux jours... un pain de six livres et une cruche d’eau...

LARAMÉE, riant.

Un pain tout sec et de l’eau claire !... il n’était pas à la noce comme nous, le pauvre diable !...

MARIE.

Ah !... n’allez pas si vite... ce pain-là n’était pas d’une trop mauvaise pâte... il était même d’une pâte faite exprès...

LARAMÉE, riant.

Vous allez peut-être me faire croire que c’était de la brioche.

MARIE.

Silence, sergent... mon récit intéresse beaucoup monseigneur...

BEAUFORT.

Particulièrement !...

GRIMAUD.

Essentiellement !...

BEAUFORT.

Vous dites donc, ma belle ?...

MARIE.

Que ce pain contenait... suivez-moi bien, monseigneur... ce pain contenait une échelle de soie travaillée de main de maître, deux poignards et une poire d’angoisse...

LARAMÉE, riant.

Ah !... une poire d’angoisse... je connais ça... une espèce de bâillon... J’en ai fait manger quelquefois aux criards de cette poire-là...

LE DUC, prêtant une grande attention.

Ah !... vous en avez fait manger...

À Marie.

Continuez, ma belle...

MARIE.

Or donc, ce pain avait été apporté par l’aide... le guichetier dont je vous parlais tout à l’heure... serviteur fidèle qui était dans la confidence...

Nouveau regard de Beaufort sur Grimaud.

LARAMÉE, commençant à être un peu animé.

Ah ! ah ! ah !... comme ça prendrait avec moi !... comme j’aurais peu digéré ce pain-là !...

MARIE.

Si bien qu’au moment convenu... à l’heure précise... ledit serviteur, choisissant l’instant où le gardien, déjà un peu troublé par le vin... portait son verre à sa bouche... posa le pâté sur la table...

Grimaud va chercher le pâté.

LARAMÉE, riant, et prenant son verre.

Mais non... pas le pâté... le pain... elle pense au pâté...

L’horloge sonne neuf heures ; Laramée boit.

MARIE.

Posa le pâté sur la table... en disant...

GRIMAUD, posant le pâté devant Beaufort et enlevant le dessus.

Ouvert !...

Le duc prend aussitôt dans le pâté un poignard, pose la main sur la bouche de Laramée, Grimaud lui met un bâillon, Marie tire et déploie l’échelle de soie.

BEAUFORT, appuyant le poignard sur la poitrine de Laramée.

Mon cher ami, j’en suis désolé ; mais si tu te débats, si tu fais du bruit, tu es mort !

GRIMAUD, après lui avoir mis le bâillon, lui attache les jambes, avec une corde, aux bâtons de la chaise, pendant que le duc lui lie les mains derrière le dossier. Avec volubilité.

À ton tour à être muet, mon camarade... pour mon compte, j’en ai assez... j’en ai trop !... Oui, monseigneur, vous voyez devant vous le piqueur de monsieur le comte de Rochefort, votre ami... À l’entrée du bois, mon noble maître vous attend avec de braves gentilshommes et de bons chevaux... Vive Paris !... crève le Mazarin !... À l’œuvre, monseigneur !...

Ici, Laramée est tout à fait garrotté sur sa chaise ; Grimaud prend un des côtés de la chaise, le duc l’autre, et ils le portent dans la chambre à droite, tandis que Grimaud dit ce qui suit.

pendant que vos gardes boivent la bourse que je vous ai confisquée ce matin, et que le sergent mange sa poire qui n’est pas fondante...

Pendant ce temps, Marie a transporté la table et l’a placée sous la fenêtre.

BEAUFORT, revenant et montrant la fenêtre.

Mais ces maudits barreaux !...

MARIE.

Grimaud en a scié deux la nuit dernière, en vous gardant... Voyez...

Le duc, aidé de Grimaud, enlève les barreaux ; ce dernier les pose dans la cheminée. Marie attache l’échelle de corde aux barreaux qui restent et la rejette en dehors.

Vite ! vite !...

On entend une ronde à l’extérieur, à gauche. Pendant le chœur suivant, elle dit avec angoisse.

S’ils viennent ici, tout est perdu !...

CHŒUR DE SOLDATS, en dehors.

Air.

Garde fidèle,
Garde du roi,
Prudence et zèle,
C’est notre loi !

MARIE.

Ils s’éloignent !... Partez ! partez !

Le duc va pour monter sur la table.

GRIMAUD, le retenant.

Un moment, monseigneur... c’est à moi de passer le premier.

BEAUFORT.

Pourquoi cela ?

GRIMAUD, déjà un pied sur l’échelle.

D’abord, pour essayer l’échelle... ensuite, si l’on vous rattrape, vous, il n’y va que de la prison... si l’on me prend, moi, je serai pendu !

BEAUFORT.

C’est juste...

Grimaud descend et disparaît ; pendant les paroles suivantes, Beaufort est sur la table et enjambe la croisée, tout en parlant.

Ventre-saint gris ! mon brave Grimaud, tu ne parles pas souvent, mais quand tu t’en avises, tu parles d’or !...

Près de disparaître.

À bientôt, ma belle Marie !... À vous ma reconnaissance !... à vous ma vie tout entière !

Il disparaît.

MARIE, très agitée, revenant en scène.

Air de monsieur Guénée.

Mon Dieu ! ma frayeur est extrême !...
Guidez ses pas vers ses nobles soutiens...
Sur lui veillez... dans cet instant suprême,
Prenez mes jours, mais conservez les siens !

VOIX, en dehors, dans le lointain.

Vive Beaufort !

MARIE, avec transport.

Sauvé ! sauvé !

 

 

Scène XVI

 

CHAVIGNY, MARIE, puis LARAMÉE, QUATRE GARDES

 

CHAVIGNY, à la cantonade.

Prévenez Son Éminence que, puisqu’elle tient à voir les choses par elle-même, elle peut venir, et regarder par le judas de cette porte.

Il se retourne et aperçoit Marie.

MARIE, gaiement.

Son Éminence est là ?... Ma foi ! elle arrive bien !

CHAVIGNY.

Madame de Montbazon ici !... Et le duc ?... le duc ?... Que se passe-t-il ?...

Appelant.

Holà ! vous autres !...

Quatre gardes entrent.

Voyez ! voyez !... là...

Il leur indique la chambre de droite ; deux des gardes s’y précipitent, les deux autres restent à la porte de gauche.

MARIE, montrant la fenêtre.

Trop tard, messieurs !... La Fronde a retrouvé son chef !

CHAVIGNY, atterré.

Grand Dieu !

LARAMÉE, sortant de la chambre en jetant avec rage les cordes qui ont servi à le lier.

Ah ! madame !... vous m’avez perdu !...

MARIE.

Je fais ta fortune ; je te donne cinq cents louis et le Chapeau-Rouge... Te voilà aussi heureux qu’un cardinal !...

À Chavigny.

Mais embrassez-moi donc, monsieur le gouverneur !...

CHAVIGNY, se découvrant.

Allons, vous tenez votre parole, madame la duchesse...

Il l’embrasse.

Mais voilà un baiser un peu cher... je le paierai de la Bastille !

MARIE, riant.

Eh bien ! Marie Michon vous y enverra un de ses pâtés !


[1] Nota. Toutes les fois que Grimaud ou Laramée seront en scène, on n’entendra pas le bruit des verrous ; mais il est nécessaire qu’on l’entende aux entrées et sorties.

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