L’Étrangleuse (Tristan BERNARD)

Tragi-comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur la scène du cabaret La Boîte à Fursy, en 1908

 

Personnages

 

FLORESTINE

LA COMTESSE

BENOÎT

LE GRAND BIBI

LE COMTE

 

La scène représente le boudoir de la Comtesse. À gauche, un petit paravent. Au lever du rideau, la Comtesse de La Roche-Gaston est seule en scène.

 

 

Scène première

 

LA COMTESSE, au téléphone

 

C’est insupportable ! Voilà une demi-heure que je demande cette communication... Il me la faut pourtant.

Elle sonne.

Ce soir, ce sont les hommes qui font le service du bureau... Ils répondent encore moins.

Entre Florestine.

 

 

Scène II

 

LA COMTESSE, FLORESTINE, puis BENOÎT

 

FLORESTINE.

Madame la comtesse a sonné ?

LA COMTESSE.

Je m’impatiente avec ce téléphone... Voilà une demi-heure que j’y fatigue mes mains de patricienne et mes longs doigts fuselés.

FLORESTINE.

C’est curieux ! Le téléphone marchait pourtant très bien cet après-midi... C’est à n’y rien comprendre...

LA COMTESSE.

J’aurais voulu dire à ma mère que le comte était parti jusqu’à demain. Faites donc venir Benoît, ce vieux serviteur de ma famille, qui a vu naître mon grand-père... et qui se trouve habiter seul avec moi dans ce corps de bâtiment, mon cocher et mon valet de pied étant relégués au fond du jardin.

FLORESTINE.

Votre vieux serviteur, madame la comtesse, avait deviné votre désir, car le voici venir, courbé par l’âge.

LA COMTESSE.

Approchez, Benoît... Il se passe des choses singulières avec le téléphone. Je sais très bien que vous n’êtes pas très familiarisé avec cette invention moderne, puisque vous aviez déjà passé quatre-vingts ans lors des premières applications de cette découverte.

BENOÎT.

Oui, madame la comtesse, j’ai quatre-vingt-dix-sept ans. J’ai vu la grande Révolution.

LA COMTESSE.

Vous devez faire erreur, car nous sommes en 1908, et, pour avoir vu la grande Révolution, il faudrait que vous eussiez au moins cent dix-neuf ans.

BENOÎT.

Madame, vous n’allez pas m’apprendre ce que j’ai vu. Placez la grande Révolution où vous voudrez, c’est votre affaire. Pour moi, j’y ai été, et je m’en souviens comme si c’était hier. Il y avait Robespierre, Danton, le général Boulanger, qui m’ont parlé comme c’est que je vous parle. Et Bismarck était là aussi, qui faisait le siège... Ah ! la grande Révolution !... Maintenant, pour ce qui est de votre téléphone, s’il ne marche pas, c’est que le fil a été coupé. On a creusé cet après-midi dans le jardin, et on a coupé le fil. C’est probablement des malfaiteurs...

FLORESTINE, à part.

Grands dieux ! Il s’en est aperçu !

LA COMTESSE, riant.

Vous voilà encore, vieux poltron, avec vos idées de malfaiteurs. Il n’y a pas de malfaiteurs. Je n’ai pas peur, moi, je suis une arrière-petite-fille de preux. Je suis une sang-bleu.

BENOÎT.

C’est égal, c’est bien imprudent de laisser constamment dans votre armoire huit cent mille francs de bijoux. Chaque soir, ça me travaille, ces idées-là ! En bas, à l’étage au-dessous, je me remue dans mon lit, et je me dis : « C’est peut-être ce soir qu’on l’assassine ! » Je ne suis tranquille que quand je vous entends chanter.

LA COMTESSE.

Tranquillise-toi, mon vieux Benoît. Ce n’est pas encore pour aujourd’hui. Comme il n’est pas trop tard, je descends avec toi vérifier quelques comptes de fermage, voir ce que deviennent nos terres, et si je pourrai cette année continuer à éblouir Paris de nouvelles robes somptueuses et de joyaux plus éclatants encore.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

FLORESTINE, seule, puis LE GRAND BIBI

 

FLORESTINE.

J’ai cru qu’ils ne s’en iraient pas. C’est curieux, quand on est sur le bord du crime, quelle impatience fébrile on ressent.

Au public.

Placée dans cette maison, il y a six mois, par la société des étrangleurs du grand monde, j’ai épié, jour et nuit, minute par minute, les habitudes de la comtesse. Je me suis insinuée dans sa confiance, et maintenant, ô triomphe de ma perfidie ! l’heure est venue d’accomplir mon forfait. S’il ne s’était agi que de la comtesse, je n’aurais pas eu besoin de complice. Autour de son frêle cou aristocratique, mes doigts plébéiens, noués avec vigueur, auraient fait joyeusement leur besogne de haine. Et son râle de mort aurait été une musique enivrante.

UNE VOIX, à l’orchestre.

Oh ! la poison !...

FLORESTINE.

Mais, à ses cris, on aurait pu arriver, m’arrêter... Alors j’ai prié la société de m’adjoindre un bon ouvrier, le Grand Bibi du sixième,

Ouvrant la porte de gauche.

Arrivez, le Grand Bibi.

Entre le Grand Bibi.

LE GRAND BIBI.

Je vous demande pardon. Je suis fichu comme un voleur. J’ai déménagé une villa, à la tombée de la nuit, du côté de Billancourt. Et j’étais à peine rentré que je trouvais ce mot de la société où l’on me disait de prendre ma trousse pour un travail de nuit. J’ai trouvé la porte de derrière ouverte. Et me voilà. Je n’ai même pas pris le temps d’étudier le petit plan...

Dépliant un plan.

C’est le jardin... Au bout du jardin, un autre bâtiment.

FLORESTINE.

Le concierge, le jardinier, le valet de chambre et le cocher. Le jardin est très loin, et, de ces frêles mains que voici, j’ai coupé les sonnettes. Le téléphone ne marche plus.

LE GRAND BIBI.

Bien. Est-ce que de ce côté il n’y a pas un poste de police ?

FLORESTINE.

Les agents dorment, enivrés par un narcotique que je leur ai fait verser par une de mes camarades du quartier. Le commissaire ne viendra pas les déranger cette nuit. Un de nos affiliés l’a emmené à une répétition générale et le fera souper avec lui jusqu’à quatre heures du matin.

LE GRAND BIBI.

Dans la maison, la comtesse seulement ?

FLORESTINE.

Et un vieux domestique de quatre-vingt-dix-sept ans. J’ai maintes fois essayé de le faire disparaître... Mais il est inusable... Il avale de l’arsenic comme du sucre en poudre. Un après-midi qu’il dormait, je lui ai versé du plomb fondu dans la bouche ; il l’a recraché en disant : « Quelle sale blague ! » et n’en a gardé qu’un tout petit peu pour garnir ses dents creuses...

LE GRAND BIBI.

Je l’étranglerai.

FLORESTINE.

Il a si peu de souffle qu’il n’a presque pas besoin de respirer. Il faudrait lui presser le cou pendant vingt-quatre heures.

LE GRAND BIBI, tirant un grand couteau, avec un soupir.

Alors le surin s’impose. Je déteste en venir là, parce que ça fait du gâchis et que ça abîme les effets. C’est vrai, je déteste ça. J’en suis à ma trente-huitième opération, mais j’en ai bien fait une trentaine à sec !...

FLORESTINE, le regardant.

C’est curieux. D’abord, vous êtes effrayant, et, au bout d’un instant, vous paraissez très gentil. À vous voir, on dirait que vous ne feriez pas de mal à une mouche...

LE GRAND BIBI.

Et on aurait raison. Je ne vois pas l’utilité de faire du mal à une mouche. Je ne fais pas le mal par plaisir ; je le fais uniquement par intérêt. Mais le métier me dégoûte, si vous voulez mon opinion. On a beau être aussi propre que possible, c’est tout de même répugnant. Et puis, c’est dangereux. Si vous avez une petite écorchure, il n’en faut pas plus pour attraper une maladie... Enfin, s’il faut tout vous dire, quand j’étais jeune, je faisais ça sans y penser. Maintenant, j’ai  près de quarante ans... Je commence à me dire que j’ai tort de tuer... que ce n’est pas bien. Je n’oublie plus mes crimes aussi facilement. Je ne digère plus mes remords. Je n’ai pas de remords pour il y a vingt ans, parce que c’est trop loin ; mais toutes mes victimes plus récentes, je les revois quelquefois en dormant, et ça ne me fait pas plaisir.

FLORESTINE.

C’est l’estomac.

LE GRAND BIBI.

Peut-être bien.

FLORESTINE.

Ou de la neurasthénie.

LE GRAND BIBI.

Que ce soit ceci ou cela, c’est embêtant. Si je trouvais une bonne petite place dans les tramways ou les chemins de fer, je lâcherais tout le bazar.

FLORESTINE.

Ça peut se trouver.

LE GRAND BIBI.

D’autant plus que je n’ai pas de casier judiciaire. J’ai été deux fois à Clairvaux, mais sous un faux nom.

Une horloge sonne.

FLORESTINE.

Voici le premier coup de minuit. Madame ne va pas tarder à remonter.

Le Grand Bibi attend.

Qu’est-ce que vous attendez ?

LE GRAND BIBI.

J’attends le second coup de minuit. C’est toujours solennel... Hé bien ? Minuit ne sonne pas ?... C’est étrange... On dirait que l’horloge hésite... Est-ce qu’elle ne sonne pas plus vite d’ordinaire ?

FLORESTINE.

Si,... j’ai peur... Quelqu’un aura arrêté le battant...

LE GRAND BIBI, regardant sa montre.

Ce n’est que la demie de onze heures...

À Florestine.

C’est égal, nous n’avons pas la conscience tranquille.

FLORESTINE.

Il faut nous concerter, car madame, ce soir, peut remonter plus tôt... À côté, le coffre-fort où sont enfermés les bijoux. Ce coffre-fort s’ouvre au moyen d’un mot... Comme madame n’a aucune mémoire, elle a écrit ce mot sur un morceau de papier, qu’elle porte sur sa poitrine...  Vous la prendrez par les épaules, et je l’étranglerai... Après ça, comme il faut que j’aie l’air d’être une victime, vous me ligoterez et vous me ferez une écorchure au gras du bras, à un endroit où la cicatrice ne me gêne pas de trop pour me décolleter... Je vais voir à pas de loup si l’on ne vient pas par là...

Elle sort à gauche.

LE GRAND BIBI.

Pauvre mignonne !... Je te ligoterai, et je te tuerai, toi aussi... C’est l’ordre de la société des étrangleurs, qui te trouve un peu bavarde et qui veut économiser ta commission.

Rêveur.

Un crime entraîne un autre crime. C’est assommant. C’est pour ça que n’importe quelle place de ramasseur de boues, je l’accepterais tout de suite, pour en finir avec ce métier écœurant, et...

D’un ton décidé.

et déshonnête...

FLORESTINE, rentrant précipitamment.

La comtesse quitte la chambre de Benoît. Elle sera ici dans un instant.

LE GRAND BIBI, se levant avec accablement.

Enfin !...

FLORESTINE.

Un détail. On ne cherche pas à faire disparaître le cadavre ?

LE GRAND BIBI.

Mais non, voyons, nous laissons toutes les traces du crime. C’est pour ça que je suis obligé de vous ligoter... Et puis, moi, je ne sais pas faire disparaître les cadavres... J’ai toujours été un peu désordre...

FLORESTINE.

Je pensais qu’on aurait pu le découper en morceaux...

LE GRAND BIBI.

Je n’ai jamais su découper. Et puis que faire des morceaux ?

FLORESTINE.

S’ils sont petits et s’ils ne dépassent pas deux cent cinquante grammes, on peut les envoyer comme échantillons sans valeur dans différents bureaux de poste.

LE GRAND BIBI.

C’est impraticable. D’abord, d’après ce que je sais de la comtesse, c’est une femme qui, sans vêtements, doit faire dans les cent vingt. Allez donc ficeler deux cent quarante paquets. Il nous faudrait quatre employés... Non, je laisse tout ici et je vous ligote. Les ordres sont d’ailleurs formels.

FLORESTINE.

La voici qui vient.

LE GRAND BIBI.

Je me dissimule.

Il passe à gauche, derrière un paravent.

 

 

Scène IV

 

LA COMTESSE, FLORESTINE, LE GRAND BIBI, puis BENOÎT

 

LA COMTESSE.

Florestine, je me déshabille !

FLORESTINE.

Oui, madame.

Elle lui retire son corsage. La comtesse apparaît bras nus.

LA COMTESSE.

Oh ! comme vous avez les mains froides !

Elle chante.

Quand j’ai quitté la route,
J’ai suivi le ruisseau
Et j’étais aux écoutes,
Et chantaient les oiseaux.

Chantez la ridoucette,
La ridoucette, doucin,
Chantez la ridoucette,
La chanson du matin.

Florestine passe à gauche, cherche une mantille.

FLORESTINE, au Grand Bibi.

C’est maintenant ?

LE GRAND BIBI.

Attends un peu.

LA COMTESSE.

Le prince de la plaine,
Parmi les arbrisseaux,
Apportait la verveine
Aux dames du château.

Chantez la ridoucette...

Parlé.

Qu’est-ce que vous avez à trembler comme ça, Florestine ? Vous n’êtes pas malade ?

Florestine fait non de la tête sans pouvoir parler.

Chantez la ridoucette,
La ridoucette, doucin,
Chantez la ridoucette,
La chanson du matin.

Riant.

Il faut que je chante pour rassurer ce pauvre Benoît, qui ne me croirait plus vivante.

FLORESTINE, au Grand Bibi.

Je ne me sens pas bien... Si on faisait ça une autre fois ?

LE GRAND BIBI.

Veux-tu te taire ? Allons-y tout de suite !

LA COMTESSE, chantant, pendant que le Grand Bibi s’avance derrière elle.

Il arrive et s’élance
Au perron du château.

Le Grand Bibi lui prend les épaules pendant que Florestine saisit le cou.

LE GRAND BIBI, à Florestine.

Continue la chanson !

FLORESTINE, tout en serrant le cou.

À ses doigts se balance
La fleur de l’arbrisseau.

Chantons la ridoucette,
La ridoucette, doucin,
Chantons la ridoucette,
La chanson du matin.

LE GRAND BIBI.

Elle a les jambes raides. Elle ne bouge plus. Au coffre-fort maintenant. Où est le mot ?

FLORESTINE, prenant le papier dans le corsage de la comtesse et lisant.

« Coco. »

Le Grand Bibi va dans la salle à côté, suivi de Florestine.

LA COMTESSE, seule, se relevant, au bout d’un instant.

Ce qu’il y a d’admirable, c’est que ça prend toujours avec les étrangleurs. Aussitôt qu’on raidit les jambes, ils vous croient morte, et ils vous lâchent. Ils sont train d’ouvrir en mon coffre-fort dans la chambre à coucher et d’emporter mes bijoux, qui sont tous faux. J’ai trouvé complètement inutile d’immobiliser huit cent mille francs de bijoux. Je les ai vendus, et j’ai acheté des terres à la place. Et on m’a fabriqué pour presque rien du tout des bijoux en toc qui font le même effet.

Prenant un revolver dans la table de nuit.

Ceci dit, reprenons notre posture d’étranglée et attendons les événements. Ce que je m’amuse avec ces assassins ! C’est égal, je crois que je me séparerai tout de même de ma femme de chambre. C’est ennuyeux de renvoyer les gens... Mais elle comprendra...

LE GRAND BIBI, entrant avec les écrins.

Eh bien, la récolte n’a pas été mauvaise. Et puis j’ai trouvé à côté un chapeau très convenable, et un par-dessus tout à fait bath. Me voilà monté ; pour la saison.

FLORESTINE, entrant, voit le divan et se cache les yeux.

Oh ! cette femme !

LE GRAND BIBI.

Ne la regarde pas !

FLORESTINE.

Elle m’a bien durement enlevée. Mais, maintenant qu’elle n’est plus là, je ne lui en veux plus. Un jour, ce qu’elle m’a attrapée, soi-disant que je lui avais chipé son corset. Je ne lui ai jamais chipé d’effet. J’avais la taille beaucoup plus fine qu’elle. Je ne lui ai chipé qu’une bague en brillants qui lui venait de sa mère : je l’ai donnée à la mienne.

LE GRAND BIBI.

Comment se fait-il qu’avec un coffre rempli de bijoux elle ne se méfiait pas plus que ça d’être fabriquée ?

FLORESTINE.

Elle avait un revolver dans sa table de nuit. Elle le croyait chargé, mais il ne l’était pas. À la place des vraies cartouches, j’y ai mis des cartouches à blanc.

Mouvement de la comtesse.

Dis donc, Grand Bibi, est-ce qu’elle ne va pas m’apparaître dans mes rêves comme les victimes que tu disais ?

LE GRAND BIBI.

Non, tu n’auras pas de mauvais rêves, je te le garantis. Écoute, je ferais tout de même bien de m’en aller avec mon bagage. Mais, auparavant, il faut que je te ligote. Je vais faire semblant de t’étrangler. Je vais tremper mes doigts dans la cendre pour bien les salir, et je vas te les marquer sur le cou. Attends !

Elle s’étend sur un fauteuil, masquée à la comtesse par le Grand Bibi.

FLORESTINE.

Dis donc ! Tu vas me faire mal au moins ?

LE GRAND BIBI.

N’aie pas peur !

Il lui met les doigts autour du cou.

FLORESTINE.

Dis donc ! Dis donc ! Il me semble que tu serres !

LE GRAND BIBI.

C’est pour bien marquer les doigts, mon enfant !

FLORESTINE.

Dis donc ! Dis donc !

Râlant.

Aïe... au...

La comtesse, qui a suivi cette scène avec effroi, presse sur une trompe d’auto et la cache rapidement sous le coussin. Le Grand Bibi lâche Florestine et se lève effaré.

LE GRAND BIBI.

Qu’est-ce que c’est ?

FLORESTINE.

Je ne sais pas !

LE GRAND BIBI.

Une automobile dans la chambre à côté.

FLORESTINE.

Ce n est pas possible, c est dans la rue.

Le regardant.

Mais, sans cette automobile, tu serrais à m’étrangler.

LE GRAND BIBI.

C’était pour te faire peur. Et, en admettant que je l’aie fait pour de bon, je ne le referai plus. J’ai entendu la trompette du jugement dernier. Quand on a mon âge et qu’on est à son trente-huitième crime, on commence à avoir de la religion... Attends !... encore du bruit ! Oh ! je n’aime pas cette maison-là... On est dérangé à chaque instant ; moi, pour travailler, il me faut de la solitude.

FLORESTINE.

C’est le vieux Benoît qui fait sa ronde.

LE GRAND BIBI.

Éteins.

Entre le vieux Benoît, très courbé, une bougie et un pistolet à la main.

Qu’est-ce qu’il a à marcher comme ça ?... Est-ce qu’il cherche une pièce de dix francs ?

FLORESTINE.

C’est un très vieux vieillard, ne plaisante pas.

LE GRAND BIBI.

Tu ne m’as pas regardé, jamais je ne manquerai de respect à un vieillard. J’en ai tué quelques-uns quand l’occasion s’est présentée. Mais jamais je ne me suis fichu d’eux.

BENOÎT, s’approchant de la comtesse.

J’avais cru entendre du bruit. Mais je me serai trompé. Elle dort paisiblement. J’avais pris un vieux pistolet à pierre. J’espère bien ne pas avoir à m’en servir.

Il va pour s’en retourner.

LE GRAND BIBI, à Florestine.

Souffle-lui sa camoufle ; moi, je vas lui placer ça dans le dos.

FLORESTINE.

Encore un crime ! Nous sommes sur une pente terrible. On ne peut plus s’arrêter.

Elle souffle la lumière. Au moment où le Grand Bibi va frapper le vieillard, la comtesse presse la trompe d’auto. Benoît tourne le bouton de l’électricité. La comtesse est debout sur le divan, à la main la trompe d’auto.

FLORESTINE.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! la morte qui joue de la trompette !

LE GRAND BIBI.

Oh ! quel chichi ! C’est assommant de travailler dans des conditions pareilles ! Ce vieux centenaire va payer pour tout le monde !

À Benoît.

Votre pistolet, tout de suite !

BENOÎT.

Vous voulez mon pistolet ? Pour le diriger contre moi ?

LE GRAND BIBI.

Allons, donne !

Il prend le pistolet et le braque sur le vieillard.

BENOÎT.

Vous allez voir l’héroïsme d’un vieux serviteur.

Il se redresse et se découvre la poitrine. À part.

C’est un vieux pistolet qui ne marche pas et qui va lui éclater dans les mains.

LE GRAND BIBI.

Tu vas mourir !

BENOÎT.

Tirez ! mais tirez donc !

LE GRAND BIBI, tirant et lâchant le pistolet.

Aïe donc !... Qu’est-ce que c’est encore que cette blague-là ? J’ai la main droite abîmée pour quinze jours.

Tombant découragé sur un fauteuil.

Non, non, c’est humiliant ! Une femme, deux femmes que je voulais étrangler et que je manque. Un vieux débris qui n’a plus qu’un reste de vie et que je ne peux pas arriver à achever.

Pleurant.

Je suis un homme fini !

FLORESTINE, âprement.

Te décourage pas, Bibi. T’as ton surin et ta main gauche, tu peux y faire leur affaire à tous les deux.

LE GRAND BIBI.

Ah ! tonnerre, ça ne va pas traîner !

 

 

Scène V

 

LA COMTESSE, FLORESTINE, LE GRAND BIBI, BENOÎT, LE COMTE

 

LE COMTE, entrant, le revolver à la main, suivi de deux serviteurs.

Ah ! je savais bien qu’il y avait un homme chez la comtesse ! Et mon absence n’était qu’une ruse.

Au Grand Bibi.

Meurs !

Il lui tire un coup de pistolet. Le Grand Bibi tombe. Florestine se jette sur son corps.

FLORESTINE.

Ah ! Comte cruel, qu’as-tu fait, singe implacable ? Quelle monstrueuse erreur ! Quelle monstrueuse erreur ! Ce pauvre garçon n’a jamais fait la cour à votre femme ! Il venait ici simplement...

Fondant en sanglots.

pour l’assassiner ! Ah ! pauvre Grand Bibi, quelle fin tu fais ! Toi que j’aimais parce que tu étais sanguinaire et doux, te voilà disparu de ce monde !

Elle pleure et se jette sur sa poitrine. Simplement.

D’ailleurs, il n’est pas mort... il respire comme un bœuf. La balle s’est aplatie sur son portefeuille.

LE GRAND BIBI, d’une voix faible.

C’est égal, c’est triste d’avoir eu tous ces ennuis avec ces victimes embêtantes et que monsieur vienne encore m’accuser de faire de vilaines choses.

FLORESTINE.

Tu es sauvé, c’est l’essentiel.

LE GRAND BIBI.

La balle s’est aplatie sur la photographie de ma mère.

FLORESTINE, regardant la photographie.

Oh ! vénérable femme, avec sa coiffe bretonne !

LE GRAND BIBI.

La coiffe des femmes de Lannion !

LE COMTE, tressaillant.

La coiffe des femmes de Lannion !... Une femme de cinquante ans, au moins ?

FLORESTINE

Voui.

LE COMTE.

Une croix d’or sur la poitrine ?

LE GRAND BIBI.

Tu l’as dit.

LE COMTE, maîtrisant son émotion.

Pardonnez-moi, comtesse. Ceci se passait avant que je vous aie connue. Un voyage en Bretagne... une aventure... Donnez-moi cette photographie.

Florestine la lui passe.

Oh ! ma belle jeunesse !

Froidement.

Mais ce n’est pas elle. J’aurais dû m’en douter, car, autant qu’il m’en souvienne, l’enfant était une petite fille.

FLORESTINE.

Une petite fille ? Mais je suis une enfant abandonnée !

BENOÎT.

Ce n’est pas vrai.

LE GRAND BIBI.

Ça ne prend pas.

LE COMTE, à la comtesse.

Je ne peux pas livrer à la justice cet homme en qui j’ai failli tuer mon enfant.

FLORESTINE.

D’ailleurs, à quoi ça servirait-il de nous pincer ?... Il faut plutôt nous moraliser.

LE GRAND BIBI.

Je suis dégoûté du crime.

FLORESTINE.

Oh ! moi aussi... Nous allons monter une petite boutique de cartes postales, à Grenelle, avec nos petites économies...

PDF