L’Étincelle (Henri MEILHAC)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 31 décembre 1860.

 

Personnages

 

NAUTILUS

LE DOCTEUR PÉRIMÈTRE

LE VICOMTE

BUGL

JOSEPH, domestique

FÉLICIENNE, femme de Périmètre

MADAME PIGELET

LUCIE, pièce de madame Pigelet

 

La scène se passe à Baden, salon de conversation.

 

Un salon : au fond, trois portes donnant sur une galerie ; à gauche, sur le premier plan, une fenêtre. Dix heures du soir.

 

 

Scène première

 

PÉRIMÈTRE, seul

 

Encore cet homme à moustaches qui tourne autour de ma femme !... Je suis inquiet, très inquiet ! J’ai lu l’histoire, et j’y ai vu une chose qui m’a affligé !... Il y est dit que, presque toujours, les hommes remarquables ont eu des désagréments dans leur ménage... leurs femmes se font générale ment un malin plaisir de les... méconnaître... Ce n’est pas rassurant pour moi ; car, je ne puis me le dissimuler... je suis un homme remarquable... De plus, j’ai épousé une femme qui était fort légère et qui a été danseuse à l’Opéra. « Comment, me dira-t-on, vous qui êtes un homme sérieux, un homme remarquable, avez-vous pu faire un pareil mariage ?... » À cela, je répondrai que la raison n’est pas ce qui règle l’amour... J’aimais Félicienne ! On me désobligerait en me demandant une autre explication... car il me serait impossible d’en donner une meilleure... Cet homme tourne toujours au tour de ma femme !... Que veut-il ?... S’il avait une physionomie moins rébarbative, j’irais le lui demander...

Entrent madame Pigelet, Lucie et le vicomte

 

 

Scène II

 

PÉRIMÈTRE, MADAME PIGELET, LUCIE, LE VICOMTE

 

MADAME PIGELET.

Venez avec moi, vicomte... Ma nièce, ne me quittez pas !

PÉRIMÈTRE.

Madame Pigelet !...

MADAME PIGELET.

Le docteur Périmètre !... Par quel hasard vous trouve-t-on à Bade, docteur ?

PÉRIMÈTRE.

Je viens de me marier, et je cours le monde pendant la lune de miel, comme c’est l’usage... Je resterai encore ici deux on trois jours ; après, j’irai à Anvers... Et vous, madame, comment se fait-il ?...

MADAME PIGELET.

Moi ?...

Au vicomte.

Vicomte, ne vous éloignez pas !

Au docteur.

Moi, je voyage pour faire voir les bords du Rhin à ma nièce, qui est sortie de son pensionnat il y a quinze jours...

PÉRIMÈTRE.

Mademoiselle !...

LUCIE.

Monsieur ?...

MADAME PIGELET.

Elle a été fort bien élevée... On lui a appris qu’il ne faut jamais rien dire quand il y a du monde.

PÉRIMÈTRE.

C’est très convenable, madame. Permettez-moi cependant de vous faire observer que, si tout le monde était élevé de cette façon-là, cela rendrait la conversation fort difficile...

MADAME PIGELET.

Ah ! vous êtes un folâtre !

PÉRIMÈTRE.

Cela ne m’empêche pas d’être un homme remarquable !... Mademoiselle est charmante... Ne songez-vous pas à la marier ?

MADAME PIGELET.

Si fait...

PÉRIMÈTRE.

Vous avez un parti en vue ?...

MADAME PIGELET.

Un parti superbe !

Au vicomte.

Venez près de moi, vicomte.

Au docteur.

Qu’est-ce que vous dites de M. le vicomte, vous ?

PÉRIMÈTRE

De monsieur ?

MADAME PIGELET.

Oui, de monsieur...

PÉRIMÈTRE.

Monsieur me paraît réservé... et quelque peu taciturne...

MADAME PIGELET.

Comme il trompe son monde ! C’est un homme excessivement gai : rien ne l’amuse tant que de chanter des chansons badines et de casser des verres en cabinet particulier !

Elle va s’asseoir.

PÉRIMÈTRE, s’asseyant près d’elle.

Je ne l’aurais pas cru !

Il regarde à droite et n’écoute pas madame Pigelet.

MADAME PIGELET.

Il y a longtemps que j’avais jeté les yeux sur ce brillant jeune homme pour faire de lui le mari de ma nièce. Malheureusement, il avait la tète perdue pour je ne sais quelle péronnelle... La susdite péronnelle l’a planté là pour se marier avec un imbécile.

PÉRIMÈTRE, à part.

Ma femme devrait venir se réfugier...

MADAME PIGELET.

Vous ne m’écoutez pas ?

PÉRIMÈTRE.

Si fait, madame.

MADAME PIGELET.

Avec un imbécile !... J’ai profité de la stupeur dans laquelle cet événement avait plongé le vicomte, pour le prier de faire un petit voyage avec ma nièce et moi. Il n’a rien répondu... Je l’ai emmené ; il n’est pas très agréable comme conversation, la douleur la réduit à un état voisin de l’abrutissement. Mais cela se passera, le mariage aura lieu et ma nièce sera vicomtesse.

Se rapprochant et tout bas.

Entre nous, je crois qu’elle ne tenait pas follement à porter ce titre... Il y a trois ans, elle a passé tout un été avec un jeune voisin de campagne, M. Nautilus, et je me suis aperçue plusieurs fois qu’elle n’n avait pas gardé un mauvais souvenir... Ce mariage ne m’aurait pas déplu ; ce Nautilus a quarante mille livres de rentes, mais c’est un fou. Un beau matin, il est parti... il a quitté la France !... Où est-il allé ? Personne n’en sait rien. Il n’a pas donné de ses nouvelles.

Périmètre recommence à ne pas écouter et gesticule pour appeler sa femme.

Mais qu’avez-vous ?

PÉRIMÈTRE.

Moi, madame ? Rien.

MADAME PIGELET.

Vous vous agitez, depuis cinq minutes...

PÉRIMÈTRE, à part.

Enfin, elle a compris !...

 

 

Scène III

 

PÉRIMÈTRE, MADAME PIGELET, LUCIE, LE VICOMTE, FÉLICIENNE

 

FÉLICIENNE, au docteur.

Vous m’appelez, mon ami ?

LE VICOMTE, à part.

Ciel ! Félicienne !

MADAME PIGELET.

Hein ! vicomte ? Qu’est-ce que c’est ? vous avez dit ?

LE VICOMTE.

Je n’ai rien dit, madame.

FÉLICIENNE, à part, regardant le vicomte.

C’est lui !

MADAME PIGELET, au vicomte.

Donnez-moi votre bras.

PÉRIMÈTRE, à Félicienne.

Je vous appelais pour vous présenter å madame Pigelet, une de mes clientes les plus considérables...

FÉLICIENNE.

Madame !

MADAME PIGELET.

Madame !... Votre bras tremble, vicomte ; qu’est-ce que cela signifie ? Ne me quittez pas... Suis-nous, ma nièce... Sans adieu, docteur !

Elle sort avec sa nièce et le vicomte.

 

 

Scène IV

 

PÉRIMÈTRE, FÉLICIENNE

 

FÉLICIENNE.

Quelle est cette jeune personne ?

PÉRIMÈTRE.

C’est la nièce de madame Pigelet.

FÉLICIENNE.

Et ce jeune homme ?

PÉRIMÈTRE.

C’est un vicomte qui doit épouser bientôt...

FÉLICIENNE.

Ah ! elle a une tournure délurée, votre cliente considérable...

PÉRIMÈTRE.

C’est une femme qui a été très lancée et qui a diablement fait parler d’elle.

FÉLICIENNE.

Vrai ? Contez-moi ça : j’aime beaucoup...

PÉRIMÈTRE.

J’espère que c’est un exemple que vous ne suivrez pas, Félicienne... vous seriez une ingrate si vous le suiviez... car vous devez toujours avoir devant les yeux que vous n’étiez rien du tout, et que je vous ai fait un grand honneur en vous élevant jusqu’à moi !

FÉLICIENNE.

C’est très gracieux, ce que vous me dites là...

PÉRIMÈTRE.

J’ai fait de vous la femme d’un homme remarquable...

FÉLICIENNE.

De mieux en mieux !

PÉRIMÈTRE.

Je vous ai fait entrer dans un monde, d’où votre éducation et vos manières devaient complètement vous exclure.

FÉLICIENNE.

Ne savez-vous me dire que des choses désagréables ?

PÉRIMÈTRE.

Je te dis des choses désagréables parce que je t’aime, et lorsque l’on aime...

FÉLICIENNE.

Aimez-moi un peu moins, alors...

PÉRIMÈTRE.

T’aimer moins ! Le puis-je ? Tes yeux me mettent la cervelle à l’envers !... Que ne ferais-je pas pour te plaire ! Si tu l’exigeais, j’embrasserais un homéopathe !

FÉLICIENNE.

À la bonne heure !

PÉRIMÈTRE.

Cet homme à moustaches, tu ne le connais pas ?

FÉLICIENNE.

Pas du tout ! Il m’ennuyait énormément !

PÉRIMÈTRE.

Merci ! Comme je t’aime, mon Dieu ! ton regard, ton sourire, tes épaules... Ah ! je vais faire un tour dans les salons... Si je restais près de toi, tu arracherais à ma faiblesse quelque parole dont tu te ferais plus tard une arme contre moi... Ainsi, cet homme ?...

FÉLICIENNE.

Encore !...

PÉRIMÈTRE.

Non... rien... je ne te demande plus rien... pardonne-moi... Ah ! je t’aime trop, je m’en vais...

Il sort.

 

 

Scène V

 

FÉLICIENNE, puis LE VICOMTE

 

FÉLICIENNE, seule.

Ce pauvre vicomte ! il est devenu de toutes les couleurs quand il m’a aperçue !... Si je m’attendais à le retrouver ici !... J’espère qu’il saura bien se débarrasser de cette dame qui le traine avec elle !... Oui... il me cherche... il m’a vue... il vient... Ah !

Entre le vicomte.

LE VICOMTE.

Je pourrais vous dire qu’entrant dans ce salon, je ne m’attendais pas à vous y trouver.

FÉLICIENNE.

Si vous me disiez cela, je n’en croirais pas un mot !

LE VICOMTE.

Vous auriez raison ; je savais que vous étiez ici... Je suis venu, parce qu’il y avait une chose dont je voulais avoir le cœur net...

FÉLICIENNE.

Quelle chose, vicomte ?

LE VICOMTE.

Je tenais à être sûr que je pouvais désormais vous voir sans que cela me fît le moindre effet, vous entendre sans être le moins du monde troublé par votre voix...

FÉLICIENNE.

Vraiment ?

LE VICOMTE.

Voilà pourquoi j’ai saisi tout de suite la première occasion qui s’est offerte de me retrouver en face de vous...

FÉLICIENNE.

Eh bien ! vous m’avez vue, vous m’avez entendue ?

LE VICOMTE.

Oui, je vous ai vue, je vous ai entendue, et cela m’a été tout à fait indifférent.

FÉLICIENNE.

Ma foi, mon cher, je n’aurais pas eu l’idée de me déranger pour faire une pareille expérience, mais enfin, grâce à vous, l’expérience est faite et j’en suis bien aise. Je vous ai vu, vicomte, je vous ai entendu, et je puis affirmer que cela m’a été parfaitement égal.

LE VICOMTE.

Ah !

FÉLICIENNE.

Non Dieu, oui !

LE VICOMTE.

Il ne nous reste plus qu’à nous dire adieu, alors ?

FÉLICIENNE.

Absolument.

LE VICOMTE.

Adieu donc ; mes salutations au docteur Périmètre.

FÉLICIENNE.

Adieu. Mes respects à mademoiselle Pigelet.

Le vicomte fait deux ou trois pas vers le fond et revient.

LE VICOMTE.

Félicienne !

FÉLICIENNE.

Comment ! vous n’êtes pas encore parti ?

LE VICOMTE.

Ainsi, vous n’avez trompé ?...

FÉLICIENNE.

Que voulez-vous ? Un mariage, c’était mon rêve !...

LE VICOMTE.

Ainsi, pendant que je vous attendais au Café Anglais, vous vous glissiez furtivement dans un arrondissement sérieux ?

FÉLICIENNE.

Je vous trouve plaisant avec vos reproches, comme si vous n’étiez pas, vous aussi, sur le point de vous marier !

LE VICOMTE.

Moi ?

FÉLICIENNE.

Oui, vous !... avec la nièce de la cliente...

LE VICOMTE.

Ah ! oui... je sais... je me rappelle maintenant ; ils ont profité d’un moment de colère pour me proposer un mariage... mais, malgré votre abandon, mon amour vivait encore... Ils ont voulu le tuer... ils m’ont fait recommencer ma vie d’autrefois... espérant que le plaisir me ferait oublier... niais qui ne comprenaient pas que le plaisir c’était vous, et que sans vous... Au théâtre, j’ai retrouvé la loge où nous nous étions assis si souvent, l’un près de l’autre, et où nous avions si peu écouté les pièces que l’on jouait...

FÉLICIENNE.

Frédéric !...

LE VICOMTE.

L’ouvreuse, en voyant que je n’étais pas avec vous, a poussé des cris d’étonnement... Aux Provençaux, le garçon a été tellement stupéfait, qu’il a laissé tomber un plat sur la robe de ma future tante !

FÉLICIENNE.

Ce brave Désiré !

LE VICOMTE.

Madame Pigelet a essuyé sa robe et m’a passé des écrevisses. Ces écrevisses m’ont rappelé celles que nous avions croquées ensemble... Ah ! pour tuer mon amour, il eût fallu détruire les théâtres et les restaurants, les garçons, les ouvreuses et les...

FÉLICIENNE.

Grâce, pour les écrevisses.

LE VICOMTE.

Ah ! vous avez un esprit !

Il lui saisit la main.

FÉLICIENNE.

Prenez garde !

LE VICOMTE.

Quand ils ont vu que, décidément, les écrevisses de la vertu ne me faisaient pas oublier... les autres, ils ont changé de système, ils m’ont fait voyager. Il me serait impossible de dire quelles campagnes et quelles villes j’ai traversées ; je n’ai rien regardé, je n’ai rien vu, j’ai pensé à vous !...

FÉLICIENNE.

Comme vous m’aimez !...

LE VICOMTE.

Oui, je vous aime ! Écoutez... laissez-moi vous dire... Il y a quinze jours que je n’ai prononcé une parole... je rêvais, les yeux ouverts... Votre image était là, toujours là... vous seulement !

Nautilus paraît au fond et écoute

J’ai envie de pleurer... ou de rire, je ne sais pas au juste. Comment ne suis-je pas tombé quand je vous ai aperçue ! il m’a semblé qu’on me versait une carafe glacée dans la poitrine... Vous !... c’est vous !... je vous ai retrouvée... Mais quand je pense qu’un autre... qu’un mari... Ah ! Félicienne... Félicienne... ce n’est plus une carafe glacée, c’est un fer rouge.

Nautilus bondit.

 

 

Scène VI

 

FÉLICIENNE, LE VICOMTE, NAUTILUS

 

NAUTILUS.

Un fer rouge ! Est-ce vrai ce que tu dis là ?

LE VICOMTE.

Nautilus !

NAUTILUS.

Je te demande si ce que tu viens de dire est vrai ?

LE VICOMTE.

Nautilus ! il y a trois ans au moins que l’on ne t’a aperçu ! Comment cela va-t-il et d’où arrives-tu ?

NAUTILUS.

De bien loin ! Je te conterai mes voyages... mais plus tard... réponds-moi d’abord. Tout ce que tu viens de dire là, l’éprouves-tu réellement ?

LE VICOMTE.

Sans doute.

NAUTILUS.

Ainsi, c’est vrai !... Mais, j’y pense, devant madame, tu ne peux pas dire autre chose.

LE VICOMTE.

En vérité, mon ami...

NAUTILUS.

Présente-moi.

LE VICOMTE, à Félicienne.

M. Nautilus, mon ami d’enfance.

FÉLICIENNE, à Nautilus.

Monsieur, vous ne perdrez pas une femme innocente...

NAUTILUS.

Non, madame ; je ne perdrai pas une femme innocente... mais service pour service... il me faut sa véracité, toute sa véracité... et vous comprenez, si vous êtes là, il mentira peut être.

Il prend le bras du vicomte.

Ainsi, permettez-moi...

FÉLICIENNE.

Je vous laisse, messieurs...

NAUTILUS, quittant le bras du vicomte.

Je vous remercie, madame, pardonnez-moi !...

FÉLICIENNE, au vicomte.

Assurez-vous de sa discrétion... je serais perdue ; mon mari est médecin.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

LE VICOMTE, NAUTILUS

 

LE VICOMTE.

Parbleu ! voilà une singulière façon...

NAUTILUS.

Pas de récriminations, cela prendrait du temps, réponds moi tout de suite...

LE VICOMTE.

Du reste, je n’en suis pas moins enchanté de te voir... après une telle absence...

Il veut le serrer dans ses bras.

NAUTILUS.

Pas d’effusion, non plus... Réponds-moi seulement.

LE VICOMTE.

Sur quoi veux-tu que je te réponde ?

NAUTILUS.

Je t’ai écouté. Dis-moi si tu étais de bonne foi ou si tu jouais une comédie ?

LE VICOMTE.

Comment, une comédie ?

NAUTILUS.

Ce que tu disais là... tout à l’heure, à cette femme... C’était vrai ?

LE VICOMTE.

Parfaitement vrai.

NAUTILUS.

Tu aimes ?

LE VICOMTE.

Comme un fou !

NAUTILUS.

Tu es heureux ?

LE VICOMTE.

Comme un poète !...

NAUTILUS.

Et tu souffres ?

LE VICOMTE.

Comme un damné !...

NAUTILUS.

Tu sacrifierais tout ?

LE VICOMTE.

Je suis ruiné ! On me propose d’épouser un million ; sur un mot d’elle, je refuserais...

NAUTILUS.

Ah ! je te crois, cela suffit, je te crois.

Le vicomte regarde à sa gauche.

Qu’as-tu donc ?

LE VICOMTE.

Où est-elle ? je ne la vois plus !

NAUTILUS.

Va donc la retrouver...

LE VICOMTE.

Mais toi... Qu’est-ce que cela veut dire... tu as un air ?...

NAUTILUS.

Ne t’occupe pas de moi va la retrouver...

LE VICOMTE.

Je ne te laisserai pas...

NAUTILUS.

Va la retrouver, te dis-je, puisque tu l’aimes !

LE VICOMTE.

Oui, je l’aime ! et, en dépit de son mari, j’espère bien !...

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

NAUTILUS, seul

 

Ainsi, j’aurai fait des milliers de lieues, j’aurai arpenté le monde de long en large, et ce mot, devant lequel je fuyais, je l’aurai entendu partout. Le Cafre, qui a six pieds, le dit à sa gigantesque épouse ; le Lapon, qui n’en a que quatre, le dit à sa délicate moitié... et il sera trouvé des savants, des imbéciles de savants qui auront découvert que ce mot, les fleurs le disent aux fleurs, et qu’à travers l’espace, les mondes s’appellent en se parlant d’amour ! Amour !

Avec rage.

Amour ! Pour moi tout seul ces deux syllabes ne présentent aucun sens... « J’aime, disent-ils tous, je suis heureux, je souffre !... » Moi seul, je n’ai jamais pu aimer, je n’ai jamais pu être heureux, je n’ai jamais pu souffrir... Pourquoi cela ? Je ne puis croire cependant que les Cafres, les Lapons, les fleurs, les mondes et cet écervelé de vicomte se soient entendus pour se moquer de moi ? J’aime ! je ne peux faire un pas sans que ce mot déchire mon oreille... J’entre ici, et la première parole que j’entends...

Entre Joseph.

 

 

Scène IX

 

NAUTILUS, JOSEPH

 

JOSEPH.

Monsieur !

NAUTILUS.

C’est toi !... Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

JOSEPH.

Monsieur m’avait ordonné de l’attendre à l’hôtel.

NAUTILUS.

Eh bien ! pourquoi es-tu ici ? pourquoi n’es-tu pas resté à l’hôtel ?

JOSEPH.

C’est que j’ai découvert une jeune Badoise qui est très jolie.

NAUTILUS.

Ah ! ah !

JOSEPH.

Et que si monsieur voulait me permettre d’aller...

NAUTILUS.

Par exemple !

JOSEPH.

Je crois que je l’aime, monsieur.

NAUTILUS.

Tu l’aimes, tu dis ? tu l’aimes ?

JOSEPH.

Dame, monsieur ! quand elle est là je suis tout bête, et quand elle n’y est pas...

NAUTILUS.

Lui aussi ! un homme que je paye !

JOSEPH.

Monsieur veut-il me permettre d’aller retrouver ?...

NAUTILUS.

Je te le défends.

JOSEPH.

Oh ! monsieur !

NAUTILUS.

Je te le défends, et je t’étranglerai, entends-tu bien ? si tu oses encore me parler.

JOSEPH.

Oh ! monsieur !

NAUTILUS.

Je t’étranglerai de mes deux mains.

JOSEPH.

Monsieur, si vous êtes malade, il faut vous faire soigner.

Périmètre entre.

 

 

Scène X

 

NAUTILUS, JOSEPH, PÉRIMÈTRE

 

PÉRIMÈTRE.

Qu’est-ce qui est malade ? Me voici.

JOSEPH.

C’est mon maître, monsieur, qui veut me...

NAUTILUS, à Périmètre.

Vous êtes médecin, monsieur ?

PÉRIMÈTRE.

Oui, monsieur. Le docteur Périmètre, un docteur très· remarquable et tout à fait à votre service.

NAUTILUS.

Au fait, puisque tout le monde éprouve, et que moi seul... C’est une maladie sans doute.

JOSEPH.

Bien sûr que c’est une maladie.

NAUTILUS, à Périmètre.

Je ne serais pas fâché de vous consulter, monsieur.

JOSEPH, à Nautilus.

Décidément, monsieur, vous ne voulez pas que j’aille ?...

NAUTILUS.

Je te le défends ! Attends-moi ; si, en sortant d’ici, je ne te trouve pas, je te chasse.

JOSEPH.

Hélas ! monsieur, je vous attendrai.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

NAUTILUS, PÉRIMÈTRE

 

PÉRIMÉTRE.

Maintenant, expliquez-moi votre maladie !

NAUTILUS.

Oui, je vais te l’expliquer ; prépare-toi à entendre des choses lamentables.

PÉRIMÈTRE.

Il est inutile de me tutoyer, Dites-moi vous.

NAUTILUS.

Laisse-moi te dire tu. Cette forme, plus vive, convient mieux à la véhémence de mes sentiments.

PÉRIMÈTRE.

Comme vous voudrez ; nous réglerons cela.

NAUTILUS.

Écoute-moi bien !

PÉRIMÈTRE.

Je vous écoute. Où souffrez-vous ?

NAUTILUS.

Où je souffre ? Partout où je suis.

PÉRIMÉTRE.

Vous ne m’entendez pas. Montrez-moi votre langue.

NAUTILUS.

Eh ! que veux-tu faire de ma langue ? C’est mon cœur qu’il faudrait te montrer.

PÉRIMÈTRE.

Malheureusement, c’est difficile.

NAUTILUS.

Laisse là tes ridicules questions, docteur, et écoute-moi. Un jour, j’étais à cheval ; devant moi, dans une allée d’acacias, il y avait deux amoureux à cheval aussi. Je les vois encore ; le vent, en agitant les arbres, faisait tomber des fleurs sur eux. C’était une chose délicieuse à voir que ce jeune homme et cette jeune femme se tenant par la main et se souriant l’un à l’autre au milieu de cette pluie de fleurs.

PÉRIMÈTRE.

Très joli, mais je ne vois pas...

NAUTILUS.

Moi aussi, docteur, j’ai poussé mon cheval dans cette allée ; mais à peine y étais-je entré, que le vent a cessé de souffler. J’ai parcouru toute l’allée au pas ; je m’y suis arrêté, mais pas un arbre n’a bougé, pas une branche n’a frissonné, pas une fleur n’est tombée sur moi.

PÉRIMÈTRE.

Qu’est-ce que c’est que ce malade-là ?

NAUTILUS.

Pourquoi cela, docteur, pourquoi cela ? Qu’as-tu à me regarder en ouvrant de grands yeux ? Pourquoi toutes les fleurs sur eux et pas une sur moi ? Je t’ai dit ma maladie, pourquoi ne réponds-tu pas ?

PÉRIMÈTRE.

Ah ! c’est là votre...

NAUTILUS.

Je vois, tu ne m’as pas compris.

PÉRIMÈTRE.

J’avoue que cette explication ne m’a pas paru...

NAUTILUS.

Quel âne !

PÉRIMÈTRE, à part.

Bon, nous réglerons cela !

NAUTILUS.

Écoute-moi, docteur, je vais te parler autrement.

PÉRIMÈTRE.

Je n’en serai pas fâché.

NAUTILUS.

J’ai dîné avant de venir ici ; en dînant, j’ai bu deux bouteilles de bordeaux.

PÉRIMÈTRE.

Ah bah !

NAUTILUS.

La vois-tu, ma maladie ?

PÉRIMÈTRE.

Continuez.

NAUTILUS.

Après, je suis entré dans ces salons. Il était tard déjà ; je les ai trouvés pleins de lumière et de bruit. À droite, le mur mure du bal ; à gauche, le tintement des pièces d’or, et tout autour de nous...

Montrant la salle.

Regarde, docteur, regarde ; toutes ces femmes, tu les vois, jeunes, parées, étincelantes. Compte tous ces sourires, tous ces regards attachés sur moi ; prends le premier venu, docteur, mets-lui dans l’oreille cette valse que l’orchestre joue maintenant, fixe sur lui tous ces yeux ardents, n’est-il pas vrai que son cœur bondira dans sa poitrine ; dis, cela n’est-il pas vrai ?

PÉRIMÈTRE.

Assurément !

NAUTILUS.

Eh bien, mets ta main sur mon cœur, il bat comme à l’ordinaire ; je suis juste aussi ému que si nous étions là, tous les-deux, seuls, occupés à faire une partie de bésigue.

PÉRIMÈTRE.

C’est vrai, ma foi...

NAUTILUS.

Comprends-tu ma maladie, maintenant ?

PÉRIMÈTRE.

Oui, je commence.

NAUTILUS.

Écoute-moi encore, docteur.

Montrant la salle.

Autour de nous, il y a des hommes... parmi ces hommes, je suis sûr qu’il n’y en a pas un qui ne se soit jeté aux pieds d’une femme, et qui ne lui ait dit de ces absurdités qui, lorsque je les entends, me mettent dans l’état d’exaspération où tu m’as trouvé tout à l’heure. Tiens ! en voici un qui a mis dix ans à s’apercevoir que la femme qu’il aimait avait quarante trois ans le jour où il lui avait parlé pour la première fois !... En voici un autre qui s’est ruiné pour une drôlesse qui le trompait avec un avaleur de sabres, un mangeur d’étoupe enflammée... il savait qu’il était trompé, et il se ruinait, et il aimait tout de même. Il était idiot, n’est-ce pas ? Ah ! docteur, pourquoi n’ai-je jamais pu être idiot comme cela ? Guéris-moi, docteur : pour moi, les femmes de quarante-trois ans ont toujours eu quarante-trois ans ; quand une femme a la bouche trop grande ou les yeux trop petits, je vois tout de suite qu’elle a les yeux trop petits et la bouche trop grande... quand une femme me dit un mensonge, je m’aperçois immédiatement qu’elle ne me dit pas la vérité !... Guéris-moi, docteur, je vois les fermes comme elles sont... guéris-moi ! arrache-moi ce caillou que j’ai dans la poitrine, et remplace-le par un cœur fabriqué comme les autres cœurs ; fais que je puisse, moi aussi, me rouler aux pieds des femmes, crier, pleurer, et chercher où sont leurs ailes ! Rends-moi bête comme ils le sont tous... bête comme l’est mon ami, comme l’est mon domestique, bête comme tu l’es sans doute toi-même.

PÉRIMÈTRE.

Moi, je ne suis pas bête !...

NAUTILUS.

Oh ! je parie, moi...

PÉRIMÈTRE.

J’ai épousé une femme que j’adore.

NAUTILUS.

Tu vois bien, docteur !...

PÉRIMÈTRE.

Une femme charmante qui n’aime que moi.

NAUTILUS.

Tu vois bien, docteur, tu vois bien !...

PÉRIMÈTRE, lui montrant sa femme.

Tenez ! la voici justement... là, à gauche, la voyez-vous ?

NAUTILUS.

Comment ! cette charmante personne... qui a une robe blanche... et des roses dans les cheveux ?

PÉRIMÈTRE.

Oui, c’est ma Félicienne.

NAUTILUS, à part.

Mais c’est la femme qui causait avec Frédéric.

PÉRIMÈTRE.

Elle est bien belle, n’est-ce pas ?

NAUTILUS.

Oui... assez belle...

PÉRIMÈTRE.

Quelle figure, quelles épaules... et son pied donc !... En vérité, ce n’est pas parce que je suis son mari, mais elle a un pied !... Je me rappelle, quand elle dansait à l’Opéra, avoir en tendu un monsieur à côté de moi dire que ces pieds-là l’avaient plusieurs fois empêché de dormir. Ça m’a fait plaisir, et ça m’a décidé à l’épouser.

NAUTILUS.

Fais que je me porte aussi bien que toi, docteur ; je n’en demande pas davantage.

PÉRIMÈTRE.

Donc, voilà votre mal... un cœur d’une parfaite insensibilité... et une absence complète d’émotion...

NAUTILUS.

Tu l’as dit, docteur, une absence complète d’émotion... tu as très bien défini...

PÉRIMÈTRE.

Nous autres, médecins remarquables, nous avons deux listes de maladies. Nous classons dans l’une les maladies que nous pensons pouvoir guérir, et dans l’autre celles devant lesquelles nous reconnaissons que nous ne pouvons rien... grâce aux progrès de la science, il y a une de ces listes qui s’allonge considérablement.

NAUTILUS.

Celles des maladies que vous guérissez, sans doute ?

PÉRIMÈTRE.

Non, pas celle-là, l’autre !

NAUTILUS.

Ah bah ! Et ma maladie, à moi, dans laquelle des deux listes se trouve-t-elle ?

PÉRIMÈTRE.

Ni dans l’une, ni dans l’autre : votre infirmité est une infirmité morale, une affection purement psychologique.

NAUTILUS.

Peux-tu me guérir, enfin ?

PÉRIMÈTRE.

Je puis essayer... mais j’ai besoin pour cela de toute ma lucidité d’esprit, et je n’ai jamais l’esprit si lucide que lorsque j’ai été bien payé.

NAUTILUS.

Eh ! eh ! nous sommes prudent.

PÉRIMÈTRE.

Vous comprenez, aux eaux...

NAUTILUS.

Combien me demandes-tu ?

PÉRIMÈTRE.

Mille francs pour le conseil que je vous donnerai tout à l’heure.

NAUTILUS.

Les voici.

PÉRIMÈTRE.

Plus cinq cents francs pour m’avoir tutoyé...

NAUTILUS.

Cinq cents francs !

PÉRIMÈTRE.

Je vous avais dit que nous réglerions cela.

NAUTILUS.

Voilà cinq cents francs !

PÉRIMÈTRE.

Plus cinq cents francs, pour avoir dit : Quel âne ! en parlant de moi.

NAUTILUS.

Tu as entendu ? Je croyais l’avoir dit tout bas.

PÉRIMÈTRE.

Vous auriez pu le dire tout haut. Cela ne vous aurait pas coûté plus cher.

NAUTILUS.

Voici un billet... le conseil, maintenant.

PÉRIMÈTRE.

Ah ! c’est juste ! Avez-vous remarqué que souvent, en faisant semblant d’être en colère, on finit par s’échauffer et par se mettre véritablement en colère ?...

NAUTILUS.

Oui, je l’ai remarqué.

PÉRIMÈTRE.

Il en est sans doute de l’amour comme de la colère : faites semblant d’être amoureux de la première femme que vous rencontrerez, dites-lui de sang-froid ce que les gens qui aiment disent quand ils ont perdu la tête, faites les folies que vous avez vu faire, il est probable que vous finirez par être amoureux sérieusement.

NAUTILUS.

Comment ! docteur, tu crois ? La première femme que je rencontrerai as-tu dit, la première venue ?...

PÉRIMÈTRE.

Pas précisément la première venue. Il faut qu’elle soit dans certaines conditions.

NAUTILUS.

Dans quelles conditions ?

PÉRIMÈTRE.

Je vous engage à la choisir jeune et jolie. Il y a des gens pour qui cela n’est pas nécessaire, et qui sont amoureux quand même... mais vous... vous ferez bien de commencer...

NAUTILUS.

Par une jolie femme... tu as raison... ce sera plus facile... Peut-elle être mariée ?

PÉRIMÈTRE.

Assurément ; si, avec cela, vous pouviez savoir qu’un de vos amis s’occupe d’elle, ce serait parfait.

NAUTILUS.

En vérité ?

PÉRIMÈTRE.

Quand toutes ces circonstances se trouvent réunies, il est presque impossible de ne pas aimer.

NAUTILUS.

Tâchons de trouver alors, et quand j’aurai trouvé...

PÉRIMÈTRE.

Je vous l’ai dit : rappelez-vous les folies que vous avez vu faire, et faites-les. Battez-vous pour la femme, mettez le feu à la maison dans laquelle elle se trouve, emportez-la à travers les flammes, et brûlez-vous la cervelle.

NAUTILUS.

Est-ce que tu crois qu’il faudra que j’aille ?...

PÉRIMÈTRE.

Vous ferez bien de garder cela pour la fin.

NAUTILUS.

Sans doute, car si je commence...

PÉRIMÈTRE, à part.

Il se rapproche d’elle, maintenant.

À Nautilus.

Je vous de mande pardon, mais il y a là un homme... il faut absolument que je sache...

Il rentre dans le bal.

 

 

Scène XII

 

NAUTILUS, seul

 

Une fois payé, ce docteur n’est pas bavard ; il faut lui arracher les paroles de la bouche... Après cela, si le conseil est bon, qu’importe ! qu’il me l’ait donné en peu de mots. Habile homme, je vais mettre le feu ici et emporter sa femme à travers l’incendie.

Entre madame Pigelet.

 

 

Scène XIII

 

NAUTILUS, MADAME PIGELET

 

MADAME PIGELET.

Où peut être passé le vicomte ?... Monsieur, vous n’auriez pas...

NAUTILUS.

Madame Pigelet !

MADAME PIGELET.

Mon ancien voisin de campagne, monsieur Nautilus !

NAUTILUS.

Lui-même, madame.

MADAME PIGELET.

D’où arrivez-vous ?

NAUTILUS.

Du bout du monde.

MADAME PIGELET.

Que je suis contente de vous revoir ! Comment vous portez-vous ?

NAUTILUS.

Très bien, madame, à part une petite infirmité que j’ai.

MADAME PIGELET.

Une infirmité ?

NAUTILUS.

Oui, mais j’espère m’en guérir... on m’a indiqué un moyen. J’ai vu un médecin, il m’a donné une ordonnance.

MADAME PIGELET.

Il faut la suivre, monsieur ; il faut obéir à votre médecin.

NAUTILUS.

C’est ce que je fais... Je vais enlever sa femme !

MADAME PIGELET.

Hein ?

NAUTILUS.

Ne m’entendez-vous pas ? Je vous dis que je vais enlever la femme du docteur Périmètre ; c’est lui qui me l’a ordonné.

MADAME PIGELET.

Vous êtes fou, je suppose ?

Tumulte dans le bal.

Mon Dieu ! que se passe-t-il ?

 

 

Scène XIV

 

NAUTILUS, MADAME PIGELET, LUCIE

 

LUCIE.

Oh ! ma tante !

NAUTILUS.

Mais c’est mademoiselle votre nièce ? Je la reconnais parfaitement.

LUCIE.

Monsieur Nautilus !

NAUTILUS.

Vous me reconnaissez aussi ?

LUCIE.

Ah ! vous voilà revenu... enfin !

Elle se jette dans les bras de sa tante.

MADAME PIGELET, à Lucie.

Eh bien, mademoiselle, qu’est-ce que cela signifie... une telle émotion ? Est-ce dans votre pensionnat qu’on vous a appris ?...

LUCIE, à madame Pigelet.

Tu serais aussi émue que moi, ma tante, si tu avais vu ce qui vient de se passer.

MADAME PIGELET.

Que s’est-il passé ?

LUCIE.

La femme de M. Périmètre venait de s’asseoir sur un canapé, elle avait mis son bouquet à côté d’elle... tout à coup, un monsieur qui la suivait depuis le commencement du bal, un monsieur qui avait de grandes moustaches... bondit, s’empare du bouquet, et déclare qu’on ne le lui arrachera qu’avec sa vie... À ces mots, le docteur Périmètre s’élance...

MADAME PIGELET.

Ciel !

LUCIE.

S’élance au secours de quatre ou cinq dames que la frayeur avait fait évanouir.

MADAME PIGELET.

À la bonne heure !

LUCIE.

Moi, je me suis sauvée !

MADAME PIGELET, bas.

Eh bien, monsieur ?...

NAUTILUS, bas.

Eh bien, madame ?...

MADAME PIGELET, bas.

On manque de respect à la femme que vous aimez.

NAUTILUS.

À la femme que je ?... Tiens ! je n’y pensais plus... Eh ! mais, un duel... voilà une vraie extravagance d’amoureux... Le docteur m’a dit...

LUCIE.

Le voilà justement, ce monsieur. Il a toujours le bouquet.

NAUTILUS.

Le voici. Je suis décidé !

À Bugl.

Hé ! monsieur !

MADAME PIGELET.

Que voulez-vous faire ?

NAUTILUS.

Laissez-nous un instant, je vous en prie. Hé ! l’homme aux moustaches, par ici !... J’ai deux mots à vous dire.

Entre Bugl. Tenue impossible, moustaches prodigieuses.

BUGL.

À moi, monsieur ?

NAUTILUS.

Oui, à vous !

LUCIE.

Il va se battre... Il aime cette femme, sans doute ?

MADAME PIGELET.

Viens, ma nièce.

LUCIE.

Comment ! vous le laissez ?

MADAME PIGELET.

Viens, ma nièce !

Elle sort avec Lucie.

 

 

Scène XV

 

NAUTILUS, BUGL

 

BUGL, tenant un bouquet.

Que me voulez-vous, monsieur ?

NAUTILUS.

Je veux que vous me donniez ce bouquet.

BUGL.

Vous ne me l’arracherez qu’avec la vie !

NAUTILUS.

Je connais la phrase... Sortons... Nous trouverons des épées.

BUGL.

Un duel, jeune homme ?

NAUTILUS.

Justement... un duel.

BUGL.

Une ! deux !... Pour exposer ainsi ses jours, il est bon de connaître à fond le noble art de l’escrime.

NAUTILUS.

Vous verrez si je le connais.

BUGL.

Pour connaître à fond le noble art de l’escrime, il est bon de s’entretenir la main par un exercice journalier.

NAUTILUS.

C’est ce que je vais faire. Sortons !

BUGL.

Quel meilleur exercice qu’une ou deux heures d’assaut... une ! deux !... avec le célèbre Bugl.

NAUTILUS.

Ah çà ! monsieur...

BUGL.

Monsieur, vous pardonnerez un stratagème à un professeur d’escrime qui cherche des élèves. En m’emparant de ce bouquet, je me doutais bien qu’il se trouverait quel qu’un...

NAUTILUS.

Comment ?

BUGL.

Vous devez avoir besoin de faire des armes si vous acceptez si facilement une querelle, et je serai enchanté... Je donne des leçons en ville.

Il lui remet sa carte.

NAUTILUS.

Vous êtes maître d’armes ?

BUGL.

Oui, monsieur : je suis Bugl, le célèbre, Bugl, dit Contre de Quarte. Permettez-moi, en vous remettant ce bouquet, de vous prier de vouloir bien honorer de votre présence la salle que je vais incessamment ouvrir à Bade.

NAUTILUS, prenant le bouquet avec découragement.

Pas moyen de m’animer. Je patauge dans le grotesque.

BUGL.

Monsieur, je compte sur vous, et je suis votre serviteur.

NAUTILUS.

Allez au diable !

BUGL, en sortant, rencontre Félicienne qui entre.

Une ! deux !... Madame, je vous salue humblement !

 

 

Scène XVI

 

NAUTILUS, FÉLICIENNE

 

FÉLICIENNE.

Que me dit-on, monsieur, une querelle ?

NAUTILUS.

Oh ! ce n’est rien, madame.

FÉLICIENNE.

Le vicomte... Il se bat peut-être ?

NAUTILUS.

Non, madame, il ne se bat pas.

FÉLICIENNE.

Vous me le jurez ?

NAUTILUS.

Je vous le jure ! Cet homme avait pris votre bouquet, je le lui ai repris. Le voici.

FÉLICIENNE.

C’est vous ?

NAUTILUS.

C’est moi.

FÉLICIENNE.

Ah ! Vous me rassurez. Frédéric une tête si prompte... J’avais une peur...

NAUTILUS.

Je vous remercie de l’intérêt que vous prenez aux dangers que j’aurais pu courir. Si vous le désirez, je puis vous dire le motif qui m’a...

FÉLICIENNE.

Oh ! je vous remercie. J’ai déjà trop abusé... Puisque vous me jurez que le vicomte... Je ne tiens pas à savoir...

NAUTILUS, à part.

Voilà le moment de suivre l’ordonnance du docteur.

Haut.

Je vous aime, madame !

FÉLICIENNE.

Vous dites ?

NAUTILUS.

Je dis que je vous aime ! voilà pourquoi...

FÉLICIENNE.

Vous m’aimez ?

NAUTILUS.

Comme Roland furieux !

FÉLICIENNE.

Et qu’est-ce que cela me fait à moi que vous m’aimiez ?

NAUTILUS.

Nous ne me croyez pas ?

À part.

Tâchons de nous animer.

Haut.

Vous ne me croyez pas ? Quelle preuve vous faut-il ? Voulez-vous que je prenne le ciel à témoin, et que, pour vous convaincre, je fasse tenir le monde dans un serment ? Comment ne suis-je pas tombé, quand je vous ai aperçue... Il me semble qu’on me versait une carafe d’eau glacée dans la poitrine, et quand je songe qu’un autre, un mari...

S’arrêtant. À part.

Va te promener, je ne m’anime pas le moins du monde.

FÉLICIENNE.

Vous avez une excellente mémoire, monsieur.

Elle sort.

 

 

Scène XVII

 

NAUTILUS, puis LUCIE

 

NAUTILUS, seul.

Elle me rit an nez !... elle me tourne le dos...

Avec désespoir.

Mon Dieu ! mon Dieu ! comme cela m’est égal qu’elle m’ait planté là et qu’elle soit allée... Ah ! comme cela m’est égal !

Le vicomte et Félicienne traversent la galerie en causant.

Regarde donc, malheureux ! Elle est belle, tu ne peux le nier. Vois comme elle penche voluptueusement la tête en en écoutant un autre. Et cela ne te fait rien ? Mais dans quel roc as-tu donc été taillé ? Combien de fois faut-il te frapper pour qu’il jaillisse de toi une étincelle ?

Se donnant des grands coups de poing dans la poitrine.

Tiens, misérable ! Tiens, tiens, tiens !... Non, j’ai beau faire, pas une ombre de colère, pas une ombré de souffrance ! Ah ! Félicienne !...

Entre Lucie.

C’est vous, Lucie ?

LUCIE.

Comme vous l’aimez ?

NAUTILUS.

Qui cela ?

LUCIE.

Eh ! la femme que vous dévoriez du regard, la femme du docteur.

NAUTILUS.

Ah ! oui, vous avez raison, je l’aime terriblement !

À part.

Si je pouvais me le persuader...

Haut.

Jamais amour n’a été comparable à celui que j’ai pour elle !

LUCIE.

Elle est bien heureuse d’avoir pu inspirer...

NAUTILUS.

Oh ! elle n’est pas la seule ! Oh ! il y en a bien d’autres. Voyez-vous, Lucie, j’ai le cœur fait d’une singulière façon ; j’aime toutes les femmes, moi ! Je ne puis rencontrer une femme sans lui dire que je l’adore ! Et, vous-même, bien vous prend de n’être qu’une enfant, sans cela je vous dirais, à vous aussi, que je vous aime !

LUCIE.

Mais je ne suis pas une enfant.

NAUTILUS.

Plus une enfant, vous ?

LUCIE.

Sans doute, moi.

NAUTILUS.

Vous, que je vois jouer et courir dans les allées du parc. Si vous n’étiez plus une enfant, je vous appellerais mademoiselle ; vous voyez bien que je vous appelle Lucie.

LUCIE.

Vous faites bien de m’appeler Lucie. Mais je soutiens...

NAUTILUS.

Si, vous êtes une enfant, et j’en suis aise ! Si vous n’étiez plus une enfant, vous seriez capable de me dire que vous aimez, vous aussi. Il ne manquerait plus que cela !

LUCIE.

Pourtant il me semble que...

NAUTILUS.

Vous n’aimez pas, au moins ?

LUCIE.

Mais...

NAUTILUS.

Répondez-moi ! Vous n’aimez pas ?

LUCIE.

Mais, hélas ! puisque vous...

NAUTILUS.

À la bonne heure ! Voilà quelqu’un, enfin ! Je vous aime rais bien pour ce mot-là... si vous n’étiez pas une enfant.

LUCIE.

Qu’a-t-il donc ?

NAUTILUS.

Mais vous êtes venue... Vous aviez quelque chose à me dire, sans doute ?

LUCIE.

Oui. Mais puisque vous aimez...

NAUTILUS.

J’aime !

LUCIE.

La femme du docteur, et tant d’autres femmes !

NAUTILUS.

C’est vrai, j’aime la femme du docteur, j’aime toutes les femmes ; mais qu’est-ce que cela me fait ? Parlez...

LUCIE.

À quoi bon ?

NAUTILUS.

Parlez ! Voyons, que voulez-vous me dire ?

LUCIE.

Ma tante a l’intention...

À part.

Oh ! le vicomte !

NAUTILUS.

Eh bien ?

LUCIE.

Je ne peux pas devant lui.

Elle se sauve.

NAUTILUS.

A-t-elle perdu la tête ?

 

 

Scène XVIII

 

NAUTILUS, LE VICOMTE, puis FÉLICIENNE

 

LE VICOMTE.

Nautilus, tout à l’heure, tu recevras une lettre de moi.

NAUTILUS.

Une lettre ?

LE VICOMTE.

Oui, je n’ai pas une minute à perdre, j’ai dit mon projet à Félicienne, et je cours.

Entre Félicienne.

FÉLICIENNE, au vicomte.

Monsieur, je vous dis que je ne consens pas !

LE VICOMTE.

Je n’écoute rien, madame.

FÉLICIENNE.

Je refuse absolument !

LE VICOMTE.

Vous aurez pitié de l’amour le plus insensé ; si vous n’en avez pas pitié, je saurai ce qu’il me restera à faire. Je me tuerai.

Il se précipite.

NAUTILUS.

Se tuer !... Je n’y songeais plus. Le dernier conseil du docteur... Encore cette tentative... si elle ne réussit pas... il faudra renoncer...

FÉLICIENNE.

Monsieur, vous l’empêcherez...

NAUTILUS.

Je vous aime, madame.

FÉLICIENNE.

Encore !

NAUTILUS.

Oui, je sais aussi que vous avez assez froidement accueilli cette déclaration. Ah ! je ne vous en veux pas. Je conviens qu’en m’adressant à vous, je me suis justement adressé à la femme par qui j’avais le moins de chance d’être écouté. D’abord, vous avez un mari.

FÉLICIENNE.

Certainement, monsieur, j’ai un mari, et vous ne devriez pas...

NAUTILUS.

Ce n’est pas précisément cela que je considère comme un obstacle. À côté de la place du mari, il y a généralement une autre place qui n’est pas désagréable.

FÉLICIENNE.

Monsieur !

NAUTILUS.

Et dont je me serais très bien contenté. Malheureusement, cette seconde place, elle est déjà prise dans votre cœur, voilà ce qui me désole ; car, à moins de supposer qu’il puisse y en avoir une troisième...

FÉLICIENNE.

Par exemple !

NAUTILUS.

Je ne le suppose pas, madame, je ne le suppose pas, et je vois bien qu’il faut que je renonce à toute espérance. Voulez-vous avoir la bonté de faire un ou deux pas en arrière, s’il vous plaît ?

FÉLICIENNE.

Vous dites ?

NAUTILUS.

Je vous prie de faire un ou deux pas en arrière, afin que je puisse sauter par la fenêtre.

FÉLICIENNE.

Comment ! vous voulez ?...

NAUTILUS.

Parfaitement. Je vous aime, vous ne pouvez pas m’aimer, je saute par la fenêtre.

FÉLICIENNE.

Monsieur, vous ne sauterez pas.

NAUTILUS.

Je vous demande pardon, madame, je sauterai.

FÉLICIENNE.

Non pas ! Je me cramponne à vous.

NAUTILUS, à part.

Oh ! est-ce que le docteur aurait eu raison ?

FÉLICIENNE.

Par grâce, monsieur !...

NAUTILUS, à part.

Il me semble que mon cœur bat plus vite.

FÉLICIENNE.

Je ne veux pas, vous vous tueriez !

NAUTILUS, à part.

Courage ! L’émotion est peut-être sous cette fenêtre.

Haut.

Laissez-moi.

FÉLICIENNE.

Vous ne sauterez pas !

NAUTILUS.

Je sauterai, madame.

Il se débarrasse.

FÉLICIENNE.

Le malheureux !

On entend Bugl qui pousse un cri. Félicienne tombe évanouie. Entre le docteur.

 

 

Scène XIX

 

FÉLICIENNE, PÉRIMÈTRE

 

PÉRIMÈTRE.

Encore une femme évanouie ! C’est la onzième que... Dieu ! c’est la mienne !

Il va pour la secourir et s’arrête.

Qu’elle est bien, ainsi ! Ne la dérangez pas. Quelle jeunesse ! quel éclat ! J’ai fait une sottise en l’épousant, mon amour ; si cette sottise était à refaire, je la referais encore. Comme tu es belle, mon amour, comme tu es belle !

FÉLICIENNE.

Eh bien ! Qu’est-ce que vous faites-là ?

PÉRIMÈTRE.

Je t’admire et je t’aime !

FÉLICIENNE.

Au lieu de courir. Un homme là, en bas ; il s’est fracassé, sans doute.

PÉRIMÈTRE.

Un homme !

FÉLICIENNE.

Oui, par la fenêtre. Prenez le plus court.

PÉRIMÈTRE.

J’aime mieux prendre le plus long.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XX

 

FÉLICIENNE, puis NAUTILUS

 

FÉLICIENNE.

Il a sauté ! Une pareille preuve d’amour !

Elle va à la fenêtre.

Il n’est plus là. On l’aura emporté, sans doute. Ah ! ce n’est pas pour une autre femme qu’un homme aurait jamais eu la fantaisie...

Nautilus paraît.

Vivant ! vous êtes vivant ?

NAUTILUS.

Oui, je suis tombé sur les moustaches du maître d’armes. Cela a amorti la chute.

FÉLICIENNE.

Ah ! que je suis heureuse ! Vivant !

NAUTILUS, à part.

C’était une fausse joie. Je suis un peu froissé ; mais je ne suis pas ému du tout.

FÉLICIENNE.

Si vous saviez comme je me reprochais de vous avoir parlé sèchement... tout à l’heure... quand vous n’avez rendu mon bouquet.

NAUTILUS.

Oh ! madame, cela ne valait pas...

FÉLICIENNE.

J’aurais dû vous remercier... car, enfin, vous auriez pu vous battre, et c’eût été pour moi...

NAUTILUS.

Je n’aurais pas mieux demandé que de pourfendre un géant pour vos beaux yeux, madame ; parce qu’un duel... le danger... l’excitation du combat... Voire mari m’avait fait espérer... Il ne faut plus penser à cela.

FÉLICIENNE.

Il ne faut pas m’en vouloir ; franchement, n’avais-je pas un peu le droit de me défier de votre sincérité ? Les hommes disent souvent qu’ils sauteront par la fenêtre ; ils ne sautent guère... vous, vous avez sauté. Si j’avais pu savoir... mais je sais maintenant... vous me pardonnez, je veux que vous me pardonniez... vous ferez ce que je veux.

NAUTILUS.

Il n’y a plus rien à faire, madame, il n’y a plus rien.

FÉLICIENNE.

Vous êtes encore fâché ? Pourquoi me regardez-vous ainsi ? pourquoi ne me souriez-vous pas ? J’ai eu tort, je le sais... mais quand une femme avoue qu’elle a eu tort et demande pardon, doit-on lui garder rancune ?... N’aurez-vous pas pitié de cette émotion que j’essayerai vainement de cacher.

NAUTILUS.

Vous êtes émue !

FÉLICIENNE.

Ne vous en apercevez-vous donc pas ?

NAUTILUS.

Ah ! madame, vous êtes bien heureuse !

FÉLICIENNE.

Quel homme êtes-vous donc ? Vous avez une conversation à laquelle il est impossible de rien comprendre. Est-ce à cause de cela que je me sens attirée ?

 

 

Scène XXI

 

NAUTILUS, PÉRIMÈTRE, FÉLICIENNE

 

PÉRIMÈTRE.

Pas le moindre blessé dans le jardin, et un homme en tête à-tête avec ma femme. Mon malade !

NAUTILUS.

Oui, ton malade que tu n’as pas guéri.

PÉRIMÈTRE.

Ne me tutoyez pas.

NAUTILUS.

Puisque tu ne m’as pas guéri, rends-moi mes deux mille francs.

PÉRIMÈTRE.

Allons donc ! le malade meurt, mais le médecin ne rend pas.

NAUTILUS.

Faites la cour à la première femme que vous rencontrerez, m’avais-tu dit ; faites semblant d’aimer et l’amour viendra.

PÉRIMÈTRE.

Oui, eh bien ?

NAUTILUS.

Eh bien, il y a une heure que je fais la cour à ta femme, docteur, et l’amour n’est pas venu.

FÉLICIENNE.

Monsieur !

PÉRIMÈTRE.

Ma femme !

NAUTILUS.

Oui, à ta femme. En connais-tu une qui réunisse mieux les conditions nécessaires pour inspirer une passion violente ?... Elle est jeune, elle est belle.

PÉRIMÈTRE.

Oui, bien belle !

NAUTILUS.

Elle est jeune, elle est belle, et cependant je ne l’aime pas ; elle est la femme d’un autre, puisqu’elle est la tienne, et ce pendant je ne l’aime pas. Je sais qu’un de mes amis est fou d’elle, littéralement fou !

PÉRIMÈTRE.

Un de vos amis ?

NAUTILUS.

Et je ne l’aime pas ! Ah ! docteur ! à quelle femme pourrai-je faire attention, puisque j’ai vu la tienne et que je ne l’ai pas aimée.

PÉRIMÈTRE.

Un de vos amis, dites-vous ?

NAUTILUS.

Tu m’as trompé, docteur : j’ai fait de sang-froid toutes les extravagances possibles, j’ai voulu me battre et je me suis jeté par la fenêtre, et l’amour n’est pas venu. Caillou mon cœur était, et caillou mon cœur est resté. Tu m’as trompé, mon mal est un mal incurable. Adieu !

En sortant, il rencontre madame Pigelet et Lucie.

 

 

Scène XXII

 

NAUTILUS, PÉRIMÈTRE, FÉLICIENNE, MADAME PIGELET, LUCIE

 

MADAME PIGELET.

Eh ! monsieur Nautilus, où courez-vous donc ?

NAUTILUS.

Où je cours ? Je n’en sais rien... Je vais reprendre la vie que j’ai menée pendant trois ans... Des chevaux à fond de train... des chaises de poste au galop... des locomotives à toute vapeur ! La course, toujours la course, pas un instant de repos... Une pierre lancée par une fronde... le vertige du mouvement, puisque je ne veux pas avoir le vertige... Adieu !

LUCIE.

Il part encore !

MADAME PIGELET.

Comment, vous partez au moment du mariage de Lucie ?

NAUTILUS.

Comment ! son mariage ? mais Lucie est une enfant.

MADAME PIGELET.

Elle a dix-sept ans.

LUCIE.

Oui, j’ai dix-sept ans, monsieur ; et la preuve que je ne suis plus une enfant, c’est que je vais me marier.

NAUTILUS.

Avec qui ?

LUCIE.

Avec le vicomte.

NAUTILUS, mettant la main sur sa poitrine.

Mon Dieu, je ne voudrais pas me tromper ; tout à l’heure déjà... j’ai cru... je vous en prie... dites encore que vous allez vous marier.

LUCIE.

Je vais me marier.

NAUTILUS.

Ah ! je le sens bien... une douleur aiguë... brûlante. Dites-le plusieurs fois.

LUCIE.

Je vais me marier... je vais me marier... je vais me marier.

NAUTILUS.

Assez... non, je ne me trompe pas... docteur, je souffre, c’est bien une souffrance.

À madame Pigelet.

Madame, ce mariage ne se fera pas.

MADAME PIGELET.

Ce mariage se fera, monsieur.

NAUTILUS, avec éclat.

Je ne me trompe pas, que je souffre... Ah ! que je suis heureux... Je souffre, docteur, je souffre !

PÉRIMÈTRE.

Je vous avais bien dit...

NAUTILUS, à madame Pigelet.

Madame, ce mariage ne se fera pas.

MADAME PIGELET.

Êtes-vous fou, monsieur ? Je vous dis que ce mariage se fera.

NAUTILUS.

Oh ! quand je devrais...

Entre Joseph avec une lettre.

 

 

Scène XXIII

 

NAUTILUS, PÉRIMÈTRE, FÉLICIENNE, MADAME PIGELET, LUCIE, JOSEPH

 

JOSEPH, à Nautilus.

Monsieur, voici une lettre pour vous.

NAUTILUS.

Ah ! c’est vrai ! le vicomte, il m’avait dit...

MADAME PIGELET.

Le vicomte.

NAUTILUS, lit à part.

« Le mari a dit devant moi qu’il voulait aller à Anvers... Je cours à Anvers et j’attends. Excuse-moi auprès de madame Pigelet, dis-lui que je lui demande pardon, mais qu’une passion invincible m’empêche... »

À madame Pigelet.

Lisez, madame, lisez ! et accordez-moi tout de suite la main de votre nièce, ou je resaute par la fenêtre !

LUCIE.

Oh ! je ne veux pas !

MADAME PIGELET, après avoir lu.

Mais vous savez bien que moi je ne demande pas mieux, si ma nièce consent...

LUCIE, à madame Pigelet.

Oh ! ma tante, ne t’ai-je pas dit ?...

MADAME PIGELET, à Nautilus.

Et si vous êtes sûr de l’aimer...

NAUTILUS.

Oui, j’aime, et cette fois ce n’est pas une comédie, j’aime ! Mon Dieu ! la singulière chose ! mon corps est trop petit, j’étouffe, je voudrais me rouler par terre, pousser des cris, faire des culbutes, déraciner des arbres. J’aime, docteur, j’aime !

PÉRIMÈTRE.

Vous voyez bien que je vous ai guéri !

NAUTILUS.

La nature m’a guéri, et tu t’es fait payer. À chacun sa part ! Oh ! n’importe, je ne t’en veux pas, je suis trop heureux !

Montrant la salle de bal.

Ah ! toutes ces femmes, vois ! elles me regardent encore ! À la bonne heure, leurs regards m’exaltent maintenant ! Donne-moi la main, docteur, mon cœur bat, mon sang brûle ! Ah ! les charmantes femmes !

LUCIE.

Eh ! monsieur !

NAUTILUS.

Ah ! c’est toi, tu sais bien que c’est toi que j’aime !

LUCIE, à Nautilus.

Et la femme du docteur ?

NAUTILUS.

Oh ! c’est fini !

PÉRIMÈTRE.

Madame, nous quittons Bade demain matin, nous partons immédiatement pour Anvers.

FÉLICIENNE.

Mon ami, je ne veux pas aller...

PÉRIMÈTRE.

Moi je veux. Vous voyez une fois de plus que je suis un homme remarquable et que je vous ai fait beaucoup d’honneur en vous épousant.

FÉLICIENNE.

Soit, mon ami, nous irons à Anvers !

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