L’Échéance (Henri MEILHAC - Arthur DELAVIGNE)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Gymnase, le 15 mars 1862.

 

Personnages

 

FRANCIS BERNIER

LE COMTE BOROSKINE

DE MORGAN

STOÏKOFF

MADAME DE TERNAY

 

Saint-Germain de nos jours.

 

Un parc à Saint-Germain. À Gauche, banc ; à droite, table, chaises.

 

 

Scène première

 

STOÏKOFF, DE MORGAN

 

Ils entrent en causant.

STOÏKOFF.

Quoi que puissent dire les moralistes, ce sera toujours chose délicieuse à voir qu’une jolie créature, pâle et bête, en robe blanche, couchée dans sa voiture et enlevée au retour de la Marche par quatre chevaux de poste.

DE MORGAN, s’asseyant sur le banc.

Je le veux bien, mais ce n’est pas non plus chose disgracieuse à regarder que deux ou trois bambins se bousculant sur l’herbe, dans un grand parc, à trente lieues de Paris, et à côté de ces bambins, une jeune femme pas trop pâle et pas bête du tout... en robe blanche... si vous y tenez... je ne déteste pas la robe blanche...

STOÏKOFF.

Sérieusement, je ne conçois pas que l’on songe à se marier dans une ville qui a le bonheur de posséder le café Anglais...

DE MORGAN.

Il y a deux ans que vous allez au café Anglais. J’y vais, moi, depuis un peu plus de dix ans. Je n’en veux pas dire de mal, car, je m’y suis souvent amusé. Et c’est là que j’ai eu le plaisir de me lier avec vous, le jour où la France, cabinet n° 11, a fusionné avec la Russie...

Il se lève

STOÏKOFF.

Cabinet n° 9.

DE MORGAN.

Mais enfin on se lasse de ce qui amuse aussi sûrement que de ce qui ennuie. C’est une question de temps. Vous avez vingt-deux ans ; j’en ai, moi, trente bien sonnés ; autrefois, je parlais comme vous parlez, et je n’avais pas tort ; dans dix ans vous agirez comme j’agis, et vous aurez raison.

STOÏKOFF.

Vous me paraissez décidé. Je me contenterai de vous adresser une prière : mariez-vous tout de suite. On peut voir partir un ami et être sincèrement ému ; mais Oreste eût pris Pylade en horreur si pendant un mois Pylade lui avait dit : je pars, et n’était pas parti.

DE MORGAN.

Quant à cela je suis pour le moins aussi pressé que vous ; malheureusement, mon mariage dépend de votre ami, le comte Boroskine ; tous les jours je le prie de fixer une époque, et tous les jours il répond que cela lui est impossible.

STOÏKOFF.

Voici le comte avec madame de Ternay.

DE MORGAN.

Désirez-vous que je lui en parle encore une fois ?...

STOÏKOFF.

Vous me rendrez un véritable service.

 

 

Scène II

 

STOÏKOFF, DE MORGAN, BOROSKINE, MADAME DE TERNAY

 

Ils entrent de la droite.

MADAME DE TERNAY.

Quelle heure est-il, monsieur de Morgan ?

DE MORGAN.

Il est deux heures, madame, et je vais aller chercher la personne que nous attendons.

BOROSKINE.

Hein ?

DE MORGAN.

Mais avant, je vous demanderai la permission de dire un mot à monsieur ; aujourd’hui, comte, j’ai un allié : nous sommes deux pour vous demander ce que je vous demande seul depuis longtemps.

BOROSKINE.

Quoi donc ?...

DE MORGAN.

Quel jour épouserai-je mademoiselle Catherine, votre nièce ?

BOROSKINE.

Pourquoi me demandez-vous cela à moi, mon cher ami ?...

DE MORGAN.

Mais parce que cela dépend de vous...

BOROSKINE.

Vous vous trompez...

DE MORGAN.

Comment !...

BOROSKINE.

C’est de madame que cela dépend ; c’est à madame qu’il faut vous adresser.

DE MORGAN.

À madame ?...

BOROSKINE.

N’a-t-il pas été convenu, lorsque madame m’a permis d’espérer sa main, que les deux mariages se feraient en même temps ?

DE MORGAN.

Vous avez dit que cela vous serait agréable.

BOROSKINE.

Demandez donc à madame quel jour elle consentira à tenir sa promesse ; ce jour-là, je vous jure que je tiendrai la mienne.

MADAME DE TERNAY, se levant.

Vous voilà bien fier n’est-ce pas, parce que vous pensez m’avoir mise dans une position embarrassante...

BOROSKINE.

Oh !

MADAME DE TERNAY.

Vous vous êtes dit que je ne voudrais pas répondre à monsieur de Morgan une chose désobligeante, et qu’alors, pour ne pas lui être désagréable à lui, je serais forcée de m’engager... Le beau calcul !

BOROSKINE.

Ce n’est pas une réponse.

MADAME DE TERNAY.

Non, c’est un avertissement ;... vous avez commis une petite maladresse, mon cher comte, je vous en avertis ; remerciez-moi et restons-en là. Monsieur de Morgan, allez, je vous en prie, au devant de notre ami...

DE MORGAN.

J’y vais, madame.

À Stoïkoff.

Venez-vous avec moi, monsieur ?

STOÏKOFF.

Est-ce que je le connais, moi, cet ami ?...

DE MORGAN.

Vous le connaissez, et vous serez enchanté de vous retrouver avec lui.

STOÏKOFF.

Je vais donc avec vous. Madame...

MADAME DE TERNAY.

Monsieur !

Ils sortent par la droite.

 

 

Scène III

 

MADAME DE TERNAY, BOROSKINE

 

BOROSKINE.

Vous remarquerez, madame, que je me contente d’avoir commis une maladresse et que je n’en commets pas une seconde.

MADAME DE TERNAY.

Que voulez-vous dire ?...

BOROSKINE.

Je ne vous demande pas quelle est cette personne que vous attendez, vous voyez, je ne le demande pas...

MADAME DE TERNAY.

Je vois que vous avez une envie prodigieuse de le savoir.

BOROSKINE.

Il n’y a qu’une chose que j’aie envie de savoir.

MADAME DE TERNAY.

Laquelle ?

BOROSKINE.

C’est la date de notre mariage.

MADAME DE TERNAY.

Ah !

BOROSKINE.

Je vous supplie de me répondre...

MADAME DE TERNAY.

Je vous épouserai le jour où je serai sûre de vous aimer.

BOROSKINE.

Vous ne m’aimez pas !

MADAME DE TERNAY.

Je ne dis pas cela ; je ne suis pas sûre de vous aimer, je ne suis pas sûre non plus de ne pas vous aimer.

BOROSKINE.

Voilà une fâcheuse incertitude...

MADAME DE TERNAY.

Il y a un moyen d’en sortir.

BOROSKINE.

Oh ! dites-moi vite...

MADAME DE TERNAY.

Supposez qu’il existe une autre personne pour laquelle j’éprouve un sentiment à peu près pareil à celui que j’éprouve pour vous...

BOROSKINE.

Comment !...

MADAME DE TERNAY.

Cette personne existe réellement ; je l’attends et je vais la mettre en face de vous. Si vous arrivez à me plaire plus qu’elle, il sera à peu près certain que le sentiment que vous m’inspirez est de l’amour...

BOROSKINE.

Mais, si je vous plais moins que cette autre personne ?

MADAME DE TERNAY.

Alors, il sera à peu près certain que c’est l’autre personne que j’aime ; mais je veux bien vous dire que moi, jusqu’à nouvel ordre, je parierais pour vous...

BOROSKINE.

Hein ?

MADAME DE TERNAY.

Qu’est-ce que vous dites de mon expérience ?...

BOROSKINE.

Je dis que j’ai grand peur que le temps ne vous manque pour la conduire à bonne fin.

MADAME DE TERNAY.

Pourquoi ?...

BOROSKINE.

Parce que si la personne dont vous me parlez ose venir...

MADAME DE TERNAY.

Eh bien !

BOROSKINE.

Je m’entends...

MADAME DE TERNAY.

Comte, il y a environ huit mois, à Vienne, j’ai eu l’imprudence de ne pas vous défendre absolument de vous occuper de moi. Dans les huit jours qui ont suivi cette imprudence vous vous êtes battu trois fois. La première fois avec un Espagnol qui m’avait dit bonjour, la seconde avec un Italien qui m’avait dit bonsoir, la troisième avec un Hollandais qui ne m’avait rien dit du tout...

BOROSKINE.

Je m’en souviens.

MADAME DE TERNAY.

Ce carnage m’a inquiété pour l’avenir, et je vous ai ordonné d’aller passer à Paris les six mois que j’étais forcée de passer en Allemagne. Pour occuper votre exil, je vous ai imposé deux tâches. Vous aviez d’abord à vous débarrasser de vos façons étranges que je ne puis supporter, et à vous efforcer, dans votre séjour à Paris, de prendre quelque chose de la grâce et de la légèreté françaises.

BOROSKINE.

Il me semble que je vous ai obéi, madame ; ne suis-je pas, quant aux façons, arrivé à être Français ?...

MADAME DE TERNAY.

Je vous avais surtout prié de vous défaire, avant de me revoir, de cette sorte de férocité qui est le fond de votre caractère et dont vous veniez de me donner coup sur coup trois preuves sanglantes.

BOROSKINE.

Oh ! quant à cela...

MADAME DE TERNAY.

Quant à cela, féroce, je vous ai quitté ; féroce je vous retrouve, il n’y a aucun changement, mais je ne me sens pas la force de vous en vouloir. Je ne suis pas bien sûre, à tout prendre, que ce n’est pas cette sauvagerie même qui m’attire vers vous. Vous me faites peur positivement, très peur, et ça ne m’est pas désagréable...

BOROSKINE.

Mais alors...

MADAME DE TERNAY.

Mais comme il ne m’est pas prouvé qu’avoir peur ce soit aimer, je tiens à faire l’expérience que j’ai dite. Songez-y bien, comte ; si, comme votre grimace de tout à l’heure me le fait entendre, vous vous avisiez de tuer la personne que j’attends, il me serait tout à fait impossible de la faire, cette expérience ; il me serait par conséquent impossible de savoir si je vous aime ; ne sachant pas si je vous aime, je ne vous épouserais pas.

BOROSKINE.

Et comment cette personne est-elle arrivée à vous inspirer un sentiment pareil à celui que je vous ai inspiré, moi !...

MADAME DE TERNAY.

Par un moyen tout à fait opposé au vôtre. M. Francis Bernier n’a jamais ouvert la bouche sans me faire sourire...

BOROSKINE.

C’est M. Francis Bernier ?

MADAME DE TERNAY.

Oui, et remarquez, mon cher comte, comme l’expérience que je veux faire va résoudre une question d’un puissant intérêt : à savoir, s’il vaut mieux pour plaire à une femme la faire rire ou la faire trembler...

BOROSKINE.

C’est M. Francis Bernier que M. de Morgan est allé chercher ?...

MADAME DE TERNAY.

Oui ; M. Bernier m’avait été présenté avant mon départ pour l’Allemagne ; il m’a écrit dès qu’il a su que j’étais revenue à Saint Germain.

BOROSKINE.

Est-ce qu’il sait que je suis près de vous ?...

MADAME DE TERNAY.

Il ne le savait pas quant il m’a écrit. Il le sait maintenant ; je le lui ai appris en lui permettant de venir passer quelques jours près de moi.

BOROSKINE.

Il fallait me dire tout de suite que c’était M. Bernier que vous attendiez ; je n’aurais pas fait la grimace que vous m’avez reprochée, et vous ne m’effrayez nullement en m’annonçant que M. Bernier viendra ici...

MADAME DE TERNAY.

Et pourquoi ?...

BOROSKINE.

Parce que je suis sûr que M. Bernier ne viendra pas.

DE MORGAN, en dehors, à droite.

Le voici, madame, le voici.

 

 

Scène IV

 

MADAME DE TERNAY, BOROSKINE, FRANCIS, DE MORGAN

 

FRANCIS.

Madame...

MADAME DE TERNAY.

Je vous remercie, monsieur, d’avoir su si exactement le jour de mon retour à Paris.

FRANCIS.

C’est moi, madame, qui vous remercie de m’avoir accordé la faveur que je vous demandais.

MADAME DE TERNAY.

Que me disiez-vous, comte ? Pourquoi prétendiez-vous que M. Bernier ne viendrait pas ?...

BOROSKINE.

Lord Pilnicke m’avait parlé de chasses formidables qui auraient lieu en Afrique ; il m’avait dit que monsieur y devait assister.

FRANCIS.

C’est la vérité, monsieur, mais ces chasses ne doivent avoir lieu que dans six mois...

MADAME DE TERNAY.

Il n’y a pas longtemps que vous connaissez monsieur le comte ?

FRANCIS.

Il n’y a pas longtemps. J’ai eu le plaisir de rencontrer monsieur le comte chez un de ses compatriotes, avec lequel je m’étais lié d’une façon assez singulière.

MADAME DE TERNAY.

Comment cela !...

FRANCIS.

Ah !... ma foi, madame, je n’ai pas de bonheur avec vous...

MADAME DE TERNAY.

Pourquoi ?...

FRANCIS.

Dès le premier mot, j’arrive à me faire poser une question telle, que je suis forcé de n’y pas répondre : y répondre par un men songe, ou de me perdre à vos yeux en répondant la vérité.

MADAME DE TERNAY.

Si vous voulez mon avis, monsieur, je vous supplierais de nous raconter l’histoire qui doit vous perdre à mes yeux...

FRANCIS.

Pourquoi ?...

MADAME DE TERNAY.

Parce que si cette histoire doit vous perdre, elle est sans doute un peu vive, et si elle est un peu vive, elle nous amusera.

FRANCIS.

J’obéis ; mais c’est me sacrifier !

MADAME DE TERNAY.

Sacrifiez-vous.

FRANCIS.

Heureusement, c’est en même temps dire du bien des compatriotes de monsieur le comte. Cela me décide. Il faut avouer que l’affaire se passe au café Anglais ; c’est avouer que j’y allais...

MADAME DE TERNAY.

Vous y avez connu monsieur le comte.

FRANCIS.

Non pas ! j’y ai connu l’ami de monsieur le comte, celui avec lequel je me suis lié d’une façon...

MADAME DE TERNAY.

À la bonne heure !...

FRANCIS.

Il faut vous dire, madame – voyez dans quels détails bizarres vous me faites entrer – il faut vous dire qu’il vient une heure au café Anglais où il s’établit une aimable familiarité entre les gens qui soupent à côté les uns des autres... un doux échange de prévenances et de verres de vin de Champagne entre les différents cabinets... Il s’ébauche là des amitiés solides qui durent jusqu’au moment du départ ; l’on se tutoie et l’on s’embrasse, quitte, bien entendu, à ne pas se reconnaître le lendemain si l’on ne se connaît pas autrement... Cette période, renouvelée de l’âge d’or, commence vers deux heures du matin et finit vers quatre ou cinq... Il était environ trois heures et demie... je ne sais comment cela s’était fait, j’avais quitté mon cabinet et je me trouvais dans le cabinet voisin, le cabinet des Russes... quand entra le compatriote de qui je vous ai parlé... il était coiffé tout au rebours de monsieur le comte, qui, lui, a les cheveux courts ; c’était une chevelure extravagante et désordonnée...

MADAME DE TERNAY.

Mais, vous aussi, comte, il a été un temps...

BOROSKINE.

Oui, j’ai porté les cheveux très longs ; vous m’avez fait entendre que cela vous était désagréable et je vous ai sacrifié cette parure.

MADAME DE TERNAY.

Était-ce bien une parure ?...

FRANCIS.

Ce n’en était pas une pour la personne en question... il y avait surtout une mèche... ah ! madame, une mèche !... une mèche dont l’ami de monsieur le comte semblait lui-même avoir conscience, car de temps à autre, avec une main fiévreuse, il essayait de la dompter... Lutte vaine ! à chaque tentative, la mèche se redressait plus hérissée et plus insolente... Ma stupéfaction se manifesta par des plaisanteries qui plurent peut-être aux convives rendus indulgents par le vin de Champagne, mais qui déplurent singulièrement au propriétaire de la mèche ; il était à jeun... Elles aboutirent à une rencontre qui fut décidée.

MADAME DE TERNAY.

Une rencontre !...

FRANCIS.

C’est là un mot, madame, que je n’aurais pas prononcé devant vous, si je n’avais eu, comme je vous l’ai dit, à raconter quelque chose de flatteur pour la Russie...

BOROSKINE.

Monsieur !...

FRANCIS.

J’avais à faire à un terrible tireur. Je ne suis pas moi-même trop maladroit et je touche des choses qui existent à peine ; mais mon adversaire avait la réputation de toucher des choses qui n’existent pas. Je tirai le premier, et comme je pensais toujours à cette maudite mèche, je la coupai net avec la balle.

BOROSKINE.

Hein !...

FRANCIS.

Je dois déclarer que les quatre témoins se mirent à rire ; mais mon adversaire ne rit pas, lui’ ; il devint effroyablement pâle, il me mit en joue et...

MADAME DE TERNAY.

Et ?...

On se lève.

FRANCIS.

Hein ! comme le récit est bien suspendu au bon moment... et voilà justement ce que j’avais à dire à l’honneur de la Russie. J’étais mort s’il avait tiré : il ne tira pas, et c’était très beau de sa part, car il était furieusement irrité, je vous le jure.

MADAME DE TERNAY.

Allons, les Russes ont du bon quelquefois. La France a le droit d’être fière d’avoir servi de modèle à la patrie de monsieur le comte, et il viendra un temps sans doute où les habitants de Paris et de Saint-Pétersbourg, se trouvant ensemble, pourront dire : « Sommes-nous tous Russes ou tous Français ?... »

BOROSKINE.

Ces paroles me font un plaisir que je ne puis exprimer ; cependant je n’accepte pas tout à fait le brevet de générosité que nous décerne M. Bernier. J’ai entendu parler par mon compatriote de l’aventure que monsieur vient de nous raconter, et il me semble qu’il en a un peu altéré le dénouement.

FRANCIS.

J’ai dit que votre ami avait le droit de me tuer, et qu’il ne l’avait pas fait ; c’est la vérité...

BOROSKINE.

Ce n’est pas la vérité tout entière. Mon ami rendait aux Français en général et à M. Francis en particulier, cette justice, qu’ils possèdent a un haut degré le charme de l’impertinence spirituelle, ce fut pendant le souper qui précéda le duel un déluge de plaisanteries étourdissantes. Étourdissantes, monsieur, mon ami me l’a dit. Au moment de tirer, le désir d’étudier de près ces façons adorables et de se les approprier vint s’unir, chez mon ami, au désir bien arrêté de se venger.

MADAME DE TERNAY.

Et lequel des deux désirs l’emporta sur l’autre ?...

BOROSKINE.

Mon ami trouva moyen de tout concilier. Monsieur, dit-il, si je vous laissé vivre, voudrez-vous me permettre à moi de vivre près de vous jusqu’à ce que j’aie pu acquérir un peu de cette désinvolture française que je vous envie ?... Vous serez le maître, je serai l’élève. Seulement, il est bien entendu que je ne renonce pas à ma vengeance, et que si un jour ou l’autre il me plait d’user d’un droit que j’abandonne momentanément, vous serez tenu, vous, de vous prêter loyalement à l’exécution de cette fantaisie. Monsieur accepta...

MADAME DE TERNAY.

Cela n’est pas...

FRANCIS.

Cela est, madame. L’ami de monsieur le comte me fit, en effet, le compliment que vous venez d’entendre...

MADAME DE TERNAY.

Et vous avez accepté ?...

FRANCIS.

Avec reconnaissance. Le moyen d’en vouloir à un créancier qui, ayant le droit de vous exécuter séance tenante... vous offre du temps. J’ai accepté, et j’ai passé quatre ou cinq mois à essayer de faire de mon adversaire un Français accompli.

MADAME DE TERNAY.

Sérieusement, monsieur le comte, vous connaissez cet adversaire ?

BOROSKINE.

Je le connais beaucoup, madame.

MADAME DE TERNAY.

C’est une plaisanterie... n’est-ce pas, et cet ami n’a pas l’intention...

BOROSKINE.

Je crois pouvoir affirmer que mon ami, tant qu’il n’aura aucune raison sérieuse...

MADAME DE TERNAY.

Mais s’il avait une raison...

BOROSKINE.

Ah ! madame, ne le disiez-vous pas tout à l’heure... il y a toujours au fond du caractère moscovite quelque chose de sauvage...

MADAME DE TERNAY.

J’espère en tous cas que vous êtes en sûreté ici et que l’ami de monsieur le comte aura assez profité des leçons que vous lui avez données pour ne pas avoir la fantaisie tant que vous serez chez moi... Si vous n’y restez pas perpétuellement, je veux au moins que vous y restiez le plus de temps possible.

FRANCIS.

Madame...

MADAME DE TERNAY.

Et je vais donner les ordres nécessaires pour votre installation. Votre bras, monsieur de Morgan.

DE MORGAN.

Très volontiers, madame.

 

 

Scène V

 

BOROSKINE, FRANCIS

 

BOROSKINE.

Eh bien, mon cher professeur.

FRANCIS.

Eh bien, mon cher élève.

BOROSKINE.

J’avoue que je ne m’attendais guère à vous voir.

FRANCIS.

C’est pour cela sans doute que vous aviez annoncé que je ne viendrais pas... Et pourquoi, s’il vous plait, ne m’attendiez-vous pas ?...

BOROSKINE.

Mais...

FRANCIS.

Il y avait une raison qui m’aurait fait venir, quand même j’au rais été attendu ici par toute l’armée russe avec du canon.

BOROSKINE.

Vous aimez madame de Ternay.

FRANCIS.

Justement.

BOROSKINE.

Elle me l’a dit.

FRANCIS.

Je suis assez humilié ; cela n’a pas l’air de vous effrayer beaucoup.

BOROSKINE.

Oh ! non.

FRANCIS.

Je comprends cette tranquillité ! Vous aviez tout à l’heure un grand avantage sur moi...

BOROSKINE.

Comment ! vous aviez...

FRANCIS.

Oui, vous aviez...

BOROSKINE.

Vous voulez dire : vous avez...

FRANCIS.

Non, vous aviez. Je sais, mon élève, que vos compatriotes ont la prétention de parler français mieux que nous ; cependant, je crois, moi, parler assez correctement. J’ai dit et j’ai voulu dire : Vous aviez un grand avantage...

BOROSKINE.

Cela voudrait dire que je ne l’ai plus, cet avantage...

FRANCIS.

Précisément.

BOROSKINE.

Ah ! vous m’expliquerez...

FRANCIS.

Je suis ici depuis une demi-heure à peine, et je vous ai vu commettre la plus monstrueuse maladresse.

BOROSKINE.

Comment !...

FRANCIS.

Cette maladresse a été précédée d’une imprudence. – Quand, tout à l’heure j’ai raconté l’histoire de votre mèche, ça ne vous a rien fait ?...

BOROSKINE.

Ça m’a d’abord un peu mis en colère, et puis je me suis calmé.

FRANCIS.

Vous n’avez pas remarqué que je parlais de moi, ce qui est tout à fait inconvenant, et vous ne vous êtes pas dit que si je commet tais une pareille énormité, je devais avoir une raison.

BOROSKINE.

Une raison !...

FRANCIS.

Assurément. C’était un piège que je vous tendais, un piège dans lequel vous vous êtes dépêché de tomber. Vous avez raconté la seconde partie de l’histoire : c’était là le piège.

BOROSKINE.

Ma foi ! j’avoue que je ne comprends pas.

FRANCIS.

Ah ! mon élève ! mon élève ! vous me désespérez !

 

 

Scène VI

 

BOROSKINE, FRANCIS, MADAME DE TERNAY

 

MADAME DE TERNAY.

Qu’y a-t-il ?...

FRANCIS.

Il y a, madame, que monsieur le comte ne comprend pas qu’il a fait une maladresse en parlant devant vous du danger que je courais.

MADAME DE TERNAY.

Comment !...

FRANCIS.

Eh ! madame, si j’avais envie de reprendre la conversation où nous l’avons laissée il y a huit mois... vous rappelez-vous, madame, où nous l’avions laissée...

MADAME DE TERNAY.

Je ne me le rappelle pas...

FRANCIS.

Je vous avais dit que je vous aimais et vous vous étiez mise à rire.

BOROSKINE.

Oh !

FRANCIS.

Et c’était tout naturel, car je sais bien que vous n’aviez pas pris la phrase très au sérieux ; mais maintenant que vous saviez qu’en la disant je cours un danger...

MADAME DE TERNAY.

Un danger !...

FRANCIS.

Sans doute... M. le comte vous aime, lui aussi, il est jaloux, cela se voit, et sa jalousie doit être terrible, implacable, mortelle.

MADAME DE TERNAY.

Eh bien ?

FRANCIS.

Quoi de plus facile pour lui que de faire un signe à cet ami de qui il vous a parlé, à cet ami qui a le droit... vous savez...

MADAME DE TERNAY.

M. le comte n’est pas capable...

FRANCIS.

Assurément, tant que je ne vous parlerai pas d’amour ; mais si je m’avise de vous en parler, ce n’est qu’une supposition ; cela m’est arrivé, cela pourrait m’arriver encore...

BOROSKINE.

Monsieur !...

FRANCIS.

Tenez, voici M. le comte qui rugit déjà ; que serait-ce donc si, au lieu d’une supposition, c’était... Je courrais un danger, un grand danger ; vous le sauriez, puisque M. le comte a pris la peine de vous en avertir. Je serais intéressant, et cela grâce à M. le comte...

MADAME DE TERNAY.

Je vous en prie...

FRANCIS.

Comprenez-vous, maintenant, monsieur le comte, que vous avez fait une maladresse ?

BOROSKINE.

Une maladresse peut se réparer.

FRANCIS.

Sans doute.

BOROSKINE.

Et s’il vous prenait fantaisie de parler d’amour à madame de · Ternay, j’aurais un moyen pour vous fermer la bouche...

FRANCIS.

Ah ! cela est évident...

MADAME DE TERNAY.

Que dites-vous donc, monsieur le comte !...

BOROSKINE.

Mais, je dis...

MADAME DE TERNAY.

J’aime à croire que vous ne menacez pas.

BOROSKINE.

Menacer de quoi... de faire un signe à mon ami... ah ! madame... vous me croyez par trop cosaque. Non, je tâcherai de trouver quelque chose, quelque chose de distingué, quelque chose de français.

MADAME DE TERNAY.

À la bonne heure !...

FRANCIS.

Et vous espérez trouver ?

BOROSKINE.

En cherchant.

FRANCIS.

Cherchez, comte, cherchez... Mais décidément je me sens grande envie d’accepter le défi, et, puisque cela ne vous inquiète pas, de dire tout de suite à madame que je n’ai pas cessé de l’aimer.

BOROSKINE.

Dites-le-lui ; je vous empêcherai de le lui répéter...

FRANCIS.

Ah ! pour cela, je vous avertis qu’il faudra que vous trouviez quelque chose de fort !

 

 

Scène VII

 

BOROSKINE, FRANCIS, MADAME DE TERNAY, DE MORGAN

 

DE MORGAN.

Madame, vos ordres sont entièrement exécutés, et je vais, si vous le voulez bien, conduire Francis à son appartement.

MADAME DE TERNAY.

Je vous remercie...

BOROSKINE.

Un instant, je vous prie, je crois que j’ai trouvé...

MADAME DE TERNAY.

Déjà !...

BOROSKINE.

Le mot n’est pas flatteur. J’ai trouvé en voyant M. de Morgan.

DE MORGAN.

De quoi s’agit-il ? je ne sais pas.

BOROSKINE.

Vous allez savoir, mon cher ami.

MADAME DE TERNAY.

Vrai ! vous avez un moyen ?...

BOROSKINE.

De n’être nullement jaloux de monsieur !... oui, vous allez en être sûr, M. Bernier.

FRANCIS.

Monsieur le comte...

BOROSKINE.

Voulez-vous avoir la bonté d’offrir pour un moment votre bras à madame de Ternay ?...

FRANCIS.

Oh ! oh !

BOROSKINE.

J’ai une communication assez importante à faire à M. de Morgan. Vous ne refuserez pas, je suppose de faire un tour dans le parc avec madame.

FRANCIS.

Un tête-à-tête...

BOROSKINE.

Que je vous offre moi-même. Est-ce français ?...

FRANCIS.

Ce n’est pas français, mon cher comte !

BOROSKINE.

Comment ! pas encore...

FRANCIS.

C’est romain !...

 

 

Scène VIII

 

DE MORGAN, BOROSKINE

 

BOROSKINE.

Causons maintenant, mon cher ami...

DE MORGAN.

Causons... Est-ce qu’il va être question de mon mariage ?

BOROSKINE.

Justement.

DE MORGAN.

Ah ! tant mieux !...

BOROSKINE.

Vous ne vous mariez pas !...

DE MORGAN.

Comment !... je ne me marie pas...

BOROSKINE.

Avec ma nièce du moins... Ce n’est pas vous qui l’épousez, c’est M. Francis Bernier.

DE MORGAN.

Par exemple !...

BOROSKINE.

Je n’ai pas trouvé de meilleur moyen pour me débarrasser des inquiétudes qu’il me donne auprès de madame de Ternay. 

DE MORGAN.

Mais moi ?...

BOROSKINE.

Ah ! vous, comme vous êtes l’ami de M. Bernier, comme vous savez ce à quoi il se trouverait exposé si ce mariage n’avait pas lieu, j’ai pensé que vous ne vous y opposeriez pas.

DE MORGAN.

Ah ! je vous comprends...

BOROSKINE.

J’ai même pensé que vous y aideriez... Me suis-je trompé ?...

DE MORGAN.

Vous ne vous êtes pas trompé ! Mais le lendemain de ce mariage, lorsque je n’aurai plus rien à craindre pour Francis, vous me per mettrez de vous dire qu’un pareil procédé...

BOROSKINE.

Très volontiers... Quand M. Bernier m’a coupé ma mèche, vous étiez son témoin... C’est lui qui, ce jour-là, sera le vôtre !

 

 

Scène IX

 

BOROSKINE, FRANCIS, MADAME DE TERNAY, DE MORGAN

 

MADAME DE TERNAY.

Eh bien ! ce moyen ?...

BOROSKINE.

Je vais vous le dire.

À Francis.

à vous, monsieur !

FRANCIS.

Ah !

MADAME DE TERNAY.

Je ne puis pas entendre, moi ?...

BOROSKINE.

Je vous demande pardon... Vous saurez tout à l’heure.

FRANCIS.

Je suis curieux...

Il va à Boroskine ; de Morgan cause avec madame de Ternay.

BOROSKINE, s’asseyant avec Francis-sur le banc.

Vous connaissez mademoiselle Catherine, ma nièce ?...

FRANCIS.

Parfaitement !

BOROSKINE.

Que pensez-vous d’elle ?

FRANCIS.

Elle a les plus jolies mains de Saint-Pétersbourg.

BOROSKINE.

Dans chacune de ses mains ma nièce à un million.

FRANCIS.

Ça doit la gêner pour danser.

BOROSKINE.

Elle s’en débarrassera en vous les donnant !...

FRANCIS.

Vous dites ?...

BOROSKINE.

Je dis que vous épousez si vous voulez... Il est bien entendu que le jour du mariage, j’ajouterai aux deux millions...

FRANCIS.

La balle qui est dans le pistolet, n’est-ce pas ?... Beaucoup d’or et un peu de plomb, c’est bien tentant, et je connais nombre d’honnêtes gens...

BOROSKINE.

Vous acceptez ?...

FRANCIS.

Et de Morgan ?...

Il regarde madame de Ternay.

BOROSKINE.

Il vous conseille d’accepter...

FRANCIS.

Vous lui avez dit !...

BOROSKINE.

Sans doute !

FRANCIS.

Ah ! mon élève, encore une maladresse.

BOROSKINE.

Vous trouvez ?

FRANCIS.

Mais celle-là m’est si agréable, que je ne me sens pas la force de vous la reprocher...

BOROSKINE.

Comment ?

FRANCIS.

De Morgan a naturellement tout répété à madame de Ternay, et celle-ci en apprenant que je pouvais me marier avec mademoiselle Catherine, m’a regardé d’une façon... Tenez comme elle me regarde maintenant.

Boroskine veut se retourner.

Eh ! que faites vous ?... ne pouvez-vous voir sans tourner la tête ?

BOROSKINE.

Non !

FRANCIS.

Qu’il vous suffise de savoir qu’après m’avoir donné le moyen de parler d’amour sans faire rire, vous venez de me prouver que si j’en parle j’ai des chances pour être écouté...

BOROSKINE.

Monsieur...

FRANCIS.

Allons, allons, mon élève, ce moyen ne vaut rien ; c’est à recommencer.

Haut.

Je refuse...

Ils se lèvent.

MADAME DE TERNAY.

Ah !

FRANCIS.

Monsieur de Morgan, voulez-vous avoir la bonté de me conduire chez moi... Vous me l’avez offert tout à l’heure.

DE MORGAN.

Acceptez, Francis, ne vous exposez pas.

FRANCIS.

Je refuse, mon ami, et je vous jure que ce n’est pas pour vous que je refuse... Madame...

MADAME DE TERNAY.

Monsieur...

FRANCIS.

Ah ! mon élève, mon élève !

Il sort avec de Morgan.

 

 

Scène X

 

BOROSKINE, MADAME DE TERNAY

 

MADAME DE TERNAY.

Le nom de cet homme ?

BOROSKINE.

De quel homme, madame ?

MADAME DE TERNAY.

De l’homme qui a eu cette querelle avec M. Francis.

BOROSKINE.

Vous ne l’avez pas deviné ?

Mouvement de silence.

MADAME DE TERNAY.

Où est-il ce pistolet ?

BOROSKINE.

Vous rappelez-vous que lorsque je suis arrivé ici, je tenais à la main un coffret d’ébène ?

MADAME DE TERNAY.

Oui.

BOROSKINE.

Il était dans ce coffret.

MADAME DE TERNAY.

Ah !... Est-ce que vous comptez vous servir de ce droit que vous croyez avoir ?...

BOROSKINE.

Ce droit, madame, je ne crois pas l’avoir, je l’ai...

MADAME DE TERNAY.

Vous vous en servirez ?...

BOROSKINE.

Je ne sais pas, madame.

MADAME DE TERNAY.

Vous ne savez pas ?...

BOROSKINE.

Je vous dis la vérité pure, madame. Je ne sais pas ce que je ferai.

MADAME DE TERNAY.

Je le sais, moi...

BOROSKINE.

Ah !

MADAME DE TERNAY.

Monsieur le comte, allez chercher ce coffret.

BOROSKINE.

Pourquoi faire ?

MADAME DE TERNAY.

Vous me le donnerez.

BOROSKINE.

Je le veux bien, madame, mais à une condition.

MADAME DE TERNAY.

Oh ! comte !...

BOROSKINE.

Ma foi, madame... j’ai toujours remarqué une chose...

MADAME DE TERNAY.

Laquelle ?

BOROSKINE.

C’est que les femmes estiment infiniment ceux qui ne leur imposent pas de condition. Elles reconnaissent qu’ils sont parfaitement bien élevés et du meilleur monde... mais...

MADAME DE TEŘNAY.

Mais...

BOROSKINE.

Mais elles cèdent bien plus facilement à qui, avec de moins grandes manières, leur disent tout uniment : Je ferai cela si vous faites ceci.

MADAME DE TERNAY.

Oh ! monsieur, ce que vous dites n’est pas...

BOROSKINE.

N’est pas français, c’est convenu, mais j’en prends mon parti ; je vous répète que je ferai ce que vous voulez, mais à une condition...

MADAME DE TERNAY.

Qui est ?...

BOROSKINE.

Vous allez fixer... fixer irrévocablement, la date de notre mariage.

MADAME DE TERNAY.

Oh !

BOROSKINE.

Eh bien ?

Madame de Ternay prenant une fleur à sa ceinture.

MADAME DE TERNAY.

Comte !

BOROSKINE.

Madame...

MADAME DE TERNAY.

Un échange, voulez-vous ?... Vous me donnerez ce pistolet et moi je vous donnerai...

Elle lui présente la fleur.

BOROSKINE, saluant et reculant.

Voilà une façon gracieuse de refuser ce que j’ai dit...

MADAME DE TERNAY.

Vous ne me répondez pas...

BOROSKINE.

Oh ! moi, madame, je ne saurais jamais dire non d’une façon aussi parisienne... Je dis non tout bonnement à la russe... et je reviens à ma première proposition.

MADAME DE TERNAY, jetant la fleur.

Mais pour demander un pareil prix, il faut être bien sûr de ce qu’on donne en échange.

BOROSKINE.

Vous le savez, ce que je donne...

MADAME DE TERNAY.

On peut payer très cher la vie d’un homme ; mais êtes-vous bien sûr que la vie de M. Bernier soit en danger ?...

BOROSKINE.

Assurément non, si je n’use pas de mon droit.

MADAME DE TERNAY.

Mais si vous en usez. Je ne parle pas de votre adresse, on m’en a dit des merveilles.

BOROSKINE.

On a eu raison, madame, je suis merveilleusement adroit.

MADAME DE TERNAY.

Ne parlons pas de votre adresse. Il reste pour moi la maladresse volontaire des témoins, qui, presque toujours, lorsqu’ils chargent une arme, la chargent mal.

BOROSKINE.

Je puis vous affirmer, madame, que le pistolet avec lequel M. Bernier m’a coupé ma mèche était parfaitement chargé. Je ne pense pas que les témoins...

MADAME DE TERNAY.

L’arme peut être mauvaise...

BOROSKINE.

Oh ! madame, elle est excellente, le canon est de Paris. Vous voyez que toutes les chances sont pour moi et que c’est bien la vie d’un homme que je vous offre en échange de l’engagement que je demande.

MADAME DE TERNAY.

Que vous exigez...

BOROSKINE.

Que j’exige. Je le veux bien...

MADAME DE TERNAY.

Cet engagement, je vais le prendre.

BOROSKINE.

Ah !

MADAME DE TERNAY.

Mais cette promesse, que je comptais faire pour une autre raison, je vous jure que je ne la fais maintenant que pour sauver la vie d’un homme, pas pour autre chose, vous m’entendez bien. Je serai votre femme, mais vous vous rappellerez que je ne l’aurais pas été si je n’y avais été contrainte et chaque fois que vous me verrez près de vous, vous pourrez vous dire : elle est là, mais elle n’y serait pas si elle n’avait tenu à en sauver un autre.

BOROSKINE.

Hum !...

MADAME DE TERNAY.

Maintenant, voulez-vous que je promette ? voulez-vous que je m’engage par serment, je suis prête.

BOROSKINE.

Allons, madame, je vois bien qu’il faut se rendre.

MADAME DE TERNAY.

Vous allez me donner...

BOROSKINE.

Non pas à vous, mais à M. Bernier... Je le lui donnerai tout à l’heure.

MADAME DE TERNAY.

Sans condition...

BOROSKINE.

Il n’aura qu’à me le demander.

MADAME DE TERNAY.

Vous le demander ?

BOROSKINE.

Oui.

MADAME DE TERNAY.

Mais il refusera.

BOROSKINE.

Ah ! madame –  s’il refuse... il faut bien cependant me permettre une revanche – songez que M. Bernier se moque de moi depuis une heure ; il me semble qu’en tenant à cette petite satisfaction, je montre pas trop exigeant.

MADAME DE TERNAY.

Il refusera.

BOROSKINE.

Il refuserait peut-être si c’était devant vous. Mais je n’exige pas l’impossible... vous ne serez pas là...

MADAME DE TERNAY.

Vous serez tous les deux seuls ?

BOROSKINE.

À peu près, il y aura là MM. de Morgan et Stoïkoff qui étaient nos témoins dans ce duel, il y a six mois.

MADAME DE TERNAY.

S’il allait refuser...

BOROSKINE.

Non, non. Il ne refusera pas si vous le décidez à accepter.

MADAME DE TERNAY.

Vous me permettez de lui parler.

BOROSKINE.

C’est vous dire à quel point je tiens à ce qu’il accepte... Je ne connais pas de meilleur moyen.

MADAME DE TERNAY.

Ah ! Je vous aime mieux comme cela...

 

 

Scène XI

 

BOROSKINE, MADAME DE TERNAY, FRANCIS

 

FRANCIS.

M. le comte, ce pauvre de Morgan est positivement désolé de ce que vous lui avez dit ; n’irez-vous pas lui porter de meilleures paroles ?

BOROSKINE.

Je vais en effet trouver M. de Morgan.

FRANCIS.

Vous ferez bien.

BOROSKINE, à madame de Ternay.

Je vais en même temps chercher le coffret d’ébène, monsieur...

FRANCIS.

Monsieur...

BOROSKINE.

Restez donc près de madame, je vous en prie.

 

 

Scène XII

 

MADAME DE TERNAY, FRANCIS

 

FRANCIS.

Le comte a un air charmant.

MADAME DE TERNAY.

Il m’a tout avoué.

FRANCIS.

Ah ! il vous a dit que l’homme à la mèche c’était...

MADAME DE TERNAY.

Oui.

FRANCIS.

J’ai fait là un pauvre élève, n’est-il pas vrai, madame ?

MADAME DE TERNAY.

Croyez-vous le comte capable de se servir de ce qu’il appelle son droit.

FRANCIS.

Ma foi, madame, je ne sais que vous répondre. Je ne serai pas étonné si le comte ne se sert pas de son droit ; s’il en use, je ne serai pas surpris.

MADAME DE TERNAY.

Cela n’est pas bien net.

FRANCIS.

Voici qui l’est un peu plus : Je suis à peu près sûr qu’il s’en servira si je vous parle d’amour.

MADAME DE TERNAY.

Vous n’avez qu’à ne pas m’en parler.

FRANCIS.

C’est vrai, mais...

MADAME DE TERNAY.

Mais...

FRANCIS.

Mais comme je vous aime, il y a cent à parier contre un que je ne résisterai pas à la tentation de vous le dire... et alors.

MADAME DE TERNAY.

Vous jugez mal le comte... il renonce à son droit.

FRANCIS.

Sans condition.

MADAME DE TERNAY.

Oui, sans condition.

FRANCIS.

Oh !

MADAME DE TERNAY.

Vous n’aurez qu’à lui demander...

FRANCIS.

Ah ! je respire.

MADAME DE TERNAY.

Comment.

FRANCIS.

Vous m’avez fait une belle peur.

MADAME DE TERNAY.

Vous consentez, n’est-ce pas ?

FRANCIS.

Si le comte avait renoncé à son droit... sans condition... j’aurais bien été forcé d’accepter, et alors j’aurais perdu à vos yeux mon plus grand, je devrais dire, mon seul charme.

MADAME DE TERNAY.

Que voulez-vous dire ?

FRANCIS.

Si vous me souffrez près de vous, si vous m’écoutez, je le dois certainement au danger que je cours... supprimez ce danger, vous vous remettrez à rire comme autrefois... heureusement le comte a mis une condition, je n’ai qu’à la repousser, je garde mon danger et mon charme.

MADAME DE TERNAY.

Vous refusez ?

FRANCIS.

Ah ! madame, laissez-moi au moins cette joie de croire que vous vous attendiez à cette réponse.

MADAME DE TERNAY.

Mais vous ne pouvez pas vous laisser...

FRANCIS.

Je vous en prie, ne me forcez pas à entasser des phrases pour dire une chose si simple... Je refuse ; un mot suffit pour dire cela...

MADAME DE TERNAY.

Mais vous ne connaissez pas le comte, il vous hait.

FRANCIS.

Je vous supplie de ne pas dire de mal du comte devant moi, madame, car il m’a rendu le plus grand service qu’un homme pût me rendre. Il vous a forcée à prendre mon amour au sérieux.

MADAME DE TERNAY.

Je ne veux pas que cet homme vous tue.

Elle va s’asseoir sur le banc.

FRANCIS.

Je ne lui en voudrai pas. Il m’aura tué trop tard. Croyez-vous que jamais existence d’homme ait pu contenir autant de bonheur que j’en éprouve en ce moment. Il y a des arbres au-dessus de notre tête. La nuit n’est pas venue encore, mais elle viendra bientôt.

Il s’assied près d’elle sur le banc.

Vous êtes près de moi, et nous sommes justement dans cette situation où il semble qu’un orchestre lointain... lointain... joue pour nous seulement des mélodies inconnues aux oreilles humaines. La vérité est que cet orchestre est un peu au-dessus des nuages et que c’est Dieu qui a écrit la musique, cela ne durera qu’un instant peut-être, mais qu’importe. Il y a des gens qui boivent leur vin pur, il y en a d’autres qui y mettent de l’eau et qui font durer ce mélange. Il en est du bonheur comme du vin. Je suis de ceux qui le boivent pur et d’un seul trait.

MADAME DE TERNAY, se levant.

Je ne veux pas que cet homme vous tue !

FRANCIS, se levant.

Vous savez bien que je ne le prierai pas.

MADAME DE TERNAY.

Il le faut cependant... Si, moi, je vous imposais cette condition... Si je vous ordonnais de lui demander...

FRANCIS.

Lui demander de me laisser vivre... Ah ! madame, la vie n’aurait d’intérêt pour moi que si vous-même...

MADAME DE TERNAY.

Mais ne voyez-vous pas que si je ne veux pas que vous mouriez... c’est que je...

FRANCIS.

Vous m’aimez ! ah ! qu’il vienne maintenant ! qu’il vienne !

MADAME DE TERNAY.

Vous ferez ce que je veux, n’est-ce pas ? vous lui demanderez...

FRANCIS.

Je lui demanderai tout ce que vous voudrez, et s’il le faut, pour le lui demander, je me mettrai à genoux devant lui comme je m’y mets devant vous.

MADAME DE TERNAY.

Il va venir... avec ses amis... Quand je ne serai plus là, vous vous rappellerez que votre existence n’appartient plus à vous seul.

FRANCIS.

Oui, je me le rappellerai, je vous le promets, je vous le jure !

MADAME DE TERNAY.

À bientôt.

FRANCIS.

À bientôt.

Elle sort par la gauche.

 

 

Scène XIII

 

FRANCIS

 

Qu’est-ce que j’ai promis ? Certes le bonheur ne saurait se payer trop cher... mais c’est égal, il faut avouer que le prix que je suis obligé d’y mettre... il s’agit de réfléchir et d’y voir bien clair... d’un côté le comte à qui je dois demander... hum ! de l’autre madame de Ternay... qui m’ordonne de vivre pour elle... Si dans une circonstance pareille quelqu’un me demandait conseil... si quelqu’un venait me dire : J’aime, je suis aimé... je n’ai pour être le plus heureux des hommes, qu’à prononcer une phrase ; je lui conseillerais de la prononcer au plus vite, dut-elle lui écorcher un peu la bouche... Cela est évident. Est-ce évident ? – Oui – c’est là qu’un refus ne serait pas preuve de courage, mais de folie... il ne faut pas être fou. Il faut prononcer la phrase... et être heureux !...

 

 

Scène XIV

 

DE MORGAN, FRANCIS, BOROSKINE, STOÏKOFF

 

FRANCIS.

Pour le coup, mon cher comte, j’avoue que je serais un ingrat si je ne vous remerciais pas... sérieusement cette fois.

BOROSKINE.

Pourquoi me remercier ?

FRANCIS.

Après m’avoir accordé du temps, l’on m’a dit que vous consentiez.

BOROSKINE.

Ah ! l’on vous a fait part de ma proposition ?

FRANCIS.

Oui, et j’ai promis de vous demander...

BOROSKINE.

C’est fort bien. J’ai promis, moi, de vous le donner si vous me demandiez.

FRANCIS.

Hum !

BOROSKINE.

J’attends, monsieur !

DE MORGAN, à Francis.

Francis, songez à madame de Ternay.

FRANCIS.

Ah !

STOÏKOFF, à Boroskine.

Quel diable de jeu jouez-vous ?... Il va céder.

BOROSKINE.

Mais c’est ce que je désire probablement.

FRANCIS.

Allons, ce n’est qu’un mot à prononcer... Monsieur le comte, je vous prie de me... monsieur le comte... je vous prie... monsieur le comte, je...

Il s’arrête et éclate de rire.

Allons... c’est inutile d’essayer plus longtemps... je ne pourrai jamais...

BOROSKINE.

Vous refusez ?

FRANCIS.

Je refuse, et de toutes les façons, je crois que je fais bien de refuser ! Je suis bien sûr d’être aimé maintenant. M’aimera-t-on quand vous m’aurez laissé vivre ? En vérité, je n’en sais rien, il faudrait pour que madame de Ternay m’aimât toujours que je trouvasse le moyen de vivre après m’être fait tuer pour elle. Oh ! alors... mais j’avoue que la solution de ce problème...

BOROSKINE.

Voyons, monsieur, partez ! – Jurez-moi que vous ne reverrez jamais madame de Ternay.

FRANCIS.

Je vous jure que je vivrai à ses pieds tant que je vivrai.

BOROSKINE.

Comptez les pas, Stoïkoff.

Stoïkoff compte les pas.

DE MORGAN.

Ceci n’est pas sérieux, messieurs.

FRANCIS.

Pourquoi donc ? il y a six mois, j’ai tiré sur monsieur le comte, le duel continue, et, comme il vous faut un prétexte, en voici un : Monsieur le comte qui est d’une adresse merveilleuse, a parié avec moi cinq cents louis que la balle de son pistolet couperait net le cigare que je vais fumer. Je tiens le pari, monsieur le comte va tirer...

BOROSKINE.

Eh ?...

FRANCIS.

Et vous manquerez le cigare, monsieur.

BOROSKINE.

Bien.

DE MORGAN.

Mais...

FRANCIS.

Je vous en prie, Morgan, n’ajoutez rien, et laissez-moi payer ma dette puisque l’échéance est arrivée.

Prenant un cigare.

Il s’agit de bien choisir, c’est le dernier.

STOÏKOFF, montrant un arbre à gauche derrière le banc.

Vous vous placerez ici, Boroskine... vous, monsieur, là-bas.

Il montre la coulisse, deuxième plan à droite.

BOROSKINE, s’approchant de Francis.

Vous vous êtes épouvantablement moqué de moi, vous m’avez pris le cœur de la femme que j’aimais, et c’est une chose que per sonne ne pardonne.

FRANCIS.

Aussi, je crois bien que vous ne me le pardonnerez pas.

Il va dans la coulisse à droite. Stoïkoff donne le pistolet à Boroskine et va rejoindre Morgan au fond.

BOROSKINE, à la place qui lui a été indiquée.

Partez, monsieur, partez...

FRANCIS, en dehors.

Monsieur, je vous ferai remarquer que mon cigare diminue, et que si nous causons encore longtemps le pari deviendra vraiment trop difficile à gagner...

BOROSKINE.

Allons, Monsieur...

Il tire.

FRANCIS.

Eh bien ! et mon cigare !...

Il rentre.

 

 

Scène XV

 

DE MORGAN, FRANCIS, BOROSKINE, STOÏKOFF, MADAME DE TERNAY

 

MADAME DE TERNAY, venant de la gauche.

Francis ! ce coup de pistolet... où êtes-vous ? que s’est-il passé ?...

BOROSKINE.

Peu de choses, madame, j’avais parié de couper avec la balle de mon pistolet le cigare de monsieur Bernier, j’ai gagné le pari, monsieur me doit cinq cents louis...

MADAME DE TERNAY.

Vous n’êtes pas blessé ?...

FRANCIS.

Moi, pas le moins du monde.

BOROSKINE.

Pour être sûr d’être toujours aimé de madame de Ternay, il me faudrait, disiez-vous, trouver le moyen de vivre après m’être fait tuer pour elle. Le problème était difficile, mais j’ai tenu à vous prouver qu’il n’était pas impossible !...

FRANCIS, lui tendant la main.

Ah ! comte, comte...

BOROSKINE, prenant la main.

Est-ce français, cela, monsieur ?

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