L’Âne et le ruisseau (Alfred de MUSSET)
Comédie en un acte.
Écrite en 1855, éditée en 1858 et représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la Comédie-Française, le 5 octobre 1961.
Personnages
LE MARQUIS DE PRÉVANNES
LE BARON DE VALBRUN
LA COMTESSE
MARGUERITE, sa cousine
UN DOMESTIQUE
Un salon.
Scène première
LA COMTESSE, MARGUERITE
MARGUERITE.
Je ne saurai donc pas ce qui vous afflige ?
LA COMTESSE.
Mais je te dis que ce n’est rien. Ce monde, ce bruit, que sais-je ? Un peu de migraine. J’avais cru me distraire, et je me fatiguais.
Elle s’assied.
MARGUERITE.
Savez-vous, ma bonne cousine, que je ne vous reconnais plus ! Vous qui n’aviez jamais un moment d’ennui, vous qui étiez la bonté même, je vous trouve maintenant...
LA COMTESSE.
Sais-tu, ma chère Marguerite, que tu débutes justement comme une scène de tragédie ! Vous qui étiez jadis... Je vous trouve maintenant... Et quoi donc ?
MARGUERITE.
Eh bien ! Comme on dit... triste... languissante...
LA COMTESSE.
Ah ! languissante ! Parles-tu déjà comme ton bien-aimé Monsieur de Prévannes !
MARGUERITE.
Mon bien-aimé ! Cela vous plaît ainsi. Vous vous moquez de moi ; mais vous soupirez, vous êtes inquiète. Je n’y comprends rien, car vous êtes si belle ! et vous êtes jeune, veuve et riche, vous allez épouser le baron.
LA COMTESSE.
Ah ! Marguerite, que dis-tu ?
MARGUERITE.
Vous voyez bien que vous soupirez. Il est vrai que Monsieur de Valbrun est quelquefois de bien mauvaise humeur ; c’est un caractère singulier. Est-ce que vous avez à vous plaindre de lui ?
LA COMTESSE.
Je n’ai qu’à répondre à tes questions. Quelle grave confidente j’aurais là !
MARGUERITE.
Grave, non ; mais discrète au moins. Vous croyez, parce que je ne suis pas... bien vieille... qu’on ne saurait rien me confier. Moi, si j’avais le moindre chagrin... mais je n’en ai pas...
LA COMTESSE.
Grâce à Dieu !
MARGUERITE.
Je vous le raconterais tout de suite, comme à une amie... je veux dire... comme à une sœur qui aurait remplacé ma mère, car c’est bien ce que vous avez fait ; vous êtes mon seul guide en ce monde, mon seul appui, ma protectrice ; vous avez recueilli l’orpheline ; mon tuteur vous laisse faire tout ce que vous voulez (il a bien raison, le pauvre homme !). Mais je ne suis ni ingrate, ni sotte, ni bavarde, et, si vous avez de la peine, il est injuste de ne pas me le dire.
LA COMTESSE.
Tu n’es certainement ni sotte ni ingrate ; pour bavarde...
MARGUERITE.
Oh ! ma chère cousine !
LA COMTESSE.
Oh ! ma chère cousine ! Quelquefois... par hasard... dans ce moment-ci, par exemple, vous avez, mademoiselle, ne vous en déplaise, un peu beaucoup de curiosité. Et pourquoi ? Cela se devine. Monsieur de Prévannes doit vous épouser... ne rougissez pas, c’est chose convenue ; pour ce qui est de ma protection, avec votre petite mine et votre petite fortune, vous vous en passeriez très bien ; mais mon mariage doit précéder le vôtre, c’était du moins ce qu’on avait dit... je ne sais trop pour quelle raison... car je suis libre... je puis disposer de moi... comme je l’entends... rien n’est décidé... tout peut être rompu d’un jour à l’autre... je ne sais trop moi-même... non, en vérité, je ne saurais dire... et voilà d’où viennent vos questions.
MARGUERITE.
Non, madame, non ; pour cela, je ne suis pas pressée de me marier, mais pas du tout, et ce jeune homme...
LA COMTESSE.
Vrai, pas du tout ! tu n’aimes pas ce jeune homme ? Tu n’as pas fait cent fois son éloge ?
MARGUERITE.
Je conviens que je le trouve... assez bien.
LA COMTESSE.
Quoi ! tu n’as pas dit que tu le trouvais charmant ?
MARGUERITE.
Oh ! charmant ! il a de bonnes manières, mais il est quelquefois d’une impertinence...
LA COMTESSE.
Que personne n’avait autant d’esprit que lui ?
MARGUERITE.
Oui, de l’esprit, il en a, si l’on veut ; mais je n’ai pas dit que personne...
LA COMTESSE.
Autant de grâce, de délicatesse...
MARGUERITE.
Pour de la délicatesse, c’est possible ; mais de la grâce, fi donc ! Est-ce qu’un homme a de la grâce ?
LA COMTESSE.
Enfin, que tu ne demandais pas mieux...
MARGUERITE.
C’est possible, il ne me déplaît pas ; mais pour ce qui est de l’amour... il est si étourdi, si léger !...
LA COMTESSE.
Et mademoiselle Marguerite n’est ni légère ni étourdie ! Eh bien donc ! tu le rendras sage, tu en feras un homme sérieux, un philosophe, et il te fera marquise... La gentille marquise que je vois d’ici ! Vous babillerez d’abord, tout le jour ; vous vous disputerez, c’est votre habitude...
MARGUERITE.
Puisque vous dites qu’on doit nous marier.
LA COMTESSE.
C’est pour cela que vous êtes en guerre ?
MARGUERITE.
On dit que dans un bon ménage, on se querelle toujours de temps en temps. Puisque je dois l’épouser, j’essaye.
LA COMTESSE.
Voyez le beau raisonnement ? Est-ce à la pension qu’on t’a appris cela ? Une femme qui aime son mari...
MARGUERITE.
Mais je vous dis que je ne l’aime pas.
LA COMTESSE.
Et tu l’épouses ?
MARGUERITE.
Oui, puisqu’on le veut, puisque mes parents l’avaient décidé, puisque mon tuteur me le conseille, puisque vous le désirez vous-même...
LA COMTESSE.
Tu te résignes ?
MARGUERITE.
J’obéis... Je fais un mariage de raison.
LA COMTESSE.
Qu’elle sagesse ! quelle obéissance ! Tu me ferais rire, malgré que j’en aie... Eh bien, ma chère, tu ne l’aimes pas, tu ne l’aimeras même jamais, si tu veux, j’y consens ; mais il ne te déplaît pas, et il te plaira.
Tristement.
Va, tu seras heureuse !
MARGUERITE.
Je n’en sais rien.
LA COMTESSE.
Moi, je le sais, et, avec sa légèreté, je ne te donnerais pas à lui, si j’en connaissais un plus digne. Je ne dirai pas comme toi que je le trouve incomparable.
MARGUERITE.
Vous me désolez.
LA COMTESSE.
Non, non ; mais ce que je sais fort bien, c’est que, malgré cette apparence d’étourderie et de frivolité. Monsieur de Prévannes est un ami sûr, un homme de cœur, tout à fait capable de servir de guide, dans ses premiers pas, à une enfant qui, ne t’en déplaise...
MARGUERITE.
Lui, me servir de guide ! Ah ! je prétends bien... pour cela, nous verrons...
LA COMTESSE.
Sans doute, tu prétends bien...
MARGUERITE.
Oui, je prétends, s’il a du cœur et de l’honneur, en avoir tout autant que lui ; je prétends savoir me conduire ; je prétends qu’on ne me guide pas ; je ne souffrirai pas qu’on me guide ; je sais ce que j’ai à faire, apparemment ; je prétends être maîtresse chez moi. Et s’il a de ces ambitions-là...
LA COMTESSE.
Eh bien !
MARGUERITE.
Eh bien ! qu’il ose me le dire en face, je lui apprendrai !... qu’il se montre !... Ah ! monsieur de Prévannes, vous vous imaginez...
Scène II
LA COMTESSE, MARGUERITE, UN DOMESTIQUE
LE DOMESTIQUE, annonçant.
Monsieur de Prévannes.
MARGUERITE.
Permettez que je me retire.
LA COMTESSE.
Pourquoi donc ? Et cette belle colère ?
Au domestique.
Priez qu’on entre.
Le domestique sort.
MARGUERITE.
J’ai à écrire.
LA COMTESSE.
Oh ! sans doute ! il faut que tu donnes à quelqu’une de tes bonnes amies des nouvelles de ta robe neuve.
Scène III
LA COMTESSE, MARGUERITE, PRÉVANNES
PRÉVANNES.
Bonjour, mesdames, je ne vous demande pas comment vous allez ce matin, je vous ai vues tout à l’heure aux courses, et vous étiez éblouissantes.
LA COMTESSE.
Vous vous serez trompé de visage.
PRÉVANNES.
Non, vraiment ; mais qu’avez-vous donc ? Il me semble, en effet, voir un air de mélancolie... Je vous annonce le baron... plus sombre et plus noir que jamais.
MARGUERITE.
Il nous manquait cela ! Je m’enfuis.
PRÉVANNES.
Laissez, laissez, vous avez le temps. Je l’ai rencontré dans les Tuileries, qui se promenait d’un air funèbre, au fond d’une allée solitaire. Il s’arrêtait de temps en temps avec des attitudes de méditation. Quelqu’un qui ne le connaîtrait pas aurait cru qu’il faisait des vers.
MARGUERITE.
Et monsieur le marquis n’admet pas qu’on puisse avoir un goût qui lui manque ?
PRÉVANNES.
Ah ! ah ! je n’y prenais pas garde ; j’arrive ici comme Mascarille, sans songer à mal, et je ne pense pas qu’il faut me tenir sur le qui-vive. Eh bien ! ma charmante ennemie, que dites-vous ce matin, mademoiselle Margot ?
MARGUERITE.
D’abord, je vous ai défendu de m’appeler de cet affreux nom-là. PRÉVANNES.
Défendu ! ah ! c’est mal parler ; vous voulez dire que cela vous contrarie. Vous avez raison ; cela choque ce qu’il y a en vous de majestueux.
À la comtesse.
Décidément, vous êtes préoccupée.
LA COMTESSE.
Oui, je vous parlerai tout à l’heure.
MARGUERITE.
Je suis de trop ici.
LA COMTESSE.
Non, ma chère.
PRÉVANNES.
Si fait, si fait. Point de cérémonies ; entre mari et femme, on se dit ces choses-là.
MARGUERITE.
Et c’est pourquoi j’espère bien ne jamais les entendre de votre bouche.
PRÉVANNES.
Fi ! ce n’est pas d’une belle âme de déguiser ce qu’on désire le plus et de renier ses plus tendres sentiments.
MARGUERITE.
Ah ! que cela est bien tourné ! On voit que le beau langage vous vient de famille, et que votre bisaïeul avait de l’esprit. Il y a dans vos propos un parfum de l’autre monde. Je vous enverrai un de ces jours une perruque.
PRÉVANNES.
Et je vous ferai cadeau d’un bonnet carré, afin de vous donner plus de poids et l’air plus respectable encore. – Mais dites-moi donc, avant de vous en aller, je voudrais savoir, là franchement, qu’elle est, parmi mes mauvaises qualités, celle qui vous a rendu amoureuse de moi.
MARGUERITE.
Toutes ensemble, apparemment, car, dans le nombre, le choix serait trop difficile.
PRÉVANNES.
Cet aveu-là n’est pas sincère. Dans le plus parfait assemblage, il y a toujours quelque chose qui l’emporte, qui prime, cela ne peut échapper. Vous par exemple, tenez, mademoiselle Margot... non... Marguerite... il suffit de vous connaître pour s’apercevoir clairement que votre mérite particulier, c’est un grand fonds de modestie.
MARGUERITE.
Oui, si j’en ai la moitié autant que vous possédez de vanité.
PRÉVANNES.
Ma vanité est toute naturelle ; elle me vient de vous. Que voulez-vous que j’y fasse ? Lorsqu’on se voit distingué tout d’un coup par une si charmante personne...
MARGUERITE.
Oh ! très distingué, en effet ; je suis bien loin de vous confondre avec le reste des mortels qui ont le malheur vulgaire d’avoir le sens commun.
PRÉVANNES.
Bon ! voilà encore qui n’est pas poli. Mais je vois bien ce que c’est, et je vous pardonne. Vous ne querellez que pour faire la paix. Et quelle jolie paix nous avons à faire ! Allons, donnez-moi votre petite main.
Il veut lui baiser la main.
MARGUERITE.
Je vous déteste. – Adieu, Monsieur.
PRÉVANNES.
Adieu, cruelle.
Scène IV
LA COMTESSE, PRÉVANNES
LA COMTESSE.
Vous vous querellerez donc sans cesse ?
PRÉVANNES.
C’est que je l’aime de tout mon cœur. Ne dois-je pas être son mari ?
LA COMTESSE.
D’accord, mais...
PRÉVANNES.
Est-ce qu’elle hésite ?
LA COMTESSE.
Elle dit qu’elle n’est pas pressée.
PRÉVANNES.
Nous verrons bien ; parlons de vous ; qu’est-il donc arrivé ?
LA COMTESSE.
Rien de nouveau. – Mais dites-moi : comment voyez-vous de prime abord, en arrivant ici, que j’ai quelque sujet d’inquiétude ?
PRÉVANNES.
Il n’est pas difficile de voir si les yeux sont tristes ou non.
LA COMTESSE.
Bon ! triste, on l’est pour cent raisons dont pas une souvent n’est sérieuse. Si vous rencontrez un de vos amis, et qu’il ait l’air moins gai que la veille, allez-vous lui demander pourquoi ? Cela arrive à tout le monde.
PRÉVANNES.
À tout le monde, soit, je ne demanderai rien et ne m’en soucie pas davantage ; mais aux personnes qu’on aime, c’est autre chose, et je vous demande la permission d’oser y voir clair avec vous. – Je reviens à mon dire : qu’est-il arrivé ?
LA COMTESSE.
Je vous le répète, rien de nouveau, et c’est justement ce qui me désespère. Votre ami est si étranger, si bizarre...
PRÉVANNES.
Ah ! oui. il ne se décide pas. C’est un peu comme la petite cousine.
LA COMTESSE.
Oh ! c’est bien pire, et que voulez-vous ? Notre mariage était... convenu... Je ne sais vraiment.
PRÉVANNES.
Est-ce que je vous intimide ?
LA COMTESSE.
Non, non, vous êtes presque mon parent ; d’ailleurs, j’ai toute confiance en vous, et j’ai besoin de parler franchement. Vous connaissez, n’est-ce pas, la position singulière où je me trouve ? Veuve et libre, j’ai une famille qui ne peut, il est vrai, disposer de moi, mais dont je ne voudrais, sous aucun prétexte, me séparer entièrement ; je ne suis pas forcée de suivre les conseils qu’on peut me donner, mais vous comprendrez que les convenances...
PRÉVANNES.
Oui, les convenances... et mon ami Valbrun...
LA COMTESSE.
Monsieur de Valbrun, avant mon mariage, avait, vous le savez aussi, demandé ma main. Depuis ce temps-là, il s’était éloigné, il était allé... je ne sais où ; je ne l’ai plus revu. Maintenant il est revenu, il a renouvelé sa demande ; elle n’a point été repoussée ; et... comme je vous le disais, les convenances, les intérêts de famille, et même une inclination réciproque... je ne vous cache rien.
PRÉVANNES.
À quoi bon ?
LA COMTESSE.
Tout s’unissait, s’accordait à merveille. Voilà trois mois que les choses sont ainsi. Il me voit tous les jours, et il ne dit mot.
PRÉVANNES.
Cela doit être fatigant.
LA COMTESSE.
Que puis-je faire ? Attendrai-je un hasard, une éclaircie dans cette obscurité, et qu’une fantaisie lui prenne de me rappeler une parole donnée ? Il y avait encore pour ma terre de Cernay, pour des arrérages, je ne sais quoi, quelques petites difficultés. Elles sont résolues d’hier ; je viens d’en recevoir l’avis. Lui en parlerai-je la première ?
PRÉVANNES.
Ma foi, oui. Si vous me consultez, ce serait ma façon de penser. Je connais Valbrun depuis l’enfance : c’est le plus honnête garçon du monde ; mais il ne fait jamais ce qu’il veut. Est-ce timidité, est-ce orgueil, est-ce seulement de la faiblesse ? C’est tout cela, peut-être à la fois. Quand la timidité nous tient à la gorge, elle gâte tout, elle se mêle à tout, même aux choses qui semblent lui être le plus opposées. Voilà un homme qui vous aime, qui vous adore, j’en réponds ; il se battrait cent fois, il se jetterait, au feu pour vous : mais c’est une entreprise au-dessus de ses forces que de se décider à acheter un cheval, et, s’il entre dans un salon, il ne sait, où poser son chapeau.
LA COMTESSE.
Ne serait-il pas dangereux d’épouser ce caractère-là ?
PRÉVANNES.
Point du tout, car ce n’est pas le vôtre. D’ailleurs, il n’est ainsi que lors qu’il est tout seul. Il demandera, peut-être, alors son chemin ; mais qu’il vous donne le bras, il le saura de reste.
LA COMTESSE.
Vous m’encouragez, je le vois. Mais est-il possible à une femme d’aborder de certaines questions...
PRÉVANNES.
Eh ! Madame, ne l’aimez-vous pas ?
LA COMTESSE.
Mais êtes-vous bien sûr qu’il m’aime ? Cette madame Darcy...
PRÉVANNES.
Ah ! voilà le lièvre. C’est en pensant à cette femme-là que vous me disiez tout à l’heure que ce pauvre baron, après votre mariage, était allé je ne sais où... Mais vous parliez d’histoire ancienne.
LA COMTESSE.
Croyez-vous qu’il en soit tout à fait détaché ?
PRÉVANNES.
Vous pourriez dire quelque chose de plus... mais pour détaché, sans nul doute, car il n’en parle plus, maintenant, pas même pour en dire du mal.
LA COMTESSE.
Il l’a beaucoup aimée ?
PRÉVANNES.
On ne peut pas davantage. Cette cruelle maladie, qui a failli le mettre en terre, et cette défiance boudeuse qu’il en a gardée, sont autant de cadeaux de cette charmante personne. Ah ! morbleu ! celle-là, si je la tenais !...
LA COMTESSE.
Est-ce que vous êtes vindicatif ?
PRÉVANNES.
Non pas pour moi, je n’ai pas de rancune, et je ne fais point de cas des colères conservées. Mais ce pauvre Henri, qui, avec ses vertiges, est le plus franc, le plus brave garçon... la bonne dupe !
LA COMTESSE.
Lui donnez-vous ce nom parce qu’il lui est arrivé... de se tromper ? C’est votre ami.
PRÉVANNES.
Oui, et c’est pour cela même que je serais capable, Dieu me pardonne !... Oui, et ensuite, je ne saurais dire... mais je déteste la fausseté, la perfidie, tout l’arsenal des armes féminines ; je sais bien qu’on peut s’en servir utilement, mais cela me répugne ; et c’est ce qui fait que, si je n’aimais pas votre cousine, je serais amoureux de vous.
LA COMTESSE.
Voulez-vous que je le lui dise ?
PRÉVANNES, à la fenêtre.
Si cela vous plaît. Voici le baron lui-même, je le reconnais... Il traverse la cour bien lentement... Il revient sur ses pas... Entrera-t-il ? c’est à savoir.
LA COMTESSE.
Monsieur de Prévannes, le cœur me manque.
PRÉVANNES.
À quel propos ?
LA COMTESSE.
Je ne puis, non, je ne puis suivre le conseil que vous me donnez. Parler la première... oser dire... mais c’est lui avouer... songez donc !...
PRÉVANNES.
Je ne songe point... Parlez, madame ; osez, je suis là.
LA COMTESSE.
Quoi ! devant vous !
PRÉVANNES.
Eh ! oui, devant moi. Voyez, le grand mal !
LA COMTESSE.
Mais s’il hésite, s’il refuse ?
PRÉVANNES.
Eh bien ! madame, eh bien ! qu’en peut-il arriver ? Voyez-vous les Romains...
LA COMTESSE.
Mais taisez-vous donc, je l’entends.
PRÉVANNES.
Bon ! vous ne le connaissez pas. Il est bien homme à se présenter, comme cela, tout naturellement ! Il va longtemps rêver dans l’antichambre, il va frémir dans la salle à manger, et il se demandera, en traversant le salon, s’il ne ferait pas mieux de s’aller noyer.
LA COMTESSE.
Vous me faites rire malgré moi, comme Marguerite tout à l’heure. Ah ! vous êtes bien faits l’un pour l’autre !... mais je vous répète que le courage me manque.
PRÉVANNES.
Et je vous répète qu’il vous aime. Si je n’en étais pas convaincu, vous donnerais-je ce conseil que vous n’osez pas suivre ? vous le donnerais-je pour tout autre que Valbrun ? Vous dirais-je un mot ? Dieu m’en garde ! s’il s’agissait d’un mannequin à la mode ou seulement d’un homme ordinaire... mais il s’agit ici d’un entêté, et en même temps d’un irrésolu. Mais il vous aime... il serait bien bête ! Et vous l’aimez, vous êtes fiancés, vous êtes sa promise, comme on dit dans le pays.
LA COMTESSE.
Mais, je suis femme.
PRÉVANNES.
Il est honnête homme, je jurerais sur sa parole comme sur la mienne. Que craignez-vous ? Allons, Madame, un peu de courage, un peu de bonté, un peu de pitié, car vous n’avez seulement qu’à sourire !...
LA COMTESSE.
Vous croyez ? Mais si vous restez, vos plaisanteries vont lui faire peur.
PRÉVANNES.
Point du tout, je ne dirai rien, je vais regarder vos albums.
Il s’assied près d’une table.
Scène V
LA COMTESSE, PRÉVANNES, VALBRUN
LA COMTESSE.
C’est vous, monsieur ! Comment vous va ?
VALBRUN.
Madame, je me reprochais d’avoir passé hier la journée sans vous voir ; j’ai été forcé... malgré moi...
À Prévannes.
Bonjour, Édouard ; j’ai été obligé...
LA COMTESSE.
Vous avez été obligé...
VALBRUN.
Oui, j’ai été... à la campagne. Cela repose... cela distrait un peu.
Il s’assied.
LA COMTESSE.
Sans doute ; c’est très salutaire.
VALBRUN.
Oui, madame, et je craignais fort de ne pas vous trouver aujourd’hui.
LA COMTESSE.
Pourquoi ? Vous deviez être bien sûr de l’impatience que j’aurais de vous voir. Autrefois vous étiez moins rare.
VALBRUN.
Ceci n’est pas un reproche, j’espère ?
LA COMTESSE.
Non ; pourquoi vous en ferais-je ?... Vous n’en méritez sûrement pas.
VALBRUN.
Non, madame ; et je crois que vous me rendez trop de justice pour penser autrement de moi.
LA COMTESSE.
Si je vous soupçonnais d’oublier vos amis, je me le reprocherais comme un crime.
VALBRUN.
Oui... vous avez raison, c’en serait un véritable... Allez-vous ce soir à l’Opéra ?
LA COMTESSE.
Je n’en sais rien ; je ne suis pas bien portante.
VALBRUN.
Cela est fâcheux.
Pendant cette scène, Prévannes regarde souvent la comtesse en donnant des signes d’impatience.
LA COMTESSE.
Oh ! ce ne sera rien. À propos, baron, je voulais vous dire...
À part.
Je n’oserai jamais, c’est impossible !
Haut.
Comment se porte madame d’Orvilliers ?
VALBRUN.
Ma tante ? fort bien, je vous remercie. Elle va partir aussi pour la campagne.
LA COMTESSE.
Comment, aussi ? est-ce que vous y retournez ?
VALBRUN.
Je n’en sais rien, cela dépendra de certaines circonstances...
LA COMTESSE.
De certaines circonstances... et ces circonstances ne dépendent-elles pas de vous ?
VALBRUN.
Pas tout à fait. On n’est pas toujours maître de ses actions.
LA COMTESSE.
Vous me surprenez. Il me semblait que vous m’aviez dit... dernièrement... que vous étiez indépendant, par votre position comme par votre fortune, que rien ne vous gênait, ne vous contraignait. C’est comme moi, qui suis parfaitement libre, et qui puis, à mon gré, disposer de moi.
VALBRUN.
Je suis libre aussi, si vous voulez ; mais je n’ai pas encore pris mon parti.
LA COMTESSE.
C’est ce que je vois.
PRÉVANNES, à part.
La peste t’étouffe !
VALBRUN.
Oui, c’est embarrassant. Les uns me conseillent l’exercice, les autres le repos absolu. Il est bien vrai qu’à la campagne on peut trouver l’un ou l’autre, à son choix.
LA COMTESSE.
Sans doute. À propos de campagne, je voulais vous dire...
À part.
Quelle fatigue !
Haut.
La vôtre n’est pas loin de Paris ?
VALBRUN.
Oh, mon Dieu ! non, madame, c’est à deux pas derrière Choisy ; c’est un parc anglais ; et, si j’osais jamais espérer que votre présence vînt l’embellir...
LA COMTESSE.
Mais cela pourrait se faire... je ne dis pas non... je me souviens même...
VALBRUN, se levant et saluant.
Je serais heureux de vous recevoir.
LA COMTESSE.
Où allez-vous donc ?
VALBRUN.
Je ne voulais que vous voir un instant. Je... je reviendrai... si vous le permettez.
Il salue de nouveau et veut s’en aller. Prévannes fait signe à la comtesse de le retenir.
LA COMTESSE.
Vous n’êtes pas si pressé ! Restez donc là. J’ai à vous parler.
VALBRUN.
Comme vous voudrez.
Il se rassied.
LA COMTESSE, à part.
Prévannes le gêne, j’en étais sûre.
Haut.
C’est au sujet de ma terre de Cernay, vous savez...
À part.
Je suis au supplice...
Scène VI
LA COMTESSE, PRÉVANNES, VALBRUN, MARGUERITE
MARGUERITE, ouvrant la porte sans entrer.
Ma cousine...
LA COMTESSE.
Eh bien ! qu’est-ce donc ?
MARGUERITE.
Monsieur de Prévannes est-il parti ?
PRÉVANNES.
Non, mademoiselle, et j’examine là de charmants dessins qui ne sont pas signés, mais qui n’ont que faire de l’être ; à cette fine touche, on reconnaît la main.
MARGUERITE.
Écrivez-moi un madrigal au bas.
PRÉVANNES.
Que me donnerez-vous pour ma peine ?
MARGUERITE.
Je vous l’ai dit : une perruque.
PRÉVANNES.
Et je vous rendrai une couronne.
MARGUERITE.
De feuilles mortes ?
PRÉVANNES.
De fleurs d’oranger.
MARGUERITE.
Je n’en ai que faire.
PRÉVANNES.
Venez donc, venez donc !
MARGUERITE.
Je n’ai pas le temps.
Scène VII
LA COMTESSE, PRÉVANNES, VALBRUN
VALBRUN.
Il est bien vrai que ces dessins sont parfaits.
À la comtesse.
Vous me disiez, madame...
LA COMTESSE.
Mais... je ne sais plus.
VALBRUN.
Vous parliez, je crois, de votre terre...
LA COMTESSE.
Ah ! oui, de ma terre... Vous savez que j’ai failli avoir un procès ; tout est arrangé maintenant, et les formalités nécessaires seront terminées dans peu de jours.
VALBRUN.
Dans peu de jours ?
LA COMTESSE.
Oui, j’ai reçu une lettre.
VALBRUN.
Ah !... une lettre ?
LA COMTESSE.
Oui... elle est par là...
PRÉVANNES, à part.
Ils me font pitié ; je n’y tiens pas...
Haut.
Henri, veux-tu que je m’en aille ?
VALBRUN.
Pourquoi donc ?
PRÉVANNES.
Je crains d’être importun. Je suis resté ici à regarder des images, comme si j’étais de la maison. Je crains de t’empêcher de dire à la comtesse toute la joie que tu éprouves de voir que rien ne s’oppose plus...
VALBRUN.
J’espère, madame, que vous ne croyez pas qu’un détail d’intérêt puisse rien changer à ma façon de penser. Je craignais, il est vrai, les obstacles.
PRÉVANNES.
Il n’y en a plus.
VALBRUN.
Dit-il vrai, madame ?
LA COMTESSE.
Mais...
Prévannes lui fait signe.
Oui, monsieur.
VALBRUN, froidement.
Vous me ravissez ! j’espère encore que vous ne doutez pas... combien je désire... que rien ne retarde l’instant...
Il se lève.
Si vous n’allez pas ce soir à l’Opéra, je vous demanderai la permission...
PRÉVANNES.
Que diantre as-tu donc tant à faire ?
VALBRUN, troublé.
Une course dans le voisinage, chez un... chez un voisin... oui, madame, ce ne sera pas long. Je reviendrai, puisque vous le voulez bien.
LA COMTESSE.
Revenez tout de suite.
VALBRUN.
Oui, madame.
LA COMTESSE.
Vous me le promettez ?
VALBRUN.
Certainement ; que voulez-vous que je fasse quand je ne vous vois pas ?
Il salue et sort.
Scène VIII
LA COMTESSE, PRÉVANNES
LA COMTESSE.
Eh bien ! monsieur, vous dites qu’il m’aime ? Ah ! je suffoque !
PRÉVANNES, se levant.
Il est véritable que ce garçon-là est... surprenant.
LA COMTESSE.
Vous l’avez vu, vous l’avez entendu. J’ai fait ce que vous désiriez. Je vous demande maintenant s’il est possible que je joue plus longtemps un pareil rôle, et si je puis consentir à me voir traitée ainsi. Avec quel embarras, avec quelle froideur il m’a écoutée, il m’a répondu ! Vous avez beau dire, il ne m’aime pas, ou plutôt il en aime une autre, madame Darcy ou qui vous voudrez, peu importe. Toujours est-il que je ne suis pas faite à de pareilles façons. Et quand j’admettrais votre idée que, malgré ses impertinences, il m’est attaché au fond de l’âme, à quoi bon ? Ne voulez vous pas que j’entreprenne de le guérir de son humeur noire et que je me fasse, de gaieté de cœur, la très humble servante d’un bourru malfaisant ? Non, eût-il cent belles qualités et les meilleurs sentiments du monde, son hésitation est quelque chose d’outrageant. Je rougis de ce que je viens de lui dire, je suis humiliée, je suis... je suis offensée...
PRÉVANNES.
Je ne vois qu’un seul moyen pour accommoder cela.
LA COMTESSE.
Et lequel ?
PRÉVANNES.
Rendez-le jaloux.
LA COMTESSE.
Que voulez-vous dire ?
PRÉVANNES.
Cela s’entend. Rendez-le jaloux. Il se prononcera ; sinon vous le mettrez à la porte, et je ne le reverrai moi-même de ma vie.
LA COMTESSE.
Vous m’avez déjà donné un triste conseil, et je n’entends rien à ces finesses-là.
PRÉVANNES.
Bon ! des finesses ? un moyen si simple qu’il est usé à force d’être rebattu, un vieux stratagème qui traîne dans tous les romans et tous les vaudevilles, un moyen connu, un moyen classique ! Prendre un ton d’aimable froideur ou d’outrageante coquetterie, se rendre visible ou inabordable selon le temps qu’il fait ou l’esprit du moment ; inviter un pauvre diable à une soirée et le laisser deux heures sur sa chaise sans daigner jeter les yeux sur lui ni lui adresser une parole ; prendre le bras d’un beau valseur bien fat, et sourire mystérieusement en regardant la victime par-dessus l’épaule ; puis, changer d’idée tout à coup, lui faire signe, l’appeler près de soi, et lorsque sa passion, trop longtemps contenue, murmure de doux reproches ou de tendres prières, répéter tout haut, d’un air bien naïf, devant une douzaine d’indifférents, tout ce que le personnage vient, de dire... et s’en aller, surtout, s’en aller à propos, disparaître comme Galatée ! Je ne finirais pas si je voulais détailler. L’arme la plus acérée, c’est la coquetterie ; la plus meurtrière, c’est le dédain. Et vous ne voulez pas tenter une expérience si naturelle ? Mais vous n’avez donc rien vu, rien lu ?... vous manquez de littérature, madame.
LA COMTESSE.
Il me semblait que tout à l’heure vous détestiez les ruses féminines.
PRÉVANNES.
Un instant ! Il s’agit de tromper un homme pour le rendre heureux ; ce n’est pas là une ruse ordinaire, et je vous ai dit qu’à l’occasion...
LA COMTESSE.
Êtes-vous bien convaincu de ma maladresse ?
PRÉVANNES.
Eh, grand Dieu ! je n’y songeais pas. Je vous demande pardon, je fais comme Gros-Jean qui en remontrerait...
LA COMTESSE.
Non, monsieur de Prévannes, je ne veux pas me servir de vos espiègleries, je n’en ai ni le talent ni le goût. Si je frappais, j’irais droit au but. Mais votre idée peut être juste ; je vous le répète : je suis offensée, et, quand pareille chose m’arrive... je suis méchante, toute bonne que je suis... je fais mieux que railler, je me venge.
PRÉVANNES.
Courage, comtesse ! c’est le plaisir des dieux.
LA COMTESSE.
Le rendre jaloux ! m’aime-t-il assez pour cela ?
PRÉVANNES.
Nous verrons bien. Il ne veut pas parler, mettez-le à la question, comme dans le bon vieux temps.
LA COMTESSE.
Le rendre jaloux ! lui renvoyer l’humiliation qu’il m’a fait subir ! lui apprendre à souffrir à son tour !
PRÉVANNES.
Oui, il vous aime par trop niaisement, trop naturellement ; c’est impardonnable.
LA COMTESSE.
Oui, l’idée est bonne, elle est juste ; on n’agit pas comme lui impunément. Oui, c’en est fait ; j’ai trop souffert, mon parti est pris... Le rendre jaloux.
PRÉVANNES.
Certainement. Je vous dis, il est naïf, il est honnête, il est bon et faible. Il faut le désoler, le mettre au désespoir, il faut que justice se fasse.
LA COMTESSE.
Le rendre jaloux, mais de qui ?
PRÉVANNES.
De qui vous voudrez.
LA COMTESSE.
Eh bien ! de vous.
PRÉVANNES.
Cela ne se peut pas : il sait que j’aime votre cousine.
LA COMTESSE.
Il sait aussi qu’on peut être infidèle.
PRÉVANNES.
Les hommes ne savent point cela.
LA COMTESSE.
Vous me conseillez une vengeance, et vous n’osez m’aider à l’exécuter ! Je vous dis que je suis décidée ; monsieur le marquis de Prévannes, est-ce que vous avez peur ?
PRÉVANNES.
Je ne crois pas.
LA COMTESSE.
Mettez-vous là, et faites ce que je vais vous dire.
PRÉVANNES.
Non, réellement, c’est impossible.
LA COMTESSE.
Cependant, je ne peux me fier qu’à vous pour tenter, comme vous dites, une pareille épreuve. Je me charge de prévenir Marguerite. Vous seul êtes sans danger pour moi.
PRÉVANNES.
Par exemple, voilà qui est honnête ! Je me rends ; que voulez-vous que je fasse ?
LA COMTESSE.
Mettez-vous là, et écrivez.
PRÉVANNES.
Tout ce que vous voudrez.
Il s’assied devant la table.
Pour ce qui est de prévenir votre cousine, je vous prie en grâce de n’en rien faire.
LA COMTESSE.
Pourquoi ? cela peut l’affliger.
PRÉVANNES.
Et si je veux faire aussi ma petite épreuve ? Laissez-moi donc ce plaisir-là. Ne m’avez-vous pas dit qu’elle avait montré à mon égard, pour notre futur mariage, quelque chose... là... comme de l’hésitation.
LA COMTESSE.
Mais... oui.
PRÉVANNES.
Eh bien ! comme on dit, nous ferons d’une pierre deux coups.
LA COMTESSE.
Mais vous savez que Marguerite vous aime.
PRÉVANNES.
Valbrun ne vous aime-t-il pas ? Qu’en savez-vous d’ailleurs ?
LA COMTESSE.
Elle me l’a dit.
PRÉVANNES.
Non pas à moi.
LA COMTESSE.
Et vous voulez qu’elle vous le dise ? En vérité, vous êtes bien fat.
PRÉVANNES.
Peut-être.
LA COMTESSE.
Mais c’est une enfant.
PRÉVANNES.
Peut-être aussi.
LA COMTESSE.
Vous êtes bien cruel.
PRÉVANNES.
Peut-être encore, mais je voudrais en finir. Cette maison est celle de l’indécision ; voilà trois mois que cela dure. Vous aimez Valbrun ; il vous adore ; Marguerite veut bien de moi, je ne demande qu’elle au monde ; il faut en finir aujourd’hui, oui, madame, oui, aujourd’hui même... Et, quand il y aurait dans tout ceci un peu de fatuité, un peu de gaieté, un peu de rouerie, si vous le voulez, eh, mon Dieu ! passez-moi cela... Songez donc que je vais me marier, c’est la dernière fois de ma vie qu’il m’est permis de rire encore, c’est ma dernière folie de jeune homme... Allons, madame, je suis à vos ordres.
LA COMTESSE.
Avant tout, vous êtes bien hardi ! Eh bien ! il faut que vous m’écriviez un billet.
PRÉVANNES.
Un billet ! c’est compromettant. Mais si vous voulez le rendre jaloux, il vaut mieux que ce soit vous qui m’écriviez.
LA COMTESSE.
Et que voulez-vous que je vous dise ?
PRÉVANNES.
Mais... que vous me trouvez charmant... délicieux... plein de modestie... et que mes qualités solides...
LA COMTESSE.
Ne plaisantez pas, écrivez.
PRÉVANNES.
Je le veux bien ; mais je ne changerai rien à ce que je vais écrire, je vous en avertis.
Il écrit.
LA COMTESSE, le regardant écrire.
Ah ! qu’est-ce que vous écrivez là ?
PRÉVANNES.
Laissez-moi achever.
Il se lève.
Tenez, voilà tout ce que je peux faire pour vous.
LA COMTESSE.
Voyons.
Elle lit.
« Si je veux vous en croire, madame, vous m’aimez ; mais est-ce assez de le dire ? Vous êtes sûre de mon cœur ; que rien ne retarde plus mon bonheur, acceptez ma main, je vous en supplie ! » En vérité, Prévannes, vous plaisantez toujours. Quel usage voulez-vous que je fasse de ce billet-là ? Il est inconvenant.
PRÉVANNES.
Comment, inconvenant ?
LA COMTESSE.
Mais assurément : « Si je veux vous en croire... » C’est d’une fatuité !
PRÉVANNES.
Eh ! madame, pour une fois par hasard que je puis être fat près de vous impunément, laissez-moi donc en profiler !
LA COMTESSE, regardant à la fenêtre.
J’entends une voiture. C’est votre ami qui revient.
PRÉVANNES.
Mettez ce billet sur cette table, ici avec d’autres chiffons. Ce sera un papier oublié.
LA COMTESSE.
Mais on n’oublie guère ceux-là.
PRÉVANNES.
J’admire en tout votre prudence ; mais qu’il trouve ce papier, cela suffit. Est-ce que la jalousie raisonne ? Le voici qui vient. Dites-lui deux mots, si vous voulez, puis retirez-vous, s’il vous plaît. Il faut que vous soyez fâchée. Fuyez, madame, disparaissez, évanouissez-vous comme une ombre !... comme une fée !... Je vous le répète, il n’y a rien de tel pour faire damner un honnête homme.
LA COMTESSE.
Je ne sais, vraiment, si j’aurai le courage...
PRÉVANNES.
Alors je vais déchirer ce billet.
LA COMTESSE.
Non pas. Mais votre projet...
PRÉVANNES.
Il est convenu. Voulez-vous le suivre, oui ou non ?
LA COMTESSE.
Je le veux, je le veux, j’ai trop souffert ! mais j’aime mieux ne lui point parler.
PRÉVANNES.
Eh bien ! rentrez chez vous, enfermez-vous, qu’on ne vous voie plus de la journée.
LA COMTESSE.
Mais...
PRÉVANNES.
Qu’on ne vous voie plus, vous dis-je ; ou je renonce à tout, je dis tout.
Au moment où le baron entre, la comtesse sort en le saluant froidement.
LA COMTESSE, bas, à Prévannes.
Oui, qu’il souffre à son tour ! s’il m’aimait...
PRÉVANNES.
Nous allons voir.
Scène IX
PRÉVANNES, VALBRUN
VALBRUN, restant quelque temps étonné.
Est-ce que la comtesse est fâchée contre moi ?
PRÉVANNES.
Je n’en sais rien.
VALBRUN.
Elle sort et me salue à peine.
PRÉVANNES.
Elle avait quelque ordre à donner.
VALBRUN.
Non, son regard ressemblait à un adieu... et à un triste adieu... moi qui venais...
PRÉVANNES.
Dame ! écoute donc ; elle n’est peut-être pas contente. Tu ne l’as pas trop bien traitée ce matin.
VALBRUN.
Moi ! je n’ai rien dit. que je sache...
PRÉVANNES.
Oh ! tu as été très poli ; quant à cela, il n’y a pas à se plaindre. Mais si tu crois que c’est avec ces manières-là...
VALBRUN.
Comment ?
PRÉVANNES.
Ce n’est pas ce qu’on te demande.
VALBRUN.
Quel tort puis-je avoir ? Elle m’a annoncé que rien ne s’opposait plus à notre mariage... et je lui ai répondu... que j’en étais ravi.
PRÉVANNES.
Oui, tu lui as dit que tu étais ravi, mais tu ne l’étais pas le moins du monde. Crois-tu qu’on s’y trompe ?
VALBRUN.
Je n’en sais rien. Mais, en vous quittant tout à l’heure, je suis allé chez mon notaire, et j’ai pris tous mes arrangements pour ce mariage.
PRÉVANNES.
En vérité ?
VALBRUN.
J’en viens de ce pas, et je n’ai point fait autre chose. Qu’y a-t-il donc là de surprenant ? Tu me regardes d’un air étonné.
PRÉVANNES.
Non pas, mais je craignais... je croyais...
VALBRUN.
Est-ce que ce n’était pas convenu ? Est-ce que la comtesse, par hasard, serait capable de changer de sentiment ?
PRÉVANNES.
Elle ? oh ! je le réponds que non. Mais est-ce que... véritablement... c’est incroyable...
À part.
Nous serions-nous trompés ?
VALBRUN.
Qu’est-ce que tu vois d’incroyable ?
PRÉVANNES.
Rien du tout, non, rien, c’est tout simple.
À part.
Je n’en reviens pas... après cette visite !...
VALBRUN.
Tu as l’air surpris, quoi que tu en dises.
PRÉVANNES.
Non.
VALBRUN.
Si fait, et je comprends pourquoi. C’est ma froideur, mon embarras, qui t’ont semblé singuliers ce matin.
PRÉVANNES.
Pas le moins du monde ; et qu’importe dès l’instant que tu es décidé ! Et tu l’es tout à fait ?
VALBRUN.
Je ne conçois pas que tu en doutes.
PRÉVANNES.
Je n’en doute pas, et je t’en félicite.
Il lui prend la main.
Ainsi, Henri, nous sommes cousins... par les femmes... Cette parenté-là en vaut bien une autre... n’est-ce pas ?
À part.
Les choses étant ainsi... c’est, bien étrange... mais enfin... alors... Ce billet n’est plus bon à rien... je vais le reprendre délicatement...
Il regarde sur la table.
Où l’ai-je fourré ?
VALBRUN.
Que cherches-tu là ?
PRÉVANNES.
Un papier. Veux-tu que je le dise ? je croyais vraiment que tu hésitais...
VALBRUN.
Moi ?
PRÉVANNES.
Oui.
À part.
Où diable l’ai-je mis ? Ah ! le voilà.
Il va pour le prendre.
VALBRUN, s’asseyant d’un air triste.
Ah ! si j’ai hésité, tu sais bien pourquoi.
PRÉVANNES.
Comment !
VALBRUN.
Eh ! sans doute, tu connais ma vie, tu sais parfaitement la raison...
PRÉVANNES.
Moi ! pas du tout !
VALBRUN.
Ce fatal souvenir...
PRÉVANNES.
Quel souvenir ?
VALBRUN.
Tu le demandes !
PRÉVANNES.
Bon ! voilà madame Darcy. Vas-tu, pour la centième fois, m’en raconter la lamentable histoire !
VALBRUN.
Je ne vais pas te la raconter. Tu te moques de tout.
PRÉVANNES.
Non, mais je me moque, si tu le permets, de madame Darcy.
VALBRUN.
C’est bientôt dit... Si tu la connaissais !
PRÉVANNES.
Oui, je ferais là une jolie emplette !
VALBRUN.
Comme tu voudras... Je l’ai aimée... Que ce soit une faute, une sottise, un ridicule, si tu le veux... mais je l’ai aimée, et le mal qu’elle m’a fait m’effraye malgré moi pour l’avenir... Je crains d’y retrouver le passé.
PRÉVANNES.
Eh ! laisse donc là le passé ! Qui n’a pas le sien ? Tu vas être heureux... Commence donc par tout oublier... Est-ce que tu es en cour d’assises pour qu’on le demande tes antécédents ? Viens, viens regarder cet album... Il y a un dessin de Marguerite.
VALBRUN.
Je le connais... Ah ! mon ami, si tu savais ?...
PRÉVANNES.
Mais tu sais très bien que je sais...
Tenant à la main le billet qu’il a pris.
Ne dirait-on pas qu’il n’y a qu’une femme au monde ? Madame Darcy t’a fait de la peine, elle a mal agi ; elle t’a planté là, et, qui pis est, elle t’a menti. C’est une vilaine créature. Eh bien ! après ? Vas-tu en faire un épouvantail dont il n’y ait que toi qui s’effarouche ? Tu ne te guériras donc jamais de cet empoisonnement-là ?
VALBRUN, se levant.
Certes, si mon chagrin pouvait s’adoucir... si un peu d’espoir me revenait... si je croyais pouvoir oublier... ce serait dans cette maison.
PRÉVANNES.
Si tu pouvais, si tu croyais... Ah çà ! tu n’es donc pas décidé ?
VALBRUN.
Si fait ; mais je tremble quand j’y pense.
PRÉVANNES, à part.
Je crois que je vais remettre mon billet à sa place.
Haut.
Mais enfin, oui ou non, la comtesse le plaît-elle ?
VALBRUN.
Peux-tu en douter ? ce n’est pas plaire qu’il faut dire ; elle me charme, elle m’enchante. Je ne connais personne au monde qui puisse soutenir la comparaison...
PRÉVANNES.
Vrai ?
VALBRUN.
Tu ne l’as pas appréciée...
PRÉVANNES.
Si fait.
VALBRUN.
Tu l’as vue en passant, à travers ton étourderie. Avec sa franchise, elle a de l’esprit ; avec son esprit, elle a du cœur. C’est la grâce et la beauté mêmes... Quand je la regarde... je vois le bonheur dans ses yeux.
PRÉVANNES.
Que ne lui dis-tu tout cela plutôt qu’à moi ? Est-ce que tu veux m’épouser ?
VALBRUN.
Tes railleries n’y feront rien.
PRÉVANNES.
Tu l’aimes ?
VALBRUN.
Je l’adore.
PRÉVANNES.
En ce cas-là...
Il met le billet dans sa poche.
Elle est ici, à deux pas, dans sa chambre... Parbleu !... si j’étais à ta place...
VALBRUN, se rasseyant.
Je voudrais bien être à la tienne. Ah ! tu es heureux, tu épouses Marguerite... tandis que moi...
PRÉVANNES.
Voilà le vent qui tourne.
Haut.
J’épouse Marguerite... je n’en sais rien.
VALBRUN.
Non ?
PRÉVANNES.
Non.
VALBRUN.
Est-ce possible ! Une jeune fille si jolie, si aimable, un peu trop gaie parfois, mais pleine de mérite et de talents... fort riche... N’avais-tu pas engagé la parole ?
PRÉVANNES.
Et toi, qu’as-tu fait de la tienne ?
VALBRUN.
Je n’ose pas, je ne peux pas, je n’oserai jamais... à moins que... pourtant...
PRÉVANNES, à part.
Que le diable l’emporte !
VALBRUN.
Si tu savais quel souvenir et quel pressentiment me poursuivent ! On peut bien être ridicule quand on aime, mais on ne l’est pas quand ou souffre.
PRÉVANNES.
Et de quoi souffres-tu, je le prie ? Pousse cette porte, elle l’attend.
VALBRUN.
Oui, le bonheur est peut-être là, derrière cette porte... je ne puis l’ouvrir... je reculerais sur le seuil... l’espérance ne veut plus de moi.
PRÉVANNES.
Pousse donc celle porte, te dis-je ! Tiens, Henri, sais-tu, en ce moment, de quoi tu as l’air ? Tu ressembles, révérence parler, à un âne qui n’ose pas franchir un ruisseau.
VALBRUN.
Comme tu voudras. Toi qui te railles de ma souffrance, n’as-tu jamais été trahi ? Je veux croire, si cela te plaît, que tu n’as point rencontré de cruelles ; n’en as-tu pas trouvé de perfides, de malfaisantes ?
PRÉVANNES.
Quelquefois, comme un autre.
VALBRUN.
Ah ! malheur à celle qui vous donne cette triste expérience ! une femme inconstante devient noire bourreau : insensible à tout ce qu’on souffre, c’est l’âme la plus dure, la plus implacable ! En vous offrant son amitié, quand elle vous ôte son amour, elle croit s’acquitter de tout ! et quelle amitié ! Ce n’en est pas seulement l’apparence : nulle franchise, nulle confiance ; ce n’est qu’un mensonge perpétuel, un supplice de tous les instants, trop heureux si l’on en mourait !
PRÉVANNES, à part.
Décidément, il faut avoir recours aux moyens héroïques ; où mettrai-je cette lettre ?... dans son chapeau ?... Non, il pourrait deviner... Ah ! j’y suis !... dans le mien.
Il met la lettre dans son chapeau.
Et pour qu’il la trouve...
Il prend le chapeau de Valbrun.
Adieu, Henri. Après tout, tu as peut-être raison. La comtesse, avec ses beaux yeux, n’en a pas moins la tête un peu légère !...
VALBRUN.
Le penses-tu ?
PRÉVANNES.
Qui sait ? elle est femme.
VALBRUN.
Mais encore...la crois-tu capable ?...
PRÉVANNES.
Peut-être bien. Tout considéré, je te conseille d’aimer ailleurs. Tu feras mieux, je crois, d’épouser Célimène...
VALBRUN.
Mais...
PRÉVANNES.
C’est le plus sage. Adieu, mon ami.
À part en sortant.
Je ne le perdrai pas de vue.
Scène X
VALBRUN, seul
Il a bien vite changé d’idée ! Qu’est-ce que cela signifie ? Il avait un air de mystère, et en même temps de raillerie... Bon ! C’est son humeur du moment... Il faut pourtant que je voie la comtesse... que je sache par quel motif elle m’a reçu si singulièrement... je donnerais tout au monde... Qu’ai-je donc fait de mon chapeau ?... Ah !... mais non, c’est celui d’Édouard. Cet étourdi a pris le mien.
Il trouve le billet.
Qu’est-ce là ? D’où vient ce papier ? Une lettre ! point d’adresse et point de cachet.
Il lit.
« Si je veux vous en croire... » Grand Dieu ! est-ce possible... quoi ! Édouard, mon ami d’enfance ! une pareille trahison ! Ah ! je suis accablé, je suis anéanti ! qui l’aurait jamais pu prévoir ? Édouard, la comtesse, me tromper ainsi ! Voilà pourquoi il me raillait, pourquoi elle s’est enfuie. Oui, j’étais leur jouet, sans doute, leur passe-temps... Oh ! je me vengerai... je vais le retrouver... je lui demanderai raison... Non, non, je ferai mieux d’entrer ici, je veux lui dire en face... Ah !
Scène XI
VALBRUN, MARGUERITE
VALBRUN.
C’est vous, Mademoiselle Marguerite ! Venez, c’est le ciel qui vous envoie.
MARGUERITE.
Comment, le ciel ? c’est ma cousine. Est-ce que Monsieur de Prévannes est parti ?
VALBRUN.
Oui, il vient de partir... ah ! qu’il est heureux !... vous ne songez qu’à lui... vous l’aimez... Eh bien ! sachez donc...
MARGUERITE.
Oh ! je l’aime... je l’aime ! halte là ! Vous décidez bien vite des choses. Mais qu’avez-vous, bon Dieu ? Vous me feriez peur.
VALBRUN.
Sachez qu’on nous trahit tous deux.
MARGUERITE.
Qui, tous deux ?
VALBRUN.
Vous et moi.
MARGUERITE.
Et qui est le traître ?
VALBRUN.
C’est mon perfide ami, voire indigne amant !...
MARGUERITE.
Oh !... Oh !... voilà des expressions !... C’est encore Monsieur de Prévannes que vous baptisez de cette façon-là ?
VALBRUN.
Oui, lui-même.
MARGUERITE.
Vous voulez rire.
VALBRUN.
Non pas, je n’en ai nulle envie.
MARGUERITE.
Et quelle est celte raison ?
VALBRUN.
Tenez, Mademoiselle, lisez ce billet.
MARGUERITE, lisant.
« Si je veux vous en croire, madame... »
VALBRUN.
Voyez, je vous prie, voyez, mademoiselle, s’il était possible de s’attendre...
MARGUERITE, lisant.
« Que rien ne retarde plus mon bonheur... »
VALBRUN.
Qu’en pensez-vous ? À quelle femme ose-t-on écrire d’un pareil style ? Y a-t-il rien au monde de plus impertinent, de plus insolent ?
MARGUERITE.
À dire vrai...
VALBRUN.
N’est-il pas visible que, pour écrire ainsi à une femme, il faut s’en supposer le droit ? et encore peut-on l’avoir jamais ? Et la comtesse tolère un pareil langage ! Mademoiselle, il faut nous venger !
MARGUERITE, lisant toujours.
« Mais est-ce assez de me le dire !... »
VALBRUN.
Vous lisez attentivement.
MARGUERITE.
Oui, je m’écoute lire... Et vous voulez que nous nous vengions ? Comment cela ?
VALBRUN.
En les abandonnant, en rompant sans mesure avec eux. Ils nous trompent et se jouent de nous. – Si vous ressentez comme moi un tel outrage, oublions deux ingrats... Acceptez ma main.
MARGUERITE, avec distraction.
Votre main ?
VALBRUN.
Oui, j’ose vous l’offrir, et, si vous daignez l’accepter, je veux consacrer ma vie entière à effacer le souvenir odieux d’une trahison qui doit vous révolter.
MARGUERITE, lisant toujours.
Vous me consacrez votre vie entière ?...
VALBRUN.
Oui, je vous le jure, et quand je donne ma parole, moi...
MARGUERITE.
Où avez-vous trouvé cette lettre ?
VALBRUN.
Dans mon chapeau ; c’est-à-dire non ; dans le sien, car il s’est trahi par maladresse.
MARGUERITE.
Dans son chapeau !
VALBRUN.
Oui, là, sur cette chaise.
MARGUERITE.
Monsieur de Valbrun, on s’est moqué de vous.
VALBRUN.
Que voulez-vous dire ? Cette lettre...
MARGUERITE.
Cette lettre ne peut être qu’une plaisanterie.
VALBRUN.
Une plaisanterie ! Elle serait étrange. Et qui vous le fait supposer ? Est-ce un complot, un piège qu’on me tend ? Parlez, en êtes-vous instruite ?
MARGUERITE.
Pas le moins du monde ; mais c’est clair comme le jour.
VALBRUN.
Comment ! Expliquez-vous, de grâce. Si c’est un piège, et si vous le savez...
MARGUERITE.
Non, je ne sais rien, mais j’en suis sûre.
Relisant la lettre.
« Si je veux vous en croire, madame... » Ah ! ah ! ah !
Elle rit.
Et vous prenez cela, ah ! ah ! pour argent comptant !... ah ! ah ! mon Dieu, quelle folie !... et vous croyez que ma cousine... que Monsieur de Prévannes... ah ! ciel !... et vous ne voyez pas que c’est impossible... ah ! ah !...
VALBRUN.
En vérité, je ne vois pas...
MARGUERITE, riant toujours.
Ah ! ah ! ah ! ce pauvre baron... qui ne voit pas... qui ne s’aperçoit pas... Ah ! ah ! à cause de cela... Votre sérieux me fera mourir de rire, et vous voulez m’épouser, ah ! ah !... je vous demande pardon, mais c’est malgré moi... Ah ! ah ! mais c’est impossible !... Cela n’a pas le sens commun !... ah ! ah !...
VALBRUN.
Ma foi, mademoiselle, en vous montrant cette lettre, je ne croyais pas tant vous égayer. Mais qu’il y ait un piège ou non là-dessous...
MARGUERITE.
Puisque je vous dis que je n’en sais rien.
VALBRUN.
Et je sais, moi, ce que j’ai à faire. Adieu, mademoiselle Marguerite.
MARGUERITE.
Où allez-vous ? Venez avec moi, chez ma cousine ; tout s’éclaircira.
VALBRUN.
Votre cousine, je ne la reverrai de mes jours... ni vous non plus... ni aucune personne... excepté une... Riez, si vous voulez !... Je souhaite que vous n’appreniez jamais ce qu’une trahison peut nous faire souffrir !... Ah !... je suis navré ! désespéré !... Malheur à lui ! malheur à moi !... Adieu, adieu, mademoiselle !
MARGUERITE.
Écoutez donc.
VALBRUN.
Adieu, adieu !
Scène XII
MARGUERITE, seule, puis PRÉVANNES
MARGUERITE.
Il s’en va tout de bon, comme un furieux. Pauvre baron de Valbrun ! Il est peut-être à plaindre... Mais il est trop comique avec son désespoir... et ses offres... Ah ! c’est incroyable !...
PRÉVANNES, à part.
Voilà donc cette petite rebelle, qui s’avise aussi d’hésiter, dit-on. Elle est bien gaie, à ce qu’il semble... Parbleu ! il faudra qu’elle parle aussi.
Haut.
Qu’est-ce donc ? qu’est-ce qui se passe ? Vous êtes bien joyeuse, mademoiselle... Marguerite, que vous riez ainsi toute seule.
MARGUERITE.
« Que vous riez ainsi... » Voilà encore de vos tournures de phrase à aile de pigeon. Quand apprendrez-vous l’orthographe ? Quand donc vous démarquiserez-vous ?
PRÉVANNES.
Je ne peux pas, c’est la faute de mon père ; mais vous, petite marquise future, en bon gaulois Margot, de quoi vous gaussez-vous ?
MARGUERITE.
Je ne peux pas me fâcher, j’ai encore trop envie de rire. C’est Monsieur de Valbrun qui sort d’ici...
PRÉVANNES.
Eh bien ?
MARGUERITE.
Il m’a montré une lettre...
PRÉVANNES.
Une lettre ?
MARGUERITE.
Signée de votre nom... fort malhonnête, cela va sans dire... Une lettre écrite à ma cousine...
PRÉVANNES.
Eh bien ?...
À part.
Voyons un peu cela.
Haut.
Je ne sais ce que vous voulez dire.
MARGUERITE.
Jouez donc l’ignorance à votre tour !... Vous ne m’aviez pas prévenue, c’est mal ; mais ce n’en est que plus drôle : votre plaisanterie a réussi... on ne peut pas mieux... elle est cruelle... mais je comprends... Figurez-vous qu’il est...exaspéré !
PRÉVANNES.
Véritablement ?
MARGUERITE.
Oui, il vous cherche... Oh ! il faudra que vous lui rendiez raison !
PRÉVANNES.
Est-ce tout ?
MARGUERITE.
Bon ! c’est bien autre chose encore. Vous êtes à ses yeux le plus déloyal des marquis, et ma belle cousine, la plus perfide des comtesses. Il renonce à tout, il nous abandonne... il veut vous tuer, et m’épouser.
PRÉVANNES.
Vous épouser... lui-même ?
MARGUERITE.
Oui, Monsieur.
PRÉVANNES.
Il faut qu’il soit bien en colère !... Et qu’avez-vous répondu à cela ?
MARGUERITE.
Je n’ai fait que rire... je n’y tenais plus.
PRÉVANNES.
Je ne vois rien là de si gai.
MARGUERITE.
Qu’est-ce que vous dites ?
PRÉVANNES.
Il est fâcheux qu’il vous ait montré cette lettre. Mais, puisque tout est découvert... si le mal est fait...
MARGUERITE.
Quoi donc !
PRÉVANNES.
Il me tuera, s’il peut, et il vous épousera s’il veut.
MARGUERITE.
Ah ! c’est là votre sentiment ?
PRÉVANNES.
Que voulez-vous ! si j’aime votre cousine, ce n’est pas ma faute ; c’était un secret... Vous ne m’aimez pas...
MARGUERITE.
Et vous ?
PRÉVANNES.
Moi, cela me regarde. Tout cela est fâcheux, très fâcheux.
MARGUERITE.
Ah çà ! parlez-vous sérieusement ou continuez-vous votre méchante plaisanterie ?
PRÉVANNES.
Je la continue... sérieusement.
MARGUERITE.
Vous aimez ma cousine ?
PRÉVANNES.
Oui, de tout mon cœur.
MARGUERITE.
Vous voulez l’épouser ?
PRÉVANNES.
Pourquoi pas ?
MARGUERITE.
Eh bien, Monsieur, je suis fâchée de vous le dire, mais...
PRÉVANNES.
Qu’est-ce donc ?
MARGUERITE.
Je n’en crois rien.
PRÉVANNES.
Vous n’en croyez rien ?
MARGUERITE.
Non ; vous n’êtes pas aussi féroce que vous le dites.
PRÉVANNES.
J’admire combien les petites filles...
MARGUERITE.
Monsieur !
PRÉVANNES.
Combien les jeunes personnes, veux-je dire se croient aisément sûres de nous. Elles le sont vraiment, plus que d’elles-mêmes.
MARGUERITE.
Plus que d’elles-mêmes ?
PRÉVANNES.
Eh ! sans doute. On les prendrait, à les entendre, pour des prodiges de pénétration, et, pour trois mots de politesse, les voilà qui perdent la tête.
MARGUERITE.
Si vous ne voulez que m’impatienter, vous commencez à réussir.
PRÉVANNES.
J’en serais désolé, mademoiselle, et de peur que cela n’arrive, je me relire.
Il feint de s’en aller.
MARGUERITE, à part.
Est-ce qu’il parlerait tout de bon ?
Haut.
Monsieur de Prévannes !
PRÉVANNES.
Mademoiselle ?
MARGUERITE.
Vous épousez... sérieusement... ma cousine ?
PRÉVANNES.
Oui, Mademoiselle.
MARGUERITE.
Croyez-vous que je m’en soucie ?
PRÉVANNES.
Je ne dis pas cela.
MARGUERITE.
Je m’en moque fort.
PRÉVANNES.
Je n’en doute pas.
MARGUERITE.
Non ; vous supposiez que cette nouvelle allait me désoler.
PRÉVANNES.
Point du tout.
MARGUERITE.
Que je vous ferais des reproches.
PRÉVANNES.
En aucune façon.
MARGUERITE.
Que je vous regretterais... que je m’affligerais...
Près de pleurer.
Que je pleurerais peut-être...
PRÉVANNES, à part.
Ô ciel !...
Haut.
Ma chère Marguerite...
MARGUERITE.
Il n’y a plus de Marguerite ni de Margot... Oui, vous le croyiez... vous l’espériez.
Prévannes veut lui prendre la main ; elle la relire brusquement.
Non, je ne vous dirai rien, je ne vous reprocherai rien, mais c’est une infamie !
PRÉVANNES.
Mademoiselle...
MARGUERITE.
C’est une lâcheté ! Ou vous mentez en ce moment, ou vous m’avez toujours trompée. Vous dites que je ne vous aime pas. Qu’en savez-vous ? Je vous trouve plaisant d’oser décider là-dessus !
PRÉVANNES.
Écoutez-moi.
MARGUERITE.
Je ne veux rien entendre. Mais, s’il vous reste encore dans l’âme une apparence d’honnêteté, vous aurez plus de regrets que moi ; car vous saurez que vous m’avez mal jugée, que vous vous trompiez gauchement en me croyant indifférente, que je suis loin de l’être, et que je...
Scène XIII
MARGUERITE, PRÉVANNES, LA COMTESSE
LA COMTESSE, une lettre à la main.
Vous voilà ici, monsieur de Prévannes ? Et je vois Marguerite tout émue.
MARGUERITE.
Moi, ma cousine ? Pas le moins du monde.
LA COMTESSE.
Est-ce encore quelque nouvelle ruse, quelque épreuve de votre façon ? Elles vous réussissent à merveille !... Tenez, je reçois cette lettre à l’instant.
PRÉVANNES, lisant.
« Il n’était pas nécessaire, Madame, de prendre la peine de feindre avec moi. Vous ne me reverrez de ma vie, et vous n’aurez jamais à vous plaindre... »
LA COMTESSE.
Qu’en pensez-vous ?
MARGUERITE.
Que se passe-t-il donc ?
LA COMTESSE.
Tu le sauras. Eh bien monsieur ?
PRÉVANNES.
Eh bien, Madame, je trouve cela parfait. « Vous n’aurez jamais à vous plaindre... » C’est tout à fait honnête et modéré.
LA COMTESSE.
Vraiment ! votre sang-froid me charme. Avez-vous encore là-dessus quelque théorie à votre usage ? Vous le voyez, Monsieur de Valbrun n’a cru que trop facilement à votre lettre supposée, et grâce à vos belles roueries, comme vous les appelez, je perds non seulement l’amour, mais l’estime du seul homme que j’aime.
MARGUERITE, à Prévannes.
Comment ! Monsieur, vous me trompiez tout à l’heure ? Rien n’était vrai dans tout ceci ? Vous vous êtes joué de moi comme d’un enfant ?... Allez, c’est une indignité !
PRÉVANNES.
Oui, oui, c’est une indignité ; mais, moyennant cela, vous m’avez avoué...
MARGUERITE.
Je ne l’ai pas dit.
PRÉVANNES.
Non, mais je l’ai entendu.
À la comtesse.
Madame, Mademoiselle Marguerite et moi, nous nous sommes enfin expliqués ensemble, et nous sommes parfaitement d’accord.
MARGUERITE.
Moins que jamais. J’étais tout à l’heure comme le baron ; maintenant je suis comme ma cousine. Jamais je ne vous pardonnerai.
PRÉVANNES.
Vous me pardonnerez plus que vous ne pensez.
LA COMTESSE.
Il n’est plus temps de plaisanter, Monsieur de Prévannes, j’attends de vous une démarche nécessaire. Vous avez causé tout le mal, c’est à vous de le réparer.
PRÉVANNES.
Sûrement, madame, sûrement. Que faut-il faire, s’il vous plaît ?
LA COMTESSE.
Vous le demandez ? Monsieur de Valbrun a le droit de m’accuser de perfidie ; il faut le désabuser avant tout.
PRÉVANNES.
Oui, Madame.
MARGUERITE.
Mais tout de suite.
PRÉVANNES.
Oui, Mademoiselle.
LA COMTESSE.
Il faut dire toute la vérité, dût-elle me compromettre moi-même.
MARGUERITE.
Oui, dût-elle nous compromettre.
PRÉVANNES.
Fort bien, je vous compromettrai.
LA COMTESSE.
Voyez, Monsieur, voyez à quels dangers m’expose votre légèreté ! Même en ne me trouvant pas coupable, que va penser de moi Monsieur de Valbrun ? Quelle faute vous m’avez fait commettre ! J’en dois sans doute accuser ma faiblesse ; elle a été bien grande, elle est inexcusable ; mais, sans vos malheureux conseils, Dieu m’est témoin que l’idée du mensonge n’aurait jamais approché de moi.
PRÉVANNES.
J’en suis tout à fait convaincu.
MARGUERITE.
Voyez, Monsieur, à quoi sert de mentir !
PRÉVANNES.
Je suis confondu ; ne m’accablez pas.
LA COMTESSE.
Eh bien ! Monsieur, qu’attendez-vous ?
PRÉVANNES.
Pourquoi faire, Madame ?
LA COMTESSE.
Quoi ! n’est-ce pas dit ? Aller chez Monsieur de Valbrun.
PRÉVANNES.
C’est inutile, je ne le trouverais pas.
LA COMTESSE.
Pour quelle raison ?
PRÉVANNES.
Parce qu’il va venir.
LA COMTESSE.
Perdez-vous l’esprit ? et cette lettre ?
PRÉVANNES.
C’est justement d’après cette lettre que je l’attends.
LA COMTESSE.
Il me jure qu’il ne me reverra jamais.
PRÉVANNES.
C’est ce que je dis. Il ne peut pas tarder.
LA COMTESSE.
Je vous ai déjà déclaré que vos plaisanteries sont hors de saison.
PRÉVANNES.
Je ne plaisante pas du tout... Ah ! Vous vous imaginez, belle dame, qu’on perd une femme comme vous, qu’on s’en éloigne, qu’on l’oublie, qu’on se distrait !... Non pas, non pas, il en coûte plus cher ; cela ne se passe pas ainsi. Vous ne nous connaissez pas, nous autres amoureux ! Pendant que nous sommes ici à causer, savez-vous ce que fait ce pauvre Valbrun ? Il est d’abord rentré chez lui furieux, il a juré de se venger de moi, de vous, de toute la terre ; ensuite, il a pleuré... oh ! il a pleuré. Puis il a marché à grands pas dans sa chambre : il a pensé à faire un voyage, puis, pour ne pas se déranger, à se brûler la cervelle. Là-dessus, par simple convenance, il a bien vu qu’il ne pouvait pas mourir sans vous voir une dernière fois. Il a bien songé aussi à vous écrire ; mais que peut-on dire, en un volume, qui vaille un regard de l’objet aimé ? Donc il a pris et quitté vingt fois son chapeau, – c’est-à-dire le mien ; – enfin, s’armant de courage, il l’a mis sur sa tête, il est résolument descendu de chez lui ; une fois dans la rue, le trouble, le dépit, une juste fierté, l’ont peut-être retardé en route ; cependant il vient, il approche, déjà il n’est plus temps de revenir sur ses pas ; il est trop près de vous, il est sous le charme ; il ne dépend plus de lui de ne pas vous voir ; son cœur l’entraîne, et tenez, tenez, le voilà qui entre dans la cour.
LA COMTESSE.
Serait-il vrai ?
PRÉVANNES.
Voyez vous-même.
LA COMTESSE, troublée.
Monsieur de Prévannes... il va venir.
PRÉVANNES.
Eh ! oui, c’est ce que je vous disais. Vous connaissez sa prudence ordinaire dans votre escalier. Mais comme cette fois il est au désespoir, il pourrait bien monter plus vite.
LA COMTESSE.
Monsieur de Prévannes...
PRÉVANNES.
Je vous entends. Vous ne voudriez pas vous montrer tout d’abord, n’est-ce pas ! Je me charge de le recevoir.
LA COMTESSE.
Prenez bien garde, au moins...
PRÉVANNES.
Soyez sans crainte ; retirez-vous un peu ici près, et rappelez-vous ce que je vous ai dit tantôt : ou vous me tiendrez pour le dernier des hommes, ou nous serons tous mariés... quand il vous plaira, si toutefois...
Il salue Marguerite.
MARGUERITE.
Je n’ai rien dit.
LA COMTESSE.
Viens, Marguerite.
PRÉVANNES.
N’allez pas trop loin, je n’ai que deux mots à lui dire.
LA COMTESSE.
Deux mots !
PRÉVANNES.
Pas davantage ; ne vous éloignez pas.
Scène XIV
PRÉVANNES, seul, puis VALBRUN
PRÉVANNES, seul.
Maintenant, Valbrun, à nous deux ! Il y a bien assez longtemps que tu m’impatientes et que tu retardes tous nos projets ; cette fois, morbleu ! je te tiens, et mort ou vif, tu te marieras.
VALBRUN.
C’est vous, Monsieur ?
PRÉVANNES.
Comme vous voyez. Ce n’est peut-être pas moi que vous cherchiez ?
VALBRUN.
Pardonnez-moi, Monsieur, c’est vous-même, et vous savez sans doute ce que j’ai à vous dire.
PRÉVANNES.
Pas encore, mais il ne tient qu’à vous...
VALBRUN.
Je vous rapporte votre chapeau.
PRÉVANNES, reprenant son chapeau.
Bien obligé, j’en étais inquiet.
VALBRUN, lui montrant sa lettre.
Cette lettre est de votre main ?
PRÉVANNES.
Oui, Monsieur.
VALBRUN.
Et vous comprenez ce qu’elle a d’outrageant pour moi.
PRÉVANNES.
Je ne pense pas qu’il y soit question de vous ?
VALBRUN.
Et vous savez aussi, je suppose, de quel nom mérite d’être appelé celui qui a osé l’écrire !
PRÉVANNES.
De quel nom ?... Le nom est au bas.
VALBRUN.
Oui, monsieur ; c’était celui d’un homme que j’ai aimé depuis mon enfance, en qui j’avais confiance entière, qui a été, en toute occasion, le confident de mes plus secrètes, de mes plus intimes pensées, et que je ne peux plus appeler maintenant que du nom de traître et de faux ami.
PRÉVANNES.
Passons, s’il vous plaît sur les qualités.
VALBRUN.
Non seulement il m’a trahi ; mais, pour le faire, il s’est servi de mon amitié même et de ma confiance.
PRÉVANNES.
Passons, de grâce.
VALBRUN.
Prétendez-vous me railler ?
PRÉVANNES.
Non, Monsieur, je vous jure.
VALBRUN.
Que répondrez-vous donc qui puisse excuser votre conduite dans cette maison ?
PRÉVANNES.
Je ne vois pas qu’elle soit mauvaise.
VALBRUN.
Sans doute... Elle vous a réussi ! Et vous êtes apparemment au-dessus de ces petites considérations de bonne foi et de délicatesse que le reste des hommes...
PRÉVANNES.
Mille pardons. Je vous ai déjà prié de passer là-dessus. Un moment de dépit peu avoir ses droits, mais il ne faut pas en abuser.
VALBRUN.
Je n’en saurais tant dire, Monsieur, que vous n’en méritiez davantage.
PRÉVANNES.
Soit, mais j’en ai entendu assez, et si vous n’avez rien à ajouter...
VALBRUN.
Ce que j’ai à ajouter est bien simple. Je vous demande raison.
PRÉVANNES.
Je refuse.
VALBRUN.
Vous refusez ?... Je ne croyais pas que, pour faire tirer l’épée à Monsieur de Prévannes, il fallait le provoquer deux fois.
PRÉVANNES.
Cent fois s’il ne veut pas la tirer.
VALBRUN.
Et quel est le prétexte de ce refus ?
PRÉVANNES.
Le prétexte ? Et quel est, s’il vous plaît, celui de votre provocation ?
VALBRUN.
Quoi ! vous m’enlevez la comtesse...
PRÉVANNES.
Est-ce que vous êtes son parent, ou son amant, ou son mari, ou seulement un de ses amis ?
VALBRUN.
Je suis... oui, je suis un de ses amis, un de ceux qui l’aiment le plus au monde, et j’ai le droit...
PRÉVANNES.
Un instant, permettez. J’ai pu faire, il est vrai, ma cour à la comtesse ; mais vous concevez que, s’il faut, à cause de cela, que je me batte avec tous ses amis...
VALBRUN.
Je suis plus qu’un ami pour elle... Je devais l’épouser...
PRÉVANNES.
Que ne l’avez-vous fait ? Qui vous en empêchait ?
VALBRUN.
Qui m’en empêchait, quand tout mon amour, toute ma foi en la parole donnée n’était pour vous qu’un sujet de raillerie ! lorsque vous me regardiez à plaisir tomber dans le piège que vous m’avez tendu ! lorsque vous abusiez, jour par jour, de ma patiente crédulité ! lorsque vous étiez là, tous deux, déjà d’accord, sans doute, tandis que moi, seul, seul avec ma souffrance, seul, si on l’est jamais quand on aime !...
PRÉVANNES.
Nous retombons dans l’avant-propos.
VALBRUN.
Édouard ! C’est toi qui m’as traité ainsi !
PRÉVANNES.
Je croyais, Monsieur, que tout à l’heure vous me donniez un autre nom.
VALBRUN.
Oui, Monsieur, vous avez raison. Vous me rappelez mes paroles, et, puisqu’il vous plaît de n’y point répondre...
PRÉVANNES.
Je ne réponds point à des paroles sans but, sans consistance et sans raison.
VALBRUN.
Sans but ! C’est vous qui refusez de vous battre.
PRÉVANNES.
Je ne refuse pas absolument. Je demande à quel titre vous me provoquez.
VALBRUN.
Eh bien ! puisqu’il en est ainsi...
PRÉVANNES.
Oui, certes, je demande encore une fois si vous êtes le frère, ou l’amant, ou le mari de la comtesse, et, si vous n’êtes rien de tout cela, je tiens pour nulles vos forfanteries. Il n’entre pas dans mes habitudes de me couper la gorge avec le premier venu.
VALBRUN.
Le premier venu, juste ciel !
PRÉVANNES.
Eh ! sans doute ; qu’êtes-vous de plus ? Un ami de la maison, d’accord ; une connaissance agréable sans doute, qu’on rencontre peut-être un peu trop souvent chez une jolie femme vive, légère, un peu perfide, j’en conviens, d’une réputation à demi voilée...
VALBRUN.
Parlez-vous ainsi de la comtesse ?
PRÉVANNES.
Pourquoi donc pas ? Sur ce point-là aussi, allez-vous encore me chercher chicane ?
VALBRUN.
Oui, morbleu ; c’est trop ! J’ai pu supporter vos froides et cruelles railleries, mais vous insultez une femme que j’estime et que vous devriez respecter, puisque vous dites que vous l’aimez ; venez, monsieur, entrons chez elle. Je n’ai pas, dites-vous, le droit de la défendre ; eh bien ! ce droit que j’ai perdu, que vous m’avez ravi, que j’avais hier, je le lui redemanderai, fût-ce pour un instant, et. elle me le rendra, je n’en doute pas. Toute perfide qu’elle est, je connais son cœur, et, malgré toutes vos trahisons, je l’ai tant aimée, qu’elle doit m’aimer encore. Je devais être son époux, je pouvais presque en porter le titre ; qu’elle me le prête un quart d’heure, me rendrez-vous raison ? Venez, monsieur, entrons ici.
Il va pour ouvrir la porte de la chambre de la comtesse.
PRÉVANNES, l’arrêtant.
Dis donc, Henri, te souviens-tu que ce malin je te comparais à un âne qui n’ose pas franchir un ruisseau ?
VALBRUN.
Qu’est-ce à dire ?
PRÉVANNES.
Eh ! le voilà, le ruisseau : c’est cette porte ; allons, pousse-la donc ! Ce n’est pas sans peine que nous y sommes parvenus.
Il pousse la porte. Entrent la comtesse et Marguerite.
Scène XV
PRÉVANNES, VALBRUN, LA COMTESSE, MARGUERITE
PRÉVANNES.
Venez, venez, perfide comtesse. Voici un galant chevalier qui réclame le titre d’époux, seulement, dit-il, pour un quart d’heure, afin d’avoir le droit de m’envoyer en terre.
VALBRUN.
Est-il possible que je me sois abusé à ce point ?
MARGUERITE.
Ah, Dieu ! j’ai eu bien peur, toujours !
PRÉVANNES.
Vous nous écoutiez donc ?
MARGUERITE.
Oui, oui.
LA COMTESSE.
J’ai de grands torts envers vous, monsieur de Valbrun. Votre ami m’a donné un méchant conseil, et je vous demande pardon de l’avoir suivi.
PRÉVANNES.
Pas si méchant, madame. Vous conviendrez du moins que je vous ai tenu parole.
À Valbrun.
Mon ami, pardonne-moi aussi, en faveur de toutes les injures que tu m’as dites.
VALBRUN.
Ah ! madame, je suis seul coupable d’avoir pu douter un instant de vous.
Il lui baise la main.
PRÉVANNES, à Marguerite.
Et nous, Margot, nous pardonnons-nous ?
MARGUERITE.
Si j’y consens, c’est par bonté d’âme.
PRÉVANNES.
Et moi ; c’est pure compassion... Allons, tâchons de nous consoler de tout le chagrin que nous nous sommes fait.