L’Impromptu de Paris (Jean GIRAUDOUX)
Pièce en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Athénée, le 4 décembre 1937.
Personnages
MADELEINE OZERAY
MARIE-HÉLÈNE DASTÉ
RAYMONE
MARTHE HERLIN
LA PETITE VÉRA
JOUVET
RENOIR
BOUQUET-ROBINEAU
BOVERIO
ADAM
BOGAR
SAINT-YSLE
LÉON, le machiniste
MARQUAIRE-MÉNAGER, l’électricien
La scène est la scène même de l’Athénée, un après-midi de répétition. En 1937.
Scène première
RENOIR, BOVERIO, MARTHE, puis LES ACTEURS
RENOIR.
Essaie du Molière. La recette est infaillible.
BOVERIO.
Je ne sais quelle mouche les pique, aujourd’hui ! L’heure de la répétition est passée de cinq minutes et ils sont tous encore à discuter dans l’escalier.
MARTHE.
Je les ai déjà sonnés trois fois.
RENOIR.
Essaie du Molière. Toutes les fois où l’on récite du Molière, sur une scène, les comédiens, où qu’ils soient dans le théâtre, l’entendent, et ils arrivent. J’en ai fait souvent l’expérience, même au Boulevard. Cela entre dans les loges. Cela bat tous les timbres.
BOVERIO.
Je crois qu’ils attendent Jouvet.
RENOIR.
Tu vas voir s’ils l’attendent, quand ils sauront que Molière est là. Tu devines quelle pièce nous prenons, n’est-ce pas, Boverio ?
BOVERIO.
Évidemment. Le début de l’Impromptu de Versailles. C’est de circonstance.
RENOIR.
Tu n’as pas comme moi l’impression, quand tu entends cet appel d’outre-tombe, que tous les comédiens du monde vont arriver, qu’ils arrivent ?
BOVERIO.
On peut toujours faire l’expérience.
MARTHE.
Nous vous donnons la réplique.
RENOIR, déclamant.
« Allons donc, Messieurs et Mesdames, vous moquez-vous avec votre longueur, et ne voulez-vous tous venir ici ? La peste soit des gens ! Holà, Monsieur de Brécourt ! »
BOVERIO, donnant la réplique.
« Quoi ? »
MARTHE.
Absent, Brécourt.
RENOIR.
« Monsieur de la Grange ! »
BOVERIO.
« Qu’est-ce ? » Il s’en fiche, Monsieur de la Grange !
RENOIR.
« Mademoiselle Béjart ? »
MARTHE.
« Hé bien ! » Elle est au cinéma, Mademoiselle Béjart.
RENOIR.
Ne t’inquiète pas. Elle vient. « Je crois que je deviendrai fou avec tous ces gens-ci. Et tête bleue, Messieurs ! Me voulez-vous faire enrager aujourd’hui. »
BOVERIO.
À part la Champmeslé, Talma, et Rachel, personne.
RENOIR.
Je les entends. « Ah, les étranges animaux à conduire que les comédiens. »
ADAM, entrant et récitant.
« Eh bien, nous voilà ! Que prétendez-vous faire ? »
RENOIR.
Félicitations pour le foulard, Adam !
CASTEL, entrant et récitant.
« Quelle est votre pensée ? »
RENOIR.
Bonjour, Castel.
DASTÉ, entrant et récitant.
« De quoi est-il question ? »
RENOIR.
Salut, Dasté. « De grâce, mettons-nous ici et puisque nous voilà tout habillés, et que le roi ne doit venir de deux heures, employons ce temps à répéter notre affaire et voir la manière dont il faut jouer les choses. »
RAYMONE, entrant et récitant.
« Le moyen de jouer ce qu’on ne sait pas ! »
RENOIR.
Tu es enrouée, Raymone ?
LA PETITE VÉRA, entrant et récitant.
« Pour moi, je vous déclare que je ne me souviens pas d’un mot de mon personnage ! »
DASTÉ.
Bravo, Véra ! Tu sais déjà Molière par cœur ?
LA PETITE VÉRA.
Je ne sais que ça. Je ne sais par cœur que Molière, Racine, Corneille, Beaumarchais et Musset, mais je les sais bien !
RAYMONE.
Madeleine essaie. Elle arrive.
Entrent également Bogar, Saint-Ysles.
RENOIR.
Et les voilà tous ! Vous êtes prêts, les enfants ? On commence !
DASTÉ, s’asseyant.
Une minute, Renoir, une minute !
RENOIR.
Tu as l’air hors de toi, Dasté. Que discutiez-vous, dans l’escalier ?
ADAM.
Nous ne discutions pas. Nous étions tous du même avis.
DASTÉ.
Tous nous en avons assez. C’est un scandale.
CASTEL.
Pourquoi ne leur dit-on pas leur fait une fois pour toutes, Renoir ?
RENOIR.
Mais à qui ? À qui en avez-vous ?
DASTÉ.
Aux ennemis du Théâtre.
RAYMONE.
Aux amis du Théâtre.
DASTÉ.
Moi si j’avais le moindre talent, si je savais écrire comme Bouquet, il y a longtemps que j’aurais mis les choses au point. Mais dès qu’il a une minute, il joue de la flûte.
LA PETITE VÉRA.
C’est son violon d’Ingres.
BOVERIO.
Cela doit l’intéresser, le public, le théâtre, puisqu’il y vient. Il faudra bien un jour qu’il apprenne enfin ce que c’est. Mais ça n’est quand même pas à nous de lui raconter notre petite histoire.
CASTEL.
Cela n’avancerait à rien.
ADAM.
Je ne nous vois pas arrêtant la représentation et venant à la rampe lui dire : Mon pauvre public, les auteurs te négligent, les critiques t’aveuglent, les directeurs te méprisent ! Tu n’as qu’un vrai ami, le comédien !
SAINT-YSLES.
Cela paraîtrait prétentieux.
DASTÉ.
Avec leurs histoires de mise en scène, par exemple, on te fait prendre des vessies pour des lanternes. Tu n’y comprends plus rien !
ADAM.
Nous la connaissons, la mise en scène ! C’est si simple ! C’est une pièce où tout est résonance pour notre voix, une scène où tout est solide et facile pour nos pieds.
CASTEL.
La mise en scène, c’est bâtir pour la pièce une assise de béton comme pour un obusier. Et en avant le tir !
RENOIR.
Dites-moi, mes petits amis, vous ne croyez pas que si nous répétions, bien sagement, bien tranquillement, ce serait une petite réponse aussi ?
ADAM.
Et leur réalisme ! Et leur populisme ! Tu nous vois recommençant le théâtre libre !
DASTÉ.
C’était joli, le théâtre libre ! On disait il est cinq heures, et il y avait une vraie pendule qui sonnait cinq heures. La liberté d’une pendule, ça n’est quand même pas ça !
RAYMONE.
Si la pendule sonne 102 heures, ça commence à être du théâtre.
RENOIR.
À huit ans on a mené mon père au Gymnase. Il y avait sur la scène un vrai piano. Il a hurlé de déception et on a dû le sortir du théâtre. Il n’y est jamais retourné.
LA PETITE VÉRA.
C’est d’une simplicité enfantine, le théâtre, c’est d’être réel dans l’irréel. Moi je veux bien le leur dire, ce soir, si vous voulez.
RENOIR.
Toi, tu vas prendre ta scène avec Andromaque... Silence, les enfants... Où t’en vas-tu, Adam ?
ADAM.
À côté. Il vente ici.
RAYMONE.
Puisque tu crains les courants d’air, pourquoi as-tu fait du théâtre !
ADAM.
Au dehors, le calme plat. Le consommateur à la terrasse qui va téléphoner peut oublier une feuille de papier à cigarettes sur sa soucoupe, il la retrouve à son retour. Ici, on se croirait sur des vergues, au large d’Ouessant.
RAYMONE.
Viens dans la salle avec moi.
ADAM.
Tu penses. Dans la salle, il n’y a que le fauteuil 88 où l’on ne soit pas éventé, et Barrot naturellement y installe le pupitre de répétition
RENOIR.
Dasté et Véra, commencez.
DASTÉ.
Et toutes ces questions qu’on leur jette dans les jambes, de la question des ouvreuses à la question des scènes tournantes en passant par celle des théâtres subventionnés et du cyclorama, comment voulez-vous que les pauvres diables s’y reconnaissent ? On brouille la vase pour prendre le poisson.
ADAM.
Ma chère Dasté, ton indignation me paraît généreuse, mais tu ne la trouves pas un peu confuse ?
DASTÉ.
Sûrement elle est confuse ! C’est bien pour cela que je serais reconnaissante à celui qui la clarifierait. Tous ces malaises, tous ces sophismes, tous ces égoïsmes qui nous gâtent notre métier, qui remplissent d’équivoque les rapports du public avec le théâtre, tu crois qu’il ne mériterait pas d’être embrassé celui qui les liquiderait une fois pour toutes ?
LA PETITE VÉRA.
Moi, je l’embrasserai très bien aussi.
CASTEL.
Moi aussi.
BOGAR.
Il doit bien y avoir pourtant un truc pour dire leur vérité aux gens !
RENOIR.
Il y en a un. Ou plutôt, il y en avait un. Et incomparable.
ADAM.
La lettre anonyme ?
RENOIR.
Non, son contraire, le Théâtre.
MARTHE, revenant.
Monsieur Jouvet fait dire qu’on commence sans lui. Excepté toi, Raymone. Va le voir. Il veut te badigeonner la gorge avant que tu dises un mot... Et que vous n’insistiez pas comme vous faisiez sur le mot cul de singe... Et que si l’huissier de Monsieur Deval veut entrer de force, on lui casse la figure.
ADAM.
Nous ne sommes pas d’humeur aujourd’hui à ne pas insister sur le mot cul de singe.
LA PETITE VÉRA qui s’interrompt soudain, horrifiée.
Et d’ailleurs, je ne répète pas. Il y a quelqu’un dans la salle.
RENOIR.
Où cela ?
DASTÉ.
Là-bas. Qui entre.
Tumulte chez les comédiens.
RENOIR.
Qui êtes-vous, Monsieur ?
ADAM.
Fermez votre porte, au moins !
BOGAR.
Le voilà qui vient par ici.
RENOIR.
Que faites-vous là, Monsieur ?
ADAM.
Quel toupet ! Il entre par les coulisses.
RENOIR.
Prenez garde, Monsieur ! Cours le diriger, Castel, il va tomber dans le puits d’Électre.
Bruit de chute.
CASTEL.
C’est fait.
RENOIR.
Éclaire, Marthe. Il va se cogner contre la poutre du Château de Cartes.
Bruit sourd.
MARTHE.
Trop tard.
ADAM.
On n’entend plus rien. Il est mort.
LA PETITE VÉRA.
Si c’est l’huissier, tant mieux. Au son, c’était bien une fracture du crâne.
RENOIR.
Vous êtes mort, Monsieur ?
Sons indistincts.
Que dit-il ?
ADAM.
Je crois qu’il dit qu’il vit.
LA PETITE VÉRA.
Le voilà.
Scène II
LES COMÉDIENS, ROBINEAU en jaquette et haut de forme
ROBINEAU.
Mesdames, mes hommages ! Mes excuses, Messieurs !
RENOIR.
Il faut sortir, Monsieur.
ROBINEAU.
Monsieur Jouvet, n’est-ce pas ? En dépit de ces lunettes j’ai des visages une mémoire infaillible.
RENOIR.
Non. Monsieur Renoir. Je déplore vos accidents, Monsieur, mais la règle...
ROBINEAU.
Moi, j’en suis ravi, Monsieur. C’eût été pour moi une désillusion de parvenir sans aventures jusqu’à cette scène que je révère.
RENOIR.
Alors je m’en félicite aussi, Monsieur, mais la règle...
ROBINEAU.
Il me plaît, Monsieur, de savoir que ce domaine enchanté a des trappes pour le défendre, des pièges à loup pour l’isoler, des béliers pour assommer l’importun... sans toutefois réussir à l’écarter.
RENOIR.
En effet, Monsieur.
ROBINEAU.
Jusqu’ici, des ailes m’y portaient. Car je suis un de vos fidèles... Ou des anges gardiens, sous la figure de vos délicieuses ouvreuses ! Mais combien je préfère, fut-ce au dam de mon front et de ma hanche, cette marche au Saint-Graal qui m’amène à fouler ce parquet sacré... Car c’est du parquet n’est-ce pas ?
ADAM.
Oui, des planches, Monsieur. Ce sont les planches.
ROBINEAU.
Les planches ! Nom merveilleux. Le dernier sol en France où viennent se poser encore du ciel antique les sandales, les cothurnes, les socques. Que sont les champs d’aviation à côté de ce terrain d’atterrissage ! Je peux les toucher, Monsieur. J’en ai bien le droit puisque je viens de les baiser... On dirait le plancher d’un navire... D’ailleurs, de toute cette scène on dirait un navire ! Est-ce vrai que vous engagez d’anciens gabiers pour manœuvrer là-haut dans ces haubans ?... D’un navire amarré au quai de la réalité et de la ville, et quand vous jouez, vous retirez cette échelle, l’échelle, vous levez l’ancre, Monsieur, et vous cinglez !
RENOIR.
Nous cinglons, oui. Monsieur, mais sans passager clandestin. Que voulez-vous ?
ROBINEAU.
Je veux voir Monsieur Jouvet.
MARTHE.
Vous avez rendez-vous ?
ROBINEAU.
Il se trouve que les fonctions dont je suis actuellement revêtu me permettent de me présenter sans rendez-vous.
ADAM.
Vous êtes l’huissier du propriétaire ?
ROBINEAU.
L’huissier du propriétaire ? Au contraire, Monsieur, au contraire ! Il se peut que j’apporte à Monsieur Jouvet des millions.
DASTÉ.
C’est un fou.
LA PETITE VÉRA.
Ils sont là, dans cette serviette ?
ROBINEAU.
Ils y sont et ils n’y sont pas. Cela dépendra de Monsieur Jouvet, Mademoiselle... Mademoiselle Ozeray, n’est-ce pas ? Vous avez la même jeunesse à la ville qu’à la scène, Mademoiselle.
LA PETITE VÉRA.
Je suis Véra, Monsieur, et j’ai douze ans.
ROBINEAU.
Douze ans ! L’âge de Juliette trois ans avant qu’elle en eût quinze ! Soyez félicitée, Mademoiselle Véra ! On ne saurait trop féliciter les personnes de douze ans.
RENOIR.
Vous nous excusez, Monsieur ? Nous répétons.
ROBINEAU.
Je vous en prie. Je ne dirai mot.
Il s’accroche à un des rosiers de l’École des Femmes.
C’est un des rosiers de l’École des femmes, n’est-ce pas ? Charmant accessoire. Et bien choisi !... Je suis sûr que Molière aimait les fleurs simples, et qui sentent bon.
LA PETITE VÉRA.
Ce n’est pas comme Baudelaire.
ROBINEAU.
Déjà vous connaissez Baudelaire, mon enfant ! Peut-on vous demander ce que vous comptez faire dans la vie ?
DASTÉ.
Je t’attends, Véra !
VÉRA.
Papa voudrait que je sois Réjane et maman que je passe mon bachot. Qu’est-ce qui vaut le mieux ?
ROBINEAU.
Oh ! c’est très différent. Si vous êtes Réjane, vous serez connue du monde entier, vous ferez pleurer mille personnes à la fois, vous vous promènerez au bois tirée par des mules blanches, et les rois vous écriront.
RAYMONE.
Ce qui est agréable, ma petite Véra, c’est faire pleurer une seule personne. Mais la faire bien pleurer... Une personne qu’on aime bien...
LA PETITE VÉRA.
Et si je passe mon bachot ?
DASTÉ.
Véra !
VÉRA.
Je viens !
ROBINEAU.
Si vous passez votre bachot ? Vous serez savante. Vous saurez que l’estomac ressemble à une vieille chaussette et pourquoi on a guillotiné Louis XVI. Vous saurez gagner les guerres. Le général Joffre était bachelier. Vous saurez écrire des livres. Nos plus grands écrivains André Gide, Claudel, sont des bacheliers.
LA PETITE VÉRA.
Je confonds toujours cuissot de chevreuil et cuisseau de veau.
ROBINEAU.
Justement. Eux jamais.
ADAM.
Voilà Jouvet !
Scène III
LES MÊMES, ROBINEAU, JOUVET
JOUVET.
Bonjour, les enfants... Tu es là Léon ?
LÉON.
Oui, Monsieur Jouvet.
ROBINEAU.
Monsieur, je vous salue bien.
JOUVET.
Serviteur, Monsieur... Thérèse va me chercher la lotion pour badigeonner Raymone.
ROBINEAU, s’approchant.
On m’a fait monter sur la scène.
JOUVET.
On a eu tort, Monsieur... Tu as fini ta plantation, mon petit Léon ?
LÉON.
J’ai tout fini. Nous avons passé la nuit. Dix colonnes de douze mètres à la cour, et l’arc de triomphe au jardin.
JOUVET.
Bravo ! Bravo ! Mais j’ai réfléchi. Je crois qu’il faut les colonnes au jardin et l’arc à la cour. D’ailleurs, les arcs de triomphe ne me disent rien le matin. Tu vas me faire une pyramide. Mais de taille. Une vraie. Castel qui a été en Égypte te donnera les dimensions.
LÉON.
Parfait, Ça fera la nuit prochaine... Le tampon pour faire monter Iris est terminé, Monsieur Jouvet. Ça n’a pas été commode. Il a fallu scier les deux planchers et mettre un pilier de soutènement. Mais il va...
JOUVET.
Bravo ! Bravo ! Mais je crois que nous allons la faire venir du ciel. C’est beaucoup plus régulier pour Iris. Tu vas me monter une gloire, une belle, avec des roulements à billes. En avant pour la gloire, Léon !
LÉON.
Entendu.
Jouvet bouscule sans le vouloir Robineau.
ROBINEAU.
Dois-je me déranger Monsieur ?
JOUVET.
Oui, Monsieur... Tu peux me donner tes casseroles neuves, Marquaire ?
MARQUAIRE.
Juste une minute, Monsieur Jouvet.
JOUVET.
Tu as les recettes des autres matinées, Marthe ?
MARTHE, présentant les listes de recettes.
Aussi mauvaises que la nôtre, et pourtant il pleuvait.
JOUVET.
Oh ! la pluie ne suffit pas. C’est très délicat, les matinées d’été du dimanche. C’est autrement compliqué que la mayonnaise.
BOGAR.
Il faut qu’il pleuve toute la journée.
JOUVET.
Tu es sans nuances. Il faut d’abord qu’au réveil le temps soit gris. Les humains sont idiots. S’ils ont le soleil dans l’œil le dimanche matin en ouvrant leur fenêtre, l’idée ne leur vient pas une minute qu’ils peuvent avoir la pluie à deux heures, quand ils seront en rase campagne, l’orage à trois, à quatre la foudre sur l’arbre qui les abrite, à cinq l’incendie de la meule qu’ils ont pu gagner en massacrant dans la pluie robes et souliers. Non. Ce sont des mules. Nous leur offrons ici un lieu où ils ne risquent ni les pieds gelés, ni la mort par immersion ou décharge électrique, ni la poursuite du taureau, ni l’invasion des aoutas... Ah ! Marthe, je te signale qu’il y a une puce dans la salle, j’ai eu des plaintes... En vain ! parce que le soleil leur a léché l’œil au réveil, ils braveront tous ces dangers. Le seul recours est l’averse de onze heures cinq, à l’heure où le père de famille va sortir la voiture. S’il n’a pas mis de chapeau pour faire le jeune homme et s’il prend tout, je t’assure que ça lui fait passer l’envie d’aller voir le Petit Morin ou les vestiges druidiques du pays de Bièvre.
RENOIR.
Pas du tout. Le ciel dégagé à une heure et ils filent.
JOUVET.
C’est bien pour cela qu’une averse aux environs d’une heure dix est aussi absolument nécessaire.
ADAM.
On ne peut vraiment pas réclamer que tous les dimanches soient mauvais !
JOUVET.
Je ne demande pas que le dimanche soit mauvais ! Je demande l’averse de onze heures cinq et le retour d’averse de une heure dix ! On ne peut vraiment pas demander moins !... Après, que le soleil éclate, que le thermomètre pète, que les chiens rôtissent à l’ombre, je m’en moque ; mes gens sont bouclés !
MARQUAIRE.
Les casseroles sont prêtes, Monsieur Jouvet.
JOUVET.
Donne-moi la bleue... Ça ne vous fait rien, Monsieur, d’être coloré en bleu une seconde ?
Les projecteurs sont tous dirigés sur M. Robineau.
ROBINEAU.
Très flatté.
JOUVET.
La rouge, Marquaire.
ADAM.
C’est plus chaud, n’est-ce pas ?
ROBINEAU.
Un initié pourrait noter la différence.
JOUVET.
Donne la jaune, Marquaire. On va voir comment la jaune va à Monsieur.
ADAM.
Vous êtes ravissant, Monsieur. De toute évidence, votre couleur, c’est le jaune.
ROBINEAU.
C’est la couleur de l’Université, à laquelle j’ai eu l’honneur d’appartenir.
JOUVET.
Un peu de mercure, maintenant, pour décomposer complètement Monsieur. Et maintenant, Monsieur, que nous vous connaissons sous tous vos visages, disparaissez !
ROBINEAU.
Monsieur Jouvet...
JOUVET.
Dites à ceux qui vous envoient que nous nous moquons d’eux.
ROBINEAU.
Monsieur Jouvet...
JOUVET.
Que le théâtre est aux comédiens, et non aux exploiteurs.
ROBINEAU.
Vous vous trompez, Monsieur Jouvet...
JOUVET.
Je ne me trompe jamais. Que le dernier des bateleurs est un modèle d’humanité à côté de l’espèce dont vous nous fournissez un si triste exemplaire.
ROBINEAU.
Vous confondez, Monsieur Jouvet...
JOUVET.
Je ne confonds jamais. Et dites à celui de qui vous tenez votre mandat...
ROBINEAU.
Mais il n’y a pas de celui, Monsieur Jouvet. Il y a celle ! Il y a la République !
DASTÉ.
Je l’ai dit ! C’est un fou.
ROBINEAU.
Jamais je n’aurais osé franchir les barrières du Théâtre si je n’avais été envoyé par la République. Je suis Jules Robineau, Monsieur Jouvet, l’ancien professeur de grammaire, le député, le chef de groupe !
ADAM.
Donne une casserole bleu, blanc, rouge, Marquaire !
ROBINEAU.
Ce matin en commission, la Chambre m’a désigné à l’unanimité pour son commissaire au budget des théâtres.
JOUVET.
Je vous félicite.
ROBINEAU.
Comme une plus-value soudaine des impôts a libéré une somme consignée fort importante, j’ai eu l’idée de proposer à la Chambre qu’on l’affectât tout entière à l’art théâtral... Cette somme est de cent millions.
JOUVET.
Asseyez-vous donc.
ROBINEAU.
Puis, réfléchissant que j’étais un profane, je me suis dit que je n’avais qu’un recours. Va voir Jouvet ! me suis-je dit, utilisant le monologue invocatif dans mon premier instinct théâtral. Son accueil est assuré aux inconnus.
JOUVET.
En effet. Vous venez de le voir.
ROBINEAU.
Et puisque ton rapport doit être prêt demain, demande-lui de t’expliquer en un quart d’heure le théâtre, ses secrets, ses gloires et ses plaies.
RENOIR.
En un quart d’heure ?
ROBINEAU.
Je sais. Je sais que je suis ridicule. Je suis comme Madame de Staël qui, à Weimar, demanda à Fichte, dans une embrasure de fenêtre, de lui expliquer le système philosophique qu’il avait mis quarante ans à construire, et, au bout de deux minutes, l’arrêta, ayant tout compris.
JOUVET.
Non ! Non ! On peut dire beaucoup de choses en un quart d’heure ! Restez, les enfants... Pour cette scène, le meilleur décor c’est sûrement les comédiens. Faites une petite répétition à l’italienne, là, au jardin. Et aussi répondez vous-mêmes, quand je serai coi... Nous vous écoutons, Monsieur.
ROBINEAU.
Monsieur Jouvet, comme à la plupart des Français, mes lumières sur le théâtre me viennent des critiques dramatiques. Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que nous nous étendions d’abord sur les critiques ?
JOUVET.
J’allais vous en prier.
ROBINEAU.
De ceux-là en tout cas, vous n’avez pas à vous plaindre ?
JOUVET.
Non. Ce sont des anges.
ROBINEAU.
Tout le monde sait qu’ils vous adorent.
JOUVET.
Certains m’embrassent jusqu’à l’étranglement.
ROBINEAU.
Vous ne nierez pas qu’ils vous soutiennent sans défaillance ?
JOUVET.
Ils vont jusqu’à faire l’appoint de mon compte en banque, aux fins de mois.
ROBINEAU.
Que racontez-vous là !
JOUVET.
Un rêve que j’ai fait. Un rêve. Un jour de fin de mois, quand les autres directeurs mes amis et moi-même courions dans l’angoisse les mécènes vrais ou faux, quémandant l’aumône pour payer une avance à nos comédiens, j’ai rêvé que nous n’avions qu’à passer à la banque, les critiques avaient payé notre passif.
ADAM.
Les braves gens !
JOUVET.
Je m’en étonnais même en rêve. Je me disais : Comment les critiques qui ont des charges, qui viennent au théâtre toujours magnifiquement habillés et gantés de blanc pour donner son lustre au spectacle, qui achètent sans arrêt les éditions du théâtre classique et moderne, antique et étranger, qui saisissent la première occasion venue d’offrir en prix aux écoles ou au Conservatoire le Théâtre dans un fauteuil ou le Paradoxe sur le Comédien, qui assurent par leur souscription la vie sans heurt des entreprises dramatiques désintéressées, Chimère, Sorbonne, ou Petite Scène, qui reçoivent splendidement, dans des fêtes dont les hôtes gardent une mémoire éternelle, les acteurs et les critiques théâtraux étrangers de passage à Paris, bref qui remplissent strictement leur mission de critique dramatique, peuvent-ils encore trouver dans leur bourse de quoi solder mes déficits !
ROBINEAU.
En effet, comment !
JOUVET.
D’autant, continuais-je à raisonner dans mon sommeil, qu’ils n’y sont pas vraiment forcés. Évidemment, ils sont quelque peu responsables. Si la scène française pendant des décades a été un asile de marionnettes et de poncifs, si le langage dramatique n’a pas dépassé le patois, si le théâtre français a été gravement atteint dans sa noblesse qui est le verbe, et dans son honneur, qui est la vérité, ils en sont évidemment les premiers responsables. La corporation qui a fait de Bataille un millionnaire et de Becque un raté, qui délire au « Mot de Cambronne », et qui bâille à Claudel doit évidemment se sentir parfois au cœur une dette lancinante envers le théâtre. Mais de là à prendre sur leurs appointements pour payer mes déficits, il y a loin !
ROBINEAU.
En effet, cela ne se fait dans aucune branche.
RENOIR.
Nos critiques d’art, auxquels nous devons le Grand Palais et les statues de nos maréchaux, n’ont jamais payé la moindre indemnité aux frères Perret et à Maillol.
ROBINEAU.
Mais alors, pourquoi ? Ils vous l’ont dit, dans votre rêve ?
JOUVET.
Ils me l’ont dit.
ROBINEAU.
Vous me voyez pantelant.
JOUVET.
Ils m’ont dit : mon cher Jouvet, critique et justice sont sœurs. Critiques nous sommes, justes nous serons. Si la critique française est présentement ce qu’elle est, réputée, appréciée, cravatée, c’est que Copeau, Dullin, Pitoëff, Rocher, Baty et vous, avez retiré le théâtre français de l’ornière. Non, non, ne protestez pas ; m’ont-ils dit ! Les plumes de ces oiseaux parleurs que sont les critiques ne prennent leur éclat que si le ciel théâtral est somptueux, le climat intense. Que les pièces bonnes choient ou prospèrent, cela est question secondaire, et peu importe à la critique, pourvu qu’il y en ait. Car ne croyez pas que leur chute nous nuise. Notre armée est toute spéciale. Alors qu’un général français fronce le nez si l’on parle de Waterloo ou d’Azincourt, nous critiques, au contraire, sourions flattés au nom de Phèdre, de l’Arlésienne, de la Parisienne. L’éclat des défaites que nous provoquons, pourvu qu’elles soient injustes, nous ensoleille nous-mêmes. Cela est si vrai que la mémoire des siècles ne garde que le nom des bonnes pièces et le nom des mauvais critiques, de l’École des Femmes et de Boursault, de Chatterton et de Gustave Planche, alors que le nom des mauvaises pièces et des bons critiques disparaît toujours pour l’éternité. Ne comptez donc pas que nous attendions notre gloire de vos seuls succès, et que systématiquement nous approuverons ce que vous faites. Forts d’ailleurs de l’assurance que le mal que nous pourrons dire de vos bonnes pièces sera toujours largement compensé par le bien que nous dirons de vos mauvaises, nous continuerons à traiter sur pied d’égalité vos scènes et celles de vos confrères moins désintéressés. C’est un droit qu’à la porte nous acquérons gratis. Mais nous ne voulons pas que vous pâtissiez de vos efforts avortés, et comme nous savons que vous les avez faits de bonne foi, comme nous savons que même s’ils sont prématurés, ou informes, ou démesurés, ils finiront par être portés à la masse du théâtre et à lui profiter, à nous profiter, nous avons décidé en assemblée solennelle que nous nous cotiserions pour éviter votre ruine. Nous vous devons bien cela.
ROBINEAU.
Mais enfin, ce seraient des charges énormes !
RENOIR.
Rien que pour Tripes d’Or et pour Judith ils en auraient pour trois cent mille francs.
ADAM.
On aime le théâtre ou on ne l’aime pas. Eux l’aiment.
JOUVET.
Voilà ce qu’ils m’ont dit : je me suis réveillé.
ROBINEAU.
Votre rêve sent l’amertume, Monsieur Jouvet ! Y aurait-il vraiment une querelle entre les critiques et vous ?
JOUVET.
Entre les critiques et moi, pas la moindre. Entre le théâtre et les critiques, peut-être.
ROBINEAU.
Elle est grave ?
JOUVET.
Je ne vois pas plus grave pour le pays, y compris les lotissements et les dévaluations. Elle mène d’ailleurs au même péril.
ROBINEAU.
Auquel ?
JOUVET.
À l’avilissement.
ROBINEAU.
Du théâtre ?
JOUVET.
Du théâtre. C’est-à-dire de l’imagination, du langage. C’est-à-dire du pays.
ROBINEAU.
Que vos ennemis déclarés soient les critiques, les bras m’en tombent !
JOUVET.
Distinguons, Monsieur Robineau, distinguons ! Je compte deux sortes de critiques. Il y a d’abord ceux qui pensent sur le théâtre tout ce que je pense moi-même. Ce sont mes amis, mes frères. Ce sont les bons critiques.
ROBINEAU.
Et il y a ceux qui ne pensent pas comme vous ?
JOUVET.
Oui. Ce sont les mauvais critiques.
ROBINEAU.
Je croyais la corporation des critiques tellement honorable dans son ensemble !
JOUVET.
Elle l’est. C’est bien là le désastre. Elle est cultivée, sensible, honnête. Le mal fait au théâtre l’est par une élite cultivée, sensible, honnête. Comme la plupart du mal fait à la France, d’ailleurs. La France meurt de ces cénacles cultivés, sensibles et honnêtes, qui refusent Claudel à l’Académie, laissent Renault installer ses usines dans les îles de Meudon, ou s’occupent à accumuler l’équivoque entre le pays et ses vrais maîtres, qu’ils soient les architectes, les instituteurs, ou les prêtres.
ROBINEAU.
Mais comment se fait-il que les critiques n’aiment pas le théâtre ?
JOUVET.
Ils l’adorent. Ils lui sacrifient leurs veilles, leurs repas familiaux. Ils se rendent au théâtre malgré rhumes et rhumatismes, sous la pluie, la foudre, et la grêle. Le soir de la Générale, se frayant dignement son chemin à travers une foule agressive, bruyante, voyante, bornée, une cohorte de cinquante écrivains calmes, généreux, impartiaux, combles de vraie culture, d’allégresse poétique, de divination, passe les portes : c’est la critique qui entre.
ROBINEAU.
Que j’aime vous voir impartial !
JOUVET.
Attendez. Et la soirée s’achève. Et c’est un succès. Et la foule s’écoule lentement, distraitement, émue, atteinte, frémissante, à nouveau toute neuve, et soudain la bouscule, se ruant vers le vestiaire et la sortie, une cohorte de cinquante écrivains harassés, assommés, redevenus podagres, grommelants, sans opinion, sans goût, déroutés, haineux, certains même barbus : c’est la critique qui sort.
ROBINEAU.
Quelle que soit la pièce ?
ADAM.
Il paraît que des pièces où une femme blanche accouche d’un petit nègre, ils sortent jubilants.
ROBINEAU.
Que s’est-il donc passé ? Que leur a-t-il manqué ?
BOGAR.
Ce dont l’auteur était plein, Monsieur Robineau. Ce dont les comédiens étaient débordants. Ce qui là-haut agitait l’étudiant et même l’hirondelle sur leur strapontin de galerie, ce qui collait les ouvreuses aux fentes des baignoires pour entendre et voir un peu de la nouvelle pièce : l’amour.
ROBINEAU.
Vous dites qu’ils l’avaient en entrant !
JOUVET.
Je ne parle pas de l’amour du théâtre. Je parle de l’amour. L’amour des hommes, des animaux, des plantes. Si tout ce public, les lumières baissées, est maintenant fondu et recueilli dans l’ombre, c’est pour se perdre, pour se donner, pour s’abandonner. Il se laisse remettre en jeu dans l’émotion universelle. Il sent soudain le sourire à un centimètre de ses lèvres, les larmes de ses yeux, l’angoisse de son cœur. Bref, il aime. Mais il n’aime plus égoïstement, étroitement. Immobile, alangui, il aime comme Dieu peut aimer, quand il lui est donné de suivre par un trou soudain ouvert dans les nuages, le jeu de quelques misérables ou magnifiques créatures. Un dieu paralysé, impuissant, autres ressemblances peut-être avec le vrai, mais qui se sent comme celui-là plein de pitié et de reconnaissance pour ces êtres fraternels ou filiaux qui veulent bien ce soir souffrir, vivre et mourir à sa place. C’est une heure d’éternité, l’heure théâtrale ! Eux, au contraire, le rideau levé, ils se sont raidis, isolés, par conscience, par une défiance d’eux-mêmes qui est devenue une défiance du spectacle ; ils se sont cru des jurés chargés de condamner ou d’absoudre ; ils se trouvent non devant un auteur, non devant des personnages, mais devant une pièce qu’ils ont mission de peser et d’auner, et qui se cogne, haletante, à leur cerveau gonflé de chefs-d’œuvre. Cygne de Coufontaine est pourtant toute prête à vivre ce soir pour Georges Le Cardonnel, Électre à se donner à André Bellessort. Ils ne le leur permettent pas. Jaloux au compte de Racine, méticuleux au compte de Molière, dédaigneux au compte de Musset, ils ne puisent dans ces sources de lumière et de bonté que la myopie et la hargne, et, à mesure que du spectacle une nouvelle vérité, ou une gaieté nouvelle, ou un nouvel honneur s’élève, ou une nouvelle angoisse qui donne la chair de poule même aux cariatides de stuc, eux, qui étaient à l’entrée les plus aptes à aider à cette naissance, ils sont à la sortie les seuls à ne pas la comprendre.
BOVERIO.
Tu as raison, Jouvet. Le mal vient de ce qu’ils croient qu’il y a des pièces, alors qu’il n’y a que des auteurs.
RENOIR.
Il faut dire aussi qu’il est à plaindre, le critique ! C’est un locataire ambulant. Chaque soir on l’expulse d’un appartement nouveau, avant même qu’il ait pu repérer où se trouve l’eau et le gaz, si bien qu’il finit, plein d’appréhension pour les palais, leur luxe compliqué, leur personnel nouveau, ou les villas modernes, par se plaire seulement dans de petites demeures sans histoire, où fonctionnent les robinets courants d’esprit et de sensiblerie et où l’on se tire très bien d’affaire avec une femme de ménage. Chaque fois que j’aperçois dans la banlieue un pavillon qui s’appelle « Mon rêve » ou « Ça me suffit », je le salue. C’est la maison de la critique.
ROBINEAU.
Voyons, Monsieur Jouvet, les critiques ont fait tellement pour vous, tellement pour vos auteurs !
JOUVET.
Mais oui, mais oui ! Ils ont fait énormément pour le bon théâtre. Mais ils n’ont pas assez fait contre le mauvais.
ROBINEAU.
Faudrait-il donc prétendre que c’est moins par le bien qu’ils disent de vous que par le mal qu’ils pourraient dire des autres que vous vous sentiriez le mieux loué ?
JOUVET.
Si vous le voulez, oui.
ROBINEAU.
Vous ne réfléchissez pas qu’ils ont à faire la part du public.
JOUVET.
Vous dites ?
ROBINEAU.
Je dis que notre public, hélas, est facile, qu’il aime la facilité.
JOUVET.
Voilà que vous parlez comme eux. Vous êtes allé à Orange, Monsieur Robineau ?
ROBINEAU.
À Orange ?
JOUVET.
À Orange. À Bussang. À Saintes. Vous avez vu un public de paysans, de vignerons, de petits boutiquiers suivre les Érynnies ou Horace ?
ROBINEAU.
C’est à Orange. C’est à Saintes.
JOUVET.
Je vois. Vous pensez que le ciel ouvert redonne à un auditoire sa noblesse originelle et que sous des plafonds le Français retombe à la vulgarité ?
ROBINEAU.
Je pense que ce sont là des enceintes privilégiées autour desquelles la ferveur a entretenu le respect du théâtre.
JOUVET.
Vous ne voyez pas le moyen de faire de tous les théâtres dignes de ce nom ces sortes d’enceintes privilégiées ? Nous, nous en connaissons un.
ROBINEAU.
Que les spectateurs entrent respectueux au théâtre ?
JOUVET.
Non. Que les directeurs soient respectueux envers les spectateurs.
ROBINEAU.
Que leurs ouvreuses soient muettes dans les couloirs, leurs fauteuils profonds, leurs vestiaires accessibles aux classes de moyenne aisance ?
JOUVET.
Qu’ils offrent au spectateur des pièces écrites en français.
ROBINEAU.
Ah ! je saisis enfin. Vous défendez contre les critiques la cause du théâtre littéraire !
Murmures chez les acteurs.
JOUVET.
Malheureux ! N’employez pas ce mot !
ROBINEAU.
Qu’ai-je dit de si effroyable ?
JOUVET.
Au secours, les amis !
RENOIR.
Cher Monsieur Robineau, si à Paris le public a risqué de perdre la notion du théâtre, c’est-à-dire du plus grand des arts, c’est qu’un certain nombre d’hommes de théâtre ont prétendu ne faire appel qu’à sa facilité, et par suite à sa bassesse. Il s’agissait de plaire, par les moyens les plus communs et les plus vils. Comme la langue française, parlée et écrite correctement, résiste d’elle-même à ce chantage, et n’obéit qu’à ceux qu’elle estime, c’est contre elle qu’a été menée l’offensive, et c’est alors qu’on a trouvé pour les pièces où elle n’était ni insultée ni avachie un qualificatif qui équivalait, paraît-il, aux pires injures, celui de pièces littéraires.
BOVERIO.
Très vrai. Si dans votre œuvre vos personnages évitent cet aveulissement du mot et du style, s’ils n’ont pas trop, pour expliquer leur pensée de toutes les nuances de notre grammaire et de notre langage, si dans leur bouche il y a des subjonctifs, des futurs conditionnels, des temps, des genres, c’est-à-dire en somme s’ils ont de la courtoisie, de la volonté, de la délicatesse, s’ils utilisent le monologue, le récit, la prosopopée, l’invocation, c’est-à-dire s’ils sont inspirés, s’ils voient, s’ils croient, vous vous entendez dire aussitôt, avec politesse, mais avec quel mépris, que vous êtes non un homme de théâtre, mais un littérateur !
BOGAR.
Vous avez beau lâcher sur la scène la terreur, la fatalité, les Érynnies, une vraie terreur, de vraies Érynnies : du fait qu’elles font leurs accords de participe, on vous dira que vous vous complaisez à des jeux d’esprit, à des subtilités de vocabulaire.
ADAM.
Vous avez beau, par la voix d’un jardinier, et une voix magnifique, la mienne, illuminer de la lumière la plus éclatante le chagrin de la solitude, de l’abandon, vous saurez, du fait qu’il monologue, que sa tirade est un tunnel. Bref vous apprenez, pour votre gouverne, que si tous les domaines de l’activité en France, la banque, la Marine marchande, la coulisse, la mode, sont ouverts à la littérature, il en est au moins un dont l’entrée lui est interdite, le théâtre.
DASTÉ.
Que des directeurs aient cette conviction, cela peut encore s’expliquer. Ils administrent une entreprise, ils ont à la mener au succès et non au déficit, la parcimonie de l’État leur interdit d’être des éducateurs, des vestales de style, ou des philanthropes. Mais que certains critiques croient que la garde de notre langue soit réservée au théâtre français, qu’écrivains eux-mêmes, ils se congèlent ou s’irritent devant une pièce écrite et non parlée, et, avant d’entamer contre l’auteur un procès, dans lequel d’ailleurs ils peuvent avoir raison, ils ne prennent pas le soin d’indiquer aux lecteurs à quelle altitude se livre le tournoi, c’est ce qui est moins admissible, et lorsque, vaguement conscients de leur faute, ils vous disent pour s’excuser : quelle pièce ennuyeuse, mais que nous aurons de plaisir à la lire ! ils sont eux-mêmes leurs propres juges, car cette phrase donne aux applaudissements qu’ils prodiguèrent la veille à une autre pièce son véritable sens : Quelle pièce admirable ! Que nous aurons de plaisir à ne pas la lire !
ROBINEAU.
J’entends bien, mais...
BOVERIO.
Voulez-vous me dire ce que serait le comédien, Monsieur, s’il avait un autre honneur que celui de la langue et du style ? Lui qui doit prononcer les mots les plus stupides et les plus gros, où serait son métier, s’il n’avait à dire aussi les plus nobles ? Où trouver la récompense et la raison de ces mimiques, de ces toux, de ces bégaiements sous lesquels il cacha cent soirs l’indigence d’un texte, sinon dans le rôle qui lui rend les modulations, les amplitudes, les silences du vrai langage, et où il n’a plus qu’à être la statue à peine animée de la parole ! Quel soufflet banal chez nous que les poumons d’un acteur, s’ils n’aspirent et n’expirent pas selon le rythme de Racine !
ROBINEAU.
J’entends bien. Mais ne croyez-vous pas que les critiques croient protéger ainsi un droit essentiel : le droit qu’a le public de comprendre ?
CASTEL.
Quand il ne comprend pas, qu’ils expliquent ! Ce pourrait être là leur mission.
JOUVET.
De comprendre ? Le mot comprendre n’existe pas au théâtre. Tu le comprends, le mot comprendre, toi Renoir ? Barrot, va donc voir où est passée Raymone. Elle avait des amygdales comme des figues.
RENOIR.
C’est avec ce mot « comprendre », Monsieur Robineau, que les demi-lettrés ont gâté le public. N’allez entendre que ce que vous comprenez, lui répètent-ils depuis un demi-siècle. Allez à la Tosca : quand douze carabiniers tirent à l’escopette sur son amant, vous avez toute chance de comprendre qu’on le fusille. Allez aux Avariés, vous y comprendrez que la veille de vos noces il y a intérêt à ne pas enterrer votre vie de garçon entre des bras mercenaires, fussent-ils de velours. Le bonheur est que le vrai public ne comprend pas, il ressent. On peut donc tout lui montrer sans compromission et sans réticence. Ceux qui veulent comprendre au théâtre sont ceux qui ne comprennent pas le théâtre.
RAYMONE.
Et dans la vie aussi. Depuis que je n’essaie plus de comprendre, cela va beaucoup mieux.
ROBINEAU.
Le moyen de croire qu’un public puisse se plaire à une pièce qu’il ne comprend pas !
À Castel.
Je vous prends à témoin, Monsieur, vous qui jouez les rôles de bon sens dans cette troupe.
BOGAR.
Ce que Jouvet veut dire, Monsieur, c’est que le théâtre n’est pas un théorème, mais un spectacle, pas une leçon, mais un filtre. C’est qu’il a moins à entrer dans votre esprit que dans votre imagination et dans vos sens, et c’est pour cela, à mon avis, que le talent de l’écriture lui est indispensable, car c’est le style qui renvoie sur l’âme des spectateurs mille reflets, mille irisations qu’ils n’ont pas plus besoin de comprendre que la tache de soleil envoyé par la glace.
ADAM.
Vous n’allez pas au Palais-Royal pour comprendre, Monsieur Robineau. Les réflexes de votre gaîté sont mécaniquement atteints par les bouffonneries, et vous riez. Pourquoi refusez-vous les mêmes droits aux réflexes de votre douceur, de votre ambition, de votre tendresse ? Puisque vous êtes au théâtre, c’est-à-dire dans un lieu d’heureuse lumière, de beau langage, de figures imaginaires, savourez ce paysage, les fleurs, les forêts, les hauteurs et les pentes du spectacle, tout le reste est géologie.
BOVERIO.
J’ai connu un enfant qui voulait comprendre le kaléidoscope. Il a raté toutes les joies du kaléidoscope. Ses camarades avec cet objet comprenaient qu’il y a le bleu, le rouge, les arcs-en-ciel, les nuages, les bâtons de feu, l’enfer, la volupté, la mort. Lui ne comprenait rien, et cassa sa machine.
ROBINEAU.
Ce n’est pas la même chose.
JOUVET.
C’est la même chose. Et quand je vois aux fauteuils un spectateur qui roule les yeux, qui tend l’oreille, qui congestionné, se demande : qu’a-t-il bien voulu dire ? qui essaie de trouver un sens à chacun de nos gestes, de nos intonations, de nos lumières, de nos airs de scène, j’ai envie de venir à la rampe et de lui crier : Ne vous donnez donc pas ce mal, cher monsieur. Vous n’avez qu’à attendre vous le saurez demain !
ROBINEAU.
Demain ?
JOUVET.
Vous dormirez et le saurez. Voilà ce que les critiques devraient justement vous dire : Demain, ou bien vous vous réveillerez plus lourd, vous aurez des nausées à l’idée du travail, vous serez précis, méticuleux, non purifié, non ressuscité, non embaumé, c’est que la pièce était mauvaise. Ou bien vous aurez en vous une poche d’air, vous sourirez aux anges, un horloger s’occupera à remonter dans votre cerveau les saisons et les heures, l’indignation et la douceur : c’est que la pièce était bonne. Parfois, de l’autobus, j’aperçois dans la rue un vieux monsieur rondelet au bras d’une jeune fille, dont la démarche est légère, la marche aimantée, le visage radieux mais tourné vers eux-mêmes ; je suis sûr qu’ils ont vu la veille une bonne pièce. Ils ne l’ont peut-être pas comprise. Mais à part la pièce, ils comprennent tout aujourd’hui, le beau temps, la vie, les feuilles des platanes, les oreilles des chevaux... Une pièce bien écrite, évidemment. Le style a passé sur les âmes froissées par la semaine comme le fer sur le linge ; elles sont toutes lisses...
Entrent Madeleine Ozeray et Raymone.
Ah ! te voilà enfin, femme Narsès !
Scène IV
LES MÊMES, MADELEINE OZERAY, RAYMONE
RAYMONE.
Je viens. J’accours. Il paraît qu’on a une visite ?
RENOIR.
Raymone, je te présente Monsieur le commissaire général du budget.
RAYMONE.
Il est bien joli.
ROBINEAU.
Je vous ai applaudie dans le Misanthrope et l’Auvergnat, Mademoiselle Raymone ! Vous y étiez on ne peut plus ravissante.
RAYMONE.
Il est bien hardi, aussi.
RENOIR.
Et voici Mademoiselle Ozeray.
ROBINEAU.
Mademoiselle, vous me voyez vraiment enchanté.
OZERAY.
Moi, monsieur, je suis ravie.
ROBINEAU.
Permettez-moi de vous dire que vous jouez Agnès mieux qu’Agnès elle-même !
OZERAY.
Je vous le permets, monsieur. Ce n’est pas vrai. Mais je vous le permets.
ROBINEAU.
J’attends toujours les Agnès au « petit chat est mort ». Vous le dites prodigieusement.
RAYMONE.
C’est qu’elle s’applique, monsieur.
ROBINEAU.
Que ce chef-d’œuvre de naturel naisse de l’application, non, mademoiselle, nous ne le croyons point. Avouez-le. Vous avez un secret.
OZERAY.
J’ai un secret. Je pense à quelque chose.
ROBINEAU.
Où avais-je la tête ! Vous pensez à la mort ! Votre adorable petite personne pense à la mort !... De là notre émoi.
OZERAY.
Non, monsieur. Je pense à un petit chat.
ROBINEAU.
C’est incroyable ! À un pauvre petit chat mort ?
OZERAY.
Jamais ! Cela n’est pas si simple ! Un chat mort est un chat mort. Tant pis pour lui. Ou tant mieux. Je ne veux rien dire contre la vie, mais enfin vous savez ce que c’est.
ROBINEAU.
Je le sais, mademoiselle, hélas, je le sais !... Alors, si je vous comprends bien, pour dire de cette façon miraculeuse le petit chat est mort, vous pensez à un petit chat vivant ?
OZERAY.
Non, monsieur. Je pense à un petit chat malade.
ROBINEAU.
Quel art prodigieux est le théâtre. Évidemment, il suffisait d’en avoir l’idée ! D’un chat très malade ?
OZERAY.
Pourquoi très malade ? S’il est très malade, il est pour ainsi dire mort.
ROBINEAU.
Et nous retombons alors dans le cas précédent. Que je suis sot !
OZERAY.
Essayez vous-même de dire le petit chat est mort en pensant à un chat très malade. Vous verrez ce que cela donne. Essayez pour voir ?
ROBINEAU.
Vous voulez rire, Mademoiselle !
OZERAY.
Vous allez voir si nous allons rire. Cela va être sinistre.
ROBINEAU.
Je ne me vois pas, devant une assemblée de comédiens réputés, essayant de dire : le petit chat est mort. Ce soir, oui, à la commission du budget, devant les députés mes collègues, qui s’intéresseront passionnément à l’expérience, mais certes pas ici.
JOUVET.
Essayez toujours, Monsieur Robineau.
ROBINEAU.
D’autant plus que ma mère n’a jamais eu que des chats siamois ou japonais. Je ne pourrais penser qu’à chat siamois ou japonais. Mon expression pourrait s’en ressentir et manquer de naturel.
ADAM.
Nous n’insistons pas.
ROBINEAU.
Mais continuez votre explication Mademoiselle. Elle est passionnante !
OZERAY.
Les jours où je suis émue moi-même, où le coucher du soleil a été beau, où j’ai vu sur le chemin du théâtre un accident, vous imaginez bien que je n’ai pas à pousser mon émotion. Il me suffit de penser à un petit chat aperçu quelque part, avec lequel je ne suis pas liée personnellement, maigre, pelé, mais encore vigoureux.
ROBINEAU.
Il devient mort pour le public. C’est inouï !
OZERAY.
C’est les jours où je suis sèche, rétive, indifférente, que je pense à un chat que je connais, que je le prends au moment où il commence à refuser son moût, à se déhancher, à aller en boitant vers son assiette de cendre.
ROBINEAU.
Ne continuez pas. Cela remue le cœur. Et pour tarte à la crème, c’est la même chose ? Pour donner au public cette sensation de tarte, de crème, monsieur Jouvet, vous ne pensez pas à une tarte à la crème ?
JOUVET.
Non. Je déteste la tarte. Je pense à un flan aux cerises.
ROBINEAU.
Et vous, Monsieur Adam, à quoi pensez-vous, pendant votre tirade du bouleau, dans la Guerre de Troie, pour donner ainsi au public l’impression d’être devant un vrai bouleau ?
ADAM.
Moi ? À un pin Douglas.
ROBINEAU.
Mais à un pin Douglas que vous avez connu enfant, qui était près de votre maison, qui était l’arbre, le mât de votre enfance ?
ADAM.
Oui, monsieur, j’y grimpais.
ROBINEAU.
Souvent ?
ADAM.
Trois fois par jour pendant dix ans.
ROBINEAU.
Et voilà comment un pin Douglas sur lequel on a grimpé dix mille fois peut seul donner au public l’image exacte d’un bouleau inaccessible ! Bérénice n’existe que si en elle se loge quelqu’un qui s’appelle Marie ou Blanche, Hamlet quelqu’un qui s’appelle Paul ou Ferdinand. Voilà comment nos chers acteurs roumains de la Comédie française, en nous récitant du Claudel, nous font surgir l’Île-de-France, îles entre les îles, parce qu’ils pensent à un petit marécage près de Constanza ou à un kiosque tyrolien de chasse près de Jassy. Merci, mademoiselle. Merci, messieurs. Grâce à vous, j’ai compris le théâtre.
OZERAY.
Vous êtes plus avancé que nous, Monsieur.
RENOIR.
Nous qui ne l’avons pas tout à fait compris encore, Monsieur, nous aimerions bien travailler un petit peu. La journée s’avance.
Cependant Jouvet s’est préparé à tamponner les amygdales de Ramone.
ROBINEAU.
Hélas, mon rapport exige que je pose à monsieur Jouvet une dernière question.
JOUVET.
Je vous écoute... Tu as fini d’ouvrir ta bouche en biais, Raymone ? Tu crois que j’ai un pinceau coudé à ma disposition ?
Il la tamponne. Gloussements de Raymone.
ROBINEAU.
Monsieur Jouvet, pourquoi jouez-vous des pièces à succès ?
Jouvet se retourne, toujours tamponnant Raymone, au milieu des rumeurs d’indignation des comédiens.
JOUVET.
Des pièces à succès ?
ROBINEAU.
Vous ne pouvez pas dire le contraire. Vous jouez des pièces à succès. Vous les jouez cent fois, deux cents fois, trois cents fois !
JOUVET.
Vous voulez que je joue des pièces à insuccès ?... Raymone, si tu bouges, je te l’enfonce jusqu’à la garde !
ROBINEAU.
Je veux dire, monsieur Jouvet, qu’une scène qui ne met son sort en jeu qu’une fois ou deux par an, ce n’est plus un exemple de lutte. C’est un championnat de poids lourds. Une pièce chez Jouvet tous les ans – et chez Dullin, et chez Baty quand ils le peuvent –, cela ne nous change point de ces confrères auxquels vous reprochez l’amour du gain. Quand vous tenez une pièce où le public accourt, adieu les innovations, les improvisations, les créations. Vous l’usez jusqu’à la trame. Cela ne correspond vraiment plus au rythme de notre curiosité, de notre appétit théâtral. Votre vocation dramatique cesse au point où commence l’exploitation. N’êtes-vous pas un petit peu lâche et un petit peu paresseux devant le succès ?
RAYMONE, qui étouffe.
Holà là !
LA PETITE VÉRA.
Ce qu’elle est douillette !
JOUVET.
Mais, cher monsieur Robineau, ce n’est pas nous qui aimons le succès, c’est le théâtre !
ROBINEAU.
Quel théâtre ?
JOUVET.
Cet édifice, ce local dans lequel vous êtes, cette scène, cette rampe, ces vestibules, ces lavabos. Monsieur Robineau, j’estime avoir collectionné toutes les variétés d’insuccès, l’insuccès avec des pièces qui en devenaient pour nous-mêmes enlaidies, avec des pièces qui en étaient embellies, avec des pièces qui en restaient immuables. J’ai connu le silence sous tous ses régimes, la condoléance sous toutes ses formes, la misère dans tous ses perfectionnements. J’ai eu au lendemain d’une première triomphale, une seconde avec onze spectateurs. Demandez à Boverio. Nous leur avons demandé s’il fallait jouer, ils se sont réunis au premier rang, nous ont acclamés à la fin, et sont allés tous les onze ensemble prendre un bock. Et je dois dire que les souvenirs de ce passé me sont les plus précieux, que l’appréhension de temps semblables ne me rebute pas, que l’ovation des onze spectateurs m’attire étrangement et que c’est toujours ces onze-là que je salue, à leur premier rang, dans les triomphes. Mais le théâtre n’a pas les raffinements du comédien. Plein, c’est un génie. Vide, c’est un monstre. Le théâtre n’a de jour cet aspect engageant, cette bonne humeur, ce pittoresque qu’il est hypocritement en train d’affiner pour vous, que si le soir il sait qu’il sera comble. Il est sinistre, si la soirée doit être mauvaise. Quand, entrant en scène devant un public clairsemé, nous autres comédiens sommes tentés d’éprouver de la gratitude pour cette salle demi-pleine, nous sentons, à je ne sais quel défaut de l’acoustique, quelle matité des lumières, que lui éprouve de la haine pour cette salle demi-vide, et qu’il nous fera payer cela très cher demain, quand nous nous retrouverons seuls à seuls. Quand on vit avec un monstre, on le préfère avec le sourire.
Ce disant, il a achevé son opération avec Raymone.
RAYMONE.
Voilà. Je souris.
JOUVET.
On ne parlait pas de toi... Tu n’entends pas ? Tu veux que je te tamponne aussi les oreilles ?
RAYMONE.
Continuez vite, Monsieur !
ROBINEAU.
Mais c’est une impression que vous comédiens êtes seuls à ressentir ?
JOUVET.
Seuls ? Demandez à l’auteur comment le théâtre le reçoit quand sa pièce flanche. Là où il avance, la mort : cette mort qui est le vide. Le vide de la rue, d’abord. Je vous recommande l’allégresse de l’auteur qui peut garer sa voiture sans manœuvrer dans la rue du théâtre. Le vide dans les coulisses. L’habilleuse détourne la tête : depuis lui elle habille des pantins. L’électricien l’évite : à cause de lui, il colore des ombres. Par une opération affreuse, dans cette demeure que le succès transfigure, il rend leur réalité aux choses et aux gens : il rend le stuc du stuc, l’étamine de l’étamine, les gens qui jouent des gens qui jouent. Le sang s’est retiré de l’immeuble entier ; en regardant le rideau rouge, vous verriez que c’est un rideau blanc. Moi, je suis très gentil. Je lui fais dire que je n’ai pas le temps de le voir. Comme cela, il ne me trouve pas pendant l’entr’acte tirant des plans avec son successeur, et je ne l’attriste pas en lui disant la recette. Alors il se réfugie près des comédiens qu’il chérit et qui l’aiment. Mais ceux-là et celles-là ne lui parlent plus de la pièce : ils parlent du Tour de France, du pavillon pontifical à l’Exposition, des soins à donner aux noyés. Ils ont oublié. Ils ont une amnésie en ce qui le concerne. – Tiens, dit Raymone, voici X. On va lui demander ce qui détache le mieux les taches de fruits. Et il répond. Et il indique la meilleure benzine. Il a raison. Rien ne servirait de leur dire : C’est moi qui ai fait cette magnifique pièce que vous jouez, qui n’a aucun succès : ce rôle extraordinaire que vous jouez extraordinairement, et où l’on ne vous applaudit pas, c’est grâce à moi que vous l’avez : ils lui répondraient en parlant des biscuits pour chiens ou du mouvement diplomatique. Il faudrait qu’il les reprît tous un à un, de Léon le machiniste à la petite Véra, pour leur crier dans l’oreille qui il est, qu’ils sont, qu’il les rappelle à la vie par les moyens indiqués tout à l’heure, pauvres noyés du théâtre. Et ce n’est pas qu’on lui en veut, c’est qu’on ne le voit plus, qu’il est devenu transparent. Et ce n’est pas qu’on ne veut plus lui répondre, c’est qu’on ne l’entend plus. Il est bien ce qu’il est : un revenant.
RAYMONE.
Il n’y a que s’il rencontre Renoir. Renoir lui dit : Ça ne va pas du tout ! C’est notre plus mauvaise recette depuis trois ans, et le public s’ennuie comme je ne l’ai jamais vu s’ennuyer ! Je crois bien que ça tient à la pièce... Alors son visage s’illumine. Renoir l’a reconnu. Renoir sait qu’il joue sa pièce. Il part tout consolé !
ADAM.
Et si l’auteur est un mort illustre, même aventure. Le revenant qui, aux répétitions était présent avec son nom, son génie, redevient un revenant tout terne, un revenant.
ROBINEAU.
Mais vous, Monsieur Jouvet, vous n’en êtes pas là !
JOUVET.
Évidemment, je n’en suis pas là ! Je l’invite le lendemain à déjeuner. Je commande ce que nous mangions avec délices pendant les répétitions, du thon, qu’il adorait. Mais j’ai beau lui dire : Hé bien ! mon vieux, on a fait son devoir ! C’est tout ce qu’il fallait. Si ces idiots n’ont pas fait le leur, cela les regarde. La conscience est en règle. Avalons notre thon !... Je sais que je mens. Le thon n’a aucun goût, ce qui est plus affreux encore, et la conscience n’est pas en règle. Ni la sienne. Ni la mienne. Ni celle des machinistes. Ni celle de la concierge du théâtre. C’est là l’injustice suprême, la responsabilité de l’insuccès, ce n’est ni le critique, ni le public, c’est ceux qui ne sont pour rien dans le crime, ceux qui ont tout fait pour le changer en acte d’affection, en geste de vérité, c’est le comédien et l’auteur qui la portent. Et si c’est du Gogol, si c’est du Musset, je leur dis : Après tout, tu t’en fous. Tu es Gogol, tu es Musset, et eux sont un ramassis de peigne-fesses, de cocus et d’arthritiques. Mais je mens : Gogol et Musset ce soir sont les coupables. Voilà pourquoi les pièces qui n’ont vécu que quelques jours, je les aime peut-être plus que bien d’autres qui vivent. Mais je ne veux plus penser à elles. C’est très bien les éphémères, mais on ne peut pas s’y attacher.
ROBINEAU.
Vous préférez les perroquets ?
JOUVET.
J’aime une pièce avec laquelle j’ai fait l’hiver et le printemps, pendant laquelle les feuilles ont trouvé le moyen de pousser, les oiseaux de couver, dont les matinées commencées l’hiver finissent, à ma sortie du théâtre, par me donner le soleil. Une pièce qui vous pond le soleil, qui prend la pulsation du monde, c’est merveilleux. J’ai eu une chatte que j’ai aimée. Elle s’est arrangée pour naître, pour me conquérir, pour avoir ses petits, pour mourir pendant que je jouais la même pièce. Voilà une pièce ! Quelle chatte c’était d’ailleurs ! Je ne veux pas dire que si j’étais un ancien dragon et un cavalier enragé comme Dullin j’aimerais jouer une pièce qui dure la vie d’un cheval. Mais, entre les aventures, on aime bien les liaisons sérieuses.
ROBINEAU.
C’est très bien, une aventure de trois jours avec Shakespeare.
JOUVET.
Évidemment, je m’en suis payé de ces aventures de trois jours. Je m’en suis même payé une d’un jour ! Et j’espère bien en avoir d’autres. Et en moi-même j’ai des dizaines d’aventures d’une heure avec Molière, Calderon et consorts. Mais j’aime bien aussi être en paix avec mon théâtre. Si vous saviez la gueule que fait l’Athénée, en particulier, quand ça ne va pas, vous comprendriez. Les deux gueules, celle de la rue Boudreau et celle de la rue Caumartin ! Et surtout, cher Monsieur, la pièce à longue carrière est la seule qui amène les comédiens à leur vraie fin, à leur vraie mission, comme disent les critiques.
ROBINEAU.
À quelle fin ?
RENOIR.
Au public.
ROBINEAU.
Vous avez tout le vrai public, dans vos dix premières salles.
RENOIR.
Il n’y a pas de vrai public, il y a le public, et c’est tout.
ROBINEAU.
Quand il est passé dans la salle la critique, les amoureux de théâtre, les snobs, les Français et étrangers éclairés, vous ne me direz pas que la fin du comédien est de répéter un texte, qu’il n’entend même plus, devant une salle dont la culture se dilue à chaque représentation ?
JOUVET.
Il faudra que vous veniez nous voir un soir de deux centième, n’est-ce pas, Renoir ?
RENOIR.
Monsieur Robineau, à partir de la centième, au moment où notre visage changé en visage de roi ou de caraïbe, nous descendons sur la scène, portant nos traînes sur nos bras ou évitant de toucher les robes de nos partenaires femmes avec nos cuisses passées au brou de noix, c’est, au contraire, chaque soir avec plus d’angoisse que nous nous demandons : comment vont-ils être aujourd’hui, que nous écoutons par l’écouteur le murmure des entrées, que nous regardons par le trou du rideau comment ils s’assoient, comment se règle la proportion des galeries et des fauteuils, des chevelures et des calvities. Jusqu’à la centième, nous sommes dans un pays connu. Même si chaque visage de spectateur pris en soi nous est étrange, nous avons vu ce visage de salle. Nous sommes entre familiers, nous connaissons ce rire de salle, ce bruit de salle, cette toux de salle. D’ailleurs, il est rare que le spectateur n’y prenne pas forme amicale. Vers la trentième, nous avons un géant, toujours le même : il a fini par trouver la place d’où il gênait le moins, à l’angle du premier rang...
SAINT-YSLES.
Il m’a tendu la main, un soir, de son fauteuil.
ADAM.
Vers la quarantième, nos chers amis les sourds, comme si la pièce devenait perceptible aux sourds à partir de la quarantième.
RENOIR.
Vers la cinquantième, il venait jusqu’à l’année dernière un prêtre en soutane. Il devinait que ce jour-là nous jouions un peu pour lui, il nous quittait à regret, le dernier au vestiaire, où seule attendait, libérée du voisinage des hermines ou des claques, une cape de curé doyen.
DASTÉ.
On ne l’a pas vu cette année. Je suis sûr qu’il est mort.
RENOIR.
Vers la soixante-dixième, trois saint-cyriens...
CASTEL.
C’est même un problème pour nous : comment y a-t-il à Saint-Cyr trois saint-cyriens qui ne vieillissent jamais, qui toujours resteront saint-cyriens !
RENOIR.
Je ne vous parle pas de la dame avec le chien muet, le seul que nous acceptions, ni des deux jolies jumelles. Toutes ces amitiés nous amusent, nous occupent. Arriver à jouer Jean de la Lune de façon à plaire à un géant et adapter pour un prêtre la Margrave ou le Coup du Deux Décembre, cela donne un intérêt précis à notre jeu...
ROBINEAU.
Et à la centième, tout se complique ?
RENOIR.
Au contraire. Il n’y a plus d’individus. Il n’y a que des salles. Il y a des salles simples, naïves, qui applaudissent l’esprit, qui frémissent aux horreurs, qui éclatent aux plaisanteries, et on ne sait pourquoi elles sont naïves : les femmes en sont habillées avec raffinement, les hommes ont des visages de Grecs, de penseurs. Il y a des salles qui comprennent tout, qui dégagent de la pièce des indications, des subtilités méconnues de nous-mêmes, et on ne sait pourquoi elles comprennent tout, car j’y aperçois des paysans en blouse, et si j’essaye d’y distinguer un visage, il est idiot. Parfois des salles distraites, qui sont étonnées du premier au dernier mot, qui ont l’air de suivre un rébus, ou d’attendre que Bouquet chante, que Castel enfile un tutu et danse la mort du Cygne, qui se lèvent à la fin sans hâte, se demandant pourquoi nous ne commençons pas, et nous regardent sans applaudir, espérant le mot de la charade...
ADAM.
Et ces salles incompréhensibles, Renoir, dont les gens semblent être venus pour les opérations les plus différentes, excepté celle d’entendre une pièce, par erreur ou pour attendre le train, ou pour éviter un chien enragé qui circule dans la rue Auber, ou comme si c’était une assemblée de conjurés qui attendent l’heure de l’émeute. De celles-là j’ai peur. Je me dis qu’à un signal, le théâtre va se vider tout à coup.
BOVERIO.
Et il y a les salles heureuses, les salles malheureuses, les salles froides, les salles chaudes, les salles d’assassins, les salles de sauveteurs. Et nous, du jour où elles deviennent des faces immenses, inattendues, inhumaines, nous sentons que notre métier commence. La pièce, après une navigation de fleuve, aborde enfin les flux, les profondeurs, commence vraiment son voyage, et nous nous apercevons, à une certaine perfection qui s’établit soudain dans nos phrases, dans nos gestes, que c’était bien vers ce public sans visage, sans nom, que notre destinée nous porte, vers cet océan du théâtre. Les comédiens ne sont pas des marins d’eau douce.
JOUVET.
Voilà pour le succès. Et nous n’en sommes pas plus fiers. Si vous croyez que c’est gai d’avoir une religion qui n’admet ni les incompris ni les martyres !
MARTHE.
C’est l’huissier, Monsieur Jouvet.
JOUVET.
Fiche-le à la porte.
MARTHE.
Il venait seulement demander des billets de théâtre.
ADAM.
Donne-lui la baignoire 35. Il y a un clou dans la chaise.
LÉON.
La gloire est prête, Monsieur Jouvet !
ROBINEAU.
La gloire ?
ADAM.
Mot bien français n’est-ce pas ?
ROBINEAU.
Qu’appelez-vous la gloire au théâtre, Monsieur Renoir ?
RENOIR.
C’est un système précaire de poulies qui élève l’un de nous dans le ciel pour quelques minutes, non sans lui donner le mal de mer, et le laisse retomber.
ADAM.
La gloire, quoi !
JOUVET.
Venez ! La voilà !
RAYMONE.
Faites-nous le plaisir de l’essayer, Monsieur Robineau. Nos Ministres de l’Air s’amusent à essayer des parachutes, essayez avec nous l’appareil contraire.
ROBINEAU.
J’y consens volontiers, Mademoiselle Raymone. Ce sera un charmant souvenir. La photographie ne pourrait-elle le fixer pour toujours ?
JOUVET.
Bogar, ton appareil !
On amène la gloire. La petite Vera y installe Robineau.
LA PETITE VÉRA.
Tenez-vous seulement très droit, la tête haute.
ROBINEAU.
Je sais. La gloire n’aime pas les dos voûtés.
LA PETITE VÉRA.
Et regardez en tournant les yeux, pas en tournant la tête.
ROBINEAU.
Mais je puis parler ? La gloire s’élève avec peine.
JOUVET.
De là-haut vos paroles n’en seront que plus sonores.
Nouvel essai de la gloire. Robineau est à un mètre.
ROBINEAU.
Alors je parle ! Monsieur Jouvet, Mesdames et Messieurs, puis-je, avant de vous quitter... C’est très solide, n’est-ce pas ?
RENOIR.
Très solide. Nous y avons oublié un jour Marthe qui faisait Iris. On l’a retrouvée intacte au matin.
ROBINEAU.
Puis-je, avant de vous quitter, et après cette heure dont je garderai la précieuse mémoire...
La gloire monte doucement et s’arrête.
vous offrir pour la défense du théâtre mon modeste concours ? Je suis aujourd’hui le mandataire de l’État auprès de vous. Avez-vous à lui transmettre quelque message ?
JOUVET.
Certes.
ROBINEAU.
Je bois vos paroles.
JOUVET.
Courez lui dire ceci !
ROBINEAU.
J’y cours.
Nouvelle montée de la gloire.
J’y vole.
JOUVET.
Je lui dis ceci à l’État : État, puisque tu te penches amicalement vers nous, – non ! non ! ne bougez pas ! – je voudrais te poser une question... Excusez-moi de le tutoyer, mais c’est le tutoiement du théâtre.
ROBINEAU.
Cela est protocolaire. Le vous avec l’État serait irrespectueux.
JOUVET.
État, mon grand cher État, tu m’entends...
ROBINEAU.
Admirablement, mon petit Jouvet.
JOUVET.
Je sais combien ta position est difficile, mais reconnais que tu nous fais une vie qui n’est pas, si j’ose ainsi parler, le rêve. Avoue que tu ne la facilites pas. Tu nous fais les grèves, tu nous fais les faillites, tu nous fais les crises. Tu nous demandes de travailler pour toi deux jours sur cinq. Tu nous saisis au moindre manquement... Ne proteste pas, tu nous saisis !... Tu nous livres le pétrole au prix du lait, le journal au prix des classiques. Tu nous fais les lotissements, les conseils de révision, la radio, le panneau affiche, le poinçonnage des tickets de métro, la guerre... Ne proteste pas ! Tu nous l’as faite !... Bref, tu amènes le soir à mes guichets un peuple énervé, usé par ses luttes de la journée, méfiant, irrité, et surtout contre toi... Ah ! tu le sais... C’est heureux !... Et nous en échange, que faisons-nous de lui ? Nous l’apaisons, nous l’égayons. Nous donnons à cet esclave éculé la toute puissance sur les couleurs, les sons, et les airs. Nous donnons à cet automate un cœur de chair avec tous ses compartiments bien revus, avec la générosité, avec la tendresse, avec l’espoir. Nous le rendons sensible, beau, omnipotent. Nous lui donnons la guerre où il n’est pas tué, la mort dont il ressuscite. Nous lui donnons l’égalité, la vraie, celle devant les larmes et devant le rire. Nous te le rendons à minuit sans rides au front, sans rides à l’âme, maître du soleil et de la lune, marchant ou volant, apte à tout, prêt à tout. Est-ce que vraiment tu te juges à jeu avec nous ?
Pendant tout ce discours, Robineau, de sa gloire, a ponctué les mots qui l’atteignaient.
ROBINEAU.
Évidemment non. Alors ?
JOUVET.
Alors ne crois-tu pas d’abord que si le rôle du théâtre est de faire un peuple qui tous les matins se réveille joyeux à l’idée de jouer sa partie dans l’État, le moindre rôle d’un État serait de faire un peuple qui tous les soirs soit dispos et mûr pour le théâtre ?
ROBINEAU.
Le chariot de Thespis et le char de l’État se relevant ! Je vois. Tu voudrais le théâtre gratuit !... Oh pardon, Monsieur Jouvet, voilà qu’aussi je vous tutoie !
JOUVET.
J’en suis flatté... Mais si tu crois qu’il s’agit du théâtre gratuit, tu commets là un de tes nombreux impairs, et pas le moindre. Il s’agit de savoir si l’État voudra enfin comprendre qu’un peuple n’a une vie réelle grande que s’il a une vie irréelle puissante. Que la force d’un peuple est son imagination, et que le soir, quand la nuit avec sa fraîcheur l’amène doucement au repos et au rêve, il ne suffit pas de colorer à l’électricité les monuments de son passé. C’est très bien d’illuminer la Tour Eiffel, mais ne crois-tu pas que c’est encore mieux d’illuminer les cerveaux.
ROBINEAU.
Tu es fou ? Tu demandes que le président du Conseil soit un dramaturge politique ou social ?
JOUVET.
Je demande, au nom des directeurs syndiqués de théâtre, que l’État, au lieu de nous donner tout le jour des petits soucis, nous donne de grandes volontés et nous réclame de grandes actions...
ROBINEAU.
Tu prétends que j’aille lui dire : Cher président du Conseil, un peu plus de folie dans ton urbanisme, de rêve dans tes finances, un peu plus de mise en scène dans ton économie agricole !
JOUVET.
Tu crois que cela en serait beaucoup plus mal ?
ROBINEAU.
Au moment où nous essayons, au prix de quelle contrainte, de rendre la France à ses destinées de calme, de bon sens, d’arbitre ?
JOUVET.
Permets-moi de te dire que c’est sur ce point que tu as tort. Laisse-moi rire quand j’entends proclamer que la destinée de la France est d’être ici-bas l’organe de la retenue et de la pondération ! La destinée de la France est d’être l’embêteuse du monde. Elle a été créée, elle s’est créée pour déjouer dans le monde le complot des rôles établis, des systèmes éternels. Elle est la justice, mais dans la mesure où la justice consiste à empêcher d’avoir raison ceux qui ont raison trop longtemps. Elle est le bons sens, mais au jour où le bon sens est le dénonciateur, le redresseur de tort, le vengeur. Tant qu’il y aura une France digne de ce nom, la partie de l’univers ne sera pas jouée, les nations parvenues ne seront pas tranquilles, qu’elles aient conquis leur rang par le travail, la force ou le chantage. Il y a dans l’ordre, dans le calme, dans la richesse, un élément d’insulte à l’humanité et à la liberté que la France est là pour relever et punir. Dans l’application de la justice intégrale, elle vient immédiatement après Dieu, et chronologiquement avant lui. Son rôle n’est pas de choisir prudemment entre le mal et le bien, entre le possible et l’impossible. Alors elle est fichue. Son originalité n’est pas dans la balance, qui est la justice, mais dans les poids dont elle se sert pour arriver à l’équité, et qui peuvent être l’injustice... La mission de la France est remplie, si le soir en se couchant tout bourgeois consolidé, tout pasteur prospère, tout tyran accepté, se dit en ramenant son drap : tout n’irait pas trop mal, mais il y a cette sacrée France, car tu imagines la contrepartie de ce monologue dans le lit de l’exilé, du poète et de l’opprimé.
ROBINEAU.
Admettons. Mais en quoi, toi, le théâtre, peux-tu m’aider dans cette tâche ?
JOUVET.
As-tu entendu parler d’un nommé Molière ?
ROBINEAU.
Le fils du tapissier, mort dans un fauteuil ?
JOUVET.
Oui, celui auquel, à l’époque de Descartes, la France doit la clarté, à l’époque de Colbert la justice, à l’époque de Bossuet, la vérité. T’es-tu demandé ce qu’il aurait pu faire, triste paria, contre les trois états, les toutes puissances, contre la mode et la cabale, si l’État n’avait pas été derrière lui ?
ROBINEAU.
Amène-moi Molière, et je me charge d’être Louis XIV.
JOUVET.
C’est Louis XIV qui a commencé. Commence. D’ailleurs, tu n’as pas le choix. Dans ce pays qui a tant de journalistes et pas de presse, qui a la liberté et si peu d’hommes libres, où la justice appartient chaque jour un peu moins aux juges et un peu plus aux avocats, quelle autre voix te reste que la nôtre ? La tribune ? Il n’y a plus d’orateur là où le théâtre est enroué ! Tandis que rien n’est perdu si chaque soir le parvenu, le concussionnaire, le cuistre doit se dire – tout irait bien, mais il y a le théâtre – et si l’adolescent, le savant, le ménage modeste, le ménage brillant, celui que la vie a déçu, celui qui espère en la vie, se dit : – tout irait mal, mais il y a le théâtre !
ROBINEAU.
Mais cela va créer des obligations terribles aux auteurs ?
JOUVET.
Aux auteurs ? Non. Ils n’en ont jamais eu qu’une : celle d’être des écrivains. Le mot comporte tout. Mais à toi, oui. Tu as à soigner le théâtre comme ta propre bouche, n’y souffrir aucune poussière, aucune tache, veille à son éclat. Ce n’est pas une question de crédits. Les dents d’or n’y sont pas nécessaires... C’est une question de santé, d’haleine. À théâtre carié, nation cariée... Puisque tu as cent millions, emploie-les d’abord à chasser des temples – tu ne m’en voudras pas d’appeler ainsi nos salles – les faux marchands. Tu y gagneras, malgré ce pas de porte !... Et maintenant, cher Monsieur Robineau, nous voudrions bien poursuivre ce bavardage... mais il y a le théâtre ! Il nous reste une heure pour la répétition. En scène, les enfants ! Amène ta gloire, Léon !
ROBINEAU.
Amène ta gloire, Léon !
La gloire au lieu de descendre, se met à remonter.
JOUVET.
Qu’est-ce que tu fiches, Léon, tu m’as compris !
LÉON.
Le mouvement s’est détraqué. Je n’ai plus de commandes !
ROBINEAU.
Ne vous affolez pas, messieurs. Quelle que soit l’issue par où je sors de cette scène, l’État connaîtra vos désirs !
LA PETITE VÉRA, criant.
Restez droit, calme.
ROBINEAU.
Je reste droit, calme...
RAYMONE.
Voilà qu’il monte au ciel !
ROBINEAU, montant.
Tant mieux !... C’est du théâtre !
Il disparaît.