L’Homme à la clé (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie en un acte, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 14 août 1869.

 

Personnages

 

MOULINEAU

TURQUET

COQUARD, dragon

JEANNE MOULINEAU

PAULINE, femme de chambre

 

À Paris, de nos jours.

 

Un salon chez Moulineau. Cinq portes : une au fond, deux à droite et deux à gauche. Au milieu un petit guéridon sur lequel est servi le café. Entre les portes de gauche un bahut sur lequel est une pendule. Un autre bahut entre les portes de droite ; sur celui-ci il y a un verre d’eau complet, un timbre, deux flambeaux non allumés et une boite d’allumettes chimiques. Au-dessus du bahut de gauche est le portrait de Moulineau ; au-dessus de celui de droite est le portrait de sa femme. De chaque côté de la porte du fond un fauteuil. Sur une chaise à gauche, le casque de Coquard, son sabre dans un coin du même côté. Une bougie allumée sur le guéridon. Chaises, fauteuils.

 

 

Scène première

 

COQUARD, PAULINE

 

Coquard est en uniforme de dragon. Pauline et Coquard, assis de chaque côté du guéridon, prennent le café.

PAULINE.

Alors nous ne pourrons nous marier que quand vous serez dans la gendarmerie ?

COQUARD.

Pas avant, hélas ! pas avant... Le mariage, interdit chez les dragons, est autorisé chez les gendarmes.

PAULINE.

Et quand y entrerez-vous, dans la gendarmerie ?

COQUARD.

Dans six semaines, mademoiselle Pauline, dans six semaines au plus tard. Le colonel m’a dit hier que j’aurais mes galons de brigadier avant la fin du mois... Dès que j’aurai mes galons de brigadier, je demanderai à les rendre pour entrer dans la gendarmerie, brigade d’Escabeau-Saint-Isidore, et comme il y aura une vacance dans six semaines, à cause du gros Pontier qui prendra sa retraite, je serai tout de suite nommé.

PAULINE.

Et nous irons vivre tous les deux à Escabeau-Saint-Isidore ?

COQUARD.

Qui est votre pays et la mienne...

PAULINE.

Et nous donnerons le repas de noce chez le père Béchin, à l’auberge de la Treille d’or ?...

COQUARD.

Et, après le repas, nous irons danser à la passée sous les chênes, là ousque vont danser toutes les noces d’Escabeau-Saint-Isidore...

Ils se lèvent tous les deux et font quelques pas de danse en chantant.

PAULINE.

Et puis, après la danse, nous reviendrons au village... par le petit chemin... le long de la Lizolle.

COQUARD.

En chantant à tue-tête la chanson d’usage.

Se mettant à chanter violemment.

Elle est à moi, celle que j’aime !

PAULINE.

Voulez-vous bien vous taire ?

COQUARD, de plus en plus exalté.

Pendant que les autres chanteront :

Avec une énergie croissante.

Elle est à lui, celle qu’il aime !...

PAULINE, l’obligeant à se taire en lui mettant la main sur la bouche.

Mais voulez-vous bien vous taire... voulez-vous...

COQUARD, lui prenant la main et l’embrassant.

Ah ! comme ça... oui... je me tairai... comme ça...

PAULINE, retirant sa main.

Vous taire et vous en aller... Elle va chercher son sabre et le lui donne.

COQUARD, mettant son sabre sur une chaise à droite.

Me taire, oui... mais m’en aller... non...

PAULINE.

Comment, non ?... allons, pas de bêtises... mon pays ; vous n’êtes pas encore dans la gendarmerie et vous n’avez pas encore le droit de chanter la chanson.

COQUARD, reprenant plus fort.

Elle est à moi, celle que...

PAULINE.

Mais taisez-vous donc !... Je vous dis qu’il faut vous en aller bien gentiment et tout de suite. Vous ne voudriez pas me punir d’avoir été gentille et me faire avoir des misères de mes maîtres.

COQUARD.

Oh ! pour ça, non... Mais, dame, après ce qui avait été convenu hier, je m’attendais, moi, à faire une vraie fête.

PAULINE.

Eh bien ! nous l’avons faite, la fête... et bien assez comme ça... Qu’est-ce que je vous ai dit hier : Monsieur est en voyage ; madame doit demain diner en ville et aller au spectacle... Venez à six heures, je vous aurai préparé un bon petit dîner, nous dînerons tous les deux, aux frais des bourgeois, bien entendu, et puis après ça, vous rentrerez à votre caserne... Voilà ce que je vous ai dit...

COQUARD.

Oui, mais comme ça, à part moi, je m’étais dit autre chose...

PAULINE.

Quoi, autre chose ?

COQUARD.

Vous allez voir... Ce matin je suis allé trouver mon commandant et je lui ai dit : Mon commandant...

Faisant le salut militaire.

avec ma main là... parce que pour le respect...

Reprenant.

Mon commandant, j’ai ma marraine de Meulan qu’est un peu souffrante et je voudrais bien aller la voir, ma marraine de Meulan, et j’aurais besoin d’une permission... et il me l’a accordée, la permission.

PAULINE.

Une permission de minuit...

COQUARD.

Oh ! non, de mieux que ça... une permission... plus longue... Je ne vous en avais pas parlé... je vous gardais ça comme une surprise... et je me disais : « Quand elle saura que j’ai une permission, elle sera bien contente et nous pourrons la prolonger, la petite fête. »

PAULINE.

Mais pas du tout... Vous vous en irez d’ici dans une heure. Coup de sonnette.

COQUARD.

On a sonné.

PAULINE.

Oui, on a sonné... c’est pas monsieur, il est parti ce matin pour deux jours... C’est pas madame... Il heures... le Spectacle n’est pas fini.

Nouveau coup de sonnette.

COQUARD.

On resonne.

Il prend son sabre et le met sous son bras.

PAULINE.

Voilà une belle affaire !... vite... vite... emportez tout cela.

Elle lui met dans les mains le plateau sur lequel il y a le café.

Allez... allez... et attendez-moi dans la cuisine.

Elle lui met son casque sur la tête, la crinière par devant.

COQUARD.

Oui... oui... je vous attendrai...

Nouveau coup de sonnette.

PAULINE.

On y va... on y va...

Elle sort par le fond.

COQUARD, seul, aveuglé par sa crinière et embarrassé par son sabre et par le plateau.

Elle se trompe ferme si elle croit que je vais rentrer comme ça à la caserne... Oh ! non, on n’est pas si jeune que ça au deuxième dragons.

Il sort par la première porte de droite, en se heurtant à la chaise. Jeanne et Pauline entrent par le fond.

 

 

Scène II

 

JEANNE, PAULINE

 

JEANNE.

Un verre d’eau, Pauline, et du sucre... et de la fleur d’oranger.

Elle s’assied à gauche du guéridon.

PAULINE, allant au bahut de droite et préparant le verre d’eau sucrée.

Mon Dieu ! comme madame est pâle !

JEANNE

C’est que je suis souffrante, Pauline, très souffrante...

PAULINE, apportant à Jeanne le verre d’eau sucrée, dont celle-ci boit une partie.

Est-ce qu’il est arrivé quelque chose à madame ?... Madame qui se faisait une fête de sa soirée...

JEANNE.

Ah ! ma soirée !

Elle pose le verre sur le guéridon.

PAULINE.

Madame n’est donc pas allée au spectacle ?...

JEANNE, se levant.

Si fait, Pauline, je suis allée au spectacle. Mais cela a bien mal tourné.

PAULINE.

Comment cela, madame ?

JEANNE.

Vous savez comme j’ai hésité ce matin devant le programme des théâtres. Mon oncle et ma tante de Périgueux sont à Paris pour huit jours... Je tiens beaucoup à les amuser et je voulais un spectacle gai... Je vois dans le Figaro : Théâtre Français, Agamemnon. Personnages : Agamemnon, Oreste ; bref, tous les personnages de la Belle-Hélène. – Je me dis : c’est une pièce du même genre, pas des mêmes auteurs, mais ça ne fait rien... Ça ne peut pas ne pas être gai avec des personnages de cette époque-là... Nous arrivons au théâtre. Ah ! quelle déception ! une tragédie... en vers tout le temps... et des morts, et des incestes, et des assassinats... un tas de monstruosités ! puis pas de musique du tout... Eh bien ! on a beau dire, pour ces pièces-là il faut de la musique... Mon oncle et ma tante...

PAULINE.

Ils n’étaient pas contents ?

JEANNE.

Je vous en réponds... Pour comble, au milieu de toutes ces horreurs, un malaise affreux me prend... des douleurs de tête à crier... Mon oncle me met en voiture et me voilà partie... En route, je suis prise d’une sorte d’étouffement. Je veux ouvrir une glace, je mets la tête à la portière... et je me suis évanouie...

PAULINE.

Évanouie !

JEANNE.

Complétement Là mes souvenirs s’embrouillent. Revenue à moi, j’étais chez un pharmacien, rue de la Chaussée-d’Antin, près de la rue de la Victoire ; vingt personnes m’entouraient... on me mettait du vinaigre sur les tempes... on voulait me saigner... Il y avait cinq ou six messieurs qui fouillaient dans mes poches pour savoir... qui j’étais... J’ai fait un effort... je me suis levée, j’ai dit que j’étais mieux, j’ai repris ma voiture et me voilà !

Elle passe à droite et pose son mantelet sur une chaise.

PAULINE.

Si c’est permis de se mettre dans des états pareils !

JEANNE.

C’est absurde, Pauline, je le sais, mais je ne suis pas bien depuis quelques jours et puis, ce brusque départ de mon mari ce matin... Vous ne remarquez pas qu’il est toujours en route maintenant, mon mari ?

PAULINE.

Le fait est, madame, que monsieur se donne un mouvement... Aussitôt revenu, aussitôt reparti.

JEANNE.

Oui... Il ne cesse de me dire : Il faut que j’aille à Orléans... ou à Blois... ou à Bordeaux, et il part... Il est à Angoulême aujourd’hui... enfin...

PAULINE.

Encore un peu d’eau sucrée, madame...

Jeanne se rassied à droite du guéridon et achève de boire le verre d’eau sucrée.

Là... voilà !... ah ! madame est bien mieux.

JEANNE.

Oh ! oui.

PAULINE.

Eh bien ! madame devrait passer dans sa chambre à coucher.

Elle reporte le verre d’eau sur le bahut de droite.

JEANNE.

C’est ce que je vais faire.

Elle se lève et pousse un cri affreux.

Ah !...

PAULINE, effrayée, venant à Jeanne.

Ah ! qu’est-ce qu’il y a ?

JEANNE.

Là... dans le dos... une douleur horrible... Oh ! mon Dieu, qu’est-ce que c’est ?

PAULINE, lui tâtant le dos.

Où ça, madame... où ça ?

JEANNE.

À droite... plus haut... Ne sentez-vous pas ?

PAULINE.

Si fait, madame, c’est très dur.

JEANNE.

Ma robe, Pauline, vite, dégrafez-moi ma robe.

PAULINE.

Oui, madame... Que madame ne s’effraye pas.

JEANNE.

Ah ! c’est froid... c’est froid... et ça descend...

PAULINE, s’éloignant à gauche.

Un animal, madame, c’est quelque animal !...

JEANNE.

Ne m’abandonnez pas, Pauline.

PAULINE.

Oh ! madame... c’est que j’ai une peur des bêtes...

JEANNE, épouvantée.

Pauline... Pauline... je vous en prie...

PAULINE.

Eh bien ! voilà !... madame... voilà !...

Elle revient toute tremblante et fait glisser la robe qui ne tenait plus. Quelque chose tombe par terre avec un bruit métallique. Pauline, partant d’un grand éclat de rire.

Ah ! ah ! ah !

JEANNE.

Qu’est-ce que c’est ?

PAULINE, ramassant une clé.

Une clé, madame, une clé !

JEANNE, prenant la clé.

C’est chez le pharmacien, probablement pour me faire revenir.

PAULINE.

Ah ! on a eu raison, madame, c’est souverain.

JEANNE.

Mais je gèle ainsi... Ma robe de chambre, Pauline, ma robe de chambre.

PAULINE.

Je vais la chercher, madame, je vais la chercher.

Elle sort par la deuxième porte de gauche, en emportant la robe.

JEANNE, seule.

Une clé !... Il y a peut-être en ce moment une personne fort embarrassée pour rentrer ce soir chez elle.

Rentre Pauline avec la robe de chambre.

PAULINE.

Voilà la robe de chambre, madame.

Tout en passant la robe de chambre à Jeanne.

Mais mon avis est que ce que madame aurait de mieux à faire à présent, ce serait de se coucher. Il est onze heures et demie.

Elle porte à gauche la chaise qui est à gauche du guéridon.

JEANNE.

Oui, tu as raison, Pauline.

Elle reprend son mantelet.

PAULINE.

Tout est prêt dans la chambre de madame.

Elle porte à droite la deuxième chaise qui était près du guéridon.

JEANNE.

Alors j’y vais.

Regardant la clé.

Mais cette clé... elle doit avoir un propriétaire, cette clé.

PAULINE.

Oui, mais où le retrouver ?... Il en fera faire une autre... ça lui coûtera trente sous.

JEANNE, donnant la clé à Pauline.

J’ai une idée, Pauline ; allez tout de suite chez ce pharmacien... rue de la Chaussée-d’Antin, près la rue de la Victoire... et remettez-lui cette clé. C’est là bien certainement qu’il viendra la réclamer.

PAULINE.

Ah ! c’est juste, madame ; je vais, je vais tout de suite...

JEANNE.

Et moi je vais dormir... J’en ai besoin après cette bête de soirée. Bonsoir, Pauline.

PAULINE.

Bonne nuit, madame.

Jeanne sort par la deuxième porte de gauche.

 

 

Scène III

 

PAULINE, puis COQUARD

 

PAULINE, seule.

Reporter la clé !... c’est pas moi qui la reporterai, la clé.

Elle porte le guéridon à gauche et le mat entre les deux chaises.

COQUARD, passant sa tête à la première porte de droite.

Vous êtes toute seule, mademoiselle Pauline ?

PAULINE.

Oui, entrez, mais parlez bas... tout bas ; madame est là dans sa chambre.

COQUARD, entrant.

Ah ! bien, n’ayez pas peur.

Il s’approche lourdement.

PAULINE.

Ne faites donc pas tant de bruit avec vos grosses bottes...

Coquart marche tout doucement.

Là... comme ça... c’est bien... sur la pointe des pieds...

Coquart glisse.

Chut !...

COQUARD.

C’est pas moi... c’est mon pied qu’a glissé.

PAULINE.

Écoutez.

COQUARD.

J’écoute... j’écoute.

PAULINE, à voix basse.

Prenez cette clé.

COQUARD, avec éclat, prenant la clé.

La clé de votre chambre !

PAULINE.

Mais voulez-vous vous taire !

COQUARD, avec éclat et baisant la clé avec transport.

La clé de sa chambre !... la clé de...

PAULINE

Mais taisez-vous donc !

COQUARD, bas.

Je me tais... c’était la joie !

Il veut recommencer à baiser la clé.

PAULINE, reprenant la clé.

Et puis, n’embrassez pas ça... C’est pas la clé de ma chambre... Vous avez des idées...

COQUARD, désappointé.

Qu’est-ce que c’est ?

PAULINE.

C’est une clé qu’une personne a mise dans le dos de madame.

COQUARD.

Dans le dos de madame ?

PAULINE.

Oui, je vous conterai cela plus tard. Pour le moment, il faut tout simplement aller chez le pharmacien, rue de la Chaussée d’Antin, près de la rue de la Victoire...

COQUARD.

La victoire... je connais ça.

PAULINE, continuant.

Et y laisser cette clé. Allons, prenez... embrassez-moi, et filez.

COQUARD, prenant la clé.

Vous embrasser... oh ! oui !...

Il l’embrasse.

oh ! oui !...

Il l’embrasse très fort.

PAULINE.

Mais pas si fort !

COQUARD, désespéré.

Mais filer !...

PAULINE.

Eh bien ! oui, il faut filer. À dimanche... à dimanche...

COQUARD.

Et nous ne sommes que mercredi...

PAULINE, le poussant vers la droite.

C’est comme ça... allez... dépêchez-vous d’entrer dans la gendarmerie. Mais, en attendant, filez...

COQUARD.

Je m’en vais, je m’en vais.

À part.

Oh ! non, je ne m’en vais pas... oh ! non !

Haut.

Adieu, mademoiselle Pauline.

PAULINE.

Adieu, monsieur Coquard.

COQUARD, l’embrassant plus fort encore.

Adieu, adieu.

PAULINE, le poussant toujours.

Mais pas si fort, donc, pas si fort. Allez, allez, et prenez par l’escalier de service.

COQUARD.

C’est ça, je vas prendre du service dans l’escalier.

Il sort par la première porte de droite.

 

 

Scène IV

 

PAULINE, puis JEANNE, puis TURQUET

 

PAULINE, seule.

Enfin, le voilà parti.

On sonne.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... Qui est-ce qui peut sonner ici à minuit moins un quart ?... Je n’aime pas, moi, ouvrir comme ça, la nuit, sans savoir...

On resonne.

C’est pas monsieur... Il a sa clé, monsieur... et puis d’ailleurs il ne sonne pas... Quand il rentre, monsieur, c’est toujours en sournois, sans tambour ni trompette... Il paraît tout d’un coup, vlan ! comme un diable qui sort d’une boite.

On se met à carillonner avec violence et sans interruption. Paraît Jeanne, en robe de chambre.

JEANNE, entrant par la deuxième porte de gauche.

Mais on sonne, Pauline, on sonne.

PAULINE.

J’entends bien, mais je n’ose pas ouvrir.

JEANNE.

Va demander qui c’est, en criant à travers la porte...

PAULINE.

Ah ! oui, c’est juste.

Elle sort par le fond.

JEANNE, pendant que l’on sonne toujours.

Quel carillon, mon Dieu ! quel carillon !

PAULINE, paraissant seulement à la porte da fond.

C’est un monsieur Turquet.

JEANNE.

Turquet ?... Je ne connais pas... demande-lui ce qu’il veut, à ce M. Turquet.

PAULINE.

Oui, madame.

Elle sort par le fond.

JEANNE, seule.

Non... bien sûr, non, je ne connais pas de Turquet... pas le moindre Turquet.

PAULINE, reparaissant à la porte du fond.

C’est sa clé, madame... c’est sa clé qu’il redemande.

JEANNE.

L’homme à la clé !... Mais il faut lui ouvrir, Pauline, et il faut la lui rendre, sa clé !

PAULINE.

Mais c’est que cette clé, madame...

Effroyable carillon.

JEANNE.

Ouvrez, Pauline, ouvrez donc vite.

PAULINE.

Oui, madame.

Elle disparait.

JEANNE seule.

Ah ! par exemple, si on m’avait dit qu’un monsieur Turquet me mettrait une clé dans le dos et qu’il viendrait me la redemander à onze heures... Enfin !

PAULINE, rentrant par le fond, suivie de Turquet.

Voilà ce monsieur, madame, voilà ce monsieur.

TURQUET, saluant.

Madame... madame...

À part.

Séduisante créature !...

JEANNE, allant à lui.

Je suis désolée de ce qui arrive, monsieur ; je suis partie un peu précipitamment... et j’ai emporté...

TURQUET.

Ma clé, oui, madame, la clé de mon appartement, ce qui fait que je ne puis rentrer chez moi... et j’ai pris la liberté...

JEANNE.

Vous avez très bien fait, monsieur. Pauline, cette clé, donnez... Vous n’avez pas eu le temps de la porter, je suppose.

PAULINE, cherchant dans sa poche.

Non, bien certainement, je n’ai pas eu le temps... et je dois l’avoir là...

JEANNE.

Eh bien ! donnez donc...

TURQUET, en contemplation devant Jeanne.

Ah ! cherchez à votre aise, rien ne me presse, cherchez à votre aise.

PAULINE.

C’est que je ne la trouve pas. Je l’aurai probablement oubliée dans la cuisine ; ah ! c’est cela.

JEANNE.

Eh bien ! allez, alors ; allez la chercher.

PAULINE, à part.

Coquard n’est peut-être pas encore parti.

Elle sort par la première porte de droite.

 

 

Scène V

 

TURQUET, JEANNE

 

Jeanne indique un siège Turquet, et s’assied à droite.

TURQUET, prenant une chaise et s’approchant sans s’asseoir.

Non certes, rien ne me presse... Je suis célibataire, madame, je suis célibataire... et pour rentrer dans mon appartement solitaire, le plus tard est toujours le mieux. C’est une chose cruelle que l’isolement, madame ; se dire : je suis seul sur la terre ; dans l’univers il n’est personne...

JEANNE, l’interrompant.

Oui, sans doute, monsieur, cela est pénible... mais ce qui m’étonne, c’est que vous ayez su qui j’étais et où je demeurais... Comment avez-vous pu ?...

TURQUET, s’asseyant.

De la façon la plus simple, madame. C’est moi qui ai eu l’honneur de vous mettre en voiture, quand vous êtes sortie de chez le pharmacien.

JEANNE.

Vous ?...

TURQUET.

Oui, madame. Vous étiez fort troublée et il est tout simple que vous ne vous rappeliez pas...

JEANNE, le regardant.

Mais pas du tout.

TURQUET.

C’est moi qui ai eu l’honneur de vous demander votre adresse pour la redire au cocher. Vous m’avez répondu, un peu sèchement même : C’est inutile, il la sait déjà. Alors, j’ai dit au cocher : « Il paraît que vous savez l’adresse. » Il m’a répondu : « Oui, oui, rue d’Amsterdam, 33. »

JEANNE.

Mais pourquoi à ce moment ne m’avoir pas redemandé votre clé ?

TURQUET, se levant avec énergie.

Ma clé... ma clé... eh ! j’y pensais bien à ma clé en ce moment !... Penser à ma clé quand j’avais sous les yeux, pâle, agitée, tremblante, une femme jeune et belle !...

JEANNE.

C’est bien, monsieur, c’est bien.

TURQUET, avec une énergie croissante.

Mais j’aurais été un barbare, madame, un Turc, un vandale, un sauvage, si, en un tel moment, j’avais pu songer à ma clé !

JEANNE.

Calmez-vous, monsieur, calmez-vous.

TURQUET, toujours avec violence.

On voit bien que vous ne me connaissez pas, madame !

JEANNE.

Non, monsieur, pas du tout.

TURQUET, avec le plus grand calme, se rasseyant.

Quand vous me connaîtrez mieux...

JEANNE, l’interrompant, et se levant.

Je suis désolée, monsieur, de vous faire ainsi attendre. Je ne sais ce que devient ma femme de chambre.

Elle fait sonner le timbre qui est sur le bahut de droite.

TURQUET, se levant et remettant sa chaise à gauche.

Je vous ai dit, madame, qu’il n’y avait pas d’homme moins pressé que moi.

JEANNE.

C’est qu’il se fait un peu tard.

Entre Pauline par la première porte de droite.

 

 

Scène VI

 

TURQUET, JEANNE, PAULINE

 

JEANNE.

Eh bien ? cette clé, Pauline ?

PAULINE.

Mon Dieu ! cette clé... madame, je ne la trouve pas.

À part.

Coquard était parti...

JEANNE.

Comment, vous ne la trouvez pas ?

PAULINE.

Non, madame, et voilà probablement ce qui sera arrivé. Je n’étais pas seule quand madame est rentrée.

JEANNE.

Et avec qui étiez-vous ?

PAULINE.

Avec... avec ma cousine Julie Coquard, et quand madame est rentrée chez elle, j’ai conté à ma cousine l’histoire de la clé, et je lui ai dit : « Puisque tu t’en iras, tu pourrais bien m’éviter une course... » et quand je suis retournée dans la cuisine tout à l’heure, ma cousine était partie et la clé n’était plus là... ce qui me fait supposer que ma cousine l’aura emportée pour la reporter.

TURQUET.

Cela est évident... Me voilà bien, moi, sans clé !

JEANNE.

Elle est chez ce pharmacien, monsieur.

TURQUET.

Chez ce pharmacien ! mais il est minuit, madame, et je suis à pied, et il pleut à verse, et je n’ai pas de parapluie, et j’habite Courbevoie, et le dernier train part à minuit et demi, et s’il me faut maintenant courir chez ce pharmacien... je n’ai pas des jambes de cerf, moi, et je manquerai le train.

JEANNE.

Je suis désolée, monsieur, mais Pauline va courir... Va vite, Pauline, va vite.

PAULINE.

Oui, madame, je vais...

À part, en remontant.

Le diable l’emporte, celui-là, avec sa clé !

Elle sort par le fond.

 

 

Scène VII

 

TURQUET, JEANNE

 

TURQUET, changeant tout de suite de ton, dès qu’il est seul avec Jeanne.

Je vous demande pardon, madame, de m’être laissé aller à ce mouvement d’impatience.

JEANNE.

Cela se comprend à merveille, monsieur, mais Pauline sera ici dans un quart d’heure. Le chemin de fer est à deux pas, vous ne manquerez pas le train.

Elle passe à gauche.

TURQUET, tout à fait apaisé.

Eh ! mon Dieu, je le manquerais, le mal ne serait pas grand. Mon intérieur est si triste, madame !

JEANNE.

Vous m’avez déjà parlé de cela, monsieur.

TURQUET.

Et de quoi parler ?... Une vieille bonne, un chien, deux chats... voilà tout ce qui me sert d’escorte dans la vie... je suis extrêmement malheureux, madame. Mon histoire, d’ailleurs, est très simple et je puis vous la dire en deux mots. Voulez-vous que je vous dise mon histoire en deux mots ?

JEANNE.

Eh ! mon Dieu ! cela ou autre chose.

Elle s’assied à droite du guéridon.

TURQUET.

Entré dans les affaires en 1838, je me disais : mon bonhomme, la vie est courte... tu vas travailler dur et faire la pelote... mais quand tu auras douze mille livres de rente, pas un sou de plus, pas un sou de moins, bonsoir la compagnie ! Au bout d’une quinzaine d’années, je les avais mes douze mille livres de rente !

JEANNE.

Mon compliment, monsieur.

TURQUET.

Mais je découvre avec désespoir qu’en 1855 je n’aurais pas pour douze mille francs le quart de ce que j’aurais eu en 1838. – Je me dis alors : mon bonhomme, tu n’auras rien du tout pour douze mille francs... il t’en faut vingt-cinq mille. En route, Turquet, en route ! – Et je suis reparti du pied gauche. – Enfin, il y a six mois, le 1er janvier 1869, je fais mon compte... les vingt-cinq mille livres de rente y étaient !

JEANNE.

Ah !

TURQUET.

Je me suis retiré des affaires... et, huit jours après, le ciel se déclarant pour moi, je fis la rencontre d’une jeune fleuriste...

JEANNE, se levant.

Monsieur !

TURQUET, continuant.

Rose Bordier...

JEANNE, remontant à droite.

Mais, monsieur...

TURQUET, la suivant.

Pourquoi ne me permettriez-vous pas de vous dire qu’on la nommait Rose Bordier ?

JEANNE, à part.

Au fait... pourquoi l’empêcher ?... Ce n’est qu’un original...

TURQUET.

Tout alla bien, madame. Oui, madame, j’ose dire que tout alla bien et très bien même, jusqu’au jour,-il y a six semaines de cela, c’était le 17 mai,

Avec une grande violence.

jusqu’au jour où je découvris chez Rose Bordier une paire de bretelles.

JEANNE.

Mais je ne vois là rien...

TURQUET.

Ah ! vous ne voyez rien... mais ces bretelles, madame, il y avait un homme dessous !

JEANNE, avec une grande envie de rire.

Ah !...

TURQUET.

Je les vois encore, ces funestes bretelles... rouges et bleues... Ah ! madame, ce fut une scène terrible ! – Sortez, dis-je à l’homme aux bretelles, sortez, ou bien... ou bien ? me dit-il froidement. Ou bien, lui répondis-je avec la dernière violence, ou bien... je sors moi-même ! Eh bien, sortez ! – Et j’allais sortir, quand, m’adressant à Rose Bordier : Voyons, Rose, de lui ou de moi, qui choisissez-vous ? – Je vous aurais bien gardés tous les deux, dit-elle, mais puisqu’il faut choisir, c’est lui que je garde. – Et elle désigna l’autre, l’homme aux bretelles ! – Moi, là-dessus, je partis... et, depuis, je promène dans la vie une sombre mélancolie. J’ai pourtant 25 000 francs à dépenser tous les ans. On peut être aimé très convenablement à ce prix-là. Je veux aimer ! je veux qu’on m’aime !...

Avec exaltation.

Voulez-vous m’aimer, madame ?

JEANNE, effrayée.

Moi, monsieur ?...

À part.

Ah ! voilà qu’il me fait peur maintenant !

Rentre Pauline par le fond.

Ah ! Pauline, la clé !... vite, la clé !...

 

 

Scène VIII

 

TURQUET, JEANNE, PAULINE

 

PAULINE.

Ah ! mon Dieu, je ne l’ai pas, madame, je ne l’ai pas.

JEANNE.

Comment, tu ne l’as pas ?...

PAULINE.

Non, je suis allée chez le pharmacien...

JEANNE.

Et on n’a pas vu ta cousine ?

PAULINE.

Non, madame, et c’est bien étonnant, car c’était sur son chemin pour rentrer à la caserne.

JEANNE.

Comment, à la caserne ?

PAULINE.

Je veux dire chez ses maîtres.

TURQUET, avec beaucoup de calme, sa montre à la main, allant à Jeanne.

Minuit cinquante-cinq, le dernier train part à l’instant, madame.

JEANNE.

Je suis désespérée, monsieur, mais vous voyez bien...

TURQUET.

Ma clé, madame, il me faut ma clé.

JEANNE, allant à Pauline, bas.

Pauline, il faut absolument que tu me débarrasses de ce monsieur. Il me fait peur !

PAULINE, bas à Jeanne.

Il ne me fait pas peur, à moi... attendez.

Haut.

Mon Dieu, madame, s’il n’y a plus de train pour Courbevoie, il y a une chose à faire : madame peut très bien offrir à monsieur la chambre de monsieur.

TURQUET, à part.

Comment, la chambre de monsieur ?

JEANNE.

Ah ! c’est juste... la chambre de mon mari... là, de ce côté.

Elle indique la deuxième porte à droite.

TURQUET.

Comment, de votre mari ?... Vous êtes mariée, madame ?

JEANNE.

Mais certainement, monsieur, je suis mariée.

TURQUET.

Mais on le dit alors, madame, on le dit... Vous me laissez aller, aller, aller, et puis, tout d’un coup, vous me dites... Et où est-il donc, monsieur votre mari ?

JEANNE, avec un peu de colère.

Mais, monsieur...

PAULINE, bas à Jeanne.

Ne vous fâchez pas, madame... laissez-moi faire.

Haut à Turquet.

Monsieur est en voyage... en voyage pour quelques jours.

TURQUET, à part.

Un mari... en voyage... oh ! oh !

Haut.

Mais j’accepte, j’accepte, s’il n’y a pas d’indiscrétion.

JEANNE.

Aucune indiscrétion... Bonsoir alors, monsieur, je rentre chez moi...

TURQUET.

Bonsoir, madame.

JEANNE.

Pauline va vous installer et puis demain... prenez-vous quelque chose le matin ?

TURQUET.

Mon Dieu, un peu de chocolat.

JEANNE.

C’est fort bien... un peu de chocolat... on vous fera un peu de chocolat... bonsoir, monsieur.

TURQUET.

Bonsoir, madame.

Jeanne sort par la deuxième porte de gauche et on entend le bruit d’une serrure qui se ferme.

 

 

Scène IX

 

PAULINE, TURQUET

 

TURQUET, à part.

Elle s’enferme... à double tour. Ah çà ! est-ce que ce serait sérieux, ce mari ?

Haut à Pauline.

Mademoiselle...

PAULINE.

Monsieur ?

TURQUET.

Dites donc, ce mari...

PAULINE.

Eh bien ! quoi ?

TURQUET.

Eh bien, ce mari... est-ce qu’il existe, ce mari ?

PAULINE.

Monsieur ? monsieur ? Mais je crois bien qu’il existe... et voilà son portrait à monsieur...

Elle montre le portrait de Moulineau, puis allant ouvrir la deuxième porte de droite.

Et voilà sa chambre, à monsieur... et... attendez un peu...

Elle entre dans la chambre.

TURQUET, regardant le portrait.

Le fait est que ça a tout à fait l’air d’un mari.

PAULINE, revenant avec une robe de chambre et des pantoufles.

Et voilà sa robe de chambre à monsieur... et les pantoufles à monsieur...

Elle donne tout cela à Turquet.

Et maintenant faites comme chez vous... Bien le bonsoir, monsieur, je vous apporterai demain matin votre chocolat.

Elle sort par la première porte de droite.

 

 

Scène X

 

TURQUET, seul, avec la robe de chambre sur le bras et les pantoufles à la main

 

Ce qu’il a de bête dans tout ça, c’est que j’habite réellement Courbevoie et que j’ai manqué le dernier train, et que je suis peut-être tombé vraiment chez une honnête femme, et que je vais passer une nuit absurde... une nuit absurde !... Si je m’en allais ?...

Regardant à sa montre.

Une heure du matin... et il pleut à torrents... Ah ! bah... restons... la bataille est perdue ce soir... mais peut-être bien que demain, après le chocolat...

Il dépose les pantoufles à terre.

La chambre du mari... je n’en veux pas de la chambre du mari. Je vais m’installer ici. La robe de chambre... ah ! je puis bien la mettre, sa robe de chambre...

Il ôte son paletot qu’il pose sur une chaise à gauche et met la robe de chambre.

Est-elle vraiment mariée ?... Ce qui est certain, c’est qu’elle s’est bien enfermée... crac !... crac !... deux tours... La femme de chambre était assez gentille... ah ! mais prrrrit !... elle s’est sauvée... Quelle drôle d’aventure ! Dieu ! que j’ai soif !...

Voyant une carafe sur le bahut de droite et allant la prendre.

Ah ! une carafe... Pas une goutte d’eau... ah ! je meurs de soif !... je trouverai de l’eau dans la salle à manger... Ça doit être par-là, la salle à manger...

Il désigne la première porte de gauche.

À tout hasard. Par la même occasion, je me rendrai compte des dispositions de l’appartement.

Il a ouvert la porte.

Oui, ce doit être par là... quelle drôle d’aventure !... Elle me va bien, cette robe de chambre !

Il sort, emportant la bougie et la carafe. Obscurité. Moulineau entre par le fond. Il porte une petite valise et un sac de nuit qu’il déposé à tâtons sur un fauteuil au fond, à droite de la porte.

 

 

Scène XI

 

MOULINEAU, seul

 

Il est entré sur la pointe des pieds et se dirige vers la porte de la chambre de sa femme. Il regarde par le trou de la serrure.

Elle est toute seule... dans un fauteuil... lisant... toujours seule...

Venant sur le devant.

Je n’arrive pas d’Angoulême, je viens des Batignolles. J’ai loué là un petit appartement meublé de 1 200 francs, et, tous les huit jours, je vais aux Batignolles... puis, tout d’un coup, au bout de douze, vingt-quatre, trente-six, quarante-huit heures, je quitte les Batignolles et je rentre ici, de jour, de nuit, sans prévenir, sans crier gare... Et je la trouve toute seule, toujours toute seule !... Et cela fait mon bonheur, parce qu’elle est charmante, ma femme, et parce que je l’adore, ma femme. Ah ! comme je l’aime !...

Il allume une bougie sur le bahut de droite.

C’est-à-dire que j’en suis idiot... car c’est idiot, je n’en disconviens pas, la jalousie poussée à ce point !... Oui, mais aussi, c’est bon d’habiter Paris et de pouvoir se dire : Ma femme est honnête, ma femme est fidèle... Et toi, Moulineau, l’es-tu fidèle ? Eh bien, non, je ne le suis pas... mais tout ça, c’est la conséquence de l’ardent amour que j’ai pour ma femme. Je m’ennuyais comme ça tout seul, dans mon appartement meublé des Batignolles... Je suis quelquefois forcé d’y faire des stations assez longues... Alors, dame... j’y ai installé une fleuriste... Je ne l’aime pas... oh ! non, mais enfin ça m’aide toujours à passer le temps... Allons, il faut me débarrasser de mon costume de voyage... et puis... et puis... et puis j’irai lui dire bonsoir, à ma chère petite femme.

Voyant ses pantoufles au milieu du salon.

Tiens ! pourquoi mes pantoufles sont-elles là ? Elle est bien bonne !...

Il les prend et sort par la deuxième porte de droite. Turquet rentre immédiatement par la première porte de gauche.

 

 

Scène XII

 

TURQUET, puis MOULINEAU

 

TURQUET, seul,  porte sa bougie et un verre et s’assied à gauche du guéridon, sur lequel il pose verre et bougie.

Je me suis fait un excellent petit grog au kirsch. – J’ai trouvé du citron, du sucre, tout ce qu’il me fallait. Quelle drôle d’aventure !...

Remuant son grog.

Je commence à prendre mes petites habitudes ici. – Elle me va très bien, la robe de chambre.

Se levant.

Je vais mettre les pantoufles.

Il les cherche du regard.

Je croyais les avoir placées là... Je ne les ai pas remises dans la chambre, par hasard ?...

Il va à la chambre de Moulineau sa bougie à la main, ouvre la porte et reste ébahi. Pas un cri... immobile... puis tout d’un coup il recula stupéfait. Moulineau sort de la chambre en manches de chemise, avec les pantoufles, des bretelles rouges et bleues et sa bougie à la main. Il regarde Turquet d’un air de triomphe. Petite marche silencieuse de Moulineau sur Turquet. Moulineau tenant d’une main les coins d’un madras qu’il était en train de mettre sur sa tête et Turquet reculant devant lui.

MOULINEAU, éclatant.

Un homme chez moi, dans ma chambre...

Il pose sa bougie sur le bahut de droite.

TURQUET, qui n’a cessé de regarder les bretelles.

Les bretelles !... Il a les bretelles !...

Il remet sa bougie sur le guéridon.

MOULINEAU.

Ton nom ?

TURQUET.

Le tien ?

MOULINEAU.

Pourquoi as-tu celte robe de chambre ?

TURQUET.

Pourquoi as-tu ces bretelles ?

MOULINEAU.

Tu es l’amant de ma femme !

TURQUET.

Tu es l’amant de Rose Bordier !

MOULINEAU.

Expliquons-nous.

TURQUET.

Je ne demande que ça.

MOULINEAU.

Que faites-vous ici, chez moi ?

TURQUET.

Chez vous... C’est le mari !... Il y en avait un !

MOULINEAU.

Mais certainement, je suis le mari.

TURQUET.

Ah ! tu es le mari et tu as les bretelles !... Oh ! ma vengeance !... ma vengeance !

Il arrache avec violence les brandebourgs de la robe de chambre.

MOULINEAU.

Voulez-vous bien ne pas arracher mes brandebourgs.

TURQUET, continuant.

Ne pas les arracher... tiens... voilà le cas que j’en fais, de tes brandebourgs !...

MOULINEAU.

Mais qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?

TURQUET.

Ce que c’est que cet homme-là ?... Te souviens-tu de la matinée du dix-sept mai ?... C’était chez Rose Bordier... tu avais ces bretelles... mais regarde-moi donc... Turquet, le gros Turquet, Turquet de Courbevoie, celui que tu as fait flanquer à la porte... C’est moi... ne me reconnais-tu pas ?

MOULINEAU.

Oui... oui, je te reconnais. Mais ne crie pas si fort !...

TURQUET.

C’est toi qui m’as pris Rose Bordier !... Alors qu’ai-je fait, moi ? Je n’ai rien dit... je te l’ai laissée, Rose Bordier.

MOULINEAU.

Reprends-la... Tu la trouveras aux Batignolles, 22, cité des Fleurs.

TURQUET.

Non, non, je n’en veux plus... je n’en ai plus besoin, j’ai mieux que cela... Je me suis vengé... J’ai creusé sous les pas une mine souterraine et par cette mine j’ai pénétré dans la maison ; j’ai semé l’or à pleines mains, j’ai corrompu les gens.

MOULINEAU.

Je n’ai qu’une bonne.

TURQUET.

J’ai corrompu ta bonne... et je suis arrivé jusqu’à la femme, et elle est jolie ta femme, et je l’aime la femme, et elle m’adore, ta femme !

MOULINEAU.

Tu mens... tu mens...

TURQUET.

Ah ! je mens... mais si ce que je dis n’était pas la vérité, comment serais-je chez toi... chez toi... à une heure du matin...dans la robe de chambre... buvant ton kirsch ?... Tiens... comme je le bois, ton kirsch !

Il avale son grog.

MOULINEAU.

Bois mon kirsch... mais rends-moi ma robe de chambre.

Il lui retire la robe de chambre et la met, pendant que Turquet remet son paletot.

Je te répète que tu mens... et nous allons bien voir.

Il se précipite sur la porte de la chambre de sa femme.

Ouvrez, madame, ouvrez !

Turquet passe à droite.

 

 

Scène XIII

 

TURQUET, MOULINEAU, JEANNE

 

JEANNE, entrant par la deuxième porte de gauche.

Ah ! c’est vous... mon ami... vous voilà de retour... Quel bonheur !...

MOULINEAU.

Ne me touchez pas, madame, et regardez cet homme. Le connaissez-vous ?

JEANNE.

Mais oui... je le connais...

MOULINEAU.

Ah ! vous le connaissez ?... Ainsi vous avouez...

JEANNE.

Quoi donc, mon ami ?

MOULINEAU.

Que cet homme est votre amant !...

JEANNE.

Lui !... jamais de la vie !...

MOULINEAU.

Il a avoué, lui, il a avoué !

JEANNE, à Turquet.

Comment, monsieur ?...

TURQUET, balbutiant.

Mon Dieu, madame... j’ai peut-être dit quelque chose comme ça...

MOULINEAU.

N’essayez pas de vous rétracter... Son amant... son amant... vous l’avez dit.

JEANNE, à Moulineau.

Mais, mon ami...

MOULINEAU.

Ne me touchez pas ! je vous ai déjà dit de ne pas me toucher !... Et puis, pas de scènes de mélodrame, n’est-ce pas ?... Je ne suis pas, moi, de ces maris qui se rebiffent contre leur destinée. Vous l’aimez, elle vous aime... c’est bien !... c’est très bien !... soyez heureux... Je me retire, je retourne à Batignolles.

JEANNE, courant à lui.

Alfred !... Alfred !...

MOULINEAU.

Ne m’appelez pas Alfred !... Vous n’avez plus le droit de m’appeler Alfred !... Une séparation, c’est ce que vous voulez pour aller vivre avec votre amant !

Regardant Turquet.

Ah ! je ne vous en fais pas mon compliment. Eh ! bien, soit, nous nous séparerons... Il faut un scandale public pour cela ?... des témoins ?... je vais en chercher. Pauline, Pauline... je vais chercher Pauline.

Il se dirige vers la droite.

JEANNE, courant à lui.

Mon ami !... mon ami !...

TURQUET, de même.

Monsieur !... monsieur !...

MOULINEAU, les repoussant tous les deux.

Laissez-moi ! laissez-moi !

Il sort par la première porte de droite.

 

 

Scène XIV

 

TURQUET, JEANNE

 

JEANNE.

Mais vous m’avez perdue, monsieur !

TURQUET.

Sans le vouloir, madame... C’est la colère qui m’a emporté.

JEANNE.

Pourquoi la colère ?

TURQUET.

Comment pourquoi !... Mais l’homme aux bretelles... c’était lui, l’homme aux bretelles !

JEANNE.

Quoi, celui qui vous a pris la fleuriste ?

TURQUET.

C’est lui, madame !... c’est lui ! Il l’a logée aux Batignolles !

JEANNE.

Ah ! le monstre !

TURQUET.

Alors moi, pour me venger... Eh ! mais si, vous aussi, vous vouliez vous venger... Je suis là après tout.

JEANNE.

Taisez-vous, monsieur, taisez-vous !

TURQUET.

Il y a en moi trente années de passion contenues, étouffées, refoulées !... Voulez-vous que tout ça fasse explosion, madame ?... dites, voulez-vous que j’éclate ?...

JEANNE, vivement.

Non, non, monsieur, je vous en prie !...

Rentre Moulineau éperdu par la première porte de droite.

 

 

Scène XV

 

TURQUET, JEANNE, MOULINEAU, puis COQUARD et PAULINE

 

MOULINEAU.

Un dragon !... un dragon qui veut me tuer !... Il y avait un dragon chez Pauline !

JEANNE.

Comment, un dragon ?...

Entre Coquard, le sabre à la main.

COQUARD.

Où est-il ? où est-il ?

Moulineau met Turquet devant lui.

PAULINE, entrant derrière Coquard à Jeanne.

Il doit m’épouser, madame, c’est mon promis. Il s’était caché, au lieu de partir...

Elle passe près de Coquard.

COQUART, exaspéré, à Moulineau.

Qu’est-ce que vous veniez faire à une heure du matin dans la chambre de Pauline ?

PAULINE.

Mais c’est la clé...

À Moulineau.

N’est-ce pas, monsieur, c’est la clé que vous veniez chercher ?...

MOULINEAU, ahuri.

Quelle clé ?

TURQUET.

La mienne.

COQUARD, tirant la clé de sa poche.

C’est la clé !... Eh bien, il fallait le dire... la voilà, la clé.

Il la donne à Pauline.

MOULINEAU.

Mais qu’est-ce que tout ça ?

JEANNE, allant prendre la clé des mains de Pauline et revenant près de son mari.

Rien de plus simple, mon ami.

Montrant Turquet.

Monsieur était venu réclamer ici la clé d’un petit appartement des Batignolles... d’un appartement où demeure une fleuriste... Il paraît que cette clé se trouve ici... je ne sais trop comment...

MOULINEAU, à part.

Aïe !... je suis pris !... on s’est joué de moi...

JEANNE, montrant la clé.

Et il paraît que la voilà, cette clé !...

MOULINEAU.

Ah ! Jeanne... ah ! monsieur Turquet de Courbevoie... vous m’avez bien fait souffrir.

JEANNE, à Turquet, lui remettant la clé.

Eh bien, monsieur, prenez la, votre clé.

MOULINEAU.

Non, ce n’est pas celle-là...

Il tire une clé de sa poche.

La voici, Jeanne, la voici, la clé de l’appartement des Batignolles.

Il la remet à Jeanne qui, tout en se laissant embrasser par Moulineau, passe la clé à Turquet.

TURQUET, prenant la clé, à part.

Ma foi, je vas y aller ; – c’est moins loin que Courbevoie.

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