L’Entrevue (Ferdinand DE VILLENEUVE - Michel MASSON - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)

Sous-titre : les deux impératrices

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 28 janvier 1831.

 

Personnages

 

JOSÉPHINE, impératrice des Français

LA COMTESSE DE HALBERG

MADAME DE CHEVREUSE, première dame d’honneur de l’impératrice Joséphine

MADEMOISELLE D’ESTAING, fille d’honneur de l’impératrice

RENAUD, sergent de grenadiers dans la garde impériale

PIERRE, garçon jardinier de la Malmaison

BŒTLY, sa femme, chargée de la surveillance de la bergerie du parc

DAMES de la suite de l’impératrice

 

La scène se passe à la Malmaison, vers le milieu de l’an 1811.

 

Le théâtre représente une partie du parc ; au fond est un canal, à la gauche du spectateur, sur le premier plan, un pavillon fermé ; à droite un bosquet avec un siège et une table de jardin.

 

 

Scène première

 

PIERRE, BŒTLY

 

PIERRE.

Il faut avouer, madame mon épouse, que vous avez un bien mauvais caractère... on ne peut pas vous faire un peu de peine sans que vous vous mettiez tout de suite à pleurer... Si vous croyez que vous êtes jolie avec des yeux rouges, vous vous abusez, ma chère amie.

BŒTLY.

Il vaut encore mieux être laide que d’être ingrate, entendez-vous, monsieur Pierre ? mais vous n’avez jamais su ce que c’était que d’avoir de l’attache...

PIERRE.

Bœtly, pas de provocations aux scènes de ménage, s’il vous plaît... vous savez que quand ça va mal, ça va mal !

BŒTLY.

Qu’est-ce qui a donné une pension à vot’ père, il y a dix ans ?

PIERRE.

C’est Sa Majesté l’impératrice Joséphine, lors de son voyage en Suisse, donc...

BŒTLY.

Qu’est-ce qui nous a fait venir de not’ canton pour vous donner, à vous, la place de premier garçon jardinier de la Malmaison, et à moi la surveillance de la bergerie du parc ?

PIERRE.

Toujours Sa Majesté l’impératrice Joséphine.

BŒTLY.

Qu’est-ce qui nous a mariés et bien dotés à sa fête, il y a deux ans ?

Air du Péage du châtelain (d’Amédée de Beauplan).

N’est-c’ pas encore l’impératrice ?
Qu’est-c’qui protégea notre amour
Et nous rendit en ce séjour
Notre beau chalet ? de la Suisse ?
C’est encore notre protectrice.
Après tant d’ bienfaits maintenant,
Vous voulez la quitter pourtant.
(bis)
Vous d’vez descendre au fond d’votre âme,
Vous d’vez vous rap’ler sa bonté
Et fair’ le bonheur de vot’ femme
Par égard pour Sa Majesté.

PIERRE.

Mais si j’veux avoir la place de garçon jardinier, qu’est vacante aux Tuileries, c’est pour être près de l’empereur... ça n’sort pas du ménage... après ça, tu me diras que l’empereur n’est plus le mari de sa femme... attendu que Sa Majesté Napoléon s’a divorcée, qu’elle s’a remariée... mais, est-ce que ses affaires de famille me regardent ? Il fait ce qu’il veut le grand homme, moi, je me contente de l’admirer et de marcher sur ses traces.

Il se promène d’un air important, les mains derrière le dos.

BŒTLY.

Oui, et de le singer.

PIERRE.

Vous croyez rire, Bœtly, mais on m’a toujours dit que l’empereur avait quelque chose de moi, et j’ai lieu de le croire ; d’abord il moissonne les lauriers partout... et moi j’en cueille quelquefois quand c’est la saison... ensuite j’élève des grenadiers... dans mon jardin, s’entend...

Air : Vaudeville du Premier Prix.

Aussitôt que le soleil brille
Pour embellir c’t’ habitation,
J’ les fais ranger là d’vant la grille,
Et l’été j’ les laisse en faction.
Ceux d’ l’emp’reur toujours en service
D’eux sans doute ont plus fait parler,
Les miens font moins bien l’exercice,
Mais au moins je n’ les laiss’ pas g’ler.

BŒTLY.

Eh bien ! qui vient donc là ?

PIERRE.

Eh ! c’est le sergent qui commande le poste et avec qui j’ai renoué connaissance en buvant la goutte à Marly... Il n’est pas gêné... il se promène dans le parc.

BŒTLY.

Ah ! mon Dieu, Pierre, j’ai oublié de te dire aussi, tu me fais toujours des querelles.

PIERRE.

Il vient par ici ! c’est lui qui m’a appris qu’il y avait une place vacante aux Tuileries.

BŒTLY.

Lui !...

 

 

Scène II

 

PIERRE, BŒTLY, RENAUD

 

RENAUD, entre en chantant.

Air.

Les Kinserliks sont isolés,                    } (bis.)
Courant partout sans savoir où aller, }
À deux lieues de Vienne étant arrivés
Leur empereur cherche à se sauver,
De la peur qu’il a
Il dit à Murat :
Qu’s’il voulait la paix, il allait la signer ;
Les Français vont s’en retourner
En France couverts de lauriers.

Deuxième couplet.

Qui a composé la chanson ?           } (bis.)
C’est un dragon z’étant en prison }
Pour avoir mange
Du canard privé.
Encore a fallu qu’il l’aurait payé,
Il a composé la chanson
En l’honneur de Napoléon.

À Pierre.

Bonjour, conscrit...

PIERRE.

Bonjour, M. Renaud ; qu’est-ce que vous venez faire ici ?

RENAUD.

Ça ne te regarde pas, pékin.

PIERRE.

Est-il bon enfant ?

RENAUD, regardant Bœtly.

Quiens ! qu’est-ce que c’te petite brunette ?

PIERRE.

Ça ?... c’est rien, militaire, c’est ma femme...

RENAUD.

Eh ! mais effectivement, c’est la petite Bœtly ; est-ce que vous ne me reconnaissez pas ?

BŒTLY.

Moi ?

RENAUD.

Antoine Renaud.

PIERRE, à Bœtly.

R’connais le donc !

RENAUD.

Qui était en garnison à Besançon quand vous y avez passé.

PIERRE, à Bœtly.

Veux-tu bien le reconnaître tout d’ suite ?

BŒTLY.

M. Renaud qui nous contait de si drôles d’histoires ?

PIERRE.

Oui ! ses batailles... elle appelle ça des drôles d’histoires... c’étaient ses batailles à c’t’ homme !

BŒTLY.

Dame ! vous n’avez plus le même uniforme.

RENAUD.

C’est que, voyez-vous, mon enfant, dans ce temps-là on était dans la ligne... gobe-choux... brûle-pavé... soldat de fatigue... maintenant on est dans la garde, d’ service auprès du patron... et faisant sa faction dans le château, au milieu des chambellans et des rois.

PIERRE.

Au milieu des roués... vous voulez dire des rois ?

RENAUD.

Oui, des rouais ; au dernier mariage, il y en avait un tas dans la salle des maréchaux... que j’ai été obligé de leur dire : Messieurs, s’il vous plaît, pas de rassemblements... vous empêchez le service.

PIERRE.

Vous leur avez dit ça... et vous voyez souvent l’empereur ?

RENAUD.

Qui ça, Jean-d’-l’Épée ?... Tous les jours, quand nous sommes de garde... nous lui présentons : Armes ! et il passe... Bon enfant !

PIERRE.

Et il vous connaît ?

RENAUD.

Oui, il sait mon nom.

PIERRE.

Vot’ nom de Renaud... voulez-vous me permettre de vous embrasser ?

RENAUD.

Non, j’aime mieux embrasser vot’ femme.

PIERRE.

Ah ! embrassez-là... Tu peux te laisser embrasser, Bœtly... L’empereur sait son nom !... c’est pas l’embarras, il me connaît aussi, moi, ce grand homme ; est-ce qu’il ne daigne pas venir quelquefois se promener dans les allées du parc ? Mon Dieu ! quand donc que j’ serai employé aux Tuileries ?

BŒTLY.

Est-il ambitieux !

PIERRE.

Eh ! bien oui, je le suis ! Et pourquoi pas ? l’empereur l’est bien.

RENAUD.

Eh ben oui, mais l’Empereur n’est pas bête, lui.

PIERRE, riant.

Oh ! guernadier malin... je comprends ce que vous voulez dire, allez.

RENAUD.

Quant à vot’ place de garçon jardinier des Tuileries, vous ne pouvez pas y songer... parce que celui qui l’occupait et qui est défunt, a laissé une fille, et le père Thouin, le maître jardinier, qui est un bon homme, a dit qu’on n’aurait la place qu’en épousant la fille.

BŒTLY.

Nà... entendez-vous ?

PIERRE.

Eh ! bien, mais, tiens, tiens, tiens, le guernadier me donne là une idée.

BŒTLY.

Comment, une idée, qu’est-ce que c’est que c’t’idée ? je veux le savoir.

PIERRE, avec gravité.

Vous le saurez, Bœtly... peut-être... plus tard...

BŒTLY.

Tout d’ suite !... Ah ! si je croyais que... je t’arracherais les yeux.

PIERRE.

Bœtly ! Bœtly, je vous défends de vous porter jamais à ce genre d’extrémités.

RENAUD, se plaçant au milieu d’eux.

Du calme, ventrebleu !

Les prenant tous les deux par dessous le bras.

Bœtly, vous êtes un enfant... Vous, Pierre, vous êtes, je vous l’ai déjà dit... il ne faut pas se répéter.

PIERRE.

Oui, M. Renaud.

RENAUD.

Vous resterez tous deux à la Malmaison, près de l’ancienne... On dit que c’est une brave femme... moi, je n’ la connais pas... mais j’aurais pas été fâché de faire sa connaissance, parce qu’on dit aussi comme ça que l’Empereur ne lui refuse rien, et j’ai à lui communiquer un petit bulletin daté des Pyramides... Mais j’ai du malheur... Pour la première fois que je suis de garde à la Malmaison, la bourgeoise est absente.

PIERRE.

Absente ! l’impératrice !

BŒTLY, vivement.

Oui, oui, oui, absente ! elle est partie pour son château de Navarre.

RENAUD.

Cette nuit... c’est ce qu’on m’a dit.

PIERRE.

Pas possible !

BŒTLY, passant du côté de Pierre.

Mais si, c’est possible ! Veux-tu bien te taire, maudit bavard !

PIERRE.

Comment, elle est partie !

RENAUD.

Puisque je le tiens du concierge lui-même, un gros court, qu’a une petite voix... bel homme !... c’est pour ça que je me suis risqué un peu dans le parc... sans ça, comme on dit qu’elle s’y promène seule souvent, je n’aurais pas voulu m’y compromettre.

PIERRE.

Elle est partie !

À part.

Si l’impératrice fait des cachoteries avec moi, j’ai l’air d’être un étranger dans la maison, c’est inconvenant.

BŒTLY, bas, à Pierre.

Je t’expliquerai cela, mais sois discret.

PIERRE.

Ça ne s’ra pas difficile.

Musique.

On aperçoit l’impératrice dans le fond du théâtre, qui s’avance un livre à la main.

BŒTLY, bas, à Pierre.

Ah ! mon Dieu ! la voilà !

PIERRE.

Qu’est-ce que tu dis ?

Regardant.

Tiens ! c’est elle !

RENAUD.

C’est elle ?... Qui ?...

BŒTLY.

Oh ! rien... une dame du château.

Bas, à Pierre.

Ne dis mot, elle ne veut pas qu’on sache qu’elle est ici.

PIERRE, à Renaud.

Gueurnadier, de la tenue.

RENAUD.

Soyez donc tranquille... un sergent de la garde impériale... ça ne craint personne, et ça parle à tout le monde.

Il met la main à son bonnet.

 

 

Scène III

 

PIERRE, BŒTLY, RENAUD, JOSÉPHINE

 

JOSÉPHINE, à elle-même.

En vain, je m’efforce de chercher une distraction dans la lecture, que seule idée me préoccupe.

RENAUD.

Pardon, ma petite dame, si vous me voyez ici, je sais bien que je ne suis pas à mon poste.

JOSÉPHINE.

Qui êtes-vous, mon ami ?

PIERRE.

C’est un militaire... un brave homme au fond, mais qui n’a pas l’habitude de la société ; il désirait présenter une pétition à Sa Majesté l’impératrice Joséphine.

BŒTLY.

Oui, mais, il sait que Sa Majesté est partie pour son château de Navarre.

JOSÉPHINE.

Il suffit... cependant remettez-moi cette pétition, je me charge de la faire parvenir à son adresse.

RENAUD.

Vrai ?... vous vous en chargez ? mais c’est pas de l’eau-bénite de cour ? parce que je sais bien que les promesses, ça ne coute guère dans ce pays-là.

BŒTLY.

Ah ! mon Dieu, comme il lui parle !

RENAUD.

Mais, non, vous avez l’air d’une brave dame.

PIERRE, bas à Renaud.

Gueurnadier, un conseil : ne dites pas trop de bêtises, si ça vous est égal.

RENAUD.

Comment, vous aurez c’te bonté-là !... J’vas aller chercher l’papier qu’est resté dans ma capote, au poste.

À part.

Eh bien ! à la bonne heure, v’là une dame d’honneur qui n’est pas bégueule.

JOSÉPHINE.

Et c’est une récompense que vous sollicitez ?

RENAUD.

Pas pour moi, j’ai mon affaire :

Montrant sa croix.

la v’là, et c’est la main de Jean-de-l’Épée qui l’a placée où elle est... Ah ! c’est un fameux trait de l’Empereur.

JOSÉPHINE, avec intérêt.

Une belle action de l’Empereur, envers vous ?

RENAUD.

Oui, madame ; j’vois qu’vous avez bonne envie d’ la connaître... j’vas vous la dire.

À part.

Elle est curieuse, la dame d’honneur.

PIERRE, bas à Renaud.

Pas de choses trop lestes, militaire.

RENAUD.

Laissez donc... Imaginez-vous, madame, que la veille d’Austerlitz, je n’étais pas cousin avec l’Empereur.

JOSÉPHINE.

Comment ?

RENAUD.

Nous avions eu des raisons pour un potage.

PIERRE.

Pour un potage... par exemple !

RENAUD.

V’là ce que c’est : J’étais d’avant-poste, et qu’il y faisait froid et faim ! Pour le froid, on soufflait dans ses doigts et on battait la semelle... mais pour la faim, nous n’avions qu’une marmite et rien dedans. J’dis aux camarades : Il faut mettre le pot-au-feu, aujourd’hui, et qu’il soit bon. Les amis se mettent en route et bientôt nous avons un gigot et une éclanche... ça fait du bouillon tout d’ même... Mais le soldat français est sur sa bouche... Les camarades disent : Il faut des légumes, c’est de rigueur... On aperçoit un superbe champ de carottes... y reconnaît ça au feuillage ; mais il y avait d’sus un Prussien en sentinelle... Ça n’fait rien ; j’ajuste le Prussien, y descend, et ça nous produisit la légume désirée. C’est bien, mais c’était pas assez ; nous avions des gourmets, il fallut des poireaux... on en eût... Mais pardon, madame, j’entre peut-être dans des discours intempestifs, mais j’arrive au fait.

JOSÉPHINE.

Continuez !

RENAUD.

Nous croyons donc la marmite au grand complet, lorsque v’là qu’un difficile dit : Vot’ potage ne vaudra pas le diable, s’il n’y a pas un panais... Il faut un panais, j’en aurai un que j’dis ; allons camarades, en avant !... le champ de légumes est en face... C’ qui fut fait fut dit... quelques coups de fusils, quelques coups de baïonnettes... les Prussiens reculent, le panais est apporté en triomphe nous avons eu deux hommes tués, mais la soupe était bonne.

PIERRE.

Diable ! deux hommes tués pour un panais ; jolis cuisiniers !

BŒTLY.

Mais l’Empereur !

RENAUD.

Voilà... L’Empereur arrive et y s’ fâche. Qu’est-ce qui a commandé la soupe et l’affaire ? qu’il dit. – Mon Empereur, c’est moi. Eh bien ! qui m’dit, t’étais sur la liste pour avoir la croix, tu n’l’auras pas. – Je l’aurai, que j’lui réponds. – Tu n’l’auras pas, qui m’dit de r’chef. – Je l’aurai ! – Tu n’l’auras pas ! Et nous nous quittons fâchés.

PIERRE.

Ah ! ah !...

RENAUD.

Attendez, vous allez voir... Le lendemain, à Austerlitz, nous enfonçons la gauche... je fais des miennes... et après l’affaire, quand l’ancien passe devant le régiment... je sors du rang, je lui plante sous le nez un drapeau autrichien... Je l’aurai, que je lui dis encore, et y m’répond : Tu l’auras... la v’là... je l’ai, et voilà comme dans ce pays-là les panais rapportent des croix d’honneur. C’est pour vous dire, madame, que si je demande une récompense, c’est pas pour moi, mais pour mon père.

Air : Vos Maris en Palestine.

En Égypte, à Sambre-et-Meuse,
Mon père a vu fuir l’enn’mi
De plus d’un’ bataill’ fameuse ;
Le pauvr’ bonhomme, aujourd’hui,
Porte un souvenir sur lui.
Traversant plain’s et montagnes,
Pour prix d’tant d’enn’mis vaincus,
Y n’rapporta, tout perclus,
Qu’un’ jamb’ de moins d’ses campagnes :
Y voudrait queuqu’ chos’ de plus.

Comme les vieux de la grande armée d’Italie ont de la mémoire, ils se souviennent d’avoir vu l’impératrice Joséphine dans leurs camps, ça encourage

JOSÉPHINE.

Vraiment... On se rappelle donc encore Joséphine ?

RENAUD.

Si on se souvient de l’ancienne !

BŒTLY, bas à Renaud.

Eh bien ! qu’est-ce que vous dites donc là ?

PIERRE, de même.

Oh ! par exemple... gueurnadier ! gueurnadier !

RENAUD.

De quoi... je réponds à madame, quand l’Autrichienne passe devant un factionnaire... on lui présente les armes, c’est la consigne on fait son service, mais voilà tout... Au lieu que l’autre, quand elle passait, c’était le cœur qui battait aux champs ; elle était Française, celle-là, mille tonnerres de !... non, non, pardon, excuse... c’est l’effusion du cœur, voyez-vous, je voulais dire seulement que...

JOSÉPHINE, souriant.

C’est bien, mon ami, vous me remettrez votre pétition... retirez-vous.

RENAUD.

Demi-tour à droite... serviteur, madame la dame d’honneur... je suis là au poste, et à l’heure de relevée, suffit.

À part et en s’en allant.

Je ne crois pas avoir fait là une mauvaise connaissance.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

JOSÉPHINE, PIERRE, BŒTLY

 

JOSÉPHINE.

Bœtly, tu n’as pas oublié mes instructions ?

BŒTLY.

Non, madame, tout le monde aujourd’hui doit vous croire absente de la Malmaison.

JOSÉPHINE.

Une jeune dame, la comtesse de Halberg, sera seule admise ici aujourd’hui pour visiter le parc et le château ; elle doit venir dans une voiture verte, sans armes ; Pierre, c’est vous qui serez chargé de la conduire partout ; vous éviterez l’allée qui touche à la grande pièce d’eau où toutes ces dames seront rassemblées pour une partie de pêche que j’ai commandée exprès, afin de les tenir éloignées... Je compte sur votre intelligence et sur votre discrétion.

PIERRE.

Suffit, Majesté.

À part.

Ma discrétion, ma discrétion !... je ne sais rien, et tout le monde me recommandé le secret.

BŒTLY.

Justement voici ces dames qui arrivent.

 

 

Scène V

 

JOSÉPHINE, PIERRE, MADEMOISELLE DE CHEVREUSE, MADAME D’ESTAING, SUITE

 

CHŒUR.

Air : Entendez-vous du bal. (Léonide.)

Quel plaisir ! quel beau jour !
Bientôt chaque barque légère,
Sillonnant la rivière
Va nous promener tour à tour.

JOSÉPHINE.

Je ne pourrai vous accompagner aujourd’hui, mesdames.

TOUTES.

Ah ! quel dommage !

JOSÉPHINE.

Personne ne s’est-il présenté ?

MADEMOISELLE D’ESTAING.

Le duc Maximilien, Madame, et il s’est retiré bien désolé, lorsqu’on lui annonça votre prétendue absence de la Malmaison ; il venait encore réclamer votre appui auprès de l’Empereur.

JOSÉPHINE.

Pauvre duc... Je sais que sa principauté de Lowenstein a disparu dans un traité de paix, dans une nécessité de limite... On lui doit un dédommagement.

MADEMOISELLE D’ESTAING.

ne l’obtiendra pas, il a un ennemi à la cour, auprès de l’empereur ; il est né prince allemand : jamais Marie-Louise ne lui pardonnera d’avoir servi la France contre l’Autriche.

JOSÉPHINE.

Ah ! si c’est là le ressentiment qu’elle a dans l’âme, je la plains.

MADEMOISELLE D’ESTAING.

Le protéger !

JOSÉPHINE.

Je le voudrais, car je sais qu’il t’aime et ce serait hâter votre bonheur... Je me suis interdit pour toujours de parler à l’Empereur de ce qui touche aux intérêts politiques : une autre en a le droit... une autre !...

MADEMOISELLE D’ESTAING.

Pardon, Madame, si, sans le vouloir, j’ai pu éveiller en vous de tristes souvenirs.

JOSÉPHINE.

Devant vous, ai-je jamais cherché à contraindre mes sentiments ? Ma raison, je l’avoue, ne peut triompher de mon cœur... L’image de celui qui me fut si cher est toujours là...

Soupirant.

Est-il possible de ne pas aimer l’homme que tout le monde admire ? mais mon bonheur devait passer comme un songe... On me l’avait bien prédit.

MADEMOISELLE D’ESTAING.

Quoi ! la prophétie de la vieille négresse de Saint-Pierre-laMartinique ?

JOSÉPHINE.

Malgré moi elle me revient souvent à l’esprit. J’avais quinze ans alors, j’accourais pour rejoindre mes jeunes compagnes près d’une habitation voisine ; je les trouvai toutes entourant une vieille esclave étrangère qui leur prédisait l’avenir... À mon approche, elle se leva fixa, sur moi des regards étonnés, et me dit en m’examinant avec une scrupuleuse attention : Joséphine, d’abord bien jeune... un mariage... ensuite veuve... une prison... après le trône !... Alors l’amour, le bonheur... et puis des larmes... des larmes toujours !...

Air : d’Airstippe.

Elle m’a dit les honneurs, la puissance
Pour toi viendront... Ils sont venus un jour,
Bientôt après, j’ai régné sur la France
Et j’ai connu le bonheur et l’amour.
(bis.)
Ah ! pour mon cœur ce temps eut bien des charmes !
Je me disais : Mon destin est rempli ;
Mais j’avais oublié les larmes,
Maintenant tout est accompli.

Joséphine reste quelque temps en méditation, tout le monde autour d’elle garde un silence respectueux.

JOSÉPHINE.

Mesdames, vous pouvez partir.

PIERRE, à part.

Ça veut dire : allez vous-en, je connais le langage des cours.

MADEMOISELLE DESTAING.

Air : Eh ! vogue ma nacelle.

La triste souvenance
De ses jours de douleur,
Maintenant, je le pense,
Vient affliger son cœur ;
Elle songe en silence
Sans doute à son époux ;
Respectons sa souffrance,
Sans bruit retirons-nous.

ENSEMBLE.

Montons } dans la nacelle,
Montez   }
La matinée est belle ;
Tâchons } d’obtenir d’elle
Tâchez   }
Le prix le plus flatteur.
Partons,
(bis.) respectons sa douleur.

Pendant le chœur toutes les dames sont montées dans les gondoles qui disparaissent à la fin de l’ensemble. Le duc Maximilien et mademoiselle de Chevreuse sortent par la droite.

 

 

Scène VI

 

JOSÉPHINE, seule

 

Les voilà parties, je suis sûre maintenant que personne ne viendra contrarier mes projets... C’est donc aujourd’hui que je vais la voir ! à son insu, car elle est loin de me croire ici ; lorsqu’elle me croit absente de la Malmaison, quel motif a pu la décider à venir visiter ce parc sous un nom supposé ?

Elle s’assied sous le bosquet.

Un attrait de curiosité, un caprice... que sais-je ?... et l’empereur m’en fait prévenir, et il veut que je la voie... que je lui parle... Lui parler... lorsqu’elle me fuit... non... Mais moi aussi je suis curieuse, je veux contempler ses traits... on dit qu’elle est belle... toutes les reines le sont ! Ah ! si elle savait que dernièrement à Bagatelle... j’ai vu son fils, que je l’ai embrassé... l’empereur était là et il nous regardait en souriant... il paraissait ému j’ai surpris un de ses regards qui semblait me dire : Cet enfant si tu me l’avais donné !...

Elle tire un portrait de son sein et semble le contempler avec plaisir.

Le voilà, il a des traits de son père !... Quel changement dans ma destinée !

Elle se lève et laisse le portrait sur la table.

Je ne suis plus son épouse, et je me rappelle ce jour où tout ce qu’il y a de grand, de glorieux dans l’empire était prosterné devant moi... et lui, il plaça ma couronne sur ma tête, le pontife me bénit et je fus sacrée... car je fus sacrée et elle ne l’est pas...

Air : Muse des bois.

Pendant douze ans près du héros que j’aime,
Je trouvais moins un maître qu’un époux,
Je partageais sa puissance suprême :
Que mes devoirs alors m’ont été doux !
Je tempérais l’orgueil de la victoire
De ses arrêts je calmais la rigueur ;
À mon époux la France dut la gloire,
À moi par fois elle dut le bonheur.

 

 

Scène VII

 

JOSÉPHINE, BŒTLY

 

BŒTLY.

Madame, madame, la voiture verte est arrivée ; elle s’est arrêtée à la grille du château, et il en est descendu une jeune dame, dont nous n’avons pu voir la figure, car elle avait soin de la cacher sous son voile.

JOSÉPHINE.

C’est elle ! on ne m’avait pas trompée. Eh bien ! cette dame... cette étrangère...

BŒTLY.

À c’t’heure, elle est dans le parc avec Pierre qui la conduit partout, et tenez la voilà qui traverse le petit pont.

JOSÉPHINE.

Entrons dans cette bibliothèque, cachée derrière la persienne, je pourrais la voir sans qu’elle s’en doute.

Air : Grâces au vent. (Guillaume Tell, vaudeville.)

Silence ; la voici :
Elle vient par ici !
Observe bien,
Mais ne dis rien :
Sur mon secret,
Qu’on soit discret.
Au gré de mon espoir
Enfin je vais la voir,
Oui, la voilà,
Cachons-nous là
Personne ici ne le saura.

BŒTLY.

Silence la voici,
Elle vient par ici ;
J’observ’rai bien,
Je n’dirai rien
Sur votre secret
On s’ra discret.
J’ny peux rien concevoir,
Mais je f’rai mon devoir.
Oui, la voilà
Je reste là.
De rien je vous jure, elle ne s’doutera.

Joséphine entre dans la bibliothèque.

 

 

Scène VIII

 

LA COMTESSE, PIERRE, BŒTLY, JOSÉPHINE, cachée

 

LA COMTESSE.

Cette résidence est fort agréable, le parc est d’un excellent goût, et je ne vois pas qu’on doive plaindre celle qui l’habite.

PIERRE.

Oui, c’est gentil, mais c’est peu de chose ; si madame voulait se donner la peine de passer aux Tuileries, elle trouverait ça bien plus majestueux.

BŒTLY, bas à Pierre.

Taisez-vous donc !

LA COMTESSE, qui a tout examiné autour d’elle.

Ce pavillon est très élégant.

BŒTLY.

C’est la bibliothèque, madame.

JOSÉPHINE, entr’ouvrant la persienne.

La voilà, elle est bien.

LA COMTESSE.

On fait assez généralement l’éloge de l’impératrice Joséphine, elle est aimée dans ce pays

PIERRE.

Tiens, je crois bien... comme à Paris... comme en province... comme partout.

LA COMTESSE.

Oui, on la dit bienfaisante.

BŒTLY.

Oh ! je le sais mieux qu’une autre.

Air : Ses yeux disaient tout le contraire.

C’est moi qui porte quelquefois
Les secours de l’impératrice,
Mais avec soin, toujours je dois
Me taire sur la bienfaitrice.
Elle espère en vain le secret,
Car le malheureux la devine,
Et pour lui toujours le bienfait
Trahit le nom de Joséphine.

LA COMTESSE, avec hésitation.

L’Empereur ne vient-il jamais à la Malmaison ?

JOSÉPHINE, à part.

Serait-elle jalouse ?

PIERRE.

Faites excuse, nous avons le plaisir de le voir, ce grand homme ; on dit qu’il aime assez la botanique, et je le croirais, car il se promène toujours sur mes plates-bandes.

LA COMTESSE.

Et ses visites, se renouvellent-elles souvent ?

PIERRE.

C’est selon, il est des jours, quand Sa Majesté a des chagrins domestiques, il vient les dissiper auprès de son ancienne épouse... je conçois ça, j’aimerais assez ma femme si j’en étais séparé.

LA COMTESSE.

Des personnes bien informées m’ont assuré que l’empereur avait ici un appartement.

PIERRE.

Certainement, c’est dans ce pavillon qu’il travaille, car il travaille toujours, quoiqu’il n’ait pas besoin de ça pour vivre.

BŒTLY.

Eh bien ! quand il est parti, ses livres, ses plans, son papier, rien n’est dérangé ; c’est l’impératrice qui veille à ça ; seulement quand elle s’éloigne, elle confie la clef à sa première dame d’honneur, madame de Chevreuse.

LA COMTESSE.

Je désirerais voir cet appartement, et s’il était possible... Tenez, prenez, mon ami.

JOSÉPHINE, à part.

Que va-t-il faire !

PIERRE.

Un Napoléon ! Le voilà donc ce héros... ô grand empereur, tu sais si j’admire ta personne, je ne déteste pas non plus ton image... Venez, Madame, je vas vous conduire.

JOSÉPHINE, à part.

Ce pavillon n’a pas d’issue, elle va me surprendre.

BŒTLY, bas à Pierre.

Mais qu’est-ce que vous faites donc ?

PIERRE.

Puisque la clef est sur la porte... au fait, ça ne vous regarde pas, retournez à votre bergerie.

Bas à la comtesse.

Ne faites pas attention, madame ; c’est une femme que j’ai épousée comme ça dans les temps.

Il va pour ouvrir la porte du pavillon, Joséphine paraît. À part.

Tiens, l’impératrice.

LA COMTESSE.

Quelle est cette dame ?

BŒTLY, vivement.

C’est madame de Chevreuse, la première dame d’honneur.

JOSÉPHINE, à la comtesse.

Pardon, madame, de ne pas vous avoir reçue à votre arrivée ; si vous eussiez daigné m’en prévenir, je me serais fait un devoir de vous faire les honneurs de la Malmaison.

LA COMTESSE, troublée.

Serais-je connue de vous ?

JOSÉPHINE.

C’est la première fois que j’ai l’honneur de vous voir.

LA COMTESSE.

La comtesse de Halberg.

À part.

Elle ne me connaît pas.

JOSÉPHINE, à Pierre et Bœtly.

Retirez-vous !

BŒTLY, à part, à Pierre.

Vous voyez bien que vous alliez faire une bêtise.

PIERRE.

C’est vrai... mais une bêtise pour 20 francs, ça se fait, c’est bien payé.

 

 

Scène IX

 

LA COMTESSE, JOSÉPHINE

 

LA COMTESSE.

Je m’étonne, madame, de vous trouver ici, sachant que l’impératrice avait emmené à son château de Navarre toutes les dames de sa suite.

JOSÉPHINE.

L’honneur que j’ai de vous recevoir, m’empêche de regretter ce voyage.

LA COMTESSE.

Je suis curieuse de visiter le château habité par celle dont on vante partout la grâce et la bienfaisance.

JOSÉPHINE.

Ce n’est point à la Malmaison qu’il faut s’attendre à trouver le luxe, l’éclat et les plaisirs ; c’est auprès de la nouvelle impératrice qu’il faut aller les chercher.

LA COMTESSE, souriant.

Qui, donc, madame, s’oppose à ce que vous veniez en jouir vousmême à la cour de Marie-Louise ? bien que la comtesse de Chevreuse ne s’y soit point présentée encore, je sais qu’elle y est dans la plus haute estime, et que l’empereur en fait le plus grand cas.

JOSÉPHINE.

Il n’est interdit d’y paraître, madame, tant que Joséphine n’y sera point admise.

LA COMTESSE.

Je vous comprends : votre fidélité à votre maîtresse vous fait honneur ; mais c’est peut-être pousser le dévouement un peu loin. La première épouse de Napoléon peut-elle se trouver auprès de la nouvelle impératrice ?

JOSÉPHINE, souriant.

Croyez-vous donc cela impossible ? Ce fut, m’a-t-on dit, l’un des vœux les plus ardents de l’empereur, et l’obstacle ne vient point de... Joséphine.

LA COMTESSE.

Non ! un semblable vœu ne peut se réaliser.

 

 

Scène X

 

LA COMTESSE, JOSÉPHINE, RENAUD

 

RENAUD, à la cantonade.

C’est bon ! camarade, retournez tout seul au corps-de-garde, j’ vas vous aller rejoindre.

JOSÉPHINE, à part.

C’est la voix de ce soldat.

RENAUD.

Ah ! bon, je vous revois, madame la dame de compagnie ; faut avouer que j’ai un fier sort aujourd’hui avec ma pétition... au poste je l’ai trouvée entre les mains d’un ancien qui voulait allumer sa pipe avec.

Air : Sans murmurer.

Sous vot’ respect,
À la vieill’ moustach’ grise,
J’dis subito : Faut êtr’ plus circonspect.
C’est qu’ voyez-vous, le grognard l’avait prise

À voix basse.

Pour un poulet qu’ j’avais r’çu d’ la payse,
Sauf vot’ respect.
(bis.)

JOSÉPHINE.

Je ne m’attendais guère à une telle confidence dans un pareil moment.

RENAUD.

Ah ! c’est juste, j’avais pas fait attention, vous êtes en société ; belle blonde, pardon ; mais voilà tout simplement de quoi y s’agit dans ce petit chiffon de papier que vous voulez bien vous charger de remettre à l’impératrice Joséphine on avait promis à mon père, qu’est un ancien de l’Égypte et de l’Italie, la survivance du concierge de Rambouillet.

JOSÉPHINE.

C’est bien, donnez.

RENAUD.

Ah ! c’est pas tout, la place est venue à vaquer, et v’là l’histoire, oh ! ne craignez rien, elle ne sera pas si longue que l’autre. Il ne s’agit pas de légumes ici !... Il y a à Rambouillet un escogriffe d’allemand, qui ne saurait peut-être pas distinguer un boulet de douze d’un de vingt-quatre, et on dit que c’est lui qu’aura la place, parce que quand l’impératrice Marie-Louise vient à Rambouillet, il lui baragouine dans son jargon, et ça lui fait plaisir, mais c’est pas juste, et puisque l’impératrice allemande protège les Allemands, il faut que l’impératrice française soutienne les Français.

La comtesse d’un air indigné se tourne vers lui.

Mille z’yeux ! qu’est-ce que j’ai dit-là ?... Sa Majesté Marie-Louise !... Présentez : Armes !

Il lui présente les armes. À part.

Je me suis enfoncé dans les feux de file.

LA COMTESSE.

Je suis reconnue ; de grâce, madame, ne me trahissez pas !

JOSÉPHINE.

Ne vous alarmez pas, je jure à votre Majesté que son secret sera bien gardé.

RENAUD.

Quand à moi, Majesté, je vous jure aussi sur le drapeau... sur l’aigle... et au fait, j’ai la croix.

 

 

Scène XI

 

LA COMTESSE, JOSÉPHINE, RENAUD, BŒTLY

 

BŒTLY, accourant.

Je viens me jeter à vos pieds, je n’ai plus d’espoir qu’en votre Majesté.

JOSÉPHINE.

Mais silence, donc...

RENAUD.

Encore une.

LA COMTESSE, avec agitation.

Vous, Joséphine !

RENAUD.

Tonnerre de... C’est l’ancienne... présentez : Armes !

Il présente les armes à Joséphine

JOSÉPHINE, à Bœtly.

Imprudente.

BŒTLY.

Ah pardon ! pardon ! mais quand on a tant de chagrin on n’a plus de mémoire.

LA COMTESSE.

Je devais m’y attendre : me présenter ici, c’était m’exposer à tomber dans un piège.

À Bœtly, avec dépit.

Restez, mon enfant, faites connaître la cause de vos chagrins, je ne veux pas que ma présence mette obstacle aux bontés de l’impératrice Joséphine.

RENAUD, à part.

Elle est vexée tout de même.

JOSÉPHINE, d’un ton piqué.

Explique-toi...

BŒTLY.

Eh bien apprenez, Madame, que je suis encore plus malheureuse que ce matin, à présent mon mari veut me quitter.

JOSÉPHINE.

Lui !

BŒTLY.

Et pour jamais ; l’ambition lui tourne la tête, il veut ce soir partir pour les Tuileries, ous’qu’il y a une place de garçon jardinier vacante, et comme il ne pourrait pas l’obtenir sans en épouser une autre que moi.

Air : Il est vrai que Thibaut mérite.

N’os’-t-il pas me parler de divorce,
Il veut toujours imiter l’Empereur ;
Je n’peuv pas le r’tenir de force ;
J’ n’ai que d’l’amour, il lui faut d’ la grandeur ;
Il voit mes pleurs, il entend ma prière,
Et cependant il s’moque d’ ma douleur.
Enfin y r’pousse une bonne ménagère,
Pour épouser une étrangère,
Toujours pour fair’ comme l’Empereur.
(bis.)

Qu’est-ce que Pierre a à me reprocher ? il n’a pas besoin de se donner un héritier, lui puisque nous en avons déjà deux... et qui sont bien gros et bien forts... même que c’est moi qui les ai nourris.

RENAUD, à part.

Pauv’ petite mère !

JOSÉPHINE.

Assez Bœtly.

BŒTLY.

Je me tais, Madame, mais, je vous en supplie, parlez à Pierre, ordonnez-lui de m’aimer toujours, tâchez que je n’sois n’ pas malheureuse comme vous l’avez été.

JOSÉPHINE.

Il suffit... retirez-vous.

RENAUD, à Bœtly.

Battons en retraite, nous avons fait de la belle ouvrage tous les deux...

Il sort avec Bœtly.

 

 

Scène XII

 

JOSÉPHINE, LA COMTESSE

 

JOSÉPHINE.

De grâce, madame, excusez sa naïveté, son attachement pour moi... Elle souffre.

À part.

Comme j’ai souffert !

LA COMTESSE.

Je suis loin de lui en vouloir... si j’ai subi des humiliations ici, cette jeune fille, sans doute, n’en est pas la cause ; elle n’a fait que suivre les instructions qu’elle avait reçues.

JOSÉPHINE.

Quoi ! vous pourriez croire ?

LA COMTESSE.

Je me retire, madame, je suis restée trop longtemps.

L’orchestre exécute l’air de la sortie des dames : Eh ! vogue ma nacelle.

Mais on vient ? Ah ! si l’on allait me reconnaître !...

JOSÉPHINE.

Entrez dans ce bosquet, on ignorera toujours que l’impératrice Marie-Louise est venue visiter la pauvre Joséphine dans sa retraite de Malmaison.

La comtesse se cache derrière le bosquet.

 

 

Scène XIII

 

JOSÉPHINE, LA COMTESSE, MADEMOISELLE D’ESTAING, MADAME DE CHEVREUSE, PIERRÉ, BŒTLY, LES AUTRES DAMES

 

LA COMTESSE, à part.

Le portrait de mon fils !

Elle prend le portrait que Joséphine a laissé sur la table du bosquet.

JOSÉPHINE.

Eh quoi ! mesdames, vous voilà déjà de retour ?

PIERRE.

Oui, majesté... la pêche n’a pas donné ce matin ; le goujon a vu du monde, il s’est méfié... C’est malin ces petites bêtes ! Eh !... eh !...

MADEMOISELLE D’ESTAING.

Ah ! madame... si vous connaissiez la lettre que Pierre vient de me remettre de la part du duc Maximilien.

PIERRE.

Oui... même qu’en me donnant pour boire, il m’a dit : Pierre...

Se reprenant.

Oh ! non, j’allais dire ma bêtise... continuez, mamzelle...

MADAME DE CHEVREUSE.

Ce pauvre duc n’a pu voir l’empereur... Il doit renoncer à l’espoir d’être uni à notre chère Adèle, et veut quitter la France.

MADEMOISELLE D’ESTAING.

Oui, madame, et c’est à l’impératrice Marie-Louise que je devrai...

Mouvement de Joséphine.

Ah ! que Votre Majesté se rassure... ce n’est pas en votre présence que j’oserais me plaindre de la sé vérité de Marie-Louise ; je sais trop qu’elle trouve sans cesse en vous un défenseur.

LA COMTESSE, à part.

Serait-il vrai ?

MADAME DE CHEVREUSE.

Aimer et défendre une rivale, il n’y a qu’une Joséphine pour cela.

JOSÉPHINE.

De grâce.

MADEMOISELLE D’ESTAING.

Ah ! vous ne pouvez me le cacher à moi qui hier ai vu...

LES DAMES, se rapprochant.

Quoi donc ?

PIERRE, s’approchant aussi.

Quoi donc ?

MADAME DE CHEVREUSE.

Sortez !

PIERRE.

Ah !...

À part.

Elle est insipide c’te femme-là... je ne peux pas la souffrir.

Il sort.

MADEMOISELLE D’ESTAING.

Je venais de traverser la grande galerie quand j’aperçus Votre Majesté assise près d’une fenêtre ; elle tenait entre ses mains un médaillon : elle le regardait tendrement, et même l’embrassa à plusieurs reprises... et puis je vis des larmes dans vos yeux... Madame, jugez de ma surprise en reconnaissant le joli portrait d’Isabey qui représente le roi de Rome.

LA COMTESSE, à part.

Qu’entends-je ? C’est ce médaillon sans doute.

MADEMOISELLE D’ESTAING, à Joséphine, qui paraît émue en regardant du côté du bosquet.

Madame, si c’est une indiscrétion, j’en demande pardon à Votre Majesté.

JOSÉPHINE, avec une sorte de joie.

Je te pardonne, ma bonne Adèle, espère encore. Mesdames, allez m’attendre au salon, je vous rejoindrai bientôt.

Reprise de l’orchestre ; les dames sortent.

 

 

Scène XIV

 

JOSÉPHINE, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE, sortant du bosquet.

Ah ! madame, que d’excuses n’ai-je pas à vous faire ? Je vois maintenant combien mes soupçons étaient injustes ; permettez-moi seulement de vous adresser une question : Étiez-vous prévenue de ma visite à la Malmaison ?

JOSÉPHINE.

Oui, madame.

Mouvement de la comtesse.

Je l’étais par l’empereur ; j’accomplissais sa volonté ; depuis longtemps il voulait nous réunir.

LA COMTESSE.

C’était lui... Je comprends tout ce qu’a dû vous coûter un semblable sacrifice.

JOSÉPHINE.

Pas autant que vous pourriez le penser ; j’espérais que cette entrevue ne serait inutile ni à l’une ni à l’autre ; peut-être mes conseils seraient-ils bons à suivre... Le duc Maximilien...

LA COMTESSE.

Puis-je honorer de ma faveur un prince qui, né sujet Allemand, a porté les armes contre mon père ?

JOSÉPHINE.

Pardon, je sais qu’on ne s’affranchit pas toujours facilement des liens de la patrie et de la famille. Il le faut cependant ; il le faut pour votre bonheur, pour votre gloire : vous avez entendu ce jeune soldat.

LA COMTESSE.

Eh ! dois-je donc pour un soldat !...

JOSÉPHINE.

Tous vos sujets ont également droit à votre protection ; mais le peuple surtout... oui, le peuple, madame. Le trône sur lequel vous êtes assise, c’est lui qui l’a élevé, c’est lui qui l’a soutenu... Ah ! croyez-moi, lorsqu’il s’agit de lui, rien n’est indifférent ; soldat, ouvriers, paysans, voilà surtout vers qui doivent se tourner nos regards. Il est si doux de régner sur des Français, et vous le saurez bientôt ; ils ne demandent qu’à aimer.

LA COMTESSE.

Vous voudriez donc qu’on m’aimât ?

JOSÉPHINE.

Si je le voudrais !... Pour le bonheur de la France... Ah ! madame, montrez que dès aujourd’hui tous vos sujets peuvent compter sur vous.

Lui présentant le papier du prince et la pétition de Renaud.

Air : Si vous avez aimé jamais (de Julien).

Impératrice des Français,
Le duc vous demande justice ;
De ce soldat, exaucez les souhaits,
De l’humble et du puissant, soyez la protectrice ;
N’en doutez pas, maintenant à mes yeux,
De l’empereur vous êtes bien l’épouse,
Car je vous cède, et sans être jalouse,
Le droit de faire des heureux.

On entend battre aux champs.

LA COMTESSE.

Quel est ce bruit ?

 

 

Scène XV

 

JOSÉPHINE, LA COMTESSE, RENAUD, PIERRE, BŒTLY

 

RENAUD.

L’empereur !

PIERRE.

Oui, madame, l’empereur, et il m’a souri, et nous nous sommes souri.

LA COMTESSE.

Grand Dieu ! c’est lui ! il nous trouverait toutes les deux... Adieu, madame, adieu, pour toujours.

RENAUD, à part.

Tiens, ma pétition qui a passé dans les mains de l’Allemande.

LA COMTESSE.

Ah ! ce portrait de mon fils oublié par vous, reprenez-le de la main de sa mère.

Elle lui rend le portrait.

JOSÉPHINE.

Adieu donc, et soyez plus heureuse que moi.

Le bruit du tambour se rapproche ; on entend crier : Vive l’Empereur !

LA COMTESSE, passant devant Renaud.

Du silence.

RENAUD.

C’est mort.

PIERRE.

Bœtly, ne t’avise jamais de dire que je voulais divorcer, ou je me sépare.

BŒTLY.

Tu m’aimes donc ?

PIERRE.

Tiens... c’te bêtise... l’empereur sera content de moi.

RENAUD.

C’est égal, sans la Française mon pauvre père la gobait.

Nouveau roulement, nouveaux cris de vive l’empereur !

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