L’Article 213 (Adolphe D’ENNERY - Gustave LEMOINE)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 16 novembre 1846.

 

Personnages

 

DURIVEAU, agent de change, 40 ans

CHAMBELLAN, agent de change, 40 ans

AUGUSTE DE VALLEVILLE, 25 ans

JEAN, vieux domestique

CLARA, femme de Duriveau

LUCIE, femme de Chambellan

 

Un petit salon. À gauche, une table à ouvrage. À droite, une table-bureau, avec un pupitre dessus. Papiers, livres, encrier, plumes. Au milieu du théâtre, un guéridon avec les restes d’un déjeuner à quatre. Porte au fond et à gauche. Fenêtre à droite.

 

 

Scène première

 

LUCIE, CLARA, DURIVEAU, JEAN, CHAMBELLAN

 

Lucie paraît pensive pendant toute cette scène ; Duriveau et Chambellan sont encore auprès du guéridon, sur lequel on vient de déjeuner ; Lucie brode, assise à gauche ; Clara, debout près de la table à ouvrage, fouille dans sa corbeille ; Chambellan fume ; Duriveau lit un journal.

JEAN, qui se prépare à enlever le guéridon.

Ces messieurs n’ont plus d’ordres à me donner ?

CHAMBELLAN, se levant et rangeant son fauteuil à droite.

La voiture prête, comme à l’ordinaire, à l’heure de la bourse.

Jean va pour sortir.

Ah ! vous passerez chez Lepage... pour mon fusil... il me le faut absolument...

Il va fumer debout devant la fenêtre ouverte.

JEAN.

Oui, monsieur.

Il sort en emportant le guéridon.

DURIVEAU, qui lisait toujours.

Écoutez donc, mesdames, vous qui aimez les émotions.

CLARA.

Qu’est-ce donc ?

Elle vient s’asseoir.

DURIVEAU, lisant.

« La petite ville de Provins vient d’être le théâtre d’un bien triste événement. On soupçonnait Mme de M. (trois étoiles) d’entretenir des relations intimes avec le jeune vicomte de B. (quatre étoiles.) Informé de ces bruits, M. de M. (trois étoiles) alla trouver son rival, le provoqua, et fut mortellement blessé. »

CHAMBELLAN.

L’imbécile !...

DURIVEAU.

Comment ! tu le traites d’imbécile parce qu’il est mort ?

CHAMBELLAN, se retournant vers lui sans quitter la fenêtre.

Eh non !... mais parce qu’il s’est battu... Un mari offensé ne se bat pas... il tue... sa femme, bien entendu...

TOUS.

Sa femme !

CHAMBELLAN.

Sa femme d’abord, l’amant ensuite... et lui après... si ça lui fait plaisir...

DURIVEAU.

J’avoue que ça ne me ferait pas le moindre plaisir... Je ne me tuerais donc pas... et... quant à ma femme...

CLARA, vivement.

Est-ce que vous me tueriez, monsieur ?

DURIVEAU, étonné.

Hein ?

Se remettant.

Du tout, je m’en garderais bien... et pour plusieurs raisons... La première, c’est que ma femme n’aimera jamais personne...

Hésitant.

que moi !...

CLARA.

Et les autres ?...

DURIVEAU.

Qui, les autres ? Tu veux aimer les...

CLARA, avec un peu d’impatience.

Les autres raisons ?

DURIVEAU.

Ah ! bon... c’est que ça n’est ni dans mes principes ni dans le Code, et que j’ai juré l’article 213.

Montrant Chambellan.

Et lui aussi ! et lui aussi !

CHAMBELLAN, se rapprochant.

Moi ?... qu’est-ce que j’ai juré ?

DURIVEAU, se levant et jetant son journal sur le bureau à droite.

Le malheureux ! il ne se rappelle plus l’article 213. L’article 213, la Charte constitutionnelle des ménages !... la pierre angulaire... et parfois tumulaire... du bonheur conjugal l’article 213, qui en remontre à tous les avocats... qui dit tant de choses en si peu de mots.

Il va ranger sa chaise au fond, à gauche.

CHAMBELLAN.

Il ne fait pas comme toi alors.

Il vient s’asseoir à droite.

DURIVEAU.

Mais à quoi pensais-tu donc, ce jour mémorable ; où nous étions tous deux devant M. le maire... un si bel homme ! avec son écharpe... Et nos femmes, deux si belles femmes avec... non, sans écharpe... ce qui faisait un tableau charmant... Vous vous le rappelez, chère amie ?...

CLARA, froidement.

Oui, monsieur... ma robe avait un faux pli... Ça me contrariait beaucoup...

DURIVEAU.

Ah !... mais moi, qui n’avais aucun faux pli, j’écoutais avec recueillement ce respectable magistrat, lorsqu’il nous disait de sa voix paternelle et sonore :

Appuyant.

« La femme doit protection à son mari, le mari obéissance à sa femme. »

CHAMBELLAN.

Moi, je n’ai jamais juré obéissance.

DURIVEAU, vivement.

Non... non... la langue m’a tourné... ça peut arriver à tout le monde...

Reprenant.

« Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari ! »

CHAMBELLAN, vivement.

La femme obéissance à son mari ? Oui, j’ai juré ça.

DURIVEAU.

Mais, le mari protection à sa femme !

CHAMBELLAN, se levant.

Eh bien ! est-ce que je ne protège pas la mienne !... Est-ce que je ne lui donne pas le bras à fit promenade... au bal... au spectacle... partout... Est-ce que je ne suis pas là, pour la défendre, si on l’insulte ?...

DURIVEAU.

Pour tenir le parapluie quand il pleut et la garantir des voitures... Il appelle ça protéger sa femme !

CHAMBELLAN, vexé.

Et que ferais-tu donc de plus pour la tienne ?

DURIVEAU.

Mais je l’aimerais d’abord... je l’aimerais uniquement... je veillerais sur elle, sur son repos, sur son bonheur... enfin, je tâcherais de la rendre si complètement heureuse, qu’elle ne penserait pas à me tromper...

CLARA, pensive.

Ah ! t’est très bien, cela !

DURIVEAU.

Air de Lantara.

On accable celle qui tombe,
Et moi je dis : elle a manqué d’appui !
Oui, lorsqu’une femme succombe,
C’est bien souvent la faute du mari ;
C’est trop souvent la faute du mari !
Nous la hissons sans secours dans la lutte
Que d’un seul mot nous pouvions empêcher.
Nous sommes loin au moment de la chute,
Nous sommes la pour la lui reprocher !

Avec force.

Oui, toujours loin au moment de la chute,
Mais toujours là pour la lui reprocher.

Duriveau va se placer derrière le fauteuil de Clara et s’y appuie.

CHAMBELLAN.

Bah ! bah ! bah ! moi je dis que la faute est toujours aux femmes, qui se nourrissent de lectures creuses, de romans, de poésies. Feuilles d’automne, Feuilles d’hiver, Méditations poétiques, que sais-je !...

Il remonte et jette le reste de son cigare par la fenêtre qu’il ferme ; puis il prend sur le bureau le journal que Duriveau y a laissé.

DURIVEAU, revenant à son bureau.

Ah ça ! mais il ne respecte rien, ce gaillard-là !... Il attaque Lamartine, à présent... Ah ! mais, halte-là !... C’est mon poète favori, depuis le collège... et même aujourd’hui, quoique agent de change...

Appuyant.

quoique agent de change, j’ai toujours là, sur mon bureau, un volume dé Médiations... que je médite quelquefois.

Il prend le livre.

Et je te prie de croire que ça ne me fait pas du tout manquer à mes devoirs d’époux... au contraire.

Il a ouvert le livre et lit.

Le Lac...

Parlé.

Ah ! c’est beau !... c’est limpide !...

Déclamant.

Un soir, il m’en souvient, nous voguions en silence ;
On n’entendait au loin, sur terre et dans les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Les flots harmonieux.

CHAMBELLAN.

Eh bien ! qu’est-ce que ça prouve ?

DURIVEAU.

Mais c’est de la musique !... Et tu n’aimes pas ça, toi qui joues du violon !... C’est du Mozart !... c’est du Rossini !...

CHAMBELLAN, riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah ! mesdames... Duriveau qui cultive les muses !... Duriveau qui mène de front la poésie et la Bourse !

DURIVEAU, posant le livre.

 

La Bourse... c’est juste... et voici l’heure d’y aller.

Il tire sa montre.

CLARA.

Toujours à la Bourse !

DURIVEAU.

Dame ! chère amie, quand on est agent de change !...

CLARA, se levant.

Mais ne pourriez-vous quelquefois envoyer à votre place M. Brémont, votre premier commis ?

DURIVEAU.

Qui ça ?... Guguste !... un enfant !...

CLARA.

Un enfant de vingt ans, et que vous vous obstinez, je ne sais pourquoi, à appeler.

DURIVEAU.

Guguste !... C’est vrai, je le vois toujours à dix ans, quand notre ami Brémont, son père, me le confia, et que je l’allais chercher, deux fois par mois, à son collège !... Lui en ai-je acheté des billes et des balles élastiques... Il a, ma foi, vingt ans !... mais ça ne l’empêche pas de n’être qu’un enfant... à la Bourse... J’aime mieux y aller moi-même, et le laisser ici, à ma place.

CLARA, froidement.

Comme il vous plaira, monsieur.

Elle retourne près de la table à ouvrage.

DURIVEAU.

À propos, Chambellan, et ces Nords que tu m’as fait prendre pour ton ami Valleville, que faut-il que j’en fasse ?

CHAMBELLAN, qui depuis quelque temps est retourné près du bureau, où il prend quelques papiers.

Il nous le dira lui-même, car je l’attends aujourd’hui.

Mouvement de Lucie.

DURIVEAU.

Ah ! il revient !

CHAMBELLAN, avec intention.

Il n’y manquera pas, j’en suis sûr.

LUCIE, à part, se levant.

Oh ! mon Dieu !

CLARA, à part, la regardant.

Qu’a-t-elle donc ?

Elle passe à droite en observant sa sœur.

DURIVEAU, tirant sa montre.

Alors, partons, car nous sommes en retard.

CHAMBELLAN.

Air de Giselle.

Vite, partons, la Bourse nous réclame,
Nous tâcherons de bientôt revenir.

Il embrasse Lucie sur le front d’un air distrait.

Adieu, ma chère.

À Duriveau.

Embrasse donc ta femme.

Duriveau embrasse Clara.

Comment ! il faut t’en faire souvenir ?

DURIVEAU, parlé.

Du tout !... j’y pense souvent...

À lui-même.

Trop souvent peut-être...

Le prenant à part.

Mais à notre âge, mon ami !... 

CHAMBELLAN.

Comment, à notre âge !

DURIVEAU.

Quel âge as-tu ?...

CHAMBELLAN.

Mais quarante ans... comme tout le monde.

DURIVEAU, étonné.

Comme tout le monde ?...

CHAMBELLAN.

Dame !... qui est-ce qui n’a pas quarante ans ?...

DURIVEAU.

Mais nous avons d’abord les jeunes gens de vingt-cinq ans... de vingt-six ans... et bien d’autres... et... vois-tu, mon ami...

Reprise de l’air.

En confidence.

À quarante ans, lorsqu’on a jeune femme,
Il faut souvent craindre d’être indiscret,
Et renfermer avec soin dans son âme
Ce qu’avec joie à vingt ans on dirait.

Reprise ensemble.

DURIVEAU.

Vite, partons, la Bourse nous réclame ;
Nous tâcherons de bientôt revenir.

À part.

J’aimerais mieux ne pas quitter ma femme,
Mais le devoir passe avant le plaisir.

CHAMBELLAN.

Vite, partons, la Bourse nous réclame ;
Nous tâcherons de bientôt revenir.
Quand il le faut, on doit quitter sa femme :
Car le devoir passe avant le plaisir.

CLARA.

Vite, partez, la Bourse vous réclame ;
Vous tâcherez de bientôt revenir.
Quand il le faut, on doit quitter sa femme ;
Car le devoir passe avant le plaisir.

LUCIE.

Vite, partez, la Bourse vous réclame ;
Vous tâcherez de bientôt revenir.

À part.

Ah ! malgré moi, je tremble au fond de l’âme ;
Car dans ces lieux il va bientôt venir !

Duriveau et Chambellan sortent par le fond.

 

 

Scène II

 

LUCIE, CLARA

 

À peine Duriveau et Chambellan sont-ils sortis, que Lucie se rassied sur la chaise de sa sœur, laisse tomber son ouvrage, et se tient la tête appuyée sur sa main, d’un air de découragement.

CLARA, s’approchant d’elle vivement.

Qu’as-tu donc, ma sœur ?

LUCIE, ramassant vivement sa broderie.

Moi ?... je n’ai rien.

CLARA.

Mais si... depuis hier tu es triste, préoccupée... Je le vois bien... tu me caches quelque chose...

LUCIE, la regardant avec expression, pose son ouvrage et dit en se levant.

Eh bien ! oui... je pense à ce que disait mon mari tout à l’heure, et, malgré moi, je tremble, j’ai peur...

CLARA.

Peur de quoi ?...

LUCIE.

Tu ne me comprends donc pas ?... Mais j’aime !... j’aime quelqu’un !...

Elle regarde à gauche avec crainte.

CLARA, étourdiment.

Ah ! mon Dieu !... toi aussi !

Mouvement de Lucie, qui la regarde. Clara s’arrête tout court en se détournant.

Oh !

LUCIE.

Que veux-tu dire ?

CLARA.

Rien... rien... ne fais pas attention. Tu aimes donc ?...

LUCIE.

Oh ! tu me condamnes, n’est-ce pas ?...

CLARA.

Moi... non... pas trop... Ces choses-là, ça ne dépend pas de soi... Et ce jeune homme...

LUCIE.

Tu sais que c’est un jeune homme ?

CLARA.

Dame !... s’il n’était pas jeune, ce serait comme nos maris, et alors... Où l’as-tu connu ?

LUCIE.

Aux eaux, il y a trois mois à peu près... Mon mari s’est pris d’amitié pour lui...

CLARA, étourdiment.

C’est étonnant le nombre d’amis que les maris se font aux eaux...

LUCIE.

M. Chambellan l’engagea à venir chasser à noire campagne... D’abord, il fit peu d’attention à moi ; c’est à peine s’il semblait s’apercevoir de ma présence... J’en fus piquée...

CLARA.

C’était bien naturel !

LUCIE.

Alors, je fis la coquette ; je voulus lui tourner la tête... Oh ! c’était bien mal, n’est-ce pas ?...

CLARA.

Oui... mais c’était bien naturel...

Vivement.

Enfin ?... enfin ?...

LUCIE.

Un jour, M. de Valleville...

CLARA.

Ah ! c’est M. de Valleville ?

LUCIE.

Auguste de Valleville...

CLARA, à part.

Tiens !... Auguste... comme M. Auguste Brémont !...

Haut.

C’est un joli nom, Auguste !... n’est-ce pas ?... Tu disais donc qu’un jour...

LUCIE.

Il osa m’écrire... qu’il m’aimait... Il demandait un aveu.

CLARA.

Et tu as résisté ?...

LUCIE.

Oui, certes...

Soupirant.

Mais cela m’a bien coûté des larmes... car, blessé de mes refus, il est parti en me disant : « Vous vous jouez de mon amour, je pars, je m’exile... et, si vous avez pitié de moi, vous me rappellerez, madame, ou vous ne me reverrez jamais. »

CLARA.

Mais ton mari disait tout à l’heure qu’il revenait aujourd’hui... Tu l’as donc rappelé ?...

LUCIE.

Oh ! ce n’est pas moi... Il y a trois jouis, mon mari lui écrivait de revenir tout de suite... je ne sais pour quel motif... et il a exigé que je misse quelques lignes, au bas de la lettre.

CLARA.

Mais il fallait refuser... il fallait lui dire...

LUCIE, lui prenant la main, vivement.

Lui dire ?... dire à mon mari !... Mais tu ne sais donc pas la frayeur qu’il m’inspire ?... tu ne l’as donc pas entendu tout à l’heure ?... Sur un soupçon, il me tuerait !...

CLARA.

Mais c’est très embarrassant !

LUCIE, vivement.

Et M. Chambellan, qui part demain pour la chasse ! M. de Valleville va sans doute profiter de son absence pour se présenter ici... et je tremble qu’à tout instant...

Un coup de sonnette.

Ah ! mon Dieu ! si c’était lui !...

CLARA, vite.

Eh bien ! c’est moi qui vais le recevoir... Je lui parlerai ; je lui dirai... Je ne sais pas ce que je lui dirai... mais, c’est égal... il ne faut pas qu’il te voie... Rentre vite.

LUCIE.

Ah ! ma sœur, je m’abandonne à toi.

Elle rentre à gauche.

 

 

Scène III

 

CLARA, JEAN

 

JEAN.

Madame, c’est M. Auguste...

CLARA, l’interrompant.

M. Auguste de Valleville... Bien, faites entrer...

Elle passe devant lui.

JEAN.

Pardon, madame, ce n’est pas M. Auguste de Valleville... c’est M. Auguste Brémont.

CLARA, à part, très émue.

Lui !

JEAN.

Le premier commis de monsieur, qui demande à parler à madame.

Il remonte au fond, à gauche, où il achève de ranger un meuble.

CLARA, à part.

Ah ! mon Dieu ! me voilà toute tremblante !... et moi qui disais tout à l’heure à Lucie... C’est étonnant comme on a du courage, quand ce n’est pas pour soi !...

JEAN.

Je puis faire entrer, madame ?

CLARA, vivement et avec frayeur.

Non... dites que je suis occupée, très occupée !... que je ne veux pas le recevoir...

Jean sort.

Voyez-vous comme c’est dangereux !... À peine M. Duriveau est-il à la Bourse, que tout de suite... Oh ! mais non... je ne veux plus me trouver seule avec lui !... Aussi, j’ai eu tort... Je n’aurais pas dû recevoir ce bouquet que chaque matin...

Changeant de ton.

Il est vrai que je trouve ces fleurs sur ma toilette...

Plus bas.

et que je ne suis pas forcée de savoir qu’elles viennent de lui...

 

 

Scène IV

 

CLARA, JEAN

 

JEAN, rentrant.

Madame.

CLARA, remontant avec impatience.

Encore !... Mais je tous ai dit...

JEAN.

Madame m’a dit qu’elle n’était pas visible ; mais M. Auguste, le premier commis de monsieur, m’a dit que c’était très important.

CLARA.

Comment ?

JEAN.

Il paraît que ça intéresse beaucoup monsieur, car M. Auguste, le...

CLARA, avec impatience.

Le premier commis de monsieur... Après ?

JEAN.

Voyant que madame ne pouvait pas le recevoir, a écrit ce petit mot pour madame...

CLARA, tremblante.

Une lettre !...

À part.

Oh ! je ne la recevrai pas !

Haut.

Dites que, puisqu’il s’agit d’affaires... ça ne me regarde pas... qu’on s’adresse à mon mari, à lui-même.

JEAN.

Madame est la maîtresse.

Clara se dirige vers la gauche.

Mais comme M. Auguste est parti, je vais mettre sa lettre sur le bureau de monsieur...

Il la pose sur le bureau, et sort par le fond, en achevant sa phrase.

qui la lira, dès qu’il reviendra.

CLARA, seule, elle s’est arrêtée près de la porte à gauche.

Qui la lira dès qu’il reviendra !... Mais c’est impossible !...

Elle revient en scène.

Quelle audace !...

Elle va au bureau, et prend la lettre.

Se permettre de m’adresser.

Changeant de ton, en regardant la lettre.

Tiens, il a une jolie écriture !... Mais quel embarras !... car enfin je suis bien sûre qu’il ne s’agit pas d’affaires... d’affaires de banque...

Elle l’ouvre machinalement.

Je vous demande un peu que dirait mon mari...

Elle lit avec effroi.

en voyant des phrases comme celles-là !...

Elle lit.

«Ayez pitié de mon amour... C’est à genoux que je vous supplie... »

Parlé vivement.

Il m’a écrit à genoux... Si on l’avait vu !...

Lisant.

« Ayez pitié de mon amour, ou je... » Oh ! ciel ! il parle de se tuer !... il demande un instant d’entretien... un seul...

Avec anxiété.

Que faire ?... et personne pour me conseiller, pour me défendre !... Ah ! mon Dieu !... j’entends marcher... C’est lui... je suis perdue !...

Elle redescend et s’appuie sur la petite table, à gauche.

 

 

Scène V

 

CLARA, DURIVEAU

 

DURIVEAU, entrant vivement et sans la regarder.

C’est moi, chère amie ; j’ai oublié mon carnet, et je viens le chercher.

Il ouvre son pupitre, et cherche.

CLARA, à part, vivement.

Mon mari !... Oh ! c’est le ciel qui me l’envoie !... Oui, c’est une bonne inspiration... Il ne faut pas réfléchir... Je vais tout lui avouer !...

DURIVEAU, refermant le bureau.

Le voilà !... je me sauve...

CLARA, courant à lui.

Monsieur... mon ami...

DURIVEAU.

Hein ? que veux-tu ?

Voulant sortir.

Après la Bourse, chère amie, après la Bourse...

CLARA, le retenant.

Non, monsieur, non... tout de suite...

DURIVEAU.

Impossible : Chambellan m’attend... Les Nords dégringolent... Ces chemins de fer, quand ça dégringole... ça va, ça va... à la vapeur !... Il faut que je sois là !... C’est très important !...

Il remonte jusqu’à la porte du fond.

CLARA, de loin.

Mais, monsieur, c’est très important aussi... Il s’agit de mon repos, de mon bonheur...

DURIVEAU, revenant vivement.

Ton repos... ton bonheur !... Ah ! mais alors, c’est bien différent... Au diable la Bourse !... ma femme avant tout !... Ma première affaire... c’est toi !

Avec tendresse.

Voyons... qu’y a-t-il, ma bonne petite Clara ?...

CLARA, hésitant beaucoup.

Air : De Mademoiselle Garcin-Dufort. (Geneviève.)

C’est que, monsieur, ce que je vais vous dire,
Sans doute, va vous étonner un peu...
Et... malgré moi... j’hésite à vous instruire...

DURIVEAU.

C’est donc, ma chère, un bien étrange aveu ?

CLARA.

Je n’ai pourtant rien à craindre, il me semble,
Auprès de vous, mon plus sincère ami...
Et... je ne sais, vraiment, pourquoi je tremble...

DURIVEAU, à part.

Je ne sais pas pourquoi je tremble aussi ! (Bis.)

Frissonnant.

Brr !... Eh bien ! je t’écoute...

CLARA, timidement, et les yeux baissés.

Vous souvenez-vous, mon ami, de ce que vous m’avez dit, quand vous êtes venu demander ma main ?

DURIVEAU.

Certainement ; je m’en souviens comme si c’était d’hier... Je t’ai parlé de la différence de nos âges... Je t’ai dit que tu ne pouvais pas m’aimer à première vue, et seulement pour mes avantages physiques...

CLARA, à voix basse.

Et vous avez ajouté que, dans le cœur d’une jeune fille... ou d’une jeune femme...

Hésitant.

l’amour finissait toujours par venir...

DURIVEAU.

Sans doute... et j’espère encore que, plus tard...

CLARA, se décidant.

Non, mon ami, non... pas plus tard...

DURIVEAU, étonné.

Comment ?

CLARA.

Il est venu !

DURIVEAU, ravi, et lui prenant les mains.

Qu’est-ce que tu me dis donc là ?...

CLARA, très émue.

La vérité, mon ami... Ah ! défendez-moi !... protégez-moi !...

Avec explosion.

j’aime quelqu’un !...

DURIVEAU, pétrifié.

Hein ?... quelqu’un !... Quoi ! c’est un autre... un autre qui... que...

Se croisant les bras.

Et vous osez m’avouer ça, en face ?

CLARA, reculant.

Monsieur.

DURIVEAU.

Vous venez me dire, à moi !... à moi !...

CLARA, tremblante.

Mais, monsieur... vous disiez tout à l’heure...

DURIVEAU, avec explosion.

Est-ce qu’on dit ces choses-là à un mari, madame !... Mais ça ne s’est jamais vu !... mais c’est inouï !... mais ça n’a pas de nom !...

Il va se jeter dans un fauteuil.

CLARA, se rapprochant peu à peu.

Monsieur !... je vous en supplie... ne vous emportez pas !... Si j’avais cru... si j’avais su... Mais ce secret m’étouffait... il fallait le dire à quelqu’un... à vous !... ou à lui !... et j’ai pensé qu’il valait mieux...

DURIVEAU, se levant vivement, et passant à gauche.

Je le crois bien, fichtre !... Il vaut mieux que ce soit moi qui.

Plus froidement.

Et même, en y réfléchissant, malgré la bizarrerie de la situation et d’un aveu peu commun, entre époux, j’ose le dire... ce que vous faites là est bien !... c’est d’une honnête femme !... et je vous sais gré de votre confiance.

CLARA.

Oh ! non, monsieur, je le vois bien, j’ai eu tort.

DURIVEAU.

Non, non, c’est moi !...

CLARA.

Oh ! non, c’est moi !...

DURIVEAU, en frappant du pied.

Mais quand je le dis que je ne suis plus fâché !... que je suis content, même... très content !...

CLARA, se rassurant.

Bien vrai, monsieur ?

DURIVEAU, froidement.

Je suis enchanté.

À part.

J’étouffe !...

Haut.

Ah ça ! mais dis-moi donc... Mais viens donc... viens donc ici...

Clara se rapproche.

Comment diable cet amour-là est-il venu ?...

CLARA.

Oh ! mon Dieu, mon ami, peu à peu. sans que je m’en sois aperçue.

DUBIVEAU, à part.

Ni moi non plus !...

CLARA.

D’abord, il m’offrait des bouquets... et j’aime tant les fleurs !...

DURIVEAU, à part.

Les siennes !... car elle ne m’a jamais rien dit de mon bouquet de chaque matin.

CLARA.

Et puis, quand il se présentait chez moi, toujours à l’heure de la Bourse...

DURIVEAU, à part.

À l’heure de la Bourse !... Rayez donc six cent mille francs pour être... agent de change !

CLARA.

Sa mise était si élégante !... Il avait de jolis gants paille...

Duriveau regarde ses mains qu’il cache vivement derrière son dos.

De charmantes folles ; vernies...

Duriveau cherche à dissimuler ses pieds.

Et de petites moustaches noires... Ah !...

Duriveau veut rebrousser les siennes, et s’aperçoit qu’il n’en a pas.

DURIVEAU, interrompant avec impatience.

Enfin... il te dirait qu’il t’aimait... qu’il t’adorait... Des phrases creuses !...

CLARA, vivement et changeant de ton.

Non pas lui !... Par exemple !... est-ce que je l’aurais écouté.

DURIVEAU.

Ah ! très bien... alors !...

CLARA, timidement.

Mais ses yeux.

DURIVEAU.

Ah !... c’était avec ses yeux... que...

À part, avec colère.

On parle avec tout, à présent !...

CLARA, hésitant.

Et, comme je ne veux pas... que les miens lui en disent autant... c’est à vous que je m’adresse, mon ami, pour me protéger, pour me sauver !...

DURIVEAU, avec force.

Et je te sauverai !... Rien ne me coûtera pour ça... Ah ! Dieu !... une bonne petite femme qui vient me raconter... avant...

À part.

ce qu’on ne sait d’ordinaire... qu’après... quand on le sait...

Haut, avec bonté.

Oui, chère amie, oui, nous chercherons ensemble tous les moyens de te guérir... et nous n’épargnerons pas les consultations : c’est à moi que tu diras comment tu te trouves... Si ça va plus mal... si ça va mieux... Et tu verras qu’avec un traitement suivi... un régime sévère...

CLARA, avec crainte.

Sévère ?...

DURIVEAU.

Oui... Un régime de bals... de spectacles... Et, pour commencer... tu aimes la musique... je vais louer une loge à l’Opéra... Dans les maladies aiguës, un peu d’opium ne nuit jamais !... Et puis tu n’a pas de diamants...

CLARA.

Ah ! mon ami... ça coûte trop cher !...

DURIVEAU, au public.

Brr... Ça me coûterait bien plus, si...

À sa femme.

Les diamants ! c’est un grand moyen curatif !...

À lui-même.

Et puis, ils ont fait si souvent du mal, qu’ils feront peut-être une fois du bien...

Haut.

J’ai là, en portefeuille, quarante mille francs... ça me vient du Nord... Je n’y comptais pas... je le les donne pour acheter ta parure...

CLARA.

Quoi !... vous voulez...

DURIVEAU.

Je l’exige... et tu dois m’obéir... parce que avec la bonne volonté du médecin, il faut encore celle du malade.

CLARA.

Je me résigne, monsieur...

DURIVEAU.

Air de la Sentinelle.

C’est convenu, je suis ton médecin :
Mais je réclame entière obéissance.
Tu dois ici, secondant, mon dessein,
Suivre en tous points ma sévère ordonnance.
C’est à ce prix qu’enfin tu guériras,
Et tant de soins ne le coûteront guères ;
Car le jour où tu me diras :
Je suis heureuse !... tu m’auras,
D’un mot, payé mes honoraires !

CLARA, à partir de ce mot seulement, n’est plus froide avec son mari.

Ah ! mon ami, que vous êtes bon !... Tout ce je vous demande, c’est d’être toujours calme et de sang-froid, comme maintenant.

DURIVEAU.

Toujours... je te le jure.

CLARA.

Et surtout, de ne plus me quitter à l’heure de la Bourse...

DURIVEAU.

Jamais !... Chambellan ira sans moi… Pendant un mois... pendant deux, s’il le faut... Je m’installe ici, dans ce salon, près de ma petite femme... Et si, par hasard, je n’étais pas là, quand l’ennemi se présentera...

CLARA.

J’appellerai... tout de suite.

DURIVEAU.

Tu sonneras.

CLARA.

Je sonnerai.

DURIVEAU.

Et, au premier coup de sonnette, je serai près de toi...

CLARA.

C’est convenu.

DURIVEAU.

À propos de l’ennemi... tu ne m’as pas encore dit le nom de l’ami intime... qui... que...

CLARA, troublée.

Quoi !... vous voulez !...

DURIVEAU.

Il faut aussi...

Clara baisse les yeux.

Tu comprends qu’après ce que je sais déjà, que ce soit Pierre ou Paul... Hein ?... c’est...

CLARA, hésitant.

Monsieur... Auguste.

JEAN, annonçant très haut, et lui coupant la parole.

M. Auguste de Valleville !

CLARA, s’éloignant vivement, et à part.

M. de Valleville... dans ce moment...

DURIVEAU, qui a remarqué ce mouvement.

Ah ! c’est là lui !...

Haut.

C’est bien... je vais le recevoir... Vous, Clara, rentrez chez vous...

CLARA.

Mais, monsieur.

DURIVEAU.

Ah ! vous avez promis de m’obéir... Rentrez chez vous... Je le veux...

CLARA, à part, en sortant.

Allons prévenir Lucie que je n’ai pas pu parler à M. de Valleville.

Duriveau la conduit jusqu’à la porte et reste près de la porte de Clara.

VALLEVILLE, descendant au milieu.

Elle n’est pas là !

 

 

Scène VI

 

DURIVEAU, VALLEVILLE

 

DURIVEAU, à lui-même, et descendant en parlant.

Moustaches... bottes vernies... gants paille... tout y est !... Et voilà pourtant avec quelles misères ils séduisent les femmes !...

Haussant les épaules.

Pitié !... J’en commanderai dès demain !...

VALLEVILLE, qui est descendu à l’avant-scène, a regardé autour de lui et l’a déjà aperçu ; venant à lui d’un air aimable.

Eh ! bonjour, mon cher monsieur Duriveau !...

DURIVEAU, à part.

Son cher !...

VALLEVILLE.

Je n’espérais pas avoir le plaisir de vous rencontrer... D’ordinaire, à cette heure, vous êtes toujours à la Bourse...

DURIVEAU, à part.

C’est bien ça !...

VALLEVILLE.

Mais ces dames sont sans doute au salon, et je vais...

Il remonte.

DURIVEAU, l’arrêtant.

Non... non... ces dames ne sont pas au salon...

Avec intention.

Et c’est moi, si vous le permettez, qui ai à causer avec vous.

VALLEVILLE, étonné.

Avec moi ?... Ah ! sur mes actions !

DURIVEAU, saisissant l’à-propos.

Oui... oui... c’est précisément sur vos actions que...

Avec une colère polie.

Mais donnez-vous donc la peine de vous asseoir.

À part en allant chercher le fauteuil de Lucie.

Souvenons-nous que j’ai promis d’être calme !...

Valleville prend le fauteuil qui est près du bureau et ils s’assoient, après s’être salués.

Haut.

Monsieur Auguste de Valleville, je ne contesterai pas vos avantages personnels... ils sont fort grands !...

VALLEVILLE, s’inclinant sans comprendre.

Monsieur...

DURIVEAU, insistant.

Ils sont fort grands... Votre tailleur... votre bottier... votre gantier, sont certainement irréprochables...

VALLEVILLE, légèrement.

Désireriez-vous leur adresse ?

DURIVEAU, avec colère.

Hein ?...

Puis frappé d’une idée.

Je ne dis pas non... je ne dis pas non... Or, je pense...

Élevant la voix.

qu’à votre âge, et dans votre position, on se soucie assez peu de l’honneur des familles...

VALLEVILLE, intrigué.

Que dites-vous, monsieur ?...

DURIVEAU, en confidence.

Je dis que, si vous venez souvent dans cette maison, ce n’est certainement ni pour Chambellan, ni pour moi...

VALLEVILLE, à part.

Grand Dieu !... aurait-on découvert mon amour pour Lucie ?...

DURIVEAU, à part.

Il a compris...

VALLEVILLE.

Mais, monsieur...

DURIVEAU.

Rassurez-vous... je ne nommerai pas les masques... Je n’ai plus qu’un mot à vous dire...

Se penchant vers lui et à voix basse.

Le mari sait tout...

VALLEVILLE, effrayé.

Le mari ?...

DURIVEAU, articulant.

Sait... tout...

VALLEVILLE.

Mais qui donc a pu lui dire...

DURIVEAU.

Sa femme !...

VALLEVILLE.

Sa femme !... Ô ciel !... Il l’a tuée !...

DURIVEAU.

Non, monsieur, non, il ne l’a pas tuée !... il ne la tuera pas !... Ce n’est ni dans ses principes... ni dans le Code... et il a juré l’article 213... Il a promis, au contraire, de la soutenir, de la guider, de la sauver enfin !...

VALLEVILLE, avec chaleur.

Mais elle m’aime, monsieur, elle m’aime !...

DURIVEAU, reculant son fauteuil.

Elle vous aime !... elle vous aime !...

Se levant.

Eh bien ! monsieur, elle vous désaimera !

VALLEVILLE, avec chaleur.

M’oublier !... elle !..... Oh ! c’est impossible !...

DURIVEAU, s’animant.

Ah ! permettez-moi de croire que ce n’est pas impossible... Et vous êtes trop galant homme pour ne pas vous-même l’y aider...

VALLEVILLE.

Non, monsieur, non, ne l’espérez pas !...

DURIVEAU, même jeu.

Cependant, jeune homme...

VALLEVILLE.

Ah ! c’est que vous ne savez pas ce que je souffre !...

Il tombe sur son épaule et s’y appuie.

DURIVEAU.

S’il croit que je vais m’apitoyer...

Cherchant à se dégager.

Soutenez-vous donc, jeune homme, soutenez-vous donc !...

À part.

Sa douleur est fort lourde à porter...

Après s’être dégagé.

Allons, du courage, de l’énergie, que diable !

VALLEVILLE.

Ah ! monsieur...

DURIVEAU.

Ainsi, voilà qui est convenu... Vous éviterez, désormais, toutes les occasions de vous trouver avec elle...

VALLEVILLE, sans l’écouter.

Ah ! monsieur !

DURIVEAU.

Vous ne remettrez plus les pieds dans cette maison...

VALLEVILLE.

Ah ! monsieur !

DURIVEAU.

Vous me le promettez ?...

VALLEVILLE, toujours sans l’écouter.

Oui, monsieur.

DURIVEAU.

Emportez mon estime ; elle vous soutiendra... Et à présent, je ne vous mets pas à la porte, mais vous êtes parfaitement libre de...

Il lui montre la porte. Valleville, abattu, va prendre son chapeau. Au public.

Ensemble.

Air des Mousquetaires de la reine.

Bravo ! tout va bien !
De cet entretien,
J’augure, je crois,
Du bonheur pour moi.
Avec lui je sors,
Je le mets dehors ;
Lorsqu’il y sera,
Je cours à l’Opéra !...

VALLEVILLE, à part.

Je ne comprends rien,
À cet entretien ;
Mais ici je dois
M’expliquer, ma foi.
Avec lui je sors,
Je le mets dehors ;
Quand il y sera,
Vite je reviens là !

 Puis ils reprennent pour la sortie. Duriveau passe le premier. Lucie paraît à la porte de Clara.

LUCIE.

C’est lui !

VALLEVILLE, à part.

Lucie !

Il salue.

DURIVEAU, au dehors et sans voir Lucie.

Je vous attends, monsieur...

Valleville s’incline encore et sort par le fond.

LUCIE.

Il s’éloigne !... sans un mot !... Et Clara n’a pu lui parler... Comment lui dire à présent...

VALLEVILLE, reparaissant vivement.

Lucie !... chère Lucie !...

 

 

Scène VII

 

LUCIE, VALLEVILLE, il a son chapeau à la main

 

LUCIE.

Grand Dieu !...

VALLEVILLE.

Ah !... Lucie, qu’avez-vous fait, et que viens-je d’apprendre ?...

LUCIE.

Quoi donc, monsieur ?...

VALLEVILLE.

Avouer notre amour à votre mari !... Quelle imprudence !...

LUCIE.

Avouer ! moi ! avouer à mon mari !... Qui a pu vous dire ?...

VALLEVILLE.

M. Duriveau...

LUCIE.

M. Duriveau ?...

VALLEVILLE.

Tout à l’heure... ici...

LUCIE.

Mais tout cela est faux, monsieur... mais je n’ai rien avoué.

VALLEVILLE, très étonné.

Comment ?

LUCIE, avec dignité.

Je l’aurais dû, peut-être... la peur a glacé mes lèvres.

VALLEVILLE, descendant.

Mais alors, c’était donc un piège ?...

LUCIE, réfléchissant.

Un piège !... Oui, je comprends tout à présent... Mon mari avait des soupçons... il a voulu les éclaircir... car, ces lignes que vous avez reçues, ce n’est pas moi, monsieur, c’est mon mari qui les avait dictées... il voulait vous ramener ici. Il s’entendait avec M. Duriveau...

VALLEVILLE, remontant.

L’infâme espion !... et je n’ai rien nié !...

LUCIE, tombant assise.

Ah ! monsieur, vous m’avez perdue !... Il me tuera, et vous aussi, peut-être... Oh ! partez, partez, je vous en supplie !...

CHAMBELLAN, en dehors.

Où est-il ?... où est-il ?...

LUCIE, se levant.

C’est lui !... Il n’est plus temps !

VALLEVILLE, descendant.

Oh ! fût-ce au péril de ma vie, je vous défendrai !... 

 

 

Scène VIII

 

LUCIE, CHAMBELLAN, VALLEVILLE

 

Chambellan entre par le fond, un fusil à la main, dont il frappe bruyamment la crosse à terre.

CHAMBELLAN.

Ah ! le voilà !

Lucie pousse un cri et fait quelques pas en avant. Riant.

Ah ! ah ! ah !... Mon Dieu que les femmes sont nerveuses !...

À Valleville.

Je le tiens donc, enfin !...

Air : Une fille est un oiseau.

Mon moyen a réussi ;
Car ma lettre était, je pense,
Arrangée en conséquence

Pour te ramener ici.

VALLEVILLE, à part et parlé.

Au piège !

CHAMBELLAN, descendant en montrant le fusil.

Demain, nous entrons en guerre,

Avec cette arme, j’espère
Coucher l’ennemi par terre...

VALLEVILLE, à part.

Comme un lièvre il me tuera !

CHAMBELLAN, lui frappant sur l’épaule.

Il restera sur la place.
Oui, je veux faire à la chasse
Un coup dont on parlera !

Il va poser son fusil et son chapeau à droite, au fond.

LUCIE, à part.

Que veut-il dire ?

VALLEVILLE, très intrigué.

Ah !... c’est à la chasse...

CHAMBELLAN, redescendant.

Eh ! oui, vraiment ! une chasse superbe !... demain, au Raincy... C’est pour cela que je t’ai fait revenir...

Riant bruyamment.

Ah ! ah ! voilà une surprise !... Avoue que tu ne l’y attendais pas !...

VALLEVILLE, souriant.

Non... j’avoue que...

À part.

Mais il n’a donc pas de soupçons...

Duriveau entre du fond et pose son chapeau sur une chaise à gauche.

LUCIE, poussant un cri.

Ciel !... M. Duriveau !...

Elle recule vers la porte de Clara.

 

 

Scène IX

 

LUCIE, CHAMBELLAN, VALLEVILLE, DURIVEAU

 

CHAMBELLAN, à Lucie.

Ah ça ! mais, chère amie, tout vous fait peur, aujourd’hui...

À Duriveau.

Et toi, qu’es-tu donc devenu, depuis plus d’une heure ?...

VALLEVILLE, à l’avant-scène, à part et sans les regarder.

Ils ne se sont pas vus.

DURIVEAU.

Je viens de l’Opéra... J’avais promis une loge à ma femme, et...

Il redescend et aperçoit Valleville.

Comment !... encore ici !... Par exemple ! c’est un peu fort !...

VALLEVILLE, à part.

Il ne parlera pas, dussé-je l’étrangler !

CHAMBELLAN, redescendant.

Une loge... Ah ! ça se trouve bien... nous irons tous...

Se tournant.

Et Valleville sera des nôtres !...

DURIVEAU, à part, derrière Chambellan.

Lui !... j’espère bien qu’il va refuser !...

Il lui fait des signes.

VALLEVILLE, bravant Duriveau.

J’accepte ! et avec grand plaisir !...

DURIVEAU, à part.

Il accepte !... Mais c’est d’une audace !...

Il fait des signes plus énergiques.

CHAMBELLAN.

Donne-lui le numéro de la loge...

DURIVEAU.

Le... le... numéro ?

Chambellan passe Valleville prend sa place. À part.

Il veut encore que je lui donne le numéro...

Croyant parler à Chambellan.

Mais, permets... je...

VALLEVILLE.

Certainement, monsieur Duriveau... pour que je puisse vous retrouver.

DURIVEAU.

Mais je ne tiens pas du tout... je veux dire... je ne sais plus du tout... Je n’ai pas la mémoire des numéros.

CHAMBELLAN.

Eh bien !... regarde le coupon...

DURIVEAU, contrarié.

Ah ! oui... le coupon...

VALLEVILLE, à part.

Comment rassurer Lucie ?... Ah ! c’est cela...

Il tire son carnet et dit avec ironie.

Si monsieur Duriveau veut bien me le dire... comme je n’ai pas plus que lui-la mémoire des... numéros... je vais inscrire celui-là.

DURIVEAU, à part.

Mais il me brève !... il me brave !...

Valleville va au bureau, pose son chapeau, s’assied, et écrit vivement quelques mots au crayon.

CHAMBELLAN, à Duriveau.

Eh bien ! ce coupon ?

DURIVEAU.

Le voilà !...

Tirant son portefeuille.

C’est le numéro 1502.

TOUS.

1502 !...

CHAMBELLAN, le prenant et lisant.

Qu’et-ce que tu dis donc... 52 !

Il le lui rend.

DURIVEAU, le reprenant.

Ah ! oui... 52 !... C’est la queue du 5...

À part, et le remettant dans son portefeuille.

Je voulais le faire chercher, mais j’ai été un peu trop haut !...

VALLEVILLE.

52... Je vous remercie...

Il se lève.

CHAMBELLAN.

Ah ça ! je vous laisse, car notre courrier doit être arrivé.

ENSEMBLE.

Air du Serment.

Ce soir, à l’Opéra, j’espère,
Nous serons tous, { tu l’as promis,
                               { je l’ai promis,
Car le plaisir ne sait me plaire
Que partagé par des amis.

DURIVEAU, à part.

Il va m’expliquer sa présence !

Il remonte et cause avec Chambellan.

VALLEVILLE, à part.

Mon billet doit la rassurer...

Il fait signe à Lucie. Il le glisse vivement dans le livre resté sur le bureau.

LUCIE, à part.

Dans ce livre !... Ah ! quelle imprudence !

CHAMBELLAN, lui prenant le bras.

Allons, ma chère, il faut vous préparer !

Reprise ENSEMBLE.

Ce soir, etc.

Il prend le bras de Lucile et sort avec elle par le fond. Duriveau et Valleville vont, sans se voir, fermer chacun un battant de la porte. Ils se heurtent en se retournant, et se trouvent face-à face. Valleville a remis son chapeau.

 

 

Scène X

 

DURIVEAU, VALLEVILLE

 

VALLEVILLE, il a son chapeau sur la tête pendant toute la scène.

À nous deux, monsieur !

DURIVEAU, du même ton.

Oui, monsieur, à nous deux !

Valleville et Duriveau, se croisant tous deux les bras et parlant ensemble.

VALLEVILLE.

Vous allez, monsieur, m’expliquer votre conduite !...

DURIVEAU, stupéfait.

Hein ?... Ah ça ! mais, il me dit tout ce que j’allais lui dire...

Il revient à Valleville.

VALLEVILLE et DUBIVEAU, ensemble.

Votre conduite, qui est indigne d’un galant homme !

DURIVEAU, à part.

Mais, il nie prend tous mes mots !... Il m’interpelle !...

Haut.

Vous osez m’interpeller, quand je vous retrouve dans cette maison !

VALLEVILLE, appuyant.

Où je m’installe... et nous verrons si vous vous mêlerez encore de choses... qui ne vous regardent pas.

DURIVEAU, indigné.

De choses qui...

À part.

Il appelle ça des choses qui ne nie regardent pas !

On entend un coup de sonnette. Duriveau se retourne vivement et court à l’appartement de sa femme.

Hein ?... c’est ma femme qui sonne.

Arrive à la porte, il se rassure en montrant Valleville.

Mais il est là. Ce n’est pas moi qu’elle appelle !...

Il revient à Valleville.

VALLEVILLE, à Duriveau préoccupé.

Mais ça ne se passera pas ainsi !... Vous avez voulu me forcer de parler, à l’aide...

Appuyant.

d’un mensonge infâme !

DURIVEAU, à lui-même.

Il grince !... il grince !... Mais c’est à moi de grincer...

VALLEVILLE.

Vous m’avez dit qu’elle avait avoué... C’est faux !...Que le mari savait tout... C’est faux !... Il ne sait rien.

Sourdement, en lui secouant la main.

Et je désire, moi, qu’il ne sache rien !...

DURIVEAU, au public.

Il veut me forcer d’oublier, à présent !...

VALLEVILLE.

Et, s’il apprend quelque chose... nous nous battrons jusqu’à votre mort, entendez-vous ?

Il remonte.

DURIVEAU, exaspéré et passant à droite.

Eh bien ! oui, j’aime mieux... Battons-nous... jusqu’à ma mort !... non... jusqu’à la vôtre !...

À part.

J’avais promis d’être calme, mais il n’y a pas moyen...

Revenant à Valleville.

Oui, battons-nous, massacrons-nous !... Ça me va ! ça me va !...

Deuxième coup de sonnette. Duriveau s’élance, mais cette fois Valleville lui ferme le passage.

DURIVEAU.

Mais elle ne sait donc pas que je le tiens là !...

VALLEVILLE, l’arrêtant.

Oh ! vous ne m’échapperez pas ainsi !...

DURIVEAU.

Je n’ai fichtre pas envie de vous échapper !...

JEAN, entrant du fond et montrant la porte latérale.

Monsieur, c’est madame qui sonne !

DURIVEAU, retenu par Valleville, à Jean.

Dites à ma femme que je suis avec M. Valleville...

Appuyant.

M. Auguste de Valleville !... M. Auguste de Valleville, vous entendez !...

Jean sort.

Elle comprendra !.....

Il descend.

VALLEVILLE, avec une colère sourde.

Puisque vous êtes décidé à vous battre... c’est que vous êtes décidé à parler... à la perdre...

DURIVEAU.

Perdre qui ?...

VALLEVILLE.

Vous voulez la livrer à la fureur de votre farouche ami !...

DURIVEAU, plus fort.

La fureur de qui ?

VALLEVILLE.

Mais je saurai la soustraire à sa vengeance !

DURIVEAU, criant plus fort.

La vengeance de qui ?... Mais de qui parlons-nous, mon Dieu ?

VALLEVILLE.

Eh ! vous le savez bien, monsieur... de celle que j’aime !... Lucie.

DURIVEAU, stupéfait.

Hein !... quoi !... c’est Lucie !... Lucie que vous aimez !...

Tout à fait rassuré.

Ah ! si c’est Lucie !... je suis bien tranquille.

Il descend.

Mais pourquoi donc sonne-t-elle ?...

Troisième coup de sonnette. Alors, frappé d’une idée subite, il crie.

Ah ! mais alors il y en a un autre !...

Il veut courir, Valleville le saisit.

Monsieur, lâchez-moi !

VALLEVILLE.

Pas avant que vous ne m’ayez promis le silence !

La sonnette continue.

DURIVEAU, se débattant en criant.

Je vous dis qu’il y en a un autre !... Lâchez-moi !...

VALLEVILLE.

Pas avant que vous ne m’ayez juré...

DURIVEAU, même jeu.

Tout ce que vous voudrez !... mais lâchez-moi !...

VALLEVILLE, avec force et à la porte.

J’emporte votre serment !

DURIVEAU, parvenant à se dégager.

Emportez mon serment, mais lâchez mon habit !

Il sort.

 

 

Scène XI

 

CLARA, DURIVEAU

 

Duriveau s’est élancé, mais il voit entrer Clara et tombe anéanti dans un fauteuil, à droite.

CLARA, s’arrêtant près de la table.

Mais où étiez-vous donc, monsieur, et pourquoi ne pas venir comme vous me l’aviez promis ?

DURIVEAU, à part.

C’est clair, il y en avait un autre !... Je suis... mort !

CLARA, sans l’écouter et très vite.

Et moi qui comptais sur vous, pour me défendre.

DURIVEAU, avançant vers Clara en faisant rouler son fauteuil.

Mais ça ne me dit pas !...

CLARA, même jeu.

J’étais là... seule... j’essayais de ne pas penser à lui...

DURIVEAU, se levant.

Lui !... lui !... Mais dis-moi donc.

CLARA.

Quand tout à coup je l’ai vu près de moi !...

DURIVEAU.

Allons, il n’y a pas moyen de l’arrêter.

CLARA, même jeu.

Ah ! j’ai eu grand’peur, allez... mais c’est égal... je n’ai pas hésité... j’ai sonné tout de suite !...

DURIVEAU.

Oui, oui, j’ai bien entendu.

CLARA, se tournant vers lui.

Est-ce que ce n’était pas convenu ?...

DURIVEAU.

Si... si... Après ?...

CLARA.

Après... il m’a supplié de lui pardonner...

DURIVEAU, vivement.

Quoi donc ?...

CLARA, naïvement.

Mais sa visite, sans doute... puis il m’a présenté un papier... des vers, je crois...

DURIVEAU, avec mépris.

Des vers !...

CLARA, se tournant vers lui.

Alors j’ai sonné pour la deuxième fois...

DURIVEAU.

Pour appeler du renfort... C’est bien... très bien !... Et le renfort était là... qui ne bougeait pas... Imbécile... va !... Après ?...

CLARA, avec embarras.

Ah !... après !...

DURIVEAU, effrayé.

Comment !... ah !... après !...

CLARA.

Voyant que je ne lui répondais rien, il s’est jeté à mes genoux...

DURIVEAU, à part.

Les miens ne me soutiennent plus !...

CLARA.

Il me disait : « Un seul regard, par pitié ! »

DURIVEAU.

Et tu ne le regardais pas ?

CLARA, vivement.

Non.

DURIVEAU, se rassurant.

Ah !

CLARA, baissant les yeux dans la glace.

Mais je le voyais très bien... et je me sentais si troublée... si troublée, que je me suis pendue à la sonnette.

DURIVEAU.

Pour la troisième fois !...

CLARA.

Mais il s’est emparé de ma main, el je crois qu’il l’a baisée... un peu...

DURIVEAU, tremblant.

Un peu... p... p... pas plus ?

CLARA.

Oh ! non, monsieur, bien sûr... car, dans ce moment-là... et je ne sais comment... j’ai pensé à vous...

DURIVEAU.

Ah ! voilà qui est heureux !...

CLARA.

Si bon... si indulgent pour moi... ce matin... et, quoique vous ne fussiez pas là, il m’a semblé que votre voix me disait : Allons, courage ! Et alors !...

DURIVEAU, vivement.

Et alors ?

CLARA, avec explosion.

Je me suis sauvée !

DURIVEAU.

Ouf !... je respire !... Elle s’est sauvée ! femme courageuse.

Après un silence et en hésitant.

Et maintenant... maintenant, comment ça va-t-il ?

CLARA, soupirant.

Ah ! monsieur... ça va bien mal !...

DURIVEAU, se désolant.

Bien mal !... Et dire que c’est ce maudit Valleville qui me retenait !... qui m’étranglait !

CLARA.

M. de Valleville !

DURIVEAU.

Eh parbleu ! je le prenais pour l’Auguste en question !

CLARA.

Quoi ! vous croyiez ?

DURIVEAU.

Oui, d’abord, mais pas du tout... C’est celui de ta sœur !...

Chambellan paraît au fond.

CLARA.

Comment ! vous savez !...

Apercevant Chambellan.

Oh ! taisez-vous, c’est M. Chambellan !

 

 

Scène XII

 

CLARA, DURIVEAU, CHAMBELLAN

 

CHAMBELLAN, très agité.

Mon pauvre Duriveau, le courrier vient de nous apporter une bien mauvaise nouvelle.

DURIVEAU.

Encore une !... Qu’est-ce donc ?...

Il prend Chambellan, à part.

CLARA, un peu en arrière.

Comme M. Chambellan est ému !...

CHAMBELLAN, bas, à l’écart.

Notre ami Brémont, le père d’Auguste...

CLARA, qui a écouté.

Son père !...

Elle écoute de nouveau.

CHAMBELLAN, bas.

Il est près de faire faillite !... et il t’écrit de venir à son secours...

CLARA, à part.

Grand Dieu !... s’il apprenait maintenant...

DURIVEAU.

Ah ! quel événement !... nous allons parler de cela.

À Clara.

Chère amie, nous avons des affaires.

CLARA.

Je vous laisse, mon ami...

Elle va à sa chambre.

DURIVEAU, la suivant, et l’arrêtant près de la porte.

Oui, mais avant, pour que le quiproquo de tout à l’heure ne se renouvelle plus, tu vas me dire le nom... le nom de famille... tu comprends ?...

CLARA.

Oh ! mon ami, ne l’exigez pas, je vous en supplie.

DURIVEAU.

Comment ?

CLARA.

Plus tard... vous le saurez, je vous le jure... Mais maintenant, oh ! maintenant... c’est impossible !

Elle sort vivement.

 

 

Scène XIII

 

DURIVEAU, CHAMBELLAN

 

DURIVEAU, stupéfait.

Ah ! quelle position !

CHAMBELLAN, assis devant le bureau.

Elle est affreuse !

Il montre la lettre.

DURIVEAU, étonné, à part.

Comment ! il sait... Mais tout le monde sait donc...

Avançant vers Chambellan.

Mais que faire à présent ?

CHAMBELLAN.

Venir à son secours ! l’empêcher de faillir !

DURIVEAU, vivement.

Je ne demande pas mieux... Mais comment ?

CHAMBELLAN, se levant.

Avec deux cent mille francs...

DURIVEAU, étonné.

Deux cent mille francs ?...

CHAMBELLAN, allant chercha la lettre, et la présentant à Duriveau.

Oui... les deux cent mille francs qu’il demande...

DURIVEAU, l’interrompant avec colère.

Tu crois que... Eh ! ce n’est pas de Brémond que... je te parle de nos fem...

Se reprenant.

de la f...

Se reprenant encore.

non, de ma femme !...

CHAMBELLAN, jetant la lettre sur le bureau.

Ah bah !...

DURIVEAU, lui serrant la main.

De ma femme... qui aime quelqu’un... un Auguste !...

CHAMBELLAN, criant.

Quel Auguste ?

DURIVEAU, criant, plus fort.

Oui, quel Auguste ?... Je ne sais que son prénom.

CHAMBELLAN.

Auguste !...mais il y en a mille.

DURIVEAU, avec intention.

Oui... ça fait confusion... On croit tenir le sien... et pas du tout...

Montrant Chambellan, à part.

on tient celui d’un autre...

S’emportant.

Et il n’y a pas de galères pour des scélérats comme ça !...

Comme frappé d’une idée.

Si ! si !... il yen a !... Ils se marient à leur tour... et alors...

Avec rage.

d’autres Auguste !...

CHAMBELLAN, le prenant par le bras.

Voyons, voyons, calme-toi... et cherchons ensemble. 

DURIVEAU, avec rage.

Oui, cherchons...

CHAMBELLAN.

Il y a bien Valleville.

DURIVEAU, vivement, et en le regardant avec ironie.

Non... non... je ne soupçonne pas celui-là... j’ai des raisons...

CHAMBELLAN.

Ah ! permets... permets... Valleville est un charmant garçon !... un joli cavalier !... Et il ne serait pas impossible... que le gaillard !...

Il rit.

Hé !... hé !... hé !...

DURIVEAU, froidement.

Tu ris de ça, toi ?

Au public.

Il rit ! ô mon Dieu !

CHAMBELLAN, riant toujours.

Non... non... pardon...

DURIVEAU.

Après ça, si tu veux rire...

CHAMBELLAN.

Non... Tu ne le soupçonnes pas... faut mieux !... car je viens de l’inviter à dîner... Il sera tout porté pour l’Opéra...

DURIVEAU, stupéfait.

Oui... il sera tout porté... pour...

À part.

Et dire que nous sommes tous comme ça !... C’est effrayant !...

CHAMBELLAN, qui a cherché.

Ah ! Auguste Barbier, le petit avoué !

DURIVEAU, avec mépris.

Un bossu !... Allons donc !... Il s’agit d’un Auguste charmant, avec moustaches vernies... bottes jaunes... non... des moustaches jaunes... non... Ah ! je ne sais plus ce que je dis...

CHAMBELLAN, qui cherche toujours.

Eh ! parbleu ! nous allons chercher bien loin... Brémont !... ton premier commis ?

DURIVEAU.

Guguste !... un enfant !... Est-ce que tu es fou ?.....

Frappé d’une idée.

Non... j’ai un moyen d’en finir, car la position n’est pas tenable...

Il va à la table de travail, et sonne ; puis il passe à droite.

CHAMBELLAN.

Ah ! dame, écoute donc... c’est un peu ta faute... Sans ta faiblesse...

DURIVEAU.

Oh ! je ne suis pas bien convaincu qu’une sévérité excessive...

CHAMBELLAN.

Mais, regarde-moi !...

DURIVEAU, froidement.

Je te regarde... je te regarde beaucoup même...

CHAMBELLAN, insistant.

Et c’est bien ce qui te prouve...

DURIVEAU, lui tournant le dos.

Ça ne me prouve rien du tout.

Il va au bureau.

CHAMBELLAN, le suivant.

À ton aise... fais le mari langoureux... nourris-toi de poésie !... de M. Lamartine !... lis des vers !...

DURIVEAU, exaspéré.

Des vers ! Et pendant ce temps, on en fait à ma femme !... Dieu ! les vers !... Brrr !... je les ai en horreur à présent !.....

Il prend le volume de Lamartine sur le bureau.

Tiens !... emporte ce livre... je ne veux plus le voir... Emporte...

Il le met dans la redingote de Chambellan, qu’il boutonne.

CHAMBELLAN, avec rage.

Soit... Je te laisse la lettre de ce pauvre Brémont... et je n’ai pas besoin de te dire que j’approuverai tout ce que tu feras...

DURIVEAU, retournant à la table.

Merci... merci... Et ce Jean qui n’arrive pas !...

Il resonne. Chambellan, sort. Après avoir sonné, il fait deux pas vers la chambre de Clara.

Hein !... on a sonné !...

Se ravissant.

Ah ! tiens, c’est moi !...

Il va s’asseoir devant le bureau.

 

 

Scène XIV

 

DURIVEAU, puis JEAN

 

DURIVEAU, à son bureau.

Allons... je vais répondre à Brémont... Quand on oblige, il faut obliger vite... Mais du diable si je sais où trouver les fonds...

JEAN, entrant.

Monsieur a sonné ?...

DURIVEAU, assis au bureau.

Certainement... Que faisiez-vous donc ?

JEAN.

Pardon, monsieur, je cherchais...

DURIVEAU.

C’est bon... écoutez-moi...

Se tournant vers Jean.

À toutes les personnes qui se présenteront ici, vous demanderez à l’avenir leur nom de baptême.

JEAN.

Oui, monsieur...

Il s’en va.

DURIVEAU.

Attendez donc...

Jean revient.

Et pour tous ceux qui se nommeront Auguste, nous n’y sommes pas... nous n’y sommes jamais !... Vous m’entendez ?...

JEAN.

Parfaitement, monsieur... c’est un nom prohibé... lui nom qui ne passe plus...

DURIVEAU, se remettante écrire.

Justement.

JEAN, revenant encore.

Pardon, monsieur... M. Auguste, le premier commis de monsieur, en est-il ?...

DURIVEAU.

Eh ! non, il est de la maison !

JEAN.

À propos, monsieur ne pourrait pas me dire où il est ?... je le cherche depuis une heure.

DURIVEAU.

Pourquoi ?

JEAN.

Pour lui remettre ce papier, qu’il à laissé tomber, en sortant de chez madame...

DURIVEAU, stupéfait et retournant son fauteuil.

De chez ma femme !

JEAN.

Oui, monsieur, tout à l’heure, quand madame sonnait tant.

DURIVEAU, à part.

Ah ! mon Dieu !

Haut et se levant.

Donnez-moi ce papier...

JEAN, le donnant.

Monsieur veut bien se charger...

DURIVEAU, le prenant.

Oui, sortez... Laissez-moi.

Jean sort.

 

 

Scène XV

 

DURIVEAU, seul

 

Tout à l’heure... chez ma femme... Oh ! non, ce n’est pas possible... pourtant, ce papier...

Le parcourant.

Des vers !... à Clara !... Lui !... c’était lui !...Lui !... le dernier que j’aurais soupçonné !... lui que j’aimais comme mon fils !... Ah ! c’est bien mal !... c’est bien ingrat !... C’est bien lâche !...

Il se lève.

Air : Je n’ai point vu ces bosquets de lauriers.

Lui me trahir !... celui que j’aimais tant,
Faire à mon cœur cette cruelle injure !
Ah ! de sa main, la main de mon enfant,
Devais-je attendre une telle blessure !...
Sans doute, hélas ! je souffrais bien aussi,
Quand j’ignorais d’où me venait l’outrage !...
Mais cet outrage aujourd’hui vient de lui,
Et je ne sais... mais il me semble ici
Que je souffre encor davantage !
Oui je souffre encor davantage !

Avec force.

Et son père !... son père qui vient me demander de lui sauver l’honneur au moment où le fils veut me ravir le mien !... Ah ! non, je ne serai pas dupe à ce point !... Je vais lui écrire...

Se mettant à écrire.

Oui, il saura tout.

Écrivant avec agitation.

Il saura cet amour... que je renfermais... là... dans mon cœur !... cet amour que ma femme elle-même n’a jamais soupçonné !... Ma femme !... tout mon bonheur !... toute ma vie !... et lui... lui, presque mon enfant !

Il écrit avec rage.

JEAN, sortant de l’appartement de Clara.

Monsieur !

Duriveau ne l’entend pas et continue à écrire. Jean s’approchant et après un peu d’hésitation.

Monsieur !...

DURIVEAU.

Encore ! que voulez-vous ?

JEAN.

Pardon, monsieur, ce n’est pas moi.

DURIVEAU, écrivant toujours.

Comment, ce n’est pas vous !...

JEAN.

C’est le joaillier qui apporte des parures pour que monsieur choisisse.

DURIVEAU.

Ah ! oui des diamants !... Je ne puis pas maintenant, j’écris...

Jean va pour sortir.

Non... attendez... je suis trop agité pour finir cette lettre...

Il se lève et ferme le bureau.

Plus tard... demain... quand je serai plus calme...

À Jean.

J’y vais...

Il va au fond, Jean lui indique que le’ joaillier est chez madame.

DURIVEAU, préoccupé en sortant, se retourne et dit à Jean.

Oh ! non... non... je ne serai pas dupe à ce point !...

Il entre chez sa femme, Jean le suit.

 

 

Scène XVI

 

CLARA, entr’ouvant la porte du fond

 

Personne !... vite, cherchons... pauvre Lucie !... Elle n’a pas osé venir elle-même... mais aussi, quelle imprudence !... s’écrire ainsi !... dans un livre !... Mais où est-il donc ?...

Elle va la table à ouvrage.

Sur la table, m’a-t-elle dit. Je ne le vois pas !... Ah !... mon mari disait qu’il l’avait toujours dans son bureau... Il l’a remis, peut-être…

Elle va au bureau et cherche au milieu des papiers.

Mais non, je ne vois rien...

Elle ouvre le bureau.

L’aurait-il emporté ?...

Trouvant la lettre que Duriveau a commencée.

Que vois-je ?... mon nom !... celui de M. Auguste !...

Elle prend le papier et le parcourt.

Ah ! qu’ai-je lu ?...

Lisant.

« J’aimais ma femme comme je n’avais jamais rien aimé dans ce monde !... Je l’aimais jusqu’à craindre de lui paraître ridicule en lui laissant voir tout mon amour !... jusqu’à trouver du bonheur à satisfaire encore ses caprices de jeune fille, eu lui envoyant, chaque matin, de pauvres fleurs, dont elle savait gré à un autre !... »

Parlé.

C’était lui !...

Lisant.

« Et de tout cet amour dédaigné, je me consolais en me disant : Du moins elle n’aime personne, et un jour peut- être elle m’aimera !... Mais ton fils, notre enfant, oui, notre enfant, car j’avais pour lui une tendresse égale à la tienne, ton fils est venu briser cette dernière espérance, ton fils a renversé tous mes rêves de bonheur !... »

Elle essuie ses larmes ; elle se tourne vivement et remet la lettre dans le bureau en croyant entendre du bruit.

Quelqu’un !... Non, je me trompais !...

Elle remonte. Un silence.

Il m’aimait à ce point !... Et moi, je suis venue lui dire : J’en aime un autre !... Oh ! comme il a dû souffrir !...

Elle va au fond à gauche et pleure.

 

 

Scène XVII

 

DURIVEAU, CLARA

 

DURIVEAU, sortant de chez Clara et descendant à l’avant-scène ; avec fermeté.

J’ai bien réfléchi, et mon parti est pris.

L’apercevant.

C’est elle !

CLARA, essuyant ses larmes et s’approchant de son mari en souriant.

Comme vous êtes resté longtemps loin de moi, monsieur...

DURIVEAU, froidement.

Longtemps...vous trouvez... C’est bien aimable de vous en être aperçue...

CLARA, gracieusement.

C’est que j’aurais voulu vous voir, pour vous dire... pour vous dire que ça va mieux...

DURIVEAU, avec incrédulité et douceur.

Bien vrai ?... Ça va... un peu mieux ?...

CLARA, de même.

Beaucoup mieux !

DURIVEAU.

Ah ! c’est bien de me dire ça... J’en avais grand besoin, va... car je viens te demander un sacrifice...

CLARA, vivement et avec élan.

Tout ce que vous voudrez, mon ami !

DURIVEAU.

Oh ! que tu es bonne !... Il s’agit de ces diamants, de ces quarante mille francs, tu sais ?...

CLARA, vivement.

Vous en avez besoin ?...

DURIVEAU.

Oui... pour en compléter deux cent mille.

Mouvement de Clara.

C’est un ami dont les affaires sont embarrassées...

CLARA, devinant.

Un ami !...

Elle doit regarder son mari jusqu’à la fin de la scène.

DURIVEAU.

Oh ! une personne que tu ne connais pas... un brave et honnête homme, que j’aime, que j’estime... et... il faut que je le sauve, il le faut !...

CLARA, très émue.

Oh ! que c’est bien à vous, monsieur !... que c’est bien !...

DURIVEAU.

Mais non, c’est tout simple, il en aurait fait autant pour moi... c’est presque un frère...

Avec émotion.

Je regardais ses enfants... comme les miens... et si tu connaissais cette famille... tu n’hésiterais pas...

CLARA.

Mais je n’hésite pas, monsieur !... Et si je reste muette... c’est que... l’étonnement... l’admiration...

Avec explosion.

Mais j’étais donc aveugle, mon Dieu !...

Elle sanglote.

DURIVEAU, vivement.

Tu pleures !... Est-ce que ça va plus mal ?...

CLARA, très agitée.

Plus mal !... Non, au contraire, et je crois que je suis tout à fait guérie !...

DURIVEAU, stupéfait.

Guérie !... comme ça !... tout d’un coup. Tu ne l’aimerais plus ?...

Air de Céline.

Ah ! quel bonheur serait le nôtre,
Si tu pouvais n’y plus penser !

CLARA, avec malice.

Mais je crois que j’en aime un autre.

DURIVEAU, se désolant.

Grand Dieu ! ça va recommencer !

CLARA, avec âme.

Non, vraiment, car celui que j’aime,
En est le plus digne entre nous !...
C’est la bonté, c’est l’honneur même !

DURIVEAU, parlé.

Qui donc ?...

CLARA, avec explosion.

Mais vous voyez bien... que c’est vous !

DURIVEAU, abasourdi.

Hein ?

CLARA, reprenant l’air.

Oui, c’est la bonté, l’honneur même !
Ah ! vous voyez bien que c’est vous !

Elle lui tend la main.

DURIVEAU, n’osant la prendre.

Moi ? Qui, moi ?... moi, Duriveau ! moi, ton mari !... Oh ! non, ce n’est pas possible !...

CLARA, s’impatientant.

Mais si, c’est possible !... Il ne va pas me croire à présent !

DURIVEAU, avec bonheur et la prenant dans ses bras.

Oh ! oui, oui, je te crois.

CLARA, souriant.

Eh bien ! alors, embrassez-moi donc !

DURIVEAU.

Ah ! plutôt deux fois qu’une !...

Elle s’approche.

Non, pas le front... un bon baiser de mari.

Il l’embrasse.

Deux bons baisers de mari !...

Il l’embrasse encore.

Ah ! que ça fait de bien ! que ça fait de bien !

 

 

Scène XVIII

 

DURIVEAU, CLARA, CHAMBELLAN

 

CHAMBELLAN, dans la coulisse.

Où est-elle ?... où est-elle ?

DURIVEAU.

À qui en as-tu donc, toi ?

CHAMBELLAN, montrant un papier.

Je veux la voir, je veux la tuer, je veux les tuer tous les deux... Une lettre, une lettre d’amour !... là, dans ce livre !...

Il jette avec fureur le livre sur la table.

CLARA, bas, à Duriveau.

Ciel ! ma sœur... Oh ! mon ami, sauvez-la !...

DURIVEAU, bas.

Laisse-moi faire !...

Haut.

Ah ! tu as trouvé ça, toi...

CHAMBELLAN.

Comment, ça !... mais c’est la preuve de leur crime !...

DURIVEAU, retournant le papier avec mépris.

Allons donc !... Je ne regarde pas comme un crime une lettre d’un fou, adressée à ma femme.

CHAMBELLAN.

Ta femme !... ta femme !... Il ne s’agit pas d’elle, mais de la mienne... Écoute...

LUCIE, paraissant à la porte de Clara.

Ciel !...

Clara lui fait signe de s’arrêter ; elle reste tremblante sur le seuil de la porte.

CHAMBELLAN, lisant.

« Votre mari ne sait rien ; et, fût-ce au prix de mon sang, j’empêcherai qu’on lui dévoile notre amour... »

DURIVEAU, froidement.

Leur amour... très bien !...

CHAMBELLAN.

« Et si je ne réussis pas, demain, à l’issue de cette chasse, je saurai bien vous soustraire à sa tyrannie. »

DURIVEAU, même jeu.

Ma tyrannie. Après ?

CHAMBELLAN.

Mais cette chasse... Ce n’est pas toi qui vas à la chasse...

Mouvement de frayeur des deux femmes.

DURIVEAU, froidement.

Et pourquoi pas ? Est-ce que tu crois qu’il n’y en a que pour toi des cailles et des perdreaux... J’ai mon permis... mon port d’armes... tout comme un autre ; et voilà mon invitation pour le Raincy...

Il la tire de son portefeuille.

CLARA, à part, avec joie.

Oh ! elle est sauvée !

Lucie s’avance en scène.

CHAMBELLAN, étonné.

Alors, tu sais donc de qui est ce billet ?

DURIVEAU.

Parfaitement !... ma femme m’a tout dit... Je ne l’ai pas tuée moi !... je l’ai protégée !... Tu vois que l’ARTICLE 213 est bon à quelque chose... Tu avais raison, ce matin... c’était Valleville !...

CHAMBELLAN.

Comment, Valleville ?...

DURIVEAU.

L’Auguste en question !... l’Auguste de ce billet... c’était Auguste de Valleville !

CHAMBELLAN, éclatant, après un petit silence.

Ah ! ah ! ah !... Je J’aurais parlé !... Et moi qui croyais !...

Duriveau remonte.

Ah ! ah !... ce pauvre Duriveau !...

À part.

Mais aussi il est d’un aveuglement !...

Apercevant sa femme.

Ah ! vous voilà, chère amie... Venez donc que je vous raconte...

Il va vers elle.

DURIVEAU, l’arrêtant.

Eh bien ! est-ce que tu vas lui dire ?...

CHAMBELLAN, revenant à sa place.

Ah ! non, non ; c’est juste.

À part.

J’en rirai tout seul.

On entend un coup de sonnette. Duriveau va s’élancer ; mais il s’arrête en voyant là sa femme, et porte la main à ses oreilles en faisant signe qu’elles lui tintent.

DURIVEAU, à part.

C’est fini, je ne pourrai plus entendre sonner.

 

 

Scène XIX

 

DURIVEAU, CLARA, CHAMBELLAN, JEAN, entrant du fond

 

JEAN, à Duriveau.

M. de Valleville est là... mais comme il s’appelle Auguste, je ne sais si je dois...

DURIVEAU vivement.

Dites que nous n’y sommes pas !

CLARA.

Et pour lui nous n’y serons jamais !

Bas, à Lucie.

N’est-ce pas ?

LUCIE.

Oh ! non, jamais !

Jean sort.

 

 

Scène XX

 

LUCIE, CLARA, CHAMBELLAN, DURIVEAU

 

CHAMBELLAN.

Ah ça ! mais, dis donc, dis donc, je l’avais invité... moi !

DURIVEAU.

Oui, mais j’espère qu’à l’avenir, et par amitié pour moi, tu te priveras de ses visites...

CHAMBELLAN, hésitant.

Un garçon charmant !... qui avait tous mes goûts.

DURIVEAU, froidement.

C’est vrai... il avait tous tes goûts... tous !...

Clara passe à droite.

CHAMBELLAN.

C’est un grand sacrifice que je te ferai là !... 

DURIVEAU.

Le ciel t’en récompensera !... Mais, j’y pense, ces deux cent mille francs qu’il faut envoyer... à qui vais-je les confier ?...

CLARA.

Mais, mon ami, c’est bien simple... à M. Auguste Brémont ; il est tout naturel qu’il les porte à son père...

DURIVEAU, avec explosion.

Quoi ! tu savais que son père !... et tu veux !... Ah ! ma femme !... ma bonne petite femme !...

Il l’embrasse.

CHAMBELLAN.

Sa bonne petite femme !... après ce qui s’est passé !... À sa place, moi, je serais...

DURIVEAU, bas et l’arrêtant.

Mon ami, dans ces cas-là, on ne sait jamais... ce qu’on serait !...

Haut.

Allons dîner.

CHŒUR.

Ne rien savoir
Et ne rien voir,
C’est, dans un ménage,
Toujours le plus sage.
Pauvres époux,
Maris jaloux.
Voulez-vous être heureux ?
Fermez les yeux.

CLARA.

Air : Vaudeville des Frères de lait.

J’avais, messieurs, grand besoin d’assistance ;
De mon mari j’ai réclamé l’appui.
Par sa bonté, par sa tendre indulgence,
D’un grand péril il me sauve aujourd’hui,
Et cependant, je tremble encore ici ;
Car il ne peut, quand je crains votre blâme,

Me préserver de ce nouveau danger !...
Par l’indulgence il a sauvé sa femme,
Ah ! comme lui, daignez me protéger.
(Bis.)

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