L’Acte de naissance (Louis-Benoît PICARD)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Louvois, le 2 octobre 1804.

 

Personnages

 

MONSIEUR DUBOULOIR

MONSIEUR CLAIRVILLE

MADAME DE ROSEMONT

LOUISE, sa fille

ANDRÉ, valet de Clairville

 

La scène est à Paris, chez madame de Rosemont.

 

Le théâtre représente un salon ; une fenêtre sur un côté.

 

 

PRÉFACE

 

C’est bien peu de chose. J’attaque un ridicule bien usé au théâtre, bien excusable chez nos dames: il est si cruel de vieillir ! C’est un proverbe plutôt qu’une comédie ; mais cette petite pièce me paraît assez bien conduite. Je ne crois pas m’y montrer trop sévère pour les femmes de quarante ans et au-delà. Le rôle de Louise a, je crois, de la grâce et de l’ingénuité, sans recherche et sans afféterie. Mon jeune notaire est un personnage un peu pâle ; mais mon vieux procureur me semble original et comique. Il y a quelques mots heureux. La pièce a toujours été vue avec plaisir.

C’est une anecdote qui m’en a fourni le sujet ; mais j’ai cru devoir changer quelque chose au dénouement. Suivant l’anecdote, la dame aima mieux perdre son procès que de produire son acte de naissance.

 

 

Scène première

 

MADAME DE ROSEMONT, seule

 

Elle regarde à travers les rideaux de la croisée.

Le voilà ; quelle tournure aimable et décente ! il est avec des clients. Un vieillard, un jeune homme, une jeune personne. C’est peut-être un contrat de mariage qu’il achève. Ah ! Clairville, quand songerez-vous au vôtre.

 

 

Scène II

 

MADAME DE ROSEMONT, LOUISE

 

LOUISE, apercevant sa mère.

Ah ! mon Dieu, ma mère ! et à la fenêtre encore ! comme c’est contrariant !

MADAME DE ROSEMONT.

Ah ! mon Dieu, il m’a vue, je crois, à travers les carreaux.

Elle ferme les rideaux et va précipitamment à l’autre côté du théâtre.

LOUISE.

Bon ! elle s’éloigne.

Elle va à son tour à la fenêtre et regarde.

MADAME DE ROSEMONT.

En vérité, j’en suis toute tremblante et toute pâle.

Elle se regarde dans une glace.

Comme je suis coiffée aujourd’hui !

Elle arrange sa coiffure.

LOUISE.

Il est là, il m’a reconnue, prenons bien garde.

Elle regarde à travers les rideaux, et se détourne pour voir si sa mère ne l’aperçoit pas.

MADAME DE ROSEMONT, toujours à la glace.

Enfin je ne me suis pas trompée. Depuis huit jours qu’il est notaire, et qu’il loge en face de moi, toutes les fois que nous ouvrons notre fenêtre, il ouvre la sienne. Quel maussade bonnet ! et j’ai remarqué des regards, des signes... ce n’est pas pour ma fille... un enfant... c’est donc pour moi... Et en effet... quand je me considère... D’abord il est certain que je ne parais pas mon âge... mon âge !... Ai-je bien mon âge ?

LOUISE, quittant la fenêtre.

Je n’ose plus regarder... Que je suis folle cependant de ne pas avouer à ma mère... elle m’aime tant... Allons, encore un coup d’œil.

Elle regarde encore à la fenêtre.

MADAME DE ROSEMONT.

Qu’il est cruel de n’oser se confier à personne ! car enfin nous autres jeunes veuves avons-nous plus de privilège que les jeunes filles... Voyons s’il est encore dans son cabinet...

Voyant sa fille.

Que fais-tu là, ma fille ?

LOUISE.

Moi, ma mère, ah ! mon Dieu ! rien ; j’arrive et je regardais... Je crois qu’il fera beau demain.

MADAME DE ROSEMONT.

Heureux âge ! cela t’arrange pour ta promenade ?

LOUISE.

Mais oui.

À part.

Elle ne se doute de rien.

MADAME DE ROSEMONT, à part.

Et pourquoi ne confierais-je pas à ma fille... elle commence à être raisonnable, et mon cœur a besoin de s’épancher. Peut-être d’ailleurs apprendrait-elle par d’autres, ou devinerait-elle... Il est de mon devoir de la prévenir.

LOUISE, à part.

Allons un peu de hardiesse ; comme c’est aujourd’hui qu’il doit envoyer... il faut absolument que je dise tout à ma mère.

MADAME DE ROSEMONT.

Louise ?

LOUISE

Ma mère ?

MADAME DE ROSEMONT.

Vous avez quinze ans, mon enfant.

LOUISE.

J’en ai bientôt seize, maman.

MADAME DE ROSEMONT.

Vous n’en avez que quinze, mademoiselle, car je n’en ai que trente-deux.

LOUISE.

Trente...

MADAME DE ROSEMONT.

Oui, ma fille, je n’ai que trente-deux ans, entendez-vous. Cependant comme vous avez un esprit, une raison au-dessus de votre âge, j’ai une affaire... un projet... que je veux vous communiquer.

LOUISE.

Et moi, ma mère, j’ai de mon côté quelque chose à vous dire.

MADAME DE ROSEMONT.

Et quoi donc, mon enfant ?

LOUISE.

Parlez, ma mère, et je parlerai après.

MADAME DE ROSEMONT.

Eh bien ! donc, ma chère, tu n’as pas remarqué, toi, ce jeune notaire qui depuis huit jours loge en face ?

LOUISE.

Je vous demande pardon, ma mère. Il se nomme Clairville.

MADAME DE ROSEMONT.

Précisément. Il est d’une tournure...

LOUISE.

Charmante. N’est-ce pas ?

MADAME DE ROSEMONT.

Il est fort lié avec cet ancien ami de ton père, cet honnête procureur qui s’est chargé de toutes mes affaires.

LOUISE.

Monsieur Dubouloir, qui toutes les fois qu’il nous a parlé de Clairville, nous a fait son éloge.

MADAME DE ROSEMONT.

Oui, il nous a dit que c’était un jeune homme instruit, rangé, d’une fortune honnête, et d’ailleurs ayant un état.

LOUISE.

Oui, il nous a dit tout cela. C’est un bien honnête homme que ce monsieur Dubouloir.

MADAME DE ROSEMONT.

Je l’estime beaucoup. Il est franc, sans façon, un peu brusque, mais un cœur excellent, fort attaché à la famille.

LOUISE.

Aussi je l’aime de tout mon cœur ; mais pour en revenir à Clairville, ma mère...

MADAME DE ROSEMONT.

Eh bien ! ma fille... Clairville... je ne lui ai pas parlé encore ; mais j’ai de bons yeux.

LOUISE.

Eh quoi ! vous avez deviné...

MADAME DE ROSEMONT.

Cela n’était pas bien difficile. Quand l’amour s’empare d’un jeune cœur, il lui fait commettre mille indiscrétions.

LOUISE.

Eh ! mon Dieu ! oui.

MADAME DE ROSEMONT.

D’abord cette obstination à se tenir constamment à la fenêtre.

LOUISE.

Même quand il pleut.

MADAME DE ROSEMONT.

Ces profondes révérences quand nous passons à côté de lui.

LOUISE.

Oh ! il est d’une politesse...

MADAME DE ROSEMONT.

Quelques signes que j’ai cru remarquer... Cette affectation de baisser les yeux quand on le regarde.

LOUISE.

Vous avez vu tout cela, ma mère ?

MADAME DE ROSEMONT.

Tout cela est si clair que je me propose aujourd’hui même...

LOUISE.

Quoi donc ?

MADAME DE ROSEMONT.

De prier monsieur Dubouloir de nous amener notre jeune voisin.

LOUISE.

Oh ! je peux vous répondre qu’il viendra bien vite.

MADAME DE ROSEMONT.

Après t’avoir expliqué son secret, tu dois sentir que le mien n’est pas difficile à deviner.

LOUISE.

Mais en effet, ma mère, je crois voir...

MADAME DE ROSEMONT.

Tu sais que je suis plutôt ton amie que ta mère.

LOUISE.

Oh ! c’est vrai.

MADAME DE ROSEMONT.

Et tu as dû nécessairement sentir qu’à mon âge je pourrais songer à me remarier.

LOUISE.

À vous remarier !

MADAME DE ROSEMONT.

Eh mais, oui... Or, qu’ai-je besoin d’en dire davantage ? D’après cet entretien, tu comprends que mon choix est fait.

LOUISE.

Votre choix... Serait-il possible ?

MADAME DE ROSEMONT.

Et que je suis décidée à épouser...

LOUISE.

À épouser... Monsieur Dubouloir peut-être ?

MADAME DE ROSEMONT.

Fi donc il m’en a parlé plus d’une fois, en riant. Je l’ai refusé en riant de mon côté ; il a cinquante ans.

LOUISE.

Mais enfin qui donc ?

MADAME DE ROSEMONT.

Eh mais vraiment, Clairville.

LOUISE.

Clairville !

MADAME DE ROSEMONT.

Oui, mon enfant, il m’aime, je n’en puis plus douter. La timidité l’a empêché de se déclarer ; mais monsieur Dubouloir nous l’amènera, et il parlera, je t’en réponds.

LOUISE.

Ah ! grand dieu !

MADAME DE ROSEMONT.

Eh bien, qu’as-tu donc, ma fille ? tu ne me blâmes pas de répondre aux sentiments de ce bon jeune homme, tu n’es pas fâchée... et je te crois trop raisonnable pour craindre qu’un second mariage puisse altérer jamais la tendresse que je te porte.

LOUISE.

Non sans doute... Soyez heureuse, ma mère, et je jouirai de votre bonheur.

MADAME DE ROSEMONT.

Comme elle est aimable ! comme elle répond bien cette chère enfant ! or çà maintenant je t’ai confié mon secret, c’est à toi à me révéler le tien.

LOUISE.

Le mien, ma mère ? oh ! à présent je n’ose... je ne puis...

À part.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! qui aurait jamais pu prévoir un pareil malheur ?

MADAME DE ROSEMONT.

Voyons, veux-tu que je devine ?

LOUISE.

Oh ! non, ne devinez pas.

MADAME DE ROSEMONT.

Pourquoi pas ; ne sais-je pas ce qui occupe les jeunes personnes de ton âge ? tu es fâchée de mener une vie aussi retirée ; tu voudrais aller aux fêtes, aux spectacles, voir le monde, être un peu plus parée ; c’est tout simple. Après mon veuvage, j’avais renoncé à toutes mes sociétés, et quand j’ai commencé à sortir, à paraître, tu étais si jeune encore... mais sois tranquille, tout cela va changer ; tu vois que je ne te traite plus en enfant déjà, puisque je te fais une confidence aussi importante. Une fois madame Clairville, je te mène partout avec moi ; Clairville et moi nous ne songerons qu’à te rendre heureuse. Il s’agira de te marier à ton tour, et nous saurons si bien diriger ton choix...

LOUISE.

Non, ma mère, je ne veux pas me marier.

MADAME DE ROSEMONT.

Pauvre enfant ! voilà ce qu’on dit à quinze ans, et quand on aime aussi tendrement sa mère, on regarde comme un malheur de la quitter pour un mari. Mais comme on change ! je le sais par ma propre expérience.

 

 

Scène III

 

MADAME DE ROSEMONT, LOUISE, ANDRÉ

 

ANDRÉ.

Pardon, madame. Mademoiselle Justine, la femme de chambre, m’a dit que je trouverais ici madame de Rosemont, sa maîtresse.

MADAME DE ROSEMONT.

C’est moi, mon ami.

ANDRÉ.

Oh ! bien, moi, madame, je suis André, le domestique de monsieur de Clairville, le notaire, votre voisin.

MADAME DE ROSEMONT.

De monsieur Clairville !

LOUISE, à part.

Là, tout était si bien arrangé.

ANDRÉ, présentant une lettre.

C’est une lettre que monsieur m’a chargé de remettre à madame.

MADAME DE ROSEMONT, prenant la lettre.

Donnez, mon ami. Eh bien ! Louise, une lettre de lui !

ANDRÉ, bas à Louise, lui présentant une autre lettre.

Et en voilà une autre qu’il m’a chargé de remettre en secret à mademoiselle.

LOUISE, à part.

Et il m’écrivait !

MADAME DE ROSEMONT, lisant.

À merveille, une lettre de politesse, de convenance, qui a l’air de ne rien signifier... et qui signifie beaucoup. C’est charmant.

ANDRÉ, à Louise.

Prenez donc, mademoiselle.

LOUISE, bas à André.

Non, je ne peux pas, je ne veux pas.

MADAME DE ROSEMONT.

Dites à votre maître, mon ami, qu’il peut venir, que nous l’attendons, et qu’il est sûr d’être reçu avec plaisir par ses voisines: n’est-ce pas, ma fille ?

LOUISE.

Oui, ma mère.

ANDRÉ.

Madame ne veut pas me donner un mot d’écrit ?

À Louise.

Prenez donc.

MADAME DE ROSEMONT.

C’est inutile, qu’il vienne.

LOUISE.

Oui, qu’il vienne.

ANDRÉ, serrant la lettre.

Qu’il vienne. Allons, je vois bien qu’il faut que je me contente de cette réponse. Madame et mademoiselle, j’ai bien l’honneur de vous faire ma très humble révérence.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

MADAME DE ROSEMONT, LOUISE

 

MADAME DE ROSEMONT, montrant la lettre à sa fille.

Tiens, ma chère, lis, et tu verras. Il se reproche de ne pas avoir encore demandé la permission de nous faire sa cour, il veut se lier avec nous, il s’appuie de son intimité avec monsieur Dubouloir, notre ami commun. « Serait-il indiscret de venir nous présenter ses hommages ce matin même ? » Cela ne dit rien, cela dit tout. Et combien cette démarche de sa part me met à mon aise ! je voulais prier monsieur Dubouloir de nous l’amener, c’était tout simple entre voisins. Eh bien ! il y a des gens qui auraient été capables d’y trouver à redire. J’aurais eu l’air de le rechercher ; au lieu qu’à présent, c’est évident, c’est lui qui me recherche. N’es-tu pas enchantée comme moi de cette lettre ?

LOUISE.

Oui, ma mère, enchantée.

MADAME DE ROSEMONT.

J’attends monsieur Dubouloir ; il vient pour me parler de ce maudit procès, et il exige de moi des choses... Eh bien ! où les ai-je donc mis ces malheureux papiers ? Ah ! ils sont dans mon sac... Oh ! nous verrons : j’oserai tout dire à cet honnête Dubouloir. Je le craignais, d’après ses folles prétentions ; mais depuis que je t’ai ouvert mon cœur, depuis que ce jeune homme m’a fait demander la permission de venir me voir, je me sens encouragée. Je lui parlerai.

LOUISE, à part.

Et moi aussi, je lui parlerai.

MADAME DE ROSEMONT.

Justement le voilà.

 

 

Scène V

 

MADAME DE ROSEMONT, DUBOULOIR, LOUISE

 

DUBOULOIR.

Bonjour, madame ; bonjour, mon aimable pupille. Toujours bien aise de voir la femme et la fille de mon pauvre ami. Grace au ciel, je peux vous consacrer une bonne partie de ma journée. Voulez-vous me donner à dîner ?

MADAME DE ROSEMONT.

J’allais moi-même vous prier...

DUBOULOIR.

Fort bien. J’ai deux ou trois courses à faire avant quatre heures, et je suis à vous jusqu’au soir. Or çà, pour ne pas perdre un temps précieux, car on peut l’employer beaucoup plus agréablement auprès de vous, débarrassons-nous des affaires. Avez-vous les papiers que je vous ai demandés ?

MADAME DE ROSEMONT.

Les papiers... oui, monsieur... Laissez-nous, ma fille.

LOUISE.

Oui, ma mère.

Bas à Dubouloir.

Il faut absolument que je cause avec vous.

DUBOULOIR.

Eh bien ! quand vous voudrez, ma chère enfant.

MADAME DE ROSEMONT.

Que dis-tu à monsieur ?

LOUISE.

Rien, ma mère ; je vous laisse.

Elle sort.

DUBOULOIR, à part.

Ah ! ah ! du mystère !

 

 

Scène VI

 

MADAME DE ROSEMONT, DUBOULOIR

 

MADAME DE ROSEMONT.

Comme ma fille n’entend rien aux affaires, j’ai dû a renvoyer.

DUBOULOIR.

Comme celles-ci l’intéressent autant que vous, elle aurait pu rester ; mais c’est égal. Où sont ces papiers ?

MADAME DE ROSEMONT, tirant les papiers de son sac et en séparant un.

Les voilà.

DUBOULOIR, prenant et examinant les papiers.

Donnez ; c’est bon. Votre contrat de mariage... le testament de votre grand-père... l’inventaire après le décès de ce pauvre Rosemont ; mais... il en manque un.

MADAME DE ROSEMONT.

Lequel donc, s’il vous plaît ?

DUBOULOIR.

Eh parbleu ! celui que je ne cesse de vous demander depuis un mois.

MADAME DE ROSEMONT.

Mais vous les demandez tous.

DUBOULOIR.

Oui, mais surtout...

MADAME DE ROSEMONT.

Quoi donc ?

DUBOULOIR.

Votre acte de naissance.

MADAME DE ROSEMONT.

Mon acte de naissance !

DUBOULOIR.

Ou votre extrait de baptême, comme vous voudrez.

MADAME DE ROSEMONT.

Eh ! mon Dieu ! est-il donc si nécessaire...

DUBOULOIR.

Comment ! s’il est nécessaire ! dans un procès où il s’agit de prouver que vous étiez majeure à la mort de votre grand-père.

MADAME DE ROSEMONT.

Majeure ! suivant la nouvelle loi.

DUBOULOIR.

Et ne l’étiez-vous pas même suivant l’ancienne ? Il nous le faut absolument.

MADAME DE ROSEMONT.

Eh bien ! vous l’aurez. Je voulais vous parler de ce jeune homme, notre voisin, monsieur Clairville.

DUBOULOIR.

Eh bien ! c’est un jeune homme, un bon garçon, un notaire instruit ; je vous l’ai dit cent fois. Revenons à votre acte de naissance.

MADAME DE ROSEMONT.

C’est que ce monsieur Clairville me fait demander la permission de venir me voir ; et puisque vous me faites l’amitié de dîner avec moi, je voudrais l’inviter...

DUBOULOIR.

Vous ferez fort bien. Mais voilà un mois que je vous demande ce papier ; songez qu’il me le faut aujourd’hui, ou vous perdez votre procès.

MADAME DE ROSEMONT.

Eh ! mon Dieu ! ce procès est-il donc si important ? En vérité je serais tentée d’y renoncer.

DUBOULOIR.

Quand vous seriez assez folle pour l’abandonner, je suis là pour le suivre. C’est mon devoir. Ne suis-je pas le subrogé-tuteur de votre aimable Louise ? Mais je vois ce que c’est. Vous ne voulez pas qu’on sache que vous datez de cinquante-huit.

MADAME DE ROSEMONT.

Qui ? moi !

DUBOULOIR.

Chut. On ne nous entend pas. Nous sommes entre nous ; oui, de cinquante-huit ou cinquante-neuf ; car, moi qui vous parle, je suis de cinquante-deux, et je n’ai guère que sept ou huit ans de plus que vous. Pardon si je vous parle franchement ; mais mon amitié pour feu votre mari en a fait naître en mon âme une bien sincère pour vous et pour votre chère fille, et j’aime mieux vous déplaire que de ne pas en remplir les devoirs. Tenez, madame de Rosemont, vous êtes une brave et digne femme, une excellente mère ; mais que diable ! pourquoi voulez-vous être encore une jeune personne ? Je le conçois ; quand une femme a atteint la quarantaine, avant qu’elle ait pris son parti de passer ses jours à l’athénée ou à l’église, avant qu’elle ait choisi, ou de lire des vers avec de beaux esprits, ou de jouer au piquet avec son directeur, elle jette un coup d’œil de regret sur le monde ; elle voudrait ne pas renoncer encore à tous les privilèges de la jeunesse. C’est fort naturel, et je vous excuse ; mais ce que je ne vous pardonne pas, c’est de vous préparer des chagrins. Ne vaudrait-il pas mieux laisser la parure, la coquetterie, les prétentions à votre fille, et, comme je vous l’ai déjà proposé plusieurs fois, m’épouser, moi, qui déjà presque vieux garçon, vous trouve encore très jeune, très fraîche et très agréable.

MADAME DE ROSEMONT.

Une jolie manière de me faire la cour !

DUBOULOIR.

Ma foi, c’est celle qui convient à notre âge.

MADAME DE ROSEMONT.

Notre âge ! notre âge ! si vous me trouvez jeune pour vous, n’est-il pas possible que je vous trouve âgé pour moi.

DUBOULOIR.

À votre aise. Nous y reviendrons : vous m’épouserez, j’en réponds. Je vous dirai seulement qu’il vaudrait mieux que cela fût plus tôt que plus tard ; car ni vous ni moi n’avons le temps d’attendre. Laissons cela. Définitivement, oui ou non, voulez-vous me donner votre acte de naissance ?

MADAME DE ROSEMONT.

Eh bien ! monsieur, définitivement, non.

DUBOULOIR.

Eh bien ! madame, je l’aurai malgré vous. Vous êtes née à Paris, rue Sainte-Anne, ou de Grammont, paroisse Saint-Roch. Sans adieu. En nous mettant à table je vous dirai votre âge au juste, jour pour jour.

MADAME DE ROSEMONT.

Comment ! monsieur...

DUBOULOIR.

Que voulez-vous ? quand nos amis ne veulent pas être raisonnables, il faut bien que nous le soyons pour eux.

MADAME DE ROSEMONT, lui donnant le papier.

Tenez, méchant homme que vous êtes, le voilà mon extrait de baptême ; allez bien vite le publier, le montrer et révéler à tout le monde...

DUBOULOIR.

Oh ! pouvez-vous me croire capable... Soyez sûre que je n’en ferai que l’usage le plus discret. Je suis brusque, exigeant ; mais je ne manque pas d’indulgence : je sais respecter les faiblesses. Vous n’avez qu’à me dire l’âge que vous voulez avoir, et, hors le tribunal, je vous appuierai, je vous soutiendrai, je mentirai pour vous sans rougir, et avec une intrépidité qui vous fera plaisir.

MADAME DE ROSEMONT.

Taisez-vous donc. Cachez donc bien vite ce vilain. papier ; voilà ma fille.

 

 

Scène VII

 

MADAME DE ROSEMONT, LOUISE, DUBOULOIR

 

LOUISE.

Maman, c’est votre marchande de modes.

MADAME DE ROSEMONT.

J’y vais.

DUBOULOIR.

Oh ! c’est tout simple, la marchande de modes doit l’emporter sur le procureur.

MADAME DE ROSEMONT.

N’avons-nous pas dit tout ce que nous avions à dire ?

DUBOULOIR.

Et mon amour pour vous, et toutes les jolies choses que vous m’inspirez ! et notre mariage !

MADAME DE ROSEMONT.

Quoi que vous en disiez, nous avons le temps l’un et l’autre d’y penser. Ma fille, dès que monsieur Clairville arrivera, faites-moi avertir.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

LOUISE, DUBOULOIR

 

DUBOULOIR.

Diable ! elle s’occupe beaucoup de Clairville.

LOUISE.

Eh ! vraiment, elle ne s’en occupe que trop.

DUBOULOIR.

Bon ! Serait-ce là le sujet sur lequel vous voulez m’entretenir, mon aimable pupille ?

LOUISE.

Précisément. Vous étiez l’ami de mon père, vous voulez épouser ma mère. J’en serais bien contente, car elle serait heureuse avec vous ; et je vous dois tant de reconnaissance pour la sincère amitié que vous m’avez témoignée... Il se machine contre vous quelque chose qui me fait bien de la peine.

DUBOULOIR.

Eh ! quoi donc, ma chère enfant ?

LOUISE.

Ma mère veut épouser monsieur Clairville.

DUBOULOIR.

En vérité ! Ah ! pour le coup je ne la croyais pas si folle.

LOUISE.

Eh ! mais, écoutez donc ; elle s’est imaginée que monsieur Clairville était amoureux d’elle, et elle avait quelque raison de le croire.

DUBOULOIR.

Comment donc cela ?

LOUISE.

Il n’y a que huit jours qu’il est notaire, et qu’il demeure là, monsieur Clairville. Ma mère est encore jeune.

DUBOULOIR.

Oh oui. Encore quelques années et la mère et la fille seront du même âge, car tous les ans la fille en prend un et tous les ans la mère se rajeunit de deux ou trois.

LOUISE.

Ses fenêtres sont en face des nôtres. Eh bien ! il fait des signes, il lance des regards, il se confond en révérences, et tout à l’heure il vient de faire demander à ma mère la permission de se présenter chez elle.

DUBOULOIR.

Est-ce que par aventure notre jeune notaire qui connaît la fortune de madame de Rosemont voudrait se marier par spéculation ?

LOUISE.

Fi donc ! Monsieur Clairville est incapable de se laisser guider par des vues d’intérêt.

DUBOULOIR.

Est-ce qu’il serait amoureux tout de bon ?

LOUISE.

Oui vraiment, tout de bon.

DUBOULOIR.

Amoureux ?

LOUISE.

Oui, monsieur, amoureux. Mais ce n’est pas de ma mère.

DUBOULOIR.

Et de qui donc ?

LOUISE.

C’est de moi, monsieur Dubouloir.

DUBOULOIR.

Ah ! de vous.

LOUISE.

Tous ces signes, tous ces regards, toutes ces révérences, c’est pour moi.

DUBOULOIR.

Et comment le savez-vous ?

LOUISE.

Comment ? ma mère n’est pas toujours à la fenêtre avec moi. Tous les soirs elle va au spectacle, dans ses sociétés. Elle ne m’emmène jamais avec elle, parce que, dit-elle, je ne suis qu’une enfant, et que d’ailleurs c’est l’heure de mes leçons. Je ne sais comment cela s’est fait ; mais depuis huit jours monsieur Clairville et moi nous sommes toujours à la fenêtre à respirer le frais du soir. Oh ! pour cela on peut dire qu’il mène une vie bien retirée, bien solitaire. Depuis huit jours il ne lui est pas arrivé de sortir une seule fois. C’est un garçon bien rangé ; il ne chante pas fort bien ; mais il a une voix qui va à l’âme, et puis ses romances sont si touchantes, si bien choisies...

DUBOULOIR.

Que vous avez deviné que c’était pour vous qu’il les chantait.

LOUISE.

Jugez donc : quand ma mère m’a avoué qu’elle l’aimait, qu’elle s’en croyait aimée, cela m’a fait un mal...

DUBOULOIR.

Comment ! est-ce que vous aimeriez Clairville, vous ?

LOUISE.

Mais je crois qu’oui...

DUBOULOIR.

Ah ! ah ! et sait-il que vous l’aimez ?

LOUISE.

Mais je crois qu’oui.

DUBOULOIR.

Et comment le croyez-vous ?

LOUISE.

C’est qu’hier au soir précisément j’étais à cette fenêtre...

DUBOULOIR.

Et lui à la sienne, c’est tout simple.

LOUISE.

Il ne passait personne dans la rue. Il s’est hasardé à me parler, il m’a demandé si cela ne me contrarierait pas qu’il obtînt de ma mère la permission de lui rendre visite. Heureusement qu’il commençait à faire nuit, il n’a pas pu voir que je rougissais. Moi je lui ai répondu poliment, comme je le devais, que ma mère et moi nous nous ferions un plaisir de recevoir un homme honnête et qui nous paraissait aussi aimable. C’est alors qu’il est convenu avec moi que ce matin il enverrait une lettre à ma mère. La lettre est venue, mais son domestique en avait une autre qu’il voulait me donner en cachette. Moi je n’ai pas voulu la recevoir, mais quand ma mère a dit au domestique, en parlant de monsieur Clairville, Qu’il vienne ; moi je n’ai pu m’empêcher de répéter : Oui, qu’il vienne. Vous voyez ; je vous dis tout. C’est la faute de ma mère. J’allais tout lui révéler ce matin quand elle m’a prévenue. Il faut pourtant que je parle à quelqu’un, et à qui pourrais-je me confier, si ce n’est à mon tuteur, à l’ancien ami de mon père, à l’ami de monsieur Clairville et à l’homme raisonnable qui veut épouser ma mère ?

DUBOULOIR.

Chère enfant ! eh bien ! à la bonne heure, voilà ce qui s’appelle un amour convenable. J’y avais déjà pensé, moi.

LOUISE.

En vérité ! vous aviez pensé à me marier à Clairville ?

DUBOULOIR.

Oui, parbleu !

LOUISE.

Oh ! vous êtes un homme charmant.

DUBOULOIR.

J’avais bien prévu quelques oppositions de la part de la maman ; son refrain ordinaire : Ma fille est une enfant. Mais j’étais loin de penser qu’elle poussât la folie jusqu’à devenir la rivale de sa fille.

LOUISE.

N’êtes-vous pas d’avis que vous et moi, qui aimons tant ma mère, nous devons nous réunir pour l’empêcher d’achever ce que vous appelez sa folie ?

DUBOULOIR.

Oui, sans doute mais c’est difficile, très difficile. Elle est vive, obstinée, la bonne dame, et l’amour-propre...

LOUISE.

Oh ! d’abord, je suis tranquille : monsieur Clairville ne consentira jamais à l’épouser. Mais cela ne suffit pas. Ah ! mon Dieu ! c’est lui, je crois. Je tremble ; voilà la première fois que je me trouve avec lui.

DUBOULOIR.

Oui, mais ce n’est pas la première fois que vous vous parlez.

 

 

Scène IX

 

LOUISE, DUBOULOIR, CLAIRVILLE

 

CLAIRVILLE.

Madame de Rosemont... Ah ! monsieur Dubouloir.

DUBOULOIR.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? il tremble aussi, lui de son côté. Et que diable ! est-ce à celui qui porte le trouble dans tous les cœurs à trembler comme un enfant ?

CLAIRVILLE.

Mademoiselle, j’ai bien l’honneur...

DUBOULOIR.

Laissez là toutes ces politesses. Depuis vingt-cinq ans que je suis procureur j’ai pris l’habitude de mener vivement les affaires ; parlons des nôtres.

LOUISE, à Dubouloir.

N’allez pas dire au moins à monsieur Clairville...

DUBOULOIR.

Je sais ce que j’ai à dire. Vous aimez mademoiselle ; mademoiselle vous aime...

LOUISE.

Eh mais ! taisez-vous donc.

CLAIRVILLE.

Serait-il vrai, mademoiselle ?

DUBOULOIR.

Eh ! oui. C’est entendu, c’est reconnu, c’est approuvé par moi, votre ami, tuteur de mademoiselle et amant passionné de sa mère. Car hors ce petit ridicule de ne pas vouloir être de son âge, ridicule dont je la corrigerai, elle a toutes les qualités qui peuvent me rendre heureux. L’âge, la fortune, le caractère, tout est parfaitement convenable entre vous ; mais cela ne suffit pas. Il nous faut le consentement de la mère de mademoiselle. Or, cette mère que j’adore s’est avisée d’imaginer que vous l’aimiez, et vous adore de son côté.

CLAIRVILLE.

Se peut-il ?

DUBOULOIR.

Oui, elle est rivale de sa fille, et grâce à elle nous voilà rivaux. Il ne faut pas perdre la tête ici, et j’imagine une procédure... je veux dire un stratagème qui vous facilitera les moyens de vous voir, qui me donnera ceux de la persuader, qui vous laissera grandir, qui la laissera vieillir.

CLAIRVILLE.

Eh ! mais, c’est un siècle d’attente que vous nous proposez.

DUBOULOIR.

Ne semble-t-il pas que, parce que vous vous aimez, il faut qu’on vous marie dès demain ? Nous arriverons ; mais laissez-vous conduire. D’abord, vous, monsieur, ayez, s’il vous plaît, la complaisance d’entretenir la mère de mademoiselle dans son erreur ; faites l’amant passionné auprès d’elle.

LOUISE.

Auprès de ma mère ! je ne le souffrirai pas.

CLAIRVILLE.

Je n’y consentirai jamais. Je ne sais pas tromper.

DUBOULOIR.

Eh bien ne voilà-t-il pas déjà que vous vous alarmez ? eh ! que diable ! mademoiselle, ne soyez pas plus jalouse que je ne suis jaloux, moi qui aime si ardemment madame votre mère, et qui engage un jeune homme aimable à lui faire la cour. Et vous, monsieur le scrupuleux, n’ayez point la folle délicatesse de vous refuser à un subterfuge qui vous est proposé par un ami que vous connaissez pour un galant homme. Il faut de l’adresse pour amener les gens à la raison. Madame de Rosemont en est arrivée à l’époque de n’être plus jeune et d’avoir la manie de l’être ; et, d’après un entretien que je viens d’avoir avec elle, je peux vous assurer qu’elle porte encore cette manie à un tel degré, qu’elle est capable de vous fermer inhumainement sa porte, non-seulement si elle devine que vous aimez sa fille, mais même si vous ne parvenez à lui persuader que vous êtes amoureux d’elle. Elle condamnera cette fenêtre, elle déménagera brusquement ; je la connais et alors, adieu les signes, les regards, les jolies romances ; votre mariage et le mien sont à tous les diables. Suivez mon conseil, au contraire ; vous voyez mademoiselle tous les jours, vous gagnez du temps, et moi qui ai quelquefois de l’empire sur madame de Rosemont, j’attends et je saisis le moment favorable pour nous rendre heureux tous les quatre.

LOUISE.

J’entends parfaitement vos raisons, et je conviens qu’il y a du danger à ne pas suivre vos conseils ; mais comment voulez-vous que je le voie patiemment faire la cour à ma mère ?

CLAIRVILLE.

Et que voulez-vous que je dise à madame de Rosemont ? je la respecte, je l’estime, mais c’est sa fille que j’aime.

DUBOULOIR.

Tout ce que vous voudrez. Des mots entrecoupés, des phrases sans suite : elle vous regardera comme un amant timide qu’il faut encourager. Des compliments sur sa jeunesse, sur sa beauté, des tirades de romans : elle prendra tous vos mensonges pour l’expression de la vérité. Si vous vous sentez embarrassé, regardez mademoiselle, imaginez-vous que c’est à elle que vous parlez. La mère a bien cru que c’était elle que vous admiriez de votre fenêtre. Elle prendra pour elle tout ce que vous adresserez de tendre et de galant à sa fille. Justement la voici. Commencez, ou plutôt laissez-moi faire, je vais commencer pour vous.

CLAIRVILLE.

En vérité, vous me faites jouer un rôle qui ne me convient pas du tout.

LOUISE.

Je ne me serais jamais avisée d’un moyen comme celui-là.

 

 

Scène X

 

LOUISE, MADAME DE ROSEMONT, DUBOULOIR, CLAIRVILLE

 

DUBOULOIR.

Venez, madame, venez, et permettez qu’avant de partir je vous présente mon ami Clairville que voici.

MADAME DE ROSEMONT.

Monsieur Clairville ! Et pourquoi ne m’avertissez-vous pas, mademoiselle ?

LOUISE.

Mais, maman, monsieur arrive à l’instant.

DUBOULOIR.

Il est vrai. Je lui en veux, au moins, de m’avoir prévenu par cette lettre qu’il vous a écrite ce matin. Il aurait dû me laisser la satisfaction de vous prier moi-même de le recevoir ; mais voilà comme sont tous les jeunes gens.

À Clairville.

Parlez donc.

CLAIRVILLE.

Puis-je espérer, madame, que vous voudrez bien permettre à votre heureux voisin de cultiver votre société ?

MADAME DE ROSEMONT.

Monsieur, il sera bien flatteur pour moi que vous y trouviez quelques charmes.

DUBOULOIR.

Bon ! vous voilà tous les deux embarrassés dans les compliments. Moi, je n’y entends rien. J’ai dit à Clairville qu’il dînait aujourd’hui avec nous. C’est une chose convenue, n’est-il pas vrai ?

CLAIRVILLE.

Puisque madame veut bien me faire l’honneur...

DUBOULOIR, à madame de Rosemont.

Il est fort bien ce jeune homme, vous aviez raison.. Au moment où vous êtes entrée, il me faisait votre éloge.

MADAME DE ROSEMONT.

En vérité ! Monsieur est trop indulgent de faire l’éloge d’une pauvre veuve.

DUBOULOIR.

Qui n’est pas faite pour rester toujours veuve, n’est-ce pas, Clairville ?

MADAME DE ROSEMONT.

Qu’il connaît à peine de vue.

DUBOULOIR.

C’est quelque chose de connaître les jolies femmes de vue, n’est-ce pas, Clairville ? Le fait est que j’ai rencontré hier un de ses clients qui était tout étonné de la manie qu’il avait de parler d’affaires à la fenêtre de son cabinet.

CLAIRVILLE.

Il est certain...

LOUISE, à part.

Comme il est embarrassé ce pauvre jeune homme !

DUBOULOIR.

Or çà, je vous laisse. Comme je vous l’ai dit, j’ai quelques courses à faire avant dîner.

À Clairville.

Du courage, et je reviens faire le jaloux.

À madame de Rosemont.

Quant aux papiers importants que vous m’avez confiés, soyez tranquille sur l’usage que j’en ferai. Vous le voyez, je fais tout ce que vous voulez. Ah ! madame, quand vous déciderez-vous donc à combler mon bonheur ?

Il sort.

 

 

Scène XI

 

LOUISE, MADAME DE ROSEMONT, CLAIRVILLE

 

CLAIRVILLE.

Ce monsieur Dubouloir est un bien galant homme.

MADAME DE ROSEMONT.

Il est vrai, je ne lui connais qu’un seul défaut.

CLAIRVILLE.

Lequel donc, madame ?

MADAME DE ROSEMONT.

Il s’est mis dans la tête, je ne sais pourquoi, qu’il fallait que je l’épousasse.

CLAIRVILLE.

Ah ! madame...

À part.

Je ne sais que lui dire.

Haut.

C’est un désir si naturel qu’il me semble que vous auriez tort de lui en vouloir.

LOUISE, à part.

Allons, le voilà qui commence.

MADAME DE ROSEMONT.

Oui, si ce qu’il appelle son amour était accompagné d’une certaine délicatesse d’expressions... mais il en parle avec une franchise qui ressemble tellement à de la brusquerie... et puis son âge...

À sa fille.

Eh bien ! mademoiselle, est-ce que vous n’allez pas étudier votre leçon de piano ?

LOUISE.

Mais, ma mère, j’ai bien le temps.

MADAME DE ROSEMONT.

Comment ! vous avez le temps ; allez donc, mademoiselle, je vous en prie.

LOUISE.

Eh bien ! ma mère, j’y vais.

Elle sort.

 

 

Scène XII

 

MADAME DE ROSEMONT, CLAIRVILLE

 

MADAME DE ROSEMONT.

Cette petite fille a des moments de caprice et de paresse inconcevables.

CLAIRVILLE.

Ah ! madame, elle est charmante !

MADAME DE ROSEMONT.

Charmante, dites-vous ?

CLAIRVILLE.

Oui, oui, madame, dans son air, dans ses traits, elle promet d’être un jour aussi aimable que sa mère.

MADAME DE ROSEMONT, en minaudant.

Que sa mère... il ne lui faudra pas de grands efforts.

À part.

Il paraît fort timide.

CLAIRVILLE, à part.

Allons, il faut bien que je parle.

Haut.

Ce monsieur Dubouloir est si prompt à prendre la parole, qu’à peine m’a-t-il laissé le temps de vous remercier de la réponse aimable que vous avez faite ce matin à mon domestique ; et lui-même, en m’invitant à dîner aujourd’hui en votre nom, m’a imposé le devoir de vous témoigner toute la reconnaissance que j’éprouve...

À part.

Le diable m’emporte si je sais ce que je dis.

MADAME DE ROSEMONT, à part.

Le voilà déjà tout interdit.

Haut.

C’est moi, monsieur, qui vous dois mille remercîments d’avoir bien voulu accepter... Mais laissons de côté toutes ces politesses. Comment trouvez-vous le nouveau quartier que vous habitez ?

CLAIRVILLE.

Si agréable, que j’espère ne jamais le quitter.

MADAME DE ROSEMONT.

Monsieur Dubouloir vous a plaisanté sur la manie que vous avez de vous tenir à votre fenêtre. Peut-être trouverez-vous aussi qu’on pourrait me plaisanter à mon tour ?

CLAIRVILLE.

Je suis trop heureux de vous y voir pour me permettre la plus légère plaisanterie.

MADAME DE ROSEMONT.

Prenez donc garde. Savez-vous que ce sont presque des douceurs que vous me dites là ?

CLAIRVILLE.

Vous croyez ?

MADAME DE ROSEMONT.

Et que vous m’obligerez de ne pas tenir un pareil langage devant monsieur Dubouloir.

CLAIRVILLE.

Pourquoi donc cela, madame ?

MADAME DE ROSEMONT.

Pourquoi ?... S’il allait prendre de l’ombrage.

CLAIRVILLE.

De l’ombrage !

MADAME DE ROSEMONT.

Je vous ai dit qu’il me faisait la cour, qu’il voulait m’épouser.

CLAIRVILLE.

Ah ! c’est vrai. Est-ce que vous partageriez ses sentiments ?

MADAME DE ROSEMONT.

Non pas précisément. Il était l’ami de monsieur de Rosemont.

CLAIRVILLE.

Je le sais.

MADAME DE ROSEMONT.

C’est un fort honnête, homme.

CLAIRVILLE.

J’en conviens.

MADAME DE ROSEMONT.

Un véritable ami à qui je dois des égards, des ménagements.

CLAIRVILLE.

Oui sans doute ; mais tout cela n’est pas de l’amour.

MADAME DE ROSEMONT.

Non vraiment.

CLAIRVILLE.

Enfin, que pensez-vous de ses prétentions ?

MADAME DE ROSEMONT.

Ce que j’en pense... Vous êtes curieux au moins.

CLAIRVILLE.

Le désir de devenir à mon tour votre ami doit me servir d’excuse.

MADAME DE ROSEMONT.

Chargé de toutes les affaires de famille, monsieur Dubouloir s’y emploie avec un zèle, un désintéressement...

CLAIRVILLE.

Ah ! madame, qui ne s’empresserait de consacrer tous ses soins, tout son temps à une femme respectable... aimable... bonne... et faite en un mot pour inspirer...

MADAME DE ROSEMONT.

Fort bien, c’est vous qui êtes jaloux de monsieur Dubouloir.

CLAIRVILLE.

Jaloux ! moi... J’avoue...

À part.

Allons, je suis pris.

Haut.

Il est certain...

MADAME DE ROSEMONT.

Il est certain...

 

 

Scène XIII

 

MADAME DE ROSEMONT, CLAIRVILLE, LOUISE

 

LOUISE.

Me voilà.

MADAME DE ROSEMONT.

Comment ! vous voilà, et que venez-vous faire ici ?

LOUISE.

J’ai étudié ma leçon.

MADAME DE ROSEMONT.

Déjà !

LOUISE.

Oh ! je suis prompte, moi, quand je veux.

MADAME DE ROSEMONT.

N’en avez-vous pas d’autres à étudier pour ce soir ?

LOUISE.

Eh mais ! maman, vous me renvoyez toujours...

MADAME DE ROSEMONT.

Et votre dessin, votre géographie ? allez donc, mademoiselle, et ne revenez que quand on vous appellera.

LOUISE.

Eh bien ! je m’en vais.

À part.

Mais je reviendrai.

Elle sort.

 

 

Scène XIV

 

MADAME DE ROSEMONT, CLAIRVILLE

 

MADAME DE ROSEMONT.

Les enfants sont bien insupportables, on ne peut pas causer ; vous disiez donc...

CLAIRVILLE.

Je disais...

À part.

Que disais-je ?

MADAME DE ROSEMONT.

Que monsieur Dubouloir était bien heureux.

CLAIRVILLE.

Oui, madame, depuis huit jours que j’ai l’avantage de vous connaître de vue, j’ai souvent envié son sort.

MADAME DE ROSEMONT.

Je ne vois pas ce que son sort peut offrir de si désirable.

CLAIRVILLE.

Pouvoir à toute heure venir vous faire sa cour... et... grâce aux droits de l’âge et de l’amitié, oser exprimer tout haut ses sentiments !

MADAME DE ROSEMONT.

Si vous parlez d’âge, n’est-ce pas lui plutôt qui devrait vous porter envie ?

CLAIRVILLE.

Oh ! non. Jeune, commençant à peine mon état, je ne puis parler qu’avec crainte, et laisser deviner, pour ainsi dire, ce qui se passe dans mon âme.

MADAME DE ROSEMONT.

Croyez que cette réserve vaut bien sa brusque sincérité, et que cette manière de laisser deviner est aussi claire et plus flatteuse que celle de tout dire.

CLAIRVILLE.

Peut-être ; mais... m’entendez-vous bien ?

MADAME DE ROSEMONT.

Oui, je vous entends, je vous devine.

CLAIRVILLE.

J’ai bien peur que vous ne vous trompiez.

MADAME DE ROSEMONT.

Non, non, Clairville, je ne me trompe pas. On ne peut pas se tromper sur des sentiments aussi délicatement exprimés.

 

 

Scène XV

 

LOUISE, MADAME DE ROSEMONT, CLAIRVILLE

 

LOUISE.

Maman, c’est une visite qui vous arrive.

CLAIRVILLE, à part.

Ah ! grâce au ciel.

MADAME DE ROSEMONT.

Je n’y suis pas.

LOUISE.

Eh ! mais, maman, c’est une visite de noces. Ma cousine Hubert avec son mari. Ils vous attendent dans l’autre salon. Moi j’ai dit que vous y étiez. Il y a aussi votre fermier qui vous apporte de l’argent.

MADAME DE ROSEMONT.

Et pourquoi m’apporte-t-il de l’argent avant le terme ?

LOUISE.

Mais il me semble que vous devriez lui en savoir gré ?

CLAIRVILLE.

Que je ne vous gêne pas, madame. J’ai moi-même une affaire à terminer chez moi. Je vous laisse et reviens dans l’instant.

MADAME DE ROSEMONT.

Allez donc, ne tardez pas. Vous m’avez inspiré dans cet entretien la plus parfaite estime.

CLAIRVILLE.

Votre estime m’est bien chère, et c’est là, je vous assure, l’unique but de mes désirs.

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

LOUISE, MADAME DE ROSEMONT

 

MADAME DE ROSEMONT.

En vérité, mademoiselle, on dirait que vous faites exprès de venir m’interrompre.

LOUISE.

Mais, maman, ce n’est pas ma faute.

MADAME DE ROSEMONT.

Restez là. Puisque vous avez dit que j’y étais, je vais bien vite congédier votre cousine et ce fermier qui m’apporte de l’argent.

LOUISE.

Qu’a donc pu vous dire monsieur Clairville pour vous donner tant d’humeur ?

MADAME DE ROSEMONT.

De l’humeur ! Ce n’est pas contre lui. C’est contre vous, ou plutôt contre les importuns...

En se radoucissant.

Je ne m’étais pas trompée, ma chère enfant.

LOUISE.

Comment ?

MADAME DE ROSEMONT.

Si tu savais la manière délicate dont il m’a fait entendre...

LOUISE.

Il vous a donc dit...

MADAME DE ROSEMONT.

Attends-moi. Je reviens te conter tout cela. Ta mère est la plus heureuse des femmes.

Elle sort.

 

 

Scène XVII

 

LOUISE, seule

 

Qu’a-t-il pu lui dire qui lui donne tant de confiance ? J’étais sûre qu’il suivrait trop bien les conseils de ce monsieur Dubouloir. Pauvre Louise ! il t’aime, et il faut que tu lui voies faire la cour à une autre. Et à qui encore ? à ma mère ! Ah ! mon Dieu ! j’étais si heureuse tous ces jours derniers ! il ne manquait à mon bonheur que de le voir, de lui parler. Je le vois, je lui parle, et c’est là que commence mon chagrin.

 

 

Scène XVIII

 

LOUISE, CLAIRVILLE

 

CLAIRVILLE.

Ah ! mademoiselle, vous voilà seule.

LOUISE.

C’est vous, monsieur ?

CLAIRVILLE.

Je ne suis pas retourné chez moi. J’ai attendu que madame votre mère vous eût laissée.

LOUISE.

Eh bien ! monsieur, ma mère est enchantée de votre déclaration.

CLAIRVILLE.

Eh bien ! mademoiselle, êtes-vous contente ? il m’a fallu feindre d’en aimer une autre que vous ; mais vous l’avez exigé.

LOUISE.

Moi, monsieur, je l’ai exigé ; c’est vous qui vous êtes empressé de suivre ce beau conseil de monsieur Dubouloir ; et, pour comble de mauvais procédés, nous voilà seuls à présent : au lieu de me demander pardon, vous perdez le temps à me chercher querelle. Ma mère croit que vous l’aimez. Vous le lui avez juré : et moi il a fallu que je le devinasse, vous ne m’en avez encore rien dit.

CLAIRVILLE.

Ah ! Louise, la contrainte même que je viens de m’imposer n’est-elle pas une preuve de mon amour pour vous ? Oui, enhardi par votre aimable colère, j’ose vous répéter ce que je vous ai dit vingt fois dans mon cœur. C’est vous, c’est vous seule que j’aime, je n’aimerai jamais que vous seule.

LOUISE.

Eh bien ! à la bonne heure, c’est parler, cela.

CLAIRVILLE.

Puis-je à mon tour espérer un aveu ?

LOUISE.

Oh ! non, n’y comptez pas ; mais demandez à mon tuteur, à monsieur Dubouloir, ce que je pense sur votre compte.

CLAIRVILLE.

Mais quel mauvais stratagème il a imaginé ?

LOUISE.

Il me déplaît autant qu’à vous au moins. D’abord c’est ma mère ; et c’est mal à nous de la tromper, n’est-ce pas ?

CLAIRVILLE.

Et puis est-elle si méchante, si déraisonnable ?

LOUISE.

Eh ! mon Dieu ! non. Tenez, tantôt, précisément quand elle m’a fait confidence de son amour pour vous, j’étais sur le point de lui faire confidence du mien... du vôtre pour moi, je veux dire. Je n’ai pas osé. J’ai eu tort. Car à présent que vous lui avez laissé entendre que vous l’aimiez, la chose est bien plus difficile à dire, je le sens. Nous n’avons pourtant pas d’autre parti à prendre, et comme nous serons deux, nous nous encouragerons mutuellement.

CLAIRVILLE.

Oui, elle est trop bonne mère pour ne pas nous pardonner ; et d’ailleurs après l’entretien charmant que nous venons d’avoir, il est au-dessus de mes forces de dissimuler.

LOUISE.

J’aime à le croire ; mais comment nous y prendre pour lui avouer...

CLAIRVILLE.

Comment ? Je n’en sais rien ; mais vous m’inspirerez. Dans tous les cas, qu’elle me bannisse de sa présence, qu’elle vous emmène, elle ne détruira jamais l’amour que j’ai pour vous.

Il lui baise la main.

 

 

Scène XIX

 

LOUISE, CLAIRVILLE, MADAME DE ROSEMONT

 

MADAME DE ROSEMONT.

Que vois-je ?

CLAIRVILLE.

Ah ! mon Dieu ! c’est elle !

LOUISE.

Ah ! ma mère, je vous conjure...

MADAME DE ROSEMONT.

Expliquez-moi...

LOUISE.

Nous cherchions un moyen de vous dire la vérité quand vous nous avez surpris.

CLAIRVILLE.

C’est mademoiselle votre fille que j’aime.

LOUISE.

Voilà le secret que je voulais vous dire ce matin.

CLAIRVILLE.

Je vous estime, je vous respecte comme une mère.

LOUISE.

Mais il lui est impossible d’avoir de l’amour pour vous, puisqu’il en a pour moi.

MADAME DE ROSEMONT.

C’est ma fille que vous aimez, monsieur ! votre procédé est affreux.

LOUISE.

Ah ! maman, pardonnez-lui, pardonnez-moi.

MADAME DE ROSEMONT.

Me tromper ! s’introduire dans ma maison pour séduire ma fille, une enfant ! et vous, mademoiselle, vous jouer de votre mère !

LOUISE.

Oui, maman, c’est moi seule qui suis coupable. C’est moi qui ai appris à monsieur que vous vous trompiez sur ses véritables sentiments. C’est monsieur Dubouloir qui nous a conseillé d’entretenir votre erreur. Monsieur Clairville ne s’y est prêté qu’à regret.

MADAME DE ROSEMONT.

À regret, dites-vous ! fort bien. Et c’est monsieur Dubouloir qui vous a conseillé de me tromper ; ainsi donc je ne suis environnée que d’ennemis. Sortez, monsieur.

LOUISE.

Ma mère...

MADAME DE ROSEMONT.

Sortez, vous dis-je.

 

 

Scène XX

 

LOUISE, MADAME DE ROSEMONT, DUBOULOIR, CLAIRVILLE

 

DUBOULOIR.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est donc que tout ce bruit ?

MADAME DE ROSEMONT.

Venez, venez jouir de votre ouvrage, monsieur ; votre digne ami a bientôt fait connaître ses sentiments pour moi.

DUBOULOIR.

Ses sentiments ! eh bien, je m’en étais douté. Monsieur Clairville vous aime. Allons, il ne me manquait plus que d’avoir un rival ; mais il ne l’a pas encore emporté sur moi, je saurai défendre mes droits. Jeune homme, sachez que j’aime madame avant vous, et que je suis capable de me porter aux plus violentes extrémités...

MADAME DE ROSEMONT.

Eh ! monsieur, ce n’est pas moi, c’est ma fille qu’il aime, et vous ne le savez que trop bien.

LOUISE.

Eh ! oui, nous avons tout avoué. Ma mère sait tout. Et la voilà qui renvoie monsieur Clairville.

DUBOULOIR.

Ah ! vous avez tout avoué. Cela change la thèse. Eh bien ! jeunes gens, quand je vous disais qu’il fallait feindre et attendre. Au surplus, puisque tout est découvert, voilà le moment de brusquer l’aventure. Retournez chez vous, Clairville. Rentrez dans votre chambre, ma chère pupille. Je ne tarderai pas à vous rappeler tous les deux.

MADAME DE ROSEMONT.

Non, ne l’espérez pas, je suis outrée. Et je ne leur pardonnerai jamais.

CLAIRVILLE.

Ah ! monsieur, je remets mes intérêts entre vos mains.

DUBOULOIR.

Soyez tranquille, vous serez son gendre et je serai son mari.

Louise et Clairville sortent.

 

 

Scène XXI

 

MADAME DE ROSEMONT, DUBOULOIR

 

MADAME DE ROSEMONT.

Vous, mon mari, monsieur ! Après l’indignité de votre conduite, pouvez-vous encore vous en flatter ?

DUBOULOIR.

Oui, madame, je m’en flatte ; mais j’ai à vous parler de votre procès.

MADAME DE ROSEMONT.

Eh ! monsieur, suis-je en état de vous entendre après la scène affreuse...

DUBOULOIR.

Justement. Ce que j’ai à vous dire va vous causer une utile diversion. Je quitte à l’instant votre partie adverse. Vous le savez, c’est votre cousin germain, un vieux garçon sans enfants. Quoique procureur, je n’aime pas les procès. Je lui ai parlé raison. Je lui ai proposé un arrangement tout à votre avantage, car c’est la cession tout entière de ses droits. Il y a consenti.

MADAME DE ROSEMONT.

Il y a consenti !

DUBOULOIR.

Oui, mais il y met une condition. C’est que vous marierez votre fille, et que c’est lui qui par contrat de mariage lui assurera les cinquante mille francs dont il s’agit. Un petit reste de vanité.

MADAME DE ROSEMONT.

Ah ! c’est-à-dire que c’est lui qui voudrait doter ma fille. Non, monsieur, mes droits sont incontestables, vous me l’avez toujours dit. Nous plaiderons.

DUBOULOIR.

Eh bien ! madame, je ne m’en dédis pas. Vous gagnerez votre procès. J’en réponds sur ma tête. Le point essentiel était de prouver que vous étiez majeure à la mort de votre grand-père. Votre acte de naissance que voici en est la preuve incontestable. Il est de cinquante-neuf. Vous avez donc bien évidemment quarante-cinq ans. Vous en aviez vingt-six à la mort du grand-père, et pour confondre vos adversaires, il n’y a pas de meilleur moyen que de donner la plus grande publicité à votre acte de naissance.

MADAME DE ROSEMONT.

Comment, monsieur !

DUBOULOIR.

Oui, madame, je vais le confier à votre avocat. Justement il travaille à son mémoire. Il sera fort bien son mémoire et cet acte important va fournir de nouveaux traits à son éloquence. Il le citera dans les faits, dans les moyens, il l’imprimera à la fin du mémoire comme pièce justificative.

MADAME DE ROSEMONT.

Comment ! il l’imprimera !

DUBOULOIR.

On distribuera le mémoire à vos juges, à votre adversaire, à son avocat, à son procureur. Il faudra en donner à vos amis, à vos connaissances.

MADAME DE ROSEMONT.

À tout Paris, n’est-ce pas ?

DUBOULOIR.

Et à l’audience ! c’est là que cet acte précieux fera un effet ! C’est la base du plaidoyer, de la réplique. C’est là qu’il faut perpétuellement le rappeler, je ne manquerai pas de le recommander à votre avocat, et vous gagnerez votre cause.

MADAME DE ROSEMONT.

Vous ne vous plaisez qu’à dire et à faire des choses désagréables.

DUBOULOIR.

Comment ? quand je vous donne un moyen sûr de gagner votre procès, en prouvant à tout Paris que vous avez quarante-cinq ans. Je sais bien qu’à votre place il y a des femmes qui aimeraient mieux accepter la proposition du cousin, et marier sur-le-champ Louise à Clairville.

MADAME DE ROSEMONT.

L’indigne ! me faire croire que c’est moi qu’il aime !

DUBOULOIR.

Oh ! il n’est pas coupable. Il vous a dit la vérité. C’est moi qui lui ai conseillé ce beau stratagème. Ou plutôt c’est vous qui avez cru deviner qu’il vous aimait.

MADAME DE ROSEMONT.

J’en conviens avec vous ; mais pourquoi ne pas me détromper ?

DUBOULOIR.

Ah ! pourquoi ? Tenez, ne revenons pas sur le passé. Voyons notre situation présente. Il est impossible que vous songiez encore à lui. Je ne vous parle pas des inconvénients que pourrait avoir pour vous la publication de votre acte de naissance. Fi donc ! une femme raisonnable comme vous est au-dessus de toutes ces petites prétentions de jeunesse. Mais ces deux jeunes gens s’aiment de tout leur cœur. Tout le mal vient de ce qu’étant jeune vous-même, vous ne vous êtes pas aperçue que Louise n’était plus une enfant ; mais vous voyez que Clairville s’en est fort bien aperçu. Voudriez-vous faire le malheur de votre fille ?

MADAME DE ROSEMONT.

À la bonne heure, je vous aime quand vous parlez raison. Il est certain que je serais désespérée de rendre ma fille malheureuse.

DUBOULOIR.

À merveille, j’en étais sûr.

Courant à la fenêtre.

Holà, monsieur Clairville, accourez. Il était encore à cette malheureuse fenêtre, je l’aurais parié. Approchez, mademoiselle Louise.

MADAME DE ROSEMONT.

Eh ! mais, un moment, un moment donc. Comme vous êtes vif !

DUBOULOIR.

Parbleu ! quand il s’agit de faire le bonheur des autres et le mien. Car il faudra bien que vous m’épousiez.

 

 

Scène XXII

 

LOUISE, MADAME DE ROSEMONT, DUBOULOIR

 

DUBOULOIR.

Allons, ma chère pupille, embrassez votre mère, elle vous pardonne, elle consent à vous marier à Clairville.

MADAME DE ROSEMONT.

Comment ! je consens !

DUBOULOIR.

Oui, madame, vous consentez, nous dînons ensemble. Je vais chercher votre cousin. Je l’amène chez votre notaire. Nous signons le contrat de mariage. Plus de procès, plus de querelles, et votre avocat ne fera pas imprimer son mémoire.

MADAME DE ROSEMONT.

Allons, vous me faites faire tout ce que vous voulez.

 

 

Scène XXIII

 

LOUISE, MADAME DE ROSEMONT, DUBOULOIR, CLAIRVILLE

 

CLAIRVILLE.

J’accours, plein d’inquiétude ; est-ce de l’aveu de madame que vous m’appelez, monsieur Dubouloir ?

DUBOULOIR.

Oui, oui, c’est de son aveu. Tout est oublié, tout est pardonné, comme je vous l’avais dit. Vous voilà son gendre, je serai son mari.

Bas à madame de Rosemont en lui remettant un papier.

Et voilà votre acte de naissance dont je n’ai plus besoin.

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