Les Sonnettes (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 15 novembre 1872.

 

Personnages

 

JOSEPH

AUGUSTINE

LA MARQUISE DE CHÂTEAU-LANSAC, personnage muet

 

À Paris, de nos jours.

 

Le théâtre en deux parties. Deux chambres de domestiques très gentiment meublées. À droite, la chambre de Joseph ; à gauche la chambre d’Augustine. Une porte de communication entre ces deux chambres ; cette porte est fermée. Au fond, deux fenêtres avec balcon praticable. Dans chaque chambre une porte, l’une à droite l’autre à gauche, qui donnent sur deux petits escaliers de service conduisant à l’étage inférieur, l’un à l’appartement du marquis, l’autre à l’appartement de la marquise. Dans la chambre d’Augustine, une alcôve près de la fenêtre ; une table à droite ; une armoire, de forme basse, près de la porte du petit escalier ; au milieu, un guéridon avec lampe et corbeille à ouvrage. Dans la chambre de Joseph, un lit garni de rideaux près de la fenêtre ; à droite, une table avec ustensiles de toilette ; une malle au pied du lit ; à gauche, près de la porte de communication, une petite armoire basse et patères contre le mur. Des chaises. Le timbre d’une sonnerie électrique dans chaque chambre.

 

 

Scène première

 

AUGUSTINE, seule

 

Elle coud près du guéridon ; la lampe est allumée ; quelques instants de travail silencieux. Elle remonte la petite manivelle de sa lampe. On entend une voiture : elle se lève, va au fond, ouvre sa fenêtre et regarde.

Voici madame la marquise qui rentre... Il est sur le siège, le misérable !... Le misérable, c’est mon mari !... Il descend... il ouvre la portière... Tiens, monsieur le marquis est avec madame... Les voilà rentrés...

Elle ferme la fenêtre.

Il faut que je descende pour coucher madame...

Elle allume son bougeoir qui est sur l’armoire.

Il faut que je descende... mais avant...

Elle va à la porte de communication et la ferme à double tour.

Il sera là tout à l’heure, le misérable !... il sera là, à côté, dans sa chambre à lui... et il y restera, dans sa chambre à lui... tout seul !... tout seul !!...

À chaque « tout seul », elle met un verrou ; puis elle se penche vers la porte et écoute.

Je l’entends... il monte par son petit escalier, le misérable, il monte !...

Elle prend son bougeoir et descend par l’escalier de gauche. Entre Joseph, arrivant par l’escalier de droite.

 

 

Scène II

 

JOSEPH, en livrée : long pardessus gris, presque blanc, palatine et manchettes de fourrure

 

Il a un bougeoir à la main : il pose ce bougeoir sur l’armoire, après avoir allumé un flambeau qui est sur la table. Puis il fait un ou deux tours dans la chambre, regarde la porte de communication, et se met à fredonner.

Il était un’ fois quatre hommes
Conduits par un caporal...

Parlé.

Je chante, c’est pour exprimer l’indifférence...

Il s’approche de la porte et regarde par la serrure, tout en continuant à fredonner.

Il était un’ fois quatre hommes...

Parlé.

Elle n’est pas là... alors, ce n’est pas la peine d’exprimer l’indifférence.

Il accroche son chapeau à l’un des patères de la porte de communication, puis met ses manchettes sur l’armoire et sa palatine sur une chaise à gauche, au fond. Cherchant à ouvrir la porte de communication qui résiste.

Toujours fermée !...

Avec fureur.

Il y a quinze jours que cette porte est fermée !... Et pourquoi ça ?... c’est à vous que je le demande, pourquoi ça ?... La berline !... l’aventure de la berline !...

En pouffant de rire.

avec l’Anglaise !... Eh bien, quoi ? voyons... puisque j’ai reconnu que j’avais tort !... Il me semble, à moi, que lorsqu’un mari a reconnu qu’il avait tort... lorsqu’il l’a reconnu complètement, lorsqu’il a dit : « C’est bon, n’en parlons plus, en voilà assez sur ce sujet !... » il me semble, à moi, qu’une femme ne devrait pas s’obstiner...

Il ôte son pardessus, qu’il accroche à gauche, et paraît alors en habit de petite livrée.

Mais voilà ce que ni la marquise de Château-Lansac, ni Augustine Pidoux ne veulent comprendre... Madame la marquise de Château-Lansac, c’est la femme de mon maître... Augustine Pidoux, c’est ma femme à moi... ma cruelle petite femme !

Rentre Augustine. Joseph commence à déboutonner ses guêtres.

 

 

Scène III

 

AUGUSTINE, JOSEPH

 

AUGUSTINE, posant son bougeoir sur l’armoire.

Oh ! oh ! oh ! oh ! ça ne va pas en bas, ça ne va pas du tout !... Quand je suis arrivée, madame la marquise était en train de dire à monsieur le marquis : « Je vous dis que si ! » et monsieur était en train de répondre à madame : « Je vous dis que non ! » Je n’ai pas entendu la suite, parce que madame la marquise m’a renvoyée... oh ! mais, là... renvoyée !... « Allez-vous-en !... vous viendrez quand je sonnerai... » Et voilà !... en bas et en haut, les hommes se valent... et ne valent pas cher !... Enfin... attendons qu’on nous sonne...

Elle s’assied près du guéridon et, en s’asseyant, remue sa chaise. Joseph, qui a achevé d’ôter ses guêtres, entend le bruit de la chaise et se tourne vers la chambre d’Augustine.

JOSEPH.

Ah ! voilà ma femme...

Il s’approche de la porte de communication. Il frappe d’abord doucement, puis plus fort : Augustine, qui a recommencé à travailler, hausse les épaules sans répondre. À la fin, Joseph secoue violemment la porte.

AUGUSTINE.

Ça ne va pas finir, ça, bientôt ?

JOSEPH, quittant la porte et riant.

La berline !... je sais bien... la berline !...

AUGUSTINE, à voix basse, tout en cousant.

Jamais de la vie, entends-tu, misérable, jamais de la vie !

Elle coud avec fureur.

JOSEPH, regardant par la serrure.

Elle rage... la voyez-vous, comme elle rage !... comme ses petits doigts vont vite... tzing !... tzing !...

AUGUSTINE, qui vient de se piquer le doigt.

Aïe !...

Elle se lève.

JOSEPH.

C’est bien fait !

AUGUSTINE, se tournant vers la porte.

Qu’est-ce que c’est ?...

JOSEPH, se redressant.

L’indifférence, maintenant, l’indifférence...

Il fredonne une tyrolienne.

Tra la la la la la ou la !...

AUGUSTINE.

Il chante... au moment où, à cause de lui, je viens...

Elle entortille son doigt avec fureur.

JOSEPH.

Au fond, je ne suis pas indifférent du tout : je l’aime tout plein... au fond... ma cruelle petite femme... mais ça ne fait rien, il faut avoir l’air pour la dompter...

Il recommence à chanter en allant et venant dans sa chambre.

Tra la la la la la la ou la !...

AUGUSTINE.

Ah ! tu chantes !... attends... attends...

Elle se met à chanter la même tyrolienne.

Tra la la la la la la ou la !...

JOSEPH.

Il faut la dompter...

Il chante plus fort.

Tra la la la la !...

AUGUSTINE, même jeu.

Tra la la la la !...

JOSEPH.

Je la dompterai.

Il chante à pleine voix ; Augustine également. Tous deux se précipitent en même temps vers la porte de communication, et là, de chaque côté de cette porte fermée, se menaçant l’un l’autre par des gestes furieux, ils continuent à chanter leur tyrolienne et arrivent à faire tous les deux un tel vacarme qu’ Augustine n’entend pas, d’abord, la sonnette de la marquise. Elle finit par l’entendre, et alors elle se précipite.

AUGUSTINE.

Voilà, madame, voilà !...

À Joseph qui chante toujours.

Va...va... nous reprendrons ça quand je reviendrai... Voilà, madame, voilà !...

Elle sort en emportant son bougeoir.

 

 

Scène IV

 

JOSEPH, cessant de chanter

 

Tiens, on sonne... C’est la sonnette de madame la marquise de Château-Lansac... Brrr... brrr...

Imitant la sonnette électrique qui va toujours.

Entendez-vous comme elle rage, madame la marquise de Château-Lansac ?...

La sonnette s’arrête.

Elle rage quasi autant qu’Augustine Pidoux !...

Il regarde par la serrure.

Elle est descendue... Si je profitais du moment où elle n’est pas là pour essayer ?...

Il cherche à enfoncer la porte ; la porte résiste.

Pas moyen, pas moyen !

Il prend sur la table sa brosse à cheveux.

Il faudrait faire une pesée.

Il essaye.

Oui... mais je casserais le manche de ma brosse.

Il la remet sur la table.

Il y a bien un autre chemin pour aller chez ma femme...

En montrant le fond.

par la fenêtre... en enjambant d’un balcon à l’autre... mais c’est dangereux...

Il prend deux chaises qui représentent les deux balcons, et les place à une certaine distance l’une de l’autre.

Il faudrait d’abord poser le pied sur un tout petit rebord, et puis, en se tenant à la balustrade, faire comme ça, comme ça...

Il dessine le mouvement en se fendant le plus possible, glisse et manque de tomber à la seconde expérience. Se rattrapant.

Ce n’est pas dangereux ici, parce qu’il y a le plancher... mais là-bas, entre les deux balcons, il n’y a rien... le vide, le néant, et, au bout du néant, le pavé de la cour. Et cependant, malgré le danger, j’y ai pensé bien souvent, et, en ce moment même...

Il va au fond et ouvre la fenêtre.

Ma foi, oui ! ce que c’est que d’être amoureux !... on serait capable de tout...

Fermant la fenêtre.

si on ne se retenait pas... mais on se retient...

Il redescend.

Va falloir se coucher, alors... se coucher comme tous les soirs... depuis quinze jours.

Il retire les faux mollets qu’il a sous ses bas.

Trouvez-en beaucoup, qui aient des mollets comme ça !

Il met les mollets sur l’armoire.

Ça m’apprendra à me laisser pincer...La voilà, ma faute !... c’est de m’être laissé pincer...Ainsi, voyez... Monsieur le marquis... il en a fait tout autant que moi...dans sa sphère... mais il n’a pas été pincé. Ça lui donne un avantage... Et à cause de qui n’a-t-il pas été pincé, je vous le demande ? à cause de qui ?... à cause de moi, fidèle et malheureux serviteur... J’étais sur le siège, à côté d’Édouard, le cocher... et monsieur le marquis était dans le coupé... À chacun sa place, n’est-ce pas ?... Moi, quand je suis sur le siège, ça m’amuse de regarder autour de moi... on est très bien, on domine... J’aime surtout à regarder dans les fiacres, parce que dans les fiacres on voit quelquefois des choses... Ainsi, une fois, je me rappelle avoir vu un petit bossu... mais ça nous mènerait trop loin... J’étais donc sur le siège à côté du cocher, monsieur le marquis était dans le coupé... et nous nous en allions, tous les trois, chez mademoiselle Héloïse Tourniquet, avenue de Friedland... Depuis quelque temps, moi, je remarquais un fiacre qui essayait de nous suivre : le cocher fouettait son cheval, fouettait, fouettait... c’était une pitié. Enfin, dans un embarras, ce fiacre parvient à se rapprocher... Je regarde, selon mon habitude, et qu’est-ce que je vois dans ce fiacre ? Madame la marquise !... madame la marquise de Château-Lansac, qui désignait notre voiture, en ayant l’air de dire à son cocher : « C’est celle-là, c’est bien celle-là... » Alors, moi, sans faire semblant de rien, je me mets à cogner comme ça : toc, toc... contre la glace du coupé... D’abord, monsieur le marquis ne comprenait pas et croyait que je perdais le respect... À la fin, pourtant, il a baissé la glace, je me suis penché et je lui ai dit respectueusement : « Je crois devoir prévenir monsieur le marquis que nous sommes filés par madame la marquise. – C’est bien, m’a-t-il répondu, dites à Édouard de ne pas arrêter avenue de Friedland. » Et nous sommes allés au Tattersall, et monsieur le marquis n’a pas été pincé !... Moi, je l’ai été !... voilà la différence... je l’ai été en plein !... la berline !... C’est la faute de ce maudit chien qui s’est mis à aboyer... un petit chien, pas plus gros que ça... mauvaise bête !... mauvaise bête !...

Il ferme les rideaux du lit et passe derrière pour achever de se déshabiller. Entre Augustine.

 

 

Scène V

 

AUGUSTINE, JOSEPH, derrière les rideaux

 

AUGUSTINE, son bougeoir à la main.

Oh ! oh ! oh ! oh ! ça continue à ne pas aller du tout en bas... Il y a je ne sais quelle histoire de Tattersall... Monsieur est rentré chez lui et madame est dans un état !... Où est l’eau de mélisse ? où est-elle, l’eau de mélisse ?...

Elle la trouve sur la cheminée, la prend et sort en disant.

Ça ne va pas, ça ne va pas !...

 

 

Scène VI

 

JOSEPH, couché et enfoncé sous sa couverture, ouvre les rideaux dés qu’Augustine a disparu

 

Mauvaise bête !... et tout à l’heure il sera ici, ce maudit chien, et il me mordra les jambes... c’est comme ça toutes les nuits... dès que je m’endors, j’ai le cauchemar... c’est le remords... ça vient de l’estomac... J’essaye de la chasser, la mauvaise bête, mais elle revient toujours... alors, je me réveille et je ne peux plus me rendormir... l’insomnie !... la fâcheuse insomnie !... Je vous demande si c’est là une position pour un mari, pour un mari qui a une femme !... Enfin, ça m’apprendra à me laisser pincer... Monsieur le marquis, lui, au moins...

Se mettant sur son séant.

Après ça, ça ne lui a guère servi de ne pas avoir été pincé, à monsieur le marquis : il a eu son galop tout de même... j’ai bien vu ça, tout à l’heure, à la sortie de l’Opéra... J’ai vu arriver monsieur le marquis et madame la marquise... ils ne se disaient rien et ils avaient un air !... Ils sont montés dans la voiture, toujours sans rien dire... Moi, j’attendais à la portière, pour les ordres... Le municipal à cheval s’est mis à crier :

Prenant une grosse voix.

« Avancez donc, qu’est-ce que vous faites là ?... avancez donc !... » Moi, j’attendais toujours... Monsieur le marquis a fini par dire

Imitant le marquis

« À l’hôtel !... »

Imitant la marquise.

« Comme ça, a dit alors madame la marquise, vous n’allez pas au Tattersall, ce soir ?... » C’était de l’ironie !... j’ai failli pouffer... c’était de l’ironie !...

Rentre Augustine.

 

 

Scène VII

 

AUGUSTINE, JOSEPH, couché

 

AUGUSTINE, éteignant son bougeoir et le mettant sur le guéridon.

Allons... allons... je ne crois pas que madame dorme beaucoup cette nuit, mais enfin elle s’est couchée et je vais pouvoir en faire autant...

Elle va à l’alcôve, défait le couvre-pieds, tamponne l’oreiller, etc., etc.

JOSEPH, se tournant et se retournant dans son lit.

Qu’est-ce que je disais ?... l’insomnie, la fâcheuse insomnie !... C’est dans ces moments-là que je pense à la fenêtre... pour aller chez ma femme par les deux balcons... Ah ! s’il n’y avait pas de danger !... mais il y en a, il y en a...

AUGUSTINE.

Il paraît qu’elle a joliment traité monsieur, madame !... Elle craint même d’être allée un peu loin... Et elle n’a que des soupçons !... qu’est-ce qu’elle aurait donc fait si elle avait, comme moi, trouvé son mari ?... Ça c’est l’histoire de la berline !...

JOSEPH, parlant comme un homme qui s’endort.

Pourvu que ce maudit chien ne vienne pas... Ah ! s’il n’y avait pas de danger, mais il y en a, il y en a...

La voix s’éteint ; Joseph s’endort, le visage contre la muraille.

AUGUSTINE, après avoir regardé par la serrure.

Rien !... Il dort, le misérable !... Il dort... ou il fait semblant...

Elle continue, tout en allant et venant dans la chambre et en faisant ses préparatifs pour se coucher.

Je les avais déjà pincés une fois... avec l’Anglaise... mademoiselle Sarah... une bonne qu’on avait prise pour faire l’éducation des enfants... quand il y en aurait... et comme il n’y en avait pas encore, elle s’était... en attendant, chargée de l’éducation de mon mari...

Se tournant vers la chambre de son mari.

Gros bébé, va !... Je les avais pincés près de la lingerie, dans le corridor... en m’apercevant, ils s’étaient séparés brusquement et mon imbécile de mari s’était mis à baragouiner comme un perdu : « One, two, three... » en comptant, comme ça, sur ses grandes mains... « One, two, three, four, five... » histoire de me faire croire que l’Anglaise était là seulement pour lui montrer sa langue... mais je n’ai pas donné là dedans... J’ai dit à Joseph de passer devant... il ne se l’est pas fait répéter... et il a bien fait !... Quant à mademoiselle Sarah, je l’ai avertie qu’à la prochaine leçon d’anglais, je me chargeais, moi, de lui administrer une tripotée... en français. Pendant les huit jours qui ont suivi, il ne s’est rien passé...j’ai eu beau guetter, je n’ai rien vu... mais, au bout de ces huit jours, ah ! ah !... au bout de ces huit jours... nous y voilà, à la berline !... Je traversais la cour des écuries, je tenais à la main un journal, la Vie parisienne, que j’allais porter à madame. Bob, le petit terrier était là... c’est un tout jeune chien, très gai, très joueur... il vient à moi en aboyant, et il se met à sauter pour attraper le journal... Moi, ça m’amusait ; je levais le bras, comme ça, et je riais... « Tu ne l’auras pas, Bob, tu ne l’auras pas !... » Mais Bob a si bien sauté qu’il a fini par l’avoir, et il est parti avec... Moi, pour rattraper la Vie parisienne de madame, j’ai couru après Bob... la porte de la remise était ouverte, Bob y est entré... et moi, j’y suis entrée après Bob, écarquillant les yeux, car on n’y voyait guère, et relevant mes jupes pour me faufiler au milieu des roues... Elle est très grande, cette remise... Oh ! c’est énorme ! il y a là dedans trois rangées de voitures, les vieilles dans le fond, naturellement, celles dont on ne se sert plus... et parmi ces vieilles voitures... la berline ! la berline ! la fameuse berline !... la berline jaune... un souvenir de famille... c’est dans cette berline que le père de monsieur allait à la Chambre des pairs... autrefois, sous Louis-Philippe... et c’est près de cette berline que je finis par retrouver Bob !

Elle se laisse tomber sur une chaise à droite.

Il avait lâché le journal, il était là, immobile, dressant ses deux petits bouts d’oreilles, en arrêt sur la berline, et tout d’un coup... vlan !... il bondit, il se jeta sur la portière en aboyant... ouah ! ouah !... et cinq ou six fois de suite il sauta et ressauta... en aboyant toujours... ouah ! ouah ! ouah !

JOSEPH, s’agitant dans son lit.

Le voilà, ce maudit chien, le voilà !...

AUGUSTINE.

Et alors, du fond delà berline sortit une voix... celle qui m’avait juré fidélité au pied des autels... et cette voix disait : « Tu ne vas pas te taire, mauvaise bête, tu ne vas pas te taire ! »

JOSEPH, tourmenté par son cauchemar.

La voilà, la mauvaise bête !...

AUGUSTINE.

Et comme la mauvaise bête ne se taisait pas, comme elle ne cessait pas d’aboyer, la mauvaise bête, une des glaces de la portière tomba et dans l’encadrement une figure parut, la sienne, au misérable, la sienne ! Il m’aperçut et, pour essayer de me donner le change, passa ses deux grandes mains et se remit à compter, comme dans le corridor : « One, two, three... » mais avant qu’il eût compté jusqu’à three, moi aussi, je m’étais élancée sur la portière, je l’avais ouverte...

Elle se lève.

et le terrier et moi nous étions dans la berline !... Alors il se passa dans cette berline... ce qui probablement ne s’était passé dans aucune berline au monde !... J’y allais de tout cœur, moi !... Je giflais à tort et à travers... L’Anglaise, terrifiée, piaillait dans son idiome... Bob, ravi, aboyait dans le sien, et mon imbécile de mari, la tête complètement perdue, continuait à compter : « One, two, three... » Et voilà pourquoi il est de ce côté-là, lui, pourquoi je suis, moi, de ce côté-ci, et pourquoi il y a des verrous à la porte de communication... Ce n’est pas que ça m’amuse, au moins !...

JOSEPH, se réveillant tout à fait.

Eh !... eh bien ! là, me voilà réveillé, maintenant... et il me sera impossible, tout à fait impossible, de me rendormir. L’insomnie... la fâcheuse insomnie !...

Il referme ses rideaux.

AUGUSTINE.

Non, ça ne m’amuse pas... mais je me dis que ça l’ennuie encore plus que moi, et cette idée-là me soutient...

Joseph reparaît, sortant de derrière les rideaux. Il a passé un pantalon et un gilet à manches.

JOSEPH.

Non... ça n’est plus possible !...

Il fait deux ou trois tours dans sa chambre, va regarder par la serrure et aperçoit sa femme qui est en train d’ôter son corsage.

Eh là !... eh là !...

Il replace deux chaises comme il les a placées à la scène IV, recommence l’expérience en se fendant deux ou trois fois, va ouvrir la fenêtre du fond, regarde, revient, se remet à la serrure, se consulte et finit par prendre son parti.

N’y a pas... n’y a pas... cette fois-ci, j’enjambe, il n’y a pas à dire... j’enjambe, cette fois-ci !...

Il court à son balcon, enjambe la balustrade et disparaît. Musique à l’orchestre. Au bout d’un instant, bruit de vitre brisée, grands cris derrière la fenêtre.

JOSEPH.

Eh là !... eh là !...

AUGUSTINE, effrayée.

Mon Dieu ! qu’est-ce que c’est ?

JOSEPH.

Eh là !... à moi !...

AUGUSTINE.

Joseph !

Elle court à la fenêtre : on aperçoit Joseph faisant inutilement des efforts désespérés pour se hisser sur le balcon.

JOSEPH.

Eh là !...eh là !

AUGUSTINE, empoignant Joseph.

Tiens bon, je suis là !... tiens bon, ne lâche pas !

Elle finit, après une lutte qui doit durer quelque temps, par faire franchir à Joseph la balustrade, puis elle le pousse sur le devant de la scène et le fait asseoir, tremblant, effaré, grotesque. Fin du mélodrame à l’orchestre.

JOSEPH, assis près du guéridon.

Où est mon bras ?... Ma jambe, où est-elle ?... Et mon autre jambe ? et mon autre bras ?... où est-il, mon autre bras ?...

De sa main gauche il s’est cramponné à la chaise.

AUGUSTINE, à genoux et décrochant avec effort le bras de Joseph.

Le voilà, mon ami...

JOSEPH.

Ah !... le voilà !... c’est bien...

Il promène autour de lui des regards éperdus.

AUGUSTINE.

Allons, voyons... remets-toi, le danger est passé.

Elle lui donne un verre d’eau qu’elle avait préparé pour elle sur l’armoire.

Bois... bois...

Joseph boit. Elle lui parle comme à un petit enfant.

Bon nanan, ça...

Lui donnant le reste du sucre dans la petite cuiller.

Bon susucre... tiens...

Joseph, avalant de travers, se met à tousser : elle lui tape dans le dos.

Ce n’est rien... là, c’est passé.

Joseph se tâte, regarde autour de lai, reste silencieux encore pendant un moment, puis éclate.

JOSEPH, avec violence, se levant.

Eh bien !... eh bien !... La voilà satisfaite, n’est-ce pas, ta coquetterie féminine ? la voilà satisfaite !... Tu aurais été bien aise si je m’étais cassé le cou à cause de toi, mauvais petit bout de femme !

AUGUSTINE, posant le verre sur le guéridon.

Mauvais petit ?... Qu’est-ce que tu dis, grand cheval de berline, qu’est-ce que tu dis ?...

JOSEPH.

Mauvais petit bout de femme, je dis !...

AUGUSTINE, suffoquée.

Ah bien !... Elle est forte, celle-là !... moi qui étais là à le soigner, à m’attendrir... Et pourquoi ?... Parce qu’il essaye de franchir un espace grand comme ça...

Elle montre la moitié de son bras.

JOSEPH, furieux.

Grand comme ça !...

AUGUSTINE.

Et il n’en est pas même venu à bout, le maladroit !... il dégringolait, si je n’avais pas été là pour le...

Elle remet son corsage.

JOSEPH.

Grand comme ça !... Ah bien, par exemple !... Après un pareil acte d’intrépidité, être reçu... Ah bien !... ah bien !...

Sonnerie électrique.

Et voilà qu’on sonne à présent, voilà qu’on sonne... et c’est monsieur le marquis.

Criant.

Voilà, monsieur le marquis, voilà !...

Courant dans la chambre comme un fou.

Par où est-ce que je vais passer ?

AUGUSTINE.

Passe par la fenêtre.

JOSEPH.

Par la fe... ? c’est de l’ironie !... tout comme madame la marquise de Château-Lansac... c’est de l’ironie !...

Sonnerie.

Voilà, monsieur, voilà !... Non, je ne passerai pas par la fenêtre, je passerai par la porte...

Il ôte les verrous de la porte de communication.

J’y passerai pour m’en aller, mais jamais... entends-tu bien ?... jamais... et ne prends pas tes airs... ne les prends pas, tes airs !... jamais je n’y passerai pour revenir...

Il rentre chez lui.

AUGUSTINE.

Et tu feras bien !...

Sonnerie.

Madame aussi !... Mais qu’est-ce qui leur arrive donc, en bas, à tous les deux ?...

Allumant son bougeoir.

Voilà, madame, voilà !

JOSEPH, revenant chez sa femme.

C’est pour le coup que c’est fini entre nous, et c’est moi qui le dis, cette fois, c’est moi qui le dis !...

Rentrant dans sa chambre.

Et l’Anglaise... tu sais bien, l’Anglaise ?...

AUGUSTINE, s’arrêtant brusquement au moment où elle allait descendre par son escalier.

L’Anglaise !...

Sonnerie.

Voilà, madame, voilà !

Elle va chez son mari.

L’Anglaise !...

JOSEPH.

Elle m’avait envoyé sa nouvelle adresse... et je n’y étais point allé, mais maintenant...

Sonnerie.

Voilà, monsieur, voilà !

Il va s’en aller. Augustine court après lui et l’arrête.

J’irai, maintenant, j’irai...

AUGUSTINE.

Eh bien, vas-y !... et je sais bien ce que je ferai, moi...

Elle s’en va dans sa chambre, il court après elle.

JOSEPH.

Qu’est-ce que tu feras ?

AUGUSTINE.

Tu verras bien !...

JOSEPH.

Eh bien, ça m’est égal, ce que tu feras, ça m’est égal !...

Il s’en va, elle court après lui.

AUGUSTINE.

Ça t’est égal !...

JOSEPH.

Parfaitement égal !...

AUGUSTINE, rentrant chez elle.

Fallait donc le dire plus tôt !...

Elle sort par son escalier.

JOSEPH.

Et puis ne m’agace pas, tu sais, ne m’agace pas !...

Il sort par son escalier. À peine a-t-il disparu qu’Augustine rentre brusquement.

AUGUSTINE.

Il me menace !...

Elle traverse la scène comme une flèche, va jusqu’à l’escalier de Joseph et retraverse la scène en disant.

Il a bien fait de s’en aller, il a bien fait !...

Sonnerie.

Voilà, madame, voilà !

Elle sort. Dès qu’elle a disparu, Joseph revient, traverse la scène à son tour et va jusqu’à l’escalier d’Augustine.

JOSEPH, criant dans l’escalier.

Ne m’agace pas !... J’ai eu le dernier, tout de même.

Il rentre chez lui et va regarder par la fenêtre.

Grand comme ça !... C’est énorme, l’espace qu’il y a entre ces deux balcons... c’est énorme, je vous assure... Vous ne pouvez pas vous rendre compte, c’est fâcheux... si vous pouviez vous rendre compte, vous verriez... Et elle n’aurait pas demandé mieux que de me faire recommencer... La coquetterie !... l’éternelle coquetterie féminine !...Ça me rappelle...

Sonnerie.

Voilà, monsieur le marquis, voilà !... Ça me rappelle l’aventure d’une dame d’autrefois, d’une dame du siècle de Louis XIV, qui était allée se promener au Jardin des Plantes de ce temps-là, avec un jeune seigneur de la cour de François Ier... C’est historique !... Elle avait laissé tomber son mouchoir dans la fosse à l’ours, et puis elle s’était mise à crier : « Ah ! mon mouchoir ! Ah ! mon joli mouchoir brodé !... » en regardant le jeune seigneur de côté, comme ça... pour l’inviter à aller chercher le mouchoir...

Sonnerie.

Voilà, monsieur le marquis, voilà !... Eh bien, qu’est-ce qu’il a fait, le jeune seigneur ? Il n’a fait ni une ni deux, il a empoigné la dame et il l’a fichue dans la fosse à l’ours... C’est historique !... Il l’a fichue dans la fosse à l’ours, en lui disant : « Allez le chercher vous-même, votre joli mouchoir brodé !... » Après, il en a eu du regret... parce qu’elle était parente de la reine... Mais qu’est-ce que vous voulez ?... à ces époques-là, on n’y allait pas par quatre chemins.

Sonnerie furieuse.

Voilà, monsieur le marquis, voilà !... Eh bien, voilà !

Il sort. Rentre Augustine.

 

 

Scène VIII

 

AUGUSTINE, puis JOSEPH

 

AUGUSTINE, allant dans la chambre de son mari.

Où est-il, le misérable, où est-il ?... Il n’est pas là... tant pis !

Elle revient chez elle.

J’aurais eu du plaisir à lui dire que je le quitte, que je m’en vais d’ici... avec madame... Ça ne va pas en bas, ça ne va pas du tout !... madame s’est relevée... elle a eu avec monsieur une nouvelle entrevue... et le résultat de cette entrevue, c’est que nous partons toutes les deux... nous nous retirons chez la mère de madame... et elle ne demeure pas au coin de la rue, la mère de madame... elle demeure dans le Languedoc.

Elle prend une malle qui est sous la table et la traîne sur le devant de la scène.

Voilà la situation... Au point du jour, nous partons pour le Languedoc.

Elle ouvre la malle. Entre Joseph.

JOSEPH.

En voilà bien d’une autre !... Nous partons pour l’Angleterre, à c’t’heure !... Avant l’aurore, moi et monsieur le marquis, nous cinglerons vers l’Angleterre... Ma malle !...

Il la prend au pied de son lit et la place sur deux chaises. Dans ces allées et venues, Joseph et Augustine se trouvent l’un en face de l’autre : ils se regardent pendant un instant, puis ils se tournent brusquement le dos ; ils se mettent à fredonner tous les deux d’un air indifférent. Augustine commence à faire sa malle ; Joseph veut faire la sienne, mais ne trouve pas la clef.

Allons, bon !... allons, bon !... voilà que je n’ai pas la clef de ma malle, à présent !

Après quelques moments d’hésitation, il se décide à entrer dans la chambre de sa femme, qui se remet à fredonner.

JOSEPH.

Désolé de déranger madame, mais comme, du temps que madame était ma femme, c’était madame qui avait toutes les clefs, je suis obligé de prier madame de vouloir bien me donner la clef de ma malle.

AUGUSTINE, agenouillée par terre près de sa malle.

La clef de votre malle ?...

JOSEPH.

Devant partir en voyage... Eh ! mais, Dieu me pardonne, on dirait que madame fait ses préparatifs pour partir en voyage, elle aussi.

AUGUSTINE, continuant à faire sa malle.

Comme vous dites, je pars.

JOSEPH.

Vous partez, c’est fort bien... Et, sans incriminer aucunement, ni vouloir revenir sur le passé, peut-on vous demander où vous allez comme ça ?

AUGUSTINE.

Je vais dans le Languedoc, avec madame.

JOSEPH.

Dans le Languedoc, c’est fort bien... Vous allez dans le Languedoc avec madame ; je vais, moi, en Angleterre avec monsieur.

AUGUSTINE, se levant et sur le point d’éclater.

En Angle...

JOSEPH.

En Angleterre.

AUGUSTINE, froidement.

C’est bon, voici la clef de votre malle.

Elle la lui donne.

JOSEPH.

Eh bien, alors !...

Il reste un instant indécis, puis, il rentre dans sa chambre, ouvre sa malle, etc., etc., et tous deux se remettent à fredonner.

Ça la chiffonne que j’aille en Angleterre... à cause des Anglaises... Moi aussi, du reste, ça me chiffonne... à cause de la traversée.

Enveloppant avec soin ses faux mollets et les montrant au public.

À Londres !!!...

Il range les faux mollets dans sa malle.

Et puis, pourquoi est-ce que je ne l’avouerais pas, voyons ?... ça me chiffonne encore à cause d’autre chose.

Il revient dans la chambre de sa femme et la regarde sans rien dire. Augustine affecte de ne pas faire attention à lui.

Et comme ça... est-ce que vous y resterez longtemps, dans le Languedoc ?

AUGUSTINE, à genoux devant sa malle qu’elle continue de remplir.

Le plus longtemps possible.

JOSEPH, s’assied à droite.

C’est fort bien... Et, toujours sans incriminer aucunement, peut-on vous demander de quelle façon vous comptez passer vos soirées là-bas ?

AUGUSTINE.

Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

JOSEPH.

Ça me fait... ça me fait... ça me fait que vous portez mon nom, après tout... Je voudrais savoir ce que vous comptez en faire, de mon nom... J’aime à croire que vous n’allez pas le galvauder dans le Languedoc.

AUGUSTINE, fermant sa malle et s’asseyant sur un coin de la malle.

Vous prétendiez tout à l’heure que ça vous était parfaitement égal...

JOSEPH.

Égal, à moi, de voir le nom de Pidoux !...

AUGUSTINE.

Vous avez changé d’avis, à ce qu’il paraît. Si vous avez changé d’avis... il faut le dire... dites-le... voyons... dites-le donc !

Elle se lève.

JOSEPH, se levant aussi et passant à gauche.

Hum !... hum !...

AUGUSTINE.

Dis-le donc, imbécile, dis-le donc, que ça te crève le cœur de te séparer de moi... Dis-le donc, que tu mourrais de colère, si je m’avisais de galvauder le nom de Pidoux dans le... Dis-le donc, que tu es jaloux et que tu m’aimes... Est-ce que, si tu ne m’aimais pas, tu aurais risqué de te casser le cou tout à l’heure pour venir dans ma chambre ?... Dis-le donc, que tu l’adores, ton mauvais petit bout de femme !... dis-le donc, voyons, dis-le donc !...

JOSEPH, après un temps.

Et si je dis ça, qu’est-ce que tu diras, toi ?

AUGUSTINE.

Ce que je dirai ?...

JOSEPH.

Oui.

AUGUSTINE.

Assieds-toi... tu es trop grand, comme ça.

JOSEPH, s’asseyant sur la malle.

Eh bien, alors ?...

AUGUSTINE, se laissant tomber sur les genoux de Joseph.

Ce que je dirai... tu le sais bien, ce que je dirai... Je dirai que, moi aussi, je t’aime, grande bête !... Voyons, rappelle-toi... Quand je t’ai épousé, tu sais bien que tu n’étais pas seul à demander ma main... Il y avait M. Capuron, le grand épicier de la rue Saint-Dominique ; il y avait Jean, le cocher du duc de Montesinos... quatorze chevaux dans l’écurie !... ça vaut une place dans un ministère, ça, et une bonne !... Il y avait le neveu de madame...

JOSEPH, souriant.

Il voulait t’épouser, le neveu de madame ?

AUGUSTINE.

À peu de chose près... Il y en avait d’autres encore... Eh bien ! pourquoi est-ce que je t’aurais choisi, toi, qui n’avais que soixante francs de gages... et pas de casuel ?... pourquoi est-ce que je t’aurais choisi, si je ne t’avais pas aimé ?... Et maintenant, pourquoi est-ce que je serais comme ça autour de toi, à te tapoter, à t’embrasser... malgré la berline ?...

JOSEPH.

Allons... voyons, voyons...

AUGUSTINE.

Pourquoi est-ce que j’oublierais que c’est toi qui as tous les torts ?...

Se levant.

Justice du ciel ! c’est pourtant vrai que c’est lui qui a tous les torts !...

Elle se rassied sur ses genoux.

et que c’est moi qui ai l’air de demander pardon...

Commençant à pleurer.

Pourquoi est-ce que je serais bête et lâche comme ça, dis, si je n’étais pas amoureuse ?...

JOSEPH.

Amoureuse ?...

AUGUSTINE, éclatant en sanglots.

Oh ! oui !...

Elle jette ses bras au cou de son mari et appuie sa tête sur l’épaule gauche de Joseph.

JOSEPH.

Faut pas rougir pour ça... quand l’amour est bien placé, n’y a pas à en rougir.

AUGUSTINE, se levant.

Mon Joseph !...

JOSEPH, se levant aussi ; avec tendresse.

Mon Augustine !...

Changeant de ton.

Et tu en conviens, n’est-ce pas, tu en conviens, que c’est énorme, l’espace qu’il y a entre les deux balcons ?...

AUGUSTINE.

Oui, oui, j’en conviens...

JOSEPH.

Grand comme ça, tu disais...

AUGUSTINE.

J’avais tort.

Étendant les bras le plus qu’elle peut.

C’était comme ça...

JOSEPH.

À la bonne heure !... Et je l’ai franchi... C’est historique !... Mon Augustine !...

Il prend Augustine dans ses bras.

AUGUSTINE.

Mon Joseph !...

Sonnerie.

JOSEPH, occupé à embrasser longuement Augustine.

Et voilà qu’on sonne !...

AUGUSTINE.

C’est madame... Elle est pressée de s’en aller, madame.

Sonnerie.

Elle est même très pressée...

JOSEPH.

Mais qu’est-ce qui a pu se passer, en bas, je vous le demande ?... Qu’est-ce qui a pu se passer ?

AUGUSTINE.

Je n’en sais rien, mais madame est comme une lionne...

JOSEPH.

Et monsieur donc !... Il est comme un coq d’Inde, monsieur !... et pour qu’un homme aussi distingué que monsieur soit comme un coq d’Inde, il faut...

Sonnerie.

AUGUSTINE.

On sonne toujours.

JOSEPH.

Eh bien ! alors...

AUGUSTINE.

Voilà, madame, voilà !... Mon Joseph !...

Elle pleure.

JOSEPH, se mettant aussi à pleurer.

Mon Augustine !... Voilà que nous pleurons à c’t’ heure et que nous mêlons nos larmes...

AUGUSTINE, d’une voix brisée par les sanglots.

Et jamais peut-être, depuis que le monde est monde, il n’y a eu dans la nature un spectacle aussi touchant.

JOSEPH.

Mon Augustine !...

AUGUSTINE.

Mon Joseph !...

Sonnerie.

Voilà, madame, voilà !

Elle sort.

 

 

Scène IX

 

JOSEPH, seul

 

Il rentre dans sa chambre et continue à faire sa malle.

Sommes-nous bêtes de nous être raccommodés au moment même où nous allions nous séparer !... Si nous étions restés fâchés, ça nous aurait fait moins de peine... Et même, ça nous aurait peut-être fait plaisir...

Il ferme sa malle et la porte au fond.

Mon Augustine !... Enfin, tout ça ne serait rien si j’étais sûr de ne pas avoir le mal de mer pendant la traversée !...

 

 

Scène X

 

JOSEPH, AUGUSTINE

 

AUGUSTINE, dans l’escalier.

Joseph ! Joseph !...

JOSEPH.

Il est encore arrivé quelque chose... Eh bien, quoi, voyons ?... Eh bien, quoi ?

AUGUSTINE, se précipitant tout essoufflée dans la chambre de Joseph.

Ah ! Joseph, nous ne partons plus !

JOSEPH.

Eh là !... eh là !...

AUGUSTINE.

Je sais maintenant pourquoi madame avait peur d’être allée un peu loin... Elle est vive, madame... elle est du Midi... Et il paraît qu’à la suite de l’explication sur le Tattersall...

JOSEPH, riant.

Le Tattersall !...

AUGUSTINE.

Tu connais ça, toi, l’affaire du Tattersall ?

JOSEPH, riant.

Si je connais ça ?... je te crois !...

AUGUSTINE.

Il paraît qu’à la suite de l’explication sur le Tattersall, madame s’est oubliée jusqu’à administrer à monsieur le marquis...

Elle fait le geste de donner une gifle.

JOSEPH.

Allons donc !

AUGUSTINE.

Et une bonne !...

JOSEPH.

Un homme si distingué !...

AUGUSTINE.

Il a été vexé, monsieur le marquis, et il s’est retiré dans ses appartements, en jurant que tout était rompu entre madame et lui... Un quart d’heure après, madame s’est repentie, et s’en est allée gentiment frapper à la porte de monsieur le marquis... Mais monsieur le marquis s’était barricadé et a refusé d’ouvrir... il continuait à être vexé.

JOSEPH.

Un coq d’Inde, je l’ai dit, un coq d’Inde !...

AUGUSTINE.

Furieuse, à son tour, de cette réception, madame est rentrée chez elle... et c’est alors qu’elle m’a sonnée pour me dire que nous nous en allions.

JOSEPH.

Dans le Languedoc...

AUGUSTINE.

Dans le Languedoc... Mais, depuis, elle a encore réfléchi. Elle était amoureuse, elle aussi ! et, à toute force, elle voulait aller demander pardon à son mari... mais comment, puisque toutes les portes étaient fermées ?... C’est alors que moi, je m’en suis mêlée... j’ai insinué qu’en montant par mon escalier, en traversant ma chambre, et puis la tienne, et en redescendant par ton escalier, madame la marquise pourrait très bien... Brave petite femme ! elle a tout de suite sauté sur cette idée... Mais toi... pouvait elle devant toi ?

JOSEPH, enchanté, ravi, mais ne comprenant rien du tout à ce que lui raconte Augustine.

Va donc !... va donc !

AUGUSTINE.

Attends... attends ! Je l’ai rassurée, en lui disant que tu dormais comme une souche... Te voilà au courant. Madame la marquise va passer par ici pour aller se raccommoder avec son mari... Et toi...

JOSEPH, qui dans sa joie, continue à ne rien comprendre.

Moi ?...

AUGUSTINE, avec un peu d’impatience.

Tu vas te coucher, toi, et tu feras semblant de dormir...

JOSEPH, comprenant enfin.

Ah ! j’y suis !

Augustine le regarde.

J’y suis, je te dis ! je ne suis pas une bête !

AUGUSTINE.

Une bête !... Ah ! grand Dieu !...

JOSEPH, riant aux éclats.

Va falloir que je feigne...

AUGUSTINE.

Comme tu dis... couche-toi vite... il me semble que j’entends... C’est madame la marquise... oui... couche-toi vite et fais semblant de dormir.

JOSEPH, se couchant tout habillé et d’un seul coup.

Va falloir que je feigne !...

Musique jusqu’au baisser du rideau. Entre la marquise dans la chambre d’Augustine : Augustine va au-devant de la marquise.

 

 

Scène XI

 

AUGUSTINE, JOSEPH, couché, LA MARQUISE

 

AUGUSTINE, à la marquise.

Par ici, madame, venez par ici.

À peine la marquise est-elle entrée que la force lui manque : elle se laisse tomber sur une chaise.

N’ayez pas peur, madame...

La marquise se relève et fait quelques pas, mais elle s’arrête, très émue, au moment d’entrer dans la chambre de Joseph. Augustine reprend.

Mon mari ? Soyez sans inquiétude... il dort... Si vous voulez, je vais allez voir...

Augustine entre dans la chambre de Joseph. Celui-ci, en l’apercevant, est pris d’un accès de gaieté, et se met à faire dos cabrioles sur son lit : Augustine se précipite ; petite lutte. Joseph embrasse Augustine, qui l’oblige à se renfoncer dans son lit. Revenant à la marquise, avec le plus grand calme.

Il dort profondément, madame.

La marquise se décide alors à entrer dans la chambre de Joseph.

JOSEPH, enfoncé dans ses couvertures jusqu’au menton, à voix basse.

Madame la marquise... madame la marquise de Château-Lansac...

La marquise effrayée recule.

AUGUSTINE, à part.

Imbécile !...

Haut, à la marquise.

Il rêve, madame, il rêve... Et, en rêvant, il pense... il est si dévoué à madame la marquise !...

La marquise reprend sa marche et arrive jusqu’à l’escalier qui mène chez le marquis.

AUGUSTINE.

Là, madame... vous n’avez plus qu’à descendre...

La marquise passe près de Joseph. Celui-ci, au moment où elle passe, se met à ronfler d’une façon formidable : épouvante de la marquise qui se sauve. Augustine la ramène.

Là, madame, là... ça vous fait peur, à vous... mais moi, je suis habituée... allons, madame, du courage... au bas de cet escalier... vous trouverez une porte, et cette porte ne sera pas fermée...

La marquise sort ; Augustine sort avec elle. Joseph se précipite hors de son lit et se met à danser au milieu de la chambre.

 

 

Scène XII

 

JOSEPH, AUGUSTINE

 

AUGUSTINE, rentrant presque aussitôt.

Ça y est !...

Tous les deux se regardent en riant.

JOSEPH.

Eh bien, alors !...

Il va donner deux tours de clef à la porte de l’escalier.

Et maintenant...

Il revient à sa femme.

AUGUSTINE, en riant.

Et maintenant...

Gravement et avec une petite révérence.

bonsoir.

Elle se sauve dans sa chambre et ferme la porte de communication.

JOSEPH, courant après Augustine.

Voyons, ma femme !... ma cruelle petite femme !...

AUGUSTINE, en riant.

Bonsoir, mon gentil petit mari, bonsoir !

Joseph pousse la porte faiblement défendue par Augustine.

AUGUSTINE, riant.

Grande bête... va !

Le rideau tombe au moment où la porte cède et où Joseph entre dans la chambre d’Augustine.

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