Les Pieds nickelés (Tristan BERNARD)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Œuvre, le 15 mars 1895.

 

Personnages

 

ALAIN LAMBERT, 25 ans

OMER ARTHUR, 40 ans

RONCHAUD, créancier, 50 ans

FRANCINE, femme d’Alain, 21 ans

LA VEUVE CAVIAR, 60 ans

LA BARONNE VIOLET, 45 ans

LA BONNE

 

La scène représente un petit salon assez élégamment meublé.

 

 

Scène première

 

ALAIN, FRANCINE

 

ALAIN.

Combien te reste-t-il d’argent ?

FRANCINE.

Dix-sept francs.

ALAIN.

Moi, j’ai vingt-cinq francs cinquante. Notre actif se monte à quarante-deux francs cinquante.

FRANCINE.

Et dire qu’il y a des gens qui mettent quinze jours à faire leur inventaire. Mais nous avons encore nos meubles. On pourrait en dresser la liste.

ALAIN.

Ne t’impatiente pas. Les huissiers s’en chargeront bientôt.

FRANCINE.

Dis donc ? Et la note du Louvre qui va venir d’un instant à l’autre.

ALAIN.

Comment vas-tu faire ?

FRANCINE.

Pour le Louvre ? Je rendrai un petit objet quelconque, un encrier de poche, ou un presse-citron, et je dirai au garçon de repasser avec la facture rectifiée.

ALAIN.

Ces petites dettes n’ont rien d’inquiétant. Le grave, le terrible, c’est les dix mille francs qu’il va falloir rendre à Ronchaud. Je n’ai que vingt-cinq francs cinquante.

FRANCINE.

Et dire que tu ne m’en as parlé que la semaine dernière ? Depuis combien de temps les as-tu empruntés ?

ALAIN.

Depuis deux ans exactement, tiens ! un mois près que papa s’est remarié. Il venait de repartir au Brésil.

FRANCINE.

Il t’avait pourtant laissé de l’argent en s’en allant ?

ALAIN

Quelques milliers de francs qui m’ont servi à solder un arriéré, dont je n’avais jamais parlé à personne. Depuis, je n’ai pas gagné ce que je comptais gagner. Grand’mère m’a aidé un peu. Maintenant elle ne veut plus rien savoir.

FRANCINE.

Elle ne te pardonne pas de m’avoir épousée sans dot.

ALAIN.

Ce n’est pas ça. Elle-même n’a pas d’argent. Elle n’a que sa propriété de Bourgogne, qui lui rapporte quelques sous pour vivre. Elle ne trouvera jamais à la vendre.

FRANCINE.

Mais ce créancier... ce Ronchaud ? Ne m’as-tu pas dit que c’était un ami de ton père ? C’est donc un homme si impitoyable ?

ALAIN.

Maintenant, oui. Mais je l’ai connu très bon, excellent... Le jour où il m’a prêté les cinq cents louis. Ah ! ce jour-là, vois-tu, il m’est apparu comme le type parfait de l’homme de bien. Il avait alors pleine confiance en moi. J’avais promis de lui rendre les dix mille francs six mois après.

FRANCINE.

Tu attendais de l’argent six mois après ?

ALAIN.

Non. Mais j’étais sûr que j’en aurais. J’ai une imagination...

FRANCINE.

Très généreuse.

ALAIN.

Tu l’as dit. Elle me promet toujours des millions pour le semestre prochain. Deux jours avant déchéance, j’avais tout juste dix louis pour payer ma dette. J’allai trouver Ronchaud pour lui demander un renouvellement.

FRANCINE.

Tu devais être très embêté.

ALAIN.

Tu parles... Ronchaud me reçut aimablement et me consentit un renouvellement de six mois, en m’avertissant qu’il aurait absolument besoin de l’argent à l’échéance. Je répondis, presque offensé, que c’était une chose évidente, qui ne souffrait pas la discussion. Il aurait son argent dans six mois, et même, ajoutai-je, très probablement avant.

FRANCINE.

Et deux jours avant l’échéance ?

ALAIN.

Non, Francine, un jour seulement. Plus la démarche est pénible, plus je la retarde. J’allai trouver Ronchaud la veille de l’échéance, et je lui dis qu’il se passait une chose stupéfiante...

FRANCINE.

Une chose stupéfiante ?

ALAIN

Oui : je n’avais pas l’argent. Je t’assure que j’étais très sincèrement stupéfait.

FRANCINE.

Je te vois.

ALAIN.

Mais j’ajoutai que ces fonds allaient venir d’un instant à l’autre. Que te dirai-je ? J’obtins encore des renouvellements de mois en mois, puis de quinze jours en quinze jours.

FRANCINE.

Et, à ta dernière entrevue, il t’a paru intraitable ?

ALAIN.

Intraitable. Cette fois-ci, c’est la fin des fins. Je le connais, mon Ronchaud. Il n’y a plus à compter sur rien.

FRANCINE.

Il a dit qu’il viendrait à deux heures ?

ALAIN.

Oui.

FRANCINE.

Hé bien ! il est deux heures et demie. Peut-être ne viendra-t-il pas ?

ALAIN.

Si on s’en allait ? On lui ferait dire par la bonne que nous l’avons attendu jusqu’à deux heures et demie, et que nous avons été obligés de sortir pour une affaire d’honneur.

FRANCINE.

À quoi veux-tu que ça nous avance ? Il reviendrait ce soir. C’est un moment pénible à passer. Pince-toi le nez, et avale ça comme un verre d’eau purgative.

ALAIN.

S’il ne s’agissait que d’un moment pénible ! J’en ai passé bien d’autres. Mais c’est qu’il veut son argent, cet homme. Il recourra aux pires moyens, le protêt, la saisie, ce qui s’ensuit. C’est effrayant tout ça, quand on n’en a pas l’habitude. Je crois qu’il n’est plus en relations aussi suivies avec mon père. Il ne me ménagera pas.

FRANCINE, nerveusement.

C’est pas drôle, tout ça. C’est pas drôle. Cet homme qui va venir, qui va venir.

Brusquement.

Si je faisais un peu de musique.

Elle fouille dans une pile de partitions, placée sur le piano.

ALAIN.

Je vais lire un peu pour me distraire.

Il va à la bibliothèque.

Des vers pour lire aux femmes dans les moments délicats. Des poèmes pour soulager de vagues tristesses. Va te faire fiche ! Il n’y a pas de lecture pour les jours d’échéance. Quelle lacune !

FRANCINE, à la fenêtre.

Une voiture. La dame du troisième. Ce calme ! Elle n’a pas l’air de se douter que nous sommes le 15 février.

ALAIN.

Regarde-moi le pharmacien, là, en face. Regarde-moi cet air de tranquillité sur ce hideux visage. Il est là à causer paisiblement, cyniquement, avec cette crapule de mercier, cette sombre crapule de mercier !

FRANCINE.

Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

ALAIN.

Il m’a fait que je lui souhaite une bonne faillite pour avoir l’air insolemment gai, quand son prochain a des échéances. Et sais-tu ce que je souhaite au pharmacien, le sais-tu ?

FRANCINE.

Méchant ! Qu’est-ce que tu lui souhaites !

ALAIN.

Je lui souhaite d’être poursuivi en correctionnelle, pour avoir vendu des toxiques sans ordonnance.

FRANCINE.

Ce n’est pas Ronchaud qui vient là-bas !

ALAIN.

Tu me donnes des coups dans le cœur. Non, ce n’est pas lui. C’est curieux. Voilà deux jours que je l’attends venir, avec impatience. J’ai répété dix fois ce que j’avais à lui dire. Je lui ai parlé très fermement, devant la glace. Et maintenant, je ne sais fichtre plus ce que je vais lui raconter.

FRANCINE.

Tu ne t’es donc pas remué un peu pour avoir de l’argent ces jours-ci ?

ALAIN.

Ma pauvre enfant ! je n’ai fait que ça. J’ai vu des intermédiaires qui m’ont proposé de l’argent à tous les taux, et qui ne m’ont pas procuré un sou.

Silence.

Si seulement Ronchaud m’accordait une prolongation, je me remuerais encore tous ces jours-ci. L’approche d’une échéance vous donne une activité fébrile, dont il est bon de profiter.

Silence.

Mais il ne m’accordera rien du tout. Ah ! ce Ronchaud ! Je voudrais le voir venir à la fin. Je m’énerve à l’attendre ainsi !

On sonne.

On a sonné. Pourvu que ce ne soit pas lui. C’est peut-être le Louvre.

 

 

Scène II

 

ALAIN, FRANCINE, LA BONNE

 

LA BONNE.

Monsieur Ronchaud désire parler à monsieur.

ALAIN, à Francine.

Laisse-nous seuls, petit. J’aime mieux ça.

FRANCINE.

Et moi aussi. Je n’en pince pas pour ces scènes-là.

 

 

Scène III

 

ALAIN, puis RONCHAUD

 

ALAIN.

Voici l’ennemi. Tiens. Je me sens un peu plus ferme et plus gaillard.

Se levant.

Monsieur Ronchaud ! Monsieur Ronchaud, j’allais justement vous écrire...

Ronchaud prend un air sévère.

ALAIN, avec hâte.

J’ai l’argent, monsieur Ronchaud, j’ai l’argent. Tranquillisez-vous. C’était seulement pour vous prier de vouloir bien attendre deux ou trois jours.

RONCHAUD.

J’ai déjà trop attendu. Il me faut mon argent immédiatement.

ALAIN.

Mais puisque je vous dis que j’ai l’argent !

RONCHAUD.

Hé bien ! donnez-le ! Voici le billet que vous m’avez signé.

ALAIN.

Écoutez, monsieur Ronchaud. Un ami est venu tout à l’heure. J’avais les dix mille francs sur cette table, tout préparés pour vous les donner. Je les vois encore : cinq billets de mille, dix de cinq cents, qui faisaient encore cinq mille. Ça faisait donc dix mille en tout. Cet ami dont je vous parle, qui est un camarade d’enfance, et que je chéris tout particulièrement pour des raisons qu’il serait trop long de vous exposer, cet ami m’a demandé les dix mille francs pour une dette d’honneur. Voyons. Pouvais-je refuser ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?

RONCHAUD.

J’aurais obligé mon ami avec mon argent et non avec l’argent des autres. C’est avec mon argent, à moi, que vous avez obligé votre ami. Je ne le connais pas, votre ami.

ALAIN.

C’est un parfait gentleman.

RONCHAUD.

Je n’ai pas dit le contraire. Mais ce n’est pas à moi à payer les dettes d’honneur de tous les parfaits gentlemen qui sont de vos amis.

ALAIN.

Monsieur Ronchaud, qu’est-ce que ça peut donc bien vous faire d’attendre, je ne dis pas un mois, ni même quinze jours, mais trois jours, seulement trois jours ; l’argent était là tout à l’heure. Dans trois jours je vous apporterai les fonds.

RONCHAUD.

Je n’attendrai pas trois jours, ni deux jours, ni un seul jour. Il me faut mon-argent tout de suite.

ALAIN.

Sapristi, sapristi ! Mais c’est étonnant comme vous êtes peu raisonnable. Si je vous avais su aussi intraitable, je n’aurais pas prêté cette somme pour trois jours.

RONCHAUD.

Arrangez-vous pour me trouver cet argent d’ici cinq heures. Je vous répète qu’il me le faut. Demandez-le à un ami, que diable ? Puisque vous devez le rendre dans trois jours.

ALAIN.

Précisément, puisque je dois le rendre dans trois jours. Vous entendez. Vous dites vous-même que je dois le rendre dans trois jours. Pourquoi voulez-vous que j’aille déranger un ami, puisque nous sommes en compte ?

RONCHAUD.

Permettez. Moi, je n’ai plus confiance en vous. Vous m’avez fait tant de promesses que vous n’avez jamais tenues. Je vous ai dit la dernière fois que je viendrais toucher l’argent ici, sans rémission. Je viens aujourd’hui, à la date fixée. Si je n’ai pas les fonds à cinq heures, je remettrai le billet immédiatement à l’huissier.

ALAIN, avec dignité.

Il suffit, Monsieur ; je m’arrangerai en conséquence.

RONCHAUD.

Et vous ferez bien.

ALAIN.

Voyons, monsieur Ronchaud. Vous voyez l’embarras où vous me mettez. Vous n’avez pas besoin de ces dix mille francs. Non, vous n’en avez pas besoin. Et, pour moi une telle affaire a une importance capitale. Vous avez ma vie entre vos mains.

RONCHAUD.

Mais, cher Monsieur, vous m’avez dit tout cela le 15 janvier dernier, et vous me l’avez répété le 30 du même mois. J’ai eu le temps d’y réfléchir. J’ai assez fait pour vous. Si vraiment vous avez l’argent, vous trouverez facilement un prêteur pour trois jours. Quand on n’a pas d’argent pour rembourser, que diable ! on ne fait pas de dettes.

ALAIN.

Ah ! dites donc ! Je n’ai que faire de vos conseils, ni de vos insultes !

RONCHAUD.

Je n’insulte pas. Je constate ce fait que vous me devez de l’argent et que vous ne me payez pas.

ALAIN, avec beaucoup de dignité.

Il suffit, Monsieur. Vous aurez votre argent à cinq heures.

RONCHAUD.

J’y compte bien. À tout à l’heure.

ALAIN.

À tout à l’heure.

Ronchaud sort.

 

 

Scène IV

 

ALAIN, seul

 

A-t-on idée d’un pareil égoïste ? Quel triste individu ! Comme je voudrais avoir ses dix mille francs pour les lui jeter à la figure.

 

 

Scène V

 

ALAIN, FRANCINE

 

FRANCINE, entrant.

Ah ! mon ami, mon ami ! J’ai tout entendu. Et je suis absolument bouleversée. C’est un insolent !

ALAIN.

C’est une brute !

FRANCINE.

Il n’y a qu’un mot pour le caractériser. Il est ignoble.

ALAIN.

Ah ! avoir seulement dix mille francs pour les flanquer à la figure d’un individu pareil ! Dix billets de mille francs ! Ou cinq billets de mille et dix de cinq cents, ça m’est égal. Il me les faut ! La nécessité les fera sortir de terre.

FRANCINE.

Il nous les faut !

ALAIN.

Il nous les faut ! Et dix mille francs, ça se trouve.

Après réflexion.

Non, ça ne se trouve pas. L ‘embêtant, c’est que je ne sais pas du tout, mais du tout où les trouver.

On sonne

Tiens ! les voilà !

 

 

Scène VI

 

ALAIN, FRANCINE, LA BONNE

 

LA BONNE.

Il y a une dame dans l’antichambre. Voici sa carte.

ALAIN.

Caviar ! Ah ! Madame Caviar ! Faites entrer. C’est une vieille femme qui s occupe de prêts d ‘argent.

 

 

Scène VII

 

ALAIN, MADAME CAVIAR

 

MADAME CAVIAR.

Bonjour, cher Monsieur. Vous allez bien, mon cher Monsieur. Bonjour, Madame. Madame est madame ? Mes compliments ! Vous m’aviez dit de prendre Bastille-Wagram. Mais c’est qu’il y a encore un bon bout de chemin depuis l’omnibus.

ALAIN.

Vous vous êtes occupée de moi.

MADAME CAVIAR.

Mon cher Monsieur... Oui, je me suis occupée de vous. Et j ‘ai du bon, j’ai du nouveau ; beaucoup de nouveau. L ami de mon ami, celui que je vous ai dit, celui qui devait revenir le mois prochain ! Hé bien ! on l’attend. Il va revenir d’ici huit jours, peut-être d’ici quatre jours.

Appuyant.

Il a écrit à sa concierge de ne plus envoyer ses lettres à sa campagne.

ALAIN.

Mais aura-t-il l’argent ?

MADAME CAVIAR.

Cher Monsieur ! Il est riche à millions ! On vous dit qu’il ne sait pas le compte de sa fortune.

ALAIN.

Mais est-il au moins au courant de l’affaire ?

MADAME CAVIAR.

Certainement ! Il doit être au courant de l’affaire. Et il fera l’affaire, Monsieur. Les renseignements sur vous sont très bons. D’ailleurs, une supposition qu’il ne la fasse pas, il y a un autre ami d’un autre de mes amis qui, lui, la fera bien certainement. Ah ! les prêts sur signature, cher Monsieur, ça ne se fait pas aussi facilement que vous le croyez. Ah ! si vous aviez des garanties.

ALAIN, à part.

Voilà cinquante fois qu’elle me répète que je trouverais plus aisément de l’argent si j’avais des garanties. Si j’avais des garanties, je n’aurais pas besoin d’elle.

Haut.

Mais l’autre ami de l’autre ami, pas celui qui va venir de sa campagne, celui dont vous venez de me parler en dernier lieu, est-il à Paris, celui-là ?

MADAME CAVIAR, mystérieusement.

Il est à Paris.

ALAIN.

Peut-il faire l’affaire tout de suite ?

MADAME CAVIAR.

Tout de suite... C’est-à-dire dans quatre ou cinq jours. Il faut qu’il prenne des renseignements. Il faut qu’il réalise des fonds.

ALAIN.

Écoutez un peu, madame Caviar. Écoutez-moi bien. Il me faut de l’argent pour cinq heures. Un créancier doit venir chercher ici à cinq heures dix mille francs.

MADAME CAVIAR.

Comment s’appelle-t-il, ce créancier ? Si j’allais lui demander, à lui-même, de vous prêter les fonds à gros intérêts, par mon entremise, sans que vous le sachiez, soi-disant.

ALAIN.

C’est inutile. Il ne fait pas d’affaires de ce genre. Je vous répète qu’il me faut de l’argent pour cinq heures. Il me faut dix mille francs. Et je n’ai chez moi que... que quelques centaines de francs.

À part.

Je n’ose jamais me montrer aussi pauvre que je suis.

Haut.

Remuez votre cervelle. Pouvez-vous à n’importe quel prix m’avoir dix mille francs pour cinq heures.

MADAME CAVIAR.

Pour cinq heures ? Vous n’y pensez pas !

Réfléchissant.

Si le monsieur dont je vous ai parlé tout à l’heure, en premier, celui qui était à sa campagne et qui n’y est plus, si ce monsieur-là était seulement revenu, ce serait tout simple. Il n’aurait qu’à ouvrir son coffre-fort, et à donner les fonds. Il est riche à millions, qu’on vous dit, il ne sait pas le compte de sa fortune. Attendez. Je vais aller voir le banquier du client de province dont je vous ai parlé l’autre jour. Je vous donnerai des nouvelles.

ALAIN.

Tâchez de réussir.

MADAME CAVIAR.

Mon cher Monsieur !... Écoutez donc. Encore une petite chose à vous dire. Vous savez que je fais d’excellentes cigarettes à la main. Recommandez-moi à vos amis. Un mot à la poste : Madame Caviar, 57, rue du Bouloi, et j’en apporte cinq cents dans les vingt-quatre heures.

ALAIN.

Nous verrons plus tard. Allez toujours voir votre Monsieur pour les dix mille francs. Ça m’intéresse beaucoup.

MADAME CAVIAR.

An revoir, cher Monsieur. Tous mes compliments, chère Madame. Ne vous dérangez pas. Je trouverai bien. Au revoir, cher Monsieur !

 

 

Scène VIII

 

ALAIN, FRANCINE

 

FRANCINE.

Hé bien ! elle va voir un Monsieur. Peut-être arrivera-t-elle à quelque chose.

ALAIN.

Ma pauvre enfant ! Tu ne connais pas ces femmes-là. Elles ne vous procurent jamais d’argent. Voilà la dixième fois depuis huit jours qu’elle m’en promet. Je n’y crois plus, et Dieu sait si je voudrais y croire. Elle n’a jamais fait trouver un sou à personne. Mais je suis pour elle le Client. Elle a peur que je ne lui échappe. Elle se raccroche éperdument à l’espoir de la commission qu’elle a une chance sur mille de toucher.

FRANCINE.

Alors il faut chercher ailleurs.

ALAIN.

Où, ailleurs ? Ah ! nous sommes dans une fichue situation.

 

 

Scène IX

 

ALAIN, FRANCINE, LA BONNE

 

LA BONNE, entrant.

Monsieur ! Madame ! La belle voiture de la baronne Violet qui vient de s’arrêter devant la maison.

ALAIN, avec une joie subite.

La baronne Violet !

FRANCINE, avec joie.

La baronne Violet !

 

 

Scène X

 

ALAIN, FRANCINE

 

ALAIN.

Tu sais qu’elle a beaucoup d’argent à placet. Elle en parlait encore devant moi il y a quelques semaines.

FRANCINE.

Elle a un manteau, avec des petites bêtes comme ça, qui lui coûte six mille francs.

ALAIN.

J’ai bien pensé, il y a quelque temps, à aller la voir. Mais c’est embêtant d’aller voir les gens pour les taper.

FRANCINE.

Maintenant l’occasion s’offre d’elle-même.

ALAIN.

Nous amènerons tout doucement la conversation sur nos embarras d’argent. Alors je saisirai le joint et je lui demanderai – nettement – un grand service. C’est excellent !

FRANCINE.

C’est parfait !

Entre la baronne.

 

 

Scène XI

 

ALAIN, FRANCINE, LA BARONNE

 

ALAIN et FRANCINE.

Chère Madame !

LA BARONNE.

Bonjour, chère petite. Comment allez-vous, cher Monsieur ? Ce n’est vraiment pas une visite que je vous fais aujourd’hui. Je suis attendue à un rendez-vous pressant. Mais, en passant devant chez vous, j’ai eu vraiment un remords d’être restée si longtemps sans vous voir. Alors je me suis dit : Entrons dire bonjour à mes amis Lambert.

ALAIN, à part.

A-t-elle une bonne figure ?

FRANCINE.

Vous êtes toujours bien occupée ! avec vos œuvres de charité...

LA BARONNE.

Quelle meilleure distraction voulez-vous que j’aie ?

ALAIN, à part.

A-t-elle une bonne figure ! Ah !... Ah !... Je vais au moins la laisser souffler un peu.

LA BARONNE.

J’ai bien aussi ma petite partie de poker de temps en temps. Mais c’est mon vice. Je n’en parle pas.

ALAIN, à part.

Encore trois minutes, trois bonnes petites minutes, de répit.

Haut.

Et ces œuvres de bienfaisance ? En êtes-vous contente en ce moment ?

LA BARONNE.

Ah ! la misère est grande en ce moment.

FRANCINE.

La misère est terrible.

ALAIN.

Oui. La misère est terrible.

Il va pour parlera la baronne. Se ravisant. À part.

Non, tout à l’heure.

LA BARONNE, à Francine.

Et vous allez beaucoup dans le monde ?

FRANCINE, tristement.

Nous n’allons pas du tout dans le monde.

ALAIN, sombre.

Nous n’allons pas du tout dans le monde.

LA BARONNE

Je ne suis pas sortie beaucoup non plus, tous ces temps-ci... Je suis allée la semaine dernière chez les Faudevier. On s’est beaucoup amusé. On y a joué la comédie, et l’on a fait le poker. Êtes-vous allés beaucoup au théâtre cet hiver ?

ALAIN, tristement.

Nous n’allons jamais au théâtre.

FRANCINE, de même.

Nous n’allons jamais au théâtre.

LA BARONNE.

Je vous ai vus pourtant aux Variétés l’autre jour.

ALAIN, sombre.

C’est juste.

FRANCINE.

Mais nous n’y avons pris aucun plaisir.

LA BARONNE.

Vous aviez l’air de vous amuser beaucoup.

Souriant.

Plus qu’aujourd’hui. Vous semblez préoccupés. Auriez-vous des ennuis ?

ALAIN.

Non, rien du tout, rien du tout !

LA BARONNE.

Enfin, c’est votre affaire. Est-ce que vous irez au concert du Trocadéro ?

ALAIN, après un geste de désappointement.

Au concert du Trocadéro ? Oui. C’est-à-dire non. C’est un concert de Bienfaisance ?

LA BARONNE.

Je suis chargée de placer quelques billets à vingt francs.

ALAIN.

Je puis vous en prendre quelques-uns.

LA BARONNE.

Combien vous en faut-il ?

ALAIN.

Trois ou quatre. Donnez-m’en quatre.

LA BARONNE.

Voilà !

ALAIN.

Je vous réglerai ça.

LA BARONNE.

Oui, c’est bon, c’est bon. Je suis honteuse de vous mettre ainsi à contribution.

ALAIN.

Oh ! ça ne fait rien, ça ne fait rien. Très heureux... de coopérer... à une œuvre de charité.

LA BARONNE.

Je vais être obligée de m’en aller.

ALAIN, avec effusion.

Oh ! restez !

FRANCINE, de même.

Restez encore.

LA BARONNE.

Vous êtes bien gentils de me retenir. Mais, très sérieusement, j’ai un rendez-vous pressé.

ALAIN, à part.

La voilà qui s’en va !

FRANCINE.

Nous aurons prochainement le plaisir de vous revoir.

LA BARONNE.

Je n’ai pas encore repris mon jour, mais nous aurons l’occasion de nous voir au concert, la semaine prochaine.

FRANCINE.

Oui, c’est ça. Nous nous reverrons au concert. Au revoir, chère Madame.

LA BARONNE.

Au revoir, chère petite. Au revoir, cher Monsieur.

Elle sort.

 

 

Scène XII

 

ALAIN, FRANCINE

 

Ils reviennent d’abord lentement, sans rien dire, jusqu’au bureau.

ALAIN.

Hé bien !

FRANCINE.

Hé bien !

ALAIN.

Je n’ai rien osé dire.

FRANCINE.

Moi non plus.

ALAIN.

C’est absurde.

FRANCINE.

Voilà notre dernier espoir de salut qui s’en va. Mais je ne te comprends pas. Tu as encore été lui prendre pour quatre-vingts francs de billets.

ALAIN.

C’est de l’argent bien placé. C’est pour une œuvre de bienfaisance. Je ne le regrette pas.

FRANCINE.

C’est égal. Avec notre timidité, nous avons laissé échapper là une belle occasion de nous tirer d’embarras.

ALAIN, d’un ton délibéré.

Ça n’a pas d’importance. Nous trouverons ce qu’il nous faut... ailleurs.

FRANCINE.

Où donc ?

ALAIN.

Je n’en sais rien du tout. Si, au fait. Je sais. Nous allons avoir la vérité d’Omer Arthur, notre excellent cousin. Ça m étonne qu’il ne soit pas encore ici. J’ai passé, il y a deux jours, devant chez lui. J’ai laissé un mot chez son concierge, Je lui disais de venir nous voir. Il sait que nous ne sortons pas le vendredi. Il viendra très probablement.

FRANCINE.

Et tu lui as déjà demandé de l’argent ?

ALAIN.

Figure-toi que non. Je n’ai jamais songé à le taper. Mais c’est que j’y songe maintenant et sérieusement. ! C’est si simple. Comment n’y ai-je pas pensé tout de suite ?

On sonne.

Tiens, on a sonné !

FRANCINE.

Si c’était lui.

ALAIN.

Ah non ! voyons, juste au même moment... Ce serait une veine trop extraordinaire.

 

 

Scène XIII

 

ALAIN, FRANCINE, LA BONNE

 

LA BONNE.

Monsieur Omer Arthur.

 

 

Scène XIV

 

ALAIN, FRANCINE, OMER ARTHUR

 

ALAIN, à Francine.

Oh ! c’est étonnant. Je donnerai cent sous à la bonne pour annoncer ça comme ça.

À Omer qui entre.

Bonjour, Omer.

FRANCINE.

Bonjour, monsieur Arthur.

OMER.

Bonjour, les enfants ! Ça va bien ? Et de bonnes nouvelles du papa ? Et votre grand’mère va toujours mieux ?

ALAIN.

C’est à vous qu’il faut demander si vous allez mieux. Vous étiez souffrant dernièrement.

OMER.

Oh ! c’est rien de ça. Un peu de grippe.

ALAIN.

Et vous êtes toujours content ?

OMER.

Je n’ai pas le temps d’être content, mon gros.

Il rit.

Les affaires marchent d’une façon prodigieuse. Il n’y a qu’à se baisser.

Il rit.

Ma parole, il n’y a qu’à se baisser. J’ai encore traité hier une affaire, où j’aurai cent cinquante mille francs nets, la culture du houblon en Espagne.

Il rit.

Oui, je vais jusqu’en Espagne. Mais je n’aurais pas besoin d’aller si loin. Mon affaire de Rouen me rapportera... Devine.

ALAIN.

Je n’ai aucune idée.

OMER.

Dis toujours un chiffre, pourvoir.

ALAIN.

Je ne sais pas, moi.

OMER.

Allons ! dis, dis !

ALAIN.

Hé bien !... trois cent mille.

OMER.

Tu ne te trompes que de moitié. Ce n’est pas trois cents, c’est six cents. À part ça, tu es dans le vrai.

Il rit.

J’ai encore refusé ce matin une affaire où il y avait quatre-vingt mille francs à gagner.

D’un ton plaintif.

Mais je n’ai pas le temps. Je suis trop occupé. Et toi, qu’est-ce que tu fais de beau ?

ALAIN.

Pas grand’chose de beau.

OMER rit.

Pas grand’chose. Mon gros ! Pas grand’chose de beau. Il a bien dit ça. Tu vis tranquillement de tes petites rentes. Tu n’as pas le génie des affaires. Et tu t’en fiches, hein, mon gros !

Sérieusement.

Hé bien, tu as tort. Pour toi, qui es un garçon un peu curieux, tu y trouverais des sensations... curieuses, des sensations de lutte. Et puis, peut-être que ça ne te déplairait pas, à la longue, de gagner de temps en temps quelques billets de mille francs.

ALAIN.

Je crois bien. En ce moment, précisément, ça me serait fort agréable.

Après une hésitation.

Je suis très gêné.

FRANCINE, délibérément.

Nous sommes très gênés.

OMER.

Allons donc ! Vous êtes très gênés. Ça n’existe pas, ces choses-là. J’admets que tu ne gagnes rien. Mais ton père te fait une rente. C’est que tu ne sais pas t’organiser, alors. Non, tu ne me feras pas croire que tu es gêné.

ALAIN.

C est tellement vrai, que je voulais aller vous voir ces jours-ci pour vous demander un service. Oui, j’aurais voulu que vous me disiez où je pourrais trouver une douzaine de mille francs. Peut-être vous-même... pourriez-vous... ?

À part.

Allons ! ça y est ! c’est lâché !

OMER, subitement grave.

Alain, tu es mon ami ; c’est ce qui m’autorise à te dire franchement, sans ambages et sans détours : Non, non. Je n’ai pas actuellement de fonds disponibles. Mais j’en aurais que je te répondrais : Non, non. Un faux ami userait de ménagements, te répondrait d’une façon évasive. Peut-être même irait-il jusqu’à te les prêter. Et tu te mettrais dans un embarras beaucoup plus sérieux, pour les lui rendre. Moi, je suis un vrai ami, et je te dis : Non.

ALAIN.

Je vous remercie. N’en parlons plus. Je verrai, je m’organiserai. Au fond, je ne suis pas trop en peine. Je trouverai toujours à m’arranger.

OMER.

Moi, je te dis ce qui est, n’est-ce pas ? J’ai besoin de tout mon argent. Et je n’en puis distraire un centime. C’est effrayant, sais-tu, ce que l’argent est difficile à trouver. Les affaires marchent, mais l’argent se cache. Il a peur. C’est bizarre, mais c’est comme ça. Le capitaliste tient à pouvoir se défendre. Il ne veut pas courir d’aventures... Il ne veut pas courir d’aventures... Tu... es sorti ce matin ?

ALAIN.

Non.

OMER.

Le temps n’est pas bon aujourd’hui.

ALAIN.

Le temps n’est pas bien bon.

OMER.

Il faut faire attention, tu sais, toi qui as toujours été sensible de la gorge. Vous entendez ? ma petite Francine, il faut qu’il fasse bien attention. Et moi donc ! Moi aussi je devrais me méfier. Je fume trop, et j’ai tort...

Fouillant dans sa poche.

Tiens ! j’ai un bon cigare pour toi.

ALAIN, prenant le cigare.

Merci.

Il le met dans sa poche de côté.

Je le fumerai dès ce soir.

OMER, tendant son porte-cigares.

Il m’en reste encore un autre. Si, si ! Prends-le. Tu me rendras service. Je le fumerais et je m’irriterais la gorge.

Alain prend le cigare.

OMER, tirant sa montre.

Je vous demande pardon si je regardé l’heure. Ho ! Ho ! il est quatre heures... et moi qui dois être rue du Louvre à quatre heures un quart... pour une affaire importante.

Dégoûté.

Oh ! une affaire qui me donne plus de tintouin que de profit.

Avec un soupir.

Ah ! ça ne va pas toujours comme on voudrait. Au revoir, au revoir, les enfants ! Portez-vous bien, n’est-ce pas ? Au revoir.

 

 

Scène XV

 

ALAIN, FRANCINE

 

ALAIN.

Hé bien ! Qu’en dis-tu ?

FRANCINE.

Je dis que c’est un vilain individu. Il a de l’argent tant qu’il en veut. Nous rasait-il assez avec ses affaires merveilleuses !

ALAIN, songeur.

Es-tu sûre qu’il ait de l’argent ? Il est très rare que les gens qui font tant d’affaires aient de l’argent. S’ils en avaient, ils seraient plus méfiants, plus craintifs, et ne feraient pas d’affaires.

FRANCINE.

Mais voyons, voyons ! Il a gagné six cent mille francs, et il ne peut pas nous en prêter dix mille.

ALAIN.

Es-tu sûre qu’il ait gagné six cent mille francs ? Les gens d’affaires font entre eux des affaires extraordinaires. Ils achètent très cher des choses – qu’ils ne paient pas, et les revendent encore plus cher à des gens qui ne les paient pas. Ils doivent toucher des fortunes, ils y comptent, et cette ferme espérance les soutient.

FRANCINE.

Mais de quoi vivent-ils tous ? Qui paie leur loyer et leurs voitures ?

ALAIN.

De soi-disant petites commissions, dont quelques bonnes poires de province ou quelques fils de famille alimentent le marché. Ils vivent richement, au jour le jour, et quand leur vaisselle plate n’est pas au clou, ils y mangent leur vache enragée.

FRANCINE.

Et voici comment se résume notre situation : les gens qui voudraient bien obliger n’ont pas d’argent ; quant à ceux qui ont de l’argent...

ALAIN.

Ils ne marchent pas. Ils ont, comme on dit, les pieds nickelés. Ils sont lourds à remuer, ainsi que des tirelires pleines. Leurs pieds nickelés ne sont que de vains ornements.

FRANCINE.

En attendant, nous voici encore au fond, tout au fond du seau. Et Ronchaud qui va venir dans une demi-heure !

ALAIN.

Que c est bête, que c est idiot d’avoir laissé partir la baronne.

FRANCINE.

C’est une si bonne femme !

ALAIN.

Mais oui, mais oui. C’est une bonne femme. Elle aurait été ravie de nous rendre service.

FRANCINE.

Tu ferais peut-être bien d’aller jusque chez elle.

ALAIN.

Elle n’est pas encore rentrée.

FRANCINE.

Écoute.

ALAIN.

Quoi ?

FRANCINE.

Une voiture.

ALAIN, à la fenêtre.

Oh ! il y a un Dieu ! Dieu existe ! J’en suis sûr maintenant.

FRANCINE.

Tu l’aperçois dans la rue !

ALAIN.

Non. Mais j’ai aperçu l’envoyée de Dieu.

Revenant.

J’ai aperçu la baronne, la providentielle baronne qui revient. Elle a sans doute oublié quelque chose. Ah ! cette fois-ci, tu sais, j’aurai du courage.

Entre la baronne.

 

 

Scène XVI

 

ALAIN, FRANCINE, LA BARONNE

 

LA BARONNE.

Bonjour, mes amis. C’est encore moi. Madame Lambert, vous n’allez pas être jalouse. J’ai quelque chose À dire à votre mari en particulier.

FRANCINE.

Mais comment donc, Madame !

À Alain.

Qu’est-ce qui se passe ? Probablement quelque chose de très chic. Elle a dû deviner nos ennuis.

Elle va jusqu’à la porte et dit quelques mots à Alain.

LA BARONNE, à part.

Le poker est un jeu passionnant ! Mais qu’il vous met parfois dans de cruels embarras. Ce petit Lambert pourra sans doute me prêter les cinq cents louis dont j’ai besoin pour lundi. La bonne figure qu’il a, ce petit Lambert ! Et dire que cette bonne figure va changer tout à l’heure !

Sort Francine.

 

 

Scène XVII

 

LA BARONNE, ALAIN

 

ALAIN.

Madame, je vous écoute.

LA BARONNE.

Monsieur Lambert, que pensez-vous des gens indiscrets ?

ALAIN.

Mon Dieu ! Madame ! vous exprimer... à brûle-pourpoint... une opinion sur un sujet aussi général.

LA BARONNE.

Je précise. Monsieur Lambert, que pensez-vous des amis indiscrets ?

ALAIN, hésitant.

Et vous, madame ?

LA BARONNE.

Que pensez-vous des gens qui, brusquement, sans crier gare, viennent changer des rapports amicaux en relations d’affaires.

ALAIN, hésitant.

Et vous, madame, que pensez-vous de ces gens-là ?

LA BARONNE.

Voulez-vous ma pensée très franche là-dessus ? Mon avis, à moi, est que la personne toute désignée pour recevoir ces confidences et vous venir en aide, c’est précisément un ami.

ALAIN.

C’est ce que je me disais il n’y a pas longtemps. C’est devant un ami, à ce qu’il me semble du moins, qu’on doit déposer le vain orgueil, la sotte pudeur des embarras d’argent.

LA BARONNE.

Tenez, c’est curieux ! C’est ce que je me disais, il n’y a pas un quart d’heure.

ALAIN.

Oui, oui. Mais si l’on peut admettre cette confiance réciproque, entre deux amis de vieille date, en est-il de même, s’il s’agit de deux amis... récents, qui n’ont pas eu le temps de s’éprouver mutuellement par une longue connaissance ?

LA BARONNE.

Oui, oui, c’est ce que je me demandais tout à l’heure.

ALAIN.

J’ai réfléchi là-dessus, et je m’e suis dit, après réflexion, qu’une telle indiscrétion pouvait se pardonner entre deux amis récents, si les deux personnes en présence se connaissaient assez pour se savoir franches et de bonne compagnie.

LA BARONNE.

Mais oui, mais oui. Serait-ce une chose si terrible, si répréhensible, si l’une d’elles, dans un moment d’embarras, venait trouver l’autre, avec hardiesse et confiance, et lui disait, sans la crainte puérile devoir sa démarche mal interprétée : Voici. Je suis dans un grand embarras. Vous pouvez m’en tirer...

ALAIN.

Je viens à vous par sympathie.

LA BARONNE.

Par une vive sympathie naturelle.

ALAIN.

Et simplement, loyalement...

LA BARONNE.

Je viens vous demander la somme dont j’ai besoin.

ALAIN.

Ah ! que je suis heureux de vous voir dans ces idées-là. Si vous saviez ! Mais vous savez, n’est-ce pas ? combien vos paroles me font du bien.

LA BARONNE.

Je sais que vous êtes un ami. Aussi vous dis-je sans façon : mon ami Lambert, j’ai des ennuis en ce moment. Pouvez-vous me prêter cinq cents louis ?

ALAIN, abasourdi.

Vous... Vous... Vous avez besoin de cinq cents louis ?

LA BARONNE.

Hé oui ! cette semaine le poker...

ALAIN.

Vous avez besoin de cinq cents louis ?

LA BARONNE.

Hé oui ! mon pauvre ami.

ALAIN.

Comme ça se trouve ! Moi aussi, j’ai besoin de cinq cents louis. Et le plus fort, c’est que j’allais vous les demander.

LA BARONNE.

Comment ? Vous, vous avez besoin de cinq cents louis.

ALAIN.

J’ai une traite à payer à cinq heures. Voilà trois jours que je vis dans des soucis terribles. Et ma femme et moi, quand vous êtes venue tout à l’heure, nous avons été vingt fois sur le point de vous demander ces dix mille francs, et nous n’avons pas osé. Ah ! si nous avions su que vous ne les aviez pas, nous aurions eu plus de courage.

LA BARONNE.

Je n’en reviens pas. Comment, vous ? Alain Lambert ? Qui avez un père riche, vous qui n’êtes pas joueur, vous avez besoin de cinq cents louis ?

ALAIN.

Hé oui ! Nous avons tous les deux besoin de cinq cents louis au même moment.

LA BARONNE.

Curieuse coïncidence.

ALAIN.

Non, coïncidence très fréquente, je finis par le croire.

LA BARONNE.

Hé bien ! écoutez, tant pis. Que voulez-vous ? Vous me les prêterez quand vous les aurez, ou c’est moi qui vous les prêterai quand je les aurai.

ALAIN, haut.

Oui, oui, certainement.

À part.

Non, non, certainement. Nous nous savons gênés. Nous ne nous les prêterons jamais, foi à l’un ni à l’autre.

LA BARONNE.

Enfin ! Ceci entre nous, n’est-ce pas ?

ALAIN.

Et je compte sur votre discrétion. Au revoir, chère madame.

LA BARONNE.

Au revoir, cher monsieur.

 

 

Scène XVIII

 

ALAIN, seul

 

Encore une illusion qui, s’en va. C’est égal. Je suis moins désemparé après cette déception-là qu’après les autres. Il n’y a pas que moi qui ai besoin d’argent. La baronne est dans mon cas. La baronne Violet, avec sa voiture ! Francine !

 

 

Scène XIX

 

ALAIN, FRANCINE

 

FRANCINE.

J’ai tout entendu, tu sais. J’étais là. Elle est drôle.

ALAIN

Oui, elle est drôle. À propos de choses drôles, tu sais qu’il est cinq heures moins dix.

FRANCINE.

Il va venir dans dix minutes.

ALAIN.

Et il ne nous fera pas grâce d’un quart d’heure.

FRANCINE.

Qu’est-ce que nous allons faire ?

ALAIN.

Je renonce à me le demander. Tiens ! j’entends qu’on crie dans la rue la liste des numéros gagnants des bons de l’Exposition. J’ai deux numéros. J’ai peut-être gagné un lot de dix mille francs. Je n’ai pas consulté la liste depuis dix-huit mois. Si on envoyait la bonne ?

FRANCINE.

C’est ça. Envoyons la bonne. Berthe

Elle va un instant dans l’antichambre et rentre.

ALAIN.

Crois-tu, si je gagnais dix mille francs. Je pourrais gagner vingt mille francs, tu sais ? On verserait dix mille francs à Ronchaud, et on ferait la fête avec le reste.

FRANCINE.

Contentons-nous seulement de dix mille francs.

ALAIN.

Oui, pour les flanquer à la figure de Ronchaud. Tiens, cochon ! voilà ton argent, et qu’on ne te revoie plus !... Non, plutôt affecter un air digne, plein de commisération ! Voilà, monsieur, votre argent ! Et lui s’excusant, le visage doux, aimable !... Ah ! voilà la liste.

Entre la bonne.

 

 

Scène XX

 

ALAIN, FRANCINE, LA BONNE

 

FRANCINE.

J’ai les numéros sur mon carnet : 204 632 et 204 633.

ALAIN.

Voyons. Les numéros sont rangés par ordre : 52 mille, 54... 76... 127... 183... 204 ! Ah ! 204 ! 204 312, c’est pas ça, 204 917, c’est pas ça, 206 mille. C’est fini, nous sommes dans le seau.

À la bonne.

Eh bien ! Qu’est-ce que vous attendez ?

LA BONNE.

C’est la bonne femme qu’est venue ce matin, madame Caviar.

ALAIN.

Qu’est-ce qu’elle nous veut, cette vieille bête. Faites entrer.

 

 

Scène XXI

 

ALAIN, FRANCINE, LA VEUVE CAVIAR

 

LA VEUVE CAVIAR, entre à petits pas, salue discrètement et s’approche d’Alain.

Regardez là.

Elle entr’ouvre son sac.

ALAIN.

Des billets !

LA VEUVE CAVIAR.

Dix billets de mille francs. Veuillez compter. J’ai donné en échange l’effet de douze mille francs que vous m’aviez remis l’autre jour. Les renseignements sur vous étaient très bons. Et justement le client était là. Il touchait ses rentes aujourd’hui. C’est un monsieur très bien, si vous voyiez, c’est un noble. Il possède cinq meublés dans le quartier de l’Europe.

ALAIN.

Vous, vous êtes une brave femme, vous savez.

FRANCINE.

Oh ! oui, vous êtes une bonne femme.

ALAIN.

Vous êtes une femme, tout à fait pratique. Mais, dites donc, et votre commission ?

LA VEUVE CAVIAR.

J’ai touché dix mille quatre. J’ai pris quatre cents francs pour moi.

ALAIN, regardant les billets.

Et il vous a donné ça comme ça ? C’est un brave homme, vous savez !

LA VEUVE CAVIAR.

Ah c’est un monsieur très bien.

ALAIN, à Francine.

Nous avons une veine extraordinaire... C’est plus extraordinaire et moins effrayant que de gagner un gros lot des bons de l’Exposition.

LA VEUVE CAVIAR.

Je vais vous souhaiter le bonjour.

FRANCINE.

Comme ça, tout de suite ? Vous allez bien prendre quelque chose ?

LA VEUVE CAVIAR.

Merci, merci. Jamais rien. Et le médecin, qu’est-ce qu’il dirait ? Je vais vous souhaiter le bonjour... Ah ! pourtant... une petite chose... Vous n’avez pas parmi vos amis un amateur ?

ALAIN.

De cigarettes à la main...

LA VEUVE CAVIAR.

Non, non. Pour vingt-cinq tableaux de l’École hollandaise. C’est un dentiste de mes amis qui a ça par un de ses amis, et qui voudrait s’en débarrasser. On aurait ça dans des conditions inouïes de bon marché.

ALAIN.

Je ne dis pas... Je verrai...

LA VEUVE CAVIAR.

Pensez-y, n’est-ce pas ? Occupez-vous en. Ce sera une bonne affaire pour tout le monde, le dentiste, la personne qui achètera, et pour vous donc, et aussi pour moi, pas ? au revoir, cher monsieur !

ALAIN et FRANCINE.

Au revoir, ma bonne madame Caviar.

 

 

Scène XXII

 

ALAIN, FRANCINE

 

Alain et Francine dansent une ronde échevelée et retombent sur le canapé.

ALAIN.

Mon beau chéri !

FRANCINE.

Ma belle chérie

ALAIN.

La plus belle des petites femmes !

FRANCINE.

Le plus gentil de tous les cocos !

ALAIN.

La petite reine de mon cœur !

FRANCINE.

Le plus beau des déchards !

ALAIN.

Non, le plus beau des hommes riches ! Regarde ces billets !

FRANCINE.

Ces billets, ces admirables billets, ces billets sauveurs, qui vont souffleter Ronchaud !

ALAIN.

Ah ! Ah ! Ronchaud ! Tu vas passer un mauvais quart d’heure. Quelle heure est-il ? Cinq heures dix. Et cet animal qui n’est pas là !

Il va à la fenêtre.

Il pourrait au moins être exact. Du moment qu’il a dit : cinq heures, il devrait être ici à cinq heures. L’exactitude en affaires, que diable !

FRANCINE.

Regarde ces beaux billets !

ALAIN.

Dis donc ! Ça ne te fait pas un peu mal au cœur de les quitter tout à l’heure ?

FRANCINE.

Oui, mais quelle satisfaction de payer notre dette !

ALAIN.

Oui, quelle satisfaction.

FRANCINE.

Il me tarde de l’avoir payée.

ALAIN.

Moi, il me semble que je l’ai déjà payée, depuis le moment où l’on m’a remis les billets.

FRANCINE.

Comme nous serons heureux quand nous serons débarrassés de Ronchaud !

ALAIN.

Oui. Nous serons heureux. Pendant deux jours au moins. Puis nous n’y penserons plus. Et nous n’avons que quarante-deux francs.

FRANCINE.

Mais nous aurons la tête haute.

ALAIN.

La tête haute et quarante-deux francs. Maintenant nous n’avons pas encore la tête haute. Mais nous avons en notre possession dix mille quarante-deux francs. Je suis moins pressé de voir arriver Ronchaud.

Songeur.

Avec dix mille quarante-deux francs, on peut vivre largement, pendant quelques mois. Et sans dépenser follement cet argent, en vivant du peu que je gagne, quelle satisfaction, quelle tranquillité, d’avoir des billets de mille francs dans son armoire.

FRANCINE.

Puisqu’il faut que nous les donnions à Ronchaud.

ALAIN.

Oui, il le faut. Il va les mettre paisiblement dans sa poche et les emporter chez son banquier, et il ne nous saura aucun gré de les lui avoir donnés.

FRANCINE.

De les lui avoir rendus, veux-tu dire.

ALAIN.

Rendus, si tu tiens au terme. Ça me fait mal au cœur, à moi, de les lui rendre. C’est si difficile à gagner, et il faut lâcher ça comme ça.

FRANCINE.

Mais, puisqu’il le faut.

ALAIN.

Il le faut, il le faut. Enfin, qu’est-ce qu’il ferait, veux-tu me dire ce qu’il ferait, si je ne les lui donnais pas ? Il mettrait l’huissier à mes trousses. Hé bien ! on l’attendrait, l’huissier ! On pourrait l’attendre tranquillement, puisqu’on aurait toujours là de quoi arrêter les frais.

On sonne.

Tiens ! voilà le rapace ! Cinq heures vingt-cinq. Il avait dit cinq heures. Vingt-cinq minutes de répit ! C’est ce qu’il a bien voulu nous accorder. Hé bien ! attends ! Je vais lui apprendre à être si pressé. Il veut son argent tout de suite. Il ne l’aura pas, son argent ! Soyons poli.

 

 

Scène XXIII

 

ALAIN, FRANCINE, RONCHAUD

 

ALAIN.

Monsieur Ronchaud ! ça va bien, monsieur Ronchaud ! Je n’ai rien de très agréable à vous dire. Je n’ai pas l’argent.

MONSIEUR RONCHAUD.

Mais tout à l’heure vous m’aviez dit que vous l’aviez.

ALAIN.

Maintenant je vous disque je ne l’ai pas.

RONCHAUD.

Et vous me dites ça comme ça.

ALAIN.

Comment voulez-vous que je vous dise ça ? Vous êtes un homme sérieux, et vous n’aimez pas les faux-fuyants Assez de faux-fuyants ! Voulez-vous que je vous dise : j’ai l’argent, alors que je ne l’ai pas. Non, je suis simple, je suis... franc. Je n’ai pas l’argent. Alors je dis : Je n’ai pas l’argent.

RONCHAUD, avec un violent effort pour se contenir.

Bien. Vous savez ce qui vous attend.

ALAIN.

Hé bien, pas très exactement, je vous dirai. Je sais qu’il y a des protêts, des saisies...

RONCHAUD.

Je vous ferai saisir.

ALAIN.

Hé bien ! franchement, ça sera bien fait pour moi. Je ne veux pas vous retenir plus longtemps.

RONCHAUD.

Je n’ai que trop tardé.

ALAIN.

C’est bien mon avis.

RONCHAUD.

Je vous montrerai si on se fiche de moi de cette façon-là.

Il sort, puis rentre.

Alors, sérieusement, vous n’avez pas l’argent ?

ALAIN.

Sérieusement. Je suis un débiteur insolvable.

RONCHAUD.

Et les suites ne vous font pas peur.

ALAIN.

Les suites ne me font plus peur. J’étais moins crâne tout à l’heure. Mais cet après-midi j’ai eu... l’occasion de réfléchir, et de me résigner.

Bas, à Francine.

Regarde. Il s’est passé dans ma personne une transformation des plus curieuses. J’ai les pieds nickelés.

RONCHAUD.

Écoutez. Je ne suis pas mauvais diable. Je veux bien vous faire encore, mais pour la toute dernière fois, un renouvellement d’un mois.

ALAIN.

Oh ! non, non. Dans un mois je n’aurai pas l’argent. Mieux vaut en finir tout de suite.

RONCHAUD.

Hé bien. Nous en finirons !

Silence.

Écoutez, j’irai jusqu’à trois mois.

ALAIN

Dans trois mois je n’aurai pas l’argent. Je suis carré en affaires. Votre intérêt est d’en finir tout de suite.

RONCHAUD.

Hé bien, crebleu ! nous en finirons. Je ne peux pourtant pas aller jusqu’à six mois.

ALAIN.

Je n’accepterais d’ailleurs pas, croyez-le bien. Six mois, c’est trop court. Je n’aurai de fonds à ma disposition

Faisant mine de consulter un calendrier.

que dans neuf mois et demi. Si vous tenez absolument à me faire un renouvellement, je signerai un billet à dix mois. C’est tout ce que je puis faire pour vous.

RONCHAUD.

Vous me signerez ce billet. Mais dans dix mois il faudra que vous ayez les fonds. Autrement, vous verrez. Je serai impitoyable. Venez demain à mon bureau signer le billet. Madame !

Il salue et sort.

 

 

Scène XXIV

 

ALAIN, FRANCINE, LA BONNE

 

ALAIN.

C’est drôle. Il n’a pas l’air content.

LA BONNE, entrant.

Madame est servie.

ALAIN.

Qu’est-ce que tu as à dîner ?

FRANCINE.

La moitié du poulet de midi.

ALAIN.

C est bien peu de chose après de telles émotions. Si nous allions dîner au restaurant, dis ?

À la bonne.

Vous me monterez un journal du soir, que je voie le programme des théâtres.

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