Les Mauvais bergers (Octave MIRBEAU)

Pièce en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la Renaissance, le 14 décembre 1897.

 

Personnages

 

MADELEINE

JEAN ROULE

HARGAND

CAPRON

ROBERT HARGAND

DUHORMEL

DE LA TROUDE

LOUIS THIEUX

PHILIPPE HURTEAUX

UN CURIEUX

MAIGRET

ZÉPHIRIN BOURRU

PREMIER PORTEUR

DEUXIÈME PORTEUR

FRANÇOIS GOUGE

JULES PACOT

PIERRE ANSEAUME

JOSEPH BORDES

UN DOMESTIQUE

PIERRE PEINARD

LA MÈRE CATHIARD

GENEVIÈVE

MARIANNE RENAUD

UNE FEMME DE CHAMBRE

GRÉVISTES

FEMMES DU PEUPLE, etc.

 

De nos jours, dans une ville industrielle.

 

 

ACTE I

 

Un intérieur d’ouvrier dans une cité ouvrière. Porte au fond, entre deux larges fenêtres, par où l’on aperçoit vaguement l’usine, ses cheminées, ses lourds bâtiments, toute une ville noire, violente et sinistre... À droite, contre la cloison, deux lits d’enfant, et par terre un matelas. À gauche, porte donnant sur une autre chambre. Sur le milieu de la scène, près d’un petit fourneau, dont le tuyau coudé se perd dans le mur, une table chargée de linges à coudre... Çà et là, buffet, chaises dépaillées, mobilier pauvre.

 

 

Scène première

 

MADELEINE, LES ENFANTS, couchés

 

Au lever du rideau, Madeleine a fini de coucher les enfants. En chantonnant tout bas, elle les embrasse dans leurs berceaux.

MADELEINE.

C’est ça... soyez gentils, mes mignons... dormez... 

Elle reste un instant penchée au-dessus des lits... Une bouillotte chauffe sur le fourneau... La porte du fond est ouverte sur la cité... On voit l’usine, au loin, qui, sous un ciel lourd de fumées, s’allume peu à peu, dans le jour qui tombe... Des ouvriers passent dans la ruelle, pesants, courbés... Un des enfants se met à crier...

Paul, mon chéri, tais-toi... dors...

L’enfant se tait... Alors Madeleine va s’asseoir auprès du fourneau, devant la table, allume la lampe et se met à coudre... Un ouvrier passe en chantant... Le chant décroît et se perd tout à fait... Profond silence... Entre la mère Cathiard, vieille, décharnée, un pot à la main.

 

Scène II

 

MADELEINE, LA MÈRE CATHIARD

 

LA MÈRE CATHIARD.

Vous n’auriez pas un peu de bouillon à me prêter, Madeleine ?

MADELEINE.

Si, mère Cathiard... On nous en a envoyé, ce matin, du château.

LA MÈRE CATHIARD.

C’est pour mon garçon... Il est rentré, tout à l’heure, avec une fièvre... une fièvre !... Pourvu qu’il ne tombe pas malade, lui aussi, mon Dieu !...

MADELEINE.

Mais non, mère Cathiard... Vous savez bien qu’on a toujours la fièvre ici... et qu’on ne peut pas manger... 

Elle se lève, prend le pot qu’elle remplit à demi.

Voilà tout ce que je puis vous donner...

LA MÈRE CATHIARD.

Merci, Madeleine... 

Désignant la porte à gauche.

Et votre maman ?...

MADELEINE.

Elle est plus mal... Oh ! bien plus mal !...

LA MÈRE CATHIARD.

Ainsi !... Voyez-vous ça ?... Une femme si forte !... Je lui disais bien, moi, qu’elle se tuait à force de passer toutes ses nuits à coudre...

MADELEINE.

Sans doute... Mais qu’est-ce que vous voulez... il le fallait bien...

LA MÈRE CATHIARD.

Et vous aussi, Madeleine... faites attention... Vous êtes toute pâlotte, depuis quelque temps... vous avez une toute petite figure de rien du tout... Ça n’est pas bon, à votre âge... ça n’est pas bon...

MADELEINE.

Il faut bien que l’ouvrage se fasse, mère Cathiard... il faut bien qu’on gagne sa vie... Je suis plus forte qu’on le croit...

LA MÈRE CATHIARD, s’asseyant près de Madeleine, son pot de bouillon entre ses jupes.

On dit ça... Eh bien, 

Un temps.

vous savez la nouvelle ? Renaud, Thorel et Lourdier ont été renvoyés ce matin... Encore un coup de cette canaille de Maigret, bien sûr...

MADELEINE.

C’étaient pourtant de bons ouvriers...

LA MÈRE CATHIARD.

Oui, mais... 

Regardant autour d’elle avec méfiance, et d’une voix plus basse.

paraît aussi que dimanche, ils s’étaient vantés d’avoir voté contre le patron... Ils avaient un petit verre de trop, comprenez ?... Ici... on devrait toujours garder sa langue dans sa poche... On raconte quelque chose... comme ça... sans méchanceté... et puis, une heure après... c’est rapporté à Maigret... et le compte est bon... Et la Renaud qu’est encore enceinte... Son septième, ma petite... Faut-il aussi qu’elle soit enragée !... Moi, je ne crois pas que le patron sache tout ce qui se passe ici... C’est un homme dur, M. Hargand... mais c’est un homme juste... Et Maigret ne le fait pas aimer...

MADELEINE.

Non... non... Bien sûr.

LA MÈRE CATHIARD.

Depuis la mort de la patronne, tout va de mal en pis... pour tout le monde, ici... Ah ! nous avons perdu gros... Ça !... Et c’est pas cette petite pimbêche de Geneviève qui la remplacera jamais...

MADELEINE.

C’est vrai... Mme Hargand était bonne...

LA MÈRE CATHIARD.

Une sainte, quoi !... 

Un temps.

...Dites donc, Madeleine... je suis allée au château, ce midi...

MADELEINE.

Ah !...

LA MÈRE CATHIARD.

Oui... Ça ne vous fait pas de peine au moins ?...

MADELEINE.

Pourquoi voulez-vous que cela me fasse de la peine ?

LA MÈRE CATHIARD.

Parce que si cela vous faisait de la peine ?...

MADELEINE.

Mais non...

LA MÈRE CATHIARD.

Parce que c’est moi, maintenant, qui pose pour Mlle Geneviève... comme votre maman. Elle me met sur la tête quelque chose de rouge... et puis un tablier avec des rayures bleues sur les genoux... et puis un fichu jaune autour du cou... et puis un panier plein d’oranges à mes pieds... En v’là des inventions !... Et si vous voyiez ce grand atelier ?... Ah bien, il y en a des affaires, là-dedans... et des glaces, et des buffets... et des tapis et de tout... Et ce qu’elle m’a dit ?... Elle m’a dit que j’étais plus belle que votre maman... que j’avais – comment est-ce qu’elle m’a arrangé ça ? – que j’avais une figure en ivoire ancien... Ainsi... vous croyez ?... Elle m’a donné deux francs... C’est-y ce qu’elle donnait à votre maman ?...

MADELEINE.

Oui, mère Cathiard.

LA MÈRE CATHIARD.

Ça n’est pas mauvais, ça n’est pas mauvais. Ça aide un peu, quoi ! 

Elle se lève

Ah ! vous savez... M. Robert est arrivé de Paris, ce matin... Faut croire qu’il est remis avec son père. Il y avait longtemps qu’il était venu ici...

MADELEINE.

Pas depuis quatre ans... je crois.

LA MÈRE CATHIARD.

Pas depuis la mort de Mme Hargand... Un beau gars, ma petite... et doux, gentil, aimable... le portrait de sa mère... On dit qu’il est pour les anarchistes maintenant, et que s’il avait l’usine... eh bien, il la donnerait aux ouvriers... C’est-y vrai, ça ?

MADELEINE.

On dit bien des choses.

LA MÈRE CATHIARD.

Pour sûr... N’empêche que M. Robert est un homme juste... qu’il ne fait pas des embarras... et qu’il aime l’ouvrier... Allons... faut que je m’en aille... 

Montrant le pot de bouillon.

Je vous le rendrai demain... Bonsoir, Madeleine, et meilleure santé chez vous...

MADELEINE.

Merci, mère Cathiard...

LA MÈRE CATHIARD.

Et si vous avez besoin de moi, cette nuit... vous savez... ne vous gênez pas...

MADELEINE.

Oui... oui... Bonsoir !...

LA MÈRE CATHIARD.

Bonsoir !...

Sort la mère Cathiard... Le jour, au dehors, baisse de plus en plus... Des ouvriers, silhouettes rapides, se hâtent dans la ruelle... L’usine flambe dans le ciel plus noir... On entend son halètement... Madeleine est penchée sur son ouvrage... Entre Jean Roule.

 

 

Scène III

 

JEAN ROULE, MADELEINE

 

JEAN.

Bonsoir, les petits.

MADELEINE.

Bonsoir, monsieur Jean.

JEAN.

Le père est parti déjà pour l’usine ?

MADELEINE.

Oh non, monsieur Jean, le père n’ira pas, ce soir, à l’usine... 

Elle montre la porte de gauche.

Il est avec maman...

JEAN.

Eh bien ?...

MADELEINE.

Il n’y a plus d’espoir...

JEAN.

Le médecin est venu ?...

MADELEINE.

Il est venu tout à l’heure... 

Un silence.

Et il ne reviendra plus...

Un silence.

Est-ce qu’on n’a pas appelé ?

JEAN.

Non... 

Avec un geste vers le dehors.

Quelqu’un qui chante là-bas... ou qui pleure...

MADELEINE.

C’est vrai... Ce n’est pas ici... 

Elle se lève néanmoins, va vers la porte de la chambre, l’ouvre doucement et regarde. Revenant vers la table.

La mère semble reposer... le père s’est endormi... 

Se rasseyant et reprenant son ouvrage.

Il est si fatigué !... Voilà deux nuits qu’il passe auprès d’elle... Et ce n’est que d’aujourd’hui qu’il ne travaille plus à l’usine...

JEAN.

Vous aussi, Madeleine, vous êtes bien fatiguée... Vous devriez vous coucher un peu... du moins, vous étendre quelques heures, sur ce matelas...

MADELEINE.

Il y a trop d’ouvrage en retard... et puis, il faut que j’aille et que je vienne... Quand maman a besoin de quelque chose, le père est comme un enfant, il ne sait rien trouver... Pauvre père !

JEAN, marchant dans la pièce.

Pauvre Clémence !... 

Un silence.

Tant qu’elle a pu se tenir debout, elle allait... elle allait... Et le jour qu’elle s’est arrêtée, c’est qu’elle était déjà morte... 

Il s’assied dans un coin.

Quel âge a-t-elle ?

MADELEINE.

Quarante-quatre ans...

JEAN, avec un geste de découragement.

Quarante-quatre ans ! 

Un silence.

Avec sa pauvre vieille face toute ridée et toute grise, elle en paraissait soixante-dix... Quarante-quatre ans !... 

Un silence.

Ici, il y en a beaucoup qui n’arrivent même pas jusqu’à cet âge... On ne respire ici que de la mort... 

On entend les sifflets et les bruits sourds de l’usine.

C’était pourtant une femme robuste et vaillante... Elle avait bien de la vie...

MADELEINE.

Elle avait bien du mal...

JEAN.

C’est la même chose...

MADELEINE.

Elle en a tant vu de toutes les manières... Pierre tué par les machines, un enfant si fort, si courageux... Joseph mort de la poitrine à dix-neuf ans... Ça avait été le dernier coup, pour elle...

JEAN.

Oui !... oui !...

MADELEINE.

Quel malheur que vous ne les ayez pas connus, monsieur Jean !

JEAN.

Oui, oui !... 

Un silence.

Elle avait été jolie, autrefois, votre mère ?

MADELEINE.

Je ne sais pas... Je l’ai toujours connue comme elle est aujourd’hui... comme elle était, il y a un an, quand vous l’avez vue pour la première fois... car c’est à peine si l’âge et la maladie l’ont changée...

JEAN.

Elle ne m’aimait pas ?...

MADELEINE.

Elle vous trouvait l’air trop sombre... elle avait un peu peur de vous...

JEAN.

Et vous, Madeleine ?

MADELEINE.

Oh ! moi, je n’ai pas peur de vous, monsieur Jean...

JEAN.

Ne m’appelez pas « Monsieur Jean »... Pourquoi m’appelez-vous « Monsieur Jean ? »

MADELEINE.

Je ne sais pas... c’est plus fort que moi... parce que vous n’êtes pas comme les autres... parce que vous êtes plus que les autres... Je ne vous comprends pas bien toujours... et vos paroles m’échappent quelquefois... mais je sens qu’elles sont belles... qu’elles sont justes... Maman était trop vieille... maman était trop lasse... pour sentir cela... comme moi...

JEAN.

Je ne suis rien de plus que les autres, Madeleine... je suis comme les autres... un pauvre diable comme les autres... Et j’ai bien de la tristesse... parce que j’ai vu trop de pays, trop de misères... Et je n’ai pas toujours la force et le courage que je voudrais avoir... Pourtant j’ai bien de la haine... là...

MADELEINE.

Je ne sais pas si vous avez de la haine... Vous êtes si bon pour mon père... si doux pour les petits et pour moi...

JEAN.

C’est vrai... Je vous aime bien... tous... Et je voudrais que vous fussiez heureux !...

MADELEINE.

Personne n’est heureux ici, mons... 

Se reprenant sur un signe de Jean.

Jean...

JEAN.

Personne n’est heureux nulle part... 

Il se lève et marche dans la pièce comme pour échapper à l’émotion qui le gagne.

Alors, c’est vous qui allez devenir, maintenant, la maman de ce petit monde-là ?... 

Il montre les enfants endormis.

Vous êtes bien jeune pour un si lourd devoir... et le père commence à être bien vieux... C’est effrayant, ce qu’il a vieilli, depuis quelques mois... 

Madeleine ne répond pas et se met à pleurer.

Pourquoi pleurez-vous ?...

MADELEINE.

C’est la fatigue, peut-être... c’est maman... c’est vous aussi, Jean... Depuis que vous êtes entré, j’ai envie de pleurer... 

Éclatant tout d’un coup.

Et puis, je ne peux pas... je ne pourrai jamais... je n’ai pas la force... Jean... Jean... jamais je ne pourrai souffrir ce qu’a souffert maman... Et je ne veux pas... J’aimerais mieux mourir...

JEAN, il lui prend les mains, les caresse.

Ma pauvre Madeleine !... 

Madeleine se calme un peu.

Pleurez... vos nerfs ont besoin de ces larmes...

MADELEINE.

Excusez-moi... pardonnez-moi... C’est fini...

Elle se lève, ranime le feu du fourneau où chauffe la bouillotte, essuie ses yeux, et se remet à coudre. Jean va vers la porte ouverte. La nuit est venue tout à fait. L’usine crache des flammes. On entend les coups des marteaux-pilons. Dans la ruelle, des ouvriers passent, s’arrêtent, colloquent à voix basse et s’en vont. Le père, Louis Thieux, sort de la chambre de la malade.

 

Scène IV

 

JEAN, MADELEINE, LOUIS THIEUX

 

LOUIS THIEUX.

Madeleine... la mère a besoin de toi... 

Apercevant Jean.

Ah ! c’est toi ?

JEAN.

Eh bien ?...

LOUIS THIEUX, secouant la tête.

Le malheur ne peut pas sortir d’ici... 

Madeleine se dirige vers la chambre.

Ça n’est pas juste...

MADELEINE.

J’ai couché les petits... Ils tombaient de sommeil.

LOUIS THIEUX.

Tu as bien fait... La mère ne les appellera pas... Elle n’a plus la tête à ça... elle n’a plus la tête à rien... 

À Jean.

Elle me reconnaît bien encore... mais je n’entends plus ce qu’elle dit...

Madeleine sort.

 

Scène V

 

JEAN, LOUIS THIEUX

 

LOUIS THIEUX.

Elle ne passera pas la nuit... Et je m’étais endormi là, comme une bête... Je ne pouvais pas me figurer que cela arriverait... Qu’est-ce que je vais devenir maintenant, sans elle ?... 

Jean marche dans la pièce, grave et songeur. Il referme la porte et vient s’asseoir près du fourneau. Louis Thieux regarde les enfants.

Et qu’est-ce que tout ça va devenir, mon Dieu ?

JEAN.

Ça va devenir de la misère et de la douleur, un peu plus.

LOUIS THIEUX.

Ça n’est pas juste...

JEAN.

Et ça s’en ira comme s’en sont allés tes deux aînés...

LOUIS THIEUX.

Ça n’est pas juste... ça n’est pas juste...

JEAN.

Qu’est-ce qui n’est pas juste ?

LOUIS THIEUX.

Je n’ai jamais fait de tort à personne... j’ai toujours été un bon ouvrier.

JEAN.

Eh bien ?

LOUIS THIEUX.

Eh bien, je dis que ça n’est pas juste...

JEAN.

Mais si, c’est juste... Puisque tu le veux... puisque tu t’obstines à le vouloir...

LOUIS THIEUX.

Non... non... tais-toi... ne parle pas de ça, en ce moment... Je suis trop malheureux...

JEAN.

Alors... j’attendrai... J’attendrai que tu sois heureux... j’attendrai que tu sois mort... que Madeleine soit morte... que tous ici soient morts... Ça ne sera pas long... 

Un silence.

Mais, tu ne vois donc rien autour de toi ?... Tu n’as donc jamais regardé le teint flétri de ta fille, et sa démarche de vieille femme fatiguée, à dix-huit ans ?... et les joues creuses... et les bouches pâles... et les pauvres petites mains maigres de ceux-là ?...

LOUIS THIEUX.

Ne parle pas de ça... 

Il tire du buffet un morceau de pain qu’il essaie de manger.

Je n’ai pas faim... je n’ai pourtant rien mangé depuis hier... je n’ai pas eu le temps... Et ce soir, ça ne passe pas... ça reste là... 

Il remet le pain dans le buffet, avale une gorgée d’eau et s’assied aussi, dans un coin... Long silence.

Et toi, tu ne vas pas à l’usine, ce soir ?

JEAN.

Ma foi non... Ah ! ma foi non... 

Il vient près de Louis Thieux et lui frappe sur l’épaule.

Tu vas avoir un surcroît de dépenses... et il ne doit plus te rester d’argent ?... Prends ceci...

Il lui remet quelques pièces d’argent.

LOUIS THIEUX.

Je t’en dois tant déjà...

JEAN.

C’est de l’argent gagné ensemble... il t’appartient... 

Louis remercie silencieusement, et reprend son attitude abattue... Jean va et vient dans la pièce... On frappe à la porte

...On a frappé à la porte... Tu n’entends pas ?...

On frappe de nouveau.

LOUIS THIEUX.

Entrez !...

Entrent Robert et Geneviève... Geneviève porte un panier... Toilette simple.

 

Scène VI

 

GENEVIÈVE, ROBERT, JEAN, LOUIS THIEUX

 

LOUIS THIEUX.

Ah ! mademoiselle Geneviève... Monsieur Robert !... Vous êtes donc ici, monsieur Robert ?... Comme il y a longtemps...

ROBERT.

Je suis arrivé tantôt... Geneviève m’a dit que votre femme était très malade... Mon pauvre Thieux !...

Il lui serre la main.

LOUIS THIEUX.

Oui, oui... Un grand malheur, monsieur Robert...

GENEVIÈVE, déposant le panier sur la table.

Eh bien ?... Voyons ?... comment va-t-elle, ce soir ?...

LOUIS THIEUX.

Ah ! mademoiselle... très mal... Très mal...

GENEVIÈVE.

Mais enfin, qu’a-t-elle ?

LOUIS THIEUX.

Elle a, mademoiselle Geneviève... qu’elle est usée... qu’elle n’a plus de forces... plus de vie... Elle s’en va de trop de fatigues et de trop de peines...

GENEVIÈVE.

Vous vous alarmez sans raison, je suis sûre... Du repos, des fortifiants... Justement, je lui apportais du vieux vin, un tas de bonnes choses qui la remettront...

LOUIS THIEUX.

Oh ! mademoiselle... Vous êtes bien trop bonne... Elle ne peut plus rien prendre... Elle est perdue.

GENEVIÈVE.

Vraiment ?... Vous n’imaginez pas comme cela me fait du chagrin... C’est que vous êtes de vieux fidèles d’ici, vous... de braves gens qu’on aimait bien... Est-ce que je pourrais la voir...

LOUIS THIEUX.

Certainement, mademoiselle...

GENEVIÈVE, avec un léger mouvement de recul.

Elle n’est pas trop changée, au moins ? pas trop effrayante ?...

LOUIS THIEUX.

Oh ! elle est calme... elle a presque l’air de dormir... Elle sera heureuse de vous voir une dernière fois...

GENEVIÈVE.

Comment, une dernière fois ?... mais je reviendrai... Je reviendrai tous les jours... Vous verrez que nous la guérirons... 

Apercevant les enfants.

Et ces amours de bébés qui dorment... sont-ils gentils ?... Et Madeleine !...

LOUIS THIEUX.

Elle est auprès de sa mère...

GENEVIÈVE.

Quelle brave fille !... Pourquoi ne vient-elle jamais me voir !... Vous lui direz qu’elle vienne souvent...

LOUIS THIEUX.

Elle est un peu sauvage.

GENEVIÈVE.

Je l’apprivoiserais... Je l’aime beaucoup... Dites-lui que je l’aime beaucoup... Ah ! cette pauvre Clémence... 

Elle examine distraitement, sur la table, les travaux de couture, laissés par Madeleine.

Vous vous souvenez, quand elle venait poser... Elle avait une tête si belle, si triste !... Comme c’est émouvant, tout cela, aujourd’hui... 

Allant vers Thieux.

Je vous ferai un dessin, un grand dessin de Clémence.

Robert manifeste, par quelques gestes d’impatience, la gêne où le mettent les paroles de Geneviève.

LOUIS THIEUX.

Oh ! Mademoiselle...

GENEVIÈVE.

Si... si... un grand dessin... Menez-moi près d’elle... Je veux la voir... Quel malheur !... De si braves gens, et depuis si longtemps ici !...

LOUIS THIEUX.

Depuis vingt-sept ans, mademoiselle.

GENEVIÈVE.

Vingt-sept ans !... Pensez donc !... Est-ce admirable !... 

Montrant le panier.

Il y a aussi des bonbons pour les mioches et un corsage pour Madeleine... 

Allant vers la porte, accompagnée de Louis Thieux.

Quelle peine cela va me faire !...

Geneviève et Louis Thieux entrent dans la chambre.

Pendant toute cette scène, Jean est resté assis, regardant Geneviève avec haine, quelquefois, et Robert avec une curiosité persistante... Une fois seul avec lui, il se lève, remet sa casquette et se dirige lentement vers la porte, affectant de ne pas regarder Robert. La porte ouverte, on aperçoit toujours les usines enveloppées de flammes, de fumées et de bruits.

 

 

Scène VII

 

JEAN, ROBERT

 

ROBERT.

Pardon... Vous partez ?

JEAN.

Oui...

ROBERT.

C’est moi qui vous fais fuir ?

JEAN.

Peut-être... Non...

ROBERT.

Vous êtes de l’usine ?

JEAN.

Que vous importe !... Moi ou un autre...

Il veut s’en aller.

ROBERT.

Restez, je vous en prie !... Et dites-moi votre nom.

JEAN.

Je n’ai pas de nom.

ROBERT.

Ah !... 

Un court silence.

Pourquoi me parlez-vous ainsi ?... Vous ne me connaissez pas...

JEAN.

Pourquoi m’interrogez-vous ainsi ?... Je n’ai rien à vous dire...

ROBERT.

Je suis votre ami...

JEAN, le regardant des pieds à la tête, avec hauteur.

Oui... oui... je sais... Parbleu !... Le fils du patron, révolutionnaire et socialiste... anarchiste aussi, sans doute !... C’est très à la mode, cette année, chez les bourgeois... Ah ! cela fait bien... cela a de la tournure... et c’est facile avec les millions que nous vous gagnons... 

Violent.

Laissez-moi...

ROBERT.

Je vous défends de douter de ma sincérité.

JEAN.

Et moi, je vous défends de croire à ma bêtise...

ROBERT.

J’ai déjà donné des gages... j’en donnerai d’autres...

JEAN.

Vos prêches... vos articles... vos livres ?... Je les connais... je les ai lus... Si je les ai lus ?... 

Avec une ironie amère.

Mais, c’est attendrissant, en effet... Réconciliation... bonheur universel... fraternité... Et quoi encore ?... Tenez, j’aime mieux votre père... Il est dur, implacable... il nous assomme par le travail et par la faim, en attendant, sans doute, les coups de fusil... Au moins, avec lui, il n’y a pas d’erreur...

ROBERT.

Il ne s’agit pas de mon père... il s’agit de moi...

JEAN.

Vous ? 

Il hausse les épaules.

Allez donc débiter vos patenôtres aux camarades... Ce sont de pauvres diables, de douloureuses brutes, qui ne savent pas ce qu’ils veulent et qui ne croient qu’à la blague des mots... Moi, je ne crois qu’à la puissance des actes... et je sais ce que je veux.

ROBERT, avec tristesse.

Le savez-vous vraiment ?...

JEAN, avec violence.

Oui... Au lieu de rester la bête de somme que l’on fouaille, et la machine inconsciente que l’on fait tourner, pour les autres... je veux être un homme, enfin... un homme... pour moi-même... Je ne sais pas, d’ailleurs, pourquoi je vous dis cela... C’est mon affaire... et non la vôtre... Adieu !

Il veut s’éloigner.

ROBERT, le retenant.

Et si je vous apporte le moyen d’être cet homme-là... et de vivre ?

JEAN.

Allons donc !... L’aumône... le panier de votre sœur... la desserte de votre table... la divine charité d’une pièce de cent sous, n’est-ce pas ?... Et l’insulte de votre pitié ?...

ROBERT.

Non... ni aumône, ni pitié... La foi en vous-même...

JEAN, menaçant.

Je l’ai...

ROBERT.

Et en moi...

JEAN, ironique.

Grand merci du cadeau... je sais ce qu’il coûte... Ah ! vous êtes populaire, ici !... Dans les flammes, dans les fumées, brûlés, dévorés, convulsés, des milliers d’êtres humains, des milliers de fantômes humains travaillent ici... espérant de vous, ils ne savent quoi... Aujourd’hui, vous êtes le rêve lointain de leur affranchissement... votre nom berce leurs chimères, et endort leurs révoltes... Et demain, vous serez... allons, avouez-le... député ?...

ROBERT.

Ne raillez pas... Cela n’est digne ni de vous... ni de moi...

JEAN, très grave.

Je raille ?... Est-ce que vraiment, je raille... 

Montrant la chambre de la mourante et parlant d’une voix plus sourdement étouffée.

Ici... dans cette maison, au seuil de cette porte, derrière laquelle une pauvre femme meurt de vous, comme sont morts de vous ses deux fils, des hommes de vingt ans... comme ceux-là... 

Montrant les enfants endormis.

mourront de vous, demain ?... Ah ! vous m’apportez la vie ?... vous m’offrez le bonheur ?... Allez donc au cimetière, là-bas... au petit cimetière qui souffle sur nous, le soir, une odeur aussi empestée que celle de vos usines... allez et remuez-en la terre... et faites le compte de tous ceux-là qui sont morts pour vous... oui, pour vous... et pour que vous puissiez vous payer le luxe, aujourd’hui, d’être l’ami de ma souffrance et de ma misère... Mon ami ?... Mais comment donc ?... Non, vous savez... c’est trop cher.

ROBERT, découragé.

Pourquoi m’insultez-vous ?...

JEAN.

Parbleu !... c’est assez clair... Il y a du mécontentement parmi nous ; malgré notre résignation, notre lassitude, notre abrutissement, demain, peut-être... c’est la grève... Oh ! votre père est assez riche pour tenir le coup... et la grève n’est dangereuse, le plus souvent, que pour nous autres, qui finissons par en payer les frais... avec plus de servitude et de misère, toujours, et quelquefois avec notre sang... c’est entendu... Oui, mais enfin, c’est aussi l’inconnu... On tremble tout de même, pour ses usines, pour sa fortune, ou simplement pour ses bénéfices... Alors, on a compté sur votre popularité... on a calculé que votre présence remettrait les choses dans l’ordre... Et vous êtes accouru !... Jolie besogne...

ROBERT.

Pourquoi m’insultez-vous ? Je viens à vous la main tendue, et le cœur fraternel... Ah ! je vous le jure... Et vous m’insultez !... Vous vous croyez un homme libre, et vous ne savez pas, et vous ne voulez pas vous élever au-dessus des préjugés de l’ignorant, et des basses rancunes du sectaire.

JEAN, un peu calmé.

Soit !... Je me suis trompé... Et vous êtes, peut-être, un brave garçon... Je ne vous connais pas... je ne sais pas... je ne sais rien...

ROBERT.

Alors ?...

JEAN.

Mais pourquoi êtes-vous venu à moi ?... Est-ce que je vous appelais ?... Vous allez par un chemin, moi par un autre... Nous ne pouvons pas nous rencontrer...

ROBERT.

Qu’en savez-vous... puisque vous savez si mal ce que je suis ?...

JEAN.

Je sais qu’entre vous et moi, il y a des choses trop lointaines... et qui ne doivent pas et qui ne peuvent pas se rejoindre...

Un silence.

ROBERT.

Mon Dieu !... je comprends vos méfiances, puisque je devine en vous une pauvre âme violente, tourmentée et déçue... Mais, je vous en conjure... écoutez-moi un instant... écoutez-moi... comme si j’étais le passant de votre chemin, le voyageur anonyme qui va vers le même espoir que vous... Je ne suis pas celui que vous croyez... je me suis fait une existence libre des préjugés de ma caste... Tous les avantages, tous les privilèges que la fortune offrait à ma jeunesse, je n’en ai pas voulu... Je suis un travailleur comme vous... je n’attends rien que de moi-même... et je vis de ce que je gagne...

JEAN, avec une tristesse infinie.

Et moi, j’en meurs !... 

Tout à coup, il empoigne la main de Robert qu’il entraîne vers la porte, et, d’un grand geste, il lui montre l’usine qui flambe dans la nuit... À mesure qu’il parle, sa voix se fait de plus en plus forte et retentissante...

Eh bien ! ces flammes... ces fumées... ces tortures... ces machines maudites qui, chaque jour, à toute heure, broient et dévorent mon cerveau, mon cœur, mon droit au bonheur et à la vie... pour en faire la richesse et la puissance sociale d’un seul homme... Eh bien... éteignez ça... détruisez ça... faites sauter tout ça... 

Il lâche rudement la main de Robert.

Après, nous pourrons causer...

ROBERT.

Prenez garde, malheureux !... Il y a ici une femme qui meurt... et de pauvres petits qui dorment !... 

Robert referme la porte. Jean remonte par le haut de la scène où il s’affale sur une chaise, la tête dans ses mains.

Vous êtes un enfant... 

Silence, Robert marche vers lui et lui frappe sur l’épaule.

Êtes-vous plus calme maintenant ?... 

Jean lève les yeux, sans parler, vers Robert, et le regarde avidement.

Donnez-moi votre main...

Jean tend la main.

JEAN.

J’ai eu tort... j’ai...

ROBERT, l’interrompant doucement.

Ne dites plus rien... Ah, votre souffrance, je la connais... c’est la mienne !...

Silence. Rentrent Geneviève, Madeleine. Louis Thieux apparaît dans la porte, et, après de silencieux adieux, rentre dans la chambre.

 

 

Scène VIII

 

GENEVIÈVE, MADELEINE, ROBERT, JEAN

 

GENEVIÈVE, à Madeleine.

Du courage, Madeleine... C’est un bien pénible moment... J’ai passé par là... Je vous plains de tout mon cœur...

MADELEINE.

Merci, mademoiselle...

GENEVIÈVE.

Et n’oubliez pas surtout que je suis votre amie...

MADELEINE.

Oui, mademoiselle...

GENEVIÈVE.

Allons... au revoir !... J’enverrai prendre des nouvelles, demain matin... Du courage !... du courage !... 

Elle embrasse Madeleine, Robert lui serre la main.

À demain...

Ils sortent tous les deux.

 

Scène IX

 

JEAN, MADELEINE

 

MADELEINE.

Allons !

Elle aperçoit le panier et se tourne vers Jean, toujours assis sur sa chaise.

JEAN.

Oui, c’est elle qui l’a apporté... 

Un peu amer.

Il y a un corsage pour vous... des bonbons pour eux... et du vin pour la mère... C’est une bien charitable personne !

MADELEINE.

Elle fait ce qu’elle peut...

Silence, Madeleine se rassied devant la table et reprend son travail.

JEAN, il va vers Madeleine et appuie son bras au dossier de la chaise où elle est assise.

Madeleine !

MADELEINE.

Jean !...

JEAN.

La nuit sera longue pour vous... et il me semble que je ne pourrais pas rentrer chez moi... Voulez-vous que je reste un peu, ici... avec vous ?

MADELEINE.

Oui, Jean... je veux bien... Vous êtes bon de ne pas me quitter... de ne pas quitter le père... Si le malheur vient cette nuit... vous le consolerez...

JEAN.

Et je voudrais vous dire des choses que je ne vous ai pas dites encore...

MADELEINE.

Parlez, Jean... Quand vous parlez, je suis moins malheureuse.

JEAN.

Vrai ?...

MADELEINE.

Oh oui !... Depuis que vous êtes notre ami... et que vous venez ici, presque tous les jours... c’est vrai... je crois que je suis moins malheureuse...

JEAN.

Chère Madeleine !

MADELEINE.

Du moins, on se l’imagine... On oublie son malheur pendant quelques minutes... et durant ces minutes-là... c’est comme s’il n’était plus... Jusqu’aux petits !... Quand vous êtes là, ils ne pleurent jamais... Vous savez si bien parler aux enfants... les faire sauter sur vos genoux... leur dire de beaux contes...

JEAN, ému.

Ce que j’ai à vous dire, Madeleine, ce ne sont pas des contes joyeux... ce sont des paroles graves, puisque c’est de l’amour... 

Mouvement de Madeleine.

Et le moment de vous les dire ces paroles... est grave aussi... 

Il montre la porte de la chambre.

puisque c’est de la mort... 

Madeleine frissonne.

Madeleine, je vous donne ma vie... voulez-vous me donner la vôtre ?... 

Madeleine s’interrompt de travailler, et regarde Jean avec des yeux d’adoration et de tristesse.

Madeleine, répondez-moi...

MADELEINE.

Je ne puis quitter le père... je ne puis quitter les enfants qui n’ont plus que moi, maintenant...

JEAN.

Je ne vous demande pas de déserter votre devoir... je vous demande de vous aider à l’accomplir, autant qu’il me sera possible... Nous ne serons pas trop de deux pour cela...

MADELEINE.

Mon père vous aime, Jean... mais il a peur de ce que vous êtes... vous êtes un mystère pour lui... Et lui, c’est un homme si timide !... Il sait bien que vous êtes ici, en passant... que vous partirez d’ici, bientôt... Hier, il disait encore : « Oh ! Jean a dans la tête des choses qui ne sont pas bonnes... il lui arrivera malheur ». Mon père ne voudra pas que je sois à vous...

JEAN.

Vous vous appartenez, toute... vous n’êtes à personne d’autre qu’à vous-même... Nul n’a le droit de décider de votre destin...

MADELEINE.

Mon destin ?... Il est dans cette maison... avec ceux qui restent et qui ont besoin de moi...

JEAN.

M’aimez-vous ?

MADELEINE.

Depuis le jour où vous êtes entré ici, pour la première fois.

JEAN.

Eh bien ?

MADELEINE.

Eh bien, il ne faut pas penser à ce que vous dites... parce que si vous partiez... je ne pourrais pas... je ne devrais pas vous suivre...

JEAN.

Je ne puis pas vous promettre, en effet, de ne point partir d’ici... Il peut arriver des événements... que je ne suis pas le maître de diriger... 

Énergique.

Il peut arriver aussi que tout le monde soit obligé de partir d’ici... 

Court silence.

Mais, tant que je le pourrai, je resterai...

MADELEINE.

Il ne faudrait pas rester pour moi, Jean... Je ne suis rien en face des choses que vous avez décidé d’accomplir...

JEAN.

Que voulez-vous dire ?

MADELEINE.

Je ne sais rien... puisque vous ne m’avez rien confié... mais, depuis longtemps, j’ai vu dans vos yeux ce qu’il y a dans votre âme... Et puis, vous avez dit, tout à l’heure : « Il peut arriver aussi que tout le monde soit obligé de partir d’ici... »

Un silence.

JEAN, rêveur.

Je n’ai rien décidé, Madeleine... J’ai rêvé... oui, j’ai rêvé... à des choses, peut-être... à de grandes choses, peut-être... Mais si la fièvre de l’action, le désir de la lutte me reprennent... c’est pour vous... par vous... avec vous...

MADELEINE.

Pour moi ?... avec moi ?... Je ne suis qu’une pauvre fille, triste et malade... je ne suis pas belle...

JEAN.

Pas belle !... Oh ! Madeleine... vous n’avez pas la beauté insolente des riches, faite de nos dépouilles et de notre faim... vous avez la beauté que j’aime... la beauté saine de la souffrance... et je m’agenouille devant vous... 

Il s’agenouille devant Madeleine et lui prend les mains.

Votre pauvre visage déjà flétri... vos épaules déjà courbées... vos mains, vos petites mains pâles... dont les doigts sont usés de travail... et vos yeux... Ah ! vos yeux... déjà rougis à tant de tristesses et à tant de larmes... vous ne savez pas de quel amour puissant et sacré ils m’ont gonflé le cœur... Et comme ils ont aussi ranimé ma haine... Pas belle !... Parce que vous n’avez pas eu de jeunesse encore... parce que vous avez eu trop de misères toujours !... Vous êtes comme une pauvre petite plante qui n’aurait jamais vu la lumière. Mais la lumière, si je vous l’apporte ?... mais la jeunesse si je vous la redonne ?... mais la misère, si je l’efface, avec toute ma tendresse, de votre visage et de votre cœur ?...

MADELEINE.

Ne me dites pas cela... ne me dites pas cela... Vous me faites pleurer...

JEAN.

Et votre âme ?... Vous croyez que je ne l’ai pas devinée, entre toutes les autres, votre âme de pureté, de sacrifice, d’héroïsme tranquille et doux !... 

Il se relève.

Eh bien oui, j’ai une œuvre de vengeance et de justice à accomplir... mais pour cela, il me faut une compagne comme vous... une femme à l’âme vaillante comme la vôtre...

MADELEINE.

Jean... ne me dites pas cela... je vous en prie !... Je n’ai pas de vaillance... Vous voyez bien... je ne fais que pleurer...

JEAN.

Parce que vous êtes seule... toute seule... en face de choses terribles... À deux, unis dans l’amour, on ne craint rien... pas même de mourir.

MADELEINE.

Je ne crains pas de mourir... je ne crains pas de mourir... je crains seulement de n’avoir pas la force de faire... ce que j’ai à faire maintenant...

JEAN.

Vous avez à être heureuse... Et c’est à moi à vous l’assurer, ce bonheur, à vous le conquérir... Je m’en sens la force, aujourd’hui... 

Il vient s’asseoir près de Madeleine.

Ah ! il faut que je vous ouvre toute mon âme... Écoutez-moi !... Quand je suis venu ici, il y a un an... j’étais las, je vous jure... découragé de la lutte... sans foi, désormais, dans les hommes et dans moi-même... Ma vie, je l’avais donnée aux autres... je l’avais usée pour les autres... Et ils ne m’avaient pas compris... ils ne m’ont compris nulle part... 

Un temps.

Et pourtant, ma pauvre enfant, j’ai roulé, roulé, Dieu sait où !... Au Brésil, à New-York, en Espagne, en Belgique, du nord au sud de la France, partout j’ai traversé les enfers du travail... les bagnes de l’exploitation humaine... Quelle pitié ?... Et, partout, je me suis heurté à de l’ignorance sauvage, à de la méchanceté bête, à ce mur infranchissable qu’est le cerveau du prolétaire... Chaque fois que j’ai tenté de réveiller la conscience au cœur des individus... chaque fois que j’ai parlé aux foules de justice et de révolte... de solidarité et de beauté... Ah ! bien oui... les uns m’ont ri au nez... les autres m’ont dénoncé... Et ils ont dit que j’étais de la police !... Des esclaves et des brutes...

MADELEINE.

Des malheureux, Jean... et d’autant plus à plaindre qu’ils ne peuvent pas comprendre... Ça n’est pas de leur faute...

JEAN, rêveur.

C’est vrai !... S’ils comprenaient...

Il fait un grand geste. Un silence pendant lequel Jean reste perdu comme dans un rêve.

MADELEINE.

Vous ne dites plus rien ?...

JEAN, reprenant son récit.

C’était, chaque fois, une chute plus profonde du haut de mon rêve... Et c’était aussi, chaque fois, plus de misères, de douleurs pour moi. Je fus expulsé de Rio-Janeiro, à la suite d’une grève... Réfugié en Espagne, j’y fus tout de suite dénoncé... Englobé dans une conspiration anarchiste, arrêté sans raison, condamné sans preuves... durant deux longues années je pourris dans les cachots de Barcelone... et je n’en sortis que pour voir garrotter, au milieu d’une foule ivre de sang, mon ami Bernal Diaz... cet enfant à cœur de héros, dont je vous ai parlé quelquefois !...

MADELEINE.

Oui... ah ! oui !... Ce fut horrible...

JEAN.

J’avais juré de le venger... mais on est lâche quelquefois... Quand on n’a rien dans le ventre, voyez-vous... on n’a rien non plus dans le cœur !...

Un silence.

MADELEINE.

Et puis ?

JEAN.

Et puis... traqué par la police, sans travail, sans gîte, errant de ville en ville, crevant de faim, un jour à Bordeaux, on me jeta en prison parce que j’avais volé un pain...

MADELEINE.

Comme vous avez souffert !...

JEAN.

J’ai souffert, oui... mais plus que des jours de famine, plus que des nuits sans couvert, j’ai souffert de l’indifférence des hommes, et de l’inutilité de mes efforts à leur enseigner le bonheur... J’ai souffert de moi-même, surtout... de ma faiblesse intellectuelle, de mon ignorance... de tout ce vague... de tout ce bouillonnement confus où se perdaient mes élans... Ah ! je m’en rends compte... Et, souvent, je me suis demandé si j’avais bien le droit d’arracher les misérables à leurs ténèbres, pour les replonger, plus profond, peut-être, dans ma nuit à moi... Robert Hargand avait raison, tout à l’heure... Oh ! ne rien savoir... être arrêté à chaque minute, dans un enthousiasme, par sa propre impuissance... Et cette affreuse pensée qu’il n’existe, peut-être, nulle part, une justice ?...

MADELEINE.

Vous, Jean ?... Vous ?... Ce n’est pas possible...

JEAN.

Mais c’est fini... D’être venu ici, après tant de fatigues, de déceptions, de routes si longues... d’avoir aimé cette pauvre maison où c’était comme une famille pour moi qui n’ai pas eu de famille... de vous avoir chérie, Madeleine, plus qu’une femme, comme une croyance retrouvée... toutes mes détresses morales, tous mes doutes se sont dissipés... Je ne m’en souviens plus... Avec des forces neuves, avec une foi plus violente dans l’avenir, j’ai reconquis tout l’orgueil... Et c’est à toi que je dois d’être redevenu cet homme nouveau... car ce n’est pas toi seulement que j’ai aimée, entends-tu bien ?... c’est toute l’humanité, et c’est tout l’avenir et c’est tout mon rêve que j’ai aimés en toi !...

Il la prend dans ses bras.

MADELEINE.

Taisez-vous... Oh ! taisez-vous... vous ne pouvez pas me dire de telles paroles... C’est trop beau... Je n’aurais pas le droit d’être si heureuse...

JEAN.

On peut tout nous prendre, Madeleine... on ne peut pas nous prendre ce bonheur-là, que nous avons créé de nous-mêmes... Tous les deux, désormais, nous serons forts contre la vie....

MADELEINE.

Ce n’est pas possible... ce n’est pas possible...

JEAN.

Et quand, dans notre maison, je rentrerai du travail ou de la lutte, fatigué, peut-être, écœuré aussi, peut-être, pense à cette joie, à cette lumière... tes yeux, Madeleine, ta voix, Madeleine, ton cœur, Madeleine... ton grand courage, Madeleine, Madeleine, Madeleine !...

MADELEINE.

Oh ! Jean ! Jean ! Des pauvres, comme nous, il ne faut pas défier le bonheur... Il ne faut pas, surtout, me croire plus que je ne suis...

JEAN.

Tu es celle par qui je crois encore à ce qui doit arriver...

MADELEINE.

C’est trop !... c’est trop !... Et si cela n’était pas possible ?... Rien que d’avoir entrevu ce bonheur... ah ! j’en suis sûre, je mourrais... 

Jean l’étreint chastement. Madeleine s’abandonne tout à fait.

D’où donc es-tu venu, mon Jean, pour un tel miracle ?... Je suis forte et légère dans tes bras... je ne sens plus le poids de mon corps... ni le poids de mon cœur... je suis heureuse... heureuse... heureuse !... 

Elle pleure.

Ah ! ton cœur à toi, qui bat comme une forge !...

JEAN.

Ne dis plus rien !...

MADELEINE.

Oui !... oui !

JEAN.

Reste contre moi...

MADELEINE.

Oui... oui !... 

Silence. D’une voix faible.

Et le père ?... Et les petits ?...

JEAN, la berçant.

Nous les garderons... Nous les protégerons...

Silence.

MADELEINE.

Mon Dieu ! mon Dieu !... Est-ce que c’est possible ?... 

Tout à coup, elle s’arrache à l’étreinte, se lève, regarde vers la chambre. D’une voix haletante.

Et maman ?... et maman ?... Là !...

JEAN, il s’est levé aussi et regarde vers la chambre.

Madeleine !

MADELEINE.

Il a poussé un cri... Il m’appelle !... 

On entend comme un bruit étouffé : Madeleine !... Madeleine !...

Ah !

JEAN.

Le malheur est venu.

La porte s’ouvre. Louis Thieux apparaît hagard, très pâle, trébuchant.

 

Scène X

 

JEAN, MADELEINE, LOUIS THIEUX

 

MADELEINE.

Maman est morte !... maman est morte !... 

Elle se précipite dans la chambre. De la chambre, on entend sa voix, ses sanglots, ses appels.

Maman !... maman !... Maman est morte !

Louis Thieux marche en trébuchant. Jean le soutient, le fait asseoir sur une chaise où il tombe d’un bloc, la tête dans ses mains. L’usine au loin fait rage.

 

 

Scène XI

 

JEAN, LOUIS THIEUX, LA MÈRE CATHIARD, UN GROUPE DE VIEILLES FEMMES

 

La mère Cathiard et quelques voisines apparaissent dans l’encadrement de la porte. Au bruit, Jean s’est retourné. Il fait signe aux femmes que le malheur est consommé. Gestes plaintifs des femmes, qui se retirent silencieusement, après avoir refermé, la porte.

 

 

Scène XII

 

LOUIS THIEUX, JEAN

 

JEAN, après un silence, debout, près de Louis Thieux.

C’est donc fini ? 

De la chambre, on entend la voix sanglotante de Madeleine. Jean va refermer la porte et revient près de Louis Thieux.

Mon pauvre Thieux !...

LOUIS THIEUX.

Une femme comme ça !... une femme comme ça !... J’étouffe... j’ai trop chaud... De l’air !... Ouvre la porte... 

Jean va ouvrir la porte. L’usine semble alors un incendie. Pendant toute la scène, on l’aperçoit, qui, furieuse, crache des flammes rouges, vertes et fait un bruit infernal. Jean revient près de Louis Thieux.

Une femme comme ça !... une femme comme ça !...

Jean laisse quelques minutes Louis Thieux à sa douleur, puis, doucement, il lui pose la main sur l’épaule.

JEAN.

Sois un homme, mon vieux camarade... Tu n’es pas seul à souffrir ici... Pense à Madeleine... pense à ceux-là... C’est le moment de montrer du courage et de la résolution... Il faut essayer de dominer la mort...

LOUIS THIEUX, secouant la tête.

C’est fini... c’est fini...

JEAN.

C’est fini pour toi... soit... Mais pour eux, ça commence... Allons... redresse-toi... et regarde ta misère, en face... car l’heure est venue...

LOUIS THIEUX, avec un peu d’irritation.

Et que veux-tu que je fasse ?

JEAN.

Ton devoir...

LOUIS THIEUX, avec une sorte d’effroi.

Pas aujourd’hui... ne parle pas de ça... Non... non... pas aujourd’hui...

JEAN, lui montrant la chambre.

À quel autre moment de ta douleur puis-je t’en mieux parler qu’aujourd’hui ?...

LOUIS THIEUX.

Laisse-moi, oh ! laisse-moi... Je ne peux pas... je ne peux pas...

JEAN.

Tu te crois lié par la reconnaissance envers le patron, envers sa fille, que j’avais envie d’étrangler tout à l’heure... Leurs bienfaits t’enchaînent ?... Eh bien, parlons-en... Voilà vingt-sept ans que tu en jouis... Qu’y as-tu gagné ?... Des privations... des dettes... et de la mort, toujours...

LOUIS THIEUX, il se bouche les oreilles.

Laisse-moi... je t’en prie !... je t’en prie !

JEAN.

Mais regarde en toi-même... regarde autour de toi ?... Te voici au bord de la vieillesse, épuisé par les labeurs écrasants, à demi tué par l’air empoisonné que l’on respire ici... Tu n’es plus qu’une scorie humaine... Tes deux grands qui, maintenant, seraient pour toi un soutien... sont morts de ça... 

Il montre l’usine.

Ta femme est morte de ça... Madeleine et les petits à qui il faudrait de l’air, de la bonne nourriture, un peu de joie, de soleil au cœur, de la confiance... meurent de ça, lentement, tous les jours... Et c’est pour de tels bienfaits, qui sont des meurtres, que tu aliènes aux mains de tes assassins... des assassins de ta famille... ta liberté et la part de vie des tiens... C’est pour des mensonges, de honteuses aumônes, pour des chiffons inutiles... pour la desserte des cuisines que leur charité jette à ta faim, comme on jette un os à un chien... c’est pour ça... pour ça... que tu t’obstines à ne pas te plaindre, à ne pas prendre ce qui est à toi... et à rester la brute servile soumise au bât et au joug, au lieu de t’élever jusqu’à l’effort d’être un homme ?

LOUIS THIEUX.

Non... non... pas aujourd’hui...

JEAN.

Pas aujourd’hui !... Mais quand ?... Quelles autres morts attends-tu donc ?... Dans ce milieu maudit... sur ce sol de supplice et de terreur, où le vrai crime fut que, depuis cent ans, aucun, sous l’épuisement de la fatigue, la défaite quotidienne de la faim, n’osa élever la voix... si j’ai fait ce que j’ai fait... si j’ai pu faire entendre la nécessité d’un changement, le besoin de la grève, à des êtres qui n’avaient jamais compris que l’acceptation de leur martyre... si je suis arrivé à remuer ces lourdes âmes inertes et sans courage... c’est un peu pour toi, mon pauvre vieux Thieux, pour les tiens, à qui j’ai voué tout mon amour et toute ma pitié... Ah ! comment n’as-tu pas senti cela ?... Et comment, à force de souffrir toi-même, ne t’es-tu pas dit, spontanément, qu’il y a des heures héroïques et douloureuses où il faut savoir tout tenter... où il faut savoir mourir... pour les autres ?

LOUIS THIEUX, obstiné, avec une voix d’enfant.

Je comprends... je comprends, mais pas aujourd’hui... Laisse-moi pleurer... ne me parle plus aujourd’hui...

JEAN.

Allons... soit !... Quand, demain, tu sentiras la maison un peu plus vide de ce que tu as aimé... quand tu verras que, si la pauvre morte est partie, la mort, elle, est restée ici... et qu’elle rôde toujours, et qu’elle se penche sur ceux-là qui demeurent encore près de toi... pour combien de temps ?... tu viendras, de toi-même, me crier ta vengeance... Tu as raison... je ne te dirai plus rien ce soir... Repose-toi, va !... Étends-toi sur ce matelas...

Il le fait lever, le soutient.

LOUIS THIEUX, en passant devant les petits lits, avec des balbutiements.

Ces pauvres petits... cette pauvre Madeleine... C’est vrai... ça n’est pas juste...

JEAN, il le fait étendre sur le matelas.

Tâche de dormir un peu... Je voudrais te bercer comme on berce les petits enfants... Endors-toi...

LOUIS THIEUX, indiquant la chambre.

Je voudrais l’embrasser... je ne l’ai pas embrassée...

JEAN.

Tu l’embrasseras tout à l’heure... Je te mènerai près de son lit... Endors-toi...

LOUIS THIEUX.

Mon Dieu !... mon Dieu !... Ça n’est pas juste... Ça n’est pas juste !...

À ce moment, la mère Cathiard entre dans le fond, une branche de lilas à la main.

 

Scène XIII

 

LA MÈRE CATHIARD, DEUX VIEILLES FEMMES, LOUIS THIEUX, JEAN

 

Jean lui montre la chambre. La mère Cathiard va déposer la branche, revient, traverse la scène et sort. Une autre vieille apparaît, une branche d’églantine à la main. Jean lui montre la chambre. L’autre vieille va déposer l’églantine, revient, traverse la scène, et sort. Une autre voisine apparaît ne portant rien. Elle s’agenouille sur le seuil, fait le signe de la croix, marmotte des prières, se relève et s’en va.

 

 

Scène XIV

 

LOUIS THIEUX, JEAN

 

LOUIS THIEUX, se soulevant un peu sur le matelas.

Ferme la porte... Je ne peux plus voir l’usine... je ne veux plus entendre l’usine...

Jean va fermer la porte. Pendant ce temps, le rideau tombe.

 

 

ACTE II

 

Un atelier luxueux. Grande porte au fond, ouverte à deux battants sur un riche vestibule, éclairé par une large baie qui s’inscrit en perspective dans le rectangle de la porte. On aperçoit, dans le vestibule, la rampe d’un escalier monumental, toute dorée, des statues, aux murs des tapisseries anciennes et des tableaux que coupent les lignes carrées de la porte. Dans l’atelier, une grande baie, à droite. Porte à gauche, dissimulée par une portière de soie brodée. Chevalets supportant des toiles. Selles drapées avec des statuettes. Sur les murs blancs, des tapisseries, des étoffes précieuses, des études.

 

 

Scène première

 

LA MÈRE CATHIARD, UNE FEMME DE CHAMBRE

 

La mère Cathiard est dans l’atelier, attendant Geneviève. Elle regarde tout, meubles, tapis, bibelots, avec des yeux où se mêlent des sentiments d’admiration et de haine. Une femme de chambre visiblement la surveille, tout en rangeant quelques bibelots, en assujettissant quelques fleurs dans des vases. Elles ne se disent rien... Quand la femme de chambre regarde la mère Cathiard, elle a des moues insolentes, des dédains qu’elle ne prend pas la peine de dissimuler. Jeu de scène.

LA FEMME DE CHAMBRE, entendant des pas dans l’escalier.

Voici mademoiselle...

Entre Geneviève. La femme de chambre sort.

 

 

Scène II

 

GENEVIÈVE, LA MÈRE CATHIARD

 

GENEVIÈVE.

Je suis en retard... 

La mère Cathiard s’incline respectueusement. Regardant la pendule.

Deux heures !... C’est affreux !... 

À la mère Cathiard.

Mais nous allons rattraper le temps perdu, n’est-ce pas ?...

Elle dispose la toile et prépare sa palette.

LA MÈRE CATHIARD, elle a repris un air obséquieux où pourtant un peu de haine est resté.

Bien sûr que nous allons le rattraper, mademoiselle...

GENEVIÈVE.

Arrangez-vous comme hier... Vite... vite... Les affaires sont là...

Elle indique un paquet sur un divan.

LA MÈRE CATHIARD.

Oui, mademoiselle...

Un domestique entre, portant un plateau chargé de verres et de boissons, qu’il dépose sur une petite table et s’en va.

GENEVIÈVE, pendant que la mère Cathiard défait le paquet et s’arrange.

Eh bien ?... C’est donc la grève, cette fois ?... Ah ! c’est du propre...

LA MÈRE CATHIARD, avec des regards en dessous.

Je ne sais pas moi, mademoiselle.

GENEVIÈVE.

Comment, vous ne savez pas ?...

LA MÈRE CATHIARD.

Oh ! moi, d’abord... je ne m’occupe point de ces affaires-là... Oh ! mais non !

GENEVIÈVE.

Vous ne pouvez pas ignorer, pourtant, qu’il y a une réunion des ouvriers, en ce moment même, au bal Fagnier... et que, dans une heure, peut-être... ils auront voté la grève ?

LA MÈRE CATHIARD.

Ça se peut bien... ça se peut bien... Mais je ne sais rien, moi... Et comment voulez-vous ?

GENEVIÈVE.

Voyons ?... Vous avez bien entendu parler les uns et les autres... Ils ont fait assez de bruit, hier soir... Et les affiches rouges... et les proclamations... toutes ces horreurs !...

LA MÈRE CATHIARD.

Ben oui !... J’ai entendu par-ci, par-là... Mais vous savez, ma bonne demoiselle, à mon âge... tout ça m’entre par une oreille et me sort par l’autre...

GENEVIÈVE.

Enfin, vous ne voulez rien dire ?

LA MÈRE CATHIARD.

Bonté du ciel !... Si vous croyez qu’ils viennent me conter leurs affaires... Ah ! bien oui !... Tenez, je vais vous dire ce que je crois... Je crois que c’est des machines comme ça... pour rire... et qu’il n’y aura pas plus de grève que dans le creux de ma main... Après la réponse de votre père aux délégués... ils vont réfléchir... pensez bien...

GENEVIÈVE.

Ils auront raison... Mon père est à bout de patience... Il a fait tout ce qu’il a pu... il a fait plus qu’il ne pouvait même... S’ils s’entêtent, il les brisera...

LA MÈRE CATHIARD.

Ben oui... ben oui...

GENEVIÈVE.

Et votre fils ?

LA MÈRE CATHIARD.

Mon fils ?...

GENEVIÈVE.

Eh oui, votre fils... Vous n’allez pas me raconter que vous ne savez rien de votre fils ?...

LA MÈRE CATHIARD, un peu gênée.

C’est jeune... c’est faible... ça n’a pas de tête... ça se laisse entraîner par les uns, par les autres... Mais, dans le fond, c’est solide, allez... C’est bon... Oh ! pour ça !...

GENEVIÈVE.

Il paraît, au contraire, qu’il est parmi les plus enragés...

LA MÈRE CATHIARD.

Lui ?... Seigneur Jésus !... Ceux qui vous ont rapporté ça, mademoiselle, ce sont de fameux menteurs, sauf votre respect... et qui veulent me nuire... Faudrait que vous l’entendiez quand il parle de vous, de votre père... Ah ! il vous est bien attaché, allez... bien attaché...

GENEVIÈVE.

Tant mieux pour vous... Vous devez comprendre que je ne pourrais plus continuer avec vous si votre fils était notre ennemi... Moi qui suis si bonne pour tout le monde...

LA MÈRE CATHIARD.

Ça ! c’est vrai... En voilà-t-il des histoires !... en voilà-t-il des histoires !...

GENEVIÈVE.

Et Madeleine ?... Et Thieux ?... N’est-ce pas une honte ?

LA MÈRE CATHIARD, d’une voix sans expression.

Oh ! pour ça !...

GENEVIÈVE.

Des gens que nous avons comblés de toutes les manières !... Vous le savez, vous ?...

LA MÈRE CATHIARD, même jeu.

Ha !... ha !...

GENEVIÈVE.

C’est une infamie... Ils me doivent tout... Eh bien, ils iront maintenant, elle et son père, demander des secours à leur Jean Roule...

LA MÈRE CATHIARD, même jeu.

Oui !... oui !...

GENEVIÈVE.

Et qu’est-ce que c’est que ce Jean Roule, qui mène tout ce mouvement ?

LA MÈRE CATHIARD.

Je ne sais pas... Et, comment voulez-vous ?

GENEVIÈVE.

Un méchant homme... un bandit... un assassin... Je l’ai vu chez Thieux, le soir de la mort de Clémence... Ah ! comme il m’a regardée !... Avec quels yeux !...

LA MÈRE CATHIARD.

Ainsi !... Voyez-vous ça !... 

La mère Cathiard a fini de s’habiller.

Mademoiselle Geneviève... me voilà prête...

GENEVIÈVE.

C’est cela... travaillons... Cela vaudra mieux que de dire des paroles inutiles... Enfin, qu’est-ce qu’ils veulent ?... Je voudrais savoir ce qu’ils veulent.

LA MÈRE CATHIARD, elle hausse les épaules.

C’est ça... Qu’est-ce qu’ils veulent ?...

En ce moment, entre Robert.

 

 

Scène III

 

ROBERT, GENEVIÈVE, LA MÈRE CATHIARD

 

GENEVIÈVE, ennuyée.

Ah ! c’est toi ?

ROBERT, à la mère Cathiard qui s’incline.

Bonjour, mère Cathiard... 

À Geneviève.

Je te dérange ?...

GENEVIÈVE.

Non... Mais pourquoi n’es-tu pas resté avec nos amis ?

ROBERT.

Je ne pouvais plus...

GENEVIÈVE.

Tu vas me parler et cela me gêne quand je travaille... 

Robert s’approche de la toile... Geneviève la retourne contre le chevalet.

Ah !... tu vois ?... Non... non... je ne veux pas... Tu te moquerais de moi, encore... 

À la mère Cathiard.

Eh bien ?... Et le panier d’oranges ?...

La mère Cathiard fait un geste qui signifie qu’elle a oublié et va chercher le panier d’oranges dans un cabinet, au fond de la pièce.

ROBERT.

Ma chère Geneviève... tes amis m’irritent... Ils me font du mal... J’ai cru que je ne pourrais pas attendre la fin du déjeuner... Et si, tout à l’heure, je ne m’étais sauvé du billard où ils boivent le café, en parlant des femmes, de l’immortalité de l’âme, du socialisme du pape, de chasse et de chevaux... je crois que j’aurais éclaté ?... Il se passe ici des choses terribles... et voilà de quoi ils se préoccupent !... Comment mon père peut-il vivre avec d’aussi sinistres imbéciles ?...

GENEVIÈVE.

Toi, d’abord, tu trouves tout le monde bête... Mais, tu sais qu’avant de s’en aller, ils reviendront ici ?...

ROBERT.

Ah ! ici, ils vont parler d’art... car ils ont également des idées sur l’art !... Ils ne seront plus odieux, ils ne seront que comiques... Et leur comique me réconforte... il me donne un peu plus de fierté de moi-même.

La mère Cathiard revient avec le panier d’oranges.

GENEVIÈVE.

Eh bien... prends un livre... lis... et tais-toi... 

À la mère Cathiard.

À nous deux maintenant !... 

Robert s’assied sur un divan... Geneviève s’assied en face du chevalet qu’elle met au point... À Robert.

Eh bien, lis-tu ?

ROBERT, moitié sérieux, moitié railleur.

C’est dans ton âme que je lis...

GENEVIÈVE.

Que tu es énervant !... 

Silence... La mère Cathiard a pris la pose. Geneviève compare le modèle et la toile, avec de petits hochements de tête.

Ça n’est pas tout à fait cela... La tête un peu plus à gauche, un peu plus penchée... encore... Ah ! bien... très bien... Ne bougez pas... 

Elle se lève, arrange quelques plis de la robe, et regarde l’effet... Avec des gestes de peintre.

Est-elle belle !... quel accent... quel dessin !... quel... 

Elle achève la phrase dans un geste. Puis elle se met à peindre... Silence.

Oh ! ces tons de vieil ivoire... ce visage creusé... ce décharnement... c’est exaltant... 

Silence, au bout de quelques secondes, Geneviève fronce le sourcil, pose la palette sur ses genoux, devient plus attentive et grave.

Mais non, ce n’est pas cela du tout... Je ne sais pas ce qu’il y a aujourd’hui... je ne retrouve plus l’expression... Mère Cathiard, vous n’avez plus l’expression... Votre figure est dure et méchante, aujourd’hui... 

Jeux de physionomie de la mère Cathiard.

Mais non... mais non... ce n’est pas cela... Vous n’êtes plus du tout dans le sentiment... Prenez une physionomie triste... très triste... Vous n’êtes pas méchante... vous êtes très triste... Rappelez-vous ce que je vous ai dit... Faites comme si vous aviez beaucoup de misère... beaucoup de chagrin... faites comme si vous pleuriez... 

La physionomie de la mère Cathiard prend une expression sinistre. Elle dirige sur Geneviève comme des regards de louve. Robert, qui a suivi toute cette scène, se lève du divan.

Voyons... vous ne me comprenez pas ?... 

Avec un peu d’impatience.

Comme si vous pleuriez... Ça n’est pourtant pas difficile... 

L’intensité du regard de la vieille et sa fixité deviennent tellement gênantes que Geneviève tout à coup frissonne, se lève aussi et recule.

Pourquoi me regardez-vous ainsi ?... Vous ne m’avez jamais regardée ainsi... Est-ce que vous êtes malade ?...

ROBERT, intervenant, sévère.

Geneviève !...

GENEVIÈVE, agacée.

Que veux-tu, toi ?...

ROBERT.

Tu es trop nerveuse... tu n’es pas en train de travailler... Et vous, mère Cathiard, rentrez chez vous... 

La mère Cathiard regarde Geneviève et Robert d’un air hébété, maintenant.

Cela vaut mieux... croyez-moi !...

La mère Cathiard se lève, se défait.

GENEVIÈVE.

Pourquoi dis-tu cela ?... Pourquoi fais-tu cela ?...

ROBERT, impérieux.

Je t’en prie... Ne m’oblige pas à faire plus.

GENEVIÈVE, déposant palette et pinceaux, et payant la mère Cathiard.

Vous reviendrez demain, alors ?

ROBERT, vivement.

Elle ne reviendra plus...

GENEVIÈVE, impatiente et gênée.

Mais... pourquoi ?...

ROBERT, lui coupant la parole.

Chut !...

GENEVIÈVE.

Es-tu fou ?... Qu’est-ce qu’il te prend ?... Robert... ah ! Robert... toi aussi, tu as des yeux méchants...

LA MÈRE CATHIARD, elle a fini de se déshabiller et elle est prête à partir.

Mademoiselle... monsieur Robert... faites excuse...

ROBERT.

Allez, maintenant, mère Cathiard... 

L’accompagnant, très bas, de façon à n’être pas entendu de Geneviève.

Et n’emportez pas de cette maison trop de haine !...

La mère Cathiard sort lentement, pesamment, avec des airs de ne pas comprendre. Geneviève a sonné. La femme de chambre se présente et reconduit la mère Cathiard qui, avant de disparaître, montre son profil dur, sur le fond lumineux de la baie du vestibule.

 

Scène IV

 

ROBERT, GENEVIÈVE

 

GENEVIÈVE, fâchée, avec de petites larmes qu’elle essuie.

M’humilier ainsi... devant cette vieille mendiante !... Ah !...

ROBERT.

Geneviève ?

GENEVIÈVE.

Va-t’en... ne me parle pas... Je te déteste...

ROBERT.

Geneviève ?

GENEVIÈVE.

Jamais, je n’aurais cru cela de toi... 

Elle sanglote.

Tu es donc devenu tout à fait fou ? C’est odieux... odieux !... Qu’est-ce qu’elle va penser de moi ? Qu’est-ce qu’elle va dire de moi ?...

ROBERT.

Ne pleure point... Il ne faut point, quand ils vont venir ici, qu’ils voient que tu as pleuré... Écoute-moi... Si tu étais une grande artiste, que tu fusses capable de donner à l’humanité un chef-d’œuvre... de souffrance et de pitié... ce serait bien... Mais, pour mettre un instant, dans ta vie oisive, une distraction ou une vanité... jouer ainsi avec la douleur et la misère des pauvres gens... je dis que c’est mal... que c’est indigne d’une âme haute...

GENEVIÈVE, piquée.

Je n’ai pas la prétention d’être une grande artiste... pourtant, ma médaille... au Salon... l’année dernière... cela veut bien dire quelque chose, il me semble...

ROBERT.

Ma pauvre petite !...

GENEVIÈVE.

Tu m’énerves... tu m’énerves... D’abord, je ne t’avais pas prié de venir ici... Je suis chez moi, ici... Pourquoi es-tu venu ?

ROBERT, très doux.

Je voudrais te faire comprendre... Geneviève, rappelle-toi notre admirable mère, dont les vertus préservèrent, si longtemps, cette maison des catastrophes qui la menacent aujourd’hui...

GENEVIÈVE.

Eh bien !...

ROBERT.

Eh bien, elle t’avait légué un grand devoir, et la plus belle, et la plus douce mission qu’il soit donné à une femme d’accomplir... l’apaisement des ivresses de la Force, l’intercession en faveur des faibles... l’éducation des ignorances et des brutalités... Ce devoir, dont je ne te demande pas de le porter – comme notre mère qui fut une sainte – jusqu’au plus complet oubli de soi... comment l’as-tu rempli ?...

GENEVIÈVE.

Et toi, qui as déserté la maison... toi, dont la vie renégate est le grand chagrin de notre père ?... Il te sied, vraiment, de parler de devoir !

ROBERT, ferme.

Je tâche de l’accomplir, selon mes forces, ailleurs qu’ici, où je ne puis rien... Mais toi, c’est ici que tu devais l’accomplir...

GENEVIÈVE.

Je fais ce que je peux... je suis bonne pour tout le monde... je donne à tout le monde... Et tout le monde me déteste...

ROBERT.

Ce n’est pas seulement de l’argent qu’il faut savoir donner, ma pauvre Geneviève... C’est de la conscience... c’est de l’espérance... c’est de l’amour...

GENEVIÈVE.

Dis tout de suite que je suis une méchante fille...

ROBERT.

Non, tu n’es pas méchante... mais tu ne sais pas avoir de l’amour...

GENEVIÈVE, après un temps.

Je m’ennuie ici... et tous ces gens me font peur... Ils sont méchants...

ROBERT.

C’est que tu es trop loin d’eux... Il n’y a pas de cœurs méchants... il n’y a que des cœurs trop loin l’un de l’autre... voilà le grand malheur !... 

Voix dans l’escalier.

Tes amis !... Essuie tes yeux, souris... 

Il l’embrasse.

ne sois plus triste...

GENEVIÈVE.

Comment veux-tu que je ne sois pas triste quand tu me parles ?... Tu me dis toujours des choses que je ne comprends pas.

Entrent Capron, Duhormel, de la Troude.

 

 

Scène V

 

ROBERT, GENEVIÈVE, CAPRON, DUHORMEL, DE LA TROUDE

 

DUHORMEL.

Et nous qui pensions vous surprendre, en plein travail, mademoiselle ?

CAPRON.

En pleine inspiration...

GENEVIÈVE.

Je n’étais pas en train... j’ai renvoyé le modèle.

Robert est allé près de la grande baie où il affecte de regarder le paysage.

DE LA TROUDE, il examine les études, aux murs.

Toujours révolutionnaire, ma chère Geneviève... impressionniste même, si j’ose dire... Du blanc... du rose... du bleu... Qu’est-ce que c’est que ça ?... 

Il désigne une toile.

Un moulin ?...

GENEVIÈVE.

Oh ! monsieur de la Troude... Vous voyez bien que c’est une vieille femme qui ramasse du bois...

DE LA TROUDE.

Ça ?... Ah ! par exemple !... 

Il a mis son lorgnon et regarde plus attentivement.

C’est vrai !... Eh bien, au premier abord, cette vieille femme, je l’avais prise pour un moulin... Du reste, avec la nouvelle école, je m’y trompe toujours... La mer, les vieilles femmes qui ramassent du bois, les moulins, les jardins, les troupeaux de moutons, les ciels d’orage... c’est exactement la même chose... Excusez ma franchise, ma chère enfant... mais, vous le savez, en peinture, comme en politique, comme en tout... je suis une vieille ganache, moi... Charmant d’ailleurs... plein de lumière... de talent... 

Il examine d’autres études.

Très curieux...

CAPRON.

Ne l’écoutez pas... D’abord, il aime à vous taquiner... Et puis, notre ami la Troude est ce que les peintres appellent un philistin...

DE LA TROUDE.

Et je m’en vante !...

CAPRON.

Et il s’en vante !...

GENEVIÈVE, à Duhormel.

Un peu de bière, monsieur Duhormel ?...

DUHORMEL.

Volontiers, mademoiselle... 

Geneviève verse de la bière.

Merci.

GENEVIÈVE.

Pourquoi mon père n’est-il pas venu avec vous ?

DUHORMEL.

Hargand est en conférence avec Maigret... Il sera ici dans quelques minutes, je pense...

GENEVIÈVE.

A-t-on des nouvelles de la réunion ?

DUHORMEL.

Sans doute que Maigret en apportait... Nous le saurons tout à l’heure...

GENEVIÈVE.

Je suis impatiente... j’ai peur...

DUHORMEL.

Cela tombe mal, en effet... Je crains bien d’être obligé de remettre la grande chasse que je voulais vous offrir.

GENEVIÈVE.

Vous redoutez beaucoup, n’est-ce pas ?

DUHORMEL.

Beaucoup, non... Je ne crois pas qu’il y ait lieu de s’inquiéter outre mesure... Mais il est certain que la région va être bouleversée durant quelques jours...

GENEVIÈVE.

Mon père voit très en noir, lui...

DUHORMEL.

Hargand est pessimiste... Il s’imagine souvent des choses qui ne sont point... Le mouvement est beaucoup plus à la surface qu’en profondeur...

CAPRON, il a quitté de la Troude.

Pourquoi y aurait-il une grève ici, où il n’y en a jamais eu ?... Voilà ce qu’il faut se dire...

DUHORMEL.

Évidemment...

DE LA TROUDE, il vient se rasseoir, près de Geneviève.

Évidemment...

CAPRON.

Et puis, admettons... Une grève, qu’est-ce que c’est que ça... surtout, si dès le début on montre de l’énergie contre elle, et qu’on ne lui cède rien... rien ?... Que peuvent ces malheureux contre l’énorme puissance industrielle et financière qu’est Hargand ?... Mais aura-t-il l’énergie nécessaire ?...

GENEVIÈVE, vivement.

Vous en doutez ?

CAPRON.

Non, mademoiselle... et je me suis mal exprimé... Je ne doute pas de l’énergie de votre père... c’est, au contraire, un homme très résolu, très brave... Il nous a donné, vingt fois, les preuves d’une résistance admirable... 

Un temps.

Oui... mais il y a un peu de sa faute, dans ce qui arrive aujourd’hui.

GENEVIÈVE.

Comment cela ?

CAPRON.

C’est un rêveur, quelquefois... Il croit à l’amélioration des classes inférieures... 

Il lève les bras au ciel.

à la moralisation de l’ouvrier... Quelle erreur !...

GENEVIÈVE.

Généreuse, en tout cas...

CAPRON.

Non, mademoiselle, il n’y a pas d’erreurs généreuses... Il y a des erreurs, tout court... Voyez-vous, il a laissé trop de choses envahir ses usines... des syndicats, des associations de toute sorte, qui sont la mort du travail, l’affaiblissement de l’autorité patronale... le germe de la révolution... Quand on donne pour vingt sous de bien-être et de liberté à un ouvrier... il en prend tout de suite pour vingt francs... C’est réglé...

DUHORMEL.

Pour vingt francs... pour cent francs.

CAPRON.

Lâchez-lui la bride sur le cou... et il s’emporte... Et il rue... et il ne sait plus où il va... et il casse tout... Il y a longtemps que je l’ai observé. 

Affirmatif et doctoral.

...Le prolétaire est un animal inéducable... inorganisable... imperfectible... On ne le maintient qu’à la condition de lui faire sentir, durement, le mors à la bouche, et le fouet aux reins... J’ai dit tout cela à Hargand, autrefois... car avec ses manies d’émancipation, ses boulangeries et ses boucheries coopératives... ses écoles professionnelles, ses caisses de secours, de retraites... ses sociétés de prévoyance... toute cette blague socialiste – oui, socialiste – par quoi, loin de fortifier son pouvoir, on ne risque que de le diminuer et de le perdre... il rendait difficile dangereuse, notre situation à nous autres qui sommes bien un peu obligés de nous modeler sur lui... Il doit s’apercevoir aujourd’hui que j’avais raison... 

Sur un mouvement de Geneviève.

Notez, mademoiselle, que je ne crois pas, cette fois-ci, à la grève... Comme Duhormel, je suis convaincu que c’est un mouvement factice...

DUHORMEL.

Parbleu !...

CAPRON.

Qu’il ne repose sur rien de sérieux... par conséquent, qu’il sera facile de l’arrêter... Mais je voudrais que ce fût, pour notre ami, un avertissement, une leçon... et qu’il comprît, enfin, qu’il n’y a pas d’autres moyens de mener ces brutes que ceux qui consistent à les brider de court... à leur serrer la vis, comme ils disent. 

Il fait le geste de serrer une vis.

Mais là, sérieusement... fortement... impitoyablement...

DE LA TROUDE.

En principe, et d’une manière générale, vous êtes dans le vrai, mon cher Capron... quoique, peut-être, il y eût beaucoup à dire... pour un libéral, tel que je suis... Mais ici, la situation est particulière... Dieu merci ! les idées modernes n’ont pas trop pénétré dans le pays. Les meneurs n’ont pas de prise... pas beaucoup, du moins, sur l’esprit de nos braves travailleurs...

CAPRON.

Nos braves travailleurs !... heu !... heu !... Croyez-vous ?...

DE LA TROUDE.

Parfaitement...

CAPRON.

Et ce Jean Roule qui, en quelques jours, a su déchaîner cinq mille ouvriers... cinq mille ouvriers qui, jusqu’ici, avaient résisté à toutes les excitations, à tous les appels de révolte ?

DE LA TROUDE.

Un songe-creux... un phraseur qui ne sait ce qu’il dit... Vous refusez vous-même de croire à ce mouvement.

CAPRON.

Sans doute... sans doute... Cependant Hargand avoue l’influence de cet homme... Il prétend qu’il a de l’éloquence... de l’entraînement... un esprit de propagande et de sacrifice... un grand courage...

DE LA TROUDE.

Fuu... utt !...

CAPRON.

C’est plus qu’il n’en faut, soyez-en sûr, mon cher la Troude, pour empoisonner, en peu de temps, tout un pays...

DE LA TROUDE.

Allons donc !... ces qualités-là sont des qualités exclusivement aristocratiques et bourgeoises. Elles ne sauraient animer l’âme d’un simple ouvrier.

GENEVIÈVE.

Je ne suis pas aussi rassurée que vous... Je connais ce Jean Roule... Il est effrayant !...

DE LA TROUDE.

Vous avez tort de vous effrayer... Au fond, les hommes ne sont rien, parce qu’on peut toujours les mater. Les idées seules sont terribles... Eh bien, au point de vue idées, la situation ici, je le répète, est admirable... Voyons ?... de quoi se plaindraient les ouvriers ?... Ils sont très heureux...

CAPRON.

Trop heureux !... C’est bien ce que je leur reproche...

DE LA TROUDE.

Ils ont tout... de bons salaires... de bons logements... de bonnes assurances... et des syndicats... ce que, pour ma part, et d’accord avec vous, mon cher Capron, je trouve excessif...

CAPRON.

Dites... scandaleux... monstrueux... 

Il s’anime.

Comment ?... Des ouvriers... de simples ouvriers... des gens sans instruction... sans moralité... sans responsabilité dans la vie... et qui n’ont pas le sou... et qui mangent, ou plutôt, qui boivent tout ce qu’ils gagnent... au fur et à mesure qu’ils le gagnent, auraient le droit de se réunir en syndicat, comme nous, les patrons... de se défendre, comme nous, les patrons, et contre nous ?... Mais, plutôt que d’admettre un droit aussi exorbitant, aussi antisocial... j’aimerais mieux brûler mes usines... oui, les brûler de ces mains que voilà !... 

Sur un mouvement de Robert.

Ah ! j’entends bien, vous prétendez...

ROBERT, très froid.

Moi, monsieur ?... Je ne prétends rien... je vous écoute...

CAPRON.

Ta, ta, ta... vous prétendez que les idées changent, qu’elles ont changé... qu’elles changeront, un jour ?... Est-ce cela ?...

ROBERT, très vague.

Si vous voulez !...

CAPRON.

Eh bien, cela m’est indifférent... Ce que je veux constater, c’est que les intérêts sont immuables... immuables, comprenez-vous ?... Or, l’intérêt exige que je m’enrichisse de toutes les manières, et le plus qu’il m’est possible... Je n’ai pas à savoir ceci et cela... je m’enrichis, voilà le fait... Quant aux ouvriers... ils touchent leurs salaires, n’est-ce pas ?... Qu’ils nous laissent tranquilles... Ah ça ! vous n’allez pas, je pense, établir une comparaison entre un économiste et un producteur tel que je suis, et le stupide ouvrier qui ignore tout, qui ignore même ce que c’est que Jean-Baptiste Say et Leroy-Beaulieu ?...

ROBERT, ironique.

Lesquels, d’ailleurs, ignorent aussi totalement ce qu’est l’ouvrier...

CAPRON.

L’ouvrier ?... Heu !... L’ouvrier, mon jeune ami, mais c’est le champ vivant que je laboure, que je défonce jusqu’au tuf... 

S’animant.

pour y semer la graine des richesses que je récolterai, que j’engrangerai dans mes coffres. Quant à l’affranchissement social... à l’égalité... à – comment dites-vous cela ? – la solidarité ?... Mon Dieu ! je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’ils s’établissent, dans l’autre monde... Mais dans ce monde-ci... halte-là !... Des gendarmes... encore des gendarmes... et toujours des gendarmes... Voilà comment je la résous, moi, la question sociale...

DUHORMEL.

Vous allez un peu loin, Capron... et je ne suis pas aussi exclusif que vous... étant plus libéral que vous... Pourtant, je ne puis nier qu’il y ait beaucoup de vérité dans ce que vous avancez...

CAPRON.

Parbleu !... ce ne sont pas des paroles en l’air. Je ne suis ni un poète ni un rêveur, moi... je suis un économiste... un penseur... et, ne l’oubliez pas, un républicain... un véritable républicain... Ce n’est pas l’esprit du passé qui parle en moi... c’est l’esprit moderne... Et c’est comme républicain, que vous me verrez toujours prêt à défendre les sublimes conquêtes de 89, contre l’insatiable appétit des pauvres !...

DUHORMEL.

Il est certain qu’on ne peut rien changer à ce qui est... Dans une société démocratique bien construite, il faut des riches...

CAPRON.

Et des pauvres...

DUHORMEL.

C’est évident...

CAPRON.

Qu’est-ce que deviendraient les riches, s’il n’y avait pas de pauvres ?

DUHORMEL.

Et les pauvres, qu’est-ce qu’ils feraient, s’il n’y avait pas de riches ?

CAPRON.

Cela saute aux yeux... Il faut des pauvres pour faire davantage sentir aux riches le prix de leurs richesses...

DUHORMEL.

Et des riches pour donner aux pauvres l’exemple de toutes les vertus sociales...

DE LA TROUDE.

Voilà une phrase qui devrait servir d’épigraphe à toutes nos constitutions.

DUHORMEL.

Et c’est tellement juste, que je veux vous faire un aveu... 

Mouvement d’attention.

Voici... vous savez que je suis chasseur ?... Or, quand j’étais pauvre, 

À Geneviève.

car j’ai été pauvre, Mademoiselle...

CAPRON.

Vous voyez qu’on n’en meurt pas...

DE LA TROUDE.

Au contraire.

DUHORMEL, reprenant.

Quand j’étais pauvre, je ne pouvais admettre qu’il y eût des chasses privilégiées... et, sincèrement je m’indignais que l’on n’accordât pas à tout le monde le droit de chasser, au moins, sur les domaines de l’État... Quand je suis devenu riche, j’ai changé d’avis, tout d’un coup...

CAPRON.

Parbleu... Vous avez ouvert les yeux... vous avez vu clair...

DUHORMEL.

Immédiatement, j’ai compris l’utilité économique des grandes chasses, où l’on voit des gens dévoués dépenser trois cent mille francs, par an, à nourrir des faisans.

CAPRON.

« L’utilité économique des grandes chasses », voilà le mot...

DUHORMEL.

Car enfin... la main sur la conscience... est-ce qu’un pauvre – un braconnier par exemple – pourrait dépenser trois cent mille francs, à nourrir, dans une chasse, des faisans ?...

CAPRON, à Robert.

Parez ce coup-là, jeune homme...

DUHORMEL.

Et ces trois cent mille francs... où vont-ils ? Ils vont à tout le monde... à la masse...

CAPRON.

Admirez combien la Société est maternelle... au braconnier lui-même.

DUHORMEL.

Bien entendu... chacun en profite...

CAPRON.

Irréfutable ?... Économiquement, scientifiquement, mathématiquement irréfutable... Toute la question est là...

DUHORMEL.

Et elle est encore en ceci que mon exemple prouve qu’il est très facile à tout le monde de devenir riche... avec de l’ordre, de l’économie... et le respect des lois...

CAPRON.

Eh bien ! allez leur prêcher ces saines doctrines !... Ils vous traiteront d’exploiteur, et ils vous hurleront la Carmagnole au visage !... 

Il fait quelques pas, furieux, piétinant, les mains croisées derrière le dos. Puis, tout à coup, faisant le geste de serrer une vis.

Leur serrer la vis... Il n’y a que ça... 

À Robert, qui s’est rapproché du groupe.

Oui... Oui... riez, haussez les épaules... Vous êtes jeune... vous croyez à toutes ces balivernes... mais vous en reviendrez...

DUHORMEL.

Nous avons tous été comme ça... nous avons tous été comme vous, Robert... C’est la vie... mais c’est l’expérience de la vie qui se charge de rectifier nos idées et de nous guérir de nos emballements... Ah ! la vie !... Elle n’est pas toujours drôle... pour nous surtout...

DE LA TROUDE.

Nous avons des tourments, des déceptions, des souffrances, des affaires, de lourdes obligations que les pauvres ne connaissent point... Ils sont libres, les pauvres... Ils font ce qu’ils veulent... Ils n’ont à penser qu’à soi... Tandis que nous... 

Il soupire.

Mais ce qu’il y a d’affreux dans notre situation, c’est que nous ne pouvons même pas devenir pauvres, quand nous le voulons... Ainsi, tenez, ma chère Geneviève... j’ai toujours rêvé ce joli rêve... Je voudrais avoir un petit champ, avec une toute petite maison... et une toute petite vache... et un tout petit cheval... et deux mille francs... pas un sou de plus... deux mille francs... que je gagnerais en cultivant ce petit champ... Être pauvre... quelle joie !... comme ce serait charmant !... quelle idylle exquise et virgilienne. Ne plus avoir de responsabilités sociales... plus de dilatation d’estomac... plus de neurasthénie... plus de goutte !... car les pauvres ignorent la goutte, les veinards... Eh bien, je ne puis pas, même par le rêve, être ce pauvre heureux, candide et bien portant...

GENEVIÈVE.

Qui vous en empêche ?

DE LA TROUDE.

Mais, ma chère enfant, j’ai trop d’hôtels, de châteaux, de forêts, de chasses, d’amis, de domesticité... Je suis rivé à ce boulet : la richesse !... 

Soupirant.

Il faut bien que je le tire !...

Capron et Duhormel approuvent, en soupirant, eux aussi, et levant les bras au ciel.

GENEVIÈVE, se levant et allant vers la porte.

Et mon père qui ne vient pas ?... Je suis vraiment inquiète...

DE LA TROUDE, à Duhormel et à Capron.

Vous le voyez... elle est inquiète... Est-ce que les pauvres sont jamais inquiets, eux ?... 

Il se lève.

Et ils nous envient !... 

En se retournant, il voit Robert qui est revenu s’appuyer à la grande baie de l’atelier.

Pourquoi restez-vous dans votre coin ?... Pourquoi ne dites-vous rien ?...

ROBERT, pendant toute cette scène, a donné des signes d’énervement.

Et que pourrais-je vous dire ?... Vous êtes les sourds éternels... Vous n’entendez pas plus ce qui vous implore que ce qui vous menace !... Avec moins de pitié encore, avec un orgueil plus féroce et plus âpre, vous êtes pareils à ceux d’il y a cent ans... Quand la Révolution était déjà sur eux... qu’elle leur enfonçait dans la peau ses griffes, et qu’elle leur soufflait au visage son haleine de sang... ils disaient, comme vous : « Mais non, ça n’est rien ! ç’a toujours été comme ça !... L’heure du pauvre ne viendra jamais !... » Elle est venue, pourtant... avec le couperet !...

CAPRON.

Qu’est-ce que vous nous chantez-là ?... La Révolution !... c’est nous qui l’avons faite !

ROBERT.

Vous l’avez faite !... mais elle vous emporte aujourd’hui !...

On entend un bruit confus, des clameurs encore lointaines, des chants. Robert ouvre la fenêtre et la main dans la direction du bruit.

Entendez-vous, seulement ?...

Tous ils tendent le cou vers la fenêtre.

CAPRON.

Qu’est-ce que c’est ?...

ROBERT.

C’est le Pauvre qui vient !... 

Silence dans l’atelier. Les clameurs se rapprochent. Les chants se précisent. Tous les trois ils écoutent, le cou, de plus en plus étiré, immobiles, très pâles.

C’est le Pauvre qui vient !... le Pauvre que vous niez, monsieur de la Troude... le Pauvre que vous labourez, que vous soulevez en grosses mottes rouges, monsieur Capron. 

Les cris de : « Vive la grève ! » sont presque distincts.

L’entendez-vous venir, cette fois ?... Il vient ici aujourd’hui... Demain, il sera partout ?... 

Dans le bruit sourd, le roulement d’une troupe en marche, on entend les rythmes de la Carmagnole.

Je crains, en effet, monsieur Duhormel, que votre chasse soit un peu compromise... 

Robert ferme la fenêtre.

Alors, c’est fini !... Vous ne dites plus rien ?... Et votre ardeur de combat... votre héroïsme ?... En déroute déjà ?... Quoi !... il a suffi que quelques pauvres chantent sur un chemin... pour que, maintenant, vous soyez-là... silencieux... et pâles de terreur ?...

CAPRON.

De terreur ?... Qu’est-ce que vous dites !... Vous !... Moi !... Ah ! par exemple... 

Le bruit des clameurs augmente... montrant le poing à la fenêtre.

Misérables !...

DE LA TROUDE, dominant sa peur.

Laissez donc !... Ils sont ivres !...

ROBERT.

Ivres ? Peut-être... Mais de quoi ?... Le savez-vous ?

CAPRON.

Ah ! vous m’embêtez à la fin, vous ! Pourquoi êtes-vous ici, aujourd’hui ? Pourquoi êtes-vous ici ?... C’est clair, maintenant !... Ah ! Ah ! ce sont vos amis !... Vous êtes venu... Parbleu !

ROBERT.

Remettez-vous, monsieur !...

DUHORMEL.

Allons donc !... allons donc !... Ce n’est pas sérieux... Je ne puis pas admettre que ce soit sérieux !... Ils s’amusent !...

GENEVIÈVE, anxieuse, les yeux toujours sur la porte.

Et mon père !... Mon père qui ne vient pas !...

CAPRON.

A-t-on fermé les grilles du château ?...

GENEVIÈVE, affolée, sonne, va dans le vestibule, et se penche sur la balustrade de l’escalier.

Joseph !... Adèle !... Baptiste !... 

Elle se penche davantage.

Fermez les grilles... faites fermer les grilles... 

Agitée et tremblante, elle rentre dans l’atelier où Robert essaie de la calmer.

Mon Dieu ! mon Dieu !...

CAPRON.

Pourvu que nous puissions rentrer chez nous ! 

Hargand paraît.

Ah ! enfin, voici Hargand !...

GENEVIÈVE.

Mon père !... mon père !...

Tous entourent Hargand.

 

 

Scène VI

 

ROBERT, GENEVIÈVE, CAPRON, DUHORMEL, DE LA TROUDE, HARGAND

 

CAPRON.

Eh bien ?

HARGAND, regardant ses amis l’air étonné, presque méprisant.

Rassurez-vous, mon cher Capron... les grilles sont fermées...

CAPRON.

Oui... mais... la route ?...

HARGAND.

La route est libre par le haut du parc... J’ai donné l’ordre d’atteler vos chevaux... Vous pourrez rentrer chez vous, sans crainte... Vous en serez quitte pour faire un détour.

CAPRON.

Partons, alors !...

Les clameurs qui n’ont pas cessé, arrivent plus violentes. On entend très distinctement : « À bas les Hargand ! Vive la grève ! ».

DE LA TROUDE.

Partons... partons !... Jamais je n’aurais cru... Et mon chapeau !... Où est mon chapeau ?... 

Il cherche vainement son chapeau.

C’est abominable !... Car enfin... la grève ici !... Où allons-nous ?... mon chapeau ?...

HARGAND, il prend le chapeau visible sur un meuble.

Ne vous agitez pas ainsi, La Troude !... Le voici !... Et partez !...

CAPRON, solennel et prenant les mains d’Hargand.

Mon cher Hargand... vous avez épuisé tous les moyens de conciliation... vous les avez gorgés... Pour ces bandits, vous vous êtes dépouillé... Vous leur avez donné jusqu’à votre chemise... Que veulent-ils encore ?... Ah ! non ! Vous n’avez pas à hésiter... La parole, maintenant, n’est plus qu’aux fusils... De l’énergie, mon ami !... et des troupes surtout !... des troupes, des troupes !... Songez que ce n’est pas seulement vous et vos usines que vous défendez... c’est nous, diable !... c’est la liberté du travail... c’est la société !...

DUHORMEL.

Ne cédez pas d’un pouce !... Ils auront vite capitulé !...

CAPRON.

Ah !... si vous leur aviez serré la vis !... Vous l’ai-je assez dit !...

DE LA TROUDE.

Je suis à jamais dégoûté du libéralisme !... De l’énergie !...

HARGAND, obsédé.

Oui... oui... Comptez sur moi !... Au revoir... Partez !

CAPRON.

Vous êtes sûr au moins que la route est libre ?

HARGAND.

Sûr... Mais partez !...

CAPRON.

Et des troupes !... tout de suite !...

DUHORMEL.

Un exemple... un exemple terrible !...

DE LA TROUDE.

Nous comptons sur vous !...

HARGAND.

Oui... oui !... 

Adieux... Ils partent, tous les trois... Ironique, les regardant partir.

Ah ! les pauvres diables. Et ce sont mes alliés ?

 

 

Scène VII

 

HARGAND, ROBERT, GENEVIÈVE

 

Au dehors, cris, clameurs, chants, avec des flux et des reflux, comme des vagues. Hargand, un peu sombre, mais très calme, s’est assis dans un fauteuil, entouré de Geneviève, tremblante, et de Robert, tristement songeur.

HARGAND.

Donne-moi un peu d’eau, Geneviève. 

Geneviève verse dans un verre de l’eau qu’Hargand boit avidement.

Merci, mon enfant !... 

Un court silence.

Et toi, Robert ?

ROBERT.

Mon père !...

HARGAND.

Ta place n’est plus ici... Je ne veux pas t’obliger à choisir entre tes sentiments... tes idées et moi !...

ROBERT.

Mon père !...

HARGAND.

Tu partiras ce soir !

ROBERT.

J’allais vous le demander, mon père... 

Gêné et timide.

Mais, avant de partir, permettez-moi...

HARGAND, l’interrompant.

Pas un mot, je t’en prie !... Je ne te reproche rien... je ne t’accuse de rien !... 

Au milieu du bruit, on entend distinctement « Vive Robert Hargand ! Vive la grève ! ». Robert, stupéfait, veut protester. Hargand l’arrête d’un geste. Court silence très pénible. Enfin, le cœur serré, la voix un peu altérée, Hargand reprend.

Je ne t’accuse de rien !... Mais n’augmente pas, par d’inutiles paroles... la distance douloureuse que cet... événement met, aujourd’hui, entre nous deux !...

ROBERT.

Mon père !... mon père !...

HARGAND, très noble,

Entre nous deux, mon enfant, il ne doit y avoir, désormais, que du silence !

Il se lève.

ROBERT, ému, se précipitant dans les bras de son père.

Je vous aime... je vous respecte !... Et j’ai confiance... dans votre pitié... dans votre justice...

À ce moment, une pierre, lancée du dehors ayant brisé, l’un des carreaux de la baie, vient rouler au pied d’Hargand. Geneviève pousse un cri.

HARGAND, ramassant la pierre.

La justice !...

Il pose la pierre sur un meuble. Rideau.

 

 

ACTE III

 

Le cabinet d’Hargand. Meubles sévères et riches. Porte au fond. À droite et à gauche de la porte, grandes bibliothèques. Les murs couverts de tapisseries anciennes. Sur la cheminée, placée entre deux fenêtres, un buste de marbre. En face de la cheminée, grand bureau, chargé de papiers. Fauteuils à dossier haut. Divans. Vitrines avec des échantillons de minerais et de pierre.

Au lever du rideau, Hargand, assis à son bureau, travaille. Un domestique introduit Maigret. Maigret s’assied, en face d’Hargand, de l’autre côté du bureau.

 

 

Scène première

 

HARGAND, MAIGRET

 

MAIGRET, apercevant une lampe, près d’Hargand, sur le bureau en désordre.

Ah !... vous ne vous êtes pas encore couché, cette nuit !...

HARGAND.

Je me suis reposé, quelques heures, sur ce divan... Quelles nouvelles ?

MAIGRET.

Les ajusteurs ne sont pas venus à l’atelier... Ils ont fraternisé avec les grévistes... C’était prévu !... J’ai dû faire éteindre les machines.

HARGAND.

Pas de scènes de violence, comme hier ?

MAIGRET.

Non... la nuit a été relativement calme... Hier soir, Jean Roule a réuni les grévistes dans le Pré-du-Roy... Debout, sur une table, éclairé par la lumière de quelques cierges... il leur a lu des récits populaires... des récits enflammés de massacres, de supplices, de bûchers... Puis, il les a exhortés au martyre... Quand il était fatigué, Madeleine reprenait le livre et continuait de lire d’une voix étrangement pénétrante... Soit lassitude, soit que cela ne les intéressât pas... il n’y avait là que fort peu d’hommes... La foule était surtout composée de femmes qui écoutaient, dans un grand silence... et recueillies, comme à la messe... Ils se sont retirés sans bruit ni désordre !...

HARGAND.

Singulière et déconcertante figure que ce Jean Roule !... Dans un autre temps, c’eût été, peut-être, un grand homme... un grand apôtre...

MAIGRET.

Je ne sais pas ! Mais, dans le nôtre, c’est un dangereux coquin. Heureusement qu’il manque de sens politique et qu’il ignore ce qu’il veut et où il va !... Sans cela, avec le puissant ascendant qu’il exerce sur ces esprits faibles... ce serait une lutte plus terrible... et atroce.

HARGAND.

Il faut redouter les mystiques... plus que les autres... car, plus que les autres, ils vont au cœur des foules... qui ne s’exaltent que pour ce qu’elles ne comprennent pas... Et cette Madeleine !... Quelle étonnante transformation !...

MAIGRET.

Elle est peut-être plus à craindre que Jean Roule... Il y a dans ses yeux un feu sombre !...

Un silence.

HARGAND.

Vous êtes sûr qu’il n’y a toujours pas d’argent ?

MAIGRET.

J’en suis sûr !... Ils commencent à souffrir de la faim... Ce n’est pas le pillage de l’épicerie Rodet, ni le sac des boulangeries qui les mèneront loin... Oui, mais, demain ?

HARGAND.

En somme ?

MAIGRET.

En somme, malgré l’apparence pire, moins d’enthousiasme... moins de foi !... Et quelques-uns murmurent déjà contre Jean Roule... Ces pauvres diables sont désormais incapables de résister à huit jours de famine !...

HARGAND.

Je ne comprends pas l’idée de Jean Roule d’avoir refusé le concours des députés radicaux et socialistes... De ce fait seul, il a coupé les vivres à la grève... Qu’espère-t-il ?

MAIGRET.

Le miracle !... Faire éclater, dans les âmes, l’héroïsme et le sacrifice des martyrs... 

Il hoche la tête.

Ça n’est plus de notre époque, heureusement !...

HARGAND, rêveur.

Peut-être !

MAIGRET, sceptique.

Quoi qu’il en soit, il est temps que les troupes arrivent !...

HARGAND.

Elles arrivent aujourd’hui... Ah ! ce n’est pas sans tristesse que je me suis résigné à cette extrémité... Car maintenant, il suffit de la moindre excitation, de la moindre provocation... d’un malentendu... pour que le sang coule !... 

Un silence.

Pouvais-je faire autrement ?... Il y a ici des existences innocentes et menacées que j’ai le devoir de protéger... Et puis, je compte que les troupes useront de leur force avec modération... 

Un silence.

Et mon fils...

MAIGRET.

J’allais vous en parler... M. Robert a eu, hier soir, avant la réunion des grévistes au Pré-du-Roy, une entrevue avec Jean Roule...

HARGAND.

Ça n’est pas possible !

MAIGRET.

Pardonnez-moi !...

HARGAND.

Vous en êtes certain ?

MAIGRET.

Oh ! certain !

HARGAND.

Et dans quel but ?... 

Maigret fait un geste par où il exprime qu’il ne sait rien de plus.

Depuis que les grévistes le ramenèrent aux cris de « Vive Robert Hargand !... », de la gare, où, sur mon ordre, il partait, jusqu’ici, où il est resté leur prisonnier... Robert semblait avoir compris la situation anormale et honteuse où ce coup de main le mettait vis-à-vis d’eux, et vis-à-vis de moi... Mais... en effet... hier, je l’ai trouvé plus agité que de coutume... plus sombre aussi !... J’ai cru, à plusieurs reprises, qu’il avait quelque chose à me dire... Il ne m’a rien dit !...

MAIGRET.

Peut-être a-t-il tenté, près de Jean Roule, une démarche de conciliation !...

HARGAND.

Elle me serait souverainement pénible et humiliante !... 

Un silence.

De toutes les tristesses de ces tristes jours, la plus profonde... Maigret... celle qui m’a laissé au cœur une blessure qui ne guérira peut-être jamais... ça été... cette affreuse... cette infernale pensée qu’ils ont eu de dresser... oh ! malgré lui... malgré lui, certes... le fils en face du père !... C’est effrayant comme un parricide ?...

MAIGRET.

N’exagérez rien, monsieur ! Ils ont pensé qu’en l’empêchant de partir... ils auraient près de vous quelqu’un qui leur serait utile... qui plaiderait leur cause... qui finirait peut-être par vous arracher des concessions... Enfin, M. Robert est une nature généreuse et droite !...

HARGAND.

Mais d’une exaltation qui me fait peur !... Son âme est un volcan... il y bouillonne... il y gronde d’étranges laves !...

MAIGRET.

Ne vous alarmez donc pas ainsi !... Votre fils a un sentiment profond de son devoir !...

HARGAND.

Oui... mais où croit-il qu’est son devoir ? Je n’en sais rien ! 

Silence.

Ah ! tenez, mon cher Maigret... moi aussi, je suis troublé... mécontent de moi-même... mon cœur est dévoré d’angoisses !... Je me demande si j’ai bien fait tout ce qu’il y avait à faire !... s’il n’y avait pas autre chose à faire... pour ces pauvres bougres, après tout !...

MAIGRET.

Ce n’est pas l’heure, monsieur, de vous poser ces questions... Vous avez, et nous avons tous besoin de votre fermeté d’âme... de votre grand esprit de décision !... Et je vous le dis, moi !... Vous êtes sans reproche vis-à-vis de vous-même !... Tout ce qu’il est possible de faire, vous l’avez fait !... Voyons !... existe-t-il, en France, une maison où le travail soit aussi rétribué, où l’individu soit aussi respecté ?... Aujourd’hui, vous ne devez avoir qu’une pensée et qu’un but : vaincre la grève !... Après, vous pourrez rêver !...

HARGAND, se passant les mains sur le front.

Allons !... 

Il réunit dans un carton des feuilles éparses sur son bureau, et le passe à Maigret.

Le courrier... Vous y trouverez des propositions de l’Allemagne qui m’offre d’assurer les commandes durant la grève... Elles sont un peu lourdes et peut-être inopportunes ?... Enfin, c’est à voir !... Étudiez-les... Vous m’en direz votre avis, ce soir !... 

Il se lève. Maigret aussi se lève et se dispose à partir.

Vous avez pris les dispositions pour la nourriture des troupes ?

MAIGRET.

Tout est prêt...

HARGAND.

Pas de coup de main à craindre ?

MAIGRET, hochant la tête.

Heu !... Ce que j’ai de gendarmes occupent deux boulangeries...

HARGAND, il lui tend la main.

Excusez, mon cher Maigret, ma petite défaillance de tout à l’heure... vous qui portez, d’un cœur si calme, presque tout le poids de la haine de ces furieux... 

Maigret fait des gestes de dénégation.

Au revoir !

MAIGRET.

Au revoir, monsieur Hargand !... 

Maigret sort. Hargand range un instant des papiers sur son bureau. Puis il sonne. Un valet de chambre se présente.

Prévenez monsieur Robert que je l’attends ici !...

Le domestique sort. Hargand songeur se promène dans la pièce. Puis il va s’appuyer le dos au marbre de la cheminée. Robert entre.

 

 

Scène II

 

HARGAND, ROBERT HARGAND

 

En présence de son fils, Hargand, perd, peu à peu, de son calme. Progressivement, de songeuse et mélancolique qu’elle était à la scène précédente, l’expression de son visage devient nerveuse, agressive. On sent pourtant qu’il fait des efforts pour se dominer.

HARGAND.

Assieds-toi et causons.

ROBERT, il s’assied.

Je vous écoute, mon père !

HARGAND, d’un ton âpre.

Après ta rentrée triomphale ici... triomphale, n’est-ce pas ?... C’est bien cela !...

ROBERT.

Oh ! mon père ?

HARGAND.

De quel autre mot veux-tu que je me serve ?... Porté, ramené ici, comme un drapeau... comme leur drapeau...

ROBERT.

Sur quel ton vous me parlez, mon père !... Et pourquoi évoquer encore le souvenir d’un incident qui nous fut si douloureux, à tous les deux !...

HARGAND, essayant de se contenir.

Enfin... après... ce qui s’est passé... il avait été convenu... 

Avec ironie.

Et je ne pouvais pas exiger davantage de tes convictions... car les sentiments de famille... le respect... 

Robert regarde son père avec une grande tristesse.

Enfin... enfin... il avait été convenu que tu resterais... neutre... dans les événements qui se déroulent ici !... Je pensais qu’un tel engagement, vis-à-vis de toi-même et dans les circonstances que tu sais... dût être sacré !...

ROBERT.

Y ai-je manqué ?

HARGAND.

Comment appelles-tu ces entrevues clandestines que vous avez, toi, mon fils, et Jean Roule, le chef de la grève ?...

ROBERT, avec un peu d’étonnement.

Ces entrevues !... 

Ferme.

Je suis allé à lui... une seule fois... hier !... C’est vrai !

HARGAND.

Tu l’avoues ?... Ah ! tu l’avoues ?...

ROBERT.

Pourquoi ne l’avouerais-je pas ?... J’ai agi comme je devais agir... Croyez-vous donc que cette démarche que j’ai faite avait un caractère d’hostilité contre vous ?

HARGAND.

Hostilité ou médiation, elle m’est un outrage ! T’avais-je prié d’intervenir ?... En vertu de quoi, t’es-tu arrogé cet étrange mandat ?... Et comment n’as-tu pas senti qu’une démarche de toi, dans un tel moment, et quelle qu’elle fût, ne pouvait être qu’une diminution de mon autorité... et que c’était une arme de plus, peut-être, que tu mettais dans la main de mes ennemis ?... Si tu l’as senti, comment as-tu osé cela ?...

ROBERT.

Comment aurais-je pu diminuer votre autorité... et armer leur révolte ?... Puisque c’est en mon nom seul que j’ai parlé ?

HARGAND.

En ton nom ?... Et de quel droit ?... Tu n’es rien ici... rien... rien !

ROBERT.

Je suis un homme !

HARGAND, impérieux.

Tu es mon fils !

ROBERT.

Ai-je donc, en naissant de vous, renoncé à penser selon mes idées... aimer selon mon amour, vivre selon mon destin ?... J’accomplis mon destin !...

HARGAND, s’emportant.

Et ton destin, n’est-ce pas, c’est de te révolter contre moi... de fraterniser avec mes ennemis ?... Ai-je été assez bête... assez aveugle... en te rappelant à moi !... Ton destin ?... Ce sont des cris abominables de vive Robert Hargand !... que j’entends à toutes les minutes, et qui ne cessent de me déchirer, de me traverser le cœur, comme des coups de couteau !... Ces menaces de meurtre... ces incendies... ces pillages... tout ce qui bout dans l’âme de ces sauvages, déchaînés en ton nom, contre moi... le voilà ton destin !... Aie donc le courage de l’appeler par son nom : l’ambition !... Et peu t’importe qu’elle se satisfasse sur la mort de ton père... et la ruine des tiens !...

ROBERT, il se lève.

Je n’ai pas d’autre ambition que le bonheur des hommes... J’y ai sacrifié ma fortune, ma jeunesse, j’y sacrifierais ma vie !

HARGAND.

Et la mienne !...

ROBERT.

Vous êtes trop nerveux, mon père... et vous parlez sans justice... Il ne faut point qu’il se prononce entre nous des paroles irréparables... Permettez-moi de me retirer !

HARGAND.

Reste... reste !... 

Il marche dans la pièce avec agitation. Ensuite il vient se rasseoir devant son bureau. Essayant de se dominer.

Qu’est-ce que c’était que cette démarche ?... J’ai besoin de la connaître...

ROBERT, il se rassied aussi.

Je n’ai pas à vous la cacher... Hier, j’ai appris de Geneviève que vous aviez demandé des troupes pour réprimer la grève... et qu’elles arrivent aujourd’hui... 

D’un ton pénétré.

J’ai compris que c’était la catastrophe... je n’ai pu supporter l’idée que des centaines d’hommes... pour un malentendu qu’il est possible encore de dissiper... allaient mourir ici !... Du sang ici !... Du sang sur cette maison et sur vous !... 

Un temps.

Alors, je suis allé trouver Jean Roule.

HARGAND.

Pourquoi, lui... et pas moi ?... Pourquoi ne m’as-tu pas parlé à moi ?

ROBERT.

Hélas ! mon père, vous me l’aviez défendu... Et, d’ailleurs, je me suis dit que c’était inutile !

HARGAND.

Qu’en savais-tu ?

ROBERT.

Je vous connais assez pour savoir que cette résolution terrible, vous ne l’aviez pas prise par hasard, et sans de longs combats avec vous-même... Je n’avais pas de chance d’être écouté... 

Sur un mouvement d’Hargand.

Oh ! mon père, je vous en supplie... ne vous attachez pas à la lettre seule de mes paroles... ne retenez que le sens que je leur donne, et l’intention respectueuse qui me les dicte !... Jean Roule, si exalté, si violent, n’est pas inaccessible à la raison... Et je lui crois une âme remplie de pitié... J’essayai de lui faire comprendre la responsabilité qu’il encourrait... et qu’il tenait des milliers de vie dans ses mains... De lui-même, il me promit qu’il viendrait aujourd’hui vous porter de nouvelles propositions... Je n’avais pas à en discuter les termes avec lui... Je n’avais à prendre d’engagements vis-à-vis de lui... De son côté, il ne m’a promis rien d’autre que de venir ici !... Voilà tout !

HARGAND.

Je ne le recevrai pas... je ne le reconnais pas... je l’ai chassé de l’usine !

ROBERT.

Vous l’avez chassé... Mais cinq mille ouvriers l’ont élu !...

HARGAND.

Cinq mille factieux ! Je n’ai pas à leur obéir. Qu’ils se soumettent d’abord !

ROBERT.

Et s’il vous apportait la paix ?

HARGAND.

Au prix de concessions absurdes et déshonorantes ?... Non... non !... C’est une folie que d’y songer... 

Il se lève et se remet à marcher dans la pièce. Silence.

Nous nous sommes dit, tout à l’heure, des paroles inutilement blessantes... Cela ne remédie à rien... et cela fait du mal !... Parlons raison... 

Il vient s’appuyer le dos à la cheminée.

Je ne crois pas être un mauvais homme... Je t’ai prouvé que je n’étais pas, non plus, un tyran... que j’avais, au contraire, un sentiment très vif de la liberté des autres... Je t’ai laissé te développer, selon toi-même et dans le sens de ta nature... Tu ne peux pas me reprocher d’avoir jamais contrarié tes idées...

ROBERT, vivement.

Et je vous en suis reconnaissant... Oh ! je vous le jure !... de toutes les forces de mon cœur !...

HARGAND.

Pourtant, je les jugeais chimériques... dangereuses... en tout cas, très lointaines des miennes ! Et elles brisaient le rêve que j’avais longtemps caressé de faire de toi le collaborateur de mes travaux... et... quand je ne serai plus... le gardien fidèle de tout ce que j’ai créé ici... 

Avec de l’émotion et de l’altération dans la voix.

Je n’avais pas prévu... la situation logique, cependant, et fatale... et douloureuse... Dieu le sait !... 

Il s’interrompt... Robert, très triste, très ému aussi, se met la tête dans ses mains.

M’entends-tu ?

ROBERT.

Oh ! mon père !... mon père ! vous me brisez l’âme !...

HARGAND, poursuivant péniblement.

Enfin, je n’avais pas prévu... ce qui est arrivé... et que mon libéralisme paternel amènerait... un jour... cette chose affreuse... de nous parler... de nous regarder... non pas... de père à fils... mais d’ennemi à ennemi !...

ROBERT, vivement et se levant.

Ne dites pas cela, je vous en supplie... 

Avec élan.

Je vous aime... je vous aime !

HARGAND.

Mais si nous ne nous aimions plus, mon pauvre enfant... 

Un temps.

...serions-nous aussi malheureux ?...

ROBERT.

Mon père !... mon père !...

Il fait un pas pour aller vers son père, et retombe sur son siège, accablé. Un silence.

HARGAND.

Écoute-moi encore ! Dans la vie, je n’ai pas eu d’autre passion... que le travail... non pour l’argent, les richesses, le luxe... mais pour la forte et noble joie qu’il donne... et aussi, depuis quelques années, pour l’oubli qu’il verse au cœur !... Je puis me rendre cette justice que mon rôle social, mon rôle de grand laborieux aura été utile aux autres, plus que les théories nuageuses... les vaines promesses... et les impossibles rêves... Par tout ce que j’ai produit, par tout ce que j’ai tiré de la matière... si je n’ai pas enrichi les petites gens... du moins, j’ai considérablement augmenté leur bien-être... adouci la dure condition de leur existence... en les mettant à même de se procurer à bon marché des choses nécessaires et qu’ils n’avaient pas eues, avant moi... et que j’ai créées pour eux... pour eux !... J’ai été sobre de paroles... mais j’ai apporté des résultats... fourni des actes... Est-ce vrai ?

ROBERT.

Je n’ai jamais nié la bonne volonté de vos intentions... ni la persistance de vos efforts ?...

HARGAND.

Quant aux rapports sociaux que j’ai établis – au prix de quelles luttes – entre les ouvriers et moi... j’ai été aussi loin que possible dans la voie de l’affranchissement... tellement loin, que mes amis me le reprochent comme une défaillance... comme une abdication... Enfants, je me préoccupe de les élever et de les instruire... hommes, de les moraliser, de les amener à la pleine conscience de leur individu... vieillards, je les ai mis à l’abri du besoin... Chez moi, ils peuvent naître, vivre et mourir...

ROBERT, interrompant.

Pauvres !... 

Un temps.

Oui, vous avez fait tout cela... et c’est toujours... toujours de la misère !...

HARGAND, d’une voix plus haute.

Ce n’est pas de ma faute !

ROBERT.

Est-ce de la leur ?

HARGAND.

Puis-je donc transgresser cette intransgressible loi de la vie qui veut que rien ne se crée... rien ne se fonde que dans la douleur ?

ROBERT.

Justification de toutes les violences... excuse de toutes les tyrannies... parole exécrable, mon père !

HARGAND.

Elle a dominé toute l’histoire !

ROBERT.

Tortures... massacres... bûchers !... voilà l’histoire !... L’histoire est un charnier... N’en remuez pas la pourriture... Ne vous obstinez pas toujours à interroger ce passé de nuit et de sang !... C’est vers l’avenir qu’il faut chercher la lumière... Tuer, toujours tuer ! Est-ce que l’humanité n’est point lasse de ces éternelles immolations !... Et l’heure n’a-t-elle point sonné, enfin, pour les hommes, de la pitié ?

HARGAND.

La pitié !... 

Il se promène fiévreusement.

La pitié est un déprimant... un stupéfiant... Elle annihile l’effort et retarde le progrès... elle est inféconde... Celui qui crée... n’importe quoi... le savant qui lutte avec la nature... pour lui arracher son secret... l’industriel qui dompte la matière pour conquérir ses forces, les faire servir au besoin de l’homme... et les adapter... en formes tangibles, à son bonheur, ceux-là n’ont pas le droit de s’arrêter à la pitié !... Leur action dépasse la minute où ils vivent... franchit l’espace infime que leur regard embrasse... se répand de l’individu au peuple, sur le monde tout entier... Et pour quelques existences indifférentes qu’ils écrasent autour d’eux... songe à toutes celles qu’ils embellissent et qu’ils libèrent !... J’aurais pu... j’aurais dû être cet homme-là... Ayant ignoré la pitié, j’aurais atteint à un plus grand rêve, peut-être !...

ROBERT.

Vous vous calomniez, mon père !

HARGAND.

Non... je me regrette !... 

Un temps.

Et le voilà aujourd’hui, le résultat de cette pitié imbécile, que je n’ai pas su... que je n’ai pas pu... étouffer en moi !... l’écroulement de toutes mes espérances et des ruines !... 

Violent.

Mais c’est fini !... Ils veulent un maître... ils l’auront !...

ROBERT.

Prenez garde ! Ces existences que vous écrasez... par quel étrange orgueil les jugez-vous indifférentes ?... Au nom de quelle justice... supérieure à la vie elle-même... les condamnerez-vous à mourir ?... Vous n’êtes comptable envers l’humanité que des existences immédiates dont vous avez assumé la protection... non des autres. Et n’avez-vous jamais pensé, sans un frisson... que vous pouviez être le meurtrier de l’inconnu sublime... qui pleure quelque part... chez vous, peut-être !...

HARGAND, hausse les épaules et se promène, très agité. Un temps.

Eh bien ! qu’ils commencent !...

ROBERT.

Comment osez-vous demander à des faibles... à des ignorants... à de pauvres petites âmes d’enfant, obscures et balbutiantes, de se hausser jusqu’à un effort divin où vous-même, mon père, vous ne voulez pas... vous ne pouvez pas élever votre intelligence et votre grand cœur !...

HARGAND.

Tu t’exaltes avec des mots... tu te grises avec du vent... Assez de phrases... des actes !... Voyons !... Quand on parle si haut... avec une telle certitude... c’est que l’on a une formule claire... un programme net... En as-tu un ?... Expose-le moi... et je l’applique tout de suite !...

ROBERT.

À quoi bon, mon père, puisqu’il est tout entier dans un mot que vous niez ?

HARGAND, colère.

Dans un mot !... dans un mot !... Parbleu ?

ROBERT.

Et puisque vous êtes décidé, d’avance, à ne voir, dans tout ce que je pourrais vous dire, que des mots... à n’y entendre que du vent...

HARGAND.

Parbleu !... Je le savais bien !... Tu te dérobes !... Et ils sont tous comme ça !... 

Ne se contenant plus.

Mais quand on n’a que des mots à offrir à de pauvres diables... quand c’est avec des mots... des mots seuls... qu’on les corrompt, qu’on les grise... qu’on les mène à la mort... sais-tu ce que l’on est ?... le sais-tu ?... Un imbécile ou un assassin !... Choisis !

ROBERT, avec effort.

Vous avez raison !... Nos pensées vont s’éloignant l’une de l’autre de plus en plus... C’est une chose trop... trop... douloureuse !... Je me retire.

HARGAND, après un silence, d’une voix méprisante.

En effet ! Tu peux te retirer !

À ce moment, entre un valet de chambre.

 

 

Scène III

 

HARGAND, ROBERT HARGAND, LE VALET DE CHAMBRE

 

HARGAND.

Qu’est-ce que c’est ?

LE VALET DE CHAMBRE.

Ce sont les délégués des grévistes qui se sont présentés à la grille du château... Ils demandent à parler à monsieur...

HARGAND.

Ha ! ha ! Combien sont-ils ? 

Le valet de chambre passe un papier à Hargand, sur un plateau.

Louis Thieux... Jean Roule... Anselme Cathiard... Pierre Anseaume, etc, etc... Six !... 

Il déchire le papier.

C’est bien !... 

Hargand et Robert échangent des regards froids. Au valet de chambre.

Qu’on leur ouvre les grilles... qu’on les fasse entrer !... 

Le valet de chambre veut se retirer.

Savez-vous si M. Maigret est chez lui ?...

LE VALET DE CHAMBRE.

M. Maigret a prévenu l’antichambre... qu’il rentrait chez lui !...

HARGAND.

Dites à Baptiste de l’aller chercher !... que M. Maigret m’attende dans la salle de billard !...

LE VALET DE CHAMBRE.

Bien, monsieur !

Il sort. Robert aussi s’achemine vers la porte.

 

 

Scène IV

 

HARGAND, ROBERT

 

HARGAND.

Reste, toi !... 

Mouvement de Robert.

Je consens à les recevoir... Mais je veux que tu assistes à l’entrevue. 

Sur un geste de Robert, durement.

Je le veux !... C’est bien le moins, je pense ?

ROBERT.

Pourquoi, mon père ?...

HARGAND.

Parce que je le veux !...

Robert fait un geste résigné. Hargand arpente la pièce avec agitation. Ensuite, il vient s’asseoir à son bureau, où il brutalise des papiers. Long silence. Entrent les délégués.

 

 

Scène V

 

HARGAND, ROBERT, JEAN ROULE, LOUIS THIEUX, TROIS AUTRES DÉLÉGUÉS

 

Ils entrent lentement, la casquette à la main, Jean Roule, le premier, sombre, mais très calme, suivi de Louis Thieux, courbé, un peu blanchi, embarrassé et gauche. Ils se rangent devant le bureau d’Hargand, intimidés par la richesse sévère de la pièce. Louis Thieux a les yeux fixés sur le tapis, les autres tournent leurs casquettes dans leurs mains, à l’exception de Jean Roule, qui, très droit, le poing sur la hanche, reste libre et hautain, sans provocation. Hargand n’a pas bougé. Le corps, légèrement incliné en arrière, le coude appuyé au bras du fauteuil, et le menton dans sa main, on voit qu’il se compose un visage, sans expression, d’une immobilité glacée. Robert, qui, au moment de l’entrée des délégués, a échangé un regard rapide avec Jean Roule, s’efface maintenant, dans un coin de la pièce. Silence gênant.

HARGAND, d’une voix brève.

Eh bien... Je vous écoute !

JEAN ROULE, un peu solennel.

Nous venons ici pour la paix de notre conscience. 

Un temps.

Si vous repoussez les propositions, qu’au nom de cinq mille ouvriers, je suis, pour la dernière fois, chargé de vous transmettre... je n’ai pas besoin de vous déclarer que nous sommes prêts à toutes les résistances. Ce ne sont point les régiments que vous appelez à votre secours, ni la famine que vous déchaînez contre nous qui nous font peur !... Ces propositions sont raisonnables et justes... À vous de voir si vous préférez la guerre... 

Un temps.

Je vous prie de remarquer en outre que, si nous avons éliminé de notre programme certaines revendications, nous ne les abandonnons pas... nous les ajournons... 

Avec une grande hauteur.

C’est notre plaisir !... 

Un temps. Hargand est de marbre, pas un pli de son visage ne bouge. Jean prend dans la poche de sa cotte un papier qu’il consulte de temps en temps.

Premièrement... Nous maintenons, en tête de nos réclamations, la journée de huit heures... sans aucune diminution de salaire... Je vous ai expliqué pourquoi, déjà... je ne vous l’expliquerai pas à nouveau... 

Silence d’Hargand.

D’ailleurs je vois que vous n’êtes pas en humeur de causer, aujourd’hui !... Deuxièmement... Assainissement des usines... Si, comme vous le faites dire par tous vos journaux, vous êtes un patron plein d’humanité, vous ne pouvez exiger des hommes qu’ils travaillent dans des bâtiments empestés, parmi des installations mortelles... Au cas où vous accepteriez en principe cette condition à laquelle nous attachons un intérêt capital, nous aurions à nous entendre, ultérieurement, sur l’importance et la nature des travaux, et nous aurions aussi un droit de contrôle absolu sur leur exécution... 

Hargand est toujours immobile et silencieux. Jean Roule le regarde un instant fixement, puis il fait un geste vague.

Allons jusqu’au bout ! puisque c’est pour la paix de notre conscience que nous sommes ici... 

Un temps.

Troisièmement... Substitution des procédés mécaniques à toutes les opérations du puddlage... Le puddlage n’est pas un travail, c’est un supplice ! Il a disparu d’une quantité d’usines moins riches que les vôtres... C’est un assassinat que d’astreindre des hommes, pendant trois heures, sous la douche, nus, la face collée à la gueule des fours, la peau fumante, la gorge dévorée par la soif, à brasser la fonte, et faire leur boule de feu !... Vous savez bien, pourtant, que le misérable que vous condamnez à cette torture sauvage... au bout de dix ans... vous l’avez tué !... 

Hargand est toujours immobile. Jean Roule fait un geste... Un temps...

Quatrièmement... Surveillance sévère sur la qualité des vins et alcools... 

Un temps.

Bien que sous le prétexte fallacieux de sociétés coopératives, vous ayez accaparé tout le commerce d’ici... que vous soyez notre boucher... notre boulanger... notre épicier... notre marchand de vins !... etc, etc, il y aurait peut-être lieu de vous résigner à gagner un peu moins d’argent sur notre santé, en nous vendant autre chose que du poison... Tout ce que nous respirons ici, c’est de la mort !... tout ce que nous buvons ici... c’est de la mort !... Eh bien... nous voulons boire et respirer de la vie !... 

Silence d’Hargand.

Cinquièmement... Ceci est la conséquence morale, naturelle et nécessaire de la journée de huit heures... Fondation d’une bibliothèque ouvrière, avec tous les livres de philosophie, d’histoire, de science, de littérature, de poésie et d’art, dont je vous remettrai la liste... Car, si pauvre qu’il soit, un homme ne vit pas que de pain... 

Un temps.

Il a droit, comme les riches, à de la beauté !... 

Silence glacial.

Enfin... réintégration à l’usine, avec paiement entier des journées de chômage, de tous les ouvriers que vous avez chassés depuis la grève... Je vous fais grâce de ma personne... L’accord signé, je partirai...

Il dépose son papier sur le bureau d’Hargand.

HARGAND, après un silence, sans bouger, d’une voix coupante.

C’est tout ?...

JEAN ROULE.

C’est tout !...

HARGAND, à Louis Thieux.

Eh bien... qu’est-ce que tu penses de cela, Thieux ?... Il te faut des bibliothèques, maintenant ?... Allons !... Regarde-moi !

LOUIS THIEUX, sans lever les yeux du tapis.

Monsieur Hargand !... Monsieur Hargand !...

HARGAND.

Regarde-moi... te dis-je !...

JEAN ROULE.

N’insultez pas ce pauvre homme !... Et regardez vous-même ce que vingt-sept ans de vie chez vous... de travail chez vous... ont fait de lui !...

HARGAND.

Ah ! mon pauvre Thieux !... Si tu n’étais pas sous la domination de cet homme... si tu étais libre des mouvements de ton cœur... je te connais... tu serais déjà à mes pieds, me demandant de te pardonner !...

LOUIS THIEUX, comme prêt à aller vers Hargand.

Monsieur Hargand !... Monsieur Hargand !...

JEAN ROULE, énergique.

Demande-lui donc ce qu’il a fait de ta femme... et de tes deux fils !

LOUIS THIEUX, avec un grand effort.

Monsieur Hargand !... C’est vrai !... On ne peut pas... on ne peut pas vivre ! Ça n’est pas juste !...

HARGAND.

Tu répètes une leçon, vieille bête !... et tu ne la sais même pas !...

JEAN ROULE, s’avançant contre le bureau d’Hargand.

Finissons-en !... Votre réponse !...

HARGAND, nettement agressif, mais se contenant encore.

Eh bien... la voici !... Car vous ne pensez pas que je vais discuter toutes vos absurdités... J’ai votre dossier – un peu tard, malheureusement – mais enfin, je l’ai !... Vous vous appelez Jean Roule ?

JEAN ROULE.

Que ce nom soit ou ne soit pas mon nom, que vous importe ?

HARGAND.

Je vais vous le dire... Vous vous êtes introduit ici, avec un faux livret !

JEAN ROULE.

M’auriez-vous embauché sans livret ? Et puis ?

HARGAND, s’animant de plus en plus.

Vous avez subi, en France – je ne parle pas de l’étranger – deux condamnations... l’une pour vol... l’autre pour violences dans une grève... Vous êtes en rupture de ban...

JEAN ROULE.

Et puis ?...

HARGAND.

Vous êtes compromis dans des affaires anarchistes !... Vous êtes un voleur... un assassin !...

JEAN ROULE.

Et puis ?

HARGAND.

Et puis ?... 

Se levant, avec colère.

Si je vous livrais à la justice ?...

JEAN ROULE, hautain et menaçant.

Faites donc !...

ROBERT, intervenant.

Quel que soit cet homme, mon père... il est ici sous la sauvegarde de votre honneur... et du mien !...

HARGAND, à Robert furieux.

Toi !... 

Il n’achève pas... Perdant la tête, aux délégués.

Que faites-vous ici, vous ?... Allez-vous-en !... Je vous chasse... je vous chasse... Allez-vous-en !...

JEAN ROULE.

C’était prévu... Retirons-nous...

HARGAND.

Oui... oui... je vous chasse... Allez-vous-en !... Sortez !... sortez ?...

Les délégués s’acheminent vers la porte. Jean Roule les fait passer devant lui.

JEAN ROULE, se tournant vers Hargand.

Alors, c’est la guerre que vous voulez !... la guerre sans merci, ni pitié ?... Rappelez-vous que nous sommes cinq mille !... Et si nous n’avons que nos poitrines nues contre les canons et les fusils de vos soldats... nous saurons, du moins, mourir jusqu’au dernier... Ça, je vous le dis...

Il sort.

 

 

Scène VI

 

HARGAND, ROBERT

 

HARGAND, il arpente la pièce furieusement, puis tout à coup.

Et toi aussi... je te chasse !... Que je ne te voie plus !... Que je ne te revoie jamais !... Va-t’en !... va-t’en !...

ROBERT.

Ah ! mon père !... C’est vous qui avez voulu tout cela !...

Il sort.

 

 

Scène VII

 

HARGAND, puis UN VALET DE CHAMBRE

 

Hargand marche, marche, dans la pièce, longtemps... Par le désordre de son attitude, de ses gestes, on sent qu’un violent combat se livre en lui, entre la colère et les larmes... Jeu de scène... Il sonne... Un valet de chambre se présente.

HARGAND.

Monsieur Maigret, tout de suite !...

LE VALET DE CHAMBRE.

Bien, monsieur...

Il sort précipitamment. Le valet de chambre sorti, Hargand reprend sa marche et ses gestes désordonnés ; vaincu enfin, il se jette, s’affaisse dans un fauteuil, la tête dans sa main et il sanglote. Maigret entre.

 

 

Scène VIII

 

HARGAND, MAIGRET

 

MAIGRET, à la vue d’Hargand prostré, s’arrête, étonné, un instant sur le seuil de la porte, puis il court vers lui.

Monsieur !... Que s’est-il passé ?... Vous pleurez... vous !... Ça n’est pas possible !... Monsieur ! 

Hargand ne répond pas et sanglote.

Voyons... parlez-moi !...

HARGAND.

C’est de ma faute !... c’est de ma faute !...

MAIGRET.

Qu’est-ce qui est de votre faute ?...

HARGAND.

J’ai perdu la tête... oui, ç’a été comme un coup de folie... Je les ai chassés, tous !...

MAIGRET.

Voyons... voyons !...

HARGAND.

Ah ! je ne sais pas... je ne sais plus rien !... Pourquoi ai-je fait cela ?... Maigret ?...

Il lui prend la main.

MAIGRET.

Monsieur Hargand !...

HARGAND.

Je suis sans force maintenant... sans courage... Je suis frappé là... 

Il met sa main avec celle de Maigret sur son cœur.

là ?... Ils m’ont pris mon fils, comprenez-vous ?... Et c’est ma faute !... Je n’ai pas su l’émouvoir... je l’ai trop tenté !... Et puisqu’ils ont pris mon fils... eh bien ! qu’ils prennent l’usine !... qu’ils prennent tout... tout !... Je leur abandonne tout...

MAIGRET.

Ce n’est pas vous qui parlez ?... Vous ne pouvez pas parler ainsi !...

HARGAND.

Si... si... Maigret... c’est moi, hélas !... c’est bien moi !...

MAIGRET.

Allons donc !

HARGAND.

Et puis... 

Avec plus d’efforts.

Je croyais avoir été un brave homme... avoir fait du bien autour de moi... avoir vécu, toujours, d’un travail acharné, utile et sans tache... Cette fortune dont j’avais l’orgueil – un sot orgueil, Maigret – parce qu’elle était un aliment à ma fièvre de production, et qu’il me semblait aussi que je la répandais, avec justice, sur les autres... oui, cette fortune, je croyais n’en avoir pas mésusé... l’avoir gagnée... méritée... qu’elle était à moi... quelque chose, enfin, sorti de mon cerveau... une propriété de mon intelligence... une création de ma volonté...

MAIGRET.

Alors !... ça n’est plus ça maintenant ?...

HARGAND, avec découragement.

Il paraît !...

MAIGRET.

Je rêve, ma parole !... Ces gens-là vous ont donc tourné la tête ?... Ah ! c’est trop fort !

HARGAND.

Ils ne m’ont demandé que des choses justes, après tout !...

MAIGRET, hochant la tête.

Des choses justes !... Jean Roule !... ça m’étonnerait !...

HARGAND.

Ils veulent vivre !... ça n’est pourtant pas un crime !...

MAIGRET.

Ah ! vous voilà repris de vos scrupules ! Vraiment, ça n’est pas l’heure, monsieur !... Rappelez votre sang-froid... votre énergie !... Nous en avons besoin pour éviter de plus grands malheurs, encore !... Si vous vous laissez abattre par des chimères... que voulez-vous que nous fassions !... Ah ! parbleu ! Vous n’avez pas voulu m’écouter... Voilà trois jours que vous ne vous couchez pas... que vous vous tuez au travail !... Quelle que soit la force d’un homme, elle a des limites... et quand le corps est à bout... l’âme ne vaut guère mieux... Si vous vous étiez reposé, comme vous le deviez... rien de tout cela ne serait arrivé... Je me repose bien, moi, et je dors chaque nuit !... Sans cela... il y a longtemps que je serais sur le flanc... et que je divaguerais comme une femme !...

HARGAND.

Mais, mon fils, Maigret !... mon fils !...

À ce moment, du dehors arrive le bruit d’une sonnerie de trompettes, encore lointaine. Maigret et Hargand se regardent et ils écoutent... Les sonneries deviennent plus claires.

MAIGRET.

Ce sont les troupes !... Enfin !

Il va vers la fenêtre.

HARGAND, dans un grand geste accablé.

Déjà !

Sonneries. Rideau.

 

 

ACTE IV

 

Un carrefour, dans la forêt, à la tombée de la nuit. À droite, un pauvre calvaire de bois se dresse sur des marches de pierre herbues et disjointes. Le soleil est couché derrière les arbres, et leurs hautes branches se dessinent, se découpent en noir sur l’ardeur rouge du ciel occidental. Les chemins de l’ouest sont éclairés de lueurs sanglantes, tandis que les ombres crépusculaires envahissent tout l’orient. Une brume, rose ici, et là bleue, monte de la forêt. Durant l’acte, les lueurs du ciel s’affaiblissent, agonisent, meurent, l’ombre gagne les chemins, la forêt s’assombrit ; le ciel, où quelques étoiles s’allument, devient d’un violet pâle, la nuit se fait progressivement.

 

 

Scène première

 

MADELEINE, JEAN ROULE

 

Au lever du rideau, une patrouille, conduite par un officier, traverse la scène. Aussitôt passée, Jean Roule et Madeleine débouchent d’un chemin et, la main dans la main, ils écoutent la patrouille dont les pas rythmés et le cliquetis d’armes vont se perdant dans la forêt. Ensuite, ils s’avancent vers le calvaire. À ce moment, les branches de la croix qui s’enlèvent nettement sur le ciel sont frappées d’un reflet orangé, qui s’éteint bientôt. Madeleine est en cheveux, drapée dans une mante sombre. Elle porte quelques lanternes de papier non allumées qu’elle dépose sur les marches du calvaire. Jean Roule écoute encore. Le silence maintenant est profond.

JEAN ROULE, presque bas.

Je ne les entends plus...

MADELEINE.

C’est la dernière patrouille. On ne nous croit pas ici... Les dragons gardent tous les chemins et toutes les sentes qui mènent au Pré-du-Roy !... nous ne serons pas dérangés !...

JEAN.

Ne crains-tu pas qu’en allumant les lanternes que tu as apportées...

MADELEINE.

Non... Nous sommes loin de la ville, loin des postes... Et c’est là-bas qu’on nous surveille !... D’ailleurs, il n’y aura pas de lune, ce soir... Il faut bien qu’ils te voient... qu’ils puissent voir mon Jean... quand il leur parlera... 

Jean s’assied sur une marche, songeur, Madeleine va couper quelques branches, et dispose ensuite les lanternes sur la plate-forme du calvaire.

On dirait d’une fête !...

JEAN.

Une fête !... 

Silence.

Pourvu qu’ils viennent ?

MADELEINE.

Ils viendront !... 

Ayant fini, elle vient près de Jean debout.

Oh ! je t’en prie, ne sois pas nerveux, agité !... Fais un grand effort sur toi-même !... Du calme ! je t’en conjure !... En attendant qu’ils viennent, veux-tu marcher encore un peu !...

JEAN.

Non... non... j’aime mieux être près de toi !... assieds-toi près de moi... donne-moi tes mains ?...

Madeleine donne ses mains.

MADELEINE.

Comme elles sont brûlantes, tes mains !... 

Un silence.

Tu souffres... de la faim ?

JEAN, secouant la tête.

Je souffre de n’avoir plus confiance. Ils m’échappent de plus en plus, ma chère Madeleine... Les uns sont las de lutter... les autres se croient trahis... parce que je les ai voulus des hommes !... C’est toujours la même chose !... Si nous n’avions pas reçu de Belgique cet argent qui leur a permis de manger un peu, depuis deux jours, ils auraient déjà tout lâché !... Ton père, lui-même !...

MADELEINE.

Oh ! le père est malade !... C’est trop d’émotion pour lui !... Depuis votre entrevue avec Hargand, à peine s’il sait ce qu’il dit !... Il n’a plus sa raison.

JEAN.

Sa pensée est au château, avec le maître !... II s’est repris à sa servitude... Les autres aussi, va !... Et puis, quand le soupçon est entré dans l’esprit des foules... c’est fini !...

MADELEINE.

On exploite leur faiblesse et leur ignorance... C’est naturel... et tu devais t’y attendre !... Mais tu peux les reconquérir !...

JEAN, secouant la tête.

Ils ne savent donc pas ce que c’est que le sacrifice... Ils s’effarent devant la faim... et tremblent devant la mort !...

MADELEINE.

Il faut leur apprendre à supporter l’une... à braver l’autre !...

JEAN.

Et comment ?... Je m’y épuise en vain...

MADELEINE.

Par la douceur... et par la bonté !...

JEAN.

Ils diront que je suis lâche !...

MADELEINE.

Est-ce à coups de fouet que Jésus soulevait les hommes ? 

Jean fait un geste de découragement.

Ce sont les mêmes hommes... Rien n’a changé !... 

Elle appuie ses mains tendrement à l’épaule de Jean.

Sois doux et sois bon... ne t’emporte pas... Et dis-leur des choses simples... des choses qu’ils puissent comprendre !... Sous la dure enveloppe de leur corps, ce sont de pauvres petites âmes que tout effarouche... Ne les heurte pas par la violence... Aime-les... même s’ils t’insultent... Pardonne-leur... même s’ils te frappent !... Sois avec eux, comme avec de pauvres malades ou des petits enfants !...

JEAN.

Oh ! Madeleine !... Quel cœur est le tien !... Et comme je me sens petit... petit, devant toi...

MADELEINE.

Ne dis pas cela !... Mais que serais je sans toi ? Te souviens-tu comme j’étais faible et timide... et comme il faisait nuit dans mon âme ?... Tu es venu !... Et tout ce qui était obscur en moi... s’est illuminé !... Et c’est de ta lumière, de ta lumière, mon bien-aimé, que je suis faite, aujourd’hui !...

JEAN.

Aujourd’hui !... c’est toi qui me soutiens, Madeleine... toi qui redresses mon courage... quand il chancelle... toi qui, de mes défaillances, fais sans cesse un renouveau de force et de foi... C’est dans tes yeux... dans le ciel profond de tes yeux que je vois luire l’étoile future... et se lever, enfin, l’aube de la suprême délivrance !... Et j’avais deviné et j’avais vu tout cela, tout cela, dans tes larmes !

MADELEINE.

Souviens-toi, quand je pleurais !... 

Elle appuie sa tête contre la poitrine de Jean.

Rien qu’un seul de tes regards séchait aussitôt mes yeux !... Et, à ta voix qui me parlait... c’était, mon Jean, comme des palais... des palais où les pauvres étaient vêtus d’or... où je voyais passer toutes mes détresses en longues traînes brillantes... ailées aussi, belles et légères comme des fleurs !... Oh ! tu ne peux pas savoir les miracles de ta présence !... Et comment, rien que d’être là, près de nous, tu changeais en un royaume éblouissant... notre maison si misérable et si noire !...

JEAN.

Madeleine ! Madeleine !... J’avais vu tout cela dans tes larmes !

MADELEINE.

Et mes petits frères !... Souviens-toi, quand ils pleuraient !... Tu les prenais sur tes genoux, tu les berçais, tu leur disais des choses si douces !... Et ils te souriaient, et ils s’endormaient, apaisés, heureux, dans tes bras ?... 

Jean enlace Madeleine.

Eh ! bien... fais pour ceux qui vont venir ici... tout à l’heure... ce que tu faisais pour mes petits frères et pour moi... Et ils te souriront... et ils te suivront... jusqu’au sacrifice... jusqu’à la mort... en chantant !

JEAN.

Oh ! Madeleine !... Madeleine !... J’accepte tout ce qui peut arriver !... Quelques amertumes... quelques trahisons... quelques douleurs qui m’attendent encore... je ne me plaindrai plus... puisqu’il m’a été donné de rencontrer, un jour, sur mon chemin de misère, la joie immense et sublime de ton amour !... 

Ils se serrent, s’embrassent.

Oh !... tes yeux... que j’y puise la force sainte... tes lèvres... que j’y boive le miracle !... 

Ils restent enlacés quelques secondes.

Encore !... encore !... Si le jour pouvait ne plus se lever jamais sur l’ivresse d’une telle nuit !...

MADELEINE, tout d’un coup, elle s’est levée.

Tais-toi !... tais-toi !... Écoute !... 

Elle fait quelques pas écoutant.

J’entends des pas... j’entends des voix !... Ce sont eux !...

Jean se lève. Il se passe la main sur le front.

JEAN.

Allons ?...

MADELEINE, revenant vers Jean.

Quoi qu’ils fassent, mon Jean, quoi qu’ils disent... sois bon... tu me l’as promis.

JEAN, sans force.

Oui !...

MADELEINE, allant à l’entrée d’une sente, à droite, et parlant aux grévistes encore invisibles.

Par ici !... Par ici !...

Un à un, groupe par groupe, les grévistes débouchent de la sente.

 

 

Scène II

 

JEAN ROULE, MADELEINE, PHILIPPE HURTEAUX, PIERRE ANSEAUME, JOSEPH BORDES, JULES PACOT, ZÉPHIRIN BOURRU, FRANÇOIS GOUGE, PIERRE PEINARD, GRÉVISTES, FEMMES, ENFANTS

 

PIERRE ANSEAUME.

Salut, Madeleine !

MADELEINE.

Salut, Pierre !...

PIERRE ANSEAUME, allant vers Jean.

Fais attention !... Il y en a ici qui viennent avec de mauvaises idées...

JEAN.

Je le sais, Pierre... Mais je leur parlerai....

PIERRE ANSEAUME.

On les a travaillés, depuis quelques jours !... Et si tu fouillais dans leurs poches... tu y trouverais peut-être de l’argent qui sent encore les doigts de Maigret !...

JEAN.

Tu te trompes, Pierre... Il y a ici des gens sans courage, oui !... Des traîtres !... je ne peux pas le croire....

PIERRE ANSEAUME.

Il y a des crapules partout !... Fais attention... Moi, je t’approuve... je suis pour toi... et je veille !...

JEAN, serrant la main de Pierre.

Il y aussi de braves cœurs... Merci, camarade... j’ai toujours compté sur toi...

Les grévistes arrivent toujours : des hommes avec leurs tabliers de cuir et leurs chapeaux collés au crâne ; les autres en tenue des dimanches ; d’autres déguenillés. Il y a beaucoup de femmes, avec des fichus sur la tête ou de longues mantes noires, qui traînent des enfants ou les portent dans leurs bras. Figures hâves, décharnées, avec des marques de souffrance et de faim ; figures farouches aussi, toutes dans une pénombre qui ajoute à l’expression des visages un caractère impressionnant. Ils arrivent toujours, de droite, de gauche, de tous les côtés, débouchent de tous les chemins, de toutes les sentes. Ils se massent à droite et à gauche du Calvaire. Jean a gagné la plate-forme, et, debout, le dos appuyé au fût de la croix, pendant que la foule se masse et que Madeleine allume les lanternes, il attend, grave, le visage éclairé par leur pâle lumière. Des colloques s’établissent entre les grévistes. Un murmure de voix s’élève de la foule.

JOSEPH BORDES, dans un groupe de gauche.

Ah ! zut !... regarde-le... Il est rien pâle !

JULES PACOT.

Il a peur... tiens !... Il ne fait plus le malin !... Il traque, quoi !...

JOSEPH BORDES.

Faudra pourtant qu’il s’exprime !...

JULES PACOT.

Pour sûr qu’il ne voudra rien savoir !...

PIERRE PEINARD, âgé.

Qu’est-ce qu’il y a ?... De qui parles-tu, toi ?

JULES PACOT.

De ta sœur !...

On rit. Pierre Peinard se perd dans la foule en haussant les épaules.

JOSEPH BORDES, désignant le Calvaire.

Y a du bon ! Oh ! la la ! mince de luminaire !... C’est-y qu’c’est l’quatorze juillet ?...

Quelques rires, mêlés à des exclamations indignées. Ces deux ouvriers se perdent aussi dans la foule, plus à gauche. À droite, un remous de la foule, des cris, une dispute.

FRANÇOIS GOUGE.

J’te dis que si, moi !...

ZÉPHIRIN BOURRU.

J’te dis que non, moi !...

FRANÇOIS GOUGE.

J’te dis qu’il a gardé la moitié de l’argent !...

ZÉPHIRIN BOURRU.

Répète ça, un peu !...

FRANÇOIS GOUGE.

Oui ! il a gardé l’argent !...

ZÉPHIRIN BOURRU.

Eh bien, garde ça, toi. 

Il le frappe.

Et va le porter à Hargand qui te paie pour venir faire du potin ici !...

Cris, tumulte, on s’interpose.

FRANÇOIS GOUGE, se débattant.

Vaches !... Eh ! sales vaches !...

On le bouscule. Il disparaît.

UNE VOIX DANS LA FOULE.

Taisez-vous !...

UNE AUTRE VOIX.

Enlevez-le !...

PIERRE ANSEAUME.

Si vous gueulez comme ça !... C’est la troupe qui viendra vous enlever !...

VOIX DIVERSES, partant de divers côtés.

Silence !... Silence.

Peu à peu l’ordre se rétablit, les cris s’apaisent. Madeleine est venue s’asseoir sur la plus haute marche. Des femmes serrées l’une contre l’autre occupent des places sur les marches inférieures. Jean Roule s’avance. Il est calme et pâle. On ne voit guère que son visage. Et le tas des femmes assises grouille, indécis, dans la pénombre, par dessus les têtes houleuses de la foule qui, maintenant, emplit tout le carrefour. Jean Roule étend le bras, fait un geste.

QUELQUES VOIX, de-ci, de-là.

Écoutez !... écoutez !...

Mouvement d’attention.

JEAN ROULE, d’une voix assurée.

Mes amis...

UNE VOIX DANS LA FOULE.

Nous ne sommes pas tes amis.

Cris : Silence donc !... Écoutez-le.

JEAN ROULE, d’une voix qui domine le bruit.

Mes amis... écoutez-moi... Si quelques-uns, parmi vous, ont des reproches à me faire, qu’ils les fassent !... des accusations à porter... qu’ils les portent !... Mais comme des hommes libres... et non comme des gamins !... Nous sommes ici pour nous expliquer entre braves gens... non pour nous injurier et nous battre.

Murmures.

VOIX DE LA FOULE.

Oui... oui !... C’est cela !...

UN OUVRIER.

Parle ! parle !... Nous t’écoutons...

PIERRE ANSEAUME.

Et silence aux vendus !...

Exclamations.

JEAN ROULE.

Vous avez le droit de discuter... de juger mes actes... Si je n’ai plus votre confiance, vous pouvez me retirer le mandat que vous m’aviez délégué... Je crois l’avoir rempli au mieux de votre dignité et de vos intérêts... Si je me suis trompé, je vous le rends. Donnez-le à un plus digne, à un plus dévoué !

VOIX DIVERSES.

Non !... non !... Si... si... Silence !... Silence !...

JEAN ROULE, au milieu du bruit et le dominant.

Mais, au nom de votre honneur... au nom de l’idée pour laquelle nous luttons, ne salissez pas un homme qui n’a qu’une pensée : vous aimer... qu’un but : vous servir... et cette illusion, peut-être de vous croire des héros capables de vous émanciper... alors que vous ne seriez que des esclaves, tendant le col à de nouveaux carcans... les mains à de plus lourdes chaînes !...

Légers murmures, des oh ! des ah ! mais plus timides. On sent que, d’après le silence relatif qui suit ces paroles, Jean Roule a repris un peu plus d’autorité momentanée sur la foule. Un temps.

Ces reproches... ces accusations qu’on colporte, depuis quelque temps, de groupe en groupe, de maison en maison, pour semer la désunion parmi nous, et nous faire plus désarmés devant nos ennemis... je les connais... et je vais y répondre... À cela, seulement !... car vous me désestimeriez si je m’arrêtais, un seul instant, aux ignobles calomnies... dont il n’est pas difficile de trouver la source impure.

Murmures encore. Oh ! Ah !

PIERRE ANSEAUME.

Bravo !... bravo !...

JEAN.

Vous me reprochez – et c’est là le plus gros grief qui me soit imputé – vous me reprochez d’avoir refusé le concours des députés radicaux et socialistes qui voulaient s’immiscer dans nos affaires... et prendre la direction de la grève ?...

VOIX DIVERSES.

Ah ! Ah !... Oui... oui... Silence... Écoutez !...

JEAN.

J’ai fait cela... c’est vrai !... et je m’en honore ! 

Mouvements divers.

Vos députés !... ah ! je les ai vus à l’œuvre !... Et vous-mêmes, vous avez donc oublié déjà le rôle infâme... la comédie piteusement sinistre qu’ils jouèrent dans la dernière grève... et comment... après avoir poussé les ouvriers à une résistance désespérée, ils les livrèrent... diminués... dépouillés... pieds et poings liés... au patron... le jour même où un dernier effort... un dernier élan... l’eussent obligé à capituler... peut-être !... Eh ! bien, non !... Je n’ai pas voulu que, sous prétexte de vous défendre, des intrigants viennent nous imposer des combinaisons où vous n’êtes – entendez-vous – qu’un moyen pour maintenir et accroître leur puissance électorale... et qu’une proie pour satisfaire leurs appétits politiques !... Vous n’avez rien de commun avec ces gens-là ! Leurs intérêts ne se confondent pas plus dans les vôtres... que ceux de l’usurier et de son débiteur... de l’assassin et de sa victime !...

Mouvements en sens divers : un frémissement qui sent la bataille court dans la foule et l’agite. Jean Roule, d’une voix plus forte.

Voyons !... qu’ont-ils fait pour vous ?... qu’ont-ils tenté pour vous ?... Où est-elle la loi libératrice qu’ils aient votée... qu’ils aient proposée, même ?...

UNE VOIX.

C’est vrai !... c’est vrai !...

JEAN.

Et à défaut de cette loi... impossible... je l’accorde... un cri... un seul cri de pitié qu’ils aient poussé ?... ce cri qui sort des entrailles mêmes de l’amour... et qui maintient aux âmes des déshérités... l’indispensable espérance... cherchez-le... redites-le-moi... et, nommez-m’en un seul, parmi les politiques, un seul, qui soit mort pour vous... qui ait affronté la mort pour vous !...

ZÉPHIRIN BOURRU, parmi les murmures.

Bravo !... C’est vrai !... À bas la politique !... À bas les députés !

JEAN.

Comprenez donc qu’ils n’existent que par votre crédulité !... Votre abrutissement séculaire, ils l’exploitent comme une ferme... votre servitude, ils la traitent comme une rente... Vous, vivants, ils s’engraissent de votre pauvreté et de votre ignorance... et, morts, ils se font un piédestal de vos cadavres !... Est-ce donc ce que vous vouliez ?

UNE VOIX.

Non !... non !... Il a raison !...

JEAN.

Et le jour où les fusils des soldats abattent sur le sol rouge, vous... vos enfants et vos femmes, où sont-ils ?... À la Chambre ?... Que font-ils ?... Ils parlent ?... 

Applaudissements et protestations.

Pauvre troupeau aveugle, vous laisserez-vous donc toujours conduire par ces mauvais bergers ?...

JULES PACOT, parmi les grondements.

Il ne s’agit pas de tout ça !...

FRANÇOIS GOUGE.

Nous ne sommes pas des troupeaux !

JULES PACOT.

Il nous insulte... nous sommes autant que lui !...

PHILIPPE HURTEAUX, se hissant sur un tronc d’arbre abattu.

Assez causé !... Dis-nous donc ce que tu as fait de l’argent ?...

VOIX.

Oui !... oui !... l’argent !... l’argent !...

JEAN ROULE.

Qui parle ainsi ?...

PHILIPPE HURTEAUX, il descend et s’avance au pied des marches du Calvaire.

Moi !... Philippe Hurteaux !...

JEAN ROULE.

On te trompe, Philippe Hurteaux... Et pourquoi m’obliges-tu à leur dire publiquement que je n’ai rien gardé... et que je vous ai donné ma part ?...

VOIX.

Allons donc !... Bravo !... bravo !... 

Philippe discute avec animation et rentre dans la foule.

La preuve !... la preuve...

PIERRE ANSEAUME.

Silence donc !... Silence aux canailles... silence aux vendus !...

Tumulte.

JEAN ROULE, dominant le tumulte, et d’une voix retentissante.

Laissez-moi parler !... Vous ne m’empêcherez pas de parler... vous qui vous faites les complices de nos ennemis et les porte-voix de leurs imbéciles calomnies !...

VOIX.

Écoutez !... écoutez !...

JEAN ROULE.

Ah ! je lis dans vos âmes... Vous avez peur d’être des hommes... De vous sentir affranchis et désenchaînés, cela vous effare... Vos yeux habitués aux ténèbres n’osent plus regarder la lumière du grand soleil... vous êtes comme le prisonnier que l’air de la plaine, au sortir du cachot, fait chanceler et tomber sur la terre libre !... Il vous faut encore... il vous faut toujours un maître !... Eh bien, soit !... Mais choisissez-le... et, oppression pour oppression... maître pour maître... 

Mouvement de la foule... avec un grand geste.

gardez le patron !... 

Explosion de colère.

Gardez le patron !... 

Poings levés et bouches hurlantes, les grévistes se massent plus près du Calvaire. Jean descend deux marches et empoignant par les épaules, un gréviste, il le secoue, et d’une voix retentissante.

Le patron est un homme comme vous !... On l’a devant soi... on lui parle... on l’émeut... on le menace... on le tue !... Au moins il a un visage, lui... une poitrine où enfoncer le couteau !... Mais allez donc émouvoir cet être sans visage qu’on appelle un politicien !... allez donc tuer cette chose qu’on appelle la politique !... cette chose glissante et fuyante que l’on croit tenir, et toujours vous échappe... que l’on croit morte et toujours recommence !... cette chose abominable, par quoi tout a été avili, tout corrompu, tout acheté, tout vendu !... justice, amour, beauté !... qui a fait de la vénalité des consciences, une institution nationale de la France... qui a fait pis encore, puisque de sa vase immonde elle a sali la face auguste du pauvre !... pis encore... puisqu’elle a détruit en vous le dernier idéal... la foi dans la Révolution !... 

L’attitude énergique de Jean, les gestes, la force avec laquelle il a prononcé ces dernières paroles, imposent momentanément le silence. La foule recule, mais reste houleuse et grondante.

Comprenez-vous ce que j’ai voulu de vous... ce que je demande encore à votre énergie, à votre dignité... à votre intelligence ?... J’ai voulu... et je veux... que vous montriez, une fois... au monde des prébendiers politiques... cet exemple nouveau... fécond... terrible... d’une grève, faite... enfin... par vous seuls... pour vous seuls !... 

Un temps.

Et si vous devez mourir encore, dans cette lutte que vous avez entreprise... sachez mourir... une fois... pour vous... pour vos fils... pour ceux-là qui naîtront de vos fils... non plus pour les thésauriseurs de votre souffrance... comme toujours !...

Grondements sourds, agitations ; les grévistes, encore dominés, se regardent, s’interrogent.

PHILIPPE HURTEAUX, il se dégage de la foule, encouragé par quelques grévistes et revient au pied du Calvaire.

Tout cela est très bien !... Et toi aussi, Jean Roule, tu parles comme un député... 

Rires dans la foule.

Mais nous donneras-tu de l’argent ?... nous donneras-tu du pain ?...

VOIX NOMBREUSES, mêlées à quelques protestations fidèles.

C’est cela !... Du pain !... Parle !... parle !... Vive Hurteaux !...

PHILIPPE HURTEAUX.

Car enfin, nous ne pouvons pas vivre que de tes paroles...

JULES PACOT.

Ah ! ah !... c’est ça !... Mouche-le.

PHILIPPE HURTEAUX.

...si belles qu’elles soient... 

Bravos !... Hurteaux, encouragé et flatté, bombe le torse, prend une attitude d’orateur.

Avec les députés, que tu as chassés d’ici... nous aurions eu de l’argent et du pain... 

À la foule.

C’est-y vrai, vous autres ?

VOIX DE PLUS EN PLUS NOMBREUSES.

Oui !... oui !...

PHILIPPE HURTEAUX.

Et nous aurions pu durer... C’est-y vrai aussi ?...

VOIX.

Oui !... oui !...

JEAN ROULE.

C’est la paresse qui te fait parler, Philippe Hurteaux... Et tu es un mauvais enfant ! La grève !... Ah ! tu as cru que c’étaient les journées sans travail... la flâne... la godaille... la saoulerie... et qu’on te paierait pour ça !... Je te connais, va !... Tant qu’il y a eu de quoi fricoter et boire... tu as été parmi les violents... maintenant qu’il faut se serrer le ventre et souffrir... il n’y a plus personne !... Eh bien ! va-t’en... On ne te retient pas !...

Murmures hostiles.

PHILIPPE HURTEAUX, bravache.

Tes paroles ne m’épatent plus, tu sais !... Tes airs de maître ne me font pas peur... Je ne te demande pas tout ça !... Réponds !... Du pain ?...

LA FOULE.

Il y en a dans les boulangeries de la ville !... va le prendre !...

« Oh ! oh !... » dans la foule.

PHILIPPE HURTEAUX.

Et l’argent ?...

JEAN ROULE.

Gagne-le !...

Redoublement des cris. Des « Ah ! Ah !... » L’hostilité contre Jean Roule gagne de plus en plus la foule.

PHILIPPE HURTEAUX, à la foule.

Vous l’entendez ?...

LA FOULE.

Oui... oui !...

PHILIPPE HURTEAUX.

Et comment veux-tu que je le gagne... puisque c’est toi qui m’as fait chasser de l’atelier... puisque c’est toi qui nous affames !... Comment veux-tu que je le gagne... farceur ?

JEAN ROULE.

En te battant... lâche !...

Cris, rumeurs... En vain Pierre Anseaume et quelques fidèles s’interposent pour ramener la foule à d’autres sentiments.

PHILIPPE HURTEAUX.

Et des armes !... As-tu des armes à nous donner ? des armes seulement !

JEAN ROULE.

Des pieux... des piques... des torches... ta poitrine !

PHILIPPE HURTEAUX.

Allons donc !... Tu ne voudrais pas !... 

À la foule.

Ma poitrine pour monsieur !... Il ne voudrait pas !... 

À Jean Roule.

Eh bien, donne-nous du pain... et nous nous battrons !...

LA FOULE.

Du pain !... du pain !... À bas Jean Roule...

PHILIPPE HURTEAUX.

Nous en avons assez de toi !...

LA FOULE.

Du pain !... du pain !...

PHILIPPE HURTEAUX.

Est-ce qu’on te connaît seulement ?... est-ce qu’on sait d’où tu viens ?... Allons !... on t’a assez vu !... Oust !... le Prussien !

LA FOULE, déchaînée.

À bas Jean Roule !... À bas le Prussien !

JEAN ROULE, il retrouve dans son épuisement même plus de forces encore, et plus de sonorité dans la voix.

Cœurs lâches, qui ne savez pas... qui ne voulez pas souffrir !...

LA FOULE.

À bas Jean Roule !... À bas Jean Roule !...

JEAN ROULE.

Eh bien !... retournez à Hargand, esclaves !... À la chaîne, chiens !... Au boulet, forçats !...

LA FOULE, tendant les poings vers Jean Roule.

À mort !... à mort !...

JEAN ROULE.

Gagnez-le donc, l’argent que vous a promis Maigret !... Et tuez-moi !... me voici !... 

Il fait un pas et se croise les bras sur la poitrine.

Et n’ayez pas peur... Je ne me défendrai pas !...

LA FOULE.

Oui !... oui !... À mort !... à mort !...

Malgré les résistances de ceux qui sont restés fidèles à Jean Roule, la foule se précipite, hurlante, bouscule les femmes assises sur les marches... veut escalader le Calvaire.

PIERRE ANSEAUME, luttant.

Brutes !... sauvages... assassins !...

PHILIPPE HURTEAUX.

Empoignons-le... accrochons-le à un arbre de la forêt !...

LA FOULE.

À mort !... à mort !...

La foule a déjà envahi la seconde marche, Philippe Hurteaux a gagné la plate-forme et, se ruant sur Jean Roule qui les bras toujours croisés, la tête haute, ne se défend pas, lui a mis la main sur l’épaule. Tout à coup, Madeleine se dresse toute droite, étend ses bras en croix, en déployant les plis de sa mante, comme deux ailes. Un gréviste, qui était parvenu jusque-là, recule.

MADELEINE, d’une voix forte.

Arrière !... arrière !... 

Arrêt dans la foule. D’une voix plus forte.

Arrière, vous dis-je !... 

Le mouvement de recul s’accentue.

Arrière encore !...

Philippe Hurteaux a lâché Jean Roule ; des gestes s’immobilisent. Toutes les faces, tous les regards se tendent vers Madeleine.

VOIX DANS LA FOULE, par-dessus les cris diminués.

C’est Madeleine !... c’est Madeleine !...

MADELEINE, le silence s’est fait.

Je ne suis qu’une femme... et vous êtes des hommes ? Mais je ne vous laisserai pas commettre un crime ici ! – Non seulement je ne vous laisserai pas toucher à celui que j’aime, au héros de mon cœur... et dont je porte un enfant dans mes flancs !... Je vous défends d’insulter... 

Elle montre d’un grand geste, le Calvaire.

à cette Croix, où depuis deux mille ans, sous le poids de vos misérables haines, agonise celui-là qui, le premier, osa parler aux hommes de liberté et d’amour !... Arrière !... donc... arrière !... arrière !... arrière !...

Ceux qui avaient envahi les marches reculent. La fureur mollit aux visages. Des dos se courbent.

VOIX DANS LA FOULE.

C’est Madeleine !... c’est Madeleine !... Écoutez Madeleine... Écoutez !

MADELEINE.

Jean vous a parlé durement... injustement... Il a eu tort... Mais vous avez eu un tort plus grand, vous, en excitant sa colère, en provoquant sa violence... par d’odieux soupçons et de lâches calomnies !... Vous auriez dû savoir qui les répand... qui les propage... et dans quel but... Et cette boue dont on voudrait atteindre un homme redouté, il fallait la laisser aux sales doigts qui l’ont pétrie !...

VOIX DANS LA FOULE.

C’est vrai !... c’est vrai !...

D’AUTRES VOIX.

Parle, Madeleine... nous avons confiance en toi !

MADELEINE.

Depuis le commencement de cette longue et douloureuse grève, Jean s’épuise à vous aimer, à vous servir, à vous défendre contre vos ennemis et contre vous-mêmes, qui êtes vos pires ennemis... Il n’a qu’une pensée... vous... encore vous... toujours vous !... Je le sais... et je vous le dis, moi la compagne de sa vie... moi la confidente de ses rêves, de ses projets, de ses luttes... moi qui n’étais qu’une pauvre fille, et qui pourtant ai pu puiser, dans son amour, assez de courage, assez de foi ardente, pour que j’ose vous parler comme je le fais, ce soir... moi, moi, l’enfant silencieuse et triste, que vous avez connue, et que beaucoup d’entre vous ont tenue, toute petite, dans leurs bras !...

UN VIEILLARD.

Parle-nous encore... Ta voix nous est plus douce que le pain...

MADELEINE.

Et voilà comment vous le remerciez !... Vous lui réclamez de l’argent et du pain ?... Mais il en a moins que vous... puisque, chaque fois, il vous a donné sa part et la mienne !... Vous lui demandez d’où il vient ?... Que vous importe d’où il vient ?... puisque vous savez où il va !... Hélas !... mes pauvres enfants, il vient du même pays que vous... du même pays que tous ceux qui souffrent... de la misère... Et il va vers l’unique patrie de tous ceux qui espèrent... le bonheur libre !...

Émotion dans la foule ; les visages se détendent de plus en plus, et de plus en plus s’illuminent.

VOIX NOMBREUSES.

Oui ! oui !... Parle encore !... parle encore...

MADELEINE.

Allez-y donc, vers cette patrie !... Jean connaît les chemins qui y mènent... Marchez... marchez avec lui... et non plus avec ceux dont les mains sont rouges du sang des pauvres !... Marchez !... La route sera longue et dure !... vous tomberez bien des fois sur vos genoux brisés... Qu’importe ?... Relevez-vous et marchez encore ! La justice est au bout !...

LA FOULE.

Oui !... oui !...

UNE VOIX.

Ne nous abandonne pas...

UNE AUTRE VOIX.

Nous te suivrons !...

UNE AUTRE VOIX.

Nous te suivrons !...

MADELEINE.

Et ne craignez pas la mort !... Aimez la mort !... La mort est splendide... nécessaire... et divine !... Elle enfante la vie !... Ah ! ne donnez plus vos larmes !... Depuis des siècles que vous pleurez, qui donc les voit, qui donc les entend couler !... Offrez votre sang !... Si le sang est comme une tache hideuse sur la face des bourreaux... il rayonne sur la face des martyrs, comme un éternel soleil... Chaque goutte de sang qui tombe de vos veines... chaque coulée de sang qui ruisselle de vos poitrines... font naître un héros... un saint... 

Montrant le Calvaire.

un Dieu !... Ah ! je voudrais avoir mille vies pour vous les donner toutes... Je voudrais avoir mille poitrines... pour que tout ce sang de délivrance et d’amour... en jaillisse sur la terre où vous souffrez !...

Émotion immense... Extase sur les visages.

UNE VOIX.

Nous voulons bien mourir... Nous voulons bien mourir !

LA FOULE.

Oui ! oui !...

MADELEINE.

Ah ! je vous retrouve enfin !... Et je suis heureuse... Ce qui s’est passé, tout à l’heure, ce ne sont que des paroles, heureusement !... Il me faut des actes, maintenant !...

LA FOULE.

Oui... oui !... Vive Madeleine !... Vive Madeleine !

MADELEINE.

Ah ! ne criez pas « Vive Madeleine !... » Je ne suis pas Madeleine, ici !... Je ne suis que l’âme de celui à qui, il n’y a qu’un instant, allaient vos menaces de mort !... Criez : « Vive Jean Roule ! » Prouvez-moi que vous lui pardonnez sa violence, comme il vous a déjà pardonné vos soupçons... et vos injures...

LA FOULE.

Vive Jean Roule !... vive Jean Roule !... Vive Madeleine.

Philippe Hurteaux n’a pas crié, Il lui reste dans les traits une crispation farouche.

MADELEINE, à Philippe.

Et toi, Philippe Hurteaux ?...

PHILIPPE HURTEAUX.

Je... non...

Il fait un geste violent.

MADELEINE, très douce.

Philippe Hurteaux !... Nous nous connaissons bien, tous les deux... Quand j’étais petite, tu aimais venir avec moi... Nous allions ensemble par les champs... par les bois... Et, sur le talus des chemins, tu cueillais des fleurs dont tu parais mes cheveux... Quand les autres me battaient, tu me défendais... tu me défendais comme un petit lion !... Tu étais brave et gentil... Est-ce que tu ne te souviens plus de cela ?...

PHILIPPE HURTEAUX, embarrassé.

Si, Madeleine... je me souviens... mais, maintenant.

MADELEINE, l’interrompant.

Maintenant, tu es un grand et robuste garçon. Et ton cœur est resté le même, bon et chaud, comme autrefois. Allons fais ta paix avec Jean et... donne-lui la main !...

PHILIPPE HURTEAUX.

Madeleine... Madeleine... ne me demande pas ça !...

MADELEINE, très douce.

Donne-lui ta main... donne-lui ta main. Je t’en prie !...

LA FOULE.

Oui !... oui !... Madeleine a raison !...

PHILIPPE HURTEAUX, il hésite, puis vaincu, il tend la main.

Eh bien... oui !...

Les deux hommes s’embrassent. Enthousiasme dans la foule. Toutes les mains, tous les visages se tendent vers Madeleine.

MADELEINE.

Et que ce soit le signe de notre réconciliation à tous... que ce soit le pacte d’une union que rien, désormais, ne pourra plus rompre !... Vous le jurez !

LA FOULE.

Oui !... oui !... Nous le jurons !... Vive Madeleine !... vive Jean Roule !... vive la grève !...

UN VIEILLARD, au pied des marches.

Tu es notre petite mère... Madeleine !...

À ce moment, l’enthousiasme est à son apogée ; les femmes assises sur les marches se sont levées et tendent leurs enfants vers Madeleine.

MADELEINE, l’ivresse de la foule un peu calmée, et la main dans la main de Jean.

Maintenant, retirez-vous... rentrez chez vous !... 

De son bras libre, elle fait un geste dans la direction de la ville. D’une voix retentissante.

Et demain ?...

LA FOULE.

Oui !... oui !... oui !...

MADELEINE.

Vous nous suivrez tous les deux ?...

LA FOULE.

Oui !... oui !... oui !...

MADELEINE.

Jusqu’à la mort ?...

LA FOULE.

Jusqu’à la mort !... à la mort !... à la mort !...

Reprise de l’enthousiasme.

MADELEINE.

Eh bien !... à demain !... Devant les usines... tous !... tous !

LA FOULE.

Tous !... tous !... Vive la grève !...

La foule s’écoule lentement... par tous les chemins... par toutes les sentes.

 

 

Scène III

 

MADELEINE, JEAN ROULE

 

Jean Roule et Madeleine sont restés sur la plate-forme, la main dans la main. La foule partie, ils descendent les marches, lentement.

JEAN ROULE, il attire Madeleine dans ses bras, l’enlace et pleure.

Tu vois... C’est moi qui pleure, maintenant, qui pleure dans tes bras !... Je suis ton petit enfant !...

MADELEINE.

Je t’aime, mon Jean !

JEAN ROULE.

C’étaient des loups ! et tu en as fait des moutons... des lâches, et tu en as fait des héros !... Quelle est donc ta puissance ?

MADELEINE.

Je t’aime !...

JEAN ROULE.

Ils voulaient me tuer... et tu m’as sauvé de la mort !...

MADELEINE.

Je t’aime !...

JEAN ROULE.

Madeleine !... Madeleine... femme au cœur sublime, tu es de ces élues, comme, aux époques lointaines, il en surgissait, des profondeurs du peuple, pour ressusciter les courages morts et redresser les fois abattues !... Tu es celle...

MADELEINE, étreignant Jean et lui couvrant les lèvres de sa bouche.

...celle qui t’aime, Jean ! rien de plus !...

Ils se mettent à marcher, toujours enlacés et se perdent dans la forêt.

 

 

ACTE V

 

Le théâtre représente une place de la ville. Au premier plan, dans toute la longueur de la scène, une cour entourée d’un mur très bas, et que surmonte une grille de fer... Beaucoup de barres ont été descellées et arrachées ; les autres sont tordues... Un écriteau : À louer pour magasin, subsiste encore. Au milieu de la grille, une porte s’ouvre donnant sur la place, et, de l’autre côté de la place, sur une rue qui s’allonge très loin, et au bout de laquelle on aperçoit les usines incendiées et fumantes... À droite, dans la cour, un hangar où l’on porte des cadavres et qui se continue dans la coulisse... À gauche, sous un arbre grêle, un banc... Les maisons gardent les traces d’une bataille récente... Les volets sont clos... les devantures des boutiques et des cafés, éventrées... Un grand soleil brille sur tout cela, sur la ville plus grise, plus triste, plus noire, dans sa permanente atmosphère de charbon, d’être éclairée par une lumière violente.

Au lever du rideau, la place est déserte... Conduits par des gendarmes, une longue file de grévistes prisonniers traversent la scène... Alors, quelques volets s’ouvrent et des têtes apparaissent, anxieuses et curieuses... Quelques commerçants se hasardent sur le seuil des boutiques et regardent, encore effarés, dans la direction par où viennent de disparaître les grévistes enchaînés... Deux civières, enveloppées de toile grise et portées chacune par deux porteurs, pénètrent dans la cour... Les porteurs enlèvent les toiles, déposent les morts sous le hangar, près des autres cadavres... Un curieux, mi-ouvrier, mi-bourgeois, s’aventure jusqu’à l’entrée de la cour et regarde.

 

 

Scène première

 

LE CURIEUX, LES QUATRE PORTEURS

 

LE CURIEUX.

Eh bien !... Est-ce qu’il y en a encore beaucoup ?

PREMIER PORTEUR.

Peut-être une dizaine... Ça, c’est les morts.

LE CURIEUX.

Et les blessés ?

PREMIER PORTEUR.

Aux hospices, aux presbytères, à la mairie, partout !...

DEUXIÈME PORTEUR.

On dit qu’il y a quarante morts sous les décombres de l’usine. 

Il montre l’usine.

Et ceux qu’on transporte aussi dans la grande salle du bal Fagnier. 

Hochant la tête.

Cette fois, c’est pas pour danser !...

LE CURIEUX.

C’est fini, maintenant, dites ?...

PREMIER PORTEUR.

Oui... paraît qu’ils se sont tous rendus...

LE CURIEUX.

C’est pas trop tôt... 

Désignant les cadavres.

Ça fait pitié, tout de même, de voir ça !...

DEUXIÈME PORTEUR.

Ah ! malheur !...

PREMIER PORTEUR.

Je les ai vus, à la barricade... près de l’église... Des rudes gars, vous savez !... Ils étaient bien cinq cents... à la barricade... peut-être plus... peut-être six cents... Et c’en faisait un boucan !... Ah non !... En tête, Madeleine et Jean Roule qui commandaient et qui brandissaient, chacun, dans leurs mains, un drapeau rouge... Crânes, vous savez !... d’aplomb !... à la hauteur, quoi !... Et puis voilà que, tout d’un coup, courant... essoufflé... les yeux lui sortant de la tête... arrive M. Robert ?...

LE CURIEUX.

Qui ça, M. Robert ?...

PREMIER PORTEUR.

Robert Hargand, donc !...

LE CURIEUX.

Le fils du patron ?

PREMIER PORTEUR.

Eh oui !...

LE CURIEUX.

Ah !... Eh bien ?

PREMIER PORTEUR.

Le voilà qui se démène... qui fait des gestes par-ci... des gestes par-là... Il parle à la troupe... il parle aux grévistes... Mais, va te faire fiche ! Bien que la troupe ne fût pas à plus de vingt mètres de la barricade...dans le sacré boucan on n’entendait rien, comprenez... Il avait l’air de crier aux uns et aux autres... « Arrêtez !... arrêtez !... »

LE CURIEUX.

Et alors ?

PREMIER PORTEUR.

Alors... voilà qu’un coup de pistolet part de la barricade... les pierres... des morceaux de fer – de tout, quoi – tombe sur la troupe... Oh ! la la !... « En v’là assez ! » que se dit le capitaine... Et allez-y des trois sommations... et « Feu ! »... Madeleine... Jean Roule... les drapeaux... M. Robert tombent avec une trentaine de camarades... Mais les rangs se reforment... ces enragés-là se remettent à crier, à chanter plus fort... les pierres redoublent... la troupe en est aveuglée... « Feu ! » encore, et « En avant ! » Ah ! je vous réponds qu’on a eu du mal à en avoir raison de ces bougres-là !... 

Il enlève sa casquette, essuie son front en sueur.

Mon Dieu, que j’ai chaud !... 

À l’autre porteur.

Passe-moi ta gourde...

Il prend la gourde et boit avidement.

LE CURIEUX.

Alors... M. Robert ?...

PREMIER PORTEUR.

Dame !

Il fait un geste affirmatif et remet sa casquette.

LE CURIEUX.

Ça ! c’est fort... par exemple !... ça, c’est fort... Et le patron !... qu’est-ce qu’il dit de cela ?

PREMIER PORTEUR.

Nous ne l’avons pas vu encore... Pensez qu’il ne doit pas être flatté !

LE CURIEUX.

Pour sûr !... Est-ce qu’on a retrouvé le corps ?

PREMIER PORTEUR.

Il doit être avec les autres... là-bas !...

Le curieux regarde les quatre porteurs qui reprennent leurs civières, et s’en vont. Une femme traînant deux enfants longe la grille au dehors.

 

 

Scène II

 

MARIANNE RENAUD, LE CURIEUX

 

MARIANNE RENAUD, au curieux.

Je viens pour mon homme... c’est-y par ici ?...

LE CURIEUX, désignant le hangar.

Voyez, ma pauvre dame !...

Il remonte vers la place.

MARIANNE RENAUD, elle traverse la cour en sanglotant.

Mon Dieu !... mon Dieu !...

Elle rentre dans le hangar... La place commence à s’animer. Des gens sortent, le curieux les appelle, leur raconte ce qu’il vient d’apprendre, gestes animés. D’autres femmes arrivent, traversent la cour en gémissant et pénètrent dans le hangar.

 

 

Scène III

 

LES FEMMES, UN PETIT GARÇON, LE CURIEUX

 

Un petit garçon, conduisant par la main son frère tout petit, en robe, apparaît, s’arrête et s’adressant au curieux d’une voix fraîche et tranquille.

LE PETIT GARÇON

Monsieur !... où c’est-y, les morts ?...

Le curieux indique le hangar. Le petit garçon traverse la cour et entre aussi dans le hangar.

 

 

Scène IV

 

LES FEMMES, LA MÈRE CATHIARD, LOUIS THIEUX, puis MADELEINE

 

Les femmes arrivent successivement. Elles entrent dans la cour, les unes seules, les autres avec des enfants qu’elles tiennent par la main. D’autres portent des nouveau-nés dans leurs bras. Quelques-unes reconnaissent, parmi les cadavres, leur mari, leur fils, leur père. Cris, lamentations. Elles s’agenouillent près des cadavres et sanglotent.

Entre la mère Cathiard, soutenant Louis Thieux. Elle regarde d’abord autour d’elle. Louis Thieux semble tout à fait un vieillard. Il est courbé, peut à peine marcher, et ses yeux sont étrangement lointains.

LA MÈRE CATHIARD.

Tiens... voilà un banc... tu es fatigué... tu vas t’asseoir là... en m’attendant...

Elle conduit Thieux au banc, sur lequel est assise une vieille femme, morne, silencieuse et qui attend, elle aussi.

LOUIS THIEUX, en marchant.

Qu’est-ce que tu dis ?... Est-ce que nous allons à l’usine ?...

LA MÈRE CATHIARD, elle le fait asseoir sur le banc, près de la femme.

Surveillez-le... Il a la tête partie, le pauvre bonhomme... Je ne pouvais pas pourtant le laisser seul à la maison... 

Regardant autour d’elle.

Mon Dieu... mon Dieu !... Si c’est possible, tout ça !...

La femme n’a pas bougé. La mère Cathiard se dirige sous le hangar.

LOUIS THIEUX, ne parlant à personne.

Qu’est-ce que tu dis ?... 

Regardant, lui aussi, vaguement ce qui se passe dans la cour.

Ah ! oui !... C’est la paye, aujourd’hui !... C’est la paye !...

Les femmes entrent toujours. La cour commence à se remplir. De son œil mort, Thieux examine, quelques secondes, la vieille près de lui. Puis il détourne la tête et reste immobile, courbé, sans mot dire, sur son banc. On n’entend plus que les lamentations des femmes.

LA MÈRE CATHIARD, sous le hangar, parmi les femmes, avec un grand cri.

Mais... c’est Madeleine !... c’est Madeleine !...

LOUIS THIEUX, au nom de Madeleine, il tourne la tête vers la vieille.

Madeleine !... Qu’est-ce que tu dis ?... Pourquoi dis-tu que c’est Madeleine ?... Tu sais bien que tu n’es pas Madeleine...

Il hoche la tête et reprend son attitude prostrée.

LA MÈRE CATHIARD, sous le hangar.

Elle n’est pas morte !... Madeleine n’est pas morte !... 

Sanglots des femmes.

Sa bouche a remué... son cœur bat... 

Elle essaie de la soulever... Sanglots des femmes.

Mais, aidez-moi donc... aidez-moi donc !... 

Aucune ne bouge.

Je suis trop vieille... Je n’ai plus assez de forces !... 

Aucune ne bouge.

Mais... aidez-moi donc ?... Je vous dis qu’elle n’est pas morte !... 

Enfin, parmi celles qui n’ont trouvé aucun des leurs parmi les morts, quelques-unes se décident à aider la mère Cathiard. Elles soulèvent Madeleine dont les cheveux sont plaqués de sang.

Vous voyez bien... elle rouvre les yeux... On ne peut pas la laisser là... Portons-la sur un banc !... 

Péniblement, elles la portent sur le banc. La vieille se lève, sans regarder, et s’en va insensible. Louis Thieux reste courbé, les yeux sur le sol. Les femmes maintiennent Madeleine, sur le banc, son buste appuyé dans leurs bras.

Madeleine !... Madeleine !

LOUIS THIEUX, au nom de Madeleine, encore, il lève la tête, regarde un instant sa fille et ne la reconnaît pas ; regarde, un instant, la cour pleine de monde.

C’est la paye !...

Il reprend son attitude affaissée.

LA MÈRE CATHIARD.

La voilà qui revient à elle !... 

Madeleine pousse des soupirs et sa poitrine se gonfle.

Elle est blessée à la tête... Mais la blessure n’est pas profonde... 

Aux curieux qui regardent par la grille.

Allez donc me chercher de l’eau !... 

Un des curieux part et revient quelques instants après avec des linges et un vase plein d’eau.

Comme ses cheveux sont collés !... 

Aux femmes.

Dégrafez son corsage... 

La mère Cathiard commence à panser la blessure de Madeleine.

Madeleine !... Madeleine !... c’est moi !...

À ce moment, entre Hargand, le visage décomposé. Il est suivi de Maigret, et de quelques personnages importants de l’usine.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, HARGAND, MAIGRET, etc, etc.

 

HARGAND, courant vers le hangar.

Mon fils... mon fils !...

MAIGRET, le suivant

Mais, monsieur... Voyons, monsieur !...

LA MÈRE CATHIARD.

Madeleine !... Madeleine !... c’est moi !... me reconnaissez-vous ?...

La mère Cathiard continue de panser Madeleine, qui pousse des soupirs plus longs, plus distincts. Les femmes sont penchées sur elle, et la maintiennent toujours la tête haute.

HARGAND, revenant du hangar.

Où est-il ?... où est-il ?...

MAIGRET.

On vous a trompé, monsieur !... Je suis sûr que M. Robert est toujours au château !

HARGAND.

Non !... non !... Il est sorti du château, comme un fou... On l’a vu... on l’a vu à la barricade !... Je vous dis que mon fils est mort... mort... 

Sanglots de femmes... personne ne fait attention à Hargand.

Robert est mort... et c’est moi qui l’ai tué !...

MAIGRET.

Vous ne pouvez pas rester là !... monsieur Hargand !... c’est impossible !

HARGAND, montrant les femmes qui pleurent.

Elles y sont bien, elles !

MAIGRET.

Mais si votre fils était mort, monsieur, on l’eût ramené chez vous !... Venez !...

HARGAND.

Non ! non !... 

À la foule.

Quelqu’un a-t-il vu mon fils ?... quelqu’un a-t-il vu mon fils ?... 

Silence. Sanglots des femmes, sous le hangar.

Répondez !... répondez, je vous en supplie. !... Mon fils... 

Silence.

Vous qui pleurez, écoutez-moi... Vous, les mères qui avez perdu votre enfant, vous, les veuves, écoutez-moi !... Je vous adopte... Ma fortune... je vous la donne, toute... Ma vie... je vous la donne aussi... Mais, parlez-moi ! Dites-moi, où est mon fils !... 

Silence et sanglots. Marianne Renaud sort du hangar. Hargand va pour lui prendre les mains.

...Toi... Marianne... toi... As-tu vu mon fils ?... Parle-moi ? 

Marianne le repousse sans lever les yeux sur lui... se dégage et s’en va.

...Oh ! pas de pitié !... pas de pitié !

MAIGRET, cherchant à l’entraîner.

Monsieur !... monsieur !...

Il marche dans la cour, s’approche du banc où il voit Madeleine pâle comme une morte et le front sanglant.

HARGAND.

Madeleine ! Oh !... 

Il recule un peu. Et comme s’il voyait la cour, les femmes agenouillées, les cadavres pour la première fois, il met un instant les mains sur ses yeux, pour leur cacher l’horreur du spectacle.

Oh !... oh !... oh !...

LA MÈRE CATHIARD.

Madeleine ! Madeleine !... C’est moi...

Madeleine, ses yeux se rouvrent tout à fait. Peu à peu, elle semble sortir d’un long rêve douloureux. Elle regarde tout, mais sans comprendre, sans savoir où elle est. Lentement, la notion des choses lui revient, mais tronquée, encore imparfaite. Des bribes de mémoire, qui passent en elle, donnent à ses yeux, toujours hagards, de multiples et diverses expressions de réalité, qui vont s’accentuant. Elle s’efforce à faire des mouvements. Son bras se soulève, elle porte la main sur son front et la ramène devant ses yeux. Une tache de sang est sur sa main. Elle la regarde sans comprendre encore. Sa main retombe.

LA MÈRE CATHIARD.

Madeleine !... Madeleine !... C’est moi...

MADELEINE, elle regarde fixement et longtemps la mère Cathiard et la reconnaît. Très bas, très doucement, comme un souffle.

Mère Cathiard !... 

Elle regarde son père affaissé sur le banc, et le reconnaît. D’une voix plus assurée, dans le ton de la plainte.

Le père !... Le père !... 

Elle regarde Hargand, en face d’elle, et le reconnaît. Avec un frémissement et un léger mouvement de recul.

Lui !... 

Ses regards maintenant vont partout. Elle voit des femmes agenouillées.

Qu’est-ce que... Pourquoi ?... pourquoi pleurent-elles ?... 

Sa pensée se tend de plus en plus... Tout se recompose en elle ; le travail de la conscience se traduit sur son visage, en accents tragiques... Elle voit le hangar. Un grand cri.

Ah !...

Avec une expression de terreur, elle se rejette dans les bras des femmes, où, quelques secondes, elle reste haletante, la gorge sifflante.

LA MÈRE CATHIARD.

Madeleine !... Madeleine !... N’ayez pas peur !... nous sommes-là... C’est moi... la mère Cathiard... vous savez bien... votre vieille voisine... Ma petite Madeleine !

MADELEINE, encore tremblante.

Mère Cathiard !... Oui... je vous reconnais bien !... C’est vous !... Et le pauvre père... aussi... je le reconnais... je vous reconnais tous !... 

Avec angoisse.

Et Jean ?... Où est Jean !...

Hargand se rapproche.

LA MÈRE CATHIARD.

Nous allons le retrouver, tout à l’heure...

MADELEINE.

Pourquoi n’est-il pas ici avec vous !... Pourquoi n’est-il pas...

LA MÈRE CATHIARD.

Madeleine... il faut rester calme...

MADELEINE.

Jean !... Je veux voir Jean !...

LA MÈRE CATHIARD.

Nous allons vous conduire à lui... tout à l’heure !...

MADELEINE, brusquement, avec un grand cri.

Jean est mort... Jean est tué !... Je me rappelle !... là-bas... 

Elle veut se lever.

Laissez-moi... laissez-moi... Je me rappelle tout... tout !...

Malgré les supplications de la mère Cathiard et des femmes, elle se lève.

HARGAND.

Madeleine !...

LA MÈRE CATHIARD, repoussant Hargand avec violence.

Taisez-vous donc, vous... vous voyez bien qu’elle est encore à moitié morte !

HARGAND, obstiné et suppliant.

Madeleine... je suis maintenant sans orgueil... je suis un pauvre homme... je suis tout petit... tout petit... Et puisque tu te rappelles... dis-moi... dis-moi où est Robert ?...

MADELEINE.

Et toi... dis-moi où est Jean ?... dis-moi ce que tu as fait de Jean... assassin !... assassin !...

Maigret et les autres s’interposent, emmènent Hargand... À ce moment, entrent deux civières, portées chacune par deux porteurs. Du dehors, les porteurs crient : « Place ! place ! »

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, LES PORTEURS DE CIVIÈRES

 

Hargand s’élance, la foule des femmes se précipite, on entoure les civières. Maigret et les autres essaient de repousser la foule et protègent Hargand. Madeleine est frémissante. Elle marche, soutenue par les femmes, dans la direction des civières, d’où son regard ne peut se détacher.

HARGAND, il a soulevé la toile de la première civière. Dans un grand cri.

Ah !... Robert !... mon fils !... 

Il s’affaisse sur le cadavre de son fils.

Robert... Robert !...

MADELEINE, s’avançant toujours.

Pauvre petit !... 

Tout à coup, dans un violent effort, elle s’échappe aux mains des femmes et, trébuchante, hagarde, elle court vers l’autre civière, dont elle enlève aussi la toile.

Jean ! Toi !... toi !...

Elle tombe sur la civière, prend la tête de Jean, qu’elle soulève dans ses mains et qu’elle embrasse furieusement. Les femmes, voyant qu’il n’y a pas de morts pour elles, se retirent, s’éloignent, les autres sanglotent toujours sous le hangar. Cris et sanglots de Madeleine et de Hargand confondus. Hargand est entouré de Maigret et des employés de l’usine, de Madeleine, de la mère Cathiard et des femmes.

MADELEINE, se redressant tout d’un coup, et portant les mains à son ventre.

Ne pleurez pas, vous autres, là-bas... Écoutez-moi... Il ne faut plus pleurer !... Mon enfant n’est pas mort !... Je l’ai senti remuer dans mon ventre... Il vit !... il vit !... Je veux vivre aussi !... Je veux vivre pour lui !... Ne pleurez plus !... Les veuves... les mères affligées... vous à qui l’on a tout pris... vous à qui l’on a tout tué... m’entendez-vous ?... 

Aucune ne bouge.

M’entendez-vous ?... 

Silence des femmes.

Je vous dis que mon enfant n’est pas mort !... que l’enfant de Jean Roule n’est pas mort !... 

Aucune ne bouge.

M’entendez-vous !... 

Silence des femmes.

Je vous dis que je veux vivre... que je veux l’élever pour la vengeance !... 

Aucune ne bouge.

M’entendez-vous ?...

Silence des femmes.

MAIGRET.

Monsieur !... il faut ramener M. Robert au château !...

HARGAND, sanglotant et se laissant mener comme un enfant.

Mon fils... mon fils !...

MAIGRET, il relève Hargand, remet la toile sur la civière. Aux porteurs.

Au château !

MADELEINE, elle s’élance sur Maigret et le repousse.

N’y touchez pas !... Cet enfant n’est plus à lui... Il est à nous !... 

Aux porteurs.

Au tas !... au tas !... au tas !... 

Puis elle revient à la civière de Jean. Elle essaie encore de parler.

Je vivrai ! je...

Un flot de sang étouffe sa voix. Elle chancelle et s’abat sur le cadavre de son amant.

LOUIS THIEUX, sur son banc. Il regarde tout cela de son œil lointain.

C’est la paye !...

PDF