Les Marionnettes (Louis-Benoît PICARD)
Sous-titre : un jeu de la fortune
Comédie en cinq actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Impératrice, le 14 mai 1806.
Personnages
MARCELIN, maître d’école, écrivain public
GASPARD, directeur de marionnettes
DORVILÉ, riche propriétaire
VALBERG, ami de Dorvilé, habitant d’une petite ville voisine
PIERRE DELORME, jardinier de Dorvilé
DUMONT, valet de Dorvilé
LÉONARD, notaire
GEORGETTE, fille de Delorme
MADAME DE SAINT-PHAR, sœur de Dorvilé
CÉLESTINE, sœur de Valberg
PRÉFACE
C’est ici surtout que je dois rendre grâce au bonheur du sujet. Horace est peut-être le meilleur poète que puisse méditer l’auteur comique. Pour ma part, voilà trois fois qu’un seul vers de lui me fournit une comédie en cinq actes.
J’avais besoin d’amener de grandes révolutions de fortune. Je plaçai à côté l’un de l’autre un homme fort riche et un homme fort pauvre. Dès la fin du premier acte, le riche est ruiné, le pauvre est devenu riche. Au dernier acte, on fait accroire au nouveau riche qu’il est ruiné. Tous ces changements ne peuvent arriver sans quelques circonstances romanesques ; mais, hors ces circonstances, tous les incidents me paraissent naturels, et sortant bien du fond des caractères.
J’ai toujours beaucoup aimé la première scène de l’ouvrage. Elle me paraît bien annoncer le but moral, et surtout le caractère principal, La franchise de Marcelin, son amitié pour Gaspard, son amour pour Georgette y sont bien exprimés, et inspirent en sa faveur un intérêt qui m’était bien nécessaire pour qu’on lui pardonnât ensuite toutes ses extravagances. Gaspard et Marcelin ont quelque raison de se comparer à Fabrice et à Gil Blas. Ils rappellent assez heureusement, je crois, le roman de Le Sage. Ce chef-d’œuvre des romans français m’a beaucoup servi pour mes Marionnettes. L’action ressemble beaucoup à celle d’une jolie comédie de Dufresny, la Coquette de Village, ou le Lot supposé.
L’ivresse de Marcelin, au moment où il apprend sa fortune, fut ce qui obtint le plus de succès. Personne ne me reprocha cette fois d’avoir placé trop bas mes personnages, et cependant un maître d’école de village est inférieur au plus mince bourgeois d’une petite ville. Le public sentit qu’il me fallait transporter mon homme du dernier degré de misère au plus haut degré de fortune. Messieurs les amateurs exclusifs du bon ton, je voudrais vous voir, pour le mal que je vous souhaite, dans une position semblable à celle de Marcelin : vous seriez tous des marionnettes comme mon maître d’école ; mais vous seriez joyeux sans délire, fiers sans franchise. Marcelin chante, danse, embrasse tout le monde, brise ses meubles sa joie passe dans l’âme des spectateurs et arrache le rire, même à ceux qui ne voudraient pas rire.
Quelques critiques ont prétendu que, depuis le deuxième acte jusqu’au dénouement, l’action était vague et décousue, et que l’intérêt comme le comique allait en décroissant. Je crois bien que rien n’est aussi comique dans la pièce que la fin du premier acte ; mais je crois qu’on s’intéresse à Georgette, qu’on s’intéresse même à Marcelin, et il faut bien qu’il y ait encore un comique assez fort dans les quatre derniers actes, puisqu’ils se soutiennent et qu’ils font constamment rire après le premier. À l’égard des reproches faits à l’action, ils seraient fondés si je n’avais fait qu’une pièce d’intrigue ; mais les Marionnettes sont une pièce de caractère. L’action doit donc être subordonnée au développement du caractère, ou plutôt de tous les caractères. Car cette pièce est d’un genre différent des autres. Je n’attaque point un ridicule particulier ; il n’est point question d’entourer un caractère d’autres caractères choisis pour le faire ressortir. J’attaque une faiblesse que je prétends générale. Il me fallait donc, en variant les physionomies, montrer tous mes personnages atteints de cette faiblesse. M. Dorvilé et sa sœur, bien fiers, bien impertinents quand ils sont riches, bien humbles, bien flatteurs quand ils sont pauvres ; M. Valberg, l’ami du château, et sa sœur la spirituelle qui ferme sa boutique et renvoie son cousin pour venir courtiser le nouveau riche ; tous ces personnages quittant bien vite Marcelin pour faire la cour à Georgette, quand ils croient que la fortune lui appartient ; le valet qui s’attache à son nouveau maître, et qui méprise l’ancien ; le notaire si joyeux quand il trouve un acte à faire ; le jardinier qui fait le grand seigneur quand il se croit légataire ; sa fille même qui se réjouit de la fortune de son amant ; et enfin Gaspard, le directeur des marionnettes, qui s’oublie un instant, et pense à faire épouser sa petite fille à son riche ami, me paraissent tous bien choisis, bien placés pour faire ressortir à la fois mon personnage principal et le but de ma comédie.
Tout en applaudissant à l’idée et à l’exécution de la pièce, quelques personnes se reprochaient d’y avoir ri. L’un m’écrivait : « Tudieu, mon ami, comme tu daubes la pauvre espèce humaine ! » l’autre me disait : « Votre pièce est bien vraie ; mais elle est bien affligeante pour l’humanité. » C’est attendre un peu tard pour s’affliger. Ai-je plus daubé l’espèce humaine que tous les moralistes ? Montaigne, La Bruyère, Molière, Le Sage ne vous avaient-ils pas déjà dit et bien mieux dit que moi ce que je n’ai fait que répéter dans mes Marionnettes ? Votre propre expérience ne vous a-t-elle pas prouvé qu’ils ont dit la vérité ? et pourquoi s’affliger ? de ce que nous sommes tous des marionnettes menées par les passions et les événements, s’ensuit-il qu’il n’y ait ni grands hommes, ni bonnes gens ? Non : il s’ensuit que les grands hommes et les bonnes gens ont leurs accès de faiblesse et se sentent parfois quelque penchant à se laisser gouverner par les circonstances. Eh bien ! sans ces faiblesses, sans ce penchant qu’ils savent surmonter, auraient-ils autant de mérite à se montrer et à se maintenir forts et généreux ? Il s’est rencontré parfois des hommes d’un caractère ferme et qui ne se dément pas. Interrogez-les, ils avoueront que, dans telle ou telle circonstance, leur âme n’a pas été inaccessible à une volonté contraire à celle qu’ils devaient avoir. Cette volonté n’a duré qu’un instant et n’a pas été suivie de l’exécution. Mais cet instant suffit pour justifier mon titre et mon sujet. Pour que cela fût autrement, il faudrait un homme sans passions, une vie entière sans revers et sans succès. Car la joie enivre, et le chagrin donne la fièvre ; ne vous affligez donc pas, et, si vous trouvez ma pièce bonne, venez-y prendre une leçon d’indulgence pour autrui, une leçon de sévérité pour vous-même.
C’est par suite de ces raisonnements, que je m’obstinai, malgré le conseil de plusieurs amis, à donner un moment d’éblouissement à Georgette, et un mouvement d’intérêt personnel à Gaspard. Je persiste à croire que j’eus raison. On ne s’en intéressa pas moins à ma petite jardinière, et la grande scène du quatrième acte entre Gaspard et Marcelin est une de celles qui faisaient le plus rire. Je la regarde, après la première scène du premier acte, comme la meilleure scène de l’ouvrage.
Le personnage de Marcelin offrait un grand écueil. Il fallait l’amener à délaisser sa maîtresse et à mépriser son ami sans qu’il fût odieux. Je crois m’être assez bien tiré de ce pas difficile. Il est ébloui, étourdi, faible, ridicule ; mais il n’est pas méchant. Marcelin plaint Georgette, il se plaint lui-même d’être obligé de ne pas l’épouser ; il commence par offrir à son ami plus d’argent que celui-ci ne lui en demande, et tout en riant de lui, on l’excuse, et on le plaint quand on le voit faire la cour à d’autres femmes, et rougir du costume de son ami.
Voulant prouver que nous sommes tous des marionnettes, j’eus une inspiration bizarre, mais heureuse en faisant du personnage le moins déraisonnable un directeur de véritables marionnettes. Je crois aussi que je fus heureux de faire de Marcelin un maître d’école. C’était le moyen de présenter dans le même homme une extrême indigence, un peu d’instruction, et une grande et comique prétention à la fermeté de caractère.
On critiqua le dénouement. Cette petite intrigue par laquelle on fait accroire à Marcelin qu’il est déshérité et que c’est sa cousine qui est légataire, est romanesque, invraisemblable. Ne vaudrait-il pas mieux, me dirent quelques personnes, que ce Marcelin, qui au fond est un très bon homme, fût éclairé par l’excès de bassesse et de sottise de ses flatteurs, et que ce fût Gaspard, le directeur des marionnettes, qui excitât tous ces flatteurs à faire assaut de sottise et de bassesse ? Ce moyen eût sans doute été plus sage et plus ingénieux ; mais aurait-il été aussi théâtral ? Ne faut-il pas à ce Marcelin pour le ramener à la raison un malheur qui le frappe au cœur ? enfin ne faut-il pas faire encore promener la fortune, afin de mieux démontrer la versatilité de tous mes personnages.
Eh ! mon Dieu ! voilà une préface bien remplie d’éloges. Je ne m’y accuse de rien. Je vante beaucoup de choses et je cherche à répondre à toutes les critiques. Que le lecteur me le pardonne. Je fus enivré du succès de cette pièce, comme mon maître d’école est enivré de sa fortune. Je crois n’avoir été ni fier ni insolent. Cependant, en relisant mes notes, je trouve à la date des premières représentations de cette comédie ces mots bien écrits de ma main : « Ne suis-je pas une vraie marionnette ? » Je n’en rougis pas, je n’ai pas prétendu m’excepter.
ACTE I
Le théâtre représente l’avenue d’un parc. D’un côté le château de Dorvilé et la grille de son parc, de l’autre la petite boutique de Marcelin, avec une pancarte portant ces mots : MARCELIN, ÉCRIVAIN PUBLIC, RÉDIGE ET COPIE PLACETS, MÉMOIRES, COUPLETS : CÉLÉRITÉ, DISCRÉTION.
Scène première
MARCELIN, GASPARD, achevant de déjeuner devant la boutique de Marcelin
GASPARD.
Oui, mon cher Marcelin, nous sommes tous des marionnettes comme celles que je fais mouvoir avec des fils.
MARCELIN.
Comment ! tu me prends pour un polichinelle ?
GASPARD.
Eh bien ! si tu l’aimes mieux, nous tournons au gré de nos passions et des circonstances comme un sabot sous le fouet de l’écolier. Notre intérêt fait de notre âme comme une cire molle prenant toutes les formes sous la main qui la pétrit, et la tête de chaque homme devient comme une girouette poussée et repoussée selon le vent qui souffle.
MARCELIN.
Ah ! mon Dieu ! quelle abondance de comparaisons !
GASPARD.
C’est mon style lorsque je discute. Tu dois t’en souvenir ; quand nous étions tous deux boursiers de Sainte-Barbe, achevant notre cours de philosophie au collège du Plessis, savais-je autrement argumenter ? Or, maintenant que nous voilà comme Fabrice et Gil Blas se rappelant leurs études chez le docteur Godinez ; toi, maître d’école, écrivain public dans le village où tu as pris naissance ; et moi, après avoir été clerc de procureur, soldat, commis, comédien, aujourd’hui directeur de fantoccinis, vulgairement appelés marionnettes, promenant mes artistes de bois de ville en village ; maintenant que, pauvres tous deux, nous en goûtons d’autant mieux le plaisir de retrouver un vieil ami ; n’est-il pas naturel que je reprenne mes habitudes de collège ? Rien n’est plus rare qu’un homme à caractère. Depuis dix ans que je voyage, je cours après ce phénix sans avoir pu le rencontrer. Nous croyons avoir une volonté, et le plus souvent nous n’avons que celle que les événements nous donnent. Chez les petits, chez les grands, dans les palais, dans les chaumières, mêmes passions, mêmes inconséquences, même asservissement aux circonstances. À tel homme il ne faut qu’un revers pour le rendre poli, à tel autre il ne manque qu’un succès pour qu’il soit insolent ; je ne m’excepte pas, et toi-même tout le premier...
MARCELIN.
Moi ? ah ! ne me compte pas parmi tes marionnettes. Certes, il y a des êtres bien faibles, ne sachant soutenir ni eux-mêmes ni leurs amis ; toujours prêts à laisser fléchir leurs principes, leurs opinions ; fiers ou humbles, honnêtes ou fripons par circonstance, par calcul : quelle pitié ! Comme l’a dit un ancien ou un moderne, ce ne sont pas des hommes, ce sont des machines. Mais moi, moi ! je ne vis que de ce que je gagne, je gagne à peine de quoi vivre ; mais j’ai là une certaine force d’âme qui vaut mieux que la fortune. Je plains les riches, je méprise les richesses, et je me trouve naturellement et par moi-même au-dessus de tous les coups du sort.
GASPARD.
Ainsi, comme le sage d’Horace, tu demeurerais ferme sous les ruines de l’univers. Tu es philosophe ; moi, je n’y ai pas de prétention. Mais voyons donc un peu cette bouteille dont tu m’as parlé, d’anisette de... de...
MARCELIN.
De Hollande ; c’est l’épicier-confiseur de l’endroit qui m’en a fait cadeau pour quelques mémoires que je lui ai copiés gratis ; pourrais-je l’entamer dans une meilleure occasion ! Tu vas voir...
Cherchant dans sa boutique.
Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? ah ! mon Dieu !
GASPARD.
Eh ! quoi donc ?
MARCELIN.
Est-il possible ? je ne la trouve plus. Elle est perdue, ou cassée, ou volée. Ah ! mon Dieu ! est-ce avoir du guignon !
GASPARD.
Eh bien ! ne vas-tu pas te désoler pour une bouteille de liqueur ?
MARCELIN.
Eh ! vraiment, ceux qui ont des caves bien garnies peuvent se moquer d’un pareil accident. Mais moi, dont toute la cave se composait d’une bouteille !...
GASPARD.
Calme-toi, grand philosophe au-dessus de tous les événements. J’en ai une dans mon havresac, de bonne vieille eau-de-vie de Cognac.
Tirant une bouteille d’osier de son havresac.
Tiens.
MARCELIN, se calmant.
Ah !
GASPARD, présentant sa bouteille à Marcelin, et lui versant à boire.
Cela vaudra bien l’anisette de ton épicier ; et, en l’honneur de notre heureuse rencontre, je te prierai de vouloir bien garder...
MARCELIN.
Ce cher Gaspard... D’un ami je ne rougis pas d’accepter... Je te disais donc que je défie le bonheur, il ne m’éblouira pas ; je défie le malheur, il ne m’abattra pas.
GASPARD.
Oui, tu viens de m’en donner la preuve.
MARCELIN.
Oh ! parce que je me suis un peu emporté... Juge-moi je me trouve dans une des circonstances les plus importantes de ma vie ; car nous voici au moment des confidences, n’est-ce pas ? Deux amis, à la fin d’un déjeuner... Est-tu marié, toi ?
GASPARD.
Depuis douze ans ; j’ai une femme superbe, une jolie petite fille, qui promet d’être aussi maligne que sa mère. Je ne les emmène pas dans mes courses.
MARCELIN.
Eh bien ! moi, je suis garçon, mais... hier, au moment où j’allais prendre un billet à ton spectacle, et où, après m’avoir reconnu, tu nous fis ouvrir la plus belle loge, as-tu remarqué cette jeune personne qui était avec moi ?
GASPARD.
Une petite blonde ?
MARCELIN.
C’est Georgette, ma parente, à un degré très éloigné, Dieu merci, car nous n’aurions pas le moyen d’avoir des dispenses ; une de mes élèves. C’est moi qui lui ai montré à lire et à écrire, en ma qualité de maître d’école. Toute petite, je la distinguais de ses compagnes, je la distingue bien davantage depuis qu’elle est grandie. Elle m’adore, je l’aime...
GASPARD.
Et tu vas l’épouser ? Parbleu, voilà une nouvelle qui prolongera mon séjour dans ce pays. Je veux être de la noce.
MARCELIN.
J’allais t’en prier. J’ai fait la demande au père hier soir, il doit me rendre réponse ce matin. C’est un bon homme, Pierre Delorme, le jardinier du château. La petite est filleule de monsieur Dorvilé, propriétaire dudit château, pauvre riche qui ne se trouve pas assez opulent, et qui joue perpétuellement sa fortune pour l’augmenter encore. Tu entends bien que le père Delorme doit se trouver très honoré de la recherche d’un homme de lettres, et puis il n’est pas plus riche que moi. Eh bien ! je te réponds que malgré mon amour, s’il me refusait... je souffrirais, mais sans faiblesse, héroïquement. En fait de caractère, soit dit sans vanité, car je déteste l’orgueil, je ne m’estime inférieur à aucun personnage de l’antiquité.
GASPARD.
Je t’en fais mon compliment.
MARCELIN.
Établi dans cette petite boutique, à l’entrée du parc de monsieur Dorvilé, qui ne peut pas me chasser, parce que c’est un droit de la commune, je jouis de la beauté du parc encore mieux que le propriétaire, je coule mes jours sans ambition, sans murmure, sans envie... Ah ! voici Georgette.
Scène II
MARCELIN, GASPARD, GEORGETTE
GEORGETTE.
Votre servante, mon cousin.
MARCELIN.
Bonjour, ma petite cousine. Oh ! n’ayez pas peur, c’est mon ami Gaspard. Vous pouvez parler devant lui.
GEORGETTE.
Ah ! oui, ce monsieur avec qui vous avez renouvelé connaissance hier.
GASPARD.
Oui, mademoiselle ; elle date de loin, notre connaissance.
MARCELIN.
Eh bien ! votre père ?
GEORGETTE.
Il va venir ; il est au château. Monsieur Dorvilé et sa sœur sont arrivés.
MARCELIN.
Parbleu ! cela a fait assez de tapage toute la nuit.
GEORGETTE.
Tout va bien, je ne crains plus que quelques petits obstacles.
MARCELIN.
Des obstacles, dites-vous ?
GEORGETTE.
Oh ! ne vous effrayez pas ; mon père ne m’a rien dit de positif ; mais je devine ce qu’on ne veut pas dire par ce qu’on dit, moi.
MARCELIN, à Gaspard.
Oh ! elle est d’une. finesse ! et puis un respect pour son ancien maître ! je la mène comme je veux.
GEORGETTE.
Le cousin Marcelin, m’a dit mon père, nous fait beaucoup d’honneur ; mais d’abord il est plus âgé que toi. – Eh bien ! tant mieux, mon père, il en sera plus amoureux, plus complaisant. – Il n’a rien. – Est-ce que vous avez quelque chose, mon père ? – Mais ton parrain, monsieur Dorvilé, qui t’a promis de te faire du bien ? – Voilà justement l’occasion de réclamer l’effet de ses promesses, mon père. Et puis il me parlait de ce parent à nous dont on n’a pas eu de nouvelles depuis plus de douze ans, et qui avait fait une si grande fortune dans l’Amérique ; Et encore, disait-il, comme Marcelin en était plus proche que nous, s’il y avait quelque legs, quelque donation de ce côté-là ?
MARCELIN,
Ah ! bien oui ! le cousin Ducoudray, n’est-ce pas ? c’est vrai, c’est mon cousin-germain ; mais, comme vous dites, voilà douze ans qu’on n’en a entendu parler ; il est mort, ou marié, ou perdu ; il n’y a rien à en espérer.
GEORGETTE.
Et enfin, ajoutait-il, tu ne nieras pas, ma fille, que Marcelin a de grands torts ; après tout l’argent que feu son père a dépensé pour lui donner une belle éducation, se trouver encore plus pauvre que ne l’était feu son père ! et un garçon fait pour aller au grand, se borner à être écrivain public dans un village ! c’est paresse, c’est fainéantise, disait mon père.
MARCELIN.
Et vous lui avez répondu que c’était au contraire philosophie, véritable sagesse ; que j’avais reconnu le néant, le vide de tous ces biens, de toutes ces places que les hommes estiment, recherchent et acquièrent à si grande peine ?
GEORGETTE.
Point du tout ; je lui ai dit que je l’approuvais, que vous aviez bien des reproches à vous faire, mais que quand nous serions mariés je saurais vous faire chan er de principes, et vous trouver par la protection de mon parrain, quelque bonne place à Paris où ailleurs.
MARCELIN.
Ah ! vous pensez... Eh bien ! oui ! qu’à cela ne tienne, ma chère cousine, que je sois votre mari, et pour vous plaire je me lancerai comme les autres.
GASPARD.
Et tu feras bien. Ne suis pas mon exemple. Je me repens de n’avoir rien fait dans ma jeunesse ; quand je vois de nos anciens camarades, militaires, magistrats, gros marchands, et que je me trouve, moi, pauvre hère... Je sais m’accommoder à ma situation, mais s’il se présentait une occasion de l’embellir, je ne la laisserais pas échapper. Tu me vantais tout à l’heure ton empire sur mademoiselle, et moi je te conseille en ami de te laisser mener tranquillement par ta femme.
GEORGETTE.
Oh ! soyez tranquille, je le mènerai bien, je vous en réponds.
MARCELIN, à Gaspard.
Elle est gentille... Ah ! mon ami, que je serai heureux avec cette femme-là !
GEORGETTE.
Chut ! c’est mon père.
Scène III
MARCELIN, GASPARD, GEORGETTE, DELORME
DELORME.
Bonjour, la compagnie.
À Gaspard.
Ah ! vous voilà, monsieur ? Mon Dieu que vous m’avez fait rire hier avec vos marionnettes : c’est qu’il y a là dedans une fine morale qui ne m’a pas échappé.
GASPARD.
Oh ! le but moral ! c’est à quoi je ne manque jamais.
DELORME.
On est bien inquiet de ma réponse ici, n’est-ce pas ? Eh bien ! c’est dit, mes enfants, je consens à votre mariage.
MARCELIN.
En vérité !
GEORGETTE.
Ah ! mon père, que je vous remercie !
DELORME.
Un instant. J’y mets une petite condition : l’agrément du parrain de ma fille.
MARCELIN.
De monsieur Dorvilé ?
GEORGETTE.
Nous l’aurons.
MARCELIN.
Il est ici.
DELORME.
Est-ce que dès le grand matin il ne m’a pas envoyé chercher pour me demander des nouvelles de son jardin et de sa filleule ? Oh ! il faut lui rendre justice, c’est un bon maître. Il a bien de temps en temps des accès de fierté et d’orgueil ; mais cela lui prend moins souvent avec moi depuis son dernier voyage. Et sa sœur madame de Saint-Phar, elle a été d’une gracieuseté... Il paraît que leurs affaires vont de mieux en mieux. Cela devient une vraie fortune. Dame ! il spécule, il calcule.
MARCELIN.
Oui, pourvu que cela ne s’écroule pas quelque beau matin.
GEORGETTE.
Mais si mon parrain allait refuser ?
DELORME.
Laisse donc ; c’est une simple formalité. En définitif, je suis ton père peut-être ?
MARCELIN.
Pourquoi ne lui en avez-vous pas touché quelques mots sur-le-champ ?
DELORME.
J’y ai bien pensé ; mais, je ne sais comment cela s’est fait au moment où je cherchais mes paroles, ils m’ont congédié ; et je crois qu’il vaut mieux que ce soit Georgette qui lui parle.
GEORGETTE.
Moi, mon père ? toute seule ?...
DELORME.
Eh ! non, mon enfant, je serai là pour te seconder. Ah çà ! cousin Marcelin, tu sais ce que je donne pour dot à ma fille ? Le trousseau de sa mère. Toi, de ton côté, tu n’as que ton talent. Ainsi, mes enfants, le contrat de mariage sera bientôt fait.
MARCELIN.
Écoutez donc, père Delorme : monsieur Léonard, le notaire, n’expédie pas ses actes à bon marché, nous n’avons rien ni l’un ni l’autre ; à quoi bon faire des frais inutiles ? On se marie bien sans contrat. Point de contrat de mariage. La publication des bans, la célébration, et puis une noce ; oh ! une grande noce ! Voilà tout ce qu’il nous faut.
DELORME.
Comment ! c’est tout ce qu’il nous faut ?
GASPARD.
Oui, je suis pour la noce, moi. Mais il faut que j’aille à la ville voisine, voir s’il n’y a pas quelque chose à faire pour mon spectacle. Je reviendrai vers le soir.
À Georgette.
Établissez bien votre empire sur votre ancien maître, mademoiselle ; c’est ce qui peut lui arriver de plus heureux.
À Marcelin.
Garde si tu le peux ton caractère infaillible. Tu ne changeras pas le monde ; le vieillard n’en restera pas moins près de son coffre ; l’enfant sera toujours mené par des joujoux, et les hommes de notre âge par les femmes, la table, les honneurs et l’argent, qui ne sont que des jouets d’une autre espèce.
Il sort.
Scène IV
MARCELIN, GEORGETTE, DELORME
DELORME.
Comme cela vous parle, ces gens de spectacle ! autant de mots, autant de sentences. Mais te moques-tu de nous ? pas de contrat de mariage !
MARCELIN.
À quoi bon ?
DELORME.
Je suis pour les noces aussi moi, certainement ; mais enfin si ce Charles Ducoudray, ton cousin-germain...
MARCELIN.
Il est mort ou ruiné, je le parierais ; il a des enfants, des créanciers ou quelque fidèle intendant qui ont tout pris ou qui prendront tout. D’ailleurs je connais la loi. Point de contrat, la communauté existe. Un contrat n’est bon que quand il n’y a pas d’enfants, et nous en aurons.
DELORME.
Oh ! tu as beau dire... il faut que le notaire y passe. Or çà, veux-tu que nous allions tous les trois trouver monsieur Dorvilé ?
MARCELIN.
Ah ! dispensez-m’en, je vous en prie. Qu’est-ce que c’est que monsieur Dorvilé ? Un financier, ne devant qu’à son argent le mérite et l’esprit qu’on lui prête. Qu’est-ce que madame de Saint-Phar sa sœur ? Une petite-maîtresse à vapeurs ; fort jolie, c’est vrai ; mais bien frivole, bien dédaigneuse, bien coquette. Je gâterais tout il m’échapperait quelques franches naïvetés. Je me trouve tellement au-dessus d’eux quand je les regarde et que je me considère...
DELORME.
Eh bien ! moi, je les estime, je les honore ; il y a toujours du profit à respecter les riches. Ce monsieur Dorvilé est un peu fier, mais au fond il n’est pas méchant. Et qui nous dit que nous ne ferions pas comme eux à leur place ? et morgué ! je voudrais bien y être ; et toi aussi, mon garçon, tu le voudrais bien, malgré toutes tes grandes phrases.
MARCELIN.
Moi ! ah ! grand Dieu ! Si j’étais riche, ce que je ne souhaite pas...
GEORGETTE.
Mon père, voici monsieur Dorvilé qui vient de ce côté avec sa sœur.
DELORME.
Fort bien ! voici le moment de leur parler.
GEORGETTE.
Oui, c’est le moment ; vous êtes là pour m’encourager, n’est-ce pas, mon père ?
DELORME.
Attends... Ne vaudrait-il pas mieux nous concerter, et revenir ensuite ?
GEORGETTE.
Qui, vous avez raison, je crois.
MARCELIN.
À merveille ! donnez-vous beaucoup de peine pour aborder votre illustre parrain, votre riche compère ; mais souvenez-vous que ce n’est qu’une démarche de convenance que vous faites. Non, père Delorme, le bonheur n’est pas dans les richesses, il est dans la paix, dans le contentement de l’âme. Je vais finir un petit paragraphe que j’ai commencé sur ce sujet, et je reviens savoir le succès de votre démarche.
En baisant la main de Georgette.
Vous permettez, beau-père.
Il entre dans sa boutique.
DELORME.
Drôle de garçon. C’est dommage qu’il soit un peu timbré. Avec son esprit et sa science, il était fait pour aller à tout.
GEORGETTE.
Monsieur Dorvilé approche. Éloignons-nous, et tâchons de nous concerter bien vite.
Ils sortent.
Scène V
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, DUMONT
DORVILÉ.
Il est superbe, ce poisson, il est magnifique. Entendez-vous, Dumont ? trois couverts, et qu’on dise au garde-chasse de nous avoir quelque gibier ; surtout s’il me vient quelque lettre, qu’on me l’apporte sur-le-champ.
Dumont rentre dans le château.
Ces maudites traites !... Oh ! elles arriveront. C’est bien aimable à ce Valberg à peine il sait notre arrivée au château, et il nous envoie demander à dîner.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Soyez tranquille, mon frère ; dussions-nous rester toute l’année à la campagne, il ne manquera pas un seul jour.
DORVILÉ.
Eh bien ! tant mieux. Charmant garçon, d’une complaisance, d’un esprit...
MADAME DE SAINT-PHAR.
Oui, il est gourmand, bavard, ridiculement sentimental.
DORVILÉ.
Eh bien ! tant mieux. Il va prônant de tous côtés ma table et ma bienfaisance : cela fait honneur ; et puis j’aime les gens qui ne sont point ingrats. C’est à mon crédit qu’il doit cette bonne place dans la ville voisine.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Il ne nous amène donc pas sa sœur ?
DORVILÉ.
Est-ce qu’il a une sœur ?
MADAME DE SAINT-PHAR.
À qui il a établi une petite maison de commerce dans la même ville depuis qu’il est placé ; une jeune personne fort jolie, dit-on, mais très sotte, très inconséquente.
DORVILÉ.
Il faudra voir cela ; je veux faire connaissance avec la sœur. Pour en revenir à notre sujet, je vous le répète, une excellente opération de finances.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Je le crois, puisque vous le dites ; mais toute votre fortune, toute la mienne entre les mains de votre correspondant de Hambourg...
DORVILÉ.
L’honnête Frémon, homme actif, intelligent : que craignez-vous ? N’avez-vous pas hypothèque sur mon château ? Il n’y a que moi qui risque ; j’aime à jouer gros jeu, moi ; je suis heureux au jeu ; et cependant votre argent n’en sera pas moins doublé, triplé, quadruplé, que sais-je ?
MADAME DE SAINT-PHAR.
Allons, j’ai donc bien fait, à la mort de mon pauvre mari, de vous remettre tous mes fonds. Grâce à vous, je vais me trouver une veuve assez opulente ; mais je suis jeune, et j’ai le temps de songer à me remarier.
DORVILÉ.
Oui, nous avons le temps ; pour moi, cette affaire terminée, je me retire ; oh ! je me retire tout-à-fait. Quand on a travaillé comme moi cinq ans à être utile à ses concitoyens, il est bien permis de jouir et de se reposer. Il fallait trente ans, quarante ans anciennement pour s’arrondir ; à présent c’est plus court, et tant mieux. J’aurai quelqu’un qui fera valoir mes capitaux ; et moi, tranquille dans ma terre ou à Paris, je dépenserai. La chasse, le jeu, une bonne table, une société choisie, de jolies femmes, voilà tout ce que je demande ; je ne suis pas ambitieux, moi.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Oui, nous jouerons des proverbes, nous ferons de la musique, nous aurons des bals champêtres magnifiques, des originaux de province dont nous nous moquerons, des gens d’esprit qui nous divertiront.
DORVILÉ.
C’est cela comme vous vous entendez à faire les honneurs de ma maison...
MADAME DE SAINT-PHAR.
C’est un bonheur pour moi. Votre maison est si bonne... Qu’il est doux pour un frère et une sœur d’être aussi tendrement unis !
DORVILÉ.
C’est vrai il s’ensuit donc, ma sœur, que nous sommes heureux, très heureux, parfaitement heureux. Continuons notre promenade.
Scène VI
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, DELORME, GEORGETTE
DELORME, à Georgette.
Allons, avance.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Ah ! c’est Georgette.
DORVILÉ, en lui donnant un petit coup sur la joue.
Eh ! bonjour, ma jolie filleule ; mais regardez donc, ma sœur, c’est une dame à présent.
MADAME DE SAINT-PHAR.
En effet, quelque tournure, un peu de maintien, et elle serait charmante.
GEORGETTE.
Mon parrain, c’est que... j’ai bien l’honneur de vous saluer, mon parrain ; et puis je voudrais...
À Delorme.
Mais secondez-moi donc, mon père.
DELORME.
Oui, monsieur Dorvilé, voilà ce que c’est, et ce matin je n’ai pas eu le temps de vous le dire. Bref, je songe à la marier.
DORVILÉ.
Comment, déjà !
GEORGETTE.
J’ai dix-sept ans, mon parrain.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Et qui fais-tu épouser à ta fille ?
GEORGETTE.
Mon cousin, le maître d’école, madame de Saint-Phar.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Qui ? ce pauvre diable de Marcelin ?
DORVILÉ.
Mais tu n’y penses pas, père Delorme.
DELORME.
Comment donc, monsieur Dorvilé ?
MADAME DE SAINT-PHAR.
Fi, Georgette ! quelle bassesse d’inclinations !
DELORME.
Il est certain...
DORVILÉ.
Ta fille est faite pour trouver beaucoup mieux qu’un Marcelin.
DELORME.
Vous croyez ?
DORVILÉ.
Cela gagne peu, cela mange tout.
DELORME.
Oh ! il n’est pas riche.
DORVILÉ.
D’abord, je veux du bien à Georgette, je lui en ferai.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Et moi aussi, certainement ; mais il ne faut pas qu’elle épouse ce Marcelin.
DELORME.
Écoute donc, ma fille, voilà des réflexions que je n’avais pas faites.
GEORGETTE.
Mais je vous demande pardon, mon père, vous les aviez déjà faites.
DELORME.
Écoute, écoute ton parrain et madame, ils ne parlent que pour ton bien.
DORVILÉ.
Eh ! mon Dieu oui ; la bienfaisance, c’est ma vertu, vous le savez.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Il est impossible que ma petite Georgette soit réellement éprise de ce maître d’école. Elle entendra raison ; et si elle se conduit bien, je suis assez mécontente de ma femme de chambre, je la renverrai, et je donnerai sa place à Georgette.
DELORME.
Eh bien ! vous voyez la bonté de madame, ma fille.
GEORGETTE.
Je vous remercie bien, madame de Saint-Phar ; mais je n’ai pas d’ambition.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Pourquoi donc cela, mon enfant ?
Scène VII
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, DELORME, GEORGETTE, DUMONT
DUMONT, remettant une lettre à Dorvilé.
Une lettre qu’un exprès de Paris vient d’apporter pour monsieur ; l’homme et le cheval sont en nage.
DORVILÉ.
Ah ! ah ! des nouvelles de Hambourg, de Frémon ; nos lettres de change, je le parierais.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Lisez vite, mon frère.
DORVILÉ, décachetant la lettre.
Ah ! Dieu merci.
DUMONT.
Je me suis fait un devoir d’apporter moi-même cette lettre ; quand on est attaché à ses maîtres...
À Marcelin, qui sort de sa boutique.
Bonjour, Marcelin.
Il sort.
Scène VIII
DORVILÉ, MARCELIN, MADAME DE SAINT-PHAR, DELORME, GEORGETTE
MARCELIN, à Dumont qui sort.
Bonjour.
À Georgette.
Eh bien ?
GEORGETTE.
Ils ne veulent pas, et mon père ne veut plus.
MARCELIN.
Oui ! je vais leur parler, moi. Monsieur et madame... d’abord, je suis bien votre serviteur...
DORVILÉ, en prenant et essuyant ses lunettes.
Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? Que nous voulez-vous, mon ami ? J’ai dit à Delorme ce que je pensais de ce beau projet de mariage ; qu’il vous donne sa fille, il en est bien le maître, mais qu’il ne compte plus sur moi...
MARCELIN.
Mais cependant, monsieur...
MADAME DE SAINT-PHAR.
C’est bon ; ne nous importunez pas davantage.
DELORME.
C’est juste ; laisse monsieur lire sa lettre.
DORVILÉ.
Oui, sans doute. Tout est dit, c’est fini, ne m’en parlez plus...
À madame de Saint-Phar.
Je n’étais pas inquiet, oh ! non : j’ai fixé la fortune ; mais, ma foi, j’aime mieux tenir...
En lisant la lettre.
Ah ! grand Dieu ! ah ! mon Dieu !
MADAME DE SAINT-PHAR.
Eh ! quoi donc ?
DORVILÉ.
C’est un coup de foudre. Scélérat de Frémon ! il a pris la fuite.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Que dites-vous, mon frère ?
DORVILÉ.
Tous mes fonds, tous les vôtres, sont perdus.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Ciel !
DORVILÉ.
Je suis ruiné, abîmé, anéanti.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Je me meurs.
Elle s’évanouit.
GEORGETTE.
Elle se trouve mal. Monsieur, madame votre sœur...
DORVILÉ.
Eh bien ! secourez-la, prenez soin d’elle. Des chevaux ; que je parte, que je vole ; ne dites rien, n’ébruitez pas... je vous en conjure, mes amis ; c’est une fausse nouvelle. Quand elle serait vraie, j’ai des ressources, je suis encore très riche, très opulent, je vous prie de le croire.
À part.
Ah ! mes chères richesses, faut-il que je vous perde encore plus vite que je ne vous ai gagnées !
Il sort.
GEORGETTE.
Madame, revenez à vous.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Ah ! mes amis, mon pauvre Marcelin, mes bons amis, plaignez-moi, ne m’abandonnez pas... Non, laissez-moi ; je pars avec mon frère ; c’est un étourdi, un extravagant ; et je n’ai que ce que je mérite, puisque je me suis confiée à lui.
Elle sort.
Scène IX
DELORME, MARCELIN, GEORGETTE
DELORME.
Je n’en reviens pas.
MARCELIN.
Voilà la fortune, courez donc après elle.
GEORGETTE.
Cette pauvre madame Saint-Phar ! elle m’a fait un mal...
MARCELIN.
Et moi aussi, je les plains. Vous voilà bien, hommes à petit caractère ! Ah ! combien je m’estime heureux de me trouver par la fermeté de mon âme... Mais, tout en les plaignant, père Delorme, nous n’y pouvons rien ; et je suis sûr qu’à présent le parrain ne refuserait pas son consentement.
DELORME.
Je le crois bien ; le pauvre cher homme !
MARCELIN.
Oh ! il se relèvera ; comme il nous l’a dit, il a des ressources mais enfin, plus d’obstacles, n’est-ce pas ? Et me voilà votre gendre.
Scène X
DELORME, MARCELIN, GEORGETTE, LÉONARD
LÉONARD.
C’est vous que je cherche, monsieur Marcelin... Un moment... que je respire... j’ai tant couru.
MARCELIN.
C’est vous, monsieur Léonard ? je vous vois venir ; vous avez entendu parler de mon mariage, je l’ai annoncé à tout le monde, moi. Vous venez pour le contrat ; mais il n’est pas encore bien sûr que nous en fassions.
LÉONARD.
Il s’agit de bien autre chose. Un de mes confrères de Paris vient de descendre à mon étude.
MARCELIN.
Eh bien ?
LÉONARD.
Votre cousin Ducoudray...
MARCELIN.
Aurait-il donné de ses nouvelles ?
LÉONARD.
Qui vraiment. Il est mort.
MARCELIN.
Triste nouvelle.
LÉONARD
Garçon, sans enfants, il a fait un testament ; il vous institue son légataire universel.
MARCELIN.
Hem ! plaît-il ? qu’est-ce que vous dites ?
LÉONARD.
Que votre cousin germain, Charles Ducoudray, par un testament bon et valable, dont je viens de recevoir une expédition, vous institue son légataire universel, et vous laisse à-peu-près cinquante mille écus de rente.
DELORME.
Cinquante mille écus !
GEORGETTE.
À lui ?
MARCELIN.
À moi ! Ah ! monsieur Léonard, ma petite Georgette, père Delorme, que je vous embrasse, embrassez-moi... Attendez, j’ai peur de m’évanouir... Non, ce ne sera rien. Je reviens, je reviens.
Il chante et danse.
Ta, la, la, ra, ra. Et où est-il ce brave homme de notaire de Paris, qui m’apporte de si bonnes nouvelles ?
LÉONARD.
Chez moi, bien fatigué, qui n’attend que votre visite pour se mettre au lit.
MARCELIN.
Il ne faut pas le faire languir, j’y cours.
LÉONARD.
Venez.
GEORGETTE.
Fermez donc votre boutique, mon cousin.
MARCELIN.
Et qu’est-ce que cela me fait ? Qu’on me vole, qu’on me pille, qu’on me prenne tout ; brisez les meubles, jetez-les par la fenêtre. Cinquante mille écus de rente ! Au diable l’enseigne et le métier d’écrivain public.
Il arrache son enseigne, renverse la table et les chaises, et sort en dansant avec le notaire.
Scène XI
DELORME, GEORGETTE
DELORME.
J’en suis tout étourdi. Suivons-les. Un testament ! Il y a peut-être quelques legs pour la famille, et nous sommes parents.
GEORGETTE.
Ah ! mon père, c’est pour le coup que nous ne pouvons nous dispenser de faire un contrat de mariage.
ACTE II
Scène première
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR
MADAME DE SAINT-PHAR.
Ou courez-vous, mon frère ?
DORVILÉ.
Eh que sais-je ? Rien, absolument rien, que ce château, objet de luxe, sans rapport, qui suffit à peine pour payer ce que je vous dois, que je ne vendrai jamais ce qu’il m’a coûté.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Ce n’est pas le moment de vous faire des reproches. Votre situation mérite des égards. Voilà pourtant les fruits de cette rare intelligence en affaires dont vous étiez si orgueilleux. Et moi, qui me suis confiée à vous, être obligée de baisser de ton, de diminuer mon train, ma dépense, de rester veuve, de vendre mes diamants, d’aller à pied ! Ah ! quel supplice ! je n’y survivrai pas.
DORVILÉ.
Fort bien, vous ne voulez pas me faire de reproches, et vous m’en accablez ; je ne vous en ferai pas, moi, et cependant vous conviendrez que si vous aviez mis un peu d’ordre, un peu d’économie dans ma maison ; mais à présent ce n’est plus cela, il faut briller, il faut résister... J’emprunterai, je ferai une nouvelle fortune ; que diable ! je ne suis pas plus sot que quand j’ai fait la première.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Oui, livrez-vous à vos chimères. Enfantez de nouveaux projets dont vous serez dupe. Et avoir laissé échapper cette malheureuse nouvelle devant ce jardinier, cette petite fille et ce Marcelin ! C’est déjà le bruit de tout le village, je le parierais. Mais partez donc, courez donc à Paris ; je vous attends, je pars avec vous. Voyez ce que vous avez à faire, vendez votre terre ; que ce soit pour moi, si ce n’est pas pour vous.
DORVILÉ.
Non, je reste. Je ne pars que ce soir, je verrai Valberg, il est de bon conseil, il m’a des obligations, il m’est attaché.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Où avez-vous vu que les gens ruinés eussent des amis ? Rester, pour que ce Valberg nous accable de sa froide pitié ! je ne veux plus le voir, il y aurait de quoi mourir de honte.
DORVILÉ.
Que résoudre ? que faire ? dois-je partir ? dois-je rester ?
Scène II
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, MARCELIN
MARCELIN, un crêpe au chapeau.
Eh ! non, ne vous pressez pas, ne vous fatiguez pas, mon cher monsieur Léonard ; je ne me suis jamais senti si leste. Ah ! c’est vous, madame ? c’est vous, monsieur ? Je vais chercher mes papiers, ils sont nécessaires pour me mettre en possession, à ce que m’ont dit les notaires. Monsieur Léonard venait avec moi, mais je l’ai devancé ; la joie !... cela donne des ailes.
En montrant son crêpe.
Voyez-vous, j’ai déjà pris le deuil. Cinquante mille écus de rente ! Ah ! Marcelin, te voilà un homme bien considérable, mon ami.
Il entre dans sa boutique.
Scène III
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR
DORVILÉ.
Que dit-il ?
MADAME DE SAINT-PHAR.
Se moque-t-il de nous ?
DORVILÉ.
Cinquante mille écus de rente !
MADAME DE SAINT-PHAR.
Et la joie qui lui donne des ailes !
DORVILÉ.
Et le deuil qu’il est obligé de prendre !
MADAME DE SAINT-PHAR.
Il extravague.
DORVILÉ.
Je l’ai toujours jugé un peu fou.
Scène IV
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, LÉONARD
LÉONARD.
Attendez-moi donc, monsieur Marcelin ; comme vous courez ! Ah ! monsieur et madame, votre serviteur.
DORVILÉ.
Eh ! mon Dieu ! monsieur Léonard, qu’est-il donc arrivé à Marcelin ?
LÉONARD.
Une bagatelle. Il hérite de cinquante mille écus de rente.
DORVILÉ.
Marcelin !
MADAME DE SAINT-PHAR.
Allons donc.
LÉONARD.
J’ai chez moi le testament, le notaire qui l’a reçu, les titres des immeubles, un portefeuille considérable, et une liasse de lettres et de papiers qu’on n’a pas encore examinés.
DORVILÉ.
Cinquante mille écus de rente au maître d’école !
MADAME DE SAINT-PHAR.
Bizarre fortune, comme tu te promènes !
LÉONARD.
Il ne méprise plus les richesses, allez ; c’est un transport, un délire ! il ne parle que d’acheter, d’acquérir, de vendre.
MADAME DE SAINT-PHAR.
D’acheter, dites-vous ?
LÉONARD.
Il se défera des terres éloignées ; il prendra une maison à Paris ; il voudrait trouver un domaine dans ce pays.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Dans ce pays ! Ne partez plus, mon frère.
DORVILÉ.
Je vous entends, ma sœur.
LÉONARD.
Excellente affaire pour moi ! j’aime à voir travailler dans mon étude, je ne m’en cache pas ; et comme j’ai toute la confiance du légataire...
DORVILÉ.
Vous avez la nôtre aussi, monsieur Léonard, vous le savez.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Tout le monde n’est pas heureux le même jour.
DORVILÉ.
Marcelin n’aura pas manqué de vous apprendre ce qui nous est arrivé.
LÉONARD.
Ah ! bien oui, il a bien le temps de s’occuper des autres ! C’est le père Delorme et sa fille qui m’en ont glissé deux mots, et qui m’ont quitté pour aller raconter les deux nouvelles à leurs amis.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Vous voyez.
LÉONARD.
Vous ne doutez pas de la part que je prends... Quand on aime les gens d’inclination... Marcelin doit placer chez moi tout ce qu’il n’emploiera pas sur-le-champ. Très bonne affaire !
DORVILÉ.
Oui vraiment, très bonne affaire pour vous, monsieur le notaire. Quant à nous, cette fâcheuse nouvelle de tantôt n’est pas si foudroyante... mais enfin elle nécessite dans ma fortune des arrangements... N’est-ce pas vous qui, il y a quelques années, m’avez fait acheter ce château ?
LÉONARD.
Oui ; j’ai la minute dans mes cartons.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Faites-nous le vendre aujourd’hui à Marcelin.
LÉONARD.
À Marcelin !
DORVILÉ.
Vous savez ce que valent les terres ?
LÉONARD.
C’est mon état.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Nous nous en rapportons à vous.
LÉONARD.
Trop honnête.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Nous n’oublierons pas les épingles de madame Léonard.
DORVILÉ.
Ni le pot-de-vin d’usage, monsieur Léonard.
LÉONARD.
Fi donc ! monsieur et madame ; ce n’est pas l’intérêt... Comptez sur moi.
Scène V
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, LÉONARD, MARCELIN, sortant de sa boutique
MARCELIN, remettant différents papiers à Léonard.
Me voici, et voilà mes papiers, mon acte de naissance... Ils étaient sous ma main, et il m’a fallu tout bouleverser... L’extrait mortuaire de mon pauvre père... Comme il serait joyeux s’il pouvait voir son fils à la tête d’une fortune !... Son acte de mariage avec ma mère, tante du défunt.
LÉONARD.
C’est tout ce qu’il nous faut. Et dès que mon confrère de Paris sera éveillé...
MARCELIN.
Ah ! mon Dieu ! rien ne presse, qu’il se repose ; dans la journée, tantôt, quand vous voudrez. C’est en sûreté entre vos mains, entre les siennes... Que je me repose à mon tour.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Allons, parlez-lui.
DORVILÉ.
Comme cela me coûte ! N’importe.
MARCELIN.
Comme on respire à l’aise quand on est riche !
DORVILÉ.
Monsieur Léonard vient de nous apprendre l’heureux événement...
MARCELIN, avec un mélange de bonhomie et d’importance.
Ah, monsieur Dorvilé !
MADAME DE SAINT-PHAR.
Voulez-vous bien recevoir notre compliment ?
MARCELIN.
Ah, madame de Saint-Phar !
DORVILÉ.
Oui, notre compliment bien sincère.
MARCELIN.
Je le crois. Quant à moi, soyez tranquilles, les richesses ne me changeront pas. Ce matin, vous me regardiez à peine.
DORVILÉ.
Oh ! ce n’est pas...
MARCELIN.
Je suis sans rancune ; je vous excusais, et je vous excuse encore. Je suis riche, très riche, et je n’en reste pas moins un bon enfant, un bon homme, qui ne saurais penser sans la plus vive sensibilité à vos malheurs...
MADAME DE SAINT-PHAR.
Je voudrais...
MARCELIN.
Mais jugez donc quelle surprise pour moi ! me réveiller sans un sou, et me trouver plus riche que vous ne l’étiez ! Pardon, c’est sans vouloir vous affliger. Combien je le regrette, ce cher cousin Ducoudray !
DORVILÉ.
Pourrais-je...
MARCELIN.
Le ciel m’est témoin que j’aurais mieux aimé partager sa fortune de son vivant ; mais enfin puisque le sort en a autrement ordonné... j’en porterai le deuil comme d’un père : c’est un article du testament.
MADAME DE SAINT-PHAR.
C’est trop juste.
MARCELIN.
Le deuil ! Il est bien plus dans mon cœur ; il y en a que cela contrarierait, d’être obligé de se vêtir de noir quand on a cinquante mille écus de rente ; mais moi, toujours simple, toujours philosophe...
DORVILÉ.
Allons, il ne nous laissera pas placer un mot.
MARCELIN.
Je ne m’en doutais pas ; il avait fait prendre des informations sur mon compte. Et l’ami Gaspard, comme il va être étourdi, ébloui, stupéfait ! Nous verrons s’il osera me soutenir encore qu’il est impossible de ne pas se méconnaître dans la prospérité ; oh ! je lui prouverai que quand on a du caractère... Pour Georgette, votre filleule, elle était là quand la nouvelle est arrivée. Pauvre petite ! Elle n’est pas malheureuse ; savez-vous qu’en moins de rien je suis devenu un assez bon parti.
MADAME DE SAINT-PHAR.
En effet, combien de femmes aussi jolies et plus intéressantes peut-être...
MARCELIN.
Tantôt vous me trouviez trop pauvre ; si maintenant je me trouvais trop riche, moi.
DORVILÉ.
Il est certain que vous pourriez prétendre...
À sa sœur.
Une nouvelle idée qui me germe dans la tête, ma sœur.
MADAME DE SAINT-PHAR, à son frère.
Oui, quelque folie. Songez à la vente.
MARCELIN.
Mais elle m’adore... Et moi... Ah çà, monsieur Léonard, quel emploi faisons-nous de nos fonds ? voilà l’important.
LÉONARD.
C’est précisément de quoi nous nous entretenions. Monsieur Dorvilé se trouve forcé par les circonstances...
MARCELIN.
Aurait-il quelque chose à vendre ?
LÉONARD.
Son château.
MARCELIN.
Je l’achète.
DORVILÉ.
Vraiment ?
MARCELIN.
Sur-le-champ.
MADAME DE SAINT-PHAR.
C’est charmant.
MARCELIN.
Fixez le prix ; je n’y regarderai pas.
DORVILÉ.
Ah ! monsieur...
MARCELIN.
Eh ! non ! cela me convient, cela vous oblige, et je suis trop heureux... Le château, les meubles, le carrosse, les chevaux, les laquais ; j’achète tout, moi. Cela m’épargnera la peine de me monter une maison.
DORVILÉ.
Vous achetez tout ! Ah ! monsieur, qu’il est doux de voir la fortune passer entre les mains d’un homme aussi franc, aussi vif, aussi rond en affaires ! ma foi, votre gaieté me gagne et me console. C’est convenu, vous voilà le maître, je vous cède tout ; sauf la femme de chambre de ma sœur, et mon petit jockey, mes gens sont à vous ; d’excellents sujets.
MARCELIN.
À qui le dites-vous ? Ne les connais-je pas tous ? C’est cela, père Dorvilé ; traitons l’affaire gaiement. Je prends votre château ; voulez-vous ma boutique ?
DORVILÉ.
Ah ! monsieur, quelle épigramme !
MARCELIN.
Eh ! non, c’est sans mauvaise intention, une plaisanterie. Ne vous reste-t-il pas des ressources ? Si je peux vous servir, comptez sur moi. En attendant, monsieur Léonard, eh vite ! un bon acte de vente.
LÉONARD.
À vos ordres, monsieur. Monsieur Dorvilé a payé la terre cent mille francs, il y a quelques années ; pour les meubles, les embellissements, le renchérissement progressif...
DORVILÉ.
Soixante mille francs ; est-ce trop ?
MARCELIN.
C’est pour rien.
DORVILÉ.
Pas d’autre hypothèque que celle de ma sœur.
LÉONARD.
Moitié comptant, moitié après la transcription.
MARCELIN.
C’est cela. Dépêchez-vous, monsieur Léonard.
DORVILÉ.
Oui, dépêchez-vous.
LÉONARD.
Je suis aussi pressé que vous, messieurs. Un acte notarié pour l’immeuble, un sous-seing privé pour le reste. Eh ! vivent les changements de fortune pour un notaire.
Il sort.
Scène VI
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, MARCELIN
MARCELIN.
Me voilà propriétaire.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Voilà mes fonds assurés.
DORVILÉ.
Me voilà en argent comptant ; permettez que je vous remercie.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Et moi donc.
MARCELIN.
Point du tout ; c’est moi, au contraire, qui vous dois des remerciements ; ou plutôt, remercions-nous mutuellement tous les trois. Je ne vous presse pas ; mais quand pourrai-je occuper mon château ?
DORVILÉ.
À l’instant. Je suis aussi rond que vous en affaires, moi aussi-bien je pars pour Paris après dîner.
MARCELIN.
Pourquoi donc cela ? Je vous offre un appartement dans votre château ; mais non, c’est une place dans ma voiture. Tenez, cette petite acquisition ne me suffit pas ; j’en médite d’autres. Je pars aussi pour Paris ce soir, qu’en dites-vous ? Cela contrariera Georgette. Oh ! je l’aime toujours. Mais voilà un événement qui nécessairement retarde mon mariage. Il faut voir Paris, je n’y suis pas retourné depuis le collège. Vous y allez pour affaires, pour tâcher d’y retrouver, d’y gagner quelque argent ; moi j’y vais pour m’y divertir, acquérir, dépenser.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Ce que c’est qu’une ruine, ce que c’est qu’une fortune ! mon frère perdait la tête tout à l’heure, et maintenant c’est vous qui la perdez.
MARCELIN.
Auprès de vous, belle dame, on la perd facilement.
MADAME DE SAINT-PHAR.
De la galanterie !
MARCELIN.
Et pourquoi pas, s’il vous plaît ?
À part.
Elle est fort bien, cette femme-là.
Haut.
Or çà, je connais un peu mon domaine, moi ; mais pas aussi bien que vous, et je ne serais pas fâché d’examiner, d’inspecter...
DORVILÉ.
Comment donc, monsieur ; mais je vais vous conduire partout moi-même.
Scène VII
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, MARCELIN, DUMONT
DUMONT.
Les chevaux sont mis, monsieur.
DORVILÉ.
Dételez-les, je ne pars que ce soir, je prends des chevaux de poste. Dumont, vous n’êtes plus à moi.
DUMONT.
Hélas ! je présume bien que monsieur n’a plus besoin de mes services. Si vous saviez combien je souffre de quitter des maîtres aussi bons. Je venais vous demander mon congé ; car enfin, il faut du temps pour trouver une place.
DORVILÉ.
Je vous en ai trouvé une ; vous entrez au service de monsieur.
Il montre Marcelin.
DUMONT.
De qui ?
DORVILÉ.
De monsieur.
DUMONT.
Marcelin ?
DORVILÉ.
Oui, de monsieur Marcelin.
MARCELIN.
Qui vient d’hériter de cinquante mille écus de rente ; je suis bien aise de vous le dire, mon ami.
DUMONT.
Pas possible !
MARCELIN.
Ainsi, mon garçon, me voilà ton maître. Les mêmes gages, les mêmes profits que chez monsieur Dorvilé.
DUMONT.
Ah ! monsieur, certainement... vous savez combien j’ai toujours eu d’estime...
À part.
Cela ne m’arriverait pas, un bonheur comme celui-là.
MARCELIN.
C’est bon, c’est bon. Ah çà ! voyons le château.
DORVILÉ.
Conduisez monsieur ; je vous rejoins, j’ai deux mots à dire à ma sœur.
MARCELIN.
À votre aise. Marchez, Dumont. Mon Dieu ! comme on s’accoutume facilement à être riche !
Il sort avec Dumont.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Il n’est pas si facile de s’accoutumer à être pauvre.
Scène VIII
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR
DORVILÉ.
Un grand projet, ma sœur ; voilà mon château vendu ; cela nous donne le temps de respirer. Marcelin est jeune encore, il n’est pas sot, il a de l’éducation, il ne lui manquait que de la fortune ; en deux mots, je veux l’amener à vous épouser.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Quoi ? moi !
DORVILÉ.
Oui, vous ; rien de plus naturel que de s’associer à son beau-frère, et je rétablis ma fortune.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Y pensez-vous ?
DORVILÉ.
Pourquoi donc pas ? Il est riche, il est aimable, il est bon.
MADAME DE SAINT-PHAR.
En vérité, mon frère, voilà une idée d’une extravagance...
DORVILÉ.
Ne vous trouvait-il pas charmante tout à l’heure ! Quoique moins riche que lui, ne jouissez-vous pas d’une certaine fortune, puisque vous retrouvez tous vos fonds par la vente de mon château ? Tout neuf et étranger dans le monde, pour se familiariser avec sa richesse, ne lui faut-il pas une femme qui sage gouverner, régler, recevoir et dépenser honorablement ?
MADAME DE SAINT-PHAR.
C’est possible... mais la proposition est d’une brusquerie... Et sa petite Georgette ?
DORVILÉ.
Fi donc une paysanne, la fille d’un jardinier ! il lui fera du bien, il l’établira, et il vous épousera.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Mais point du tout ; vous rêvez, je crois. Marcelin peut avoir beaucoup de qualités, mais vous entendez bien que je ne peux pas me mêler de cette affaire-là.
DORVILÉ.
Eh ! non, laissez-vous conduire ; je me charge de tout. L’ami Valberg pourra nous aider ; il va venir dîner avec nous ; il est d’une adresse ! et dévoué comme il l’est à nos intérêts...
MADAME DE SAINT-PHAR.
Oui, ne parlant jamais que d’âme et de sentiment.
DORVILÉ.
Précisément, il y a de quoi séduire Marcelin.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Je n’aime pas votre Valberg ; je voulais rompre avec lui : je conçois qu’il peut vous être utile...
DORVILÉ.
C’est cela on se brouille avec les gens quand on n’en a pas besoin ; on s’en rapproche quand ils peuvent servir. Justement le voici ; il faut lui dire franchement tout ce qui nous arrive.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Mon frère est d’une vivacité !
Scène IX
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, VALBERG
VALBERG.
Je vous revois donc, ma belle bienfaitrice, mon cher et bon protecteur. Vous m’excuserez, je suis en bottes ; je suis venu par le petit bois, sur ma petite jument ; pauvre bête ! malgré tout mon attachement pour elle, je ne l’ai pas ménagée. J’étais si impatient de saluer mes amis, mes respectables amis.
DORVILÉ.
Votre serviteur, mon cher Valberg.
VALBERG.
Le juste ciel puisse-t-il anéantir tous les ingrats ! Je ne le suis pas ; je vous dois tout, je me fais gloire de le publier, et je n’aspire qu’au bonheur de pouvoir reconnaître...
MADAME DE SAINT-PHAR.
C’est trop beau de votre part.
VALBERG.
Au moins vous ne me refuserez pas une grâce. Il faut absolument prendre jour pour visiter mon modeste hermitage, ma bonne sœur, dont le cœur répond au mien... Je ne vous recevrai pas comme vous le méritez, comme vous me recevez tous les jours ; mais l’aisance de la médiocrité, de la franchise, du sentiment, et une douce gaieté... Et quand je pense que vous pourrez vous dire, « Leur bonheur est mon ouvrage, » les larmes m’en viennent aux yeux.
DORVILÉ.
Oui, je connais votre sensibilité.
VALBERG.
C’est un si beau spectacle que celui d’un riche bienfaisant qui va sécher les pleurs dans les chaumières !
DORVILÉ.
Point du tout ; je ne sèche plus de pleurs, mon ami ; je ne suis plus riche, je suis ruiné.
VALBERG.
Plaît-il ?
DORVILÉ.
Je n’ai plus rien.
VALBERG.
Ah ! mon Dieu !
DORVILÉ.
J’ai vendu mon château.
VALBERG.
Déjà ? Quel événement ? j’en suis navré, écrasé, mon ami et pourquoi ne m’avez-vous pas fait prévenir ?
DORVILÉ.
Mais c’est de tout à l’heure que j’ai appris le malheur, et que j’ai fait la vente.
VALBERG.
Ah ! mon Dieu ! cela fait mal.
DORVILÉ.
Ce bon Valberg ! Vous seriez accouru encore plus vite.
VALBERG.
N’en doutez pas.
DORVILÉ.
Aussi ai-je compté sur vous. J’ai besoin de votre entremise pour un projet qui concerne ma sœur.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Mais non, ne l’écoutez pas, je vous en prie.
VALBERG.
Pourquoi donc cela ? Je suis tout à vous, disposez de moi. Malheureusement j’ai bien peu de temps : j’ai remis des affaires très importantes à ce soir ; n’importe, je sacrifierai tout. Combien je vous plains ! Quelle perte pour moi ! Mais non, je ne veux songer qu’à vous, qu’à vous seul, mon ami ; et quel est donc ce nouvel acquéreur ?
MADAME DE SAINT-PHAR.
Vous l’avez vu là, c’est Marcelin.
VALBERG.
Qu’est-ce que c’est que Marcelin ?
MADAME DE SAINT-PHAR.
L’écrivain public, nouvellement enrichi par un héritage.
DORVILÉ.
Comme moi, nouvellement ruiné par la friponnerie de mon correspondant.
VALBERG.
Quelle horreur ! Voilà les hommes. Voilà le monde. Que je me félicite de ma médiocrité ! Les uns montent, les autres descendent ; moi je reste où je suis, comme ces bonnes gens toujours en place sous tous les régimes, plaignant ceux qui tombent, recherchant ceux qui s’élèvent, toujours sensible... Et ce Marcelin... ?
DORVILÉ.
Est dans l’enthousiasme, dans l’ivresse de sa fortune, prêt à conclure tous les marchés, à prendre tous les arrangements, à céder à toutes les impressions.
VALBERG.
C’est donc un homme d’or, une âme noble, généreuse, libérale ?
DORVILÉ.
Il visite dans ce moment son nouveau domaine ; il faut que je le rejoigne ; en deux mots, j’avais pensé... Mais le voici.
VALBERG.
Le voici. Une excellente tournure ; et puis un air de bonhomie et de contentement qui vous gagne le cœur.
Scène X
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, VALBERG, MARCELIN
MARCELIN.
C’est bon, c’est bon ; j’ai le temps de voir le reste.
DORVILÉ.
J’allais au-devant de vous, monsieur.
MARCELIN.
Eh ! non ; ne vous dérangez pas. C’est joli, fort joli ; seulement l’entrée un peu mesquine. Oh ! c’est tout simple, vous n’aviez pas une fortune assez considérable. Mais qu’est-ce que c’est, mon cher Dorvilé ? j’ai vu de grands apprêts ; vous attendiez du monde à dîner, à ce qu’il me paraît ; le repas fait partie du marché, n’est-ce pas ? Permettez que je prie madame de vouloir bien en faire les honneurs, et que je vous invite vous et vos amis.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Il est vraiment aimable.
VALBERG.
Très aimable. Monsieur, c’est un honneur que je sais apprécier.
MARCELIN.
Monsieur fait-il aussi partie du marché ?
VALBERG.
Pas précisément ; je suis un ami du château.
DORVILÉ.
C’est monsieur Valberg, receveur de l’enregistrement de la ville voisine, qui venait me demander à dîner.
MARCELIN.
Eh bien ! monsieur...
VALBERG.
Oui, monsieur, un homme pénétré de la douleur du cher Dorvilé, et ravi en même temps que la fortune sourie à une personne aussi intéressante ; car les belles âmes se devinent, et du premier coup d’œil je me sens porté par le sentiment...
MARCELIN.
Ah ! monsieur ; il ne s’agit pas de sentiment, mais d’appétit, et je me fais un vrai plaisir... Ah ! cousin Ducoudray, comme votre fortune me vaut des amis !
VALBERG.
Ducoudray, dites-vous ?
MARCELIN.
Le cousin dont j’hérite.
VALBERG.
Attendez donc, je me le rappelle, j’ai eu le plaisir de le voir ; je connais tout le monde, moi : un très galant homme ! Et il est mort ! Parbleu je me félicite de retrouver un de ses parents...
MARCELIN.
C’est moi, monsieur, qui suis enchanté... Comme je vous disais, mon cher Dorvilé, l’entrée est mesquine.
VALBERG.
C’est ce que je vous ai toujours reproché.
MARCELIN.
C’est surtout cette boutique d’écrivain qui nuit à l’ensemble.
VALBERG.
Ah ! le cher Dorvilé se serait fait un scrupule de vous déplacer.
DORVILÉ.
Parbleu !
MARCELIN.
Oh ! oui, il avait pour moi des égards ; mais moi je rachèterai le droit de la commune, et je médite déjà un plan de nouvelle construction.
VALBERG.
Oui, on peut donner à l’avenue une tournure mélancolique et champêtre. Permettez que je m’établisse votre architecte ; nous avons quelque goût, quelque teinture de beaux-arts.
DORVILÉ.
C’est un homme universel que ce cher Valberg.
MARCELIN.
Eh bien ! monsieur, nous causerons, nous verrons ; et puis ce n’est pas tout, mon nouvel ami ; vous habitez la ville voisine ; je vous en prie, dites à tout le monde qu’on vienne me voir, qu’on sera bien reçu : je ne veux pas qu’on s’aperçoive que le château a changé de maître.
VALBERG.
C’est tout ce que je demande, monsieur ; il est déjà si cruel de perdre un voisin, un ami comme monsieur Dorvilé.
MARCELIN.
Mais vous ne le perdrez pas ; il viendra passer quelque temps chez moi avec son aimable sœur. Or çà, maintenant c’est monsieur Léonard qui nous manque.
Scène XI
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, VALBERG, MARCELIN, LÉONARD
LÉONARD.
Me voici ; je me suis pressé ! comme il faut envoyer cela à l’enregistrement...
VALBERG.
À l’enregistrement ? mais ne suis-je pas là ? Qu’est-ce que c’est, monsieur Léonard ?
LÉONARD.
Le contrat de vente entre ces deux messieurs.
VALBERG.
Ah ! fort bien, je m’en chargerai.
MARCELIN.
Et de quoi s’agit-il à présent, monsieur Léonard ?
LÉONARD.
De lire, parapher et signer.
MARCELIN.
Eh bien ! lisons, paraphons et signons.
DORVILÉ.
Dans le petit pavillon il y a tout ce qu’il faut pour écrire.
MARCELIN.
Eh ! vite, entrons dans le petit pavillon.
DORVILÉ, à Valberg.
Restez avec ma sœur ; elle va vous expliquer...
MADAME DE SAINT-PHAR.
Eh ! que voulez-vous que je lui dise ?
DORVILÉ, à sa sœur.
Tout ce que vous voudrez, mais parlez-lui.
Haut à Marcelin et à Léonard.
Eh bien ! messieurs, passez donc, je vous en prie.
MARCELIN.
Vous vous moquez. Après vous, monsieur Dorvilé ; ne suis-je pas chez moi ?
DORVILÉ, à part.
Chez lui !
Il entre dans le château avec Léonard et Marcelin.
Scène XII
MADAME DE SAINT-PHAR, VALBERG
VALBERG.
Vous ne m’aviez pas trompé, il plie sous le poids de son bonheur, on en fera ce qu’on voudra.
MADAME DE SAINT-PHAR.
En vérité, je ne sais comment vous dire l’idée qui a passé par la tête de mon frère.
VALBERG.
Eh ! mais, ne suis-je pas son ami, le vôtre ? Oui, ce Marcelin est vraiment un bon homme. Nous voilà déjà très bien ensemble. C’est fort heureux qu’il ne soit entouré que d’honnêtes gens ; on le mènerait loin.
MADAME DE SAINT-PHAR.
C’est ce que doivent craindre les personnes qui s’intéressent à lui.
VALBERG.
Sans doute ; par probité même, on doit chercher à le diriger, à le conduire.
MADAME DE SAINT-PHAR.
C’est ce que mon frère avait pensé, car je n’y suis pour rien, je vous prie de le croire.
VALBERG.
Et comme cette même probité ne défend pas de songer à ses petits intérêts quand ils ne nuisent pas à ceux des autres...
MADAME DE SAINT-PHAR.
Mon frère veut me persuader que ce monsieur Marcelin a daigné remarquer en moi quelques grâces, quelques charmes.
VALBERG.
Cet homme-là peut être très utile à ses amis.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Enfin... vous ne devinez pas ?
VALBERG.
Pardonnez-moi ; je commence à entrevoir... Quel service pourrais-je lui demander ?
MADAME DE SAINT-PHAR.
Je vous le répète, je n’y suis pour rien. J’étais bien loin de songer à me remarier ; c’est mon frère...
VALBERG.
Attendez... une idée lumineuse.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Quoi donc ?
VALBERG.
J’ai une sœur aussi, moi.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Comment ?
VALBERG.
Jeune, jolie, un peu naïve ; mais je la dirigerai.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Comment, votre sœur !
VALBERG.
Ah ! mon Dieu ! cela m’est échappé, c’est une plaisanterie. Certainement je me sacrifierais, je m’immolerais pour ce bon Dorvilé...
MADAME DE SAINT-PHAR, à part.
Suis-je assez humiliée !
VALBERG.
Mais vous ne m’entendez pas.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Chérissez, chérissez cette tendre sœur, modèle des vrais amis ; mais croyez que je n’ai que faire de vos rares services.
Elle sort.
VALBERG, seul.
Eh ! mais, en vérité, c’est une injustice ; les gens ne sont pas raisonnables. On se doit à ses amis, c’est gravé dans mon âme ; mais faut-il s’oublier soi-même ?... Écoutez donc, permettez donc...
Scène XIII
LÉONARD, VALBERG
LÉONARD.
Allez donc, monsieur Valberg ; on vous attend. Désespéré de ne pouvoir dîner avec vous ; monsieur Marcelin m’avait invité ; mais c’est une occasion qui se retrouvera.
VALBERG.
Ah ! monsieur Léonard, quelle chose étrange que la vie ! Mais est-il rien de si cruel, pour une âme pure et franche comme la mienne, que de se brouiller avec des amis, des gens vers lesquels le cœur et le sentiment... Je vais me mettre à table.
Il sort.
LÉONARD.
Ah ! oui, monsieur ; c’est bien cruel, certainement... Que diable veut-il dire ?
Scène XIV
LÉONARD, DELORME, GEORGETTE
GEORGETTE.
Et où vous cachez-vous donc, monsieur Léonard ?
DELORME.
Nous venons de chez vous.
GEORGETTE.
Qu’avez-vous fait de Marcelin ?
LÉONARD.
Il dîne dans son château.
DELORME.
Comment ? dans son château !
LÉONARD.
Eh oui, monsieur Dorvilé a vendu, Marcelin a acheté, j’ai fait l’acte, ils l’ont signé.
GEORGETTE.
Eh bien ! mon père, qu’en dites-vous ? me voilà dame et maîtresse d’un château.
DELORME.
C’est joli ; cela console un peu d’être oublié dans le testament.
GEORGETTE.
Comment ! si cela console !
LÉONARD.
Voulez-vous aller le joindre ?
GEORGETTE
Non pas pour le moment ; nous avons une chose bien plus importante à concerter avec vous.
LÉONARD.
Eh ! quoi donc ?
GEORGETTE.
Mon contrat de mariage.
LÉONARD.
Qui dà. Bon ! Encore un acte.
DELORME.
C’est cela. Nous avons dîné, nous ; ne dérangeons pas Marcelin ; allons chez vous, monsieur le notaire.
GEORGETTE.
Et puis nous reviendrons rapporter le contrat tout fait à Marcelin.
DELORME.
Et puis il n’aura plus qu’à le signer, comme il a signé la vente.
GEORGETTE.
Moi, cependant, je vais mettre ma robe de soie, n’est-ce pas, mon père ? en attendant que j’aie pris les modes de Paris ; n’est-ce pas, mon père ?
DELORME.
Oui, mon enfant, fais-toi belle ; et quand tu te verras passer dans ton carrosse... Non, je me trompe, c’est la joie... Quand on te verra rouler en équipage... et moi devenir le beau-père du maître, quand je n’étais que le jardinier... Quelle bénédiction ! Ne perdons pas le temps, monsieur Léonard.
LÉONARD.
Je n’aime pas plus à le perdre que vous, monsieur Delorme ; une succession, un contrat de vente, un contrat de mariage ! quelle belle journée pour une étude !
ACTE III
Scène première
DORVILÉ, seul
Holà ! quelqu’un, Comtois, Germain, Dumont. Je n’ai pu trouver le moment de causer avec ma sœur ; aura-t-elle parlé à Valberg ? Dumont ! Voyez si ces drôles-là répondront ! J’ai vendu mon château, c’est quelque chose ; oh ! si je peux recouvrer le reste, je le tiendrai bien cette fois. Germain, Dumont ! On dirait qu’ils s’entendent pour me faire apercevoir que je ne suis plus leur maître. Dumont !
Scène II
DORVILÉ, DUMONT
DUMONT.
Eh ! mon Dieu ! monsieur, me voilà.
DORVILÉ.
Je vous trouve bien impertinent de me faire attendre.
DUMONT.
Ma foi, monsieur, c’est bien le moins que les domestiques aient le temps de dîner après les maîtres.
DORVILÉ.
Que fait ma sœur ?
DUMONT.
Elle est dans le jardin avec monsieur.
DORVILÉ.
Monsieur qui ?
DUMONT.
Eh ! mais vraiment, monsieur, le maître de la maison.
DORVILÉ.
Ah ! fort bien. Monsieur Marcelin. A-t-il assez ri, chanté, imposé silence à tout le monde pendant le dîner ? Que de projets ! que de châteaux en Espagne ! J’ai été comme cela. Priez Valberg de venir me trouver ici.
DUMONT.
Monsieur Valberg ! il est parti.
DORVILÉ.
Comment, parti !
DUMONT.
Mais oui, monsieur ; à peine avait-on pris le café qu’il s’est éclipsé.
DORVILÉ.
Ah ! diable ! cela me contrarie. Enfin, me voilà plus riche que je ne désirais l’être quand j’ai commencé ; je devrais m’en tenir là, vivre philosophiquement dans la retraite. Oh non ! quand une fois on a goûté de la fortune... À moins de millions, n’est-on pas toujours pauvre ? Dites tout bas à ma sœur que je voudrais lui parler. Non, ne lui dites rien. J’ai vu Marcelin lui lancer des regards... Cependant je voudrais savoir... Allez donc, Dumont.
DUMONT.
Eh ! mais, monsieur, tâchez d’abord de savoir ce que vous voulez ; je ne peux pas deviner. Tenez, la voici, madame votre sœur.
Scène III
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, DUMONT
MADAME DE SAINT-PHAR.
Monsieur Marcelin vous appelle, Dumont ; il demande les clefs de la galerie.
DUMONT.
Ah ! mon Dieu ! j’y cours bien vite, madame ; je vous remercie de m’avoir averti : ce n’est pas ma faute, c’est monsieur qui me retenait.
DORVILÉ.
C’est bon, laissez-nous.
Dumont sort.
Il sert déjà mieux son nouveau maître qu’il ne m’a jamais servi. Eh ! non. Hier encore je n’avais qu’à me louer de son zèle. Pauvre Dorvilé !
Scène IV
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR
DORVILÉ.
Eh bien ma sœur ?
MADAME DE SAINT-PHAR.
Eh bien ! mon frère ?
DORVILÉ.
Où en êtes-vous avec Marcelin ?
MADAME DE SAINT-PHAR.
Mais en vérité, mon frère, voilà une question... On dirait, à vous entendre, que je suis de moitié dans vos extravagances.
DORVILÉ.
Eh ! morbleu ! ma sœur, est-ce avec moi que vous devez feindre ? Ce mariage n’est-il pas bien plus avantageux pour vous que pour moi ? et vous l’avez senti. Vous approuvez mon idée ; elle est superbe, mon idée. Croyez-vous que je n’aie pas remarqué vos petits soins, vos petites attentions pour monsieur Marcelin ?
MADAME DE SAINT-PHAR.
Dites plutôt que c’est lui qui m’a vraiment embarrassée, avec ses regards, ses soupirs et ses perpétuels compliments.
DORVILÉ.
Avez-vous parlé à Valberg ? Nous secondera-t-il ? Pourquoi nous a-t-il quittés ? Il va revenir sans doute ?
MADAME DE SAINT-PHAR.
Oui, comptez sur votre cher Valberg.
DORVILÉ.
Un ami chaud, adroit, qui serait un excellent chef de cabale pour conduire une intrigue.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Un égoïste, qui change, se plie au gré de la fortune, et ne sert que ceux qui peuvent le servir. Je lui ai raconté, en plaisantant, vos folles idées. C’est une obligation de plus qu’il vous a, mon frère ; ces folles idées l’ont avisé de ce qu’il devait faire, non pas pour vous, mais pour lui. Le voilà qui songe à faire épouser sa sœur à Marcelin.
DORVILÉ.
Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? Comment ! ce petit Valberg se permettrait ?... C’est un ingrat. Voilà donc pourquoi, pendant tout le dîner, il nous regardait à peine. Je lui passais sa sensibilité pour le nouveau riche, c’est tout simple ; mais vouloir nous nuire... Oh ! je ne les crains pas. Je les ai vus tellement s’agiter, s’intriguer autour de moi quand j’étais riche, qu’ils m’auront appris à intriguer autour des autres. En fait de finesse et de manœuvres, j’ai de l’inspiration, du génie, moi.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Oui, vous êtes un habile homme, mon frère. Je ne dissimulerai pas avec vous. Vous savez que l’intérêt a peu d’empire sur moi ; je l’ai bien prouvé en épousant ce pauvre monsieur de Saint-Phar. Ce n’est donc point la fortune de Marcelin qui pourrait me décider ; mais vraiment cet homme-là gagne à se faire connaître.
DORVILÉ.
Quand je vous l’ai dit : c’est un homme charmant, avec lequel vous serez parfaitement heureuse ; mais il faut voir... il faut parler... Il y a à craindre...
MADAME DE SAINT-PHAR.
Quoi donc ? la sœur de ce Valberg ? Elle est encore moins redoutable que la fille du jardinier ; une provinciale bien gauche, bien ridicule...
DORVILÉ.
Tandis que vous, jeune et élégante Parisienne... Mais faites donc valoir vos avantages, déployez votre esprit, éblouissez-le de votre ton, de vos manières, de vos grâces.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Vous seriez un excellent maître de coquetterie, mon frère. Non, je ne ferai pas de démarches auprès de lui, mais je l’amènerai à en faire auprès de moi.
DORVILÉ.
Le temps nous presse ; sa petite paysanne ne va pas manquer de venir le chercher.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Eh ! mon Dieu ! n’avez-vous pas remarqué comme les vapeurs d’ambition lui ont monté subitement à la tête ?
DORVILÉ.
C’est vrai. Il a déjà le ton tranchant, cet air content de lui-même, qu’on m’a reproché... que je n’ai jamais eu... que j’aurai moins que jamais, parce qu’enfin je suis un bon homme, moi. Au reste, nous emmenons Marcelin à Paris ; et, là, ma foi... Ah ! je l’entends.
Scène V
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, MARCELIN
MARCELIN.
Cela n’est pas assez grand, cela n’est pas assez vaste.
DORVILÉ.
Nous parlions de vous, monsieur.
MARCELIN.
Votre serviteur. Et puis j’amènerai un peintre pour qu’il me dise si effectivement tous ces tableaux sont des originaux ; je ne veux pas de copies, moi.
DORVILÉ.
Vrais originaux, monsieur. Ils m’ont coûté assez cher.
MARCELIN.
Et puis votre bibliothèque m’a fait naître une grande idée ; je veux m’entourer de savants, de poètes, de gens de lettres ; je les encouragerai, je leur ferai des pensions, je leur donnerai des prix, je serai leur Mécène.
DORVILÉ.
Ma sœur pourra vous indiquer les Virgiles et les Horaces du jour. L’hiver dernier n’avait-elle pas fondé chez moi un dîner de beaux esprits.
MARCELIN.
J’aurai des gravures, des médailles, des loges à tous les spectacles ; et quelle cave ! quelles porcelaines ! quel cuisinier sur tout ! quoique le vôtre ne soit pas mauvais. Enfin, mon éducation est incomplète, je prendrai un maître de danse, un maître d’armes : et puis, j’ai des idées, des plans de réforme, de perfectionnement, je me sens né pour jouer un grand rôle.
DORVILÉ.
Riche comme vous l’êtes, d’ailleurs ne pouvez-vous faire quelque mariage ?
MARCELIN.
Oh ! quelque mariage ; oui, sans doute, si je le voulais... Car enfin, rien n’est terminé avec Georgette... Cependant... tenez, je crois que je ferai bien de partir très promptement pour Paris.
DORVILÉ.
C’est ce que nous disions, monsieur...
MARCELIN.
Et là, malgré mes études, je saurai encore trouver quelques instants à consacrer à la société ; à vous surtout, belle dame.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Est-ce encore une galanterie que vous voulez m’adresser ?
MARCELIN.
N’êtes-vous pas faite pour en inspirer toujours de nouvelles ?
À part.
C’est unique, cette femme-là m’intimidait ; je me sens plus hardi à présent.
Haut.
Croyez, madame... Mais où est-il donc, ce monsieur Valberg que vous m’avez fait inviter à dîner ?
MADAME DE SAINT-PHAR.
Il est parti.
MARCELIN.
Comment ! parti ! sans rien dire ?
DORVILÉ.
Oui, c’est l’usage ; l’on dîne chez les gens, et l’on s’en va.
MARCELIN.
Ah ! c’est l’usage. Je voulais donc vous dire, belle dame, que... Monsieur Dorvilé n’est pas de trop... Mais le voici, monsieur Valberg ; il y a une dame avec lui.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Une dame !
DORVILÉ, à part.
Quel contretemps !
Scène VI
DORVILÉ, MADAME DE SAINT PHAR, MARCELIN, VALBERG, CÉLESTINE
VALBERG, en entrant, à sa sœur.
Tu entends bien, parle ; mais ne babille pas.
CÉLESTINE, à son frère.
Me prenez-vous pour une sotte ? Je ne ferai pas de bévues.
VALBERG.
Voulez-vous bien permettre que je vous présente ma bonne sœur Célestine.
À sa sœur.
Allons, parle.
CÉLESTINE, à Dorvilé.
Oui, monsieur ; mon frère est venu me chercher, j’ai fermé la boutique, j’ai congédié mon cousin qui me lisait le roman de Mathilde pendant que je travaillais, et je me félicite...
DORVILÉ.
Eh ! mademoiselle, ce n’est pas à moi que vous devez vos compliments.
VALBERG.
Qu’est-ce que vous faites donc, Célestine ?
En montrant Dorvilé.
Monsieur est monsieur Dorvilé, cet homme estimable dont je vous ai parlé hier.
En montrant Marcelin.
Et monsieur est le digne, l’intéressant Marcelin dont je vous ai parlé aujourd’hui.
CÉLESTINE, bas à son frère.
Ah ! c’est monsieur... Dame ! vous me dites le plus riche, je jugeais par l’habit.
Haut.
Monsieur...
MARCELIN.
Oui, mademoiselle ; c’est moi qui suis enchanté...
Bas à madame de Saint-Phar.
Elle a un petit air éveillé qui inspire la gaieté.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Oui, un air niais qui fait rire.
VALBERG.
Saluez donc madame, ma sœur ; c’est la sensible amie...
MADAME DE SAINT-PHAR.
Dont vous avez parlé hier à mademoiselle, n’est-il pas vrai ?
VALBERG.
Précisément.
CÉLESTINE.
Madame, j’ai bien l’honneur...
Bas à son frère.
Est-ce la dame qui a des prétentions ?
VALBERG, bas à sa sœur.
Tais-toi donc.
À Marcelin.
Vous m’avez si bien reçu, votre cœur et le mien du premier abord se sont si bien répondus, que j’ai cru ne pas devoir perdre un moment pour vous faire connaître une sœur chérie. L’amitié, la nature se partagent mon âme.
DORVILÉ.
Oui, la nature, l’amitié... moi j’aime mieux les bonnes actions que le beau langage.
VALBERG.
C’est très juste ce que vous dites là, mon cher Dorvilé.
CÉLESTINE.
Oui, monsieur, l’éloge que mon frère m’a fait de vos grandes qualités m’a inspiré pour vous une estime...
DORVILÉ.
Croyez, mademoiselle, que votre frère et vous n’êtes pas les seuls qui ayez conçu beaucoup d’estime pour monsieur.
MARCELIN.
Ma foi, messieurs et mesdames, vous m’enchantez ; quand je ne devrais à ma fortune que l’avantage de me procurer des assurances aussi unanimes d’une parfaite amitié, je lui aurais de grandes obligations.
VALBERG.
Ah ! l’amitié... est-ce donc la fortune qui l’inspire ? À la bonne heure, je suis franc, il est doux d’être l’ami d’un homme riche ; mais ce qui fait vraiment naître l’amitié, c’est une secrète impulsion, une certaine sympathie, comme dans l’amour.
CÉLESTINE.
Oui, comme dans l’amour. Je suis aussi franche que mon frère...
MADAME DE SAINT-PHAR.
C’est ingénu.
CÉLESTINE.
Hélas ! oui. Je suis naïve, timide, modeste et silencieuse.
VALBERG.
Qui, ce sont des vertus de famille chez nous.
Bas à sa sœur.
Tais-toi donc.
CÉLESTINE, à son frère.
Ai-je dit une sottise ?
MADAME DE SAINT-PHAR.
Il est fâcheux que monsieur Marcelin ne puisse pas mettre à l’épreuve ces belles vertus de votre famille.
DORVILÉ.
Oui, c’est dommage. Il part ce soir avec nous pour Paris.
CÉLESTINE, à son frère.
Ah ! mon Dieu ! il part pour Paris, mon frère.
VALBERG.
Vous partez ?
MARCELIN.
Vous sentez que je suis impatient de me rendre à Paris ; c’est la patrie des gens riches.
CÉLESTINE, à son frère.
Ah ! mon Dieu ! et moi qui ai congédié mon cousin !
VALBERG.
Quelle heureuse rencontre, mon cher Marcelin ! nous partons avec vous.
DORVILÉ.
Comment ! vous iriez à Paris ?
CÉLESTINE.
Nous irions à Paris, mon frère ?
VALBERG.
Oui, ma bonne sœur je sais que tu le désires, et puis j’ai quelques intérêts à y régler.
CÉLESTINE.
Ah ! quelles délices !
MADAME DE SAINT-PHAR.
Et votre emploi, qu’est-ce qui le remplira ?
VALBERG.
J’ai un commis, j’ai un congé.
MARCELIN.
À merveille, je vous emmène tous ; nous avons une berline aussi grande que la diligence.
CÉLESTINE.
Ah quel plaisir ! à Paris ! les promenades, les spectacles, les modes...
VALBERG.
Et les malheureux que vous visiterez, que vous soulagerez ! voyage véritablement sentimental.
MARCELIN.
Nécessaire. J’ai besoin de me former à l’école du monde. Monsieur Dorvilé et sa sœur veulent bien me servir de guides, de mentors.
CÉLESTINE.
Oh ! que j’aurai bientôt pris les grâces, les manières, les façons !
MARCELIN.
C’est cela. Nous ferons un cours complet d’usage et de bon ton ; madame me formera, je formerai mademoiselle.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Qu’est-ce que vous dites donc ?
MARCELIN.
Pardon, c’est la gaieté, la joie...
VALBERG.
Madame est bien en état de donner des leçons.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Mais vous me dites une impertinence.
VALBERG.
Je ne m’en doutais pas.
DORVILÉ, s’emportant.
Oui. Vous êtes un ingrat. Nous connaissons vos vues secrètes.
MADAME DE SAINT-PHAR, à son frère.
Taisez-vous donc.
CÉLESTINE.
Croyez-vous que les vôtres nous aient échappé ?
VALBERG, bas à sa sœur.
Tais-toi donc.
MARCELIN.
Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? on se pique, je crois. C’est charmant : c’est pour moi qu’on se dispute. Ne vous fâchez donc pas. Vive la richesse ! elle vous donne à choisir ; mais je n’entends pas que l’on se querelle chez moi, pour moi ; des amis !
Scène VII
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, MARCELIN, VALBERG, CÉLESTINE, GEORGETTE, parée
GEORGETTE.
Me voici.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Georgette !
DORVILÉ.
Il ne manquait plus qu’elle.
MARCELIN.
Allons, en voilà une troisième.
GEORGETTE.
C’est bien heureux qu’on puisse vous voir. Je devrais vous gronder ; depuis la nouvelle de votre héritage, n’avoir pas été plus inquiet de moi ! Je vous pardonne, je suis si joyeuse. Mais regardez-moi donc, mon cousin.
CÉLESTINE.
Qu’est-ce que c’est donc que cette petite effrontée ?
VALBERG.
C’est votre parente, à ce qu’il paraît ?
MARCELIN.
Fort éloignée.
VALBERG.
N’importe. Mademoiselle, voulez-vous bien permettre...
GEORGETTE.
Votre servante, mon parrain. Eh bien ! direz-vous encore que Marcelin n’est pas assez riche pour moi, que je suis faite pour trouver beaucoup mieux ?
MADAME DE SAINT-PHAR.
Non, sans doute.
VALBERG, à Marcelin.
Qu’est-ce qu’elle dit donc ?
MARCELIN, à Valberg.
J’étais sur le point de l’épouser.
VALBERG, à Marcelin.
Mais c’est une paysanne.
MARCELIN, à Valberg.
Eh ! mon Dieu oui ; mais que voulez-vous ?
GEORGETTE.
Je n’oublierai jamais vos bontés, mon parrain, ni celles de madame ; une fois la femme de Marcelin, je veux qu’il vous aide de son crédit, que sa fortune lui serve à réparer la vôtre. Je n’aurai pas besoin de le presser, il a si bon cœur !
MADAME DE SAINT-PHAR.
Mille grâces de vos intentions généreuses ! mademoiselle.
DORVILÉ, à part.
C’est une bonne fille, au fond.
GEORGETTE.
Voyez-vous ? mon cousin ; c’est un jour de fête aujourd’hui, et je me suis parée.
DORVILÉ.
Mais dites-moi donc, Georgette, ma filleule : est-ce que vous perdez la tête ? comment avez-vous pu conserver l’espoir d’épouser encore monsieur Marcelin ?
CÉLESTINE.
En effet, c’est d’un orgueil... Vous vous oubliez, ma petite.
GEORGETTE.
Comment, je m’oublie ! Ah ! je vois ce que c’est : vous le jugez d’après vous ; mais je suis sûre de lui ; les richesses ne le corrompront pas ; il les méprisait tant quand il était pauvre. Et tous ses beaux discours sur la force de ses principes, sur son amour pour moi... ! Répondez-leur donc, mon cousin, je vous en prie ; dites-leur que vous m’aimez toujours.
MARCELIN.
Oui, sans doute, ma chère cousine.
À part.
En effet, je ne peux pas me dispenser...
Haut.
Vous m’avez bien jugé, et mon cœur...
À part.
C’est fort embarrassant.
GEORGETTE.
Là, vous l’entendez, messieurs et mesdames. Or çà, mon cousin, mon père et monsieur Léonard vont venir.
MARCELIN.
Ah ! oui. Monsieur Léopard doit m’apporter le portefeuille de la succession ; j’ai des comptes, des quittances à signer.
GEORGETTE.
Il s’agit d’une affaire bien plus importante : ce n’est plus le cas à présent de se marier sans contrat.
MARCELIN.
Sans contrat... Oh ! non, il faut un contrat.
Bas à Valberg.
Je ne sais que dire, moi.
VALBERG, à Marcelin.
Rien n’est écrit encore.
MARCELIN, à Valberg.
Rien du tout.
VALBERG, à Marcelin.
Vous n’êtes point lié.
GEORGETTE.
Justement, les voici.
DORVILÉ, à sa sœur.
Que je souffre ! que je fais de mauvais sang !
CÉLESTINE, à Valberg.
Vous ne m’aviez pas parlé de cette petite paysanne, mon frère.
Scène VIII
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, VALBERG, MARCELIN, CÉLESTINE, DELORME, LÉONARD, GEORGETTE
GEORGETTE.
Venez, mon père ; venez, monsieur Léonard ; voilà mon cousin qui vient de me répéter qu’il m’aimait toujours.
DELORME.
Messieurs et mesdames... Diable ! je ne m’attendais pas à trouver si grande compagnie... Je vous demande pardon si je vous trouble... Certainement vous ne doutez pas du respect que j’ai l’honneur... Bref, mon gendre, avec la permission de ces messieurs et de ces dames...
MADAME DE SAINT-PHAR.
Son gendre !
CÉLESTINE.
Quel ton !
DELORME.
C’est monsieur Léonard qui vous apporte à signer votre contrat de mariage avec ma fille.
MARCELIN.
Ah ! fort bien, mon contrat de mariage.
LÉONARD.
Vous voyez avec quel zèle je m’occupe de tous vos intérêts, monsieur.
DORVILÉ.
En effet, c’est montrer un grand zèle, monsieur Léonard.
LÉONARD.
En puis-je avoir trop pour monsieur Marcelin ?
VALBERG.
Non, sans doute ; et comme son ami, c’est du fond du cœur que je vous remercie ; mais quelquefois le zèle nous emporte, et permettez-moi de vous dire que vous vous êtes un peu pressé.
GEORGETTE.
Comment, pressé ?
VALBERG.
Oui, vous devez sentir que le mariage ne peut avoir lieu aussi promptement.
DELORME.
Pourquoi donc cela ?
GEORGETTE.
Eh ! mais, dites donc à ce monsieur qu’il se trompe, mon cousin.
MARCELIN.
Moi... Mais en effet... Je crois... Je crains... Il faudrait savoir les motifs...
GEORGETTE.
Et quels motifs pourrait-il y avoir ?
VALBERG.
Oh ! ne vous désolez pas, ma belle enfant ; tenez, le cher papa entendra raison mieux que vous.
DELORME.
Moi ? monsieur ; mais je ne vois pas...
VALBERG.
D’abord, monsieur Marcelin aime toujours votre fille, n’est-ce pas ?
MARCELIN.
Oh ! oui.
À part.
Ma foi, ce n’est pas mentir.
DELORME.
C’est quelque chose.
VALBERG.
Mais au milieu des embarras d’une succession...
MARCELIN.
C’est vrai.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Qui nécessairement entraîne à sa suite des longueurs, des procès...
MARCELIN.
C’est juste.
VALBERG.
Et puis, il est en deuil.
GEORGETTE.
D’un cousin.
VALBERG.
D’un bienfaiteur.
MADAME DE SAINT-PHAR.
La décence permet-elle...
CÉLESTINE.
Non, la décence ne permet pas.
DORVILÉ.
Enfin nous l’emmenons à Paris.
CÉLESTINE.
Oui, nous allons à Paris.
GEORGETTE.
Comment ! vous m’abandonnez ?
MARCELIN.
Eh ! non, pas du tout, je reviendrai, ou plutôt vous viendrez nous rejoindre.
VALBERG.
Voilà ce que c’est ; la noce à Paris. Les gens riches ne peuvent pas se marier brusquement comme ceux qui n’ont rien ; il faut du faste, de l’éclat...
GEORGETTE.
Pourquoi ne m’avez-vous pas épousée avant d’être riche ?
MARCELIN, à part.
Ma foi, oui, c’est dommage.
DELORME.
Mais pourquoi ne pas nous emmener avec toi ?
MARCELIN.
Eh ! mon Dieu ! je le voudrais... mais, le puis-je ?... Monsieur Dorvilé, sa sœur, et puis monsieur Valberg et sa sœur.
CÉLESTINE.
Oui, la voiture est complète.
VALBERG.
Allons, mon cher Marcelin, voilà votre aimable cousine et son honnête homme de père qui sont raisonnables, qui sentent l’importance des motifs... Pensons aux affaires de la succession. N’avez-vous pas des comptes à régler avec monsieur le notaire ?
MARCELIN.
Oui, vraiment.
LÉONARD.
Mon confrère de Paris vous attend au château avec les titres et le portefeuille.
MARCELIN.
Eh ! que ne le disiez-vous donc ? J’y cours ; j’ai de l’argent à vous compter, monsieur Dorvilé.
DORVILÉ.
Je suis prêt à le recevoir, monsieur Marcelin.
GEORGETTE.
Eh bien ! vous me laissez, vous ne me dites rien !
MARCELIN.
Pardon, ma chère cousine ; je ne partirai pas sans vous dire adieu.
À part.
Pauvre Georgette ! elle me fait de la peine.
Haut.
Croyez...
Bas.
Je ne sais ce que je dis.
Haut.
Je vais trouver le notaire.
Il sort.
Scène IX
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, VALBERG, CÉLESTINE, LÉONARD, DELORME, GEORGETTE
VALBERG.
Je vous suis.
À Delorme et à Georgette.
Sans adieu, mes braves amis ; vous n’imaginez pas combien vous m’avez inspiré d’intérêt, mais vous devez sentir... Un deuil... de bienfaiteur... Venez avec moi, ma sœur.
Il sort.
CÉLESTINE, à Georgette.
Sans adieu, petite.
Elle sort.
Scène X
DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, LÉONARD, DELORME, GEORGETTE
MADAME DE SAINT-PHAR.
J’admire avec quel empressement vous avez dressé ce beau contrat de mariage, monsieur Léonard.
LÉONARD.
Mais, madame, on me demande un acte, je le fais.
DORVILÉ, à Léonard.
Eh ! laissez donc, monsieur ; j’espère que vous aurez bientôt un autre acte à faire, le contrat de ma sœur avec Marcelin.
LÉONARD.
Ah ! ah !
MADAME DE SAINT-PHAR.
Taisez-vous donc, mon frère ; venez avec moi. Vous ne savez jamais parler à propos.
Ils sortent.
Scène XI
LÉONARD, DELORME, GEORGETTE
GEORGETTE.
Ils l’emmènent, ils nous laissent.
DELORME.
Allons, il t’aime toujours ; il te l’a dit ; voilà le principal.
LÉONARD.
Pauvres gens, ne vous flattez pas. J’ai du tact, il ne vous épousera pas. Voilà monsieur Dorvilé qui vient de me parler d’un autre contrat de mariage pour Marcelin.
GEORGETTE.
Ah ! mon Dieu !
DELORME.
Et vous le feriez, monsieur Léonard ?
LÉONARD.
Belle question ! puis-je refuser un acte ? c’est mon métier. Ne m’en veuillez pas, on le ferait faire par un autre. Entre nous, ce mariage eût été trop beau. Songez à sa fortune. Ils m’attendent, et je vais rejoindre mon confrère.
Il sort.
Scène XII
DELORME, GEORGETTE
DELORME.
Eh bien ! fiez-vous donc aux beaux discours des gens !
GEORGETTE.
Qui jamais eût pensé cela de Marcelin ?
DELORME.
Un parent !
GEORGETTE.
Un si bon homme !
DELORME.
Ne vous avisez pas de m’en parler, entendez-vous, mademoiselle ; c’est moi qui ne veux plus que tu l’épouses.
GEORGETTE.
Oui, mon père, il faut être fière ; je vous obéirai. Il reviendrait à moi que je n’en voudrais plus. Je le déteste. J’aurais été si heureuse avec lui !
DELORME.
Je voudrais bien savoir s’il compte sur moi pour être son jardinier ?
Scène XIII
DELORME, GEORGETTE, GASPARD
GASPARD.
Me voilà de retour. En bien ! le parrain a-t-il donné son consentement ? À quand la noce ?
GEORGETTE.
Ah ! monsieur Gaspard, c’est le ciel qui vous envoie ; peut-être parviendrez-vous à lui faire entendre raison. Il est dans son château avec ses belles dames, ses nouveaux amis, les deux notaires... mais c’est égal, vous lui parlerez... Mon père, racontez donc à monsieur Gaspard...
DELORME.
Oui, votre ami est un indigne, qui part pour Paris, qui ne veut plus épouser ma fille.
GASPARD.
Ah çà ! perdez-vous la tête ? je n’entends rien...
DELORME.
Comment, vous n’entendez pas qu’il a acheté un château, qu’il a pris le deuil.
GEORGETTE.
Que ce matin on le trouvait trop pauvre, et qu’à présent on le trouve trop riche.
GASPARD.
Marcelin ! mon cher Marcelin ! il serait devenu riche ! Et comment cela, s’il vous plaît ?
GEORGETTE.
Il est bien clair que ces nouveaux amis ne peuvent l’aimer que pour sa fortune ; tandis que moi... Regardez donc, j’avais déjà annoncé à tout le village...
GASPARD.
Mais expliquez-moi donc...
DELORME.
Venez avec nous, je vous conterai tout cela ; il ne faut pas qu’on nous voie ici.
GEORGETTE.
Oui, vous serez notre sauveur ; il vous écoutera, vous le ferez rougir.
GASPARD.
Comptez sur moi, je lui parlerai. Marcelin riche ! j’en suis émerveillé, enchanté, transporté.
DELORME.
Ah ! qu’on a bien raison de dire que les richesses... Il y a là de quoi me rendre philosophe comme il l’était ce matin.
GEORGETTE, à Gaspard.
Venez, venez, vous allez tout savoir.
ACTE IV
Scène première
GASPARD, GEORGETTE, DELORME
GASPARD.
Cinquante mille écus de rente ! ah ! père Delorme, quel coup de bonheur ! quel bienfait de la fortune !
DELORME.
Eh ! mais, mon Dieu, quel transport ! vous voilà presque aussi joyeux que si vous héritiez avec Marcelin.
GASPARD.
C’est bien naturel. J’en jouis comme si c’était moi. J’en jouis pour lui, pour moi, pour vous. Oh ! je ne suis pas envieux, et il faut qu’au moment où cela lui arrive je me trouve dans le pays : comme c’est heureux !
GEORGETTE.
Oui vraiment. Vous qui êtes bon et sage, vous pourrez lui faire entendre...
GASPARD.
Je le connais, il fera tout pour moi.
GEORGETTE.
C’est ce que j’ai pensé.
GASPARD.
Je brûle mes comédiens de bois, et je me fais directeur de vrais comédiens.
GEORGETTE.
Eh ! laissez là vos marionnettes et vos comédiens.
GASPARD.
Écoutez donc, chacun a son ambition ; c’est la mienne.
DELORME.
Ah çà, nous entendrez-vous, à la fin ?
GASPARD.
Oui, sans doute, parlez ; il ne me manquait qu’un bailleur de fonds, le voilà trouvé.
DELORME.
Quand je vous dis qu’il est déjà fier, orgueilleux ; qu’il y a même de la trigauderie dans son fait ; qu’il promène ma pauvre fille avec de belles paroles, et que tout bas il projette un autre mariage.
GASPARD.
Allons donc... mais il me recevra bien.
GEORGETTE.
Je le crois, et je n’ai plus d’espoir qu’en vous, mon cher monsieur Gaspard. Faites-lui bien sentir que c’est fort mal à lui, parce qu’il est riche aujourd’hui, de dédaigner ceux qu’il aimait hier ; dites-lui... la vérité, que je mourrai de chagrin s’il m’abandonne.
GASPARD.
Eh ! non, il ne s’agit pas de mourir... Laissez-moi faire ; je ne veux pas entrer brusquement, je sonne.
Il sonne.
Comme il va m’embrasser de bon cœur ! Oh, il a tort avec vous, il a grand tort, et je lui dirai... Cependant, peut-être faut-il être un peu indulgent pour lui.
GEORGETTE.
Vous l’excusez ?
DELORME.
Vous l'approuvez ?
GASPARD.
Pas du tout : oh ! à sa place je me conduirais bien autrement ; mais les convenances, le monde... dans sa position... Oh ! je lui ferai entendre raison.
DELORME.
C’est donc à dire qu’il devrait aussi vous renier pour son ami ?
GASPARD.
C’est bien différent ; je ne veux pas l’épouser, moi. Mais on vient, j’irai vous rejoindre, j’irai vous rendre compte... Un ami, un ami de trente ans, qui fait un héritage !
GEORGETTE.
Ah ! mon père, tous les hommes se ressemblent.
DELORME.
C’est bien vrai, ma fille. Je ne vous souhaite pas de mal, monsieur Gaspard ; mais vous mériteriez... Oh ! si jamais je suis riche, comme je m’en vengerai sur vous tous !
GASPARD.
Fiez-vous à moi, vous dis-je ; je lui parlerai pour vous, je lui parlerai pour moi, nous serons tous heureux.
Georgette et Delorme sortent. Seul.
Ah ! oui, il faut absolument qu’il épouse cette petite Georgette, parce qu’enfin... Malgré tous les préjugés... Dix mille francs, c’est tout ce qu’il me faut, et pour lui, c’est une bagatelle qu’il ne peut pas se dispenser de me prêter ; et quant à Georgette, je ferai sentir à Marcelin...
Scène II
GASPARD, DUMONT
DUMONT.
Qu’est-ce que c’est ? On a sonné, je crois ; est-ce vous, mon ami ?
GASPARD.
Eh ! vite, monsieur Marcelin ? je veux lui parler.
DUMONT.
De quelle part, mon cher ?
GASPARD.
De la mienne, mon cher.
À part.
Ces drôles-là ! ils vous ont une insolente familiarité...
DUMONT.
Cela ne se peut pas. Monsieur est en affaires ; revenez.
GASPARD.
Comment, que je revienne ! oh ! je prétends...
DUMONT.
Quand je vous dis que monsieur n’est pas visible.
GASPARD, à part.
Diable ! voici qui tempère ma joie. Pourvu qu’il ne soit pas devenu aussi impertinent que son laquais.
À Dumont.
Écoutez donc, monsieur, ne vous en allez pas ; faites-moi le plaisir de lui dire que c’est son ami Gaspard.
DUMONT.
Gaspard ! son ami !
À part.
C’est possible, au fait.
GASPARD.
Eh ! oui, son camarade de classes, qui a déjeuné avec lui ce matin.
DUMONT.
Ah ! vous avez déjeuné... C’est différent. C’est que, voyez-vous, quand on ne connaît pas les personnes... Je vais vous conduire.
GASPARD.
C’est inutile, le voici : laissez-nous.
DUMONT.
Point du tout, je vais annoncer monsieur.
GASPARD.
M’annoncer ! oui, cela vaudra mieux.
À part.
Je me trouve tout embarrassé.
Scène III
GASPARD, DUMONT, MARCELIN
MARCELIN, un gros portefeuille à la main.
Ouf ! que je respire. J’avais besoin de prendre l’air. Le voilà donc, ce cher portefeuille !
GASPARD, à part.
Oh ! il ne peut pas me recevoir mal.
MARCELIN.
Et il est à moi, bien à moi.
GASPARD, à Dumont.
Annoncez-moi donc. Je ne sais comment l’aborder.
DUMONT.
Monsieur, c’est monsieur Gaspard.
MARCELIN.
Gaspard ! ah ! c’est toi, mon ami.
DUMONT.
C’est juste, c’est son ami.
Il sort.
Scène IV
GASPARD, MARCELIN
MARCELIN.
Qu’il me tardait de te revoir ! Tout est bien changé pour moi depuis ce matin, mon cher Gaspard.
GASPARD.
Je le sais, et je vous en fais mon compliment... Je veux dire que c’est avec la plus vive satisfaction que j’ai appris le bonheur d’un ancien ami.
MARCELIN.
Eh ! que diable ! monsieur Gaspard, laissez là vos compliments et vos satisfactions. Ces termes-là sont de trop entre nous ; ton ancien ami ne veut pas cesser de l’être. Touche là, et embrasse-moi.
GASPARD.
Que je t’embrasse ! Volontiers. Ah ! je respire à mon tour. Je t’avoue que ta prospérité m’inspirait des craintes... Grâce à toi, ma crainte se passe, et je me réjouis de retrouver encore mon camarade Marcelin.
MARCELIN.
Oui, mon ami, je suis riche, immensément riche ; en quelques heures, il m’est survenu un château, un équipage, des laquais, des amis intimes, et un portefeuille ; mais je conserverai mes principes délicats, généreux, extraordinaires. La fortune me sied trop bien pour que je n’en fasse pas un bon usage. As-tu besoin d’argent, de caution ? puis-je te servir en quelque chose ? parle.
GASPARD.
Ma foi, puisque tu me préviens et que tu veux que j’en use sans façon avec toi, je t’avoue que je méditais de t’emprunter...
MARCELIN.
Combien ?
GASPARD.
Oh ! beaucoup... Dix mille francs.
MARCELIN.
Les voilà ; en veux-tu davantage ?
GASPARD.
Non ; c’est tout ce qu’il me faut pour un certain projet de spectacle.
MARCELIN.
Fi donc ! vas-tu encore t’occuper de ces misères. Tu es fait pour mieux que cela. Tiens, je pars ce soir pour Paris, viens avec moi ; tu as de l’esprit, de la littérature ; je te prônerai, je te servirai, je te pousserai. Eh bien ! suis-je une girouette, tournant selon le vent des circonstances ?
GASPARD.
Brave et généreux Marcelin, riche et si digne de l’être ! oui, je pars avec toi ; je te ferai connaître ma femme, ma fille ; tu seras leur bienfaiteur.
MARCELIN.
Point du tout ; je serai leur ami, vous serez les miens.
GASPARD.
Toujours. Eh ! que ces amis sont préférables à tous ceux qui vont te tomber des nues !
MARCELIN.
Ils sont déjà arrivés. Comme je te le disais, j’en ai, des nouveaux amis monsieur Dorvilé, l’ancien propriétaire du château ; il me dédaignait ce matin, il ne tient qu’à moi de le protéger maintenant : monsieur Valberg, hier complaisant de monsieur Dorvilé, et le mien aujourd’hui leurs deux sœurs, charmantes femmes, ma foi. J’ai deviné leurs intentions ; on me fait la cour comme à une jolie fille, mon ami. Coquettes de Paris, coquettes de province, coquettes de village : madame de Saint-Phar, mademoiselle Célestine, Georgette, c’est à qui m’épousera.
GASPARD.
À propos, je suis chargé de te parler...
MARCELIN.
De qui donc ?
GASPARD.
Tu ne devines pas ?
MARCELIN.
De Georgette, peut-être ?
GASPARD.
Mon Dieu ! oui, je l’ai vue.
MARCELIN.
Ah ! tu l’as vue ? Pauvre Georgette ! Eh bien ?
GASPARD.
Eh bien ! mon ami, je te dirai qu’elle est bien chagrine.
MARCELIN.
Je le crois. Sais-tu que je suis fort embarrassé, moi ; car enfin... Que me conseilles-tu ?
GASPARD.
Eh ! mais, si tu veux que je te parle franchement... Qu’en dis-tu, toi ?
MARCELIN.
D’abord, il est certain que tout autre à ma place... N’est-ce pas ?
GASPARD.
Oh ! oui ; mais cependant... Elle t’aime bien.
MARCELIN.
C’est vrai ; aussi mon dessein n’est-il pas de l’abandonner. Quand il n’aurait pas été question d’amour entre nous, c’est ma parente, je ne l’oublierai pas.
GASPARD.
Je vois avec plaisir que tu songes à lui faire du bien.
MARCELIN.
C’est un devoir ; mais on prétend que je peux trouver un très grand mariage.
GASPARD.
Oui ; mais...
MARCELIN.
Je suis riche ; mais avec les sentiments que je me glorifie d’avoir, serait-ce un si grand malheur de l’être encore davantage ?
GASPARD.
Non, sans doute. Cependant...
MARCELIN.
Ce sont ces nouveaux amis qui se disputaient entre eux, et qui se sont réunis pour me faire sentir que Georgette... D’ailleurs je ne suis pas si âgé ; pourquoi me presserais-je de me marier ? Riche et garçon, qui m’empêche de mener une vie délicieuse ?
GASPARD.
Il est sûr qu’on est toujours assez tôt en ménage.
MARCELIN.
En confidence, ces deux dames dont je te parlais tout à l’heure... Je réponds à leurs agaceries ; c’est fort bien, elles valent bien la peine qu’on s’intéresse à elles ; mais on s’abuse furieusement si l’on croit que je songe au mariage.
GASPARD.
Ah ! fripon !
MARCELIN.
Oh ! je ne dis pas... Les mœurs avant tout. Pour Georgette que j’aime, que je regrette, que je respecte... eh bien ! il faut que ce soit toi qui lui fasses entendre...
GASPARD.
Moi !
MARCELIN.
Non, je lui écrirai ; oh ! je ferai tout pour elle.
GASPARD.
Allons, le père n’aura pas à se plaindre.
MARCELIN.
Comment donc ? Mais je veux qu’il soit fort à son aise ; et moi, ma foi, je jouirai de ma jeunesse, et dans quelques années nous verrons à nous marier.
GASPARD.
C’est cela. Dans quelques années : qui sait si à cette époque je ne pourrai pas te procurer un trésor, moi ?
MARCELIN.
Vraiment ?
GASPARD.
Ma petite fille promet d’être charmante.
MARCELIN.
Comment, ta petite fille ?
GASPARD.
Dans six ans elle en aura seize.
MARCELIN.
Laissons-la grandir, mon cher ami. Mais les notaires sont encore là à griffonner je ne sais quel papier qu’il faut que je signe ; nous partons dans une heure. En attendant, veux-tu voir toutes mes acquisitions, mes meubles, mes acajous, mon jardin anglais, mon parc ? Veux-tu que je te présente à ma société ?
GASPARD.
Un moment ; puis-je, vêtu comme je le suis...
MARCELIN.
Allons donc, suis-je mieux mis que toi ? n’es-tu pas mon ami ? tant pis pour ceux ou celles qui ne te trouveraient pas bien. Tiens, voici une de mes conquêtes, mademoiselle Célestine, la coquette de province.
GASPARD.
Elle est fort gentille.
Scène V
GASPARD, MARCELIN, CÉLESTINE
CÉLESTINE.
Ah ! c’est vous ; mon frère et moi, nous vous cherchons de tous les côtés.
En montrant Gaspard.
Est-ce là le commissionnaire ?
MARCELIN.
Comment, le commissionnaire ?
CÉLESTINE.
Eh oui, le commissionnaire que nous devons envoyer à la ville.
GASPARD, à part.
L’impertinente !
MARCELIN.
Point du tout, c’est Gaspard.
GASPARD.
Oui, mademoiselle ; son ami, son véritable ami.
CÉLESTINE.
En vérité ? Mon Dieu ! que je suis donc sotte avec mes méprises, moi !
MARCELIN, à Gaspard.
N’est-ce pas qu’elle est bien ?
GASPARD.
Oh ! ce n’est pas une beauté.
CÉLESTINE.
Pardon, je ne faisais pas réflexion... Vos amis ne peuvent pas être d’un état bien distingué... Je veux dire que vous-même... Allons, je m’embrouille de plus en plus.
MARCELIN, à part.
Ce pauvre Gaspard n’a pas une tournure bien élégante.
Scène VI
GASPARD, MARCELIN, CÉLESTINE, VALBERG
CÉLESTINE.
Eh ! venez donc mon frère, venez à mon secours. Je ne sais où j’avais la tête. Monsieur qui est l’ami de monsieur, et que je prenais...
GASPARD.
Eh ! mademoiselle, je vous tiens quitte de vos excuses.
VALBERG.
Monsieur est l’ami du cher Marcelin ?
MARCELIN.
Oui, nous avons étudié ensemble.
GASPARD.
Et, ma foi, nous étions comme deux frères...
MARCELIN.
Il suffit.
GASPARD.
C’est que je suis bien aise d’expliquer à monsieur et à mademoiselle...
MARCELIN.
Où est donc la belle madame de Saint-Phar ?
GASPARD, à part.
Comment ! il détourne la conversation !
VALBERG.
Je l’ai laissée avec son frère. Pauvres gens ! ils ont besoin de concerter leurs mesures, leurs précautions.
CÉLESTINE.
Pourvu que ces mesures ne tendent pas à nuire aux autres.
GASPARD, à part.
C’est fini, il ne me regarde plus.
CÉLESTINE.
Je n’aime pas ces gens-là, moi.
MARCELIN.
Ah ! mademoiselle, une belle personne comme vous peut-elle savoir ce que c’est que de haïr ?
VALBERG.
Eh ! non, c’est une petite vivacité de ma sœur. Les bons cœurs sont toujours vifs.
GASPARD, à part.
Il était plus mon ami quand nous étions seuls.
Scène VII
GASPARD, MARCELIN, CÉLESTINE, VALBERG, MADAME DE SAINT-PHAR
MADAME DE SAINT-PHAR.
Je vous croyais au jardin.
GASPARD, à part.
Allons, encore une élégante. Oh ! je n’y tiens plus ; mon auberge est à deux pas.
MARCELIN.
Ah ! madame.
GASPARD.
Pardon, mon ami ; mais avec la permission de ces dames et de monsieur... je reviens dans l’instant. Un seul mot : n’oublie pas que les amis à qui l’on doit le plus se fier dans la bonne fortune sont ceux dont on a fait l’épreuve dans l’adversité.
Il sort.
Scène VIII
MARCELIN, CÉLESTINE, VALBERG, MADAME DE SAINT-PHAR
MARCELIN.
Comment ! il me fait de la morale !
CÉLESTINE.
Et il insulte les personnes qui sont chez vous.
VALBERG.
Mais pas du tout. C’est un axiome que ce qu’il a dit là.
MARCELIN.
Oui, il est fort en sentences, le bon Gaspard.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Qu’est-ce que c’est donc que cet homme-là ?
VALBERG.
Un brave homme, qui a fait ses études avec monsieur Marcelin.
CÉLESTINE.
Il a donc fait des études, monsieur Marcelin ?
VALBERG.
N’est-il pas permis à un homme qui a donné des preuves d’attachement...
MARCELIN.
Oh ! je lui rends justice. Je me suppose à sa place, lui à la mienne ; je lui emprunterais, il me prêterait.
CÉLESTINE.
Comment, il vous a emprunté de l’argent ?
MARCELIN.
Non, c’est moi qui lui en ai offert.
CÉLESTINE.
Et il a accepté ?
MARCELIN.
Parbleu !
MADAME DE SAINT-PHAR.
Eh bien ! c’est de la franchise, de la confiance.
VALBERG.
Qui honore à la fois celui qui prête et celui qui emprunte. Mœurs vraiment patriarcales.
MARCELIN.
Il vient avec nous à Paris.
CÉLESTINE.
Avec nous ! Nous irions dans la même voiture que monsieur Gaspard !
VALBERG.
Pourquoi donc pas, ma sœur ? Comment, un ami de monsieur Marcelin !
Bas à sa sœur.
Tais-toi donc.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Il ne faut pas être si fière, ma belle demoiselle.
VALBERG.
Je lui céderais plutôt ma place : un ami qui fait de la morale ! Ma sœur se gardera bien d’insister. Le fait est que nous voilà trop de monde pour une voiture. Je vais arranger tout cela.
Scène IX
MARCELIN, CÉLESTINE, VALBERG, MADAME DE SAINT-PHAR, DORVILÉ
DORVILÉ.
Les notaires vous attendent, monsieur, et je m’empresse...
VALBERG.
Nous concertions notre départ, mon cher Dorvilé. Monsieur Marcelin, votre sœur, la mienne, et moi, dans la berline, et vous dans votre cabriolet.
DORVILÉ.
Comment ?... Eh bien ! soit.
À part.
Je ne suis pas fâché de ne pas faire la route avec eux. Ils me donneraient de l’humeur.
VALBERG.
Avec un ami de monsieur Marcelin.
DORVILÉ.
Trop heureux...
MARCELIN.
Oui, un ancien camarade.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Un peu caustique, un peu sentencieux.
MARCELIN.
Comme ces dames ne le connaissent pas...
VALBERG.
Monsieur Marcelin vous prie de lui donner une place.
MARCELIN.
Pourvu toutefois que cela ne vous gêne pas.
DORVILÉ.
Eh ! mais, monsieur...
MARCELIN.
Mais où est-il donc allé, ce Gaspard ? Ah ! le voici.
CÉLESTINE.
Juste ciel ! quelle toilette !
Scène X
MARCELIN, CÉLESTINE, MADAME DE SAINT-PHAR, VALBERG, DORVILĖ, GASPARD, avec une perruque poudrée, des bas de soie et un habit plus élégant
GASPARD.
Messieurs et mesdames, je vous demande pardon. J’étais en habit de voyage.
MADAME DE SAINT-PHAR, à Marcelin.
Mais c’est une caricature.
MARCELIN, bas à madame de Saint-Phar.
C’est vrai.
À Gaspard.
Te voilà superbe, mon ami.
Bas à madame de Saint-Phar.
C’est un bon homme qui ne sait pas les modes.
Haut.
Or çà, c’est convenu, nous nous retrouverons à Paris.
GASPARD.
Est-ce que je ne pars pas avec toi ?
MARCELIN.
Non, parce que la berline... Tu vas t’arranger avec monsieur, qui a un cabriolet.
GASPARD.
Eh ! mais, mon ami...
MARCELIN.
Eh ! oui, je suis toujours ton ami ; tu verras, nous causerons. Mais je suis très pressé, tu vois, on m’entraîne. Belles dames, voulez-vous bien que je vous donne la main ?
Il sort avec les deux dames.
VALBERG.
Sans adieu, digne et honnête Gaspard. Nous ferons bientôt plus ample connaissance.
Il sort.
Scène XI
DORVILÉ, GASPARD
DORVILÉ, à part.
C’est là l’ami de monsieur Marcelin.
GASPARD.
Je ne me trompe pas ; je le gêne, il rougit de moi.
DORVILÉ, à part.
On n’a pas l’air de se soucier beaucoup de l’ancien camarade.
GASPARD.
Quelle froideur ! Il me protège.
DORVILÉ, à part.
Allons, allons ; je prends mon parti.
Haut.
Désespéré de ne pouvoir vous offrir une place... mais mon jockey, un enfant qui ne peut pas faire la route à cheval... vous concevez... Il passe tous les jours, à six heures précises, une voiture publique, et presque toujours il y a une place pour Paris. Je vous salue de tout mon cœur.
Il sort.
Scène XII
GASPARD, seul
À merveille, ses amis suivent son exemple. Qu’il reprenne son argent... je n’en veux pas... Qu’il ne s’attende pas à me voir à Paris. Si je l’embarrasse aujourd’hui, dans quinze jours je ne serai pas même un homme de sa connaissance.
Scène XIII
GASPARD, GEORGETTE
GEORGETTE.
J’avais beau vous attendre, monsieur Gaspard. Eh bien ?
GASPARD.
C’est vous, mademoiselle ?
GEORGETTE.
Ah ! mon Dieu ! comme vous voilà paré !
GASPARD.
Comme vous, mademoiselle.
GEORGETTE.
Monsieur Marcelin, suivant vos espérances, vous a bien accueilli ?
GASPARD.
Oui, le premier mouvement a été bon.
GEORGETTE.
Vous ne lui avez pas parlé de moi ?
GASPARD.
Pardonnez-moi... Un peu... légèrement, à la vérité,
GEORGETTE.
Je m’y attendais, vous ne vous êtes occupé que de vos intérêts.
GASPARD, en soupirant.
Ah ! mademoiselle.
GEORGETTE.
Qu’avez-vous donc ?
GASPARD.
Je n’ai pas plus à me féliciter que vous de ma grande parure ; mon bel habit n’a pas plus réussi que votre belle robe.
GEORGETTE.
Eh quoi ! Marcelin se serait méconnu au point de vous dédaigner ?
GASPARD.
Pas tout-à-fait ; mais il y viendra.
GEORGETTE.
Les voilà donc ces grands principes de philosophie !
GASPARD.
Comme je lui disais ce matin : Nouvelles circonstances, nouvelles mœurs. C’est un égoïste... un homme... comme tout le monde. Un moment donc... Gaspard, mon cher Gaspard, n’as-tu pas été aussi extravagant que ton ami ? Sa prospérité était la tienne, elle t’aveuglait ; le revers commence, tu recommences à voir clair. Il a des torts. N’avons-nous pas les nôtres ? Je comptais sur lui, vous comptiez sur moi, nous ne songions qu’à nous.
GEORGETTE.
Ah ! vous en convenez.
GASPARD.
Oui vraiment, et je lui pardonne ; mais il n’en conviendra pas, lui. Allons, il faut que je renonce à son amitié, comme vous à son amour.
GEORGETTE.
C’est bien douloureux, monsieur Gaspard.
GASPARD.
Très douloureux ; mais qu’y faire ?
GEORGETTE.
N’y aurait-il pas quelque moyen...
GASPARD.
Et comment voulez-vous ?... Attendons qu’il lui arrive quelque malheur.
GEORGETTE.
Attendre ! et s’il en épouse une autre ?
Scène XIV
GASPARD, GEORGETTE, LÉONARD
LÉONARD.
Votre serviteur, mademoiselle Georgette. Tout est fini, et ils partent tous dans une demi-heure.
GASPARD.
Vous voyez...
LÉONARD.
Triste métier que celui de notaire de province ! À peine un homme a-t-il fait fortune, crac, il s’envole vers Paris ; et s’il emprunte, se marie, vend ou achète, cela regarde nos confrères.
GASPARD.
Monsieur n’est donc pas le notaire qui a apporté le testament ?
LÉONARD.
Non pas ; mais celui qui en garde une expédition avec toute la correspondance du testateur, que voilà, et qu’on n’a pas encore examinée.
GASPARD, très vivement.
Qu’on n’a pas encore examinée ; attendez donc... oui... peut-être... ne désespérons pas...
GEORGETTE.
Ah ! monsieur Gaspard...
LÉONARD.
Qu’est-ce qu’il a donc ce monsieur ? Est-ce un vertige qui lui prend ?
GASPARD.
J’ai affaire à vous, monsieur.
LÉONARD.
Quelle espèce d’acte monsieur désire-t-il ?
GASPARD.
Je ne veux point d’acte. Vous avez le testament ; pouvez-vous sans indiscrétion me permettre d’en prendre connaissance ? puis-je vous aider à examiner ces lettres, ces papiers ?
LÉONARD.
Eh ! mais, monsieur...
GASPARD.
Soyez tranquille, je suis honnête homme, l’ami de Marcelin, un peu versé dans la procédure. Il s’agit de son intérêt, du vôtre ; il faut qu’il n’ait pas d’autre notaire que vous.
À Georgette.
Allez consoler votre père, mademoiselle ; qu’il tâche de m’envoyer un des gens de Marcelin, le premier venu, n’importe.
À Léonard.
Conduisez-moi chez-vous, monsieur le notaire. Je ne m’en dédis pas ; presque tous les hommes obéissent aux circonstances comme à des fils conducteurs. Eh bien ! essayons de faire naître des circonstances ; et voyons si nous ne pourrions pas faire danser, agir et marcher Marcelin et ses nouveaux amis, comme je fais marcher, agir et danser Gilles et Polichinelle.
ACTE V
Scène première
LÉONARD, GASPARD
GASPARD, d’abord seul
Attention ; c’est ici que j’établis mon grand jeu : le hasard s’offre à nous servir. Ne le laissons pas échapper. Oui, moi, dont le métier est de composer des scènes, d’improviser des intrigues...
LÉONARD, deux lettres à la main.
Ces deux lettres que nous venons de découvrir sont bien étranges, monsieur. Comment se fait-il qu’elles aient échappé aux recherches de mon confrère ? Que je suis fâché qu’il soit reparti ! Ce que vous me proposez est fort délicat.
GASPARD.
Eh quoi donc ! nous permettre quelques légers commentaires sur la première lettre, nous réserver de montrer l’autre en temps et lieu, voilà tout.
LÉONARD.
C’est fort délicat. Précisément parce que ces lettres ne contiennent aucune disposition obligatoire, ne dois-je pas les remettre sur-le-champ au légataire ? Mon ministère...
GASPARD.
Je le respecte. Déjà ce valet que le père Delorme nous a envoyé a reçu notre argent et ses instructions ; il s’est chargé de retarder le départ, de nous envoyer ici tour à tour les bons amis du nouveau riche. À Dieu ne plaise que je vous fasse l’injure de vous confondre avec un valet intéressé ; je ne vous parlerai pas même de l’avantage que vous pourriez avoir à ce que Marcelin se fixât, se mariât dans le pays ; la pureté de mes motifs, voilà tout ce que je veux vous faire entrevoir.
LÉONARD.
Vous faites bien ; c’est là ce qui me persuaderait ; mais...
GASPARD.
Si j’avais besoin d’un fripon pour une mauvaise action, je le trouverais. Ne me donnez pas le chagrin de chercher en vain l’entremise d’un honnête homme pour une action louable.
LÉONARD.
Vous me décidez ; je suis à vous.
GASPARD, à part.
Bravo ! cher notaire, c’est vous que je mets en danse le premier.
LÉONARD.
Ainsi donc, malgré mes scrupules...
GASPARD.
Contenez-les. Voilà déjà un de nos personnages qui s’approche, c’est mademoiselle Célestine.
Scène II
GASPARD, LÉONARD, CÉLESTINE
CÉLESTINE.
Qu’est-ce donc que ce domestique est venu me dire ? Quelqu’un me demande ; j’en ai pâli. Serait-ce mon cousin ?
GASPARD.
Non, mademoiselle ; c’est Gaspard, votre serviteur.
CÉLESTINE, avec dédain.
Vous ?
GASPARD.
Votre frère peut m’être très utile dans la ville où il est employé. Je sollicite une place de commis à pied ou à cheval dans les droits ; mais ce n’est pas ce motif qui me décide à vous révéler un secret important.
CÉLESTINE.
Quel secret ?
GASPARD.
Laissez madame de Saint-Phar faire la coquette auprès de monsieur Marcelin.
CÉLESTINE.
Plaît-il ?
GASPARD.
Il y a des hommes bien bizarres, avec leurs perpétuelles irrésolutions ; ils ne savent jamais se fixer ; ils ont autant de testaments que d’années.
CÉLESTINE.
Mais enfin, ce secret ?
GASPARD, en confidence.
Marcelin est déshérité. Un second testament révoque le premier.
CÉLESTINE.
Ah ! mon Dieu !
GASPARD.
C’est monsieur Léonard qui, en rangeant les papiers de la succession...
LÉONARD.
Un moment, monsieur, s’il vous plaît.
GASPARD.
Oh ! vous avez beau dire, ma conscience me fait une loi d’apprendre à mademoiselle...
CÉLESTINE.
Oui, sans doute ; parlez, je vous en prie.
GASPARD.
Tenez, il a encore entre les mains le second testament, le codicille.
LÉONARD.
Le codicille !
GASPARD.
C’est-à-dire, la lettre qui l’annonce ; et vite il a fait monter à cheval son maître-clerc, pour ramener le notaire de Paris, qui était déjà parti.
LÉONARD, étonné.
Mon maître-clerc à cheval !
GASPARD.
Il ne peut pas avoir fait beaucoup de chemin, le maître-clerc l’atteindra.
CÉLESTINE.
Se pourrait-il ! Je cours prévenir mon frère ; je n’en parlerai qu’à lui. Ah ! mon Dieu ! quel événement ! Vous êtes un bien galant homme de m’avoir prévenue ; mon frère vous placera.
Elle sort.
Scène III
LÉONARD, GASPARD
GASPARD.
Vivat ! la voilà lancée.
LÉONARD.
Mais, monsieur, vous me faites aller beaucoup plus loin...
GASPARD.
Vous ai-je compromis ? Je ne vous demande que de m’approuver par votre silence. D’ailleurs, quand vous voudriez parler, je ne vous en laisserais pas le temps.
LÉONARD.
Diable d’homme ! Eh bien ! monsieur, j’aime mieux sortir, vous confier la première lettre. Ce n’est pas un titre.
Il remet cette lettre à Gaspard.
GASPARD.
À la bonne heure ; mais un moment, voici monsieur Dorvilé ; une autre marche.
Scène IV
LÉONARD, GASPARD, DORVILÉ
GASPARD.
De grâce, monsieur Léonard, ne divulguez pas encore cette nouvelle. Mon ami Marcelin ne mérite-t-il pas ce petit ménagement de votre part ?
DORVILÉ, à part.
Que disent-ils de Marcelin ?
LÉONARD.
Comment, monsieur ! quels ménagements...
GASPARD.
Ah ! le pauvre garçon ! laissez-le au moins profiter du zèle et des services des nouveaux amis qui le croient riche. Vous connaissez le monde ; dès qu’on le saura ruiné, déshérité, il va être délaissé, abandonné.
DORVILÉ, s’avançant.
Ruiné, déshérité ! qui donc ? Marcelin ?
GASPARD.
Ô ciel ! on nous écoutait. Non, non, monsieur, c’était une plaisanterie. Je vous en prie, monsieur Léonard, point d’indiscrétion.
LÉONARD.
Oh ! n’ayez pas peur.
DORVILÉ.
Parlez, monsieur Léonard, expliquez-vous ; ne suis-je pas son ami ? Moi, l’abandonner ! j’en suis incapable ; et ne sais-je pas ce que c’est qu’un pareil malheur ? Ruiné, déshérité ! le voilà comme j’ai été ce matin.
GASPARD.
Vous, monsieur ?
DORVILÉ.
Oui, monsieur, j’étais riche ; une banqueroute m’a tout emporté.
GASPARD.
Des banqueroutes, des testaments révoqués ; quels fâcheux caprices de la fortune !
DORVILÉ.
Le testament révoqué !
GASPARD.
Eh ! mon Dieu ! oui ; tenez, monsieur Léonard en est tout interdit.
Bas à Léonard.
Sortez maintenant.
LÉONARD.
Volontiers... Voilà de ces choses... J’ai confié à monsieur la lettre... Et dans mon trouble... Mes occupations... Je reviendrai.
Il sort.
Scène V
GASPARD, DORVILÉ
GASPARD.
Je vous en conjure, gardez-nous le secret, monsieur Dorvilé.
DORVILÉ.
Eh bien ! comptez donc sur votre richesse, ou sur celle de vos amis. Oh ! c’est fini, je renonce à tout, j’abandonne tout. Je vais vivre en sage, en philosophe.
GASPARD.
Eh non ! ne vous pressez pas encore. Crainte chimérique ; il faut bien que cette fortune passe à quelqu’un, et je ne vois pas d’autres parents... car enfin, qu’est-ce que ce serait que cette petite Delorme dont il est question dans la lettre ?
DORVILÉ.
La petite Delorme ? Eh ! mais, vraiment, c’est Georgette, ma filleule, la cousine de Marcelin. Eh quoi ! Ce serait elle qui serait héritière ?
Scène VI
GASPARD, DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, VALBERG, CÉLESTINE
MADAME DE SAINT-PHAR, arrivant.
Que viens-je d’apprendre ? Quelle étrange nouvelle cette petite sotte de Célestine vient-elle de confier tout bas à son frère ? Ils ne se doutaient pas que je les écoutais.
DORVILÉ.
Eh ! mon Dieu ! ma sœur, il paraît qu’elle n’est que trop vraie.
VALBERG, arrivant avec sa sœur.
Cela n’est pas possible ; c’est un conte qu’on vous aura fait, ma sœur.
GASPARD, à part.
À merveille ! les voilà tous.
DORVILÉ.
Oui, ma sœur, Marcelin est déshérité.
CÉLESTINE.
Là, je ne voulais le dire qu’à vous ; mais puisqu’on le sait, il y a un second testament, un codicille.
DORVILÉ.
C’est Georgette, sa cousine, qui est instituée légataire universelle.
GASPARD.
Un instant, s’il vous plaît, messieurs et mesdames. Comme vous vous pressez de déshériter les gens ! Voilà bien une lettre du testateur, postérieure au premier testament, où il se plaint de la conduite de Marcelin, où il parle avec intérêt de la petite Delorme, où il semble annoncer de nouvelles dispositions ; mais c’est tout.
DORVILÉ.
C’est bien assez.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Voilà la vente de notre château annulée, mon frère, mon hypothèque perdue.
DORVILÉ.
J’en ai peur ; mais non, ma filleule est si bonne fille.
CÉLESTINE.
Votre filleule ! Cette paysanne de tantôt ? Il faudrait voir cette petite Delorme.
VALBERG.
Oui vraiment, on ne risque rien.
GASPARD, à part.
Bien, mes amis ; agitez-vous, inquiétez-vous, suivez les mouvements que je vous donne.
VALBERG.
Ne pourriez-vous nous communiquer cette lettre ?
GASPARD.
Chut ! voici Marcelin.
Scène VII
GASPARD, DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, VALBERG, CÉLESTINE, MARCELIN
MARCELIN.
Il est incroyable qu’on ne puisse pas être servi quand on paye. Voilà une heure que les postillons sont à boire le vin de l’étrier avec mes laquais, et vous autres, vous me laissez seul. Ah ! c’est toi, Gaspard ? Monsieur Dorvilé ne peut pas t’emmener ; mais c’est égal, tu arriveras un jour plus tard ; tu prends la diligence. Moi, je vais en poste deux postillons, six chevaux, clic, clac, ohé ! Qu’est-ce qui passe ? C’est monsieur Marcelin.
DORVILÉ, à part.
Pauvre homme, en poste !
MADAME DE SAINT-PHAR, à part.
Il ne se doute pas...
CÉLESTINE, à part.
Oui, fais claquer ton fouet, mon ami.
MARCELIN.
Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? Que veut dire cet air consterné ? Je n’entends pas cela. Serait-il arrivé quelque malheur à quelqu’un ? Qu’il compte sur moi. Je l’obligerai ; je suis riche. Parlez ; mais parlez donc, je l’exige.
CÉLESTINE, à part.
Il l’exige ! il parle en maître.
VALBERG.
Ah ! Dieu !
MADAME DE SAINT-PHAR.
Hélas !
DORVILÉ.
Ha !
MARCELIN.
Ah ! mon Dieu ! quels gros soupirs !
Scène VIII
GASPARD, DORVILÉ, MADAME DE SAINT-PHAR, VALBERG, CÉLESTINE, MARCELIN, DELORME, GEORGETTE
DELORME.
Eh bien ! monsieur Gaspard !... Ah ! vous voilà, monsieur Marcelin ?
GEORGETTE.
Ce n’est pas vous que nous cherchions, au moins : je vous prie de le croire.
MARCELIN, à part.
Diable ! encore Georgette.
DORVILÉ, allant au-devant de Georgette.
Ah ! c’est vous, ma chère filleule : j’espère que vous ne m’en voulez pas de ce qui s’est passé entre vous et Marcelin ?
MADAME DE SAINT-PHAR, de même.
Oui, Georgette est trop raisonnable...
CÉLESTINE, de même.
Mademoiselle a dans la physionomie quelque chose qui indique trop de bonté...
VALBERG, de même.
Trop de sentiment, pour ne pas excuser...
GASPARD, à part.
Courage ! inclinez-vous vers le soleil levant, agiles tournesols !
DELORME.
Tiens, pourquoi donc font-ils tant de compliments à ma fille ?
DORVILÉ.
C’est ma sœur...
CÉLESTINE.
C’est mon frère...
GASPARD, à part.
Pliez, flexibles roseaux ; je n’ai pas le droit de vous en mépriser davantage ; j’ai plié comme vous.
MARCELIN.
Eh ! mais, de grâce, messieurs et mesdames, expliquez-moi... Vous vous confondez en politesses pour Georgette ; vous avez l’air de me plaindre.
GASPARD.
Eh bien ! puisque les autres ont commencé à t’inquiéter, il n’est plus temps de garder de vains ménagements. De la fermeté, mon ami ; c’est ici que tu vas avoir besoin de cette grande force d’âme dont tu te glorifiais ce matin.
MARCELIN.
Ah ! mon Dieu ! quel ton solennel !
GASPARD, montrant la lettre que Léonard lui a remise.
La voici, cette lettre que monsieur Léonard a trouvée dans les papiers de la succession. Oui, c’est ton meilleur ami qui doit avoir le courage de te porter le coup fatal.
MARCELIN.
Le coup fatal !
GASPARD.
Oh ! ne t’effraie pas ; et vous, mademoiselle, ne vous éblouissez pas.
GEORGETTE.
Eh quoi ! j’y serais pour quelque chose !
DELORME.
Voyons cela.
VALBERG.
Mais enfin, monsieur, cette lettre ?
GASPARD.
Tu reconnais l’écriture ?
MARCELIN.
C’est du cousin Ducoudray.
GASPARD.
Elle est adressée à son premier notaire, que la mort a frappé avant le testateur, le prédécesseur de celui que tu as vu aujourd’hui.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Fort bien ; mais lisez donc.
GASPARD, lisant.
« Les informations secrètes que j’ai prises sur le compte de mon cousin Marcelin me font presque repentir du testament que je vous ai dicté. »
MARCELIN.
Ah ! grand Dieu !
GASPARD.
« Il s’en faut que cette insouciance philosophique qu’il affecte me prévienne en sa faveur. »
MARCELIN.
Insouciance philosophique, moi ! on m’a calomnié.
GASPARD.
« Les mêmes informations m’ont inspiré beaucoup d’estime pour Georgette Delorme, aussi ma parente du côté maternel. »
DELORME.
C’est vrai.
GASPARD
« Je voudrais être plus jeune, et peut-être ferais-je son bonheur autrement que par un testament. »
DELORME.
Il n’aurait pas rougi de t’épouser, celui-là.
GASPARD.
« Mais à mon âge, et frappé d’une maladie que je sens mortelle, je ne puis que méditer de nouvelles dispositions dont je vous ferai part incessamment. »
MARCELIN.
Et ces nouvelles dispositions ?
GASPARD.
Sont olographes, contenues dans une autre lettre, maintenant entre les mains de monsieur Léonard.
MARCELIN.
Eh bien ! cette lettre ? elle me déshérite ? elle institue Georgette légataire universelle ?
GEORGETTE.
Vous vous taisez !
GASPARD.
C’est au notaire à vous instruire.
CÉLESTINE.
Voilà pourquoi monsieur Léonard a fait courir après son confrère de Paris.
DORVILÉ.
C’est trop clair.
MARCELIN.
Je suis anéanti.
DELORME.
Serait-il possible ?
VALBERG.
Et cette lettre est de l’écriture du testateur ?
MARCELIN.
Eh ! mon Dieu oui, elle n’en est que trop.
DELORME.
Oui, c’est de son écriture. Rien n’est plus clair. Ah ! quel bonheur !
GEORGETTE.
Qui ? moi, légataire universelle !
DORVILÉ.
Oui vraiment, Georgette.
DELORME.
Ce n’est plus Georgette, c’est mademoiselle Delorme, riche héritière, entendez-vous.
GASPARD.
Allons, mon ami, passe ton crêpe et ta joie à mademoiselle et à son père.
DELORME.
Eh bien ! monsieur Marcelin, vous voilà tout abattu.
MARCELIN.
Moi, pas du tout ; ne doit-on pas s’attendre... Mes principes ne se démentiront pas, et je quitte mon château, mon carrosse et mes gens...
En soupirant.
Sans regret.
DELORME.
C’est fort bien fait. Quant à nous, qu’en dirons-nous, mon compère Dorvilé ? et vous, madame de Saint-Phar ? et vous, mon grand monsieur si sensible ? La voilà, cette petite fille que vous méprisiez tous ; mais il faut que je voie, que je m’informe, que je coure chez ce notaire : gare ! que je passe.
Il sort en heurtant Dorvilé et Valberg.
Scène IX
GASPARD, DORVILĖ, MADAME DE SAINT-PHAR, VALBERG, CÉLESTINE, MARCELIN, GEORGETTE
GEORGETTE, à madame de Saint-Phar.
Puis-je espérer que vous voudrez bien me conserver votre amitié, madame de Saint-Phar ?
À Dorvilé.
Vous aussi, mon parrain ?
À Célestine et à Valberg.
Mademoiselle, et vous, monsieur, daignez excuser l’indiscrétion de mon père ; et vous monsieur Marcelin...
MARCELIN.
Ma cousine, pourriez-vous m’accorder un moment d’entretien ?
GEORGETTE.
J’allais vous faire la même demande.
CÉLESTINE.
Nous sommes de trop, nous vous laissons.
GEORGETTE.
Restez, monsieur Gaspard.
CÉLESTINE.
Un charmant caractère, cette jeune personne !
VALBERG.
Rentre au château ; il faut que je cause avec ce notaire.
Il sort : Célestine rentre au château.
MADAME DE SAINT-PHAR.
Nous sommes joués, mon frère.
DORVILÉ.
Qu’est-ce que vous dites donc ? C’est la meilleure fille que ma filleule ; le marché tiendra.
Ils sortent.
Scène X
MARCELIN, GASPARD, GEORGETTE
GASPARD.
Voilà des événements bien extraordinaires, mon pauvre Marcelin ; heureusement tu n’as pas encore fait abattre ta boutique.
MARCELIN.
Écoutez, je dois vous l’avouer, j’ai été trop vain, trop sot, pour n’avoir pas d’abord été consterné. S’il est vrai qu’il me déshérite, quel mauvais service m’aura-t-il rendu, mon cousin, de m’enrichir pour me ruiner ! que ne m’oubliait-il dans mon état de ce matin ! je le défiais de m’appauvrir, je n’avais pas été riche. Grâce à ma fortune d’un moment, j’ai perdu mon estime, celle des autres, et me voilà plus pauvre que je n’étais.
GEORGETTE.
Un moment, nous ne savons pas encore...
MARCELIN.
Non. La fortune est à vous ; vous la méritez mieux que moi. Vous avez acquis le droit de me mépriser, et je n’ai pas celui de m’en plaindre. Je ne désirerais avoir quelques titres que pour essayer de regagner votre estime en vous les abandonnant.
GASPARD.
Allons, mademoiselle, grâce à cet abandon, en dépit de tous les testaments, vous voilà maîtresse de l’héritage.
GEORGETTE.
Eh bien ! je prends la fortune ; mais je ne prends pas l’orgueil ; et puisque vous vous repentez... Vous vous êtes cru riche, vous m’avez dédaignée ; je me crois riche, et je vous épouse.
MARCELIN.
Ah, Georgette ! Ah, ma cousine !
Scène XI
MARCELIN, GASPARD, GEORGETTE, DELORME, LÉONARD
DELORME.
Mais si c’est ma fille que cela regarde, monsieur Léonard, pourquoi ne pas me communiquer...
LÉONARD.
Non, ce n’est qu’en présence de Marcelin...
DELORME.
Eh bien ! tenez, le voilà, Marcelin.
GASPARD.
Venez, père Delorme, admirer la conduite de votre fille. Oui, elle est riche, et elle épouse Marcelin.
DELORME.
Comment ! tu l’épouses ?
GASPARD.
Quelle délicatesse ! quel héroïsme ! Que vous êtes heureux d’avoir une fille semblable !
DELORME.
Très heureux, assurément ; c’est superbe, c’est magnifique.
À sa fille.
Es-tu folle ?
LÉONARD.
Elle l’épouse ; oh ! bien ! maintenant, je puis parler, n’est-ce pas ?
GASPARD.
Pas du tout, c’est encore moi qui parlerai ; toute la fortune de votre fille est une chimère, père Delorme,
DELORME.
Comment, une chimère !
MARCELIN.
Que dites-vous ? Mais cette lettre...
LÉONARD, remettant une lettre à Marcelin.
Elle est vraie ; mais lisez celle qui l’a suivie.
GASPARD.
Un legs de trente mille francs à mademoiselle Delorme ; confirmation du testament ; invitation à Marcelin d’épouser Georgette : mais j’ai pensé qu’il valait mieux devoir votre mariage à votre inclination mutuelle qu’au désir du testateur.
GEORGETTE.
Vous repentez-vous, mon cousin ? Vous êtes libre.
MARCELIN.
Non. N’essayez pas de réveiller mon ambition, ma vanité, elles m’ont fait trop de mal.
DELORME.
Bien, mon gendre ; point de vanité, point d’orgueil, suivez l’exemple de ma fille ; vous avez vu comme elle s’immolait ; suite de l’éducation que je lui ai donnée.
Scène XII
MARCELIN, GASPARD, GEORGETTE, DELORME, LÉONARD, VALBERG
VALBERG.
Je n’ai point trouvé ce notaire. Ah ! le voilà. Eh bien ! qui est riche ? qui est pauvre ?
GASPARD.
À qui faut-il faire la cour, voulez-vous dire ? À tous deux. Marcelin épouse Georgette Delorme.
VALBERG.
C’est ce qui pouvait vous arriver de plus heureux vous me voyez pénétré de sensibilité...
GASPARD.
Tu le vois, mon ami, nous sommes les très humbles serviteurs de nos passions, qui elles-mêmes obéissent aux événements. Un sourire de bienveillance que je n’attendais pas, la distraction de celui que je saluais, mille accidents graves ou puérils, vont influer d’une manière si forte sur moi, sur mon voisin, sur la femme que j’aime, qu’en un instant ils auront varié à l’infini notre humeur, notre conduite, nos projets... Quand je te disais que nous sommes tous des marionnettes.