Les Jolies fille du Maroc (Louis COUAILHAC - Alfred DESROZIERS - Adolphe GUÉNÉE)

Pièce en trois actes, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Délassements-Comiques, le 30 octobre 1844.

 

Personnages

 

MOREAU, sergent au 63e de ligne

VIGOUREUX, commis-voyageur

BEN-HOMARD, chef du sérail

LÉON, officier de marine

ABDEL-RADAMAN, eunuque

MICROSCOP, eunuque

AZÉLIE

NICHETTE

LA MÈRE MOREAU

MIROIR-DES-CŒURS, Marocaine

FLÈCHE-D’AMOUR, Indienne

PAQUITA, Espagnole

BETTY, Anglaise

YA-MEN-HERR, Allemande

BOUTON-DE-ROSE, Algérienne

FLEUR-DE-PRINTEMPS, Persane

MIRZA, Turque

 

 

ACTE I

 

La loge du portier dans un hôtel garni, à Paris. Au fond, la porte de la loge, donnant sur la cour. À droite du spectateur, une porte conduisant à une seconde pièce. Dans un coin, une fontaine, un trou à charbon, etc. Au fond, une malle et une grande caisse.

 

 

Scène première

 

MOREAU, seul

 

Il a un tablier devant lui et écume le pot au feu.

Enfin ! v’là ma marmite qui commence à écumer ! Oh ! quels yeux !

On frappe.

Voilà !... C’est brillant comme la plaque de mon schako.

On frappe de nouveau.

Eh ! voilà !... Il faut que j’y goûte.

Il va pour prendre du bouillon dans une cuiller. On frappe encore.

Que le tonnerre vous renverse !... Et on appelle ça un état... Moi, Moreau, un vieux de la vieille, et présentement sergent dans le 63e, être ravalé à la profession de tire-cordon ! moi qui ai si souvent trempé la soupe aux ennemis, être forcé de mijoter la marmite conjugale. Oh ! heureusement que mon semestre est fini, je m’encroûterais ici, je ne serais plus bon qu’à monter la garde à la gamelle.

Air du Charlatanisme.

Lorsque je quittai nos drapeaux,
Je croyais détester la guerre ;
Je voulais, au sein du repos,
Pouvoir engraisser sans rien faire !
Mais de ce métier je suis las :
Que je flâne ou que je sommeille,
Je pense à ceux qui sont là-bas,
Je rêve encor gloire et combats...

On frappe plus fort.

Et voilà ce qui me réveille.

Il tire le cordon.

 

 

Scène II

 

MOREAU, NICHETTE

 

NICHETTE, entrant en chantant.

Il était un p’tit homme,
Tout habillé de gris,
Dans Paris,
Joufflu comme...

Parlé.

Tiens, bonjour, père Moreau ; ça va bien, mon vieux ?

MOREAU.

Eh ! c’est la délicieuse corsetière de la rue aux Ours. Ça va bien aussi, vous, Mlle Nichette ?

NICHETTE.

Merci, ça se corse.

MOREAU, lui prenant la taille.

C’est ce que je vois.

NICHETTE.

Ne touchez pas, vieux farceur.

MOREAU, s’éloignant.

Suffit, les yeux à quinze pas, et les mains idem.

NICHETTE.

Vous ferez bien, car si mon Vigoureux vous voyait... ce pauvre chéri !... il est si chacal... C’est un tigre.

MOREAU.

Il n’y a pas de danger... le Vigoureux est absent depuis longtemps... à preuve que j’ai eu l’ignominie de lui tirer le cordon.

NICHETTE.

Serait-ce à une heure indute ?

MOREAU.

Rassurez-vous... c’était de jour.

NICHETTE.

À la bonne heure... car je ne suis pas moins chacale que lui.

MOREAU.

Bah !...

Allant à sa marmite.

Ah ! mille bombes ! et ma marmite que j’oubliais...

NICHETTE.

Air du Pot de fleurs.

Si le gueux trahissait ma flamme.

MOREAU.

Tiens ! mon bouillon se refroidit un peu.

NICHETTE.

Moi qu’il doit appeler sa femme.

MOREAU.

Vite, soignons mon pot-au-feu.

NICHETTE.

Un semblable soupçon m’irrite,
Si Vigoureux devenait un trompeur
Ah ! j’écumerais de fureur.

MOREAU.

Je vais écumer la marmite.

Il paraît qu’il est un peu chaud, votre amour.

NICHETTE.

Bouillant.

Regardant le bouillon.

Vous m’en donnerez un œil, hein ?

MOREAU.

Deux yeux... Et qu’est-ce qui vous empêche de serrer tout de suite le nœud de votre hyménée ?

NICHETTE.

Il faut attendre que Vigoureux soit établi à son compte. Un commis-voyageur, c’est trop voltigeant.

MOREAU.

Vous voudriez un soldat du centre... Dans quoi donc qu’il voyage, le vôtre ?

NICHETTE.

Dans les fourrures.

MOREAU.

Alors, ça ne m’étonne pas que ce soit un tigre.

NICHETTE.

Et il va être associé à son patron, qui pour le quart d’heure est en Russie, où il récolte des ours.

MOREAU.

Pour faire des bonnets à poil ?

NICHETTE.

Et des manchons de martre. Oh ! Dieu de Dieu, serai-je heureuse, alors ! quelle vie semée d’amour et de peaux de bêtes !... toujours ensemble, unis comme les jumeaux siamois. Ce n’est pas moi qui le laisserais s’évaporer comme vous... C’est donc vrai que vous partez aujourd’hui pour rejoindre votre corps ?

MOREAU.

Dans deux heures, Dieu merci ! en avant du pied gauche jusqu’à Mascara. Je m’en vais rejoindre les Bédouins, histoire de causer un brin, et de leur faire quelques caresses amicales.

NICHETTE, montrant la caisse.

Et vous allez mettre toutes ces malles-là dans votre sac ?

MOREAU.

Ça, c’est à l’Italienne, vous savez ? Mlle Azélie, qui demeure dans la maison, et que j’ai connue à Ancône avec son prétendu.

NICHETTE.

Ah ! oui, M. Léon.

MOREAU.

Un jeune officier de marine qui n’a pas froid aux yeux, et qui était avec nous dans les états du pape. Il fait partie de l’expédition du Maroc, où l’on dit que ça va chauffer un peu dur, et Mlle Azélie va aller prendre l’air de son pays jusqu’à ce qu’il revienne avec une jambe de moins... ou une croix de plus...

NICHETTE.

Merci de l’agrément ! ça ne m’irait pas, ça !... Moi, accepter la main d’un manchot... jamais !

Air de l’Anonyme.

Que Vigoureux, surtout, jamais n’ s’avise
D’aller risquer un semblable destin,
Se fair’ couper un’ jambe est un’ bêtise,
C’ n’est pas l’ moyen de faire son chemin ;
La gloire est belle, je le sais ; mais, en somme,
Un invalid’ pour l’hymen n’est pas fait ;
Lorsqu’on fait tant, mon cher, que d’ prendre un homme,
On veut, au moins, l’avoir au grand complet.

MOREAU.

Bah ! ça dépend de la manière de voir... Voyez Mlle Azélie, en voilà une qui aime les militaires et les Français en général, et mon épouse et moi en particulier ! aussi elle a tenu à descendre dans l’hôtel dont la mère Moreau a le désagrément d’être concierge.

NICHETTE.

Le désagrément ! 300 francs, la bûche et les restants d’huile.

MOREAU.

Qu’est-ce que c’est que la fortune, quand on a eu l’honneur d’être vivandière de l’armée française pendant trente-quatre ans... Elle se figurait aussi qu’il était bon de se reposer, mais elle est tout comme moi, ça la fatigue de ne rien faire.

NICHETTE.

Oh ! c’est une vieille brave, elle m’apprend l’exercice dans ses moments perdus. Je suis aussi forte qu’un voltigeur de la garde nationale : Portez armes présentez armes ! croisez ette !

LA MÈRE MOREAU, paraissant au fond.

En avant !

 

 

Scène III

 

MOREAU, NICHETTE, LA MÈRE MOREAU

 

MOREAU.

C’est mon épouse !

LA MÈRE MOREAU.

Victoire mes enfants, je la tiens.

NICHETTE.

Quoi donc ?

LA MÈRE MOREAU, montrant un papier.

Regardez. Le gouvernement est un brave homme qui se rappelle les anciens services.

NICHETTE.

Il vous a fait une pension ?

LA MÈRE MOREAU.

Mieux que ça !

MOREAU.

Explique-toi donc. Quel est ce papier ?

LA MÈRE MOREAU.

Ma feuille de route.

MOREAU.

Comment ?

NICHETTE.

Vous partez ?

LA MÈRE MOREAU.

Dans deux heures, avec toi, mon vieux... À bas le cordon ! Je reprends mon uniforme et mon baril.

MOREAU.

Tu te refais vivandière ?

LA MÈRE MOREAU.

Je ne pouvais pas y tenir, je moisissais ici. Sans t’en rien dire, j’ai été trouver le ministre ; je lui ai dit : Mon maréchal, j’ai trente-quatre ans de service, onze campagnes, trois blessures et sept enfants, je n’ai pas le temps des Invalides, je puis encore verser la goutte, et la boire idem. Employez-moi.

MOREAU.

Et il t’a répondu ?

LA MÈRE MOREAU.

« Tu es une brave, nous nous entendons, touche là !... » et je suis vivandière dans le 63e de ligne, auprès de toi.

MOREAU.

Saperlotte ! t’as bien fait, on dit que nous allons taper par là.

LA MÈRE MOREAU.

Et si tu attrapes un horion, je serai là pour t’appliquer un compresse à l’intérieur.

MOREAU.

Et d’aplomb ! au pas de charge !

LA MÈRE MOREAU.

Ranplan, plan, ranplan !

Elle marche au pas suivie de Moreau et de Nichette.

Air de l’Aumônier.

MOREAU.

Vivandièr’ d’un régiment,
Je peux l’ dir’, vraiment,
C’est un état charmant ;
On obéit au roul’ment,
Et viv’ment,
On marche au commandement. !

Dans la paix comm’ dans la guerre,
Ne quittant jamais l’ soldat,
Tantôt ell’ lui sert de mère,
Tantôt le suit au combat ;
Avec ardeur ell’ travaille
Pour lui renouv’ler son sac,
Et sans peur, sous la mitraille,
Ell’ lui verse un coup d’ cognac.

TOUS TROIS.

Vivandièr’, etc.

MOREAU.

Frappé d’un’ balle ennemie,
Dès qu’un brav’ tombe... à l’instant
Ell’ lui port de la charpie,
Ell’ étanch’ les flots d’ son sang.
Que la mort ferm’ ses paupières,
Ell’ lui dit : Mon vieux, du cœur !
Si tu vas quitter tes frères,
Tu vas revoir l’Empereur !

TOUS TROIS.

Vivandièr’, etc.

NICHETTE.

Sapristi ! vous m’échauffez !

MOREAU.

Que ne venez-vous ?

NICHETTE.

Et Vigoureux ?

MOREAU.

Bah ! les remplaçants sont admis à l’armée. D’ailleurs, puisqu’il fait le commerce des peaux de bêtes, il n’a qu’à venir tâter le Marocain, il pourra lui tanner le cuir.

Air : À soixante ans.

Il m’ sembl’ déjà me voir dans la bataille,
Le canon gronde, on nous crie : Avançons !
Et devant nous aussitôt la mitraille
Ouvre un chemin où nous nous élançons.
L’Arabe en vain résiste, nous passons.
Faute d’enn’mis si la France ne cueille
Que des lauriers, rares depuis longtemps,
Les souvenirs d’autrefois sont présents,
Et la victoire aujourd’hui nous accueille
Comme une mèr’ qui revoit ses enfants.

LA MÈRE MOREAU.

Je crois bien ! le courage ne dégénère pas en France.

NICHETTE.

Fichtre ! non, et je voudrais bien faire comme vous... mais je suis condamnée au corset à perpétuité.

MOREAU.

Tant pire pour vous !... Une douzaine d’amis qui sont de la partie viendront me prendre ici pour faire route ensemble.

LA MÈRE MOREAU.

Et mon fils ?

MOREAU.

Pas de nouvelles encore. Le gamin ! il sera peut-être parti devant... C’est impatientant, ces mioches !

LA MÈRE MOREAU, à Nichette.

Mon dernier, le septième, engagé volontaire à seize ans ! ça tient de nous.

NICHETTE.

Oh ! si j’étais homme ! mais je ne le suis pas...

On entend chanter à la cantonade.

Ah ! v’là Vigoureux !

 

 

Scène IV

 

MOREAU, NICHETTE, LA MÈRE MOREAU, VIGOUREUX

 

VIGOUREUX.

Air de la Bohémienne.

Me voilà, gar’ que j’ passe !
Superbe et gracieux,
Que chacun d’ vous s’efface
Devant l’ beau Vigoureux.
Cette tournure chique,
Ce polisson d’ physique,
Ce minois fantastique,
Causèrent tant de maux
Que, pour fuir dans la rue
D’ mes victim’s la cohue,
Je m’ fais garder à vue
Par des municipaux.

Me voilà, etc.

Salut la société des vieux braves des deux sexes.

Voyant Nichette.

Nichette ! Oh ! j’ai eu un rayon de soleil dans l’œil.

NICHETTE.

Flatteur !

LA MÈRE MOREAU.

Vous paraissez joliment joyeux aussi, vous, M. Vigoureux.

VIGOUREUX.

Aussi ?... On jubile donc, ici ?

MOREAU.

Je crois bien : nous partons tous deux.

VIGOUREUX.

Vraiment ?

À la mère Moreau.

Vous avez exécuté votre projet.

Chantant.

Bon voyage, Madame Moreau... Non, farce à part, vous êtes contents ? j’en suis bien aise, et vous aussi ; nous pouvons rigoler.

NICHETTE.

Vous avez donc de bonnes nouvelles ?

VIGOUREUX.

Je le crois bien !... Vous n’avez pas reçu une lettre pour moi, mère Moreau ?

LA MÈRE MOREAU.

Je n’ai reçu que la note de la fruitière, du bottier et du tailleur. Ah ! et puis la propriétaire réclame les trois termes que...

VIGOUREUX.

Ça n’est pas ça. J’attends une lettre de Russie, avec un échantillon de poil d’ours.

À Nichette.

J’ai vu le commis du patron ; il paraît qu’il est satisfait de mon dernier voyage, et qu’il va me donner un intérêt dans les fournitures.

MOREAU.

Tant mieux ! Mais, en attendant, ma moitié, il faut se préparer au départ : le sac attend sa garniture.

VIGOUREUX.

Et tâchez de mettre le bâton de maréchal au fond.

NICHETTE.

Allez tout préparer pour votre départ ; nous garderons la loge pendant ce temps-là.

ENSEMBLE.

Air : Est-il supplice égal.

Partons   } donc à l’instant
Partez     }
La gloire   { nous } attend,
                 { vous  }
Le tambour  { nous  } appelle ;
                     { vous  }
Pour dernier souvenir,
Il faut aller cueillir
Une palme nouvelle.

VIGOUREUX.

Vaillant sergent, vous êt’s sûr de ne pas
Mourir en Algérie,
Si votre épouse, au milieu des combats,
Vous verse l’eau-de-vie.

Reprise ENSEMBLE.

Partons  } donc à l’instant, etc.
Partez    }

Moreau et sa femme sortent à droite du spectateur.

 

 

Scène V

 

VIGOUREUX, NICHETTE

 

VIGOUREUX.

En v’là des enragés !

NICHETTE.

Dame ! ces vieux, c’est élevé à manger des coups de feu... ça tient à sa nourriture.

VIGOUREUX.

Je leur en laisse ma part ; j’aime mieux vivre ici en fourreur paisible, avec ma Nichette, au sein fortuné de la rue aux Ours.

NICHETTE.

Oh ! oui, n’est-ce pas ? nous sommes plus heureux que les autres qui s’en vont chercher le bonheur au diable aux verts, comme cette pauvre Mlle Azélie, qui quitte son amoureux. Ah ! s’il fallait que nous fussions séparés !...

VIGOUREUX.

Réunis toujours, réunis par la fortune et l’amour, par la bonne chère et la queue-du-chat. Dieu ! le jour de notre mariage, quelle noce !

NICHETTE.

Vingt-quatre couverts et une contredanse infernale.

VIGOUREUX.

Tu la danseras, oui, ma Niniche, ma Chechette, ma Nichette, oui, tu la danseras... avec le plus fidèle des époux. Un bal chocnosophe !

NICHETTE.

Avec un époux fidèle ; j’y compte, sans ça...

VIGOUREUX.

Connu, ma lionne ! Mais je suis un caniche, un vrai chien d’aveugle ; je ne sors qu’avec toi, je ne m’égaie qu’avec toi, toujours à ton bras.

Air : Trompons-nous.

Entre nous, c’est bien convenu,
Au contrat j’inscris la vertu.

NICHETTE.

Nous donn’rons à nous deux
Le modèl’ des amoureux.

VIGOUREUX.

Null’ ne s’ra bell’ comm’ toi.
Aucun, constant comme moi.

NICHETTE.

J’ n’aim’rai qu’ mon Vigoureux.

VIGOUREUX.

Nichett’ seule aura mes vœux.

NICHETTE.

Ça sera plus moral.

VIGOUREUX.

Ça s’ra plus original.

ENSEMBLE.

C’est charmant, c’est divin,
Pour nous quel beau destin !
Ah ! que n’est-ce demain ?
Deux époux,
Comme nous,
Vont faire sensation.
À Paris, quell’ leçon !
Nous obtiendrons le prix Monthyon.

NICHETTE.

Rappelle-toi toujours cela.

VIGOUREUX.

Ne manque pas à ces promess’s-là.

NICHETTE.

Car, si tu me trompais.

VIGOUREUX.

Si tu me faisais des traits.

NICHETTE.

Ah ! je te le rendrais.

VIGOUREUX.

De toi, je me vengerais.

NICHETTE.

En t’ trompant j’ te prouv’rais
Jusqu’à quel point je t’aimais.

VIGOUREUX.

Quel aimable retour !
C’est l’âge d’or de l’amour.

ENSEMBLE.

C’est charmant, c’est divin, etc.

VIGOUREUX.

Bravo ! Enfoncés Philémon et Baucis !

Voyant Nichette qui prend un petit carton qu’elle a déposé en entrant.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

NICHETTE.

Des bêtises de mode que j’apportais à M Azélie, et tu me les faisais oublier. Je m’en débarrasse, après ça je vais essayer un corset en ville, et je reviens.

VIGOUREUX.

Essayer un corset !... À une femme ?

NICHETTE.

Parbleu ! Adieu, Vigoureux.

VIGOUREUX.

Adieu, corsetière d’amour... ou amour de corsetière.

Reprise.

Deux époux, etc.

Nichette sort au fond.

 

 

Scène VI

 

VIGOUREUX, puis MOREAU

 

VIGOUREUX.

Quel dommage de ne pas avoir dix mille livres de rente avec une petite femme comme ça !... mais les noyaux sont rares, et je ne veux pas dire à Nichette à quel point son adoré est dans la débine... ça l’affligerait, ce pauvre ange... Mais, bah ! quand le patron m’aura associé à son commerce...

UN FACTEUR, paraissant à la porte de la loge.

Une lettre... 18 sous.

VIGOUREUX.

Une lettre ?

LE FACTEUR.

De Russie... affranchie jusqu’à la frontière.

VIGOUREUX, la saisissant.

C’est pour moi... du patron !...

LE FACTEUR.

C’est 18 sous.

VIGOUREUX, fouillant dans sa poche.

Ah ! bien... 18 sous...

Appelant.

Père Moreau.

MOREAU, entrant à droite, vêtu de son uniforme.

Qu’est-ce que c’est ?

VIGOUREUX.

Une lettre... 18 sous.

MOREAU.

C’est bon !...

Il paye, et voyant Vigoureux qui ouvre la lettre.

Eh bien ! c’est donc pour vous ? Pourquoi, alors, que vous ne payez pas ?

VIGOUREUX.

Ah ! c’est que... je n’ai pas de monnaie... Je vous rendrais ça... Le cœur me bat... Dire que je vais trouver la fortune là-dedans... Allons, du courage !

MOREAU.

La fortune n’a rien de bien effrayant.

VIGOUREUX.

Ah ! mon Dieu !

MOREAU.

Qu’avez-vous ?

VIGOUREUX, se laissant aller dans ses bras.

Soutenez-moi !

MOREAU.

Eh bien ! eh bien !... Vous êtes trop lourd... Comment, la joie vous fait cet effet-là ?

VIGOUREUX, se relevant.

La joie !...

Foulant la lettre sous ses pieds.

Tenez, tenez, voilà ma joie, la voilà !

MOREAU.

On vous apprend donc une mort ?

VIGOUREUX.

Oui, la mort de mes espérances. Ah ! père Moreau, tous les hommes sont des ingrats. Écoutez.

Lisant.

« Mon cher M. Vigoureux. » Son cher !... Oh ! non, je lui coûte peu !... « Mon cher M. Vigoureux, je dois vous féliciter de votre dernier voyage, où vous avez fait preuve d’habileté ; vous êtes actif, intelligent, zélé, en un mot, je n’ai que des éloges à vous donner, mais... »

MOREAU.

Ah ! ah ! voilà le mais !...

VIGOUREUX.

« Je n’ai que des éloges à vous donner... » En effet, il ne me donne que ça... « Mais la situation de mes affaires ne me permet pas de vous récompenser comme je le voudrais, et c’est à regret que je me sépare de vous... »

MOREAU.

Il vous donne congé ?...

VIGOUREUX.

Vil commerçant !...

Lisant.

« Cependant... »

MOREAU.

Oh ! il y a encore de l’espoir !...

VIGOUREUX.

Oui, oui... ce cependant-là me fait l’effet d’une tisane rafraîchissante...

Lisant.

« Cependant, il se présente pour vous une belle affaire... les peaux de bêtes fauves deviennent rares... vous allez partir pour Alger. »

MOREAU.

Bah ! vous aussi ?

VIGOUREUX.

Moi-z-aussi.

Lisant.

« Là, mon correspondant vous remettra les fonds nécessaires... » À Alger !... Eh bien ! et mes créanciers de Paris ?...

MOREAU.

Bah ! on vous avancera bien les fonds nécessaires.

VIGOUREUX.

Oui, j’ai des amis opulents... Mais Nichette !

MOREAU.

Eh bien ! Nichette, elle fera toujours des corsets !... N’avez-vous pas peur d’être avalé par ses baleines ?...

VIGOUREUX.

Vous ne la connaissez pas... Et puis, je l’aime !...

MOREAU.

Alors, restez !

VIGOUREUX.

Mais je n’ai pas le sou !... et d’un moment à l’autre on peut me mettre à la porte de cet hôtel... Et à Alger, il y a de quoi faire dans les bêtes... Je pourrais y joindre du vin de Champagne de mon invention... Mais Nichette ?...

MOREAU.

Poltron !... Si vous avez peur de lui parler, brûlez-lui la politesse !

VIGOUREUX.

Oh ! jamais ! ma Nichette !... Si j’avais seulement 500 francs de rente !... si j’avais 3 francs comptant !... Mais je ne possède plus que 17 centimes !

MOREAU.

Ce n’est pas assez pour mettre à la caisse d’épargnes... Allons, venez avec nous.

VIGOUREUX.

Aller dire à Nichette : « Je pars ! je te plante là !... » Je n’en aurai jamais le courage !...

MOREAU.

Comme vous voudrez.

VIGOUREUX, à part.

Mais, si je lui écrivais ?

MOREAU, à part.

Peut-on être jobard à ce point-là ?...

VIGOUREUX, avec résolution.

Il le faut !...

Il va s’asseoir devant une table à droite, et écrit.

 

 

Scène VII

 

VIGOUREUX, MOREAU, AZÉLIE, LÉON

 

AZÉLIE entrant avec Léon.

Père Moreau !

MOREAU.

Mlle Azélie et M. Léon !

AZÉLIE.

Voulez-vous voir là-haut si tout est prêt pour mon départ ?

MOREAU.

Voilà déjà les caisses, y compris celle de votre gouvernante. Ces vieilles, ça fait des paquets comme trois jeunes !... Mais je vas donner un dernier coup d’œil à votre sac.

AZÉLIE.

Ah ! n’oubliez pas de prendre les clés pour fermer les malles.

MOREAU.

Soyez tranquille...

À Léon.

À revoir, mon officier.

LÉON, tristement.

Bonjour, mon brave !

Moreau sort au fond.

VIGOUREUX, déchirant la lettre qu’il a commencée.

Non, ce n’est pas ça.

LÉON, à Azélie.

Ainsi donc, c’est aujourd’hui, dans quelques heures, que nous allons nous séparer !

AZÉLIE.

Pour peu de temps, je l’espère.

LÉON.

Est-on jamais sûr de se revoir ?...

AZÉLIE.

C’est ce que vous me disiez en Italie, quand vous m’avez quittée, et vous voyez que, grâce à l’héritage que je suis venue recueillir à Paris, nous nous sommes revus plus tôt que vous ne l’espériez.

VIGOUREUX, déchirant une autre lettre.

Non, ce n’est pas ça.

LÉON.

Il faut convenir pourtant que c’est jouer de malheur !... Au moment où je croyais vous suivre pour réaliser nos projets d’avenir, je reçois l’ordre de rejoindre l’escadre française, et de partir pour le Maroc.

VIGOUREUX, déchirant une autre lettre.

Ce n’est pas encore ça... Voilà la troisième que je déchire !

AZÉLIE.

Allons, ne perdez pas courage... Avec vous autres Français, les guerres sont courtes, et les victoires faciles.

VIGOUREUX.

Ah ! j’y suis... Je tiens mon épître... Enfoncée Me de Sévigné !...

AZÉLIE.

Air du Major Palmer.

Dès que la paix sera faite,
Vous reviendrez près de moi.

VIGOUREUX, écrivant.

Ah ! pardonne, ô ma Nichette !
Si je file loin de toi !

LÉON.

Mon cœur, à cette espérance,
Bat d’ivresse et de bonheur !

VIGOUREUX, même jeu.

À mon départ, quand je pense,
Je sens grelotter mon cœur !

AZÉLIE.

Surtout, soyez-moi fidèle,
Et ne me trompez jamais !

VIGOUREUX, même jeu.

Reste toujours demoiselle,
Et ne me fais pas de traits !

AZÉLIE.

De mon cœur, vous êtes maître...

LÉON.

N’allez jamais m’oublier.

VIGOUREUX, même jeu.

Solde les trois ports de lettre
Que je dois à mon portier.

AZÉLIE.

Pensez à moi, je l’ordonne !

LÉON.

Je pense à notre union.

VIGOUREUX, même jeu.

Pour souvenir, je te donne
Mes deux cornets à piston.

AZÉLIE.

N’ayez aucune aventure.

VIGOUREUX, même jeu.

Tu pourras te faire un sac...

LÉON.

À vos pieds, je vous le jure !...

VIGOUREUX, même jeu.

Avec ma blague à tabac.

MOREAU, rentrant.

Mamzelle, tous les cartons sont en ordre, on attend plus que le signal.

AZÉLIE.

C’est bien, père Moreau ; n’oubliez pas les porteurs.

MOREAU.

Soyez donc tranquille on connaît sa consigne.

AZÉLIE.

Et vous, Léon, je vous reverrai avant le départ.

MOREAU.

Comme ça, mon officier, vous allez aussi dans le pays des chameaux... En ce cas, je vous invite dans huit jours à une grande fricassée de Bédouins... Ne prenez pas d’engagement.

VIGOUREUX, écrivant toujours.

Et je signe... Chrysostome Babylas-Polycarpe-Sosthène-François-Ernest-Alcide Vigoureux.

AZÉLIE, à Léon.

Air du Portrait du diable.

Que votre cœur espère
Un avenir plus doux,
Et le sort, moins sévère,
Nous réunira tous.

MOREAU.

Le sifflement de la mitraille,
Le tumulte des combattants,
Les ball’s et le champ de bataille
Vont me rajeunir de vingt ans !

Ensemble.

MOREAU, AZÉLIE, LÉON.

Que notre cœur espère
En avenir plus doux,
Et le sort, moins sévère,
Nous réunira tous !

VIGOUREUX.

Mon style épistolaire
Ferait bien des jaloux,
Et grâce à lui, j’espère
La faire filer doux !

Azélie et Léon sortent.

 

 

Scène VIII

 

MOREAU, VIGOUREUX

 

MOREAU.

Ah ! que c’est beau une bataille !... Je voudrais déjà y être !... Pif ! paf ! pan !... Et le canon ! boum ! boum !...

Frappant sur la marmite.

Allons, bien ! j’ai failli renverser le pot-au-feu !...

VIGOUREUX.

Il s’agit maintenant de trouver quelqu’un qui remette ce poulet à son adresse...

Apercevant Moreau.

Eh ! mais, j’y pense... le père Moreau ! C’est cela... chargeons-en ce brigand de la Loire...

À Moreau.

Dites donc, ancien brave !

MOREAU.

Tiens ! c’est encore vous, l’homme aux ours ?

VIGOUREUX.

Oui, vieux débris !... Je viens vous prier, avant de reprendre du service, de m’en rendre un.

MOREAU.

Parlez, jeune pékin, que faut-il faire ?

VIGOUREUX.

Remettre cette épître à ma Nichette.

MOREAU.

Ah çà ! est-ce que vous me prenez pour une boîte aux lettres ?... moi, un sergent !...

VIGOUREUX.

Des vieux de la vieille, je le sais. Mais, pourquoi pas ?... Vous n’avez donc jamais entendu parler de Cincinnatus ?

MOREAU.

Qu’est-ce que c’est que ce saint-là ?

VIGOUREUX.

Cincinnatus était un maréchal de France ros main, qui cultivait lui-même ses choux et ses champignons... Or, si lui, général, s’est fait jardinier, vous, un sergent, vous pouvez bien...

MOREAU.

C’est juste... Mais pourquoi, vous-même ?...

VIGOUREUX.

Parce que je suis décidé !...

Mystérieusement.

Je pars dans une heure pour Alger... j’accepte ma mission pour les peaux.

MOREAU.

Allons, donnez-moi votre chiffon... je m’en charge.

VIGOUREUX.

Voilà... S’il y a une réponse, vous me l’enverrez à Alger... et vous affranchirez.

MOREAU.

Et c’est là tout ce qu’il faut dire à votre objet ?...

VIGOUREUX.

Tout ?... Non pas, vieux grognard !...

Air de l’Ermite de Sainte-Avelle.

Vous lui peindrez mes poignantes alarmes,
Vous lui direz que, dans mon désespoir,
Pour essuyer toutes mes larmes,
Je n’ai plus même un seul mouchoir !
Vous lui direz que ma plus chère envie,
Le seul espoir qui charmera mes jours,
C’est de passer auprès d’elle ma vie,
Et que je vais la quitter pour toujours !

MOREAU.

Vous n’osez pas lui dire ça vous-même, conscrit ?...

VIGOUREUX.

Plus souvent !... Ce n’est pas que je la craigne, car si elle était là...

NICHETTE, en dehors.

Mère Moreau !

VIGOUREUX.

Ah ! bigre !... c’est son timbre... Je m’évase par a petite porte de la cour.

MOREAU, le retenant.

Mais vous disiez que si elle était là...

VIGOUREUX.

Je n’ai pas le temps.

Il s’enfuit par la gauche.

NICHETTE, en dehors.

Gordon ! s’il vous plaît... Cordon donc !...

 

 

Scène IX

 

MOREAU, NICHETTE

 

NICHETTE. entrant.

Dites donc, père Moreau, est-ce que vous faisiez la loupe, mon vieux ?

MOREAU.

Non pas... J’étais de planton... je dialoguais avec quelqu’un de votre connaissance.

NICHETTE.

Lequel ?

MOREAU.

L’imbécile.

NICHETTE.

Vigoureux ?

MOREAU.

Lui-même. Et il m’a chargé de vous remettre quelque chose.

NICHETTE.

Un cadeau ?

MOREAU.

Un poulet.

NICHETTE.

Oh ! c’est bien galant de sa part... Je le mangerai au cresson.

MOREAU.

Vous allez manger une lettre an cresson.

NICHETTE.

Une lettre de Vigoureux !... Qu’est-ce qu’il peut avoir à me griffonner ?... S’il y avait de dans un billet de banque.

MOREAU, à part.

Il n’y a qu’un billet de départ... Gare la danse !

NICHETTE, après avoir lu.

Ah ! le chenapan !

MOREAU, à part.

Bon ! v’là que ça commence.

NICHETTE.

Ah ! le gueux !

MOREAU, à part.

Très bien !

NICHETTЕ.

Ah ! le va nu-pieds !

MOREAU, à part.

De mieux en mieux !

NICHETTE.

Ah ! le septembriseur !... il est parti ! lui qui, ce matin encore, jurait de m’épouser... et il me charge de payer ses ports de lettres... Et il ose m’offrir ses pipes, son cornet à piston et sa blague... Mais, c’est lui qui en commet des foules de blagues !

MOREAU.

Bah ! entre amoureux, ça se fait.

NICHETTE, faiblissant.

Ah ! père Moreau, donnez-moi quelque chose à respirer... servez-moi n’importe quoi à boire... un verre d’eau sucrée... avec beaucoup de vin dedans, car je flageole...

Moreau s’approche d’elle. Elle le repousse.

Ou plutôt, non, je ne me trouverai pas mal... Ah ! il me quitte... ah ! il me laisse comme un paquet... de n’importe quoi... ah ! il me traite comme une Calypso.

À Moreau.

Vieux Mentor, répondez... Où est mon Télémaque ? Dans quelle contrée a-t-il-porté ses pattes ?

MOREAU.

Vers l’Algérie, où il va chercher des bêtes.

NICHETTE.

J’y serai !... Donnez-moi mon ombrelle, que j’ai oubliée ici hier au soir.

MOREAU.

Pour traverser la mer ?

NICHETTE.

Ce vétéran a raison, ça ne suffit pas pour payer ma place... Et je ne possède que 19 francs.

MOREAU.

Voyons, ne vous désolez pas... je puis me charger de vos commissions. Si vous avez quelque chose à dire à votre jobard...

NICHETTE.

Oh ! oui, que j’en ai à lui dire !

Même air.

Vous lui direz qu’en désertant la France,
Il s’est conduit comme un vrai galopin,
Que si j’ pouvais payer la diligence,
Il me verrait déjà sur son chemin.
Vous lui direz encor, dans ma rancune,
Que je repousse ici tous ses présents,
Que je refus’ de sa main la fortune...
Et qu’il m’envoie au plus tôt deux cents francs.
Oui, je refus’ de sa main la fortune,
Mais qu’il m’envoie au plus tôt deux cents francs.

MOREAU.

Je n’y manquerai pas.

NICHETTE.

Mais j’y pense... Mon monstre n’est peut-être pas encore parti... et si vous voulez être assez bon pour aller aux diligences, pendant que je le guetterai ici...

MOREAU.

Oh ! impossible ! Je suis de planton : il faut que j’attende mon fils à la cantine.

NICHETTE.

Ah ! oui, votre mioche de quinze ans.

MOREAU.

Je crois bien, décidément, qu’il ne fera pas la route avec nous.

NICHETTE, réfléchissant.

Peut-être...

À part.

Oui, c’est cela : allons trouver la mère Moreau.

Elle entre à droite.

 

 

Scène X

 

MOREAU, VIGOUREUX

 

MOREAU, croyant parler à Nichette.

Ainsi, c’est convenu, Mlle Nichette, et si vous voulez... Tiens, où est-elle donc passée ? Est-ce qu’elle aurait fait demi-tour à droite ?

VIGOUREUX, entrant par le fond, la figure consternée, le chapeau enfoncé, les bras croisés.

Ô vicissitude des choses humaines !... Oh ! panne ennemie !

MOREAU.

Ah ! vous voilà revenu, jeune pékin ?...

VIGOUREUX, d’un air sombre.

Oui.

MOREAU.

Vous ne partez donc pas tout de suite ?

VIGOUREUX.

Non.

MOREAU.

Oui... non... Ah çà ! quelle face de carême !... Est-ce que vous auriez reçu une tuile sur la coloquinte ?

VIGOUREUX, à part.

Je n’ai rien reçu du tout, et voilà ce qui me désole.

MOREAU.

Décidément, vous êtes toqué... mais ça n’empêche pas de tirer le cordon, et puisque Vous ne partez pas encore, vous allez garder ma loge, car il faut que j’aille chercher les porteurs pour les malles de Mlle Azélie.

VIGOUREUX, à part.

Elle est bien heureuse... elle a de l’os !

MOREAU.

Je compte sur vous... et ayez l’œil sur ces caisses, qui ne sont pas fermées.

Air : Sans délais et sans retard.

Sur vous je dois m’appuyer ;
Méritez ma confiance,
Et tâchez, en mon absence,
D’être un excellent portier.
Qu’on vous insulte tout de bon,
Ne craignez pas cette équipée,
Et, pour moi, tirez le cordon,
Pour vous, je tirerai l’épée.

Reprise ensemble.

VIGOUREUX.

Il prétend m’humilier ;
Mais un peu de complaisance,
Et tâchons, en son absence,
D’être un excellent portier.

Moreau sort.

 

 

Scène XI

 

VIGOUREUX, seul

 

Que faire ? que résoudre ? qu’inventer ? comment traverser les mers ? Quand d’impitoyables créanciers sont sur mes traces... Ils sont déjà cinq autour de la maison... Impossible de filer ! Et la diligence part dans deux heures... Et dire que j’ai été faire une collecte chez tous mes amis, et que je n’ai pu réunir que 35 centimes... et ils étaient huit... La fortune m’attend là-bas, et je suis cloué ici... Mais je ne suis plus un homme, je suis un python !... Si je pouvais seulement passer la barrière en contrebande !... Ah ! si j’étais petit oiseau... si j’étais petit poisson... Et Nichette... Nichette... Ah ! si j’avais seulement le chameau du Cirque ! je monterais des sus !... et je ne trouve pas la queue d’un moyen... le soupçon d’une idée... Ces malles... elles n’ont pas de créanciers, elles peuvent sortir de Paris, elles ! Ah ! si je pouvais me trouver malle... Mais j’y pense... je suis sauvé... la victoire est à moi... Oui... pourquoi pas ?... C’est une idée admirable, sublime, gigantesque... Si je m’introduisais incognito dans cette grande caisse ? De cette manière, je rattrape la diligence, et vogue la galère !... C’est cela...

Il s’approche de la malle et lit : « Mme Crampadas.

Ce doit être la vieille gouvernante de Mlle Azélie.

Il l’ouvre.

Déménageons une partie des objets qu’elle renferme...

Il prend successivement les objets.

Des robes, des châles... un bibi de 1815. Ça tient trop de place...

Il l’aplatit.

chapeau Gibus... Un chat empaillé !... Souvenir de famille... dans la fontaine... Un perroquet... dans le pot-au-feu... Pourvu qu’on ne me casse rien là-dedans... Ah ! j’y suis.

Il prend un morceau de charbon et écrit : Fragile.

Et, maintenant, emménageons... Adieu, ma belle France ! adieu, Nichette ! adieu, mes créanciers ! bien des choses chez vous.

Air du Soleil de ma Bretagne.

Alger m’attend, je file subito,
Au sol français ici je fais la nique,
Je vais au fond des déserts de l’Afrique,
Pour débiter mon champagne et ma peau.
Adieu la rue d’ Malte,
J’abandonne l’asphalte,
Les pavés, les trottoirs,
Et jusqu’aux abattoirs.
L’hiver survient, je n’ai plus de pal’tot.
Dans cette froide et brumeuse patrie,
J’ai supporté mainte et mainte avarie,
Et puis de l’Algérie
Le soleil est si chaud !

Il entre dans la malle et s’y enfonce.

 

 

Scène XII

 

MOREAU, COMMISSIONNAIRES, puis AZÉLIE et LÉON

 

MOREAU, aux commissionnaires.

Avancez donc, traînards... enlevez ces caisses, et surtout ne cassez rien. Attendez d’abord que je les ferme.

Final.

Air nouveau de M. Kriesel.

Allons, vite, à l’ouvrage !
Montrons-nous diligents ;
Il faut, pour le voyage,
Ne pas perdre de temps.

Les commissionnaires sortent en emportant les malles.

MOREAU, à Azélie qui paraît avec Léon.

Madame, on vous attend, il faut partir de suite.

AZÉLIE.

Adieu, Léon, adieu.

LÉON.

Je conserve l’espoir
Que nous serons vainqueurs pour revenir plus vite.

MOREAU.

Pauvres enfants, hélas ! puissent-ils se revoir !
Allez,
Partez !

MOREAU, AZÉLIE, LÉON.

Mettons-nous en voyage,
Ne perdons pas de temps ;
Montrons plus de courage,
Et pensons aux absents.

On entend un roulement de tambour, et la mère Moreau accourt.

 

 

Scène XIII

 

MOREAU, LA MÈRE MOREAU, puis DES SOLDATS

 

LA MÈRE MOREAU, accourant.

Voici les camarades qui viennent nous chercher.

MOREAU, prenant son sac.

En avant !

CHŒUR DES SOLDATS.

Pour la plage infidèle,
Partons tous vivement,
Le pays nous appelle,
En avant ! en avant !

MOREAU.

Sur le sol étranger qu’on se montre intrépide,
Portons-y nos lauriers, notre antique valeur.
Songez que de là-haut notre père nous guide ;
Montrons-nous tous, là-bas, dignes de l’Empereur.
Amis, il faut partir, mais mon fils n’est pas là.
L’enfant ne viendra pas sans doute.

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, NICHETTE, en enfant de troupe

 

NICHETTE.

Me voilà.

MOREAU, bas.

Nichette ! Que veut dire ? Et ces habits ?

NICHETTE, bas, à Moreau.

Silence !
Pour chercher Vigoureux, je déserte la France...

Haut.

Pour combattre avec vous, mes braves, je vous suis.
Comptez sur la valeur d’un enfant de Paris.

Reprise du CHŒUR.

Pour la plage infidèle, etc.

Les soldats défilent, Moreau et la mère Moreau en tête. Nichette les suit fièrement. Le tambour n’a pas cessé de battre. Tableau.

 

 

ACTE II

 

Une salle du sérail ouvrant sur une galerie fermée par un grand rideau. Portes latérales.

 

 

Scène première

 

BEN-HOMARD, ABDEL-RADAMAN, LES EUNUQUES

 

Au lever de la toile Ben-Homard et les eunuques sont sur le devant de la scène. Le rideau du fond est fermé. Ben-Homard dort et tient un journal à la main.

CHŒUR DES EUNUQUES.

Air de la Fille du Ciel.

Un doux sommeil a fermé leur paupière,
Faisons ici des vœux pour leur repos.
Que Mahomet, des croyants la lumière,
Inspire à tous les songes les plus beaux.

À la fin du chœur, on entend un coup de canon.

BEN-HOMARD, se réveillant.

Hein ?... qu’est-ce que c’est que ça ? que veut-on ?... Je n’y suis pas...

Se réveillant tout-à-fait.

Ah ! c’est vous, eunuques ?... Eh bien ! quel danger nous menace ?

ABDEL-RADAMAN.

Aucun, sublime Seigneur.

BEN HOMARD.

Il me semblait pourtant avoir ouï le canon... Seraient-ce déjà les Français ?... Mes esclaves, je suis fort ému.

ABDEL-RADAMAN, après avoir regardé au balcon.

Calmez-vous, sublime Seigneur... ce sont nos artilleurs qui s’exercent à pointer.

BEN-HOMARD.

Que Mahomet dirige leurs coups, guide leurs coup d’œil et protège le Maroc !

Appelant.

Esclaves !...

TOUS LES EUNUQUES.

Seigneur...

BEN-HOMARD.

Approchez... ne craignez rien... quoique je sois chef du sérail, et vous, simples eunuques, je m’abaisserai jusqu’à vous faire une confidence.

Bas.

J’ai énormément peur des Français.

ABDEL-RADAMAN.

Rassurez-vous, Seigneur ; ces infidèles n’ont pas encore pénétré dans le Maroc ; ils n’oseront aborder à Tanger, et s’ils y viennent, la lame de nos cimeterres saura bien les repousser du sérail de l’empereur.

BEN-HOMARD.

Abdel-Radaman, vous avez le caractère bien entier... pour un eunuque... J’augmenterai vos gages... Mais reprenons ma lecture, et voyons ce que dit mon journal, le Vert-Vert marocain.

ABDEL-RADAMAN, s’approchant.

Voyons...

BEN-HOMARD.

Placez-vous à mon côté... sans cela, vous verrez la feuille à l’envers.

Il met ses lunettes et lit.

« La flotte de Toulon a mis à la voile ; elle doit arriver devant Tanger le quinzième jour de la lune du Ramadan... »

Poussant un cri.

Ah ! par Mahomet, c’est aujourd’hui !

Aux eunuques.

Esclaves...

LES EUNUQUES.

Seigneur !...

BEN-HOMARD, avec effroi.

Nous sommes perdus... ils vont arriver...

ABDEL-RADAMAN.

Ces Français sont donc bien redoutables !

BEN-HOMARD.

Ne m’en parle pas, Radaman, rien ne peut leur résister... ils n’ont fait qu’une bouchée du dey d’Alger, notre voisin... Pauvre dey ! si beau dey !

Air de Mme Favart.

Au Français qui le contrarie,
Le dey donne un coup d’éventail ;
Alors on vient en Algérie,
On lui prend tout, sa ville, son sérail.
Pour compenser sa perte immense,
On dit qu’après tout ce micmac,
Le dey, qui fut conduit en France,
Obtint un bureau de tabac.

ABDEL-RADAMAN.

Les barbares !... ils ne lui feront pas priser sa position.

BEN-HOMARD.

Mais ce n’est pas tout... si vous saviez comme ils sont entreprenants près des femmes.

ABDEL-RADAMAN.

Ah ! ah !... ils aiment ce sexe ?

BEN-HOMARD.

Je le crois bien... ils en raffolent... Je puis vous en parler savamment : j’étais chef des eunuques du dey d’Alger, lors de la déconfiture du sérail, et j’ai été témoin des audacieuses tentatives de deux généraux français nommés Chauvin et Dumanet... Brr !... j’en frissonne encore.

ABDEL-RADAMAN.

Qu’est-ce qu’ils ont donc fait ?...

BEN-HOMARD.

Ce qu’ils ont fait, eunuque ?

Air de Voltaire chez Ninon.

Ils ont pris les jardins d’assaut,
Ils ont pris la grande redoute,
Et prenant des airs comme il faut,
Du sérail ils ont pris la route ;
Ils ont pris les femmes soudain !

ABDEL-RADAMAN.

Le trait me paraît un peu leste.

BEN-HOMARD.

Bravant la colère céleste,
Ils ont pris...

ABDEL-RADAMAN.

Mais qui donc, enfin !

BEN-HOMARD.

Je n’ose vous dire le reste.
Ils ont pris... quel affreux larcin !
Ah ! daignez m’épargner le reste.

Aussi, jugez de ma terreur, si ces mécréants s’emparaient de Tanger, et s’ils savaient que le sérail de l’empereur renferme des Italiennes, des Persanes, des Turques, des Espagnoles, des Anglaises, des Allemandes, des Marocaines... et des Françaises... ce serait fait de nous... avec cela que depuis la crainte du débarquement toutes les femmes du sérail ont la tête montée... elles ne parlent que de liberté, d’indépendance... Les Françaises, surtout, avec cette vieille enragée dont les Bédouins auraient bien dû ne pas nous faire cadeau... Tout cela est fort ridicule, car, enfin, si les esclaves n’étaient plus esclaves, il n’y aurait plus de maîtres ; et si les esclaves étaient libres, il n’y aurait plus d’esclaves.

ABDEL-RADAMAN.

Soyez tranquille, maître, nous les mettrons à la raison.

BEN-HOMARD.

Je l’espère, et pour en être plus sûr, je vais. vous donner du renfort, j’ai chargé Microscop d’aller acheter ce matin, au marché, un nouvel eunuque.

Regardant au fond.

Eh ! justement, je l’aperçois avec son acquisition.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, MICROSCOP, VIGOUREUX, entrant à gauche

 

VIGOUREUX, à Microscop.

Ne me poussez pas ainsi !... Que diable ! je sais marcher tout seul... ma nourrice m’a appris cet exercice, moyennant vingt francs par mois et le savon.

MICROSCOP, le poussant encore.

Veux-tu bien avancer ?

VIGOUREUX.

Ah çà ! mais ce Marocain m’ennuie, il devient arbitraire ; on ne doit pas se traiter comme ça entre eunuques.

BEN-HOMARD.

Approchez, mon nouvel esclave, et venez saluer votre maître.

VIGOUREUX, saluant.

Voilà... voilà...

À part.

Ce vieux est poli, mais il est horriblement vilain.

BEN-HOMARD.

Tu m’as entendu ?

VIGOUREUX.

Oui, Pacha... car à votre air noble... vous m’avez tout l’air d’un pacha.

BEN-HOMARD.

Cet eunuque me plaît... Voyons, de quoi as-tu à te plaindre ?...

VIGOUREUX, montrant Microscop.

De ce butor qui me rudoie et qui vous fait du tort.

BEN-HOMARD.

Comment ?

VIGOUREUX.

Sans doute ! puisque vous venez de m’acheter, et que, dès à présent, je deviens votre meuble, votre chose ; si ce demi-Turc me détériore, il est évident qu’il dégrade votre propriété.

BEN-HOMARD.

Mais c’est vrai... il a raison... Microscop, va te faire donner cinquante coups de bâton, mon ami.

Microscop sort en courant.

VIGOUREUX.

Pacha, vous êtes bien honnête... Je me souviendrai de cette galanterie.

BEN-HOMARD.

Maintenant, parlons de toi... Tu n’ignores pas que tu viens ici...

VIGOUREUX.

Embrasser la profession d’eunuque, je le sais.

À part.

Je suis très humilié !

BEN-HOMARD.

À présent, dis-moi quel est ton pays ?

VIGOUREUX, s’oubliant.

Je suis de Pontoise...

Se reprenant.

Oui, Pontoisien... comme qui dirait Suisse... Pontoise est dans le canton de Vaux.

BEN-HOMARD.

Quel est ton intitulé ?

VIGOUREUX.

Je réponds dès ma plus tendre enfance au nom d’Œil-de-Perdrix.

BEN-HOMARD.

Et que sais-tu faire ?

VIGOUREUX.

Air : Je sais attacher des rubans.

Je sais manier le bâton,
Je sais jouer des mélodrames,
Je sais donner du mirliton,
Et je sais conduire les femmes ;
Je sais fabriquer des balais,
Faire les gâteaux de Savoie ;
Je sais cultiver les œillets,
Et je sais embrocher une oie !

BEN-HOMARD.

À merveille !... Je vois que tu feras mon affaire... Je t’inonderais volontiers de mes faveurs !... Tiens ! je te nomme grand empaleur du sérail.

VIGOUREUX.

Empaleur !... Ah ! nom d’un pal !...

BEN-HOMARD.

Tu empaleras tous les imprudents qui ont l’audace de pénétrer dans le sérail par ruse.

VIGOUREUX.

Hein ?... qu’est-ce que vous dites donc là ?... Comment ! celui qui pénètre ici est empalé ?...

BEN-HOMARD.

À l’instant même...

On entend les voix des femmes en dehors.

Mais j’entends les femmes du sérail, tu vas remplir immédiatement les fonctions d’eunuque... Mais auparavant, Abdel-Radaman, conduis le grand empaleur, et revêts-le des signes de son grade.

VIGOUREUX.

Ah ! Pacha, compte sur ma reconnaissance d’eunuque...

À Microscop.

Venez, Eunuques.

À part.

Me voici dans la place... enfoncé les Marocains !...

Il sort avec Abdel-Radaman et les autres eunuques, à gauche.

BEN-HOMARD.

Qu’on me donne ma pipe, et qu’on m’apporte un divan... Je veux recevoir ces dames avec toute la dignité qui convient à mon emploi.

Les rideaux s’ouvrent, et laissent apercevoir les femmes, couchées sur des sofas, dans la galerie du fond.

 

 

Scène III

 

BEN-HOMARD, AZÉLIE, NICHETTE, LA MÈRE MOREAU, FLÈCHE-D’AMOUR, MIROIR-DES-CŒURS, BOUTON-DE-ROSE, FLEUR-DE-PRINTEMPS, MIRZA, PAQUITA, BETTY, YA-MEIN-HERR

 

Toutes les femmes défilent devant Ben-Homard.

CHŒUR.

Air : Rien de plus charmant, (Satan.)

Quel séjour brillant !
D’où vient cependant
Que nous y pleurons
Et nous soupirons ?

BEN-HOMARD.

Femmes du sérail, je suis content de votre tenue et de votre...

Cherchant.

et de votre... tenue.

NICHETTE, à part.

Il parle comme un caporal de la garde nationale.

BEN-HOMARD.

Femmes du sérail, je tiens beaucoup à ce que cette tenue... soit... tenue... parce que... Je ne vous dis que ça.

MIROIR-DES-CŒURS, riant.

C’est déjà bien !

Toutes les femmes rient.

LA MÈRE MOREAU.

Est-il bête ! ce vieux marchand de pastilles ?

BEN-HOMARD.

Silence, la vieille !... Femmes du sérail, j’ai à vous annoncer une nouvelle qui va vous combler de joie et de... joie.

TOUTES LES FEMMES.

Quoi donc ?

BEN-HOMARD.

Apprenez que notre sublime empereur m’a fait avertir qu’il daignerait visiter ce harem, où il n’est pas venu depuis un an.

Toutes les femmes s’éloignent avec impatience.

TOUTES.

Ah ! quelle scie !

BEN-HOMARD.

Eh quoi ! vous ne trépignez pas ? vous ne vous livrez à aucun entrechat joyeux ?... Mais songez donc que vous allez voir le céleste empereur !

AZÉLIE.

Est-il moins laid que vous ?

BEN-HOMARD.

C’est à peu près le même genre de beauté... Il a mon front.

LA MÈRE MOREAU.

Eh bien ! merci !... en v’là du nanan !...

NICHETTE.

Ça doit faire un joli magot !

BEN-HOMARD.

Je dois vous prévenir que Sa Hautesse jettera quelques mouchoirs.

NICHETTE.

Il peut bien les garder... Ça décompléterait sa douzaine.

BEN-HOMARD, stupéfait.

Comment ! vous refusez les mouchoirs du sultan ?... Par l’oreille gauche de Mahomet, que vous faut-il donc ?...

AZÉLIE.

Ce qu’il nous faut ?... la liberté !

MIROIR-DES-CŒURS.

Les Françaises ont raison... Je suis du parti des femmes libres !

LA MÈRE MOREAU.

La Circassienne a du bon !... elle est dans les chaudes !...

TOUTES.

Oui, oui, la liberté !

BEN-HOMARD.

Nous y voilà !... Silence ! silence ! petites rebelles !...

MIROIR-DES-CŒURS.

Air de la Maîtresse de langues.

Loin de nous l’esclavage
Et la captivité !
Montrons notre courage.
À nous la liberté !

TOUTES.

Vive la liberté !

NICHETTE.

Ah ! combien je regrette
Mon joli boulevard,
Ma gentille chambrette,
Surtout le bal Musard !

LA MÈRE MOREAU.

Moi, ma vaste cantine,
Où j’ai fait des jaloux,
Quand je versais chopine
À nos fiers tourlouroux !

AZÉLIE.

Je voudrais voir encore
L’Italie au ciel pur,
Mes coteaux que j’adore,
Ma villa de Tibur !

PAQUITA.

Je voudrais en Castille,
Avec un hidalgo,
Danser sous la charmille
Un tendre boléro !

Reprise ENSEMBLE.

Loin de nous l’esclavage, etc.

BEN-HOMARD.

Vous avez beau dire, tout cela ne vaut pas le mouchoir de Sa Hautesse.

NICHETTE.

Et quand doit-il venir, votre empereur ?

BEN-HOMARD.

Quand il aura battu les Français... Une journée suffira pour les mettre en fuite.

LA MÈRE MOREAU.

Mettre en fuite les Français !... Plus souvent !... Je suis vivandière dans le 63, et je puis vous jurer que, pour ça, il en faudrait de plus chauds que vous, moricauds !

BEN-HOMARD, furieux.

Je crois que cette femme m’invective !... Décidément, j’éprouve le besoin de la coudre dans un sac et de la faire jeter à la mer... Entendez-vous, la mère ?

AZÉLIE.

La mère Moreau a raison ; les Français ne se laisseront pas vaincre.

NICHETTE.

Interrogez vos compatriotes de l’Afrique, ils vous répondront que les soldats de Mazagran, de Mascara, de Constantine, ne peuvent fuir devant votre empereur !

Air : Soldat français.

Revenez donc de votre erreur,
De nos Français, sachez mieux la conduite ;
Quand le destin a trahi leur valeur,
Jamais ils ne prennent la fuite !
De nos héros, tous vos champs sont couverts,
Depuis quinze ans, riches de tant de gloire !
La France, aux yeux de l’univers,
Sur le sable de vos déserts,
Inscrivit plus d’une victoire !

TOUTES LES FEMMES.

Nichette a raison... Vivent les Français !

BEN-HOMARD, exaspéré.

Ah çà ! décidément, c’est donc une conspiration !... Mais réfléchissez, imprudentes, que si les Français débarquent...

AZÉLIE.

Eh bien ! ils nous feront libres !

TOUTES.

Libres !... Ah ! quel bonheur !...

BEN-HOMARD.

Encore !... Ah ! c’en est trop !... Je vous ordonne de renoncer à vos idées d’indépendance, et de vous préparer à bien recevoir votre sultan... Et pour commencer, vous allez me donner un avant-goût des fêtes par lesquelles vous distrairez notre sublime empereur... Femmes du sérail, chantez !...

Les femmes se taisent.

chantez !... ou je vous fais couper le sifflet !

CHŒUR.

Air de la Dame blanche.

Allons,
Chantons,
Pour satisfaire son envie !
Chantons,
Car il y va de notre vie.
Espérons qu’à sa barbarie,
Un jour, nous échapperons...

BEN-HOMARD, les interrompant.

Mais non, mais non... Pas toutes à la fois... chacune à son tour.

NICHETTE.

C’était pour avoir plus tôt fini.

BEN-HOMARD, à Nichette.

Voyons, à toi, la Française, commence.

NICHETTE.

Je suis enrhumée.

BEN-HOMARD, à Betty.

Et toi, l’Anglaise ?

BETTY, baragouinant.

Je avais le grippe.

BEN-HOMARD, à Ya-mein-herr.

Et toi, l’Allemande ?

YA-MEIN-HERR, baragouinant.

Chafais le cogueluge.

BEN-HOMARD.

Et toi, l’Espagnole ?

PAQUITA, très haut.

J’ai une extinction de voix.

BEN-HOMARD.

Elles ont donc toutes quelque chose ?

LA MÈRE MOREAU.

C’est l’air renfermé :qui leur fait mal.

NICHETTE.

Eh bien ! je vais chanter, moi.

BEN-HOMARD.

À la bonne heure, petite... j’aime à te voir dans ces dispositions... Tu auras le mouchoir, tu auras le mouchoir.

NICHETTE.

Je vas vous conter une petite apologe.

Air de la Marseillaise des Femmes.

Premier couplet.

Un petit oiseau, sous l’ombrage,
Dans son nid, dès le point du jour,
De son doux et joyeux ramage
Frappait les échos d’alentour.
L’oiseleur qui vint le prendre,
Dit : Mieux qu’en cette forêt,
Chez moi, je pourrai l’entendre.
Mais l’oiseau reste muet.
Liberté,
En te perdant, plus de ramage,
Plus de gaieté !
Dans l’esclavage,
Liberté,
Ton présage
Sourit à mon cœur enchanté !
Courage !
À bas la captivité !

TOUTES.

En te perdant, etc.

BEN-HOMARD.

Assez ! assez ! révolutionnaires que vous êtes ! Si on les entendait, je serais perdu !...

MIROIR-DES-CŒURS.

Deuxième couplets.

Il est dit par Miroir-des-Cours comme dialogue.

Le captif, avec patience,
Savait supporter son tourment ;
Devant lui, comme l’espérance,
Ses frères voltigeaient gaiement !
Leur bonheur vers eux l’appelle.
Bientôt, brisant ses filets,
L’oiseau fuit à tire-d’aile,
En chantant mieux que jamais.
Liberté,
En te perdant, plus de ramage,
Plus de gaieté !
Dans l’esclavage,
Liberté,
Ton présage
Sourit à mon cœur enchanté !
Courage !
À bas la captivité !

TOUTES.

En te perdant, etc.

BEN-HOMARD.

Assez !... C’est de l’anarchie toute pure !... Même les musulmanes qui s’en mêlent !... Les Européennes ont gangrené tout le sérail !...

Reprise du chœur avec plus de force.

Ah ! c’est ainsi ? Eh bien ! attendez, attendez... je vais chercher le nouvel eunuque... qui sait tout faire... et par l’orteil de Mahomet ! je saurai bien vous mettre à la raison !...

TOUTES LES FEMMES, riant.

Ah ! ah ! il enrage !... Bravo !... Vive la liberté !

BEN-HOMARD.

Air du Naufrage de la Méduse.

C’en est trop, taisez-vous !
Ou bien redoutez mon courroux !
De cette trahison
Je saurai bien avoir raison !

LES FEMMES.

Nous nous moquons de vous,
Nous rions de votre courroux !
Nous voulons, tout de bon,
Vous faire perdre la raison !

NICHETTE, montrant Ben-Homard.

Ah ! voyez donc cette vieille perruque !

BEN-HOMARD.

Je vais chercher là mon nouvel eunuque,
Et, par Allah !
Je jure qu’il vous soumettra.
Craignez-le !...

NICHETTE.

Bah !...
Personne ici ne le craindra.

Reprise ensemble.

BEN-HOMARD.

C’en est trop, taisez-vous, etc.

LES FEMMES.

Nous nous moquons de vous, etc.

Ben-Homard sort.

 

 

Scène IV

 

LES FEMMES, seules

 

AZÉLIE.

Victoire ! il enrage !...

NICHETTE.

S’il pouvait attraper une bonne jaunisse !

AZÉLIE.

Il le mériterait bien... vouloir nous faire chanter malgré nous !

YA-MEIN-HERR.

Nous rutoyer !

BETTY.

Embêter nous !

NICHETTE.

Nous traiter comme des enfants !...

LA MÈRE MOREAU.

Comme un enfant, moi, la mère Moreau, vivandière du 63e de ligne !... Ah ! si le père Moreau eût été là quand ces animaux de bédouins m’ont faite prisonnière.

NICHETTE.

Et moi... Nichette Farfouillard, citoyenne de la rue aux Ours... Pauvre rue aux Ours, je t’habiterais encore, si je n’avais pas eu la faiblesse de poursuivre Vigoureux jusqu’à Alger, où nous avions établi une fabrique de corsets pour les bédouines. Je ne serais pas tombée au pouvoir de ces crocodiles de Marocains... En fait de Marocains, je ne connaîtrais que mes souliers des dimanches. Enfin, finalement, je ne serais pas esclave.

AZÉLIE et TOUTES LES EUROPÉENNES, soupirant.

Comme nous !

FLÈCHE-D’AMOUR.

En vérité, mes chères Européennes, je m’étonne que vous vous plaigniez de votre sort... rien ne vous manque ici pourtant, sorbets, riches étoffes, cachemires, tout vous y est prodigué.

NICHETTE.

Ah çà ! vous autres Turques, Persanes, Tunisiennes, Marocaines, vous n’avez donc pas de sang dans les veines pour vous être habituées à cette existence de chardonnerets ?

BOUTON-DE-ROSE.

Nous n’en connaissons pas d’autres.

FLÈCHE-D’AMOUR.

Et puis, les femmes ne doivent-elles pas obéir aux hommes ?... ne sont-elles pas leurs esclaves ?

MIROIR-DES-CŒURS.

C’est écrit dans le Coran, le livre de notre prophète.

NICHETTE.

Bah ! son livre est bon à faire des cigarettes. Le vrai bonheur, c’est d’avoir l’indépendance, de pouvoir donner son cœur à celui qui vous aime, au lieu de vous livrer à celui qui vous achète.

TOUTES, avec enthousiasme.

Oh oui... oui... l’indépendance !

NICHETTE.

Air du Curé de Champaubert.

Assez longtemps vous restâtes esclaves,
Assez longtemps on enchaîna vos pas ;
Si vous voulez vous montrer un peu braves,
La liberté vous tend ici les bras ;
Pour adoucir toutes vos peines,
À nos tyrans sachons donc résister.
La femme peut donner des chaînes,
Elle ne doit pas en porter.

TOUTES.

La femme peut donner des chaines,
Elle ne doit pas en porter.

MIROIR-DES-CŒURS.

J’approuve votre enthousiasme, mais comment avoir cette liberté ?

AZÉLIE.

J’en ai les moyens.

TOUTES, s’approchant.

Lesquels ?

AZÉLIE.

Vous savez que je devais épouser un jeune Français, et que sur le point d’arriver à Naples, je fus enlevée par des pirates... Léon, mon fiancé, se trouve en ce moment sur la flotte française qui se présentera aujourd’hui devant Tanger... Il a gagné un esclave et m’a fait dire par lui d’attacher une échelle de corde au mur du sérail qui baigne la mer...

Montrant le fond.

Celui-ci... Il espère pouvoir mettre pied à terre, pénétrer dans le sérail, me rendre à la liberté, et, si vous voulez, je vous ferai profiter de l’occasion.

TOUTES.

À merveille !...

MIROIR-DES-CŒURS.

Ah çà ! ils ne doutent donc de rien, vos Français ?

LA MÈRE MOREAU.

De rien, Marocaine.

AZÉLIE.

Si vous m’en croyez, Mesdames, nous attacherons cette échelle, que j’ai faite moi-même.

TOUTES.

C’est cela... à l’œuvre !

LA MÈRE MOREAU, qui vient de remonter.

Voici Ben-Homard !

TOUTES, avec effroi.

Quel contretemps !

NICHETTE.

Attendons qu’il soit parti, et surtout montrons nous bien sages pour mieux cacher nos projets.

 

 

Scène V

 

LES FEMMES, BEN-HOMARD, VIGOUREUX, ENNUQUES

 

BEN-HOMARD.

Femmes du sérail, je vous amène le nouvel eunuque dont je vous ai parlé...

Prenant Vigoureux par la main.

Le voici... c’est Œil-de-Perdrix !

TOUTES LES FEMMES, riant.

Oh ! ce nom !...

VIGOUREUX, à part.

Devant des femmes, je suis humilié.

NICHETTE.

Œil-de-Perdrix !... Mais ce doit être un pédicure, ça !...

VIGOUREUX, à part.

Ah !... c’est elle... Je suis encore plus humilié.

BEN-HOMARD.

Je vous préviens que c’est un énuque extraordinaire.

VIGOUREUX, à part.

Je suis toujours plus humilié.

BEN-HOMARD.

Et si vous résistez, d’une... semelle, il saura vous faire rentrer dans... l’ordre.

AZÉLIE.

C’est inutile... nous nous soumettons.

NICHETTE.

Nous nous humilions.

BETTY.

Yes.

YA-MEIN-HERR.

Ya.

BEN-HOMARD.

Je vous crois. Néanmoins, je délègue à Œil-de-Perdrix tous mes pouvoirs, il aura le droit de vous mettre au pain et à l’eau, de vous priver du bain, et même de vous infliger de temps en temps certaine correction...

VIGOUREUX, à part.

Tiens... tiens... j’aime assez ce supplice.

BEN-HOMARD.

Maintenant, mes poulettes, vous pouvez aller vous livrer aux douceurs du bain... Azélie et Nichette en seront seules privées à cause de leur mutinerie de ce matin... Œil-de-Perdrix restera pour les surveiller.

VIGOUREUX, à part.

Fameux !

NICHETTE, bas, à Azélie.

Parfait !... Nous attacherons l’échelle.

BEN-HOMARD.

Vous m’avez entendu... Allez au bain, ou je vous fais subir les supplices les plus inouïs.

Bas à Vigoureux.

Il faut toujours prendre les femmes par la douceur.

VIGOUREUX, à part.

Je trouve ce pacha excessivement bête.

BEN-HOMARD.

Femmes du sérail, obéissez !

CHŒUR.

Air : Valse de Giselle.

Puisque le maître ordonne,
Il ne faut que personne
Manque à l’ordre qu’il donne,
Soudain,
Allons au bain.

MIROIR-DES-CŒURS, bas, aux autres.

Ne résistons pas davantage
Et reprenons notre gaieté.
Encore aujourd’hui l’esclavage,
Demain la liberté !

Ben-Homard revient au milieu d’elles.

Reprise du CHŒUR.

Puisque le maître ordonne
Il ne faut que personne,
etc.

Tous sortent, excepté Azélie, Nichette et Vigoureux.

 

 

Scène VI

 

VIGOUREUX, AZÉLIE, NICHETTE

 

VIGOUREUX, se précipitant aux genoux de Nichette.

Nichette !... ma Nichette !...

NICHETTE.

Qu’entends-je ?... Le pédicure me tutoie.

VIGOUREUX.

Mais oui... mais oui...

NICHETTE.

Que veut cet Œil-de-Perdrix ?... Il me fait souffrir.

VIGOUREUX, ôtant son turban.

Œil-de-Perdrix... jamais !... Vigoureux, toujours !

NICHETTE, poussant un cri.

Vigoureux !... Hein ?... Comment ?... C’est toi !...

VIGOUREUX.

En pied...

Ils s’embrassent.

Oh ! touchant quart d’heure !

AZÉLIE.

Et le seigneur Ben-Homard qui nous disait que monsieur était...

VIGOUREUX.

Ah ! je m’en prive, belle odalisque... C’était une ruse pour me rapprocher de celle que j’aime.

NICHETTE.

Cher Vigoureux !... Ah çà ! comment as-tu appris que j’étais ici ?

VIGOUREUX.

Par un négociant en femmes... J’ai su que tu étais enfermée dans ce sérail... alors, je n’ai fait ni une, ni deux, j’ai pris un assortiment de mes marchandises, deux paniers de vin de Champagne, une peau de lion et un corset... et je suis partie du pied gauche :

Air du Brasseur de Preston.

Oui, sans plus hésiter, ma chère,
De vêtements je fis un troc,
Et pour sauver ma bayadère,
Je suis parti pour le Maroc.
Du sort, je redoutais le choc,
Mais je fus ferme comme un roc,
Et je pris l’aventure en bloc,
Comme un héros de Paul de Kock,
Je bus un grand broc
D’un vin cent fois plus dur qu’un croc.
Et dans votre sérail ad hoc
Je pénétrai... pas comme un coq...
En délaissant ma bayadère,
Je n’aurais été qu’un mastoc.
Je viens te délivrer, ma chère,
Et t’emporter loin du Maroc.

NICHETTE.

Héroïque Vigoureux !...

AZÉLIE.

Ah ! Nichette, combien tu es heureuse ! Que ne suis-je comme toi auprès de Léon !...

VIGOUREUX.

Où est ce Léon ?

AZÉLIE.

À bord d’une frégate française... Il doit bientôt venir me délivrer aussi, et puisque vous, notre geôlier, vous êtes devenu notre sauveur... profitons des instants, et aidez-nous à attacher cette échelle.

NICHETTE.

C’est cela.

VIGOUREUX, attachant l’échelle au fond pendant qu’Azélie et Nichette observent des deux côtés.

Une échelle !... bravo !... C’est notre corde de salut... On dirait que ça mord.

AZÉLIE, regardant.

Oui... je ne me trompe pas, c’est lui.

VIGOUREUX.

Je déclare que l’Homard est énormément refait.

Léon paraît, escaladant la terrasse. On entend plusieurs coups de feu.

AZÉLIE, poussant un cri.

Ah ! mon Dieu !...

 

 

Scène VII

 

VIGOUREUX, AZÉLIE, NICHETTE, LÉON

 

LÉON.

Grâce au ciel, ils ne m’ont pas atteint !...

AZÉLIE.

Léon !... vous n’êtes pas blessé ?...

LÉON.

Non, Azélie, non... mais ils doivent être sur mes traces...

Bruit de voix en dehors.

Tenez... écoutez...

NICHETTE.

Ils approchent...

LÉON.

Comment me soustraire à leurs poursuites ?...

NICHETTE, regardant au fond.

Toutes les issues sont gardées.

LÉON.

Je suis perdu.

AZÉLIE.

Les voici... Placez-vous là.

Elles se placent devant lui.

VIGOUREUX, à part.

Je redeviens eunuque.

 

 

Scène VIII

 

VIGOUREUX, AZÉLIE, NICHETTE, LÉON, BEN-HOMARD, ABDEL-RADAMAN, MICROSCOP, EUNUQUES, le cimeterre à la main

 

BEN-HOMARD.

Où est-il, le téméraire ?... où est-il ?

ABDEL-RADAMAN, apercevant Léon.

Sublime seigneur, le voici !

BEN-HOMARD, tremblant.

Est-il armé ?... Mes esclaves, placez-vous devant moi... faites-moi un rempart de votre corps... Je suis votre chef... et je dois marcher derrière.

ABDEL-RADAMAN.

Infidèle, tu es en notre pouvoir !...

BEN-HOMARD.

Mes esclaves, donnez-moi ma pipe que je procède à l’interrogatoire.

AZÉLIE, se jetant aux genoux de Ben-Homard.

Grâce pour lui !

BEN-HOMARD.

Ah ! ah !... il y avait des intelligences... Esclaves, faites retirer les femmes...

NICHETTE.

Mais...

BEN-HOMARD.

Œil-de-Perdrix, que les femmes s’éloignent !

VIGOUREUX, bas, à Nichette.

N’ayez donc pas de venette, je le prends sous ma protection.

AZÉLIE, à part.

Oh ! mon Dieu !

NICHETTE, même jeu.

Oh ! vieux Marocain, va !... Si jamais je te repince, gare à tes prunelles !

Azélie et Nichette sortent.

 

 

Scène IX

 

BEN-HOMARD, VIGOUREUX, LÉON, EUNUQUES

 

BEN-HOMARD.

À nous deux, maintenant, inconnu ! Comment te nommes-tu ?... Où vas-tu ? Pourquoi es-tu venu ?... Répondras-tu ?... Ah ! tu refuses de m’éclaircir... Tu ne sais donc pas que je puis te faire crever les yeux... Éclaircis, ou je t’aveugle.

LÉON.

À votre aise... Je suis à votre merci, vous pouvez disposer de mon existence ; mais tremblez, car mes jours seront bientôt chèrement payés les Français s’avancent vers votre capitale, et ils ne tarderont pas à exercer de sanglantes représailles.

Air : Un page aimait la jeune Adèle.

Tremblez d’être trop téméraires,
Que Biscara vous serve de leçon.
Là, vos pareils ont égorgé nos frères ;
En agissant ainsi par trahison,
Eux-mêmes ont creusé leur tombe
Si nos soldats dont les cœurs sont humains,
Font souvent grâce à l’ennemi qui tombe,
Ils punissent les assassins.

VIGOUREUX, à part.

Bien tapé !

BEN-HOMARD.

Par la narine gauche de Mahomet ! je crois qu’il nous brave... oui, mes esclaves, je crois qu’il nous... brave... Qu’on le saisisse et qu’on lui montre que nous n’avons pas peur des menaces d’un Français.

LÉON.

Peut-être ne parlerez-vous pas toujours ainsi ?...

BEN-HOMARD.

C’est possible, mais pour le quart d’heure, et usant de ma douceur habituelle, je vais te faire empaler.

VIGOUREUX, à part.

Empaler !... Ah ! pauvre Léon !...

BEN-HOMARD, appelant.

Grand empaleur !...

VIGOUREUX, à part.

Ah ! quel fichu trépas !

BEN-HOMARD, criant plus fort.

Grand empaleur !...

VIGOUREUX, à part.

J’aimerais bien mieux mourir de vieillesse.

BEN-HOMARD, criant encore plus fort.

Grand empaleur... Œil-de-Perdrix !... ne m’entendez-vous pas ?

VIGOUREUX.

Voilà... voilà...

BEN-HOMARD.

Œil-de-Perdrix, tu vas me faire le plaisir d’empaler Monsieur.

VIGOUREUX, stupéfait.

Comment ! moi, vous voulez que je...

BEN-HOMARD, montrant un pal qu’apportent des eunuques.

Voici tout ce qu’il faut pour cet exercice. C’est d’après un nouveau système de mon invention... Je suis breveté pour trois ans... Si, dans cinq minutes, Monsieur n’est pas gentiment accommodé, je te fais étrangler par deux noirs.

VIGOUREUX, à part.

Ah ! fichtre !

BEN-HOMARD.

Sur ce, je vous laisse ensemble

Montrant la broche à Léon.

et que cet ustensile vous soit léger !

Air du Chalet.

Il faut qu’ici l’on punisse
Ce téméraire Français,
Et qu’un semblable supplice
Nous venge de ses forfaits.

À Vigoureux.

Surtout, agis sans reproche,
Car ton devoir est sacré.

VIGOUREUX, à part.

Nom d’un chien, nom d’une broche !

Montrant Léon.

Où diable s’est-il fourré ?

Reprise de l’ENSEMBLE.

Il faut qu’ici l’on punisse
Ce téméraire Français,
Et qu’un semblable supplice
Nous venge de ses forfaits.

Ben-Homard et les eunuques sortent.

 

 

Scène X

 

VIGOUREUX, LÉON, EUNUQUES

 

VIGOUREUX, à part.

Je suis vraiment fort embarrassé pour... Mais il y va de ma tête... et ces eunuques qui sont là... C’est que j’ai en perspective deux nègres et un bout de lacet, et, ma foi...

À Léon.

Croyez bien, Monsieur, que c’est avec regret.

LÉON.

Allons... assez !...

VIGOUREUX.

Soyez persuadé, mon cher Monsieur, que je ferai mes efforts pour adoucir tout l’aigu de ce dernier moment.

LÉON, tirant à la dérobée un pistolet de sa poche.

Ah ! ce pistolet...

VIGOUREUX, lui montrant le pal.

Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.

LÉON, à part.

Oui... voici ma dernière ressource.

VIGOUREUX, même jeu.

Mais donnez-vous donc la peine de vous asseoir.

Air : Faisons la paix.

Asseyez-vous.

À part.

Je crois qu’il est mal à son aise.

Haut.

Allons, vite, il faut filer doux,
Et quand je vous offre une chaise,
Asseyez-vous,
Asseyez-vous.

À part.

Ce siège-là le désappointe.
Il aimerait bien mieux cinq clous...
Ah ! j’ai tort de faire une pointe.

Haut.

Asseyez-vous.

Ah ! vous ne voulez pas vous reposer !... Eunuques, priez Monsieur de s’asseoir.

LÉON, armant son pistolet et le dirigeant vers Vigoureux et les eunuques.

Allons, il n’y a plus à hésiter...

TOUS LES EUNUQUES, poussant un cri.

Ah !...

Ils se sauvent.

VIGOUREUX, effrayé.

Hein ?... Qu’est-ce que c’est ?... Il est armé... Ah ! ne tirez pas... ne tirez pas... Et tous les eunuques qui se sont enfuis... Ah ! Monsieur, épargnez un compatriote.

LÉON.

Un compatriote !... Quoi ! tu serais...

VIGOUREUX.

Un Marocain de la rue Saint-Denis... Ne tirez pas.

LÉON.

Peux-tu me sauver ?...

VIGOUREUX.

Si je peux vous... Baissez donc votre pistolet... Vous me faisiez l’honneur de me demander s’il était possible de...

LÉON.

De me sauver.

VIGOUREUX.

Oui, Léon.

LÉON, étonné.

Comment !... Vous me connaissez ?

VIGOUREUX.

Parfaitement, Léon.

LÉON.

Je ne me souviens pourtant pas de vous avoir vu.

VIGOUREUX.

J’étais là... tout à l’heure... quand vous êtes entré !... Je suis l’amant de Nichette... vous, le futur d’Azélie... L’affaire peut s’arranger.

LÉON.

Unissons-nous donc, et tâchons d’accomplir nos projets.

VIGOUREUX.

L’important, d’abord, est de sortir d’ici, car la pointe de fer et le lacet nous menacent.

LÉON.

Comment y parvenir ? Les portes doivent être bien gardées.

VIGOUREUX.

Par une vingtaine d’eunuques seulement...

LÉON.

Il faudrait trouver un moyen...

VIGOUREUX.

Cherchons...

LÉON.

Ah ! une idée... Si nous voulions faire résistance, les vingt eunuques viendraient facilement à bout de nous deux... Mais si les femmes du sérail consentaient à nous prêter main-forte.

VIGOUREUX.

Très bien !... fameux !... Excitons-les à la révolte.

LÉON.

Mais, chut !... les voici... Tenons-nous un peu à l’écart, et sondons leurs dispositions.

 

 

Scène XI

 

VIGOUREUX et LÉON, cachés, TOUTES LES FEMMES

 

Elles entrent en se disputant. Les Européennes sont d’un côté, les Turques, Indiennes, etc. etc. de l’autre.

Ensemble.

Air : Ah, vraiment, j’enrage.

LES EUROPÉENNES.

Ah ! c’est une horreur, une infamie,
Il faut nous écouter ;
Peut-on hésiter,
Quand d’un malheureux ici l’on peut sauver la vie ?
Et doit-on réfléchir ?
Il vaut mieux agir.

LES AUTRES.

Ah ! c’est une horreur, une infamie.
Pouvez-vous bien tenter
De vous révolter ?
Pour ce malheureux, faut-il donc exposer sa vie ?
Il vaut mieux réfléchir
Avant que d’agir.

AZÉLIE.

Se peut-il bien, hélas ! qu’on délibère
Lorsqu’il faut sauver un malheureux.

FLÈCHE-D’AMOUR.

Pouvons-nous affronter la colère
De Ben-Homard, seul maître en ces lieux ?

NICHETTE.

Que nous fait cet imbécile ?

PAQUITA.

Nous lui dirons bien son fait.

YA-MEIN-HERR.

Nous lui tonn’rons une bile.

LA MÈRE MOREAU.

Ah ! si j’avais un briquet !

TOUTES.

Ah ! c’est une horreur, etc.

AZÉLIE.

Laisserez-vous sacrifier un homme ?

PAQUITA.

Un brave soldat ?

FLÈCHE-D’AMOUR.

Cet homme est un Français.

NICHETTE.

Raison de plus ! Et c’est un homme, au moins.

YA-MEIN-HERR.

Saufons-le ! saufons-le !

BETTY.

Oh ! yes.

FLEUR-DE-PRINTEMPS.

Et les dangers que nous courons.

LA MÈRE MOREAU, avec dédain.

Avec des eunuques.

PAQUITA.

Des bons à rien.

NICHETTE.

Dont nous ne ferions qu’une bouchée, si vous aviez du cœur.

YA-MEIN-HERR.

Ia... che fouterais n’en faire qu’une pougée.

FLÈCHE-D’AMOUR.

Ben-Homard dit que les Français sont des hommes affreux.

LA MÈRE MOREAU.

Si vous aviez vu mon sergent !

BOUTON-DE-ROSE.

Des monstres, qui maltraitent les faibles femmes.

FLÈCHE-D’AMOUR.

Qui les dévorent...

NICHETTE.

De caresses.

MIRZA.

Ce n’est pas comme ici.

FLEUR-DE-PRINTEMPS.

C’est égal, si j’en voyais un...

TOUTES LES TURQUES.

Nous le livrerions nous-mêmes.

LÉON, s’avançant.

Eh bien ! livrez-moi donc.

Elles s’éloignent en poussant un cri.

AZÉLIE.

Léon... Quelle imprudence !

NICHETTE.

Bah ! laissez donc, elles font les dégoûtées.

VIGOUREUX, s’avançant aussi.

Elles s’y feront.

LA MÈRE MOREAU.

Croyez-vous qu’un Français comme ça ne vaille pas au moins une paire de Marocains.

MIROIR-DES-CŒURS, à Flèche-d’Amour, qui regarde entre ses doigts.

Risquez un œil.

FLÈCHE-D’AMOUR.

Tiens, il est gentil !

TOUTES.

Mais oui.

VIGOUREUX.

Voilà qu’elles y mordent.

LÉON.

Air : En vérité.

J’accepte la captivité.
Ne vous donnez pas tant de peines,
Pour me retenir dans vos chaînes,
Il suffit de votre beauté.
Oui, tous les Français, sans murmure,
Subiraient un sort aussi doux,
Et seraient heureux, je le jure,
D’être captifs auprès de vous.

FLÈCHE-D’AMOUR.

Oh ! comme il est aimable !

AZÉLIE.

Et vous ne le trahirez pas ?

MIROIR-DES-CŒURS.

Est-ce que tous les hommes sont ainsi, en France ?

VIGOUREUX.

Tous, nous sommes tous ainsi.

MIROIR-DES-CŒURS.

Vous ! un...

VIGOUREUX.

N’achevez pas, j’abdique... Je suis Français... un charmant Français... né à Pontoise...

Toutes lui rient au nez.

Elles n’ont pas encore le goût formé.

LÉON.

Comment avez-vous pu croire aux contes que l’on vous fait de nous ?... Vous nous craignez...

S’adressant à toutes, l’une après l’autre.

avec ces yeux, avec cette taille divine... Vos tyrans vous trompent...

AZÉLIE.

Vous ne le livrerez donc pas ?

FLEUR-DE-PRINTEMPS.

Loin de là !

MIROIR-DES-CŒURS.

Je voudrais bien le voir !

FLÈCHE-D’AMOUR, le conduisant à un sofa.

Sois notre sultan.

BOUTON-DE-ROSE.

Et fume la pipe de notre divin soleil !

VIGOUREUX.

À la bonne heure !...

AZÉLIE.

Il est sauvé !...

FLÈCHE-D’AMOUR.

Oui, si on le poursuit, nous le cacherons nous-mêmes. Vivent les Français !

TOUTES.

Vivent les Français ! vive la liberté !

VIGOUREUX.

La civilisation pénètre partout.

FLÈCHE-D’AMOUR.

Et en attendant, nous allons célébrer son entrée dans le harem.

VIGOUREUX.

C’est ça, chantez, dansez !... Toi, d’abord, l’Indienne... Donnez-nous des échantillons de danses exotiques.

Léon est assis au fond ; les femmes sont groupées.

Air du Fidèle Berger.

FLÈCHE-D’AMOUR.

Du beau pays de ma naissance,
Je peux te rendre les plaisirs,
Sa douce et molle nonchalance,
Qui, pourtant, peint bien les désirs.
Ici, parfois, encor sa danse
Me rend mes plus doux souvenirs...
Le souvenir est moins que l’espérance.
Charmant séjour,
Ne puis-je te revoir un jour ?

Elle forme quelques pas de bayadère.

CHŒUR.

C’est bien cela,
Qui nous le rendra ?
Bonheur, plaisir,
Vont-ils revenir ?

AZÉLIE.

De mes danses napolitaines,
J’entends l’accent vif et léger,
Et sur le gazon de nos plaines,
Il me semble encor voltiger.
La liberté, cette enfant de la France,
Réveille en moi les rêves les plus doux !
Douce gaîté, toi, sœur de l’espérance,
Rends-nous
Ce temps si regretté de tous !

Elle exécute une danse italienne.

TOUTES.

C’est bien cela, etc.

NICHETTE.

Chez nous, la danse est plus légère...
Où retrouver le bal Musard
Et les grâces de la Chaumière,
Qu’illustra le fameux Chicard ?
Pour le plaisir et pour la danse,
Non, rien ne vaut mon beau pays !
Qui me rendra ma mansarde et la France ?
C’est à Paris
Que l’on trouve le paradis !
Vigoureux exécute avec elle une danse française.

ENSEMBLE.

C’est bien cela,
Qui nous le rendra ?
Bonheur, plaisir,
Vont-ils revenir ?

On entend le canon.

PAQUITA, au fond.

Silence, c’est Ben-Homard !

VIGOUREUX.

Tenons-nous bien !...

Léon s’est caché ; toutes les femmes affectent la tranquillité.

 

 

Scène XII

 

TOUTES LES FEMMES, VIGOUREUX, BENHOMARD, ABDEL-RADAMAN, MICROSCOP, EUNUQUES

 

BEN-HOMARD.

Ah ! je n’en puis plus !... Je me sens indisposé.

AZÉLIE.

Qu’est-ce donc ?

BEN-HOMARD.

Nous sommes perdus !... Ô colombes de Mahomet ! quel vilain quart d’heure nous allons passer... Les Français...

TOUTES.

Eh bien ?

BEN-HOMARD.

Ils s’approchent de la ville... ils vont nous bombarder !...

LA MÈRE MOREAU.

Quel bonheur !

BEN-HOMARD.

Silence, houris hors d’âge, ou je vous fais...

On entend un coup de canon ; les trois eunuques tombent à genoux en criant.

Allah !

LA MÈRE MOREAU.

Ferme, mes petits... tapez, tapez !

NICHETTE, aux femmes.

C’est l’heure de la délivrance !

AZÉLIE, bas, aux femmes.

Et nous sauverons Léon ?

TOUTES.

Comptez sur nous !

Autre coup de canon.

BEN-HOMARD, avec frayeur.

N’ayez donc pas peur comme ça... Radaman, tu es un poltron !

ABDEL-RADAMAN.

Oui, Seigneur... mais...

BEN-HOMARD.

Œil-de-Perdrix, soutiens-moi... Je suis très courageux, mais quand il y a du danger, c’est sons doute le courage qui m’aveugle, je ne sais plus trop ce que je fais.

VIGOUREUX.

Comptez sur moi pour vous défendre.

BEN-HOMARD.

C’est cela, s’il faut soutenir un siège... Ah ! j’en prendrais bien un, d’abord...

S’asseyant.

S’il faut se battre, il y a là dans cette salle des fusils et des uniformes que mon gracieux maître avait fait confectionner pour habiller ses hommes à la française.

AZÉLIE, aux femmes.

Vous entendez ?

LA MÈRE MOREAU.

Mais comment les prendre ?

Nouveau coup de canon.

BEN-HOMARD.

Ah !... ça m’a retenti quelque part.

VIGOUREUX, qui a fait un signe aux femmes.

Ça ne sera rien : j’ai rapporté de mes voyages un philtre souverain pour guérir de la peur.

BEN-HOMARD.

Va vite le chercher.

VIGOUREUX, bas, aux femmes.

En avant le vin de Champagne de ma composition !

Toutes les femmes se groupent et se parlent bas.

BEN-HOMARD.

Microscop, aide-le à apporter ce philtre précieux...

Coup de canon.

Dépêche-toi !...

Microscop sort avec Vigoureux.

et j’en ferai boire à tout le harem !

NICHETTE.

C’est cela...

Bas, aux femmes.

grisons-les !

AZÉLIE.

Et allons rejoindre les Français !

TOUTES.

Oui, oui.

Vigoureux rentre avec tous les eunuques, qui portent des bouteilles. Microscop distribue des verres ; on débouche les bouteilles, etc.

Air de Zampa.

ENSEMBLE.

Mes amis, jusqu’à la lie,
Buvons ce philtre divin
Qui rend la force et la vie !
Buvons-en jusqu’à demain !

BEN-HOMARD, tendant son verre.

Verse sans cesse
Cette onde enchanteresse !
Je veux en faire inonder le palais !

NICHETTE, aux femmes.

Comme il se grise !

AZÉLIE.

Tout sert notre entreprise !
Ce vin encore est un ami français !

Reprise.

TOUS.

Mes amis, jusqu’à la lie, etc.

Les femmes ont fait semblant de boire, et observent les eunuques. L’orchestre joue en sourdine pendant le dialogue suivant, jusqu’à la reprise du chœur.

BEN-HOMARD.

Par Mahomet ! pour une médecine, ça n’est pas mauvais ; mais ça me fait un drôle d’effet... et à toi, Abdel-Radaman ?

ABDEL-RADAMAN.

Ça me picote.

MICROSCOP.

Il me semble que je m’endors.

BEN-HOMARD.

Mais, oui... j’ai les yeux tout petits, tout petits...

VIGOUREUX.

C’est le courage qui vous monte à la tête... Buvez encore, ça sera complet.

BEN-HOMARD.

Je veux bien... Je me sens déjà tout gaillard ! Je folichonnerais volontiers...

Il veut sauter et tombe assis.

Ah ! mon Dieu !

VIGOUREUX.

Buvez ! buvez !

TOUTES LES FEMMES.

Versez ! versez !

TOUS LES EUNUQUES.

Oui, buvons !...

Ils reprennent avec force.

Mes amis, jusqu’à la lie, etc.

Puis, leurs voix s’éteignent peu-à-peu, et à la fin de la reprise ils tombent endormis. L’orchestre Joue toujours très doucement.

AZÉLIE.

Ils dorment.

LÉON, s’avançant et donnant la main à Azélie.

Nous sommes libres !...

LA MÈRE MOREAU.

Les uniformes ?

VIGOUREUX.

Dans cette salle.

NICHETTE.

Avec les armes, nous pourrons défier l’ennemi !

YA-MEIN-HERR.

On nous brentra bour tes frais hommes !

VIGOUREUX.

Silence !...

La mère Moreau, Nichette et deux autres entrent à droite.

Et ma peau de lion !... Je reviens.

Il entre à gauche.

PAQUITA.

Mais par où fuir ?

AZÉLIE, montrant une porte au deuxième plan.

Par cette porte, qui donne sur les jardins... Ben-Homard en a la clé sur lui.

FLÈCHE-D’AMOUR.

Il faut la prendre !

TOUTES, à voix basse, et observant le sommeil des eunuques.

Air de la Marquise de Pretintailles.

Ayons de la prudence,
Dieu guidera nos pas !
Mais surtout du silence,
Ne les réveillons pas !

AZÉLIE, qui a fouillé dans la poche de Ben-Homard, en tire la clé.

Je la tiens !...

La mère Moreau, Azélie et les deux autres rentrent, portant deux caisses.

LA MÈRE MOREAU.

Filons vivement !...

NICHETTE.

Mais Vigoureux ?

LÉON.

Il nous suit !

REPRISE.

Ayons de la prudence, etc.

Ils sortent tous. La musique continue un instant, puis, on entend le canon qui gronde jusqu’à la fin de l’acte.

 

 

Scène XIII

 

BEN-HOMARD, ABDEL-RADAMAN, MICROSCOP, EUNUQUES, puis VIGOUREUX

 

BEN-HOMARD, s’éveillant en sursaut.

Hein ?... qu’est-ce qu’il y a ?... qui est-ce qui m’appelle ?... Par Mahomet ! c’est le canon !...

ABDEL-RADAMAN, tremblant.

Ça en a tout l’air.

BEN-HOMARD.

Où est le philtre ?

MICROSCOP, visitant toutes les bouteilles.

Il n’y en a plus.

BEN-HOMARD.

Et ça redouble !...

S’accrochant à deux eunuques.

N’ayons pas peur !

VIGOUREUX, paraissant à gauche.

Dieu ! ils sont réveillés !... Comment passer ?... Si je pouvais leur faire peur avec ma peau de lion !...

Il disparaît.

ABDEL-RADAMAN, venant du fond.

Seigneur ! ô Seigneur !... la petite porte des jardins est ouverte !

BEN-HOMARD.

Ouverte !...

Il se fouille.

En effet, on m’a dérobé la clé... Je vais vous faire trancher la tête à tous, et vous me direz ensuite quel est le coupable.

ABDEL-RADAMAN.

Mais, sublime Seigneur...

BEN-HOMARD.

Silence !... ou je te la fais couper deux fois !

MICROSCOP.

Ah ! grand Dieu !...

BEN-HOMARD.

Qu’est-ce encore ?

MICROSCOP.

Les coupables, ce sont les douces colombes du maître.

ABDEL-RADAMAN.

En effet, rappelez-vous leurs cris de liberté... Et elles ne sont plus là, elles sont envolées !...

BEN-HOMARD.

Envolées !... Mais nous sommes perdus !...

ABDEL-RADAMAN.

Nous allons tous être empalés !...

BEN-HOMARD.

Ô Mahomet !... Le canon d’un côté, le pal de l’autre... Il faut les rejoindre, les ramener.

ABDEL-RADAMAN.

Où les trouver ?

BEN-HOMARD.

Je n’en sais rien... courons toujours... Voutez-vous être empalés ?

TOUS.

Non !...

BEN- HOMARD.

Alors, courons !... Des femmes nous défient, c’est le moment de montrer notre courage.

TOUS.

Partons !...

CHŒUR.

Air de l’Orage du Barbier.

Partons à l’instant,
Que rien ici ne nous arrête ;
Notre attachement
Doit se montrer en ce moment.
Oui, de la tempête,
Sauvons notre tête !
Partons à l’instant,
Que rien ici ne nous arrête,
Ou le châtiment
Peut nous atteindre en un moment.

Musique à l’orchestre. On entend un affreux rugissement.

BEN-HOMARD.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

ABDEL-RADAMAN.

Un lion échappé de la ménagerie !...

Vigoureux a paru à la porte, couvert d’une peau de lion ; il bondit en rugissant, puis, s’échappe par la porte des jardins. pendant que les eunuques courent en désordre en poussant des cris. L’orchestre joue avec force le motif du chœur.

 

 

ACTE III

 

Le plateau d’une montagne. Sur les côtés, quelques palmiers ; au fond, à gauche, une pente rapide conduisant à un point plus élevé de la montagne. À l’horizon, la plaine.

 

 

Scène première

 

MOREAU, seul

 

Au lever du rideau, on entend quelques coups de fusil. Moreau arrive précipitamment par le fond.

Les chiens sont dépistés... Satanés bédouins !... Allez donc en reconnaissance !... Moi qui m’approchais de leur camp, espérant y trouver ma pauvre femme... Qui est-ce qui aurait dit qu’on la déguiserait en odalisque ?... en v’là une métamorphose !... Et au moment où j’allais m’introduire furtivement, v’là une nuée de leurs cosaques qui fond sur nous, et qui nous sépare du gros de l’armée... Où suis-je maintenant ?... Tout ce troupeau de Marocains va revenir sans doute, et seul contre tous, que ferai-je ?... Ah bah ! j’en ai vu bien d’autres !

Air de la Sentinelle.

Pourquoi douter, en cet instant fatal,
Du temps passé la gloire me protège :
Suivant, jadis, le petit caporal,
J’ai traversé les sables et la neige.
Dans ces déserts qu’aurais-je à redouter ?
Malgré ses guerriers intrépides,
L’Égypte n’a pu nous dompter,
Le Maroc ne peut arrêter
Le vieux soldat des Pyramides !

Et dire que je n’ai plus que trois cartouches dans ma giberne ; mais je les placerai bien, et à coup sûr... Que vois-je ? ils reviennent sur leurs pas, et en force !... Derrière ces rochers, foi de sergent de la vieille, j’en caressera plus d’un, s’ils m’aperçoivent...

Il se cache derrière les rochers.

 

 

Scène II

 

BEN-HOMARD, ABDEL-RADAMAN, EUNUQUES

 

Ils avancent tous avec précaution.

CHŒUR.

Air des Noces de Gamache.

Cherchons partout les belles
Qui viennent de s’enfuir,
Guettons bien les rebelles,
Tâchons de les saisir.

À la fin du chœur, ou entend un affreux rugissement ; tous les eunuques, effrayés, poussent des cris.

BEN-HOMARD, effrayé.

Ah ! il nous suit ?

ABDEL-RADAMAN.

Le lion ?

BEN-HOMARD.

Où est-il ?

TOUS, parlant ensemble et se bousculant.

Vous l’avez vu ? où ?...

BEN-HOMARD.

Mais non, taisez-vous donc, poltrons, vous êtes cause que j’ai peur... Et tous les autres qui nous ont abandonnés !... Ah ! j’entends son rugissement.

ABDEL-RADAMAN.

Mais, non, c’est moi qui me mouche.

BEN-HOMARD.

Abdel-Radaman, je vous ferai couper le nez, vous avez là un meuble trop dangereux... Ah ! nous avions bien besoin de nous aventurer si loin à la recherche de ces infidèles ; mais c’est bien fini, au diable les femmes ! courre après elles qui voudra !

ABDEL-RADAMAN.

Si nous ne les retrouvons pas, notre gracieux maître est capable de nous faire étrangler tous.

BEN-HOMARD.

Et si nous les cherchons, nous nous exposons à être dévorés par ce lion... Comprend-t-on cet animal bête qui s’échappe de la ménagerie du sérail, et qui vient encore nous poursuivre en rase campagne.

ABDEL-RADAMAN.

Dans le trouble, il n’aura pas eu son déjeuner.

BEN-HOMARD.

Je ne me charge pas de le lui donner... mon turban s’en dresse encore de frayeur sur ma tête. Je le vois toujours qui bondit au milieu de nous, en agitant sa terrible queue... Ah ! quelle queue !... Voilà pourtant à quoi nous exposent ces femmes... Oh ! les femmes... je n’ai jamais compris leur utilité.

MICROSCOP.

Quant à moi, je déclare qu’entre les hommes et les femmes je resterai toujours neutre.

ABDEL-RADAMAN.

Je suis de votre avis, foi d’Abdel-Radaman.

BEN-HOMARD.

Ce sont les Français qui sont cause de tout.

ABDEL-RADAMAN.

Des hommes sans mœurs... qui n’ont pas de harems... On dit qu’on les a vus à une lieue d’ici.

BEN-HOMARD.

Oh ! comme je les exterminerais, si j’étais le plus fort... mais je ne le suis pas, et je tremble devant chaque buisson : je crois toujours en voir sortir un schako.

ABDEL-RADAMAN.

Ou un lion.

BEN-HOMARD.

Sot !

ABDEL-RADAMAN.

Non pas un lionceau.

BEN-HOMARD.

Tais-toi, tu vas encore recommencer à nous effrayer... peureux !... Tenez, je crois que ce que nous avons de mieux à faire, est de rentrer à Tanger ; nous dirons que ces dames ont été frappées par des bombes, et qu’elles peuplent maintenant le paradis de Mahomet.

TOUS.

Allah !

BEN-HOMARD.

Partons, et unissons-nous pour être plus forts.

TOUS, se rapprochant.

Partons ! partons !

Chœur.

Air de Dumolet.

BEN-HOMARD.

Du courage !
Et jusqu’à Tanger,
J’en ai l’espoir, nous irons sans naufrage,
Il le faut, bravons le danger,
Et Mahomet saura nous protéger.
Si l’ennemi paraît sur notre route,
Soyons vaillants, et le fer à la main,
Faisons-lui bien, amis, coûte que coûte,
Payer bien cher nos peaux de Marocain.

Tous reprennent à mi-voix et en tremblant.

Du courage, etc.

À la fin du chœur on voit la tête du lion passer par dessus un buisson ; tous les eunuques poussent un cri et se sauvent de différents côtés.

 

 

Scène III

 

VIGOUREUX, seul

 

Il avance en voyant fuir les eunuques, rit quelque temps à gorge déployée sans ôter sa tête ; puis, l’ôtant.

Ah ! j’en perdrai la tête !

Air : Mon père était pot.

Pardon, ô roi des animaux,
D’usurper ton empire,
Mais, hélas ! après tant de maux,
C’est encor là le pire !
Aurai-j’ cru, vraiment,
De ce vêtement,
Donner un jour l’exemple,
Quand, dérision !
Je faisais le lion
Au boulevard du Temple.

Non, si l’on m’avait dit que ma peau serait celle d’une bête, je ne l’aurais pas cru... Enfin, sans cette susdite peau que je méprise, je serais peut-être maintenant sur cet instrument avec lequel, ici, on vous fait jouer de la clarinette d’une manière inusitée... Mais, où suis-je ? que deviens-je ? où vais-je ? que fais-je ?... Et Nichette... sous quel mouchoir est-elle abritée maintenant ?

On entend du bruit dans l’éloignement.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... des ennemis, peut-être... Ne perdons pas la tête...

Il remet sa tête de lion.

 

 

Scène IV

 

VIGOUREUX, LÉON, puis MOREAU

 

LÉON, paraissant sur le plateau le plus élevé.

L’armée française ne paraît pas encore !...

Descendant la scène.

Mais le pays est libre.

VIGOUREUX.

Ah ! mon Dieu !

LÉON.

Que vois-je ?... une bête féroce !

Il arme son pistolet.

VIGOUREUX.

Un instant !...

Ôtant sa tête.

Ne lâchez pas le chien !... ne tirez pas sur un homme qui a refusé de vous prendre en traître !... vous savez ?...

LÉON.

Eh ! mais, c’est Œil-de-Perdrix !

VIGOUREUX.

Ou Vigoureux... Comment me trouvez-vous, ainsi ?...

LÉON.

À faire peur !

VIGOUREUX.

J’ai déjà fait fuir un parti d’eunuques... L’armée française peut compter sur moi.

LÉON.

Jusqu’ici, rien n’a résisté à sa valeur... Les Marocains ne parlent plus si haut !

Air : Restez, restez, troupe jolie.

Dans leur orgueil incorrigible,
Ils pensaient prendre notre sol,
Et de leur monarque invincible,
On a pris jusqu’au parasol !

VIGOUREUX.

Quoi ! même aussi le parasol ?...
Que de traverses il essuie !
On l’a fait passer au bureau
Pour lui prendre son parapluie,
Sans lui donner de numéro.

MOREAU, rentrant.

Je n’entends plus rien... Ils se sont éloignés, sans doute... Et, après tout, advienne que pourra !...

LÉON.

Hein ? qui vient là ?... Qui vive ?...

MOREAU.

France !...

LÉON et VIGOUREUX.

Un Français !...

LÉON.

Le père Moreau !

MOREAU.

M. Léon !... et l’homme aux ours !

VIGOUREUX.

J’ai changé de peau... je suis dans les lions ! Et votre femme ! c’est bien autre chose !... J’étais son eunuque il y a une heure.

MOREAU.

Comment ! cette pauvre mère était ?...

VIGOUREUX.

Dans le sérail, avec Nichette.

MOREAU.

Moi qui, pour la chercher, me suis placé en sentinelle...

VIGOUREUX.

Perdue ?...

MOREAU.

Tout-à-fait perdue !...

VIGOUREUX.

Mais elles ont déserté !... Où sont-elles maintenant ?

LÉON.

Là, sur ce plateau, avec toutes les autres, prêtes à défier les Marocains.

VIGOUREUX.

Elles ont donc exécuté leur projet ?

LÉON.

Certainement !... et ça fait un bien joli régiment !...

MOREAU.

Un régiment !...

LÉON.

Oui, elles ont pris les armes pour repousser l’ennemi... La mère Moreau leur a servi d’instructeur.

MOREAU.

Ah ! je reconnais là mon épouse !

LÉON.

Tenez, les voyez-vous, là-bas ?

VIGOUREUX.

Ça ?... Elles ont l’air de vieux troupiers !

LÉON.

Aussi l’ennemi, qui nous a vus de loin, n’ose pas paraître.

VIGOUREUX.

Il n’y a donc pas de danger ?

LÉON.

Non... Nous allons rejoindre l’armée du maréchal, qui s’avance dans les plaines de l’Isly.

VIGOUREUX.

Alors, j’en suis !...

Ramassant le sabre de Ben-Homard et le brandissant.

Aux armes !

MOREAU.

Air de la Vieille.

Unissons-nous pour nous défendre :
Les femmes combattent pour nous.
Au succès nous pouvons prétendre,
De l’Arabe bravons les coups,
Aux ennemis, loin de nous rendre,
Pour la France, ici, mourons tous.

TOUS TROIS.

Oui, pour la France, mourons tous !

MOREAU.

À quoi bon douter davantage ?
Imitons tous trois leur courage,
Nous remporterons l’avantage.
Aux femmes rendons tous hommage,
Car, pour la France, affrontant le trépas,
Les femmes se sont faites soldats.

On entend le tambour.

LÉON.

Les voilà !

MOREAU.

Ma femme en tête ! Ô ma Jeanne d’Arc !...

 

 

Scène V

 

VIGOUREUX, LÉON, MOREAU, TOUTES LES FEMMES

 

Elles arrivent en peloton. La mère Moreau en tête, battant une marche. Nichette, l’épée à la main, devant le peloton.

NICHETTE, commandant.

Peloton, halte ! – Front ! – À droite, alignement ! – Fixe ! – Reposez vos armes ! – En place, repos.

VIGOUREUX.

Nichette, capitaine !

TOUTES.

Vigoureux !

NICHETTE.

Silence sous les armes.

VIGOUREUX.

C’est-à-dire que j’ai vu des petits soldats chez les confiseurs, qui ne les valaient pas.

LÉON.

C’est très bien, mais nous allons voir si l’instruction répond au coup d’œil... Capitaine, commandez l’exercice.

NICHETTE.

Garde à vous ! – Peloton, portez armes. – Deux files de gauche, quatre pas en avant, arche. – À gauche, alignement, fixe. – En arrière, ouvrez vos rangs, marche. – Fixe.

Léon passe dans les rangs, en faisant l’inspection. La mère Moreau bat aux champs. Nichette fait reprendre l’exercice.

Présentez armes. armes. – Portez armes. – Reposez armes. – Portez armes. – Croisez ette... –  Portez armes. – Portez armes. – Armes bras. – Deuxième section, demi-tour à droite. – À gauche, conversion, arche. – Peloton, halte. – Peloton, demi-tour, droite. – À droite, conversion, arche. – Peloton, halte. – Peloton, demi-tour, droite. –Serrez vos rangs, marche. – Deuxième section, demi-tour, droite. – À droite, alignement. – Peloton, par le flanc droit, droite. – Armes bras. – Par file à droite et par file à gauche, pas accéléré, marche. – Parle flanc droit et par le flanc gauche, marche. – Peloton, halte. – À droite, alignement, fixe. – Reposez vos armes, repos.

LÉON.

Bravo !

VIGOUREUX.

Ah çà ! c’est vrai, je n’en ferais pas autant.

MOREAU.

Je crois bien, conscrit !

LÉON.

Je vois que nous pouvons attendre fièrement l’ennemi.

NICHETTE.

N° 1 et n° 2, en faction.

MIROIR-DES-CŒURS.

Ah çà ! mais, nous n’avons pas de vivandière.

FLÈCHE-D’AMOUR.

Eh bien et la mère Moreau !

LA MÈRE MOREAU.

C’est vrai. J’abdique le tambour, et je reprends ma cantine.

TOUTES.

Allons ! allons ! versez.

On leur distribue des verres.

Air de la Veuve de la Grande Armée.

Allons, versez-nous,
Et buvons à la gloire,
Rien n’est plus doux.
Versez, versez-nous.
Ici, buvons tous,
Buvons à la victoire,
Que l’ennemi tombe sous nos coups !

NICHETTE.

Lorsque la France nous contemple
Et qu’on menace le pays,
De Jeanne d’Arc suivons l’exemple,
Marchons contre nos ennemis.
Quand la liberté nous appelle,
Quand l’amour combat dans nos rangs,
La mort même nous serait belle !
Le cœur est libre, haine aux tyrans !

TOUTES.

Allons, versez-nous, etc.

MIROIR-DES-CŒURS.

À quoi bon trembler davantage ?
À quoi bon reculer ainsi ?
Des femmes et de leur courage
On a trop douté jusqu’ici !
L’honneur est notre sauvegarde,
Un fils de roi combat pour nous,
Il faut marcher à l’avant-garde,
La gloire y donne rendez-vous.

TOUTES.

Allons, versez-nous, etc.

VIGOUREUX.

C’est digne de la vieille Rome.
De vos exploits je suis jaloux,
Et je veux vous prouver qu’un homme
Peut-être aussi brave que vous.
Vous m’avez enflammé la tête :
Quoique d’ordinaire un mouton,
Au premier rang, près de Nichette,
Je veux combattre comme un lion.

TOUTES.

Allons, versez-nous, etc.

LA MÈRE MOREAU.

Oh !... ça me rappelle le passage des Portes-de-Fer, le col de Mouzaïa, Constantine !

FLÈCHE-D’AMOUR.

Ça chauffait là, hein ?

MOREAU.

Je crois bien... Nos braves étaient serrés en bataillon carré... et puis tout autour une nuée d’Arabes. Je croyais revoir Héliopolis, Aboukir, Wagram !...

FLÈCHE-D’AMOUR.

Contez-nous donc une de ces belles affaires.

VIGOUREUX.

Ah ! oui, ça échauffera notre courage.

MOREAU.

Volontiers... Figurez-vous qu’un matin nous étions tranquillement au bivouac, comme qui dirait à cette heure...

Air de la Belle Écaillère.

Bon, bon, bon, bon, bon, bon,
Tout-à-coup, qu’entend-on ?
C’est le bruit du canon.
Le Russe, tout de bon,
Paraît à l’horizon ;
Le feu noircit l’air.
Prompts comme l’éclair,
Nos braves soldats
Volent aux combats.

Sur le front la charge sonne,
Et Junot crie : En avant !
La mitraille au loin résonne,
Ney s’avance au premier rang.
Vainement l’ennemi riposte,
Nous ne cessons d’approcher,
Et chacun, ferme à son poste,
Marche toujours sans broncher.
Pan, pan, pan, pan, pan, pan,
Le bruit, plus éclatant,
Double à chaque moment.
L’ennemi se défend ;
On hésite, on attend,
Et quelques instants,
On reste en suspens,
Qui l’emportera ?
L’Empereur est là !

 

L’homme à la capote grise,
Là-bas nous protège tous,
Et, sûr de son entreprise,
Dit : Cette armée est à nous !
Il lance alors sa vieille garde
Sur les Russes interdits,
Et cet astre qui nous regarde,
C’est le soleil d’Austerlitz !

Raplan, plan, plan, plan, plan,
L’ennemi, fléchissant.
Va toujours reculant ;
Il est, tambour battant,
Poursuivi rondement,
Jusque dans son camp,
Plan, plan, vivement,
Soldats, en avant !
L’Empereur attend.

La victoire encor balance ;
Portons-leur les derniers coups :
Mais quel cavalier s’élance ?
C’est Murat qui vient à nous ;
Il tombe alors comme un orage.
Il brise les bataillons,
Et foulant tout sur sou passage,
Trace de sanglants sillons.

CHŒUR.

Tra, tra, tra, tra, tra, tra.
La victoire déjà
Se décide, et voilà
L’ennemi qui, là-bas,
S’enfuit devant nos pas !
Pour nous, quel moment !
L’Empereur passant,
Dit, en nous voyant,
Je suis content !

On entend le canon dans la plaine.

MOREAU.

C’est le canon français... c’est un ami.

MIRZA, qui est en faction.

Aux armes !

CHŒUR.

Air : En scène. (L’Abbé galant.)

Aux armes !
Au loin la plaine se remplit,
Le noble cri d’alarmes,
Le canon déjà retentit.

MOREAU.

Qu’importe la furie
De l’Arabe imprudent ?
Écoutons la patrie,
Qui nous crie : En avant !

TOUS.

Aux armes, etc.

NICHETTE.

Le canon se rapproche.

TOUTES.

Courons au-devant de l’ennemi.

AZÉLIE.

Mais, j’y pense... nous n’avons pas de drapeau.

MOREAU.

C’est vrai... Ah ! voici mon guidon, que j’avais retiré pour ne pas être aperçu dans la plaine ; il nous en servira.

TOUTES.

Bravo ! Voici notre étendard !

LA MÈRE MOREAU.

Et maintenant, jurons de défendre notre drapeau, et vive la France !

TOUTES.

Vive la France !...

NICHETTE.

Garde à vos !... Peloton, portez armes !... présentez armes !...

MOREAU.

Air des Trois Couleurs.

Noble étendard, glorieux héritage
De Rivoli, d’Austerlitz et d’Eylau,
Viens à Tanger, grâce à notre courage,
Viens recevoir un éclat tout nouveau !
Mais, si le sort trahit notre vaillance,
Aux ennemis ne le laissons pas seul :
Mourons ici pour l’honneur de la France !
Que ce drapeau nous serve de linceul !

TOUTES.

Mourons ici pour l’honneur de la France !
Que ce drapeau nous serve de linceul !

MOREAU.

En avant !... C’est moi qui vous montrerai le chemin !

TOUTES.

En avant !...

Les femmes sont divisées en deux pelotons.

NICHETTE, à celui de gauche.

Portez armes !... Par le flanc droit et par file à gauche !...

Elles marchent sur les Marocains qui paraissent, font feu sur eux, et les poursuivent à la baïonnette ; Moreau en fait autant avec le second peloton. Ils disparaissent.

BEN-HOMARD, accourant, effrayé.

Ah ! par la pomme d’Adam de Mahomet ! je suis perdu !... Où fuir ?...

Vigoureux reparaît avec sa tête de lion.

BEN-HOMARD, se trouvant en face du lion, qui rugit.

Encore le lion !... Allah ! il m’a vu !... je suis mort !... Il ne m’attaque pas... il aura trouvé à déjeuner en route... Si j’en profitais pour me sauver...

Il s’approche doucement, en saluant le lion avec politesse.

Pardon, je suis indisposé... je suis pressé... Il m’attend !... Et les Français qui peuvent venir !... Animal fauve, livre-moi passage !...

Il lève son cimeterre ; Vigoureux en ramasse un qui est resté sur la scène, à la fuite des eunuques.

Comment ! la bête féroce se met en garde !... elle me provoque !... N’avance pas tant, bête ! Pare celle-là !... Oh !

Vigoureux désarme Ben-Homard, puis le renverse, lui met un genou sur la poitrine, et le menace de son cimeterre.

Ah ! je suis vaincu !... Grâce ! je me rends...

On entend des cris de victoire. Les eunuques arrivent en fuyant, poursuivis par les femmes, qui les renversent et les tiennent en respect.

CHŒUR.

Air de la Marseillaise.

Victoire ! c’en est fait, aux chants donnez l’essor !
Pour nous, comme autrefois, la gloire brille encor !

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