Les Forestier (Alexandre DUMAS Père)

Tragédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Marseille, sur le Grand-Théâtre, le 23 mars 1858.

 

Personnages

 

GUILLAUME VATRIN, garde forestier

BERNARD, son fils

L’ABBÉ GRÉGOIRE

LOUIS CHOLLET, dit le Parisien

MATHIEU GOGUELU

FRANÇOIS, garde

MOLICART, garde

LA JEUNESSE, garde

BIOBINO, garde

RAISIN, maire de Villers-Cotterêts

PREMIER GENDARME

DEUXIÈME GENDARME

CATHERINE BLUM

MADAME VATRIN

EUPHROSINE RAISIN

LA MÈRE TELLIER

PETITE FILLE

 

Aux environs de Villers-Cotterêts, vers 1830.

 

 

ACTE I

 

L’intérieur de la maison de Guillaume Vatrin. Porte au fond, donnant sur la grande route. À droite, grande cheminée, avec hauts chenets ; au-dessus de la cheminée, fusils à deux coups et carabines ; du même côté, une fenêtre. À gauche, un buffet chargé de vaisselle ; et, dans l’angle, un escalier praticable montant au premier étage.

 

 

Scène première

 

FRANÇOIS, puis GUILLAUME

 

Le théâtre est vide et dans l’obscurité ; tout est fermé, portes et fenêtres. On entend un aboi de chien.

FRANÇOIS, en dehors.

Veux-tu te taire un peu, toi, Louchonneau !

Il frappe à la porte.

Ohé ! père Vatrin ! ohé !

Silence.

Dites donc, vous vous la passez douce, papa Guillaume ! Quatre heures du matin, et personne de levé dans la maison !... Ohé ! ohé !...

GUILLAUME, paraissant au haut de l’escalier. On entend une voix de femme qui bougonne ; il se retourne vers la cantonade.

Ah ! voilà déjà que tu grognes, toi ? Attends au moins que le soleil soit levé !

FRANÇOIS.

Ohé ! père Vatrin ! est-ce que vous êtes devenu sourd ?

GUILLAUME, descendant.

On y va !

FRANÇOIS.

Ouvrez, ouvrez, père Guillaume ! C’est moi.

GUILLAUME.

Ah ! c’est toi, François ?

FRANÇOIS.

Parbleu ! qui voulez-vous que ce soit ?... Oh ! prenez le temps de passer vos culottes ; on n’est pas pressé, quoiqu’il ne fasse pas chaud. Brrrou !...

GUILLAUME, ouvrant la porte.

Pas chaud, au mois de mai ? Qu’aurais-tu donc chanté, si tu avais fait la campagne de Russie, frileux ?

François entre avec son chien. Guillaume se met à battre le briquet.

FRANÇOIS.

Un instant !... Quand je dis : pas chaud, père Guillaume, vous comprenez bien, c’est une façon de parler ; je dis : pas chaud la nuit... Les nuits, vous avez dû remarquer ça, père Guillaume, les nuits, ça ne va pas si vite que les jours, probablement parce qu’il n’y fait pas clair... Le jour, on est en mai ; la nuit, on est en février. Je ne m’en dédis donc pas, il ne fait pas chaud... Brrrrou !...

GUILLAUME, parlant les dents serrées, pour retenir un brûle-gueule qu’il tient dans le coin de sa bouche.

Veux-tu que je te dise une chose, toi ?

FRANÇOIS, le regardant d’un air gouailleur.

Dites, père Guillaume ! vous parlez si bien, quand vous consentez à parler.

GUILLAUME.

Tu dis que tu as froid ?...

FRANÇOIS.

Parce que j’ai froid.

GUILLAUME.

Non, tu n’as pas froid !

FRANÇOIS.

Regardez plutôt mon nez.

GUILLAUME.

Ton nez est un menteur. Tu dis que tu as froid pour que je t’offre la goutte.

FRANÇOIS.

Eh bien, en vérité, non, je n’y pensais pas. Ça ne veut pas dire que, si vous me l’offrez, je la refuserai ; non, père Guillaume, non ; je sais trop le respect que je vous dois pour vous faire une pareille injure.

GUILLAUME, appuyant l’amadou sur sa pipe.

Hum !

Il va au buffet.

FRANÇOIS.

Eh bien, pendant que vous allez ouvrir le buffet, je vais ouvrir la fenêtre... Faut se rendre utile.

Le jour vient peu à peu.

GUILLAUME.

Nous allons donc dire un mot à ce flacon de cognac, et puis nous parlerons de nos petites affaires.

FRANÇOIS.

Un mot ! Est-il chiche de ses paroles, ce diable de père Guillaume !

GUILLAUME, emplissant deux petits verres.

À ta santé !

FRANÇOIS.

À la vôtre ! à celle de votre femme ! et que le bon Dieu lui fasse la grâce d’être moins entêtée !

GUILLAUME.

Ah bien, oui ! Il y a vingt-cinq ans que je brûle des cierges à cette intention-là, et ça ne fait que croître et embellir.

Il ôte le brûle-gueule de sa bouche et vide son verre d’un trait.

FRANÇOIS.

Attendez donc ! Je n’ai pas fini, et nous allons être obligés de recommencer... À celle de M. Bernard, votre fils !

Il avale à son tour le petit verre, mais en le dégustant.

Bon ! voilà que j’ai oublié quelqu’un.

GUILLAUME.

Qui donc as-tu oublié ?

FRANÇOIS.

Mademoiselle Catherine, votre nièce, la bonne amie de Bernard. Ah ! voilà qui n’est pas bien, d’oublier les absents. Eh ! c’est que le verre est vide... Tenez, père Guillaume : topaze sur l’ongle !

GUILLAUME.

Farceur !... Allons, tiens !

Il verse à faire déborder le verre.

FRANÇOIS.

Allons, allons, cette fois, il n’a pas lésiné, le vieux. On voit bien qu’il l’aime, sa jolie petite nièce. D’ailleurs, qui ne l’aimerait pas, cette chère demoiselle Catherine ? C’est comme ce cognac !

GUILLAUME, avalant son eau-de-vie.

Hum !

FRANÇOIS, avalant la sienne.

Housch !

GUILLAUME.

Eh bien, as-tu encore froid ?

FRANÇOIS.

Non ; au contraire, j’ai chaud.

GUILLAUME.

Alors, ça va mieux ?

FRANÇOIS.

Oui ; me voilà comme votre baromètre, au beau fixe.

GUILLAUME.

En ce cas, abordons la question et parlons un petit peu du sanglier.

FRANÇOIS.

Oui, le sanglier ! Eh bien, cette fois-ci, je crois que nous le tenons, père Guillaume.

 

 

Scène II

 

FRANÇOIS, GUILLAUME, MATHIEU GOGULU

 

Mathieu entre sans qu’on fasse attention à lui. Taille déjetée, cheveux roux, yeux louches.

MATHIEU.

Oui, comme la dernière fois !

FRANÇOIS.

Hein ?

MATHIEU, d’un ton câlin.

Bonjour, père Guillaume, et votre compagnie !

Il va s’asseoir sur un escabeau dans la cheminée, avive le feu et met des pommes de terre dans les cendres.

FRANÇOIS, le regardant de travers.

Oh ! la dernière fois, suffit ! nous allons en causer tout à l’heure.

GUILLAUME.

Et où est-il, le sanglier ?

MATHIEU.

Il est dans le saloir, puisque François le tient.

FRANÇOIS.

Pas encore ! Mais avant que le coucou de la mère Vatrin sonne sept heures, il y sera...

À son chien.

N’est-ce pas, Louchonneau ?... Je disais donc comme ça, père Guillaume, que l’animal est à un petit quart de lieue d’ici, dans le fourré des têtes de Salmon ; le farceur est parti, vers deux heures du matin, du taillis des champs de Dampleux.

MATHIEU.

Bon ! comment sais-tu ça, puisque tu n’es parti qu’à trois heures, toi ?

FRANÇOIS.

Oh ! dites donc, père Guillaume, il demande comment je sais ça ! Eh bien, on va te le raconter, mal bâti ! ça pourra te servir un jour.

MATHIEU.

J’écoute.

FRANÇOIS, à Mathieu, par-dessus son épaule.

À quelle heure tombe la rosée ? À trois heures du matin, n’est-ce pas ? Eh bien, s’il était parti après la rosée tombée, il aurait foulé la terre humide, et il n’y aurait pas d’eau dans le creux de sa trace, tandis qu’au contraire, il a foulé la terre sèche ; la rosée est tombée ensuite, et elle a fait des abreuvoirs à rouge-gorge tout le long de la route... Voilà.

GUILLAUME.

Et quel âge a la bête ?

FRANÇOIS.

De six à sept ans ; un ragot fini !

MATHIEU.

Il t’a montré son extrait de naissance ?

FRANÇOIS.

Un peu ! et signé de sa griffe...

À Mathieu.

Tout le monde n’en pourrait peut-être pas faire autant ; et à moins qu’il n’ait des motifs de cacher son âge, je réponds que je ne me trompe pas de trois mois.

GUILLAUME.

Est-il seul ?

FRANÇOIS.

Non, il est avec sa laie, qui est pleine.

MATHIEU.

Tu as vu ça, toi, qu’elle était pleine ?

FRANÇOIS.

Sans doute, je l’ai vu.

MATHIEU.

Et à quoi ?

FRANÇOIS.

Oh ! dites donc, père Guillaume, un gaillard qui a été trouvé dans une forêt, il ne sait pas quand une laie est pleine ou ne l’est pas ! Qu’as-tu donc appris à l’école ?... Puisqu’elle marche gras, imbécile ! puisque sa pince s’écarte en marchant, que l’on dirait qu’elle va se fendre, c’est qu’elle a le ventre lourd, cette pauvre bête !

GUILLAUME.

Est-ce un animal nouveau ?

FRANÇOIS.

Elle, oui ; lui, non. Je n’ai jamais vu sa passée ; mais lui, connu ! c’est le même auquel j’ai envoyé, il y a quinze jours, une balle dans l’épaule gauche, du côté du taillis d’Yvors.

GUILLAUME.

Et qui te fait croire que c’est le même ?

FRANÇOIS.

Comment ! il faut vous dire ça, à vous, vieux limier, qui rendriez des points à Louchonneau ? Je savais bien que je l’avais touché, moi ; seulement, au lieu de lui mettre la balle au défaut de l’épaule, je la lui ai mise dans l’épaule même.

GUILLAUME.

Hum ! il n’a pas fait sang.

FRANÇOIS.

Parce que la balle est restée entre cuir et chair, dans le lard. Aujourd’hui, la blessure est en train de se guérir, et, voyez-vous, ça le démange, cet animal ; de sorte qu’il s’est frotté contre le troisième chêne à gauche du puits des Sarrasins et frotté au point qu’il en est resté un bouquet de poil à l’écorce de l’arbre... Voyez plutôt.

François tire un bouquet de poil de sa poche et le montre à Guillaume.

GUILLAUME.

Tu m’en fais venir l’eau à la bouche ! J’ai envie d’aller en flânant faire un tour de ce côté-là.

FRANÇOIS.

Allez, père Guillaume ! et vous le trouverez où j’ai dit, au grand roncier des têtes de Salmon. Ne faites pas de façons pour monsieur ; monsieur ne bougera pas ; son épouse est souffrante, et monsieur est galant.

GUILLAUME.

Eh bien, j’y vais tout de même.

FRANÇOIS.

Vous avez des yeux, vous regarderez, et vous verrez. Quant à Louchonneau, on va le remettre à la niche, en lui faisant le don patriotique d’un chiffon de pain, attendu qu’il a travaillé ce matin comme un amour.

GUILLAUME, prenant son fusil dans le coin de la cheminée.

Hein ! mon pauvre Mathieu, tu as entendu ? Un écureuil, il me dira sur quel arbre il a monté ; une belette, à quelle place elle a traversé la route... Voilà ce que tu ne sauras jamais, toi.

MATHIEU.

Est-ce que je m’inquiète de savoir ou de ne pas savoir ? À quoi diable voulez-vous que ça me serve ?

GUILLAUME, haussant les épaules.

Au revoir, François !

Il sort.

 

 

Scène III

 

MATHIEU, FRANÇOIS

 

FRANÇOIS, coupant un morceau de pain à Louchonneau et regardant sortir le père Guillaume.

Ah ! le vieux limier ! l’avez-vous vu pendant que je lui faisais mon rapport ? Les pieds lui démangeaient !... Allons, Louchonneau, mon ami, voilà un joli croûton. Maintenant que nous avons bien travaillé, allons à la niche, et gaiement !

Il sort.

 

 

Scène IV

 

MATHIEU, seul

 

Il regarde François qui s’éloigne, puis il écoute le bruit des pas, s’avance vers la bouteille d’eau-de-vie et la soulève pour voir où elle en est.

Ah ! le vieux cancre ! quand on pense qu’il ne m’en a pas offert.

Il boit à même la bouteille, puis revient à sa place et chante.

Ah ! le triste état,

Que d’être gendarme !

Ah ! le noble état,

Que d’être soldat !

Quand le tambour bat

Adieu nos maîtresses !...

 

 

Scène V

 

MATHIEU, FRANÇOIS, rentrant

 

FRANÇOIS.

Allons, bon ! voilà que tu chantes, maintenant ?

MATHIEU.

Est-ce donc défendu de chanter ? Alors, que M. le maire le fasse publier à son de trompe !

FRANÇOIS.

Ce n’est pas défendu, mais ça porte malheur.

MATHIEU.

Et pourquoi ça ?

FRANÇOIS.

Parce que, quand le premier oiseau que j’entends chanter le matin est une chouette, je dis : « Mauvaise affaire ! »

MATHIEU.

C’est-à-dire, alors, que je suis une chouette ? Allons, va pour la chouette ! Je suis tout ce que l’on veut, moi.

Il rapproche ses mains de sa bouche, et imite le cri de la chouette.

FRANÇOIS.

Veux-tu te taire, oiseau de mauvais augure !

MATHIEU.

Me taire ? Et si j’ai quelque chose à te chanter, moi, que diras-tu ?

FRANÇOIS.

Je dirai que je n’ai pas le temps de t’écouter... Tiens, fais-moi plutôt un plaisir...

MATHIEU.

À toi ?

FRANÇOIS.

Oui, à moi... Supposes-tu donc que tu ne puisses faire plaisir à personne ?

MATHIEU.

Que demandes-tu ?

FRANÇOIS.

Tiens mon fusil devant le feu pour le faire sécher, tandis que je vais changer de guêtres.

MATHIEU, secouant la tête.

Ni le tien ni un autre. Je veux qu’on m’écrase la tête entre deux pierres, comme à une bête puante, si, à partir d’aujourd’hui jusqu’au jour où l’on me portera en terre, j’en touche jamais un, de fusil !

FRANÇOIS.

Eh bien, je dis qu’il n’y aura pas de perte, pour la façon dont tu t’en sers !

Tout en causant, il change de guêtres.

MATHIEU.

Et pourquoi donc m’en servirais-je mieux que ça, d’un fusil, quand je m’en sers pour les autres ?

À part.

Que l’occasion se présente de m’en servir pour mon compte, et tu verras si je suis plus manchot que toi !

FRANÇOIS.

Et que toucheras-tu, si tu ne touches pas un fusil ?

MATHIEU.

Je toucherai mes gages, donc !

FRANÇOIS.

Tes gages ?

MATHIEU.

Oui, attendu que j’entre comme domestique chez M. le maire.

FRANÇOIS.

Chez M. Raisin, le marchand de bois ?

MATHIEU.

Ça te fâche ?

FRANÇOIS.

Moi ? Ça m’est bien égal ! Je me demande seulement ce que devient le vieux Pierre.

MATHIEU.

Apparemment qu’il s’en va.

FRANÇOIS.

Il s’en va ?

MATHIEU.

Dame, puisque je prends sa place, il faut bien qu’il s’en aille.

FRANÇOIS.

Impossible ! Il est dans la maison depuis vingt ans.

MATHIEU.

Raison de plus pour que ce soit le tour d’un autre.

FRANÇOIS.

Tiens, tu es un vilain garçon, Louchonneau !

MATHIEU.

D’abord, je ne m’appelle pas Louchonneau ; c’est le chien que tu viens de conduire à sa niche, qui s’appelle Louchonneau, et non pas moi.

FRANÇOIS.

Tu as raison ; et quand il a su que je t’appelais quelquefois comme lui, il a réclamé, pauvre animal ! en disant qu’il était incapable, lui qui est le limier du père Vatrin, d’aller demander la place du limier de M. Deviolaine, quoique la maison d’un inspecteur soit naturellement meilleure que celle d’un garde chef ; et depuis sa réclamation, tu louches toujours, c’est vrai, mais on ne t’appelle plus Louchonneau.

MATHIEU.

Voyez-vous ça ! si bien que je suis un vilain garçon, à ton avis, François ?

FRANÇOIS.

Oh ! à mon avis et à celui de tout le monde. N’as-tu pas honte de prendre le pain à la bouche d’un pauvre vieux comme Pierre ? Que va-t-il devenir sans place ? Il va être obligé de mendier pour sa femme et ses deux enfants !

MATHIEU.

Tu lui feras une pension, sur les cinq cents livres que tu touches comme garde adjoint.

FRANÇOIS.

Je ne lui ferai pas de pension, parce qu’avec ces cinq cents livres-là, je nourris ma mère, et que la pauvre femme, elle avant tout !... Mais il trouvera toujours à la maison une assiettée de soupe à l’oignon et une gibelotte de lapin, l’ordinaire du garde... Domestique ! comme ça te ressemble de te faire domestique !

MATHIEU.

Bah ! livrée pour livrée, j’aime mieux celle qui a de l’argent dans le gousset que celle qui a les poches vides.

FRANÇOIS.

Un instant, l’ami !... Non, je me trompe, tu n’es pas mon ami... Notre habit, à nous, n’est pas une livrée, c’est un uniforme.

MATHIEU.

Bon ! qu’il y ait une feuille de chêne brodée au collet ou un galon cousu à la manche, ça se ressemble diablement !

FRANÇOIS.

Seulement, avec la feuille de chêne brodée au collet, on travaille, tandis qu’avec le galon cousu à l’habit, on se repose. C’est ce qui t’a fait donner la préférence au galon sur la feuille de chêne, n’est-ce pas, fainéant ?

MATHIEU.

C’est encore possible... À propos, est-ce vrai ?

FRANÇOIS.

Quoi ?

MATHIEU.

On dit que Catherine revient aujourd’hui de Paris.

FRANÇOIS.

Eh bien, après ?

MATHIEU.

Ah ! mais c’est que, si elle revenait aujourd’hui, je ne m’en irais que demain. Il va y avoir noces et festins pour le retour de ce miroir de vertu !

FRANÇOIS, sérieusement.

Écoute, Mathieu : quand, dans cette maison, tu parleras devant d’autres que moi de mademoiselle Catherine, il faudra faire attention devant qui tu parles.

MATHIEU.

Pourquoi donc ?

FRANÇOIS.

Dame, parce que mademoiselle Catherine est la fille de la propre sœur de M. Guillaume Vatrin.

MATHIEU.

Oui, et la bien-aimée de M. Bernard, n’est-ce pas ?

FRANÇOIS.

Quant à cela, si on te le demande, je te conseille de répondre que tu n’en sais rien, vois-tu.

MATHIEU.

Eh bien, c’est ce qui te trompe. Je dirai ce que je sais ; on a vu ce que l’on a vu, et l’on a entendu ce que l’on a entendu.

FRANÇOIS.

Tiens, décidément, Mathieu, tu as eu raison de te faire laquais : c’était ta vocation, espion et rapporteur ! Bonne chance dans ton nouveau métier ! Si Bernard descend, je l’attends à cent pas d’ici, au Saut-du-cerf, entends-tu !

Sortant.

Ah ! je ne m’en dédis pas, tu es un méchant garçon !

 

 

Scène VI

 

MATHIEU, seul

 

Ah ! tu ne t’en dédis pas ? ah ! je suis un méchant garçon ? ah ! je tire mal ? ah ! le chien de Bernard a réclamé parce qu’on m’appelait Louchonneau comme lui ? ah ! je suis un espion, un fainéant, un rapporteur ?... Patience ! patience ! le monde ne finit pas aujourd’hui, et nous nous reverrons avant la fin du monde... Ah ! voilà Bernard.

Il reprend son air idiot.

 

 

Scène VII

 

MATHIEU, BERNARD

 

BERNARD, en tenue de garde, habit bleu à boutons d’argent, pantalon de velours, guêtres de cuir.

Tiens ! je croyais avoir entendu la voix de François... N’était-il pas ici tout à l’heure ?

MATHIEU.

Oui ; mais il s’est ennuyé de vous attendre, et il est parti en disant que vous le retrouveriez au rendez-vous.

BERNARD.

Bien.

Il prend son fusil et le charge.

MATHIEU.

Vous vous servez donc toujours de bourres à l’emporte-pièce, vous ?

BERNARD.

Oui ; je trouve qu’elles pressent la poudre plus également... Qu’ai-je donc fait de mon couteau ?

MATHIEU.

Voulez-vous le mien ?

BERNARD.

Oui, donne.

Il fait des croix sur ses balles.

MATHIEU.

Qu’est-ce que vous faites donc à vos balles ?

BERNARD.

Je les marque... Quand on tire à deux sur le même sanglier, et que le sanglier n’a qu’une balle, on n’est pas fâché de savoir qui l’a tirée.

MATHIEU.

Une croix ! On dit que ça porte malheur, de faire des croix sur les balles. Berthelin, qui a tué son frère, vous savez bien, monsieur Bernard, c’était avec une balle qui avait une croix.

BERNARD.

Bon ! tu as toujours des prédictions comme cela à faire, toi. Tiens, voilà ton couteau ; merci !

MATHIEU.

C’est donc pour ça que François dit que je suis un oiseau de mauvais augure, une chouette.

Il imite le cri de la chouette.

BERNARD.

En vérité, je crois que je fais attention aux paroles de cet imbécile-là.

Il va pour sortir ; il met les balles dans sa poche.

MATHIEU.

Eh ! monsieur Bernard !

BERNARD.

Quoi ?

MATHIEU.

Un petit mot encore... Du moment que c’est François, votre bichon, votre toutou, qui a détourné le sanglier, vous êtes sûr de ne pas revenir bredouille.

BERNARD.

Voyons, qu’as-tu à me dire ?

MATHIEU.

Est-ce vrai que la merveille des merveilles arrive aujourd’hui ?

BERNARD.

De qui veux-tu parler ?

MATHIEU.

De Catherine, donc.

BERNARD, lui donnant un soufflet.

Tiens, drôle !

MATHIEU, portant la main à sa joue.

Qu’avez-vous donc ce matin, monsieur Bernard ?

BERNARD.

Rien ; seulement, je désire t’apprendre à prononcer désormais ce nom avec le respect que tout le monde a pour lui, et moi tout le premier.

MATHIEU, toujours une main sur sa joue, et fouillant de l’autre à sa poche.

Quand vous saurez ce qu’il y a dans ce papier-là, vous aurez regret du soufflet que vous venez de me donner, monsieur Bernard.

BERNARD.

Dans ce papier ?

MATHIEU.

Oui.

BERNARD.

Voyons ce papier, alors.

MATHIEU.

Oh ! patience !

BERNARD.

Donne donc !

Lisant l’adresse.

« À mademoiselle Catherine Blum, rue Bourg-l’Abbé, n° 15, à Paris. »

Se tournant vers Mathieu.

Cette adresse n’est-elle pas de l’écriture du Parisien ?

MATHIEU.

Si c’est comme cela que vous appelez M. Chollet, oui, en effet, c’est son écriture.

BERNARD tourne et retourne la lettre en s’animant.

Cette lettre... cette lettre... Que signifie cette lettre ?

MATHIEU.

Voyez-vous, monsieur Bernard, voilà ce que je me suis dit en prenant cette lettre dans la poche de Pierre, qui allait la mettre à la poste avant hier ; je me suis dit : « Bon ! je vais éclairer M. Bernard sur les manigances du Parisien, comme vous l’appelez, et, du même coup, je ferai chasser Pierre. » Et, en effet, ça n’a pas manqué, quand Pierre est venu dire qu’il avait perdu la lettre... L’imbécile ! comme s’il ne pouvait pas dire qu’il l’avait mise à la poste ! ça aurait d’abord eu cet avantage que le Parisien, croyant la première partie, n’en aurait pas écrit une seconde, et que mademoiselle Catherine, ne l’ayant pas reçue, n’y aurait pas répondu.

BERNARD.

Comment ! répondu ? Tu dis, malheureux, que Catherine a répondu au Parisien ?

MATHIEU.

Doucement, monsieur Bernard ! doucement donc ! Je ne dis pas précisément ça.

BERNARD.

Et que dis-tu, alors ?

MATHIEU.

Je dis que mademoiselle Catherine est femme et que le péché tente toujours une fille d’Ève.

BERNARD.

Je te demande positivement si Catherine a répondu. Entends-tu, Mathieu ?

MATHIEU.

Peut-être bien que oui, peut-être bien que non ; mais, dame, vous savez, qui ne dit rien consent.

BERNARD.

Mathieu !...

MATHIEU.

Dans tous les cas, il devait partir ce matin pour aller au-devant d’elle, avec son tilbury.

BERNARD.

Et est-il parti ?

MATHIEU.

Est-ce que je sais cela, moi, puisque j’ai couché ici, dans le fournil ? Mais voulez-vous le savoir ?

BERNARD.

Oui, je le veux.

MATHIEU.

Eh bien, c’est chose facile. La première personne à qui vous demanderez à Villers-Cotterêts : « Avez-vous vu M. Louis Chollet aller du côté de Gondreville avec son tilbury ? » cette personne-là vous répondra : « Oui. »

BERNARD.

Oui ! il y a donc été, alors ?

MATHIEU.

Oui ou non... Vous savez bien que je suis un imbécile, moi, monsieur Bernard. Je vous dis qu’il devait y aller, je ne vous dis point qu’il y ait été.

BERNARD.

Mais comment peux-tu savoir ce qu’il y avait dans la lettre ?

MATHIEU.

Je ne sais pas ce qu’il y avait dans la lettre, moi.

BERNARD.

C’est que, comme il est visible qu’elle a été décachetée et recachetée...

MATHIEU.

Ah ! dame, je n’en sais rien.

BERNARD.

Ce n’est donc pas toi qui l’as décachetée et recachetée ?

MATHIEU.

Pour quoi faire, je vous le demande ? Est-ce que je sais lire, moi ? est-ce que je ne suis pas une bête brute à qui on n’a jamais pu faire entre l’A B C dans la tête ?

BERNARD.

C’est vrai ! mais enfin, comment sais-tu que le Parisien devait aller au-devant d’elle ?

MATHIEU.

Parce qu’il ma dit comme ça : « Mathieu, il faudra étriller le cheval de bon matin, attendu que je pars à six heures avec le tilbury pour aller au-devant de Catherine. »

BERNARD.

Il a dit Catherine tout court ?

MATHIEU.

Attendez qu’il ait pris de mitaines pour ça !

BERNARD.

Ah ! si j’avais été là, si j’avais eu le bonheur de l’entendre...

MATHIEU.

Oui, vous lui auriez donné un soufflet comme à moi ; ou plutôt... vous ne le lui auriez pas donné, à lui.

BERNARD.

Et pourquoi cela ?

MATHIEU.

Parce que vous tirez bien le pistolet, c’est vrai, monsieur Bernard ; mais il y a des arbres dans la vente de M. Raisin qui prouvent, criblés de balles comme ils le sont, que M. Chollet ne le tire pas mal non plus ; parce que vous ne tirez pas mal l’épée, vous, c’est vrai ; mais que, lui, il a fait, l’autre jour, assaut avec le sous-inspecteur, qui sort des gardes des corps, et qu’il l’a joliment boutonné, comme on dit !

BERNARD.

Et tu crois que c’est cela qui m’aurait retenu ?

MATHIEU.

Dame, m’est avis que vous auriez peut-être un peu plus réfléchi tout de même à donner un soufflet au Parisien qu’à en donner un au pauvre Mathieu Goguelu, qui n’a pas plus de défense qu’un enfant.

BERNARD, avec bonté.

Allons, pardonne-moi...

Il lui tend la main.

Quoique tu ne m’aimes pas, Mathieu.

MATHIEU.

Ah ! jour de Dieu ! pouvez-vous dire cela, monsieur Bernard !

BERNARD.

Sans compter que tu mens chaque fois que tu ouvres la bouche.

MATHIEU.

Bon ! prenons que j’ai menti, alors. Qu’est-ce que ça me fait, à moi, que le Parisien soit ou ne soit pas le bon ami de mademoiselle Catherine, et qu’il aille ou qu’il n’aille pas au-devant d’elle dans son tilbury ? Je ne vous aime pas ? Allons donc ! quand c’est moi qui, par dévouement pour vous, ai pris la lettre dans la poche du vieux !... C’est un mauvais gars que maître Pierre, sournois en diable, et quand le sanglier est forcé, dame, vous savez, monsieur Bernard, gare au coup de boutoir !

BERNARD.

Tiens, décidément, Mathieu, tu es...

MATHIEU.

Ah ! ne vous retenez pas, monsieur Bernard ; ça fait du mal de se retenir.

BERNARD.

Tu es une canaille ! Va-t’en !

MATHIEU, s’en allant à reculons.

Peut-être vaudrait-il mieux me remercier autrement ; mais c’est votre manière, à vous ; chacun a sa manière, comme on dit. Au revoir, monsieur Bernard ! au revoir !

En dehors.

Entendez-vous ? je vous dis au revoir !

Il s’éloigne en imitant le cri de la chouette.

 

 

Scène VIII

 

BERNARD, seul

 

Qu’il lui ait écrit cette lettre, je le comprends à merveille : en sa qualité de Parisien, il ne doute de rien ; mais qu’elle accepte une place dans son tilbury, c’est ce que je ne puis croire... Ah ! c’est toi, François ! Sois le bienvenu !

 

 

Scène IX

 

BERNARD, FRANÇOIS

 

FRANÇOIS.

Oui, c’est moi, et qui viens voir un peu si tu n’es pas mort.

BERNARD.

Pas encore.

FRANÇOIS.

Alors, en route ! Bobino, Lafeuille et La Jeunesse sont déjà au Saut-du-cerf, et si père Bougon nous retrouve ici en rentrant, c’est nous qui aurons la chasse, et pas le sanglier !

BERNARD.

En attendant, viens ici !

FRANÇOIS, la main au chapeau.

Me voilà, mon supérieur.

BERNARD.

Que dis-tu du Parisien ?

FRANÇOIS.

De ce jeune homme qui est chez M. Raisin, le marchand de bois ?

BERNARD.

Oui.

FRANÇOIS.

Dame, je dis qu’il est bien vêtu, et à la dernière mode, à ce qu’il paraît.

BERNARD.

Il ne s’agit pas de son habit.

FRANÇOIS.

Comme figure, alors ? Ah ! c’est un joli garçon, on ne peut pas dire le contraire.

BERNARD.

Je ne te parle pas de lui au physique ; je te parle de lui au moral.

FRANÇOIS.

Au moral ? Je dis qu’il n’est pas fichu de retrouver la piste de la vache à la mère Vatrin, si elle était perdue dans le champ Meutard... Ça laisse pourtant une fière piste, une vache !

BERNARD.

Oui ; mais il est fort capable de détourner une biche, de la lancer et de la suivre jusqu’à ce qu’elle soit forcée, surtout si la biche porte un bonnet et un jupon.

FRANÇOIS.

Ah ! dame, sous ce rapport-là, il a la réputation d’un joli chasseur.

BERNARD.

Soit ; mais qu’il ne vienne pas chasser sur mes terres, ou gare au braconnier !

FRANÇOIS.

Hein ! qu’as-tu donc ?

BERNARD.

Approche un peu.

Lui passant le bras autour du cou et lui mettant la lettre devant les yeux.

Que dis-tu de cette lettre ?

FRANÇOIS, lisant.

« Chère Catherine... » Oh ! oh ! la cousine ?

BERNARD.

Oui ; continue.

FRANÇOIS.

« Chère Catherine, j’apprends que vous allez revenir après dix-huit mois d’absence, pendant lesquels je vous ai vue à peine dans mes courts voyages à Paris, sans jamais pouvoir parvenir à vous parler. Il est inutile de vous dire que, pendant ces dix-huit mois, votre charmant minois m’a continuellement trotté dans la tête, et que je n’ai, nuit et jour, pensé qu’à vous... Comme j’ai hâte de vous répéter de vive voix ce que je vous écris, j’irai à votre rencontre jusqu’à Gondreville ; j’espère que je vous trouverai plus raisonnable à votre retour qu’à votre départ, et que l’air de Paris vous aura fait oublier ce rustre de Bernard. – Votre adorateur pour la vie, Louis Chollet. » Oh ! oh ! c’est lui qui a écrit cela, le Parisien ?

BERNARD.

Heureusement ! Ce rustre de Bernard, tu vois !

FRANÇOIS.

Ah çà ! mais, et mademoiselle Catherine ?

BERNARD.

Comme tu dis, François, et mademoiselle Catherine !

FRANÇOIS.

Crois-tu donc qu’il soit allé à sa rencontre ?

BERNARD.

Pourquoi pas ? Ces gens de la grande ville, ça ne doute de rien ; et puis, à quoi bon se gêner pour un rustre comme moi ?

FRANÇOIS.

Dame, tu sais comment tu es avec mademoiselle Catherine.

BERNARD.

Je ne l’ai pas vue depuis mon dernier voyage à Paris, il y a huit mois, et, en huit mois, il passe bien des choses par la tête d’une jeune fille.

FRANÇOIS.

Allons donc ! moi, je connais mademoiselle Catherine, et je réponds d’elle.

BERNARD.

François, la meilleure femme est, sinon fausse, au moins coquette.

Secouant la tête.

Ces dix-huit mois de Paris !...

FRANÇOIS.

Et moi, je te dis que tu vas la retrouver, au retour, ce qu’elle était au départ : bonne et brave.

BERNARD, montrant le poing.

Oh ! si elle monte dans son tilbury...

FRANÇOIS.

Eh bien, quoi ?

BERNARD.

Je ne te dis que cela !

FRANÇOIS.

Ce n’est point assez.

BERNARD, tirant de sa poche les deux balles.

Ces deux balles, ces deux balles à mon chiffre, que j’avais marquées à l’intention du sanglier...

FRANÇOIS.

Eh bien ?

BERNARD, les glissant dans son fusil.

Eh bien, il y en aura une pour lui, et l’autre pour moi.

FRANÇOIS.

Plaît-il ?

BERNARD.

Je crois que Mathieu a eu raison de dire que les balles qui avaient une croix portaient malheur à quelqu’un... Viens, François !

FRANÇOIS.

Bernard, tu n’y songes pas !

BERNARD, avec violence.

Je te dis de venir ; viens donc !

 

 

Scène X

 

BERNARD, FRANÇOIS, MADAME VATRIN

 

Madame Vatrin entre, tenant une tasse de café à la main.

BERNARD.

Ma mère !

FRANÇOIS, joyeux.

Bon ! la vieille !

MADAME VATRIN.

Bien le bonjour, mon enfant.

BERNARD.

Bien merci, ma mère.

Il va pour sortir, elle le retient.

MADAME VATRIN.

Comment as-tu dormi, garçon ?

BERNARD.

À merveille !

MADAME VATRIN.

Tu t’en vas ?

BERNARD.

Les autres m’attendent au Saut-du-cerf, et voilà François qui vient me chercher ; n’est-ce pas, François ?

FRANÇOIS.

Oh ! ça ne presse pas autrement ; ils attendront dix minutes de plus, voilà tout.

MADAME VATRIN.

À peine si je t’ai dit bonjour. On dirait que le temps est sombre aujourd’hui.

BERNARD.

Il s’éclaircira... Adieu, ma mère !... Viens-tu, toi ?

MADAME VATRIN.

Prends donc quelque chose avant de sortir.

BERNARD.

Merci, je n’ai pas faim.

MADAME VATRIN.

C’est de ce bon café que tu aimes tant ! Trempes-y seulement les lèvres ; il me semblera meilleur quand tu l’auras goûté.

BERNARD.

Pauvre chère mère !

Il trempe les lèvres dans la tasse et la repose sur l’assiette.

Merci !

MADAME VATRIN.

On dirait que tu trembles, Bernard !

BERNARD.

Moi ? Je n’ai jamais eu la main si sûre.

Il jette son fusil d’une main dans l’autre.

Allons, allons, adieu, ma mère ! on m’attend.

MADAME VATRIN.

Va-t’en donc, puisque tu veux t’en aller ; mais reviens vite : tu sais que Catherine arrive ce matin.

BERNARD.

Oui, je le sais. Viens, François !... Bon ! le père à présent !

 

 

Scène XI

 

BERNARD, FRANÇOIS, MADAME VATRIN, GUILLAUME

 

GUILLAUME, tendant la main à Bernard.

Bonjour, garçon !

BERNARD, lui donnant la main.

Bonjour, mon père.

GUILLAUME, retenant la main de Bernard dans la sienne.

Bravo, François !

FRANÇOIS.

Tout est donc bien comme j’ai dit ?

GUILLAUME.

Tout !

Bernard essaye de dégager sa main.

FRANÇOIS.

Voyons, écoute un peu, Bernard ; il s’agit du sanglier.

GUILLAUME.

Des sangliers, tu veux dire ?

FRANÇOIS.

Oui.

GUILLAUME, retenant toujours Bernard.

Eh bien, ils sont là couchés, tu l’as dit, dans le roncier des têtes de Salmon, côte à côte : la laie pleine à crever, lui blessé à l’épaule ; je les ai vus tous les deux comme je vous vois, toi et Bernard : un ragot de six ans ; on dirait que tu l’as pesé.

BERNARD.

Alors, père, vous voyez bien qu’il n’y a pas de temps à perdre.

MADAME VATRIN.

Ne t’expose pas, surtout, Bernard !

GUILLAUME.

Bon ! pourquoi ne vas-tu pas tuer le sanglier à sa place ? Lui resterait ici pour faire la cuisine. Si ça ne fait pas suer, une femme de garde !

Il laisse Bernard et va poser son fusil dans la cheminée.

BERNARD, bas, à François.

François, tu m’excuseras près des autres.

FRANÇOIS.

Pourquoi ?

BERNARD.

Parce qu’au premier tournant, je te quitte. Vous allez aux têtes de Salmon, vous autres ?

FRANÇOIS.

Oui.

BERNARD.

Eh bien, moi, je vais aux bruyères de Gondreville ; chacun son gibier !

Haut.

Viens, François !

GUILLAUME.

Bernard !...

BERNARD.

Plaît-il, mon père ?

GUILLAUME.

Ton fusil est chargé ?

BERNARD.

Un peu.

GUILLAUME.

À balle franche, comme il convient à un joli tireur ?

BERNARD.

À balle franche.

GUILLAUME.

Alors, tu comprends, au défaut de l’épaule.

BERNARD.

Je connais la place, soyez tranquille, mon père.

Il va pour sortir et revient à Guillaume.

Une poignée de main !

À sa mère.

Et vous, ma mère, embrassez-moi ! Adieu ! adieu !

Il sort ; François le suit.

 

 

Scène XII

 

GUILLAUME, MADAME VATRIN

 

GUILLAUME.

Dis donc, la mère, qu’a-t-il donc, ce matin, ton fils ? Il me semble tout chose.

MADAME VATRIN.

Et à moi aussi. Tu devrais le rappeler, vieux.

GUILLAUME.

Pour quoi faire ? Pour savoir s’il n’a pas fait de mauvais rêves ?

S’avançant sur le seuil.

Tu entends ? au défaut de l’épaule !

BERNARD, dans le lointain.

Oui, mon père. On sait, Dieu merci, où se loge une balle, soyez tranquille !

MADAME VATRIN, faisant un signe de croix.

Dieu protège le pauvre enfant !

 

 

ACTE II

 

Même décoration.

 

 

Scène première

 

GUILLAUME, mangeant son café, MADAME VATRIN, allant et venant

 

GUILLAUME.

C’est égal, je voudrais bien savoir pourquoi Bernard, au lieu de suivre les autres, a piqué tout droit du côté de la ville.

MADAME VATRIN.

Tu voudrais bien le savoir ? Eh bien, je vais te le dire, moi.

GUILLAUME.

Ce n’est pas à toi que je le demande.

MADAME VATRIN.

Et à qui le demandes-tu donc ?

GUILLAUME.

À quelqu’un qui ne me répond que quand il sait ce qu’il dit.

MADAME VATRIN.

Alors, je ne sais pas ce que je dis, moi ?

GUILLAUME.

Pas toujours !... Allons, allons, je vais les rejoindre... Bernard avait un air singulier. Il faut que j’éclaircisse cela ; et puis, si par hasard le sanglier me passe, je ne serai pas fâché de montrer à ces blancs-becs-là...

On entend un coup de fusil.

Quant au sanglier, il est trop tard... C’est François qui a tiré ; j’ai reconnu son coup. Je lui dis toujours : « François, tu mets trop de poudre ! » Mais ouiche ! ces jeunes gens, c’est entêté comme...

Il regarde sa femme.

MADAME VATRIN.

Comme quoi ?

GUILLAUME.

Ma foi, non ; la comparaison est trop facile !

On entend l’hallali.

Ah ! il l’a tué tout de même. C’est François qui sonne. Décidément, Bernard n’y est pas. Il faut que je sache où il est.

Il va pour sortir.

MADAME VATRIN.

Reste, vieux ! J’ai à te parler.

Guillaume la regarde de côté, elle fait un signe affirmatif.

GUILLAUME.

Oh ! si l’on t’écoutait, tu as toujours quelque chose à dire, toi ; seulement, c’est à savoir si ce que tu as à dire vaut la peine d’être écouté.

Il fait de nouveau un pas vers la porte.

MADAME VATRIN.

Eh ! reste donc, puisqu’on te dit de rester.

GUILLAUME.

Voyons, que me veux-tu ? Parle vite.

MADAME VATRIN.

Patience donc ! Avec toi, il faudrait avoir fini avant d’avoir commencé.

GUILLAUME.

Oh ! c’est que, toi, on sait quand tu commences, mais pas quand tu finis.

MADAME VATRIN.

Moi ?

GUILLAUME.

Oui ; tu commences par Louchonneau, et tu finis par le Grand Turc.

MADAME VATRIN.

Eh bien, cette fois, je commencerai et je finirai par Bernard... Es-tu content ?

GUILLAUME, croisant les bras.

Va toujours ! Je te dirai cela après.

MADAME VATRIN.

Eh bien, voilà... Tu as dit toi-même que Bernard était allé du côté de la ville.

GUILLAUME.

Oui.

MADAME VATRIN.

Qu’il avait même coupé à travers la forêt pour prendre le plus court...

GUILLAUME.

Après ?

MADAME VATRIN.

Enfin, qu’il n’était pas remonté avec les autres du côté des têtes de Salmon.

GUILLAUME.

Non... Eh bien, sais-tu où il est allé ? Si tu le sais, dis-le, et que la chose soit finie. Tu le vois, je t’écoute. Si tu ne le sais pas, ce n’est pas la peine de me retenir.

MADAME VATRIN.

Tu remarqueras que c’est toi qui parles, et non pas moi.

GUILLAUME.

Je me tais.

MADAME VATRIN.

Eh bien, il est allé à la ville.

GUILLAUME.

Pour rencontrer plus vite Catherine ? La belle malice ! Si ce sont là tes nouvelles, garde-les pour l’almanach de l’an passé.

MADAME VATRIN.

Voilà ce qui te trompe, il n’est point allé à la ville pour rencontrer plus vite Catherine.

GUILLAUME.

Ah ! et pourquoi donc est-il allé à la ville ?

MADAME VATRIN.

Il est allé à la ville pour mademoiselle Euphrosine.

GUILLAUME.

La fille du marchand de bois, la fille du maire, la fille de M. Raisin ? Allons donc !

MADAME VATRIN.

Oui, pour la fille du marchand de bois ; oui, pour la fille du maire ; oui, pour la fille de M. Raisin !

GUILLAUME.

Tais-toi.

MADAME VATRIN.

Et pourquoi cela ?

GUILLAUME.

Tais-toi.

MADAME VATRIN.

Enfin ?...

GUILLAUME.

Mais tais-toi donc !

MADAME VATRIN.

Ah ! je n’ai jamais vu un homme pareil ! Jamais raison... Je fais ceci d’une façon, j’ai tort ; je fais ceci d’une autre, j’ai tort ; je parle, silence ! j’aurais dû me taire ; je me tais, bien : j’aurais dû parler. Mais, Seigneur du bon Dieu ! pourquoi donc, alors, une langue, si ce n’est pour dire ce que l’on a sur le cœur ?

GUILLAUME.

Mais il me semble que tu ne te prives pas de la faire aller, ta langue !

Il se met à bourrer sa pipe en sifflant un air de chasse.

MADAME VATRIN.

Et si je te disais, moi, que c’est mademoiselle Euphrosine qui m’a parlé de ça la première !

GUILLAUME.

Quand ?

MADAME VATRIN.

Dimanche dernier, en sortant de la messe.

GUILLAUME.

Que t’a-t-elle dit ?

MADAME VATRIN.

Elle m’a dit : « Savez-vous, madame Vatrin, que M. Bernard est un garçon fort entreprenant ? »

GUILLAUME.

Lui, Bernard ?

MADAME VATRIN.

Je te dis ce qu’elle a dit. « Quand il passe, il me regarde, oh ! mais que si je n’avais pas un éventail, je ne saurais que faire de mes yeux. »

GUILLAUME.

T’a-t-elle dit que Bernard lui eût parlé ?

MADAME VATRIN.

Non, elle ne m’a pas dit cela ; mais elle a ajouté : « Madame Vatrin, nous irons vous faire une visite, un de ces jours, avec mon père. Mais tâchez que M. Bernard ne soit point là ; car, de mon côté, je le trouve très bien, votre fils. »

GUILLAUME.

Oui, et cela te fait plaisir, à toi ? ça caresse ton amour-propre, qu’une belle demoiselle, la fille du maire, te dise qu’elle trouve Bernard joli garçon ?

MADAME VATRIN.

Sans doute.

GUILLAUME.

Et voilà que ta tête a battu la campagne, et que ton imagination a fait toute sorte de plans là-dessus ?

MADAME VATRIN.

Dame, pourquoi pas ?

GUILLAUME.

Tu as vu Bernard le gendre de M. le maire !

MADAME VATRIN.

Dame, s’il épousait sa fille...

GUILLAUME, ôtant sa casquette d’une main, et se prenant une poignée de cheveux de l’autre.

Tiens, vois-tu, j’ai connu des bécasses, des oies, des grues qui étaient plus futées que toi. Oh ! mon Dieu, mon Dieu, si ça ne fait pas du mal d’entendre dire des choses pareilles ! Enfin, n’importe, puisque je suis condamné à ça, faisons notre temps.

MADAME VATRIN.

Cependant, si j’ajoutais que M. Raisin lui-même m’a arrêtée, pas plus tard qu’hier, comme je venais de faire mon marché, et m’a dit : « Madame Vatrin, j’ai entendu parler de vos gibelottes, et j’irai un jour sans façon en manger une avec vous et le père Guillaume. »

GUILLAUME.

Mais tu ne vois donc pas le motif de tout cela ?

MADAME VATRIN.

Non.

GUILLAUME.

Alors, je vais te l’expliquer, moi. C’est un malin, vois-tu, que M. le maire, moitié Normand, moitié Picard, qui a de l’honnêteté tout juste ce qu’il en faut pour ne pas être pendu. Eh bien, il espère qu’en te faisant parler de ton fils par sa fille, en te parlant lui-même de tes gibelottes, tu me tireras mon bonnet de coton sur les yeux ; de sorte que, s’il abat quelque hêtre ou met à terre quelque chêne qui ne soit pas de son lot, je n’en ferai pas mon rapport... Ah ! mais pas de cela, monsieur le maire ! Coupez les foins de votre commune pour nourrir vos chevaux, cela ne me regarde pas ; mais vous aurez beau me faire tous les compliments que vous voudrez, vous n’abattrez pas sur votre lot un soliveau de plus qu’il ne vous en a été vendu !... Bon ! voilà ma pipe qui est éteinte.

MADAME VATRIN.

Soit, n’en parlons plus. Mais tu ne nieras pas, au moins, que le Parisien ne soit amoureux de Catherine ?

GUILLAUME, faisant un geste comme pour casser sa pipe.

Bon ! voilà que nous tombons de fièvre en chaud mal.

MADAME VATRIN.

Pourquoi cela ?

GUILLAUME.

As-tu fini ?

MADAME VATRIN.

Non.

GUILLAUME.

Je t’achète un petit écu ce qui te reste à dire, à la condition que tu ne le diras pas.

MADAME VATRIN.

Enfin, as-tu quelque chose contre lui ?

GUILLAUME.

Le marché est-il fait ?

MADAME VATRIN.

Un beau garçon !

GUILLAUME.

Trop beau !

MADAME VATRIN.

Riche !

GUILLAUME.

Trop riche !

MADAME VATRIN.

Galant !

GUILLAUME.

Trop galant, morbleu ! trop galant !... Il pourra lui en coûter le bout de ses oreilles, sinon ses oreilles tout entières, pour sa galanterie.

MADAME VATRIN.

Je ne te comprends pas.

GUILLAUME.

Ça m’est bien égal ; du moment que je me comprends, ça me suffit.

MADAME VATRIN.

Conviens, cependant, que ce serait un beau parti pour Catherine !

GUILLAUME.

D’abord, pour Catherine, rien n’est trop beau.

MADAME VATRIN.

Elle n’est cependant pas d’une défaite facile.

GUILLAUME.

Bon ! voilà que tu vas dire qu’elle n’est pas belle...

MADAME VATRIN.

Jésus ! elle est belle comme le jour.

GUILLAUME.

Qu’elle n’est pas sage...

MADAME VATRIN.

La sainte Vierge n’est pas plus pure qu’elle !

GUILLAUME.

Qu’elle n’est pas riche...

MADAME VATRIN.

Dame, avec la permission de Bernard, elle aura la moitié de ce que nous avons.

GUILLAUME.

Et sois tranquille, Bernard ne refusera pas la permission.

MADAME VATRIN.

Non, ce n’est pas tout cela.

GUILLAUME.

Qu’est-ce donc, alors ?

MADAME VATRIN.

C’est l’histoire de la religion.

GUILLAUME.

Ah ! oui, parce qu’elle s’appelle Catherine Blum, que son père était protestant, et qu’elle est protestante comme son père... La même chanson, toujours !

MADAME VATRIN.

Tu diras ce que tu voudras, il y a beaucoup de gens qui n’aimeraient pas voir entrer une hérétique dans leur famille.

GUILLAUME.

Une hérétique comme Catherine ? Eh bien, je suis tout le contraire des autres, moi : je remercie chaque matin le bon Dieu qu’elle soit de la nôtre.

MADAME VATRIN, résolue.

Il n’y a pas de différence entre les hérétiques.

GUILLAUME.

Ah ! tu sais cela, toi ?

MADAME VATRIN.

Dans son dernier sermon, monseigneur l’évêque de Soissons a dit que toutes les hérétiques étaient damnées.

GUILLAUME.

Tiens, je me moque de ce que dit l’évêque de Soissons comme de la cendre de ce tabac.

Il souffle dans sa pipe, madame Vatrin se recule vivement.

Est-ce que l’abbé Grégoire ne dit pas, lui, non-seulement dans ses sermons, mais encore à tout propos, que les bons cœurs sont élus ?

MADAME VATRIN.

Oui ; mais l’évêque en doit savoir plus que lui, puisqu’il est évêque, et que l’abbé n’est qu’abbé.

GUILLAUME, s’échauffant.

Ah !... Eh bien, maintenant, un conseil, la mère !

MADAME VATRIN.

Lequel ?

GUILLAUME.

Tu as assez parlé.

MADAME VATRIN.

Moi ?

GUILLAUME.

C’est mon avis, du moins. Eh bien, crois-moi, ne parle plus que je ne te questionne, ou, mille millions de sacrements !...

MADAME VATRIN.

C’est justement parce que j’aime Catherine comme j’aime Bernard, que j’ai fait... ce que j’ai fait.

GUILLAUME.

Ah ! tu as fait quelque chose, et tu me gardais cela pour la fin ? Ce doit être du joli ! Voyons un peu ce que tu as fait.

MADAME VATRIN.

Parce que, si Bernard pouvait épouser mademoiselle Euphrosine, et le Parisien, Catherine...

GUILLAUME.

Voyons, qu’as-tu fait ?

MADAME VATRIN, lui parlant sous le nez.

Ce jour-là, le père Guillaume serait forcé de reconnaître que je ne suis pas une bécasse, une oie sauvage, une grue.

GUILLAUME.

Ah ! quant à cela, je le reconnais tout de suite : les bécasses, les oies sauvages et les grues sont des oiseaux de passage, tandis que voilà vingt-six ans que tu me fais enrager, printemps, été, automne et hiver ! Voyons, accouche... Qu’as-tu fait ?

MADAME VATRIN.

J’ai dit à M. le maire, qui me faisait compliment sur mes gibelottes : « Eh bien, monsieur le maire, demain, c’est double fête à la maison : fête pour la fête de Corcy, de la paroisse de laquelle nous relevons ; fête pour le retour de Catherine ; eh bien, venez manger une gibelotte à la maison avec mademoiselle Euphrosine et M. Louis Chollet. »

GUILLAUME, brisant le tuyau de sa pipe entre ses dents.

Ce qu’il a accepté, n’est-ce pas ?

MADAME VATRIN.

Sans fierté !

GUILLAUME.

Oh ! vieille cigogne !... Elle sait que je ne peux pas le voir, son maire ; elle sait que je ne peux pas la sentir, sa bégueule d’Euphrosine ; elle sait que je l’évente d’une lieue, son Parisien ; eh bien, elle les invite à dîner chez moi, et quand cela ? un jour de fête.

MADAME VATRIN.

Enfin...

GUILLAUME.

Oui ; ils sont invités, n’est-ce pas ? Voilà le principal.

MADAME VATRIN.

On ne peut pas les désinviter.

GUILLAUME.

Non, par malheur ; mais je sais quelqu’un qui digérera mal son dîner, ou plutôt qui ne le digérera pas du tout. Adieu.

MADAME VATRIN.

Où vas-tu ?

GUILLAUME.

J’ai entendu le fusil de François, et, après le fusil de François, l’hallali. Je vais voir le sanglier.

MADAME VATRIN, d’un air suppliant.

Vieux !...

GUILLAUME.

Non.

MADAME VATRIN.

Si j’ai eu tort...

GUILLAUME.

Tu as eu tort.

MADAME VATRIN.

Pardonne-moi ! J’ai agi dans une bonne intention.

GUILLAUME.

De bonnes intentions, l’enfer en est pavé.

MADAME VATRIN.

Écoute donc !

GUILLAUME.

Oh ! laisse-moi tranquille, ou...

MADAME VATRIN.

Oh ! ça m’est bien égal ! Je ne veux pas que tu sortes ainsi ; je ne veux pas que tu me quittes en colère. Vieux ! à notre âge, surtout, quand on se sépare, si courte que doivent être la séparation, Dieu seul sait si l’on se reverra.

GUILLAUME, voyant que sa femme pleure.

Grosse bête, avec ta colère ! Je suis en colère contre M. Raisin, et non contre ma vieille, là !

MADAME VATRIN.

Ah !

GUILLAUME.

Voyons, embrasse-moi, radoteuse !

Il l’embrasse.

MADAME VATRIN.

C’est égal, tu m’as appelée vieille cigogne !

GUILLAUME.

Eh bien, après ? Est-ce que la cigogne n’est pas un oiseau de bon augure ? est-ce qu’elle ne porte pas bonheur aux maisons où elle fait son nid ? Eh bien, tu as fait ton nid dans ma maison, et tu lui portes bonheur, voilà ce que je voulais dire... Attends donc ! attends donc !

On entend le bruit d’une carriole qui s’arrête devant la porte.

MADAME VATRIN.

Qu’est-ce que c’est que cela ?

UNE VOIX, en dehors.

Papa Guillaume ! maman Marianne ! C’est moi ! me voilà !

GUILLAUME et MADAME VATRIN.

Catherine !

 

 

Scène II

 

GUILLAUME, MADAME VATRIN, CATHERINE

 

CATHERINE.

Oui, Catherine ! moi ! moi ! moi !

GUILLAUME.

Ah ! fillette !...

CATHERINE.

Êtes-vous contents de me revoir ?

MADAME VATRIN.

Je crois bien !

GUILLAUME.

Pas de Bernard à la chasse ! pas de Bernard ici ! Où diable peut-il être ?

On entend les cris des gardes, mêlés à une fanfare.

CATHERINE.

Qu’est-ce que c’est que cela, mon Dieu ?

GUILLAUME.

Ça n’a-t-il pas l’air d’une fanfare pour ton retour ?

 

 

Scène III

 

GUILLAUME, MADAME VATRIN, CATHERINE, FRANÇOIS, GARDES FORESTIERS

 

FRANÇOIS.

Victoire, père Guillaume ! victoire !

GUILLAUME.

Il est donc mort ?

FRANÇOIS.

Mort ! occis ! trépassé ! Tiens, mademoiselle Catherine !... Ah ! vivat ! la fête est complète... Bonjour, mademoiselle Catherine !

GUILLAUME.

Mais comment arrives-tu de si bonne heure, et par la route de la Ferté-Milon ?

CATHERINE.

Laissez-moi d’abord répondre à ce pauvre François. Bonjour, François !

FRANÇOIS.

Par la route de la Ferté-Milon, mademoiselle Catherine ?

CATHERINE.

Oui.

FRANÇOIS.

Ah ! vous m’enlevez, sans le savoir, un fier poids de dessus le cœur, allez !

MADAME VATRIN.

Mais comment arrives-tu par la Ferté-Milon ?

GUILLAUME.

Oui, et comment nous arrives-tu à huit heures du matin, au lieu d’arriver à dix ?

CATHERINE.

Je vais vous dire cela, père chéri ; je vais vous dire cela, bonne mère. C’est qu’au lieu de venir par la diligence de Nanteuil et de Villers-Cotterêts, je suis venue par celle de Meaux et de la Ferté-Milon, qui part à sept heures de Paris, au lieu de partir à dix.

FRANÇOIS, à part.

Bon ! il en aura été pour ses frais de tilbury, le Parisien.

GUILLAUME.

Mais pourquoi as-tu pris de chemin-là, qui te faisait faire quatre lieues de plus ?

CATHERINE.

Parce que je n’ai pas trouvé de place à la diligence de Villers-Cotterêts, bon père. C’était une idée, n’est-ce pas ?

FRANÇOIS, à part.

Oui, et une idée dont te remerciera Bernard, bel ange du bon Dieu !

MADAME VATRIN.

Mais regardez donc ! elle est grandie de toute la tête.

GUILLAUME, haussant les épaules.

Et pourquoi pas du cou avec ?

MADAME VATRIN.

Oh ! d’ailleurs, c’est bien facile à vérifier : quand elle est partie, je l’ai mesurée ; la marque est contre le chambranle de la porte. Tiens, la voilà. Je la regardais tous les jours. Viens voir, Catherine.

CATHERINE.

Oui, mère.

GUILLAUME, l’embrassant encore.

Tu n’as donc pas oublié le pauvre vieux ?

CATHERINE.

Pouvez-vous demander cela, père chéri !

MADAME VATRIN.

Mais viens donc voir ta marque, Catherine !

GUILLAUME.

Te tairas-tu, là-bas, avec tes bêtises ?

FRANÇOIS.

Ah ! oui, prenez garde qu’elle se taise !

MADAME VATRIN.

Viens à la porte, et tu verras.

GUILLAUME.

Satanée entêtée !

À Catherine.

Tiens, vas-y, à la porte, ou nous n’aurons pas de paix de toute la journée.

Catherine va à la porte et se mesure.

MADAME VATRIN.

Eh bien, quand je le disais ! plus d’un demi-pouce !

GUILLAUME.

Ça ne fait pas tout à fait la tête ; mais n’importe ! Alors, tu as voyagé toute la nuit ?

CATHERINE.

Oui, bon père, toute la nuit.

MADAME VATRIN.

Mais, dans ce cas, pauvre enfant, tu dois être écrasée de fatigue, tu dois mourir de faim ! Que veux-tu ? du café ? du vin ? un bouillon ? Tiens, du café, cela vaudra mieux. Attends, je vais aller te le faire moi-même... Bon ! où sont mes clefs ? (Elle se fouille.) Voilà que je ne sais plus ce que j’ai fait des mes clefs ; mes clefs sont perdues ! où donc ai-je mis mes clefs ? Attends ! attends !

CATHERINE.

Mais je vous dis, chère mère, que je n’ai besoin de rien.

MADAME VATRIN.

Besoin de rien, après une nuit passée en carriole ?... Oh ! si je savais seulement où sont mes clefs !

CATHERINE.

Inutile !

MADAME VATRIN.

Voilà mes clefs ! voilà mes clefs ! Inutile ? Je sais cela mieux que toi, peut-être. Quand on voyage, surtout la nuit, le matin on a besoin de se refaire. La nuit n’est l’amie de personne. Avec cela qu’elles sont toujours fraîches, les nuits ! Et rien de chaud encore sur l’estomac, à huit heures du matin ! Tu vas avoir ton café à la minute, mon enfant, tu vas l’avoir !

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

GUILLAUME, CATHERINE, FRANÇOIS

 

GUILLAUME.

Morbleu ! elle a un fier moulin pour le moudre, son café, si c’est le même qui lui sert à moudre des paroles.

CATHERINE.

Cher petit père, imaginez-vous que ce maudit postillon m’a gâté toute ma joie en allant au pas et en mettant trois heures pour venir de la Ferté-Milon ici.

GUILLAUME.

Et quelle joie voulais-tu te donner, ou plutôt nous donner, petite ?

CATHERINE.

Je voulais arriver à six heures du matin, descendre à la cuisine sans rien dire, et, quand vous auriez crié : « Femme, mon déjeuner ! » c’est moi qui vous l’aurais apporté et qui vous aurais dit, à la manière d’autrefois : « Le voici, petit père. »

GUILLAUME.

Tu voulais faire cela, enfant du bon Dieu ? Laisse-moi donc t’embrasser comme si tu l’avais fait. Oh ! l’animal de postillon ! il ne faudra pas lui donner de pourboire.

CATHERINE.

C’était aussi mon intention ; mais quand j’ai vu la chère maison de ma jeunesse qui blanchissait le long de la grande route, j’ai tout oublié ; j’ai tiré cinq francs de ma poche, et j’ai dit à mon conducteur : « Tenez, mon ami, voilà pour vous, et que Dieu vous bénisse ! »

GUILLAUME.

Chère enfant ! chère enfant ! chère enfant !

CATHERINE, regardant autour d’elle.

Mais dites donc, père...

GUILLAUME, comprenant.

Oui, n’est-ce pas ?

CATHERINE.

Il me semble...

GUILLAUME.

Que celui qui aurait dû être ici avant tous les autres y a manqué.

CATHERINE.

Bernard...

GUILLAUME.

C’est vrai ; mais sois tranquille, il était là tout à l’heure et ne saurait être loin. Je vais courir jusqu’au Saut-du-cerf ; de là, je verrai à une demi-lieue sur la route, et si je l’aperçois, je le ramènerai.

François fait signe à Catherine de laisser aller Guillaume.

CATHERINE.

Eh bien, allez, cher père.

Elle l’accompagne jusqu’à la porte en le câlinant.

 

 

Scène V

 

CATHERINE, FRANÇOIS

 

CATHERINE.

Tu me faisais signe de laisser aller le père, n’est-ce pas, François ?

FRANÇOIS.

Oui.

Il regarde autour de lui.

CATHERINE.

Tu sais donc où est Bernard ?

FRANÇOIS.

Sur la route de Gondreville.

CATHERINE.

Sur la route de Gondreville ?

FRANÇOIS.

Vous comprenez, n’est-ce pas ? Il est allé au-devant de vous.

CATHERINE.

Mon Dieu ! je vous remercie ; c’est vous qui m’avez inspiré de revenir par la Ferté-Milon, au lieu de revenir par Villers-Cotterêts.

FRANÇOIS.

Chut ! voilà la mère qui rentre... Bon ! elle a oublié son sucre.

CATHERINE, vivement.

François, mon ami, une grâce !

FRANÇOIS.

Une grâce ? Dix, vingt, trente, quarante ! à vos ordres, la nuit comme le jour.

CATHERINE.

Eh bien, mon cher François, va au-devant de lui, et préviens-le que je suis arrivée par la route de la Ferté-Milon.

FRANÇOIS.

Voilà tout ? Ce n’est pas bien difficile. Une, deux, trois ! Au revoir, mademoiselle Catherine !

CATHERINE.

Pas par là !

FRANÇOIS.

Bon ! vous avez raison : père Bougon me verrait et me demanderait : « Où vas-tu ? »

Ouvrant la fenêtre et sautant par la fenêtre.

Par ici !

CATHERINE.

Voilà la mère !

FRANÇOIS.

Soyez tranquille, je vous le ramène !

 

 

Scène VI

 

MADAME VATRIN, CATHERINE

 

MADAME VATRIN.

Tiens, voilà ton café... Il est trop chaud, peut-être ? Attends, je vais souffler dessus.

CATHERINE.

Merci, maman ; je vous assure que, depuis que je vous ai quittée, j’ai appris à souffler moi-même sur mon café.

MADAME VATRIN, contemplant Catherine.

Est-ce que cela t’a coûté beaucoup, de dire adieu à la grande ville ?

CATHERINE, mangeant son café.

Oh ! mon Dieu, non, maman ; je n’y connais personne.

MADAME VATRIN.

Eh quoi ! tu n’as pas regretté les beaux messieurs, les spectacles, les promenades ?

CATHERINE.

Je n’ai rien regretté, bonne mère, je vous jure.

MADAME VATRIN.

Tu n’aimais donc personne là-bas ?

CATHERINE, riant.

À Paris ? Non, personne.

MADAME VATRIN.

Tant mieux ! car j’ai une idée pour ton établissement.

CATHERINE.

Pour mon établissement ?

MADAME VATRIN.

Oui, tu sais, Bernard...

CATHERINE.

Bernard ? Oui, chère mère !

MADAME VATRIN.

Eh bien, Bernard...

CATHERINE, commençant à s’inquiéter.

Bernard ?

MADAME VATRIN.

Il aime mademoiselle Euphrosine.

CATHERINE.

Bernard ! Bernard aime mademoiselle Euphrosine ?... Ah ! mon Dieu, que me dites-vous là, maman ?

MADAME VATRIN.

Oui, et elle aussi, elle aime Bernard ; si bien que n’avons qu’à dire, le père et moi : « Nous consentons », et l’affaire est faite.

CATHERINE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

MADAME VATRIN.

Seulement, le vieux ne veut pas, lui.

CATHERINE.

Ah ! vraiment, il ne veut pas ? Bon père Guillaume !

MADAME VATRIN.

Il soutient que ce n’est pas vrai, que je suis aveugle comme une taupe, et que Bernard n’aime pas mademoiselle Euphrosine.

CATHERINE.

Ah !

MADAME VATRIN.

Mais c’est qu’il soutient cela, c’est qu’il dit qu’il en est sûr...

CATHERINE.

Mon cher oncle !

MADAME VATRIN.

Mais te voilà, mon enfant, Dieu merci ! et tu m’aideras à le persuader.

CATHERINE.

Moi ?

MADAME VATRIN.

Et quand tu te marieras, tâche toujours de maintenir ton autorité sur ton mari, ou sinon, il t’arrivera ce qui m’arrive.

CATHERINE.

Et que vous arrive-t-il, ma mère ?

MADAME VATRIN.

Que tu ne compteras plus pour rien dans la maison.

CATHERINE.

Ma mère, à la fin de ma vie, je dirai que Dieu m’a comblée de bienfaits s’il me donne une existence pareille à la vôtre.

MADAME VATRIN.

Oh ! oh !

CATHERINE.

Ne vous plaignez pas, mon Dieu : mon oncle vous aime tant !

MADAME VATRIN.

Certainement qu’il m’aime ; mais...

CATHERINE.

Pas de mais, ma bonne tante ! Vous l’aimez, il vous aime ; le ciel a permis que vous fussiez unis ; le bonheur de la vie est dans ces deux mots.

Elle fait quelques pas vers la porte.

MADAME VATRIN.

Où vas-tu ?

CATHERINE.

Je monte à ma petite chambre. Depuis mon départ, je ne l’ai pas revue, et elle aussi, c’est une amie ; j’y ai été si heureuse ! Et puis...

MADAME VATRIN.

Et puis quoi ?

CATHERINE.

Ma chambre donne sur la route par laquelle Bernard doit venir, et Bernard est le seul qui ne m’ait pas encore souhaité ma bienvenue dans cette chère maison.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

MADAME VATRIN, puis MATHIEU

 

MADAME VATRIN, à elle-même.

Est-ce que le vieux aurait raison ? est-ce que c’est moi qui me serais trompée ?

MATHIEU, avec une vieille livrée et un chapeau galonné.

Eh ! dites donc, madame Vatrin !

MADAME VATRIN.

Ah ! c’est toi, mauvais sujet !

MATHIEU, ôtant son chapeau.

Merci !... Seulement, faites attention qu’à partir d’aujourd’hui, je remplace le vieux Pierre et suis au service de M. le maire ; or, c’est insulter M. le maire que de m’insulter.

MADAME VATRIN.

Bon ! te voilà ; et que viens-tu faire ?

MATHIEU.

Je viens en coureur ; on n’a pas encore eu le temps de me faire dérater ; voilà pourquoi je m’essouffle. Je viens vous annoncer que mademoiselle Euphrosine et son papa arrivent à l’instant même en calèche.

MADAME VATRIN.

En calèche ?

MATHIEU.

Oui, en calèche, rien que cela !

MADAME VATRIN, radoucie.

Mon Dieu ! où sont-ils ?

MATHIEU.

Le papa est avec M. Guillaume. Ils causent ensemble de leurs affaires.

MADAME VATRIN.

Et mademoiselle Euphrosine ?

MATHIEU.

La voilà.

Annonçant.

Mademoiselle Euphrosine Raisin, fille de M. le maire.

 

 

Scène VIII

 

MADAME VATRIN, EUPHROSINE, MATHIEU, un peu à l’écart

 

MADAME VATRIN.

Ah ! ma chère demoiselle !

EUPHROSINE.

Bonjour, ma chère madame Vatrin !

MADAME VATRIN.

Comment ! c’est vous ! vous dans notre pauvre petite maison ! Mais asseyez-vous donc !... Dame, les chaises ne sont pas rembourrées comme chez vous. N’importe, asseyez-vous, je vous prie. Et moi qui ne suis point habillée... Je ne m’attendais pas à vous voir de si bon matin.

EUPHROSINE.

Vous nous excuserez, chère madame Vatrin, mais on est toujours pressé de voir les gens que l’on aime.

MADAME VATRIN.

Oh ! vous êtes bien bonne ! En vérité, je suis toute honteuse.

EUPHROSINE, écartant sa mante et se montrant très parée.

Bon ! vous savez que je ne tiens pas à la cérémonie, et moi-même, vous voyez...

MADAME VATRIN.

Je vois que vous êtes belle à ravir et parée comme une châsse ! Mais ce n’est pas ma faute si je suis en retard : c’est que la fillette nous est arrivée ce matin.

EUPHROSINE.

N’est-ce pas de la petite Catherine que vous voulez parler ?

MADAME VATRIN.

D’elle-même... Mais nous nous trompons toutes les deux : moi, en l’appelant la fillette, et vous, la petite Catherine. C’est véritablement une grande fille maintenant ; aussi grande que moi.

EUPHROSINE.

Ah ! tant mieux ! Je l’aime beaucoup, votre nièce.

MADAME VATRIN.

Bien de l’honneur pour elle, mademoiselle !

EUPHROSINE.

Quel mauvais temps ! Comprenez-vous, pour un jour de mai ! À propos, où est donc M. Bernard ?

MADAME VATRIN.

Bernard ? En vérité, je n’en sais rien. Il devrait être ici, puisque vous y êtes. Sais-tu où il est, toi, Mathieu ?

MATHIEU.

Moi ? Et comment voulez-vous que je sache cela ?

EUPHROSINE.

Il est sans doute près de sa cousine ?

MADAME VATRIN.

Non.

EUPHROSINE.

Et est-elle embellie, votre nièce ?

MADAME VATRIN.

Embellie ?

EUPHROSINE.

Je vous le demande.

MADAME VATRIN, embarrassée.

Elle est... elle est gentille.

EUPHROSINE.

Pourvu que Paris ne lui ait pas donné des habitudes au-dessus de sa position.

MADAME VATRIN.

Il n’y a pas de danger ! D’ailleurs, vous savez qu’elle n’était à Paris que pour y apprendre l’état de lingère et de faiseuse de modes.

EUPHROSINE.

Et vous croyez qu’elle n’aura pas appris autre chose, à Paris ? Tant mieux !... Mais qu’avez-vous donc, madame Vatrin ? Vous me semblez inquiète.

MADAME VATRIN.

Ne faites pas attention, mademoiselle... Cependant, si vous le permettiez, j’appellerais Catherine, qui viendrait vous tenir compagnie, tandis que j’irais...

Elle jette un coup d’œil sur son négligé.

EUPHROSINE.

Faites comme vous voudrez... Quant à moi, je serai charmée de la voir, cette chère petite.

MADAME VATRIN, appelant.

Catherine ! Catherine ! Vite, mon enfant, descends ! descends ! C’est mademoiselle Euphrosine qui est là. Allons, descends ! descends !...

À Euphrosine.

Maintenant, mademoiselle, vous permettez ?

EUPHROSINE.

Comment donc ! allez, allez !

Madame Vatrin sort.

Elle est plus que gentille, cette petite ! Que disait donc la mère Vatrin ?

 

 

Scène IX

 

CATHERINE, EUPHROSINE

 

CATHERINE.

Pardon, mademoiselle, mais j’ignorais que vous fussiez ici ; sans quoi, je me serais empressée de descendre et de vous présenter mes hommages.

EUPHROSINE, à part.

« Que vous fussiez... Empressée de descendre... Présenter mes hommages... » Mais, en vérité, c’est tout à fait une Parisienne ; il faudra la marier avec M. Chollet : les deux feront la paire...

À Catherine.

Mademoiselle, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

CATHERINE.

Ma tante a-t-elle songé à s’informer si vous aviez besoin de quelque chose ?

EUPHROSINE.

Oui, mademoiselle ; mais je n’avais besoin de rien. Avez-vous rapporté de nouveaux patrons de Paris ?

CATHERINE.

J’ai essayé, dans le mois qui a précédé mon départ, de réunir ce qu’il y avait de plus nouveau, oui, mademoiselle.

EUPHROSINE.

Vous avez appris à faire des bonnets, là-bas ?

CATHERINE.

Des bonnets et des chapeaux.

EUPHROSINE.

Chez qui étiez-vous ? Chez madame Baudran ? chez madame Barenne ? chez mademoiselle Alexandrine ?

CATHERINE.

J’étais dans une maison plus modeste, mademoiselle ; mais j’espère cependant n’en savoir pas plus mal mon état.

EUPHROSINE.

C’est ce que nous verrons aussitôt que vous serez installée dans votre magasin ; je vous enverrai quelques vieux bonnets à refaire et un chapeau de l’an dernier à retoucher.

CATHERINE.

Merci, mademoiselle.

La voix de BERNARD, dans le lointain, mais se rapprochant peu à peu.

Catherine !... Catherine !... Où est donc Catherine ?

CATHERINE.

Bernard ! c’est lui !

 

 

Scène X

 

CATHERINE, EUPHROSINE, BERNARD, FRANÇOIS

 

BERNARD, couvert de poussière, s’élançant dans la chambre.

Ah !... C’est donc toi ! Enfin ! enfin !

CATHERINE.

Bernard ! cher Bernard !

 

 

Scène XI

 

CATHERINE, EUPHROSINE, BERNARD, FRANÇOIS, MADAME VATRIN, reparaissant

 

MADAME VATRIN.

Eh bien, Bernard, est-ce que c’est là une manière d’entrer ?

BERNARD, sans écouter sa mère.

Ah ! Catherine ! si tu savais ce que j’ai souffert, va ! Je croyais... j’ai craint... Mais rien, te voilà ! Tu as pris par Meaux et la Ferté-Milon, n’est-ce pas ? Je sais cela. De sorte que tu as voyagé toute la nuit et fait trois lieues en carriole ; François me l’a dit... Pauvre chère enfant ! Oh ! que je suis donc heureux, que je suis donc content de te revoir !

MADAME VATRIN.

Mais, garçon ! mais, garçon ! tu ne vois donc pas mademoiselle Euphrosine ?

BERNARD, levant la tête.

Ah ! pardon, c’est vrai... Excusez-moi, je ne vous voyais pas... Votre serviteur, mademoiselle !... Mais, ma mère, ma mère, regardez donc comme elle est grande ! comme elle est belle !

EUPHROSINE.

Avez-vous fait bonne chasse, monsieur Bernard ?

BERNARD.

Moi ? Non... Oui... Si... Je ne sais pas. Qui est-ce qui a chassé ?... Tenez, excusez-moi, mademoiselle, je perds la tête, tant je suis joyeux ! J’ai été au-devant de Catherine, voilà tout ce que je sais.

EUPHROSINE.

Et vous ne l’avez pas rencontrée, à ce qu’il paraît ?

BERNARD.

Non, par bonheur.

EUPHROSINE.

Par bonheur ?

BERNARD.

Oui, je sais ce que je dis.

EUPHROSINE.

Si vous savez ce que vous dites, je ne sais pas, moi, ce que j’ai, mais... mais je ne me trouve pas bien, monsieur Bernard...

BERNARD.

Ma mère, ma mère, voyez...

MADAME VATRIN.

Mon Dieu ! Bernard, n’entends-tu pas que mademoiselle dit qu’elle ne se trouve pas bien ?

BERNARD.

Sans doute qu’il fait trop chaud ici... Mère, donne le bras à mademoiselle Euphrosine... Et toi, François... François, où est-tu ?

FRANÇOIS.

Présent !

BERNARD.

Porte un fauteuil dehors.

FRANÇOIS.

Voilà le fauteuil demandé.

EUPHROSINE.

Non, merci, ce ne sera rien...

MADAME VATRIN.

Oh ! si fait ! vous êtes toute pâle, ma chère demoiselle ! On dirait que vous allez vous évanouir.

EUPHROSINE.

Si, du moins, vous me donniez le bras, monsieur Bernard...

CATHERINE.

Bernard, je t’en prie...

BERNARD.

Comment ! mademoiselle, mais avec le plus grand plaisir !

Donnant le bras à Euphrosine et l’entraînant vers la porte.

Venez, mademoiselle ! venez !

FRANÇOIS.

Voilà le fauteuil.

MADAME VATRIN.

Et du vinaigre, pour vous frotter les tempes.

 

 

Scène XII

 

CATHERINE, seule

 

Ah ! maintenant, la mère peut dire tout ce qu’elle voudra, je suis bien sûre que c’est moi qu’il aime, moi, et pas une autre !

 

 

Scène XIII

 

CATHERINE, BERNARD

 

BERNARD, rentrant précipitamment et tombant à genoux devant Catherine.

Oh ! Catherine, Catherine, que je t’aime et que je suis heureux !

CATHERINE.

Cher Bernard !

Pendant que François, en riant, ferme la porte qui donne sur la route, Mathieu passe sa tête par la porte du fournil.

 

 

Scène XIV

 

CATHERINE, BERNARD, MATHIEU

 

MATHIEU, à part.

Ah ! monsieur Bernard ! vous m’avez donné un soufflet !... Ce soufflet-là vous coûtera cher !

 

 

ACTE III

 

Même décoration.

 

 

Scène première

 

GUILLAUME, RAISIN

 

Ils examinent un plan de la forêt de Villers-Cotterêts.

GUILLAUME.

Savez-vous que c’est un joli lot que vous avez eu là, monsieur le maire, et pas cher du tout ?

RAISIN.

Pas cher du tout, vingt mille francs ? Il paraît que l’argent vous est facile à gagner, père Guillaume !

GUILLAUME.

Ah ! oui, parlons de cela ! Neuf cents livres par an ; le logement, le chauffage ; tous les jours, deux lapins dans la casserole ; les jours de grande fête, un morceau de sanglier. Il y a là de quoi devenir millionnaire, n’est-ce pas ?

RAISIN.

Bah ! on devient toujours millionnaire quand on veut, relativement parlant, bien entendu !

GUILLAUME.

Alors, dites-moi un peu votre secret. Cela me fera plaisir, parole d’honneur !

RAISIN.

Eh bien, on vous le dira, père Guillaume, ce secret, après le dîner, en tête-à-tête, en buvant à la santé de nos enfants respectifs ; et, s’il y a moyen, père Guillaume, eh bien, on fera des affaires.

 

 

Scène II

 

GUILLAUME, RAISIN, MADAME VATRIN

 

MADAME VATRIN.

Ah ! monsieur le maire, en voilà un malheur !

RAISIN.

Eh ! mon Dieu, lequel donc, madame Vatrin ?

GUILLAUME.

Oui, lequel ? Car, avant de s’effrayer, il est bon de savoir...

RAISIN.

Voyons, madame Vatrin, qu’est-il arrivé ?

MADAME VATRIN.

Il est arrivé que voilà mademoiselle Euphrosine qui dit comme ça qu’elle est indisposée.

RAISIN.

Bah ! tranquillisez-vous, ce ne sera rien.

GUILLAUME, à part.

Bégueule !...

MADAME VATRIN.

Mais c’est qu’elle veut absolument retourner à la ville.

RAISIN.

Allons, bon ! Chollet est-il là ? S’il est là, qu’il la reconduise.

MADAME VATRIN.

Non, on ne l’a pas vu ; et c’est, j’en ai peur, ce qui a encore augmenté le mal de la demoiselle.

RAISIN.

Et où est Euphrosine ?

MADAME VATRIN.

Elle est remontée dans la calèche, et elle vous demande.

RAISIN.

Eh bien, soit, attendez, c’est cela !... Au revoir ! au revoir, papa Vatrin ! Nous avons à causer, et longuement. Je vais la reconduire, et, dans une heure – les chevaux sont bons –, dans une heure, je serai ici, et si vous êtes bon garçon...

GUILLAUME.

Si je suis bon garçon ?

RAISIN.

Eh bien, touchez là ! je ne vous en dis pas davantage... Au revoir, père Guillaume ! Au revoir, maman Vatrin ! soignez la gibelotte !

GUILLAUME, à part.

Hum ! hum !

MADAME VATRIN.

Au revoir, monsieur le maire ! au revoir ! Faites bien nos excuses à mademoiselle Euphrosine.

Raisin sort.

 

 

Scène III

 

GUILLAUME, MADAME VATRIN

 

MADAME VATRIN.

Ah ! mon pauvre vieux, j’espère que tu gronderas Bernard.

GUILLAUME.

Et de quoi le gronderais-je, s’il te plaît ?

MADAME VATRIN.

Comment ! de ce qu’il n’a d’yeux que pour Catherine, et qu’il a à peine salué mademoiselle Raisin.

GUILLAUME.

C’est qu’il a vu mademoiselle Raisin à peu près tous les jours depuis dix-huit mois, et que, pendant ces dix-huit mois, il n’a vu que deux fois sa cousine.

MADAME VATRIN.

C’est égal... Ah ! mon Dieu, mon Dieu, le méchant enfant !

GUILLAUME.

Dis donc, la mère ?

MADAME VATRIN.

Eh bien, quoi ?

GUILLAUME.

As-tu entendu ce que t’a dit M. Raisin ?

MADAME VATRIN.

À quel propos ?

GUILLAUME.

À propos de la gibelotte... Il t’a recommandé de la soigner.

MADAME VATRIN.

Eh bien ?

GUILLAUME.

Eh bien, je crois qu’elle brûle.

MADAME VATRIN.

Ah ! oui, je comprends, tu me renvoies ?

GUILLAUME.

Je ne te renvoie pas ; je te dis seulement d’aller voir à la cuisine si j’y suis.

MADAME VATRIN.

C’est bon ! on y va, à la cuisine, on y va.

GUILLAUME.

Regarde un peu, la mère : quand on pense que ce n’est pas plus difficile que cela d’être aimable, et que tu l’es si rarement !

MADAME VATRIN.

Je suis aimable parce que je m’en vais ? C’est gracieux, ce que tu me dis là !...

Guillaume s’approche de la fenêtre, et se met à siffler la vue.

Ah ! oui, siffle la vue... Enfin !...

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

GUILLAUME, seul

 

Oui, je siffle la vue... Je siffle la vue, parce que je vois mes pauvres chers enfants, et que ça me fait plaisir de les voir. Tenez, ne dirait-on pas deux anges du bon Dieu, tant ils sont beaux et souriants ? Ils viennent par ici... Ne les dérangeons pas...

Il monte l’escalier, s’arrête à la porte de sa chambre pour voir encore les deux jeunes gens, et ne disparaît qu’au moment où ils entrent.

Dieu vous bénisse, enfants !... Ils ne m’entendent pas ; tant mieux ! C’est qu’ils écoutent une autre voix qui chante plus doucement que la mienne.

 

 

Scène V

 

BERNARD, CATHERINE

 

CATHERINE.

M’aimeras-tu toujours ?

BERNARD.

Toujours !

CATHERINE.

Eh bien, c’est singulier, cette promesse, qui devrait me remplir le cœur de joie, me rend toute triste.

BERNARD.

Pauvre Catherine ! si je te rends triste en te disant que je t’aime, je ne sais plus que te dire pour t’égayer, alors.

CATHERINE.

Bernard, tes parents sont mariés depuis vingt-six ans ; sauf quelques petites querelles sans importance, ils vivent aussi heureux que le premier jour de leur mariage ; chaque fois que je les regarde, je me demande si nous serons aussi heureux, et surtout si nous serons aussi longtemps heureux qu’ils l’ont été.

BERNARD.

Et pourquoi pas ?

CATHERINE.

Cette question que je te fais, Bernard, si j’avais une mère, ce serait cette mère qui, inquiète pour le bonheur de sa fille, te la ferait elle-même. Mais je n’ai ni père ni mère ; je suis orpheline, et tout mon bonheur, comme tout mon amour, est entre tes mains. Écoute, Bernard : si tu crois qu’il te soit possible de m’aimer un jour moins que tu ne m’aimes à cette heure, rompons à l’instant... J’en mourrai, je le sais bien ; mais si tu devais ne plus m’aimer un jour, oh ! je préférerais mourir tandis que tu m’aimes, plutôt que d’attendre ce jour-là.

BERNARD.

Regarde-moi, Catherine, et tu liras ma réponse dans mes yeux.

CATHERINE.

Mais t’es-tu éprouvé, Bernard ? es-tu sûr que ce n’est pas l’amitié d’un frère, que c’est bien l’amour d’un amant que tu as pour moi ?

BERNARD.

Je ne me suis pas éprouvé ; mais tu m’as éprouvé, toi.

CATHERINE.

Moi ! Et comment cela ?

BERNARD.

Par tes dix-huit mois d’absence ! Crois-tu que ce n’est pas une épreuve suffisante que ces dix-huit mois de séparation ? À part mes deux voyages à Paris, depuis ton départ, je n’ai pas vécu ; car cela ne s’appelle pas vivre, que de vivre sans son âme, de ne rien aimer, de n’avoir goût à rien, d’être sans cesse de mauvaise humeur... Eh ! mon Dieu, tous ceux qui me connaissent te le diront... Ma forêt, cette belle forêt où je suis né, mes grands arbres pleins de murmures, mes beaux hêtres à l’écorce d’argent ; eh bien, depuis ton départ, rien de tout cela ne me plaisait plus. Autrefois, quand, le matin, je partais pour la chasse, dans la voix de tous les oiseaux qui s’éveillaient, qui chantaient l’aurore au Seigneur, j’entendais ta voix... Le soir, quand je revenais, que, quittant mes compagnons qui suivaient le sentier, je m’enfonçais dans le bois, c’est qu’il y avait comme un beau fantôme blanc qui m’appelait, qui glissait entre les arbres, qui me montrait mon chemin, qui disparaissait à mesure que j’approchais de la maison, et que je retrouvais debout et m’attendant à la porte... Depuis que tu es partie, Catherine, il n’y a pas eu de matinée où je n’aie dit aux autres : « Où sont donc les oiseaux ? Je ne les entends plus chanter comme autrefois ! » Et il n’y a pas eu de soir où, au lieu d’arriver avant mes compagnons, gai et dispos, je ne sois arrivé le dernier, las, triste et fatigué.

CATHERINE.

Cher Bernard !

BERNARD.

Mais, depuis que tu es là, tout est changé ! Les oiseaux sont revenus dans les branches ; mon beau fantôme, j’en suis sûr, m’attend là-bas sous la futaie pour me faire quitter le sentier et me guider vers la maison, et, sur le seuil de cette maison, oh ! sur ce seuil, je suis certain maintenant de retrouver, non plus le fantôme de l’amour, mais la réalité du bonheur !

CATHERINE.

Oh ! mon Bernard, combien je t’aime !

BERNARD.

Et puis... et puis... Mais non, je ne veux pas te parler de cela.

CATHERINE.

Parle-moi de tout ; dis-moi tout ; je veux tout savoir.

BERNARD.

Et puis, Catherine, quand, ce matin, ce mauvais esprit de Mathieu m’a montré cette lettre du Parisien, la lettre où cet homme te parlait, à toi, ma Catherine, à qui je ne parle, moi, que comme à la sainte Vierge ! te parlait, à toi, mon beau muguet des bois, ainsi qu’il parle à ces filles de la ville, eh bien, j’ai senti une telle douleur, que j’ai cru que j’allais mourir ! et, en même temps, une telle rage, que je me suis dit : « Je vais mourir ; mais avant que de mourir, oh ! du moins, je le tuerai ! »

CATHERINE.

Oui, et voilà pourquoi tu es parti par la route de Gondreville avec ton fusil chargé, au lieu d’attendre ici tranquillement ta Catherine ; voilà pourquoi tu as fait six lieues en deux heures et demie, au risque de mourir de chaleur et de fatigue ! Mais tu as été puni : tu as revu ta Catherine une heure plus tard. Il est vrai que l’innocente a été punie avec le coupable... Jaloux !

BERNARD.

Oui, jaloux, tu as dit le mot. Oh ! tu ne sais pas ce que c’est que la jalousie, toi !

CATHERINE.

Si fait ! si ! car, un instant, j’ai été jalouse... Oh ! mais sois tranquille, je ne le suis plus.

BERNARD.

C’est-à-dire, vois-tu, Catherine, c’est-à-dire que si le malheur eût voulu que tu n’eusses pas reçu cette lettre, ou que, l’ayant reçue, tu n’eusses rien changé à ta route ; que si enfin tu fusses venue par Villers-Cotterêts, et que tu eusses rencontré ce fat... Tiens, à cette seule pensée, Catherine, ma main s’étend vers mon fusil... et... CATHERINE, apercevant Chollet sur le seuil de la porte.

Tais-toi ! tais-toi !

BERNARD.

Moi, me taire ! et pourquoi ?

CATHERINE.

Là ! là ! il est là, sur la porte !

BERNARD.

Lui ! Et que vient-il faire ici ?

CATHERINE.

Silence ! c’est ta mère elle-même qui l’a invité à venir, avec M. le maire et mademoiselle Euphrosine... Bernard, sois calme, il est ton hôte.

 

 

Scène VI

 

BERNARD, CATHERINE, CHOLLET

 

CHOLLET.

Pardon, monsieur Bernard, mais je cherchais...

BERNARD.

Oui ; et, en cherchant, vous avez trouvé ce que vous ne cherchiez pas.

CATHERINE, bas.

Bernard ! Bernard !

BERNARD.

Laisse, Catherine ; j’ai quelques mots à dire à M. Chollet : ces mots une fois dits, la question clairement et nettement posée entre nous, tout sera fini.

CATHERINE, de même.

Du sang-froid, mon ami !

BERNARD.

Sois tranquille ; mais laisse-moi dire deux mots à monsieur, ou, par ma foi, au lieu de deux mots, je lui en dirai quatre.

CATHERINE.

Soit ; mais...

BERNARD.

Mais je te dis d’être tranquille !

Il écarte avec une certaine rudesse Catherine, qui sort par la porte donnant sur la grande route.

 

 

Scène VII

 

CHOLLET, BERNARD

 

BERNARD, allant à Chollet.

Eh bien, moi aussi, monsieur, je cherchais quelque chose, ou plutôt quelqu’un ; mais, plus heureux que vous, ce quelqu’un, je l’ai trouvé... Je vous cherchais, monsieur Chollet !

CHOLLET.

Moi ?

BERNARD.

Oui, vous !

CHOLLET.

Mais je ne suis pas difficile à trouver, il me semble, monsieur Bernard.

BERNARD.

Excepté quand vous partez à cinq heures du matin en tilbury pour aller attendre la diligence de Paris sur la route de Gondreville.

CHOLLET.

Je sors le matin à l’heure qu’il me plaît de sortir ; je vais où il me convient d’aller ; cela ne regarde que moi, monsieur Bernard.

BERNARD.

Vous avez parfaitement raison, monsieur ; mais il y a une vérité que vous ne me contesterez pas plus, je l’espère, quoiqu’elle vienne de moi, que je ne conteste celle qui vient de vous.

CHOLLET.

Laquelle ?

BERNARD.

C’est que chacun est maître de son bien.

CHOLLET.

Je ne conteste pas cela, monsieur.

BERNARD.

Maintenant, vous comprenez, monsieur Chollet : mon bien, c’est mon champ si je suis métayer ; c’est mon étable si je suis éleveur de bestiaux ; c’est ma ferme si je suis fermier... Eh bien, un sanglier sort de la forêt et vient dévaster mon champ : je me mets à l’affût, et je tue le sanglier. Un loup sort du bois pour étrangler mes moutons : j’envoie une balle au loup, et le loup en est pour sa balle. Un renard entre dans ma ferme et étrangle mes poules : je prends le renard au piège et je lui écrase la tête à coups de talon de botte ; tant pis pour le renard ! Tant que le champ n’était pas à moi, tant que les moutons ne m’appartenaient pas, tant que les poules étaient à d’autres, je ne me reconnaissais pas ce droit ; mais du moment que champs, moutons et poules sont à moi, c’est différent... À propos, monsieur Chollet, j’ai l’honneur de vous annoncer que, sauf le consentement du père et de la mère, je vais épouser Catherine, et que, dans quinze jours, Catherine sera ma femme... ma femme à moi, mon bien, ma propriété ; ce qui veut dire : gare au sanglier qui viendrait dévaster mon champ ! gare au loup qui tournerait autour de ma brebis ! gare au renard qui convoiterait mes poules !... Maintenant, si vous avez quelques objections à faire à ce que je viens de dire, faites-les, monsieur Chollet ; faites-les tout de suite. Je vous écoute.

Catherine et l’abbé Grégoire paraissent sur le seuil de la porte.

CHOLLET.

Malheureusement, monsieur, vous ne m’écoutez pas seul.

BERNARD, se retournant.

Pas seul ?

CHOLLET.

Non. Vous plaît-il que je vous réponde devant une femme et devant un prêtre ?

BERNARD.

Non ; vous avez raison. Silence !

CHOLLET.

Alors, à demain, n’est-ce pas ?

BERNARD.

À demain, après-demain, quand vous voudrez, où vous voudrez, comme vous voudrez !

CHOLLET.

Très bien.

Il salue et sort.

 

 

Scène VIII

 

BERNARD, CATHERINE, L’ABBÉ GRÉGOIRE

 

CATHERINE.

Mon ami, voici notre cher abbé Grégoire, que nous aimons de tout notre cœur, et que, moi, pour mon compte, je n’avais pas vu depuis dix-huit mois...

L’ABBÉ.

Bonjour, mon cher Bernard ! bonjour !

BERNARD, lui prenant et lui baisant la main.

Soyez le bienvenu, homme de paix, dans cette maison où l’on ne demande pas mieux que de vivre en paix !

Riant.

Voyons, que venez-vous faire, monsieur l’abbé ?

L’ABBÉ.

Moi ?

BERNARD.

Je parie que vous ne savez pas ce que vous venez faire, ou plutôt ce que vous allez faire dans cette maison, qui est toute joyeuse de vous voir.

L’ABBÉ.

L’homme propose et Dieu dispose. Je me tiens à la disposition de Dieu. Quant à moi, je me propose tout simplement de faire une visite au père.

BERNARD.

L’avez-vous vu ?

L’ABBÉ.

Pas encore

BERNARD, regardant Catherine.

Monsieur l’abbé, vous êtes toujours le bienvenu, mais mieux venu encore aujourd’hui que les autres jours.

L’ABBÉ.

Oui, je devine, à cause de l’arrivée de la chère enfant.

BERNARD.

Un peu à cause de cela, cher abbé, et beaucoup à cause d’autre chose.

L’ABBÉ.

Eh bien, mes enfants, vous allez me raconter cela.

BERNARD.

Un fauteuil !

L’abbé s’assied, les deux jeunes gens se tiennent l’un à sa droite, l’autre à sa gauche.

Écoutez, monsieur l’abbé ; je devrais peut-être vous faire un grand discours, mais j’aime mieux vous dire la chose en deux mots : nous voulons nous marier, Catherine et moi.

L’ABBÉ.

Ah ! ah ! tu aimes Catherine ?

BERNARD.

Je crois bien que je l’aime !

L’ABBÉ.

Et toi, tu aimes Bernard, mon enfant ?

CATHERINE.

Oh ! de toute mon âme !

L’ABBÉ.

Mais il me semble que c’est aux grands parents que vous devriez dire cela.

BERNARD.

C’est vrai ; mais vous êtes l’ami de mon père, vous êtes le confesseur de ma mère, vous êtes notre cher abbé à tous. Eh bien, causez de cela avec le père, lequel en causera avec la mère ; tâchez de nous avoir leur consentement, ce qui ne sera pas difficile, et vous verrez deux jeunes gens bien heureux... Eh ! tenez, voilà justement le père qui sort de sa chambre... Vous connaissez la redoute qu’il s’agit d’emporter, chargez à fond ! Pendant ce temps-là, nous nous promènerons, Catherine et moi, en chantant vos louanges.

Il prend le bras de Catherine et sort avec elle.

 

 

Scène IX

 

L’ABBÉ, GUILLAUME

 

GUILLAUME, au haut de l’escalier.

Je vous voyais venir de loin, et je me disais : « C’est l’abbé ! mais, mon Dieu, c’est l’abbé ! » Seulement, je n’y pouvais pas croire... Quelle chance ! aujourd’hui justement ! Je parie que vous venez, non pas pour nous, mais pour Catherine.

L’ABBÉ.

Eh bien, non, vous vous trompez ; car j’ignorais son arrivée.

GUILLAUME.

Alors, vous n’aurez été que plus joyeux de la trouver ici, n’est-ce pas ? Hein ! comme elle est embellie !... Vous restez à dîner, j’espère ? Ah ! je vous en préviens, monsieur l’abbé, tout ce qui entre aujourd’hui dans la maison n’en sort plus qu’à deux heures du matin.

Il descend les dernières marches et tend les deux mains à l’abbé.

L’ABBÉ.

À deux heures du matin ! Mais cela ne m’est jamais arrivé, de me coucher à deux heures du matin !

GUILLAUME.

Bah ! et le jour de la messe de minuit ?

L’ABBÉ.

Mais comment m’en irai-je ?

GUILLAUME.

M. le maire vous reconduira dans sa calèche.

L’ABBÉ.

Hum ! nous ne sommes pas très bien, M. le maire et moi.

GUILLAUME.

C’est votre faute.

L’ABBÉ.

Comment, c’est ma faute ?

GUILLAUME.

Oui, vous aurez eu le malheur de dire devant lui :

Le bien d’autrui tu ne prendras

Ni retiendras à ton escient.

L’ABBÉ.

Eh bien, au risque de m’en retourner de nuit et à pied, je serai des vôtres.

GUILLAUME.

Bravo ! vous me rendez toute ma belle humeur, l’abbé.

L’ABBÉ.

Tant mieux ! j’avais besoin de vous trouver dans ces dispositions-là.

GUILLAUME.

Moi ?

L’ABBÉ.

Oui ; vous êtes un peu grognon, parfois.

GUILLAUME.

Allons donc !

L’ABBÉ.

Et, aujourd’hui, justement...

GUILLAUME.

Quoi ?

L’ABBÉ.

Eh bien, aujourd’hui, j’ai par-ci par-là deux ou trois choses à vous demander...

GUILLAUME.

À moi ! deux ou trois choses ?

L’ABBÉ.

Voyons, mettons deux afin de ne pas trop vous effrayer. Vous devez, au reste, être accoutumé à cela, père Guillaume. Chaque fois que je tends la main vers vous, c’est pour vous dire : « La charité, cher monsieur Vatrin, s’il vous plaît ! »

GUILLAUME.

Eh bien, qu’est-ce ? Voyons, de quoi s’agit-il ?

L’ABBÉ.

Il s’agit d’abord du vieux Pierre.

GUILLAUME.

Ah ! oui, pauvre diable ! je sais son malheur. Ce vagabond de Mathieu est parvenu à le faire renvoyer de chez M. Raisin.

L’ABBÉ.

Il y était depuis vingt ans, et, à cause d’une lettre perdue...

GUILLAUME.

M. Raisin a eu tort... Je le lui ai déjà dit ce matin, et vous le lui répéterez quand il va revenir. On ne chasse pas un serviteur de vingt ans ; c’est un membre de la famille. Moi, je ne chasserais pas un chien qui serait depuis dix ans dans ma cour. L’ABBÉ. Oh ! je connais votre bon cœur, père Guillaume ; aussi, dès le matin, je me suis mis en route afin de faire une collecte pour le bonhomme ; les uns m’ont donné dix sous, les autres vingt ; alors, j’ai pensé à vous, je me suis dit : « Je vais aller trouver le père Vatrin ; c’est une lieue et demie pour aller, une lieue et demie pour revenir, trois lieues en tout ; à vingt sous par lieue, cela fera trois francs. Sans compter que j’aurai le plaisir de lui serrer la main.

GUILLAUME.

Dieu vous récompense, monsieur l’abbé ! vous êtes un brave cœur... Tenez !

Il lui donne dix francs.

L’ABBÉ.

Oh ! dix francs, c’est beaucoup pour votre petite fortune, cher monsieur Vatrin.

GUILLAUME.

Je dois quelque chose de plus que les autres, puisque c’est moi qui ai recueilli ce louveteau de Mathieu, et que c’est en quelque sorte de chez moi qu’il est sorti pour faire le mal.

L’ABBÉ.

J’aimerais mieux, cher papa Guillaume, que vous ne me donnassiez que trois francs, ou même rien du tout, et que vous lui permissiez de ramasser un peu de bois sur votre garderie.

GUILLAUME.

Le bois de ma garderie appartient à l’État, mon cher abbé, tandis que mon argent est à moi. Prenez donc l’argent, et que Pierre se garde de toucher au bois... Maintenant, voilà une affaire réglée. Passons à l’autre. Qu’avez-vous encore à me demander ?...

L’ABBÉ.

Je me suis chargé d’une pétition...

GUILLAUME.

Pour qui ?

L’ABBÉ.

Pour vous.

GUILLAUME.

Une pétition pour moi ? Bon ! voyons-la.

L’ABBÉ.

Elle est verbale.

GUILLAUME.

De qui, la pétition ?

L’ABBÉ.

De Bernard.

GUILLAUME.

Que veut-il ?

L’ABBÉ.

Il veut...

GUILLAUME.

Achevez donc.

L’ABBÉ.

Il veut se marier.

GUILLAUME.

Oh ! oh ! oh !...

L’ABBÉ.

Et pourquoi oh ! oh ! oh ! ? N’est-il pas en âge ?

GUILLAUME.

Si fait ; mais avec qui veut-il se marier ?

L’ABBÉ.

Avec une bonne fille qu’il aime et dont il est aimé.

GUILLAUME.

Pourvu que ce ne soit pas mademoiselle Euphrosine qu’il aime, je lui permets d’épouser qui il voudra, fût-ce ma grand’mère.

L’ABBÉ.

Tranquillisez-vous, mon bon ami : la femme qu’il aime, c’est Catherine.

GUILLAUME.

Vrai ? Bernard aime Catherine, et Catherine l’aime ?

L’ABBÉ.

Ne vous en doutiez-vous pas un peu ?

GUILLAUME.

Si ; mais j’avais peur de me tromper.

L’ABBÉ.

Alors, vous consentez ?

GUILLAUME.

De grand cœur ! Mais...

L’ABBÉ.

Mais quoi ?

GUILLAUME.

Mais seulement, il faut en parler à la vieille. Tout ce que nous avons fait depuis vingt-six ans, nous l’avons fait d’accord. Bernard est son fils comme le mien... Il faut en parler à la vieille, d’autant plus... Monsieur l’abbé, croyez-moi, c’est nécessaire...

Appelant.

Eh ! la mère ! Viens ici !

Se rapprochant de l’abbé.

Ah ! ce coquin de Bernard ! Eh bien, c’est la bêtise la plus spirituelle qu’il aura faite de sa vie.

Appelant de nouveau.

Eh ! la mère ! viens donc !

 

 

Scène X

 

L’ABBÉ, GUILLAUME, MADAME VATRIN, les mains enfarinées

 

MADAME VATRIN.

Mon Dieu, que c’est donc bête, de me déranger comme cela, quand je suis en train de faire une pâte !

GUILLAUME.

Viens ici, on te dit.

MADAME VATRIN.

Tiens, M. l’abbé Grégoire !... Votre servante, monsieur l’abbé... Je ne savais pas que vous fussiez là ; sans quoi, on n’aurait pas eu besoin de m’appeler.

GUILLAUME.

Bon ! entendez-vous ? la voilà partie !

MADAME VATRIN.

Vous vous portez bien ? Et votre nièce, mademoiselle Alexandrine, elle se porte bien aussi ? Vous savez que tout le monde est en joie dans la maison, à cause du retour de Catherine.

GUILLAUME.

Bien ! bien ! bien ! Vous m’aiderez à lui mettre une martingale, n’est-ce pas, monsieur l’abbé, si je n’en viens pas à bout tout seul ?

MADAME VATRIN.

Pourquoi m’as-tu appelée, alors, si tu m’empêches de complimenter M. l’abbé et de lui demander de ses nouvelles ?

GUILLAUME.

Je t’ai appelée pour que tu me fasses un plaisir.

MADAME VATRIN.

Lequel ?

GUILLAUME.

Celui de me donner ton opinion, en deux mots et sans phrases, sur une affaire... Bernard veut se marier avec Catherine.

MADAME VATRIN.

Avec Catherine ?

GUILLAUME.

Oui ; et maintenant, ton opinion... Allons, vite !

MADAME VATRIN.

Catherine est une brave enfant, une bonne fille...

GUILLAUME.

Ça va bien ; continue.

MADAME VATRIN.

Qui ne pourrait pas nous faire de honte...

GUILLAUME.

En route ! en route !

MADAME VATRIN.

Seulement, elle n’a rien.

GUILLAUME.

Femme, ne mets pas dans la balance quelques misérables écus et le malheur de ces pauvres enfants.

MADAME VATRIN.

Mais sans argent, vieux, on vit mal.

GUILLAUME.

Mais sans amour, vieille, on vit bien plus mal encore, va !

MADAME VATRIN.

Ça, c’est vrai.

GUILLAUME.

Quand nous nous sommes mariés, est-ce que nous en avions, nous, de l’argent ? Nous étions gueux comme deux rats ; sans compter qu’aujourd’hui, nous ne sommes pas encore très riches. Eh bien, qu’aurais-tu dit alors, si nos parents avaient voulu nous séparer, sous prétexte qu’il nous manquait quelques centaines d’écus pour nous mettre en ménage ?

MADAME VATRIN.

Tout cela est bel et bon, mais ce n’est pas le principal obstacle... GUILLAUME.

Bon ! Et le principal obstacle, quel est-il ? Voyons !

MADAME VATRIN.

Oh ! tu me comprends bien.

GUILLAUME.

N’importe ! Fais comme si je ne te comprenais pas.

MADAME VATRIN.

Guillaume, Guillaume, nous ne pouvons pas prendre ce mariage-là sur notre conscience.

GUILLAUME.

Pourquoi cela ?

MADAME VATRIN.

Dame, parce que... Catherine est hérétique !

GUILLAUME.

Ah ! pauvre femme !... Je me doutais que ce serait là la pierre d’achoppement, et cependant je ne voulais pas y croire.

MADAME VATRIN.

Que veux-tu, vieux ! comme j’étais, il y a vingt ans, je suis encore aujourd’hui. Je me suis opposée au mariage de sa pauvre mère avec Frédéric Blum. Malheureusement, c’était ta sœur, elle était libre et n’avait pas besoin de mon consentement. Mais je lui ai dit : « Rose, souviens-toi de ma prédiction, cela te portera malheur, d’épouser un hérétique. » Elle ne m’a pas écoutée, elle s’est mariée, et ma prédiction s’est accomplie : le père a été tué, la mère est morte, et la petite fille est restée orpheline.

GUILLAUME.

Ne vas-tu pas lui reprocher cela !

MADAME VATRIN.

Non ; mais je lui reproche d’être hérétique !

GUILLAUME.

Mais, malheureuse, sais-tu ce que c’est qu’une hérétique ?

MADAME VATRIN.

C’est une créature qui sera damnée.

GUILLAUME.

Même si elle est honnête ?... Ah ! mille millions !...

MADAME VATRIN.

Jure si tu veux ; mais cela n’y changera rien, de jurer.

GUILLAUME.

Tu as raison ; aussi, je ne m’en mêle plus. Maintenant, vous avez entendu, monsieur l’abbé : à votre tour ! Ô femmes ! femmes ! que vous avez bien été créées et mises au monde pour faire damner le genre humain !

Il va s’asseoir sur l’appui de la fenêtre et fume avec rage.

L’ABBÉ.

Voyons, chère madame Vatrin, n’avez-vous donc point d’autre objection à ce mariage que la différence de religion ?

MADAME VATRIN.

Il me semble que cela suffit.

L’ABBÉ.

Allons, allons, en conscience, au lieu de dire non, madame Vatrin, vous devriez dire oui.

GUILLAUME.

Prenez garde !

MADAME VATRIN.

Oh ! monsieur l’abbé, c’est vous qui me poussez à donner mon consentement à un pareil mariage !

L’ABBÉ.

Sans doute.

MADAME VATRIN.

Eh bien, je vous dis, moi, que ce serait, au contraire, votre devoir de vous y opposer.

L’ABBÉ.

Mon devoir, chère madame Vatrin, est, dans l’étroite voie où je marche, de donner à ceux qui me suivent le plus de bonheur possible ; mon devoir est de consoler les malheureux, et surtout d’aider à être heureux ceux qui peuvent le devenir.

MADAME VATRIN.

Ce mariage serait la perte de l’âme de mon enfant, je refuse !

L’ABBÉ.

Voyons, raisonnons, chère madame Vatrin.

GUILLAUME.

Ah ! oui ! est-ce que l’on raisonne avec elle !

L’ABBÉ.

Catherine ne vous a-t-elle pas toujours aimée et respectée comme une mère ?

MADAME VATRIN.

Oh ! sur ce chapitre, je n’ai rien à dire... Toujours ! et c’est une justice à lui rendre.

L’ABBÉ.

Elle est douce, bonne, bienfaisante ?

MADAME VATRIN.

Elle est tout ça.

L’ABBÉ.

Pieuse, sincère, modeste ?

MADAME VATRIN.

Oui.

L’ABBÉ.

Eh bien, alors, chère madame Vatrin, que votre conscience se tranquillise : la religion qui enseigne toutes ces vertus à Catherine ne perdra pas l’âme de votre fils.

MADAME VATRIN.

Non, monsieur l’abbé, non, ça ne se peut pas.

L’ABBÉ.

Je vous en prie !

MADAME VATRIN.

Non !

L’ABBÉ.

Je vous en supplie !

MADAME VATRIN.

Non ! non !

L’ABBÉ.

Je vous en conjure !

MADAME VATRIN.

Non ! non ! non !

L’ABBÉ.

Mon Dieu, mon Dieu, vous si bon, vous si clément, vous si miséricordieux, vous qui n’avez qu’un regard pour juger les hommes, qu’un cœur pour les aimer tous d’un amour infini, vous voyez dans quel aveuglement est cette mère, qui donne à son erreur le nom de piété ; mon Dieu, éclairez-la !

MADAME VATRIN.

Non ! non ! non ! non !

GUILLAUME.

Oh ! vieille mule !

MADAME VATRIN.

Fais ce que tu voudras, je sais que tu es le maître ; mais si tu les maries, ce sera contre mon gré.

GUILLAUME, s’avançant.

Eh bien, vous l’entendez, monsieur l’abbé ?

L’ABBÉ.

Patience, mon cher Guillaume !

GUILLAUME.

Patience ! Mais l’homme qui aurait de la patience en pareille occasion ne serait pas un homme, ce serait une brute qui ne vaudrait pas une charge de poudre.

L’ABBÉ, à demi-voix.

Elle a bon cœur ; soyez tranquille, elle reviendra d’elle-même.

GUILLAUME.

Oui, c’est possible... D’ailleurs, je ne veux pas qu’elle accepte mon opinion comme contrainte et forcée ; je ne veux pas qu’elle joue la mère désolée, la femme martyre. Je lui donne toute la journée pour réfléchir, et si ce soir elle ne vient pas d’elle-même me dire : « Vieux, tu avais raison, il faut marier les enfants ! »

Madame Vatrin fait signe que non.

Si elle ne vient pas dire cela...

Elle continue de faire signe que non.

Eh bien ! écoutez, monsieur l’abbé, il y a vingt-six ans que nous sommes ensemble ; oui, vingt-six ans au 15 juin prochain ; eh bien, monsieur l’abbé, foi d’homme d’honneur, nous nous séparerons comme si c’était d’hier, et nous finirons le peu de jours qui nous restent à vivre, elle de son côté, moi du mien.

MADAME VATRIN.

Que dit-il là ?

L’ABBÉ.

Monsieur Vatrin !...

GUILLAUME.

Je dis... je dis la vérité, entends-tu, femme !

MADAME VATRIN.

Oh ! oui, j’entends... Oh ! malheureuse ! malheureuse !

Elle sort en sanglotant.

 

 

Scène XI

 

L’ABBÉ, GUILLAUME

 

GUILLAUME.

Oh ! oui, va-t’en ! va-t’en !

L’ABBÉ.

Mon cher Guillaume, voyons, du courage, et surtout du sang-froid !

GUILLAUME.

Mais avez-vous vu pareille chose ? dites, l’avez-vous jamais vue ?

L’ABBÉ.

J’ai encore bon espoir. Il faut que les enfants la voient ; il faut que les enfants lui parlent.

GUILLAUME.

Non, elle ne les verra pas ; non, elle ne leur parlera pas ! Il ne sera pas dit qu’elle aura été bonne par pitié. Non, elle sera bonne pour être bonne, ou je n’ai plus rien à faire avec elle... Que les enfants la voient ? que les enfants lui parlent ? Non, j’en aurais honte. Je ne veux pas qu’ils sachent qu’ils ont pour mère une pareille sotte !

 

 

Scène XII

 

L’ABBÉ, GUILLAUME, BERNARD, entr’ouvrant la porte

 

BERNARD.

Eh bien, père ?

GUILLAUME, bas, à l’abbé.

Silence sur la vieille, monsieur l’abbé, je vous prie !

Se tournant vers Bernard.

Qui t’a appelé ?

BERNARD.

Mon père...

GUILLAUME.

Je te demande qui t’a appelé ? Réponds.

BERNARD.

Personne, je le sais ; mais j’espérais...

GUILLAUME.

Va-t’en ! tu étais un sot d’espérer.

BERNARD.

Mon père ! mon cher père ! une bonne parole, une seule !

GUILLAUME.

Va-t’en !

BERNARD.

Pour l’amour de Dieu !

GUILLAUME.

Je te dis de t’en aller ; il n’y a rien à faire ici pour toi.

BERNARD.

Père ! la mère pleure et ne répond pas ; vous pleurez, et vous me chassez !

GUILLAUME.

Tu te trompes, je ne pleure pas.

BERNARD, descendant la scène.

Que se passe-t-il ?

L’ABBÉ.

Du calme, Bernard ! du calme ! Tout peut changer.

BERNARD.

Oh ! malheureux que je suis ! vingt-cinq ans d’amour pour mon père, et mon père ne m’aime pas !

L’ABBÉ.

Malheureux, oui, malheureux que tu es ; car tu blasphèmes !

BERNARD.

Mais vous voyez bien que le père ne m’aime pas, monsieur l’abbé, puisqu’il me refuse la seule chose qui puisse faire mon bonheur.

GUILLAUME.

Vous l’entendez ! voilà comme cela juge... Jeunesse ! jeunesse !

BERNARD.

Mais il ne sera pas dit que, pour obéir à un caprice, j’abandonnerai la pauvre fille ; elle n’a ici qu’un ami, mais cet ami lui tiendra lieu de tous les autres.

GUILLAUME.

Je t’ai déjà dit trois fois de t’en aller, Bernard.

BERNARD.

Je m’en vais ; mais j’ai vingt-cinq ans, vingt-cinq ans passés. Je suis libre de mes actions, et ce que l’on me refuse si cruellement, eh bien, la loi me donne le droit de le prendre, et je le prendrai.

GUILLAUME.

La loi ! je crois, Dieu me pardonne, qu’un fils a dit : La loi ! devant son père.

BERNARD.

Est-ce ma faute ?

GUILLAUME.

La loi !

BERNARD.

Vous me poussez à bout...

GUILLAUME.

La loi !... Sors d’ici ! La loi ! à ton père !... Sors d’ici, malheureux ! et ne reparais jamais devant mes yeux... La loi ! la loi !

BERNARD.

Mon père, je m’en vais, puisque vous me chassez ; mais souvenez-vous de cette heure où vous avez dit à votre fils unique, qui vous aimait et vous vénérait à l’égal du bon Dieu : « Enfant, sors de ma maison ! » Oui, souvenez-vous-en, et que tout ce qui arrivera retombe sur vous !

Bernard prend son fusil et s’élance hors de la maison. Guillaume va pour se précipiter vers lui, mais l’abbé le retient.

 

 

Scène XIII

 

GUILLAUME, L’ABBÉ

 

GUILLAUME.

Que faites-vous, monsieur l’abbé ? N’avez-vous pas entendu ce que vient de dire ce misérable ?

L’ABBÉ.

Père, tu as été trop dur pour ton fils.

GUILLAUME.

Trop dur ! Vous aussi ! Est-ce moi qui ai été trop dur, ou la mère ? Vous et Dieu le savez. Trop dur, quand j’avais des larmes plein les yeux en lui parlant ; car je l’aime, ou plutôt je l’aimais comme on aime son enfant unique.

Étouffant.

Mais maintenant, qu’il aille où il voudra, pourvu qu’il s’en aille ; qu’il devienne ce qu’il pourra, pourvu que je ne le revoie plus !

L’ABBÉ.

L’injustice engendre l’injustice, Guillaume ; prenez garde, après avoir été dur dans la colère, d’être injuste à cœur reposé. Dieu vous a déjà pardonné la colère et l’emportement ; il ne vous pardonnerait pas l’injustice.

 

 

Scène XIV

 

GUILLAUME, L’ABBÉ, CATHERINE

 

CATHERINE, se précipitant dans la chambre.

Cher père ! cher père ! qu’y a-t-il donc ? que s’est-il donc passé ?

GUILLAUME, à part.

Bon ! voilà l’autre, maintenant.

CATHERINE.

Bernard m’a embrassée trois fois en pleurant ; il a pris son fusil et son couteau de chasse, et il est parti, courant comme un fou !

GUILLAUME.

Bernard est un malheureux ; et toi...

CATHERINE, se jetant dans ses bras.

Mon père !

GUILLAUME, changeant de ton.

Toi, tu es une bonne fille !... Embrasse-moi, mon enfant ! Ah ! monsieur l’abbé, j’ai été dur, c’est vrai ; mais vous savez à qui la faute. Tâchez d’arranger cela, si c’est encore possible. Quant à moi, je vais faire un tour dans la forêt. J’ai remarqué que l’ombre et la solitude donnaient toujours de bons conseils... Au revoir !

 

 

Scène XV

 

L’ABBÉ, CATHERINE

 

CATHERINE.

Au nom du ciel ! monsieur l’abbé, ayez pitié de moi ; racontez-moi ce qui s’est passé.

L’ABBÉ, lui prenant les deux mains.

Mon enfant, vous êtes si bonne, si pieuse, si dévouée, que vous ne pouvez avoir que des amis ici-bas et au ciel. Demeurez donc en espérance ; n’accusez personne, et laissez à la bonté de Dieu, aux prières des anges, à l’amour de vos parents le soin d’arranger les choses.

CATHERINE.

Mais moi, qu’ai-je à faire au milieu de tout cela ?

L’ABBÉ.

Priez pour qu’un père et un fils qui se sont quittés dans la colère et dans les larmes se retrouvent dans le pardon et dans la joie.

Il entre chez madame Vatrin.

 

 

Scène XVI

 

CATHERINE, puis MATHIEU

 

CATHERINE.

Mon Dieu, mon Dieu, quelqu’un peut-il me dire ce qui se passe ici ?

MATHIEU.

Oui, moi, avec votre permission, mademoiselle Catherine.

CATHERINE.

Ah ! mon cher Mathieu, dis-moi où est Bernard, et pourquoi il est parti.

MATHIEU.

Bernard ?

CATHERINE.

Oui, je t’en prie ! je t’en supplie ! Je t’écoute... Parle, parle, Mathieu !

MATHIEU.

Eh bien, il est parti... Eh ! eh ! il est parti... pourquoi, faut-il vous le dire ?

CATHERINE.

Oui, oui.

MATHIEU.

Il est parti parce que M. Vatrin l’a chassé.

CATHERINE.

Chassé ! le père a chassé le fils ! Et pourquoi ?

MATHIEU.

Parce qu’il voulait vous épouser malgré tout le monde, l’enragé !

CATHERINE.

Chassé ! chassé à cause de moi de la maison de son père !

Elle se laisse tomber sur une chaise.

MATHIEU.

Ah ! je crois bien ! il y a eu des gros mots, voyez-vous ; j’étais dans le fournil, j’ai tout entendu ; oh ! sans écouter ! je n’écoutais pas, non ; mais ils criaient si haut, que j’ai bien été forcé d’entendre... Il y a même eu un moment, quand M. Bernard a dit au père Guillaume : « C’est sur vous que retombera le malheur qui va arriver !... » il y a même eu un moment où j’ai cru que le vieux allait sauter sur son fusil. Oh ! ça se serait mal passé ! C’est que, le père Guillaume, ce n’est pas comme moi qui ne peux pas mettre une balle dans une porte cochère à vingt-cinq pas.

CATHERINE.

Oh ! mon Dieu, mon Dieu, pauvre Bernard !

MATHIEU.

Ah ! oui, n’est-ce pas ? ce qu’il a risqué pour vous, ça vaut bien que vous le revoyez encore une fois, dites, quand ce ne serait que pour l’empêcher de faire quelque sottise.

CATHERINE.

Ah ! oui, le revoir ! Je ne demande pas mieux ; mais comment ?

MATHIEU.

Il vous attendra ce soir.

CATHERINE.

Il m’attendra ?

MATHIEU.

Oui ; voilà ce que je suis chargé de vous dire.

CATHERINE.

Par qui ?

MATHIEU.

Par qui ?... Par lui, donc !

CATHERINE.

Et où cela m’attendra-t-il ?

MATHIEU.

À la fontaine au Prince.

CATHERINE.

À quelle heure ?

MATHIEU.

À neuf heures.

CATHERINE.

J’y serai, Mathieu, j’y serai.

MATHIEU.

N’y manquez pas, au moins !

CATHERINE.

Je n’ai garde !

MATHIEU.

Voyez-vous, ça retomberait encore sur moi. C’est qu’il n’est pas tendre, le citoyen Bernard ! Ce matin, il m’a envoyé un soufflet que la joue m’en cuit encore... Mais je suis bon garçon, moi, je n’ai pas de rancune.

CATHERINE, remontant à sa chambre.

Oh ! sois tranquille, mon bon Mathieu, Dieu te récompensera.

Elle sort.

MATHIEU, la regardant fermer sa porte.

Je l’espère bien !

Il va à la fenêtre.

Psitt ! psitt !

 

 

Scène XVII

 

MATHIEU, CHOLLET

 

CHOLLET.

Eh bien ?

MATHIEU.

Eh bien, tout va à merveille ! L’autre a tant fait de sottises, qu’il paraît qu’on en a assez comme cela.

CHOLLET.

Si bien ?

MATHIEU.

Si bien, qu’on regrette Paris et qu’on est toute prête à y retourner.

CHOLLET.

Que dois-je faire, alors ?

MATHIEU.

Ce que vous devez faire ?

CHOLLET.

Je te le demande.

MATHIEU.

Le ferez-vous ?

CHOLLET.

Sans doute.

MATHIEU.

Eh bien, courez à Villers-Cotterêts, bourrez vos poches d’argent... À huit heures, à la fête de Corcy, et, à neuf heures...

CHOLLET.

À neuf heures ?

MATHIEU.

Quelqu’un qui n’a pas pu vous parler ce matin, quelqu’un qui n’est pas revenu par Gondreville, uniquement de peur du scandale, ce quelqu’un là vous attendra à la fontaine au Prince.

CHOLLET.

Elle consent donc à partir avec moi ?

MATHIEU.

Si elle ne consent pas, ce sera à vous de la décider.

CHOLLET.

Mathieu, il y a vingt-cinq louis pour toi si tu m’as dit la vérité... Mathieu, à ce soir à neuf heures !

Il sort.

 

 

Scène XVIII

 

MATHIEU, seul

 

Vingt-cinq louis, c’est un joli denier, sans compter la vengeance. Ah ! je suis une chouette ? ah ! la chouette est un oiseau de mauvais augure ? Monsieur Bernard, la chouette vous dit bonsoir...

Il imite le cri de la chouette.

Bonsoir, monsieur Bernard !

 

 

ACTE IV

 

Un carrefour de la forêt de Villers-Cotterêts. À droite, une espèce de cabaret percé d’une porte et de deux fenêtres, ombragé par une tonnelle. À gauche, une hutte de branchages. Au fond, sur un monticule, un grand chêne.

 

 

Scène première

 

LA JEUNESSE, BOBINO

 

Ils sont assis à une table, devant le cabaret.

LA JEUNESSE.

Eh bien, voilà ! et si tu en doutes, tu pourras voir la chose de tes propres yeux. Celui dont je te parle est un nouveau venu ; il arrive d’Allemagne, du pays du père à Catherine, et s’appelle Mildet.

BOBINO.

Et où va-t-il demeurer, ce gaillard-là ?

LA JEUNESSE.

À l’autre bout de la forêt, à Montaigu. Il a une petite carabine pas plus haute que cela ; quinze pouces de canon, calibre trente ; il vous prend un fer à cheval, le cloue le long d’un mur, d’une porte cochère ou de n’importe quoi, et, à cinquante pas, il met une balle dans chacun des trous.

BOBINO.

Si bien que la muraille est percée. Pourquoi ne s’est-il pas fait maréchal ferrant ? Il n’aurait pas eu peur des coups de pied de cheval... Quand je verrai cela, je le croirai.

À un autre garde, qui entre.

N’est-ce pas, Molicar ?

 

 

Scène II

 

LA JEUNESSE, BOBINO, MOLICAR, à moitié ivre

 

MOLICAR s’arrête, écarquille les yeux, et reconnaît celui qui l’a interpellé.

Ah ! c’est toi, Bobino ?

BOBINO.

Oui, c’est moi.

MOLICAR.

Répète un peu ce que tu as dit ; je n’ai pas entendu.

BOBINO.

Rien, des bamboches ! C’est ce farceur de La Jeunesse qui me fait poser.

LA JEUNESSE.

Mais quand je te dis...

BOBINO.

Allons, un verre de vin, Molicar !

MOLICAR.

Non.

BOBINO.

Comment, non ?

MOLICAR.

Oui.

BOBINO.

Tu refuses un verre de vin, toi ?

MOLICAR.

Deux, ou pas du tout !

BOBINO.

Ah ! bravo ! à la bonne heure !

LA JEUNESSE.

Et pourquoi deux ?

MOLICAR.

Parce qu’un seul, ça ferait le treizième de ce soir.

BOBINO.

Ah ! oui...

MOLICAR.

Et que treize verres de vin, ça me porterait malheur !

BOBINO.

Superstitieux, va ! Tu auras tes deux verres... Assieds-toi là !

 

 

Scène III

 

LA JEUNESSE, BOBINO, MOLICAR, LA MÈRE TELLIER

 

LA MÈRE TELLIER.

Dites donc, Bobino, ne m’aviez-vous pas dit de vous prévenir, si l’inspecteur venait de ce côté ?

BOBINO.

Oui.

LA MÈRE TELLIER.

Eh bien, je l’ai vu de la fenêtre du premier ; il vient.

LA JEUNESSE, mettant la main à sa poche.

En ce cas...

BOBINO.

Que fais-tu ?

LA JEUNESSE.

Je paye pour deux... Tu me rendras cela plus tard. Autant vaut que M. l’inspecteur ne nous voie pas à la table d’un cabaret : il croirait qu’on en fait une habitude. Trois bouteilles, c’est trente sous, n’est-ce pas, mère Tellier ?

LA MÈRE TELLIER.

Oui, messieurs.

LA JEUNESSE.

Eh bien, voilà... Au revoir !

MOLICAR.

Oh ! les lâches ! quitter le champ de bataille quand il reste encore des ennemis...

Il emplit deux verres et les choque l’un contre l’autre.

À ta santé, Molicar !

LA JEUNESSE.

Ah ! regarde donc, Bobino !

BOBINO.

Quoi ?

LA JEUNESSE.

Bernard !... Dieu du ciel ! dans quel état est-il !

 

 

Scène IV

 

LA JEUNESSE, BOBINO, MOLICAR, LA MÈRE TELLIER, BERNARD

 

Bernard entre et s’approche d’une table ; puis il pose son fusil le long d’un poteau, s’assied et laisse tomber sa tête dans ses mains.

BOBINO.

Bonsoir, Bernard !

BERNARD, levant lentement la tête.

Bonsoir, Bobino ! Bonsoir, La Jeunesse ! bonsoir !

LA JEUNESSE.

Te voilà ici ?

BERNARD.

Pourquoi pas ?

BOBINO.

À la fête ?

BERNARD.

Est-ce défendu, de venir à la fête, quand on veut s’amuser ?

BOBINO.

Oh ! je ne dis pas que cela soit défendu ; mais je suis étonné de te voir seul.

BERNARD.

Seul ?

BOBINO.

Oui.

BERNARD.

Et avec qui donc veux-tu que je sois ?

BOBINO.

Mais il me semble que, quand on a une fiancée, une jeune et belle fiancée...

BERNARD.

Ne parlons plus de cela.

Il prend son fusil et frappe sur la table avec la crosse.

Du vin !

LA JEUNESSE.

Chut !...

BERNARD.

Pourquoi, chut ?

LA JEUNESSE.

Tiens, parce que voilà M. l’inspecteur qui passe là-bas.

BERNARD.

Eh bien, après ?

LA JEUNESSE.

Je te dis : Attention... M. l’inspecteur peut te voir et t’entendre, voilà tout.

BERNARD.

Eh ! qu’est-ce que cela me fait, à moi, qu’il me voie ou qu’il ne me voie pas, qu’il m’entende ou qu’il ne m’entende pas ?

LA JEUNESSE.

Ah ! c’est autre chose, alors.

BOBINO, bas, à La Jeunesse.

Il y a de la brouille dans le ménage !

LA JEUNESSE.

Ce que j’en disais, vois-tu, Bernard, ce n’est point pour te régenter ou t’être désagréable ; mais, tu sais, M. l’inspecteur n’aime pas qu’on nous voie au cabaret.

BERNARD.

Et si j’aime y aller, moi, crois-tu que c’est M. l’inspecteur qui m’empêchera de faire ma volonté ?

Il frappe sur la table plus violemment encore.

Du vin ! du vin !

BOBINO, à La Jeunesse.

Allons, il ne faut pas empêcher un fou de faire ses folies ; viens, La Jeunesse ! viens !

LA JEUNESSE.

N’en parlons plus. Adieu, Bernard !

Il sort avec Bobino.

BERNARD.

Adieu ! adieu !... Mais viendra-t-on, quand je demande du vin ?

 

 

Scène V

 

BERNARD, MOLICAR, continuant à boire, LA MÈRE TELLIER, accourant

 

LA MÈRE TELLIER.

Voilà ! voilà ! voilà ! La provision de vin en bouteille était épuisée, il a fallu tirer au tonneau... Tiens, c’est ce cher M. Bernard. Ah ! mon Dieu ! comme vous êtes pâle !

BERNARD.

C’est pour cela que je veux boire ; le vin donne des couleurs.

LA MÈRE TELLIER.

Mais vous êtes malade !

BERNARD, lui arrachant une bouteille des mains.

Donnez donc !

Il boit à même.

LA MÈRE TELLIER.

Seigneur Dieu ! vous allez vous faire mal, mon enfant.

BERNARD.

Non ! laissez-moi boire celui-là. Qui sait si jamais vous m’en servirez d’autre !

LA MÈRE TELLIER.

Mais qu’est-il donc arrivé, cher monsieur Bernard ?

BERNARD.

Rien ; seulement, donnez-moi une plume, de l’encre et du papier.

LA MÈRE TELLIER.

Une plume, de l’encre et du papier ?

BERNARD.

Oui... Allez.

 

 

Scène VI

 

BERNARD, MOLICAR, puis LA MÈRE TELLIER, revenant, puis BABET

 

MOLICAR, de plus en plus ivre.

Une plume, de l’encre et du papier... Excusez, monsieur le notaire ! Est-ce qu’on vient au cabaret pour demander une plume, de l’encre et du papier ? On vient au cabaret pour demander du vin.

Appelant.

Du vin !

LA MÈRE TELLIER, apportant ce que Bernard lui a demandé.

Tenez, monsieur Bernard.

MOLICAR.

Du vin !

LA MÈRE TELLIER.

Entends-tu, Babet ?

BABET.

Oui, mère Tellier... Voilà, monsieur Molicar.

MOLICAR.

Ah ! pour une jolie enfant, voilà une jolie enfant ! Venez ici, que je vous embrasse, mademoiselle Babet.

BABET.

Ah ! l’on ne m’embrasse pas comme cela, moi !

Elle se sauve.

MOLICAR.

Et quand on pense que, dans dix ans, ça tendra la joue sans qu’on le lui demande... Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

LA MÈRE TELLIER.

Monsieur Bernard, est-ce que vous ne me voyez pas ? est-ce que vous ne m’entendez pas ?

BERNARD, levant la tête.

Pourquoi donc êtes-vous en deuil ?

LA MÈRE TELLIER.

Vous ne vous souvenez donc plus du grand malheur qui m’est arrivé ?

BERNARD.

Je ne me souviens plus de rien... Pourquoi êtes-vous en deuil ?

LA MÈRE TELLIER.

Eh ! vous le savez bien, cher monsieur Bernard, puisque vous êtes venu à son enterrement... Je suis en deuil de mon pauvre enfant, d’Antoine, qui est mort il y a un mois.

BERNARD.

Pauvre femme !

LA MÈRE TELLIER.

Je n’avais que lui, monsieur Bernard ; un fils unique, et le bon Dieu me l’a repris tout de même ! Oh ! il me manque bien, allez ! Quand une mère a eu son enfant sous les yeux, et que tout à coup son enfant n’est plus là, que faire ? Pleurer ! On pleure ; mais, que voulez-vous ! ce qui est perdu est perdu !

Elle éclate en sanglots.

MOLICAR, entonnant une chanson.

Ah ! si l’amour prenait racine,

J’en planterais dans mon jardin...

BERNARD.

Veux-tu te taire, là-bas !

MOLICAR, continuant.

J’en planterais si long, si large...

BERNARD.

Quand je te dis de te taire, tais-toi !

MOLICAR.

Et pourquoi me tairais-je ?

BERNARD.

N’entends-tu pas ce qu’elle dit, cette femme ? ne vois-tu pas qu’il y a ici une mère qui pleure, et qui pleure son enfant ?

MOLICAR.

C’est vrai. Je vais chanter tout bas Ah ! si l’amour...

BERNARD.

Ni haut ni bas ; tais-toi, ou va-t’en !

MOLICAR.

Oh ! c’est bon, je m’en vas. J’aime les cabarets où l’on rit, et pas ceux où l’on pleure... Mère Tellier, venez chercher votre dû.

BERNARD.

C’est bien ; je réglerai ton compte. Laisse-nous.

MOLICAR.

Je ne demande pas mieux ; merci, monsieur Bernard, merci !

Il s’éloigne en se tenant aux arbres et en chantonnant.

 

 

Scène VII

 

BERNARD, LA MÈRE TELLIER

 

BERNARD.

Oui, vous avez raison, mère Tellier, ce qui est perdu est perdu... Tenez, je voudrais être à la place de votre fils, et que votre fils ne fût pas mort.

LA MÈRE TELLIER.

Oh ! que Dieu vous garde, monsieur Bernard !

BERNARD.

Oui, oui, parole d’honneur !

LA MÈRE TELLIER.

Vous qui avez de si bons parents, si vous saviez le mal que cela fait à une mère, de perdre son enfant, vous ne risqueriez pas un pareil souhait.

BERNARD, qui a déjà essayé deux fois d’écrire.

Oh ! je ne peux pas ! je ne peux pas !

Il écrase la plume sur la table.

LA MÈRE TELLIER.

En effet, vous tremblez comme si vous aviez la fièvre !

BERNARD, se levant.

Tenez, rendez-moi un service, mère Tellier.

LA MÈRE TELLIER.

Oh ! bien volontiers ; lequel ?

BERNARD.

Il n’y a qu’un pas d’ici à la maison neuve du chemin de Soissons.

LA MÈRE TELLIER.

Dame, pour un quart d’heure de chemin, en marchant bien.

BERNARD.

Alors, faites-moi l’amitié... Je vous demande bien pardon de la peine...

LA MÈRE TELLIER.

Dites toujours.

BERNARD.

Faites-moi l’amitié d’aller là-bas demander Catherine.

LA MÈRE TELLIER.

Ah ! elle est donc revenue ?

BERNARD.

Oui, ce matin... Et de lui dire que je lui écrirai bientôt.

LA MÈRE TELLIER.

Que vous lui écrirez bientôt ?

BERNARD.

Aussitôt que je ne tremblerai plus.

LA MÈRE TELLIER.

Mais vous quittez donc le pays ?

BERNARD.

On dit que nous allons avoir la guerre avec les Algériens.

LA MÈRE TELLIER.

Qu’est-ce que ça peut vous faire, la guerre, à vous qui avez tiré à la conscription, et qui avez pris un bon numéro ?

BERNARD.

Vous allez aller où je vous dis, n’est-ce pas, mère Tellier ?

LA MÈRE TELLIER.

Oui, à l’instant même, cher monsieur Bernard ; mais...

BERNARD.

Mais quoi ?

LA MÈRE TELLIER.

À vos parents ?...

BERNARD.

Après, à mes parents ?

LA MÈRE TELLIER.

Que voulez-vous que je leur dise ?

BERNARD.

Rien.

LA MÈRE TELLIER.

Comment, rien ?

BERNARD.

Non rien, sinon que je suis passé par ici, qu’ils ne me reverront plus, et que je leur dis adieu !

LA MÈRE TELLIER.

Adieu ?

BERNARD.

Dites-leur qu’ils gardent Catherine avec eux ; que je leur serai reconnaissant de toutes les bontés qu’ils auront pour elle, et que si encore, par hasard, je venais à mourir comme votre pauvre Antoine, je les prie de faire Catherine leur seule héritière.

LA MÈRE TELLIER.

C’est votre désir, monsieur Bernard ?

BERNARD.

Oui, c’est mon désir.

LA MÈRE TELLIER.

Eh bien, c’est dit, monsieur Bernard. Voici la nuit tout à fait venue, je n’aurai plus grand monde maintenant, Babet suffira pour servir ; je cours à la maison neuve.

Rentrant.

Je crois que c’est un service à lui rendre, pauvre garçon !

BERNARD.

Allez ! et que Dieu vous conduise !

MOLICAR, au loin.

J’en planterais si long, si large,

Qu’il y en aurait pour le voisin !...

 

 

Scène VIII

 

BERNARD, puis MATHIEU

 

BERNARD.

Allons, allons, du courage ! Encore une verre de vin, et partons !

MATHIEU, passant la tête entre deux arbres.

C’est égal, moi, je ne partirais pas comme cela.

BERNARD, tressaillant.

Ah ! c’est toi, Mathieu ?

MATHIEU.

Oui, tout de même, monsieur Bernard, c’est moi.

BERNARD.

Que disais-tu ?

MATHIEU.

Vous n’avez pas entendu ?

BERNARD.

Non.

MATHIEU.

Vous avez l’oreille dure !

BERNARD.

J’ai entendu, mais je n’ai pas compris.

MATHIEU.

Eh bien, je vais répéter... Je disais qu’à votre place, je ne partirais pas comme cela.

BERNARD.

Tu ne partirais pas ?

MATHIEU.

Non ; du moins sans... Suffit ! je m’entends.

BERNARD.

Sans quoi ? Voyons !

MATHIEU.

Sans me venger de l’un ou de l’autre. Voilà le mot lâché !

BERNARD.

De l’un ou de l’autre ?

MATHIEU.

Oui, de lui ou d’elle.

BERNARD, haussant les épaules.

Est-ce que je peux me venger de mon père ou de ma mère ?

MATHIEU.

Allons donc, de votre père ou de votre mère ! Est-ce qu’il est question d’eux, dans tout cela ?

BERNARD.

Mais de qui est-il donc question ?

MATHIEU.

Il est question du Parisien et de mademoiselle Catherine.

BERNARD, se dressant.

Du Parisien et de Catherine ?

MATHIEU.

Eh ! oui.

BERNARD.

Mathieu ! Mathieu !

MATHIEU.

Bon ! voilà qui m’avertit de ne rien dire.

BERNARD.

Pourquoi cela ?

MATHIEU.

Tiens, parce que ça retomberait encore sur moi, ce que je dirais.

BERNARD.

Non, non, Mathieu, je te jure. Parle !

MATHIEU.

Vous ne devinez donc pas un peu ?...

BERNARD.

Que veux-tu que je devine ? Voyons, je te le répète, parle !

MATHIEU.

Par ma foi, ce n’est pas la peine d’avoir de l’esprit et de l’éducation pour être sourd et aveugle.

BERNARD.

Mathieu, as-tu vu ou entendu quelque chose ?

MATHIEU.

La chouette voit clair la nuit ; elle a les yeux ouverts quand les autres les ont fermés ; elle veille quand les autres dorment.

BERNARD, affectant le calme.

Voyons, qu’as-tu vu ? qu’as-tu entendu ? Ne me fais pas languir plus longtemps, Mathieu.

MATHIEU.

Eh bien, oui, l’obstacle à votre mariage, savez-vous d’où il vient ? BERNARD.

De mon père !

MATHIEU.

Ah bien, oui, de votre père ! Il ne demanderait pas mieux que de vous voir heureux ; car il vous aime, lui, pauvre cher homme !

BERNARD.

Alors, l’obstacle vient de quelqu’un qui ne m’aime pas ?

MATHIEU.

Dame, vous savez, il y a quelquefois des gens qui font comme cela semblant de vous aimer, qui disent : « Mon cher Bernard par-ci, mon cher Bernard par-là », et qui, au fond, vous trompent.

BERNARD.

Voyons, de qui vient l’obstacle, mon cher Mathieu ? de qui vient-il ? Dis !

MATHIEU.

Oui, pour que vous me sautiez au cou à m’étrangler !

BERNARD.

Non, non, foi de Bernard, je te le jure !

MATHIEU.

N’importe ! En attendant, laissez-moi m’éloigner de vous.

Il fait deux pas en arrière.

Ne voyez-vous donc pas que l’obstacle vient de mademoiselle Catherine ?

BERNARD, passant son mouchoir sur son front.

De Catherine ?... Tu avais dit de quelqu’un qui ne m’aime pas : prétendrais-tu que Catherine ne m’aime point, par hasard ?

MATHIEU.

Je prétends qu’il y a des jeunes filles qui, quand elles ont tâté un temps de Paris, aiment mieux être à Paris maîtresse d’un jeune homme riche qu’en province femme d’un pauvre garde.

BERNARD.

Tu ne dis pas cela pour Catherine et le Parisien, j’espère ?

MATHIEU.

Eh ! eh ! qui sait ?

BERNARD.

Misérable !

Il saute sur lui et le prend à la gorge.

MATHIEU.

Eh bien, que vous disais-je ! voilà que vous m’étranglez... Monsieur Bernard ! monsieur Bernard !... Nom de nom ! Je ne vous dirai plus rien.

BERNARD.

Mathieu, je te demande pardon... Parle ! parle ! mais si tu mens...

MATHIEU.

Eh bien, oui, si je mens, il sera temps de vous fâcher ; mais si vous vous fâchez d’abord, je ne parlerai pas.

BERNARD.

J’ai eu tort, Mathieu.

MATHIEU.

À la bonne heure ! vous voilà raisonnable.

BERNARD.

Oui.

MATHIEU.

Mais n’importe, j’aime mieux vous faire voir, vous faire toucher la chose. Ah ! vous êtes de l’acabit de saint Thomas, vous !

BERNARD.

Tu as raison, fais-moi voir, fais-moi voir !

MATHIEU.

Je veux bien.

BERNARD.

Mon Dieu !

MATHIEU.

Mais à une condition...

BERNARD.

Laquelle ?

MATHIEU.

Vous me donnerez votre parole d’honneur de voir jusqu’au bout.

BERNARD.

Jusqu’au bout, oui ; parole d’honneur ! Mais quand saurai-je que je suis au bout ? quand aurai-je tout vu ?

MATHIEU.

Dame, quand vous aurez vu M. Chollet et mademoiselle Catherine à la fontaine au Prince.

BERNARD.

Catherine et Chollet à la fontaine au Prince ?

MATHIEU.

Oui.

BERNARD.

Et quand verrai-je cela ?

MATHIEU.

Il est huit heures... combien ?... Voyez à votre montre.

BERNARD.

Huit heures trois quarts.

MATHIEU.

Eh bien, dans un quart d’heure ; ce n’est pas bien long, n’est-ce pas ?

BERNARD.

À neuf heures donc ?

MATHIEU.

Oui, à neuf heures.

BERNARD.

Catherine et Chollet à la fontaine au Prince !... Mais que viennent-ils y faire ?

MATHIEU.

Dame, je n’en sais rien. Organiser leur départ, sans doute.

BERNARD.

Leur départ ?

MATHIEU.

Oui, ce soir à Villers-Cotterêts, le Parisien cherchait de l’or de tous les côtés.

BERNARD.

De l’or ?

MATHIEU.

Il en demandait à tout le monde.

BERNARD.

Mathieu, Mathieu, si c’est pour le plaisir de me faire souffrir, gare à toi !

MATHIEU.

Chut !

BERNARD.

Le pas d’un cheval...

MATHIEU.

Regardez !

BERNARD.

C’est lui... Il descend, il attache son cheval à un arbre... Il se dirige de ce côté.

MATHIEU.

Cachez-vous ! S’il vous aperçoit, vous ne verrez rien.

BERNARD.

Tu as raison.

Il se jette derrière un arbre. Mathieu gagne la hutte de feuillage et s’y cache.

 

 

Scène IX

 

CHOLLET, BERNARD et MATHIEU, cachés

 

CHOLLET.

Ma foi, je suis à peu près sûr que voilà le cabaret de la mère Tellier ; mais le diable m’emporte si je sais où est la fontaine au Prince !

BERNARD, chancelant.

La fontaine au Prince !

CHOLLET, appelant.

Eh ! mère Tellier ! mère Tellier !

 

 

Scène X

 

CHOLLET, BABET, BERNARD et MATHIEU, cachés

 

BABET.

Vous appelez la mère Tellier, monsieur Chollet ?

CHOLLET.

Oui, mon enfant.

BABET.

Dame, c’est qu’elle n’y est pas.

CHOLLET.

Où est-elle donc ?

BABET.

Elle est allée à la maison neuve du chemin de Soissons, chez les Vatrin.

CHOLLET.

Diable ! pourvu qu’elle n’aille pas rencontrer Catherine et l’empêcher de venir !

BERNARD, à part.

Rencontrer Catherine et l’empêcher de venir ! C’était donc vrai !

CHOLLET.

Ah bah ! ce serait un hasard...

À Babet.

Viens ici, mon enfant.

BABET.

Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur Chollet ?

CHOLLET.

Peut-être pourras-tu m’enseigner ce que je cherche, toi.

BABET.

Dites.

CHOLLET.

La fontaine au Prince, est-ce encore loin d’ici ?

BABET.

Oh ! non ; c’est à cent pas tout au plus.

CHOLLET.

À cent pas ?

BABET.

Tenez, du pied de ce chêne, vous la voyez.

CHOLLET.

Montre-moi cela, mon enfant.

BABET.

Tenez, là-bas, sous ce rayon de lune, ce filet d’eau qui reluit comme un écheveau d’argent, c’est la fontaine au Prince.

CHOLLET.

Merci, mon enfant.

BABET.

Il n’y a pas de quoi.

CHOLLET.

Si fait ; et la preuve, c’est que voilà pour ta peine.

Il tire sa bourse ; la bourse lui échappe des mains et il s’en échappe une vingtaine de louis qui tombent à terre.

Bon ! voilà que je laisse tomber ma bourse.

BABET.

Attendez ! on va vous éclairer... Ce n’est pas la peine d’en semer, monsieur Chollet ; ça ne pousse pas.

BERNARD, à part.

Mathieu n’avait pas menti.

Babet éclaire Chollet, qui ramasse l’or. Mathieu allonge la tête hors de la hutte.

MATHIEU, à part.

En voilà-t-il, en voilà-t-il, de l’or ! Quand on pense qu’il y a des gens qui en ont tant, d’or, tandis qu’il y en a d’autres...

CHOLLET.

Hein ?

Il se tourne du côté de Mathieu, qui retire sa tête dans la hutte.

BABET.

Quoi ?

CHOLLET.

Rien... Il me semblait avoir entendu... Je me trompais. Merci, ma petite ! voilà pour toi.

BABET.

Une pièce de vingt francs ! une pièce de vingt francs ! Mais vous vous trompez, ce n’est pas pour moi tout cela.

CHOLLET.

Si fait ! ce sera le commencement de ta dot.

On entend sonner l’heure.

Quelle heure ?

BABET.

Neuf heures.

CHOLLET.

Ah ! bon ! Je craignais d’être en retard.

Il met sa bourse dans la poche de côté de son habit.

BABET, mirant la pièce d’or à la chandelle.

À la bonne heure ! c’est celui-là qui est généreux. Là ! maintenant, je puis fermer ; je crois qu’il ne viendra plus personne.

Chollet est parti par le fond. Babet rentre dans le cabaret, dont elle ferme la porte et les fenêtres.

 

 

Scène XI

 

BERNARD, rentrant en scène, MATHIEU, toujours caché

 

BERNARD.

Mathieu ! Mathieu !... Ah ! il est parti ; il aura eu peur de ce qui va se passer si Catherine vient à ce rendez-vous... Il a eu raison... Au bout du compte, il n’y a pas que Catherine dont ce jeune homme puisse être amoureux... Niais que je suis !... puisqu’il l’a nommée... Allons, du courage, Bernard ! mieux vaut savoir à quoi t’en tenir que de douter... Oh ! Catherine, si tu es fausse à ce point, si tu m’as trompé ainsi, je ne croirai plus à rien, non, à rien, à rien au monde !... Mon Dieu, moi qui l’aimais tant ! moi qui l’aimais si profondément, si sincèrement ! moi qui eusse donné ma vie pour elle, si elle me l’eût demandée !... Par bonheur, tout le monde est parti ; cette petite fille a fermé portes et fenêtres ; les lumières sont éteintes, et s’il se passe quelque chose, ce sera entre la nuit, eux et moi.

Il gagne doucement le pied du chêne et parvient jusqu’au tronc en rampant contre les racines.

Celle qu’il attend doit venir du côté de la route de Soissons. Si j’allais au-devant d’elle, si je lui faisais honte... Non, je ne saurais rien, elle mentirait.

Se retournant.

Du bruit par là... Non, c’est le cheval qui frappe du pied... D’ailleurs, que m’importe le bruit qui vient de ce côté-là. C’est par là que doivent regarder mes yeux, c’est par là que doivent écouter mes oreilles... Mon Dieu ! je vois comme une ombre à travers les arbres...

S’essuyant les yeux

Mais non !... mais si !... C’est une femme ! elle hésite... Non, elle continue... Elle va traverser une clairière, et alors, je verrai bien... Ah ! c’est Catherine !... Il l’a vue, il se lève... Il n’ira pas jusqu’à elle... Catherine ! Catherine ! que le sang que je vais verser retombe sur toi !

Il met en joue trois fois et trois fois s’arrête.

Non, non, je ne suis pas un assassin ! je suis Bernard Vatrin, c’est-à-dire un honnête homme !... À moi, mon Dieu !... Mon Dieu, secourez-moi !

Il jette son fusil et s’enfuit éperdu.

 

 

Scène XII

 

MATHIEU, seul

 

Il sort lentement de la hutte, regarde autour de lui, rampe jusqu’au chêne, regarde à son tour dans la direction de la fontaine, allonge la main vers le fusil et le porte à son épaule.

Ah ! ma foi, tant pis ! pourquoi avait-il tant d’or !... L’occasion fait le larron !

Il lâche le coup, on entend un cri.

 

 

ACTE V

 

Même décoration qu’aux trois premiers actes.

 

 

Scène première

 

GUILLAUME, MADAME VATRIN, RAISIN, L’ABBÉ GRÉGOIRE

 

On est à table. Trois places sont vides.

L’ABBÉ.

Allons, allons, je crois qu’il est temps de regagner la ville.

GUILLAUME.

Oh ! non, monsieur l’abbé, pas avant que vous ayez porté une dernière santé.

MADAME VATRIN.

Mais, pour porter cette santé, il faudrait que François et Catherine fussent là.

GUILLAUME.

Eh bien, où sont-ils ? Ils étaient là tout à l’heure.

MADAME VATRIN.

Oui ; mais ils sont sortis l’un après l’autre, et l’on dit que ça porte malheur, de trinquer à la fin du repas en l’absence de ceux qui ont assisté au commencement.

GUILLAUME.

Catherine ne saurait être loin. Appelle-la, femme !

MADAME VATRIN.

Je l’ai déjà appelée, et elle ne m’a pas répondu.

L’ABBÉ.

Je l’ai vue sortir il y a dix minutes, à peu près.

GUILLAUME.

Dans sa chambre ?

MADAME VATRIN.

Elle n’y est pas.

GUILLAUME.

Et François ?

RAISIN.

Oh ! quant à François, nous savons où le retrouver ; il est allé aider à atteler la calèche.

L’ABBÉ.

Mon cher Guillaume, nous prierons Dieu qu’il nous pardonne d’avoir porté un toast en l’absence de deux convives ; mais il se fait tard, et je dois me retirer.

GUILLAUME.

Femme, verse à M. le maire, et que tout le monde fasse raison à notre cher abbé.

L’ABBÉ, levant son verre.

À la paix intérieure ! à l’union du père et de la mère, du mari et de la femme, seule union de laquelle puisse sortir le bonheur des enfants !

RAISIN.

Bravo, l’abbé !

GUILLAUME, saluant.

Merci, monsieur l’abbé, et puisse le cœur que vous avez l’intention de toucher n’être pas sourd à votre voix !

L’ABBÉ.

Maintenant, mon cher Guillaume, vous ne trouverez pas mauvais que je cherche mon manteau, ma canne et mon chapeau, et que je presse M. le maire de me ramener à la ville. Neuf heures sont sonnées depuis près de vingt minutes.

RAISIN.

Nous chercherons tout cela ensemble, monsieur l’abbé ; et, pendant ce temps-là, madame Vatrin dira pour moi un mot à son mari.

L’ABBÉ.

Un mot ?

RAISIN.

Oui, une commission dont je l’ai chargée... N’est-ce pas, maman Guillaume ?... Ah ! donnez-nous une lumière, que M. l’abbé cherche sa douillette, et que je retrouve mon paletot.

MADAME VATRIN.

Voilà, monsieur le maire !

Elle lui présente la bougie.

RAISIN.

Venez, l’abbé, venez ! je crois que tout cela est par ici.

L’ABBÉ.

Je vous suis, monsieur, je vous suis.

Il sort avec Raisin.

 

 

Scène II

 

GUILLAUME, MADAME VATRIN

 

GUILLAUME.

Que veut-il donc dire, ton marchand de bois, avec ce mot qu’il t’a chargée de me répéter ?

MADAME VATRIN.

Dame, je n’en sais trop rien ; mais voici, en somme, ce qu’il m’a dit...

GUILLAUME.

Parle !

MADAME VATRIN.

Il m’a dit : « Votre mari, mère Guillaume, touche sept cent cinquante-six livres d’appointements par an, n’est-ce pas ? »

GUILLAUME.

Et cent cinquante livres de gratification.

MADAME VATRIN.

« De sorte, a-t-il ajouté, qu’il vous faut quelque chose comme neuf ou dix ans pour toucher neuf mille francs. »

GUILLAUME.

M. Raisin compte comme feu Barême.

MADAME VATRIN.

« Eh bien, m’a-t-il dit, ce que le père Guillaume gagne en dix ans, je me fais fort de le lui faire gagner en une année. »

GUILLAUME.

Ah ! voyons un peu la chose.

MADAME VATRIN.

« Eh bien, a-t-il dit toujours, il ne s’agit pour cela que de fermer alternativement l’œil droit ou l’œil gauche, en passant à côté de certains arbres qui sont à droite ou à gauche de mon lot...

GUILLAUME.

Oui-da !

MADAME VATRIN.

« Ce n’est pas bien difficile, a-t-il ajouté. Tenez, il n’aura qu’à faire comme cela. »

Elle ferme alternativement l’œil droit et l’œil gauche.

GUILLAUME.

Et il me donnera neuf mille francs pour si peu ?

MADAME VATRIN.

Quatre mille cinq cents francs pour l’œil droit, quatre mille cinq cents francs pour l’œil gauche !

Raisin reparaît et écoute.

GUILLAUME.

Mais tu n’as donc pas compris, pauvre bête, ce qu’on te proposait là ?

MADAME VATRIN.

À moi ?

GUILLAUME.

Eh ! oui, à toi !... Eh bien, on a joliment fait de ne pas me proposer cela, à moi !

MADAME VATRIN.

Et pourquoi ?

GUILLAUME.

Pourquoi ? Parce qu’on entre ici par cette porte, n’est-ce pas ?

MADAME VATRIN.

Oui.

GUILLAUME.

Eh bien, on serait sorti par cette fenêtre ! Voilà !

Raisin s’esquive par le fond en faisant un geste de dédain.

MADAME VATRIN, à part.

Ah ! je comprends, maintenant...

 

 

Scène III

 

GUILLAUME, MADAME VATRIN, L’ABBÉ

 

L’ABBÉ.

Me voilà, monsieur le maire ; êtes-vous prêt ?

GUILLAUME.

Si bien prêt, qu’il vous attend sur la grande route.

L’ABBÉ.

Bonsoir, mon cher Guillaume ! Puisse, avec la bénédiction que je vous donne, la paix du Seigneur descendre sur votre maison !

MADAME VATRIN.

Votre servante, monsieur l’abbé ! votre servante, monsieur le maire ! votre servante !

Elle accompagne l’abbé jusqu’en dehors de la porte.

 

 

Scène IV

 

GUILLAUME, MADAME VATRIN

 

GUILLAUME.

Bon ! me voilà avec un ennemi de plus ; mais n’importe, on est honnête homme ou on ne l’est pas ; si on l’est, arrive qui plante ! on fait ce que j’ai fait... Mais voilà la vieille... Motus, Guillaume !

MADAME VATRIN.

Elle tourne autour de son mari, qui ne fait pas attention à elle ; enfin elle se décide Dis donc, vieux !

GUILLAUME.

Quoi ?

MADAME VATRIN.

Qu’as-tu ?

GUILLAUME.

Rien.

MADAME VATRIN.

Pourquoi ne me parles-tu pas ?

GUILLAUME.

Parce que je n’ai rien à te dire...

MADAME VATRIN, elle s’éloigne, puis se rapproche.

Hum !...

Silence de Guillaume.

Vieux !...

GUILLAUME.

Plaît-il ?

MADAME VATRIN.

À quand la noce ?

GUILLAUME.

Quelle noce ?

MADAME VATRIN.

Eh bien, celle de Catherine avec Bernard, donc !

GUILLAUME.

Ah ! ah ! te voilà donc devenue raisonnable ?

MADAME VATRIN.

Dis ?... Je crois que le plus tôt sera le mieux.

GUILLAUME.

Oui-da !

MADAME VATRIN.

Si nous mettions cela à la semaine prochaine ?

GUILLAUME.

Et les bans ?

MADAME VATRIN.

On irait à Soissons demander une dispense à monseigneur l’évêque.

GUILLAUME.

Voilà que tu es plus pressée que moi, maintenant !

MADAME VATRIN.

Ah ! vois-tu, vieux, c’est que... c’est que...

GUILLAUME.

Quoi ?

MADAME VATRIN.

C’est que je n’ai jamais passé pareille journée !

GUILLAUME.

Bah !

MADAME VATRIN, oppressée.

Nous séparer l’un de l’autre ! mourir chacun de notre côté !

Éclatant en sanglots.

Et cela, après vingt-six ans de mariage !

GUILLAUME.

Ta main, la mère !

MADAME VATRIN.

Oh ! la voilà, et de grand cœur !

GUILLAUME.

Et maintenant, embrasse-moi !... Tiens, tu es la meilleure femme de la terre !... quand tu le veux, bien entendu.

MADAME VATRIN.

Je te promets, Guillaume, qu’à partir d’aujourd’hui, je le voudrai toujours.

GUILLAUME.

Amen !

 

 

Scène V

 

GUILLAUME, MADAME VATRIN, FRANÇOIS, rentrant

 

FRANÇOIS.

Là !

GUILLAUME.

Eh bien, sont-ils emballés ?

FRANÇOIS.

Les entendez-vous ? les voilà qui partent.

On entend le roulement d’une voiture. François va prendre son fusil dans le coin de la cheminée.

GUILLAUME.

Où vas-tu donc ?

FRANÇOIS.

Je vais...

Bas.

Tenez, il faut que je vous dise cela, mais à vous seul.

GUILLAUME, à sa femme.

Vieille !

MADAME VATRIN.

Hein ?

GUILLAUME.

Si tu faisais bien, tu desservirais, ce serait autant de bâclé pour demain.

MADAME VATRIN, qui tient une bouteille sous son bras et une pile d’assiettes dans sa main.

Eh bien, que fais-je donc ?

Elle rentre dans la cuisine.

GUILLAUME, à François.

Qu’y a-t-il ?

FRANÇOIS.

Il y a que, tandis que j’étais occupé à atteler le cheval de M. le maire, j’ai entendu un coup de fusil.

GUILLAUME.

Dans quelle direction ?

FRANÇOIS.

Du côté de Corcy, comme ça, aux alentours de la fontaine au Prince.

GUILLAUME.

Et tu crois que c’est quelque braconnier ?

FRANÇOIS.

Non...

GUILLAUME.

Eh bien, qu’est-ce donc, alors ?

FRANÇOIS, bas.

Père, j’ai reconnu le bruit du fusil de Bernard.

GUILLAUME.

Tu es sûr ?

FRANÇOIS.

Entre cinquante, je le reconnaîtrais ! Vous savez qu’il charge avec des ronds de feutre ; cela résonne autrement que les bourres de papier.

GUILLAUME.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

FRANÇOIS.

Dame, c’est ce que je me suis demandé.

GUILLAUME.

Écoute, j’entends du bruit...

FRANÇOIS.

C’est un pas de femme.

GUILLAUME.

Celui de Catherine, peut-être.

FRANÇOIS.

C’est un pas de vieille femme... Mademoiselle Catherine marche plus légèrement que ça. Ces pas-là ont passé la quarantaine.

GUILLAUME.

On frappe.

FRANÇOIS, courant à la porte et ouvrant.

La mère Tellier !

MADAME VATRIN, qui va et vient.

Tiens ! c’est vous, voisine ?

 

 

Scène VI

 

GUILLAUME, FRANÇOIS, MADAME VATRIN, LA MÈRE TELLIER

 

LA MÈRE TELLIER.

Bonsoir, monsieur Vatrin et la compagnie ! Une chaise, s’il vous plaît ! une chaise ! J’ai toujours couru depuis la fontaine au Prince.

GUILLAUME et FRANÇOIS.

La fontaine au Prince ?

GUILLAUME.

Et qui nous procure le plaisir de vous voir à une pareille heure, mère Tellier ?

LA MÈRE TELLIER.

Un verre d’eau, pour l’amour de Dieu ! j’étrangle !

Madame Vatrin lui donne un verre d’eau qu’elle boit avidement.

Là ! maintenant que je puis parler, je vas vous dire ce qui m’amène.

GUILLAUME et MADAME VATRIN.

Dites, la mère ! dites !

LA MÈRE TELLIER.

Eh bien, je viens de la part de votre garçon.

MADAME VATRIN et GUILLAUME.

De la part de Bernard ?

FRANÇOIS.

Ah !

LA MÈRE TELLIER.

Mais que lui est-il donc arrivé à ce pauvre jeune homme ? Il est entré, il y a une heure, chez moi, pâle comme un mort !

GUILLAUME.

Femme !

MADAME VATRIN.

Tais-toi ! tais-toi !

LA MÈRE TELLIER.

Il a bu coup sur coup trois ou quatre verres de vin, ou plutôt, il les a bus d’un seul coup ; car il buvait à même la bouteille.

GUILLAUME.

Bernard buvait à même la bouteille ? Impossible !

MADAME VATRIN.

Et il buvait comme cela sans rien dire ?

LA MÈRE TELLIER.

Si fait, au contraire ! il m’a dit : « Mère Tellier, faites-moi le plaisir d’aller jusqu’à la maison ; vous direz à Catherine que je lui écrirai bientôt ! »

MADAME VATRIN.

Comment ! il a dit cela ?

GUILLAUME.

Écrire à Catherine ! et pourquoi écrire ?

FRANÇOIS, à part.

Oh ! le coup de fusil !

MADAME VATRIN.

Et voilà tout ce qu’il a dit ?

LA MÈRE TELLIER.

Oh ! non, attendez !... Alors, je lui ai demandé : « Et pour le père, n’y a-t-il rien ? n’y a-t-il rien pour la mère ? »

GUILLAUME et MADAME VATRIN.

Ah ! vous avez bien fait !

LA MÈRE TELLIER.

Alors, il a répondu : « Au père et à la mère, annoncez-leur que je suis parti, et dites-leur adieu de ma part. »

GUILLAUME, MADAME VATRIN et FRANÇOIS.

Adieu ?...

GUILLAUME.

Il vous a chargé de nous dire adieu ?

MADAME VATRIN.

Mon pauvre enfant !

GUILLAUME.

Oh ! femme ! femme !...

LA MÈRE TELLIER.

Mais ce n’est pas tout...

GUILLAUME.

Qu’a-t-il ajouté ?

LA MÈRE TELLIER.

Il a ajouté : « Dites-leur encore qu’ils gardent Catherine avec eux, que je leur serai reconnaissant de toutes les bontés qu’ils auront pour elle, et, si je venais à mourir comme votre pauvre Antoine... »

GUILLAUME et MADAME VATRIN.

À mourir !

LA MÈRE TELLIER.

« Dites-leur de faire Catherine leur héritière. »

GUILLAUME.

Femme ! femme ! femme !...

FRANÇOIS, à part.

Ah ! ce malheureux coup de fusil !

UNE VOIX, au dehors.

À moi ! à l’aide ! au secours !

TOUS.

Catherine !

GUILLAUME.

La voix de Catherine !

Il s’élance vers le fond.

Catherine ! mon enfant !

 

 

Scène VII

 

GUILLAUME, FRANÇOIS, MADAME VATRIN, LA MÈRE TELLIER, CATHERINE, pâle, les cheveux en désordre

 

CATHERINE.

Assassiné ! assassiné !

TOUS.

Assassiné ?

CATHERINE, haletante.

Assassiné ! assassiné !...

GUILLAUME.

Assassiné ! Mais qui ?

CATHERINE.

M. Louis Chollet.

FRANÇOIS.

Le Parisien !

GUILLAUME.

Que nous racontes-tu donc ? Voyons, parle !

FRANÇOIS.

Assassiné ! où, chère demoiselle Catherine ?

CATHERINE.

À la fontaine au Prince.

GUILLAUME.

Oh ! mon Dieu !

LA MÈRE TELLIER et MADAME VATRIN.

Par qui ?

CATHERINE.

Je ne sais...

GUILLAUME et FRANÇOIS, respirant.

Ah !

GUILLAUME.

Mais enfin, comment cela s’est-il passé ? comment étais-tu là ?

CATHERINE.

Je croyais aller rejoindre Bernard.

MADAME VATRIN.

Rejoindre Bernard ?

CATHERINE.

Oui ; Mathieu m’avait donné rendez-vous en son nom.

FRANÇOIS, à demi-voix.

Oh ! s’il y a du Mathieu dans l’affaire, nous ne sommes pas au bout !

GUILLAUME.

Et tu as été à la fontaine au Prince ?

CATHERINE.

Je croyais que Bernard m’y attendait ; je croyais qu’il voulait me dire adieu... Ce n’était pas vrai, ce n’était pas lui...

FRANÇOIS.

C’était le Parisien, n’est-ce pas ?

CATHERINE.

Oui... En m’apercevant, il vint à moi ; car, par le magnifique clair de lune qu’il fait, il pouvait me voir à plus de cinquante pas. Quand nous ne fûmes plus qu’à dix pas l’un de l’autre, je le reconnus. Je compris alors que j’étais tombée dans un piège ; j’allais crier, tout à coup un éclair a brillé dans la direction du grand chêne qui couvre le cabaret de madame Tellier ; un coup de fusil s’est fait entendre ; M. Chollet a poussé un cri, a porté sa main à sa poitrine et est tombé ! Alors, moi, vous comprenez, je me suis sauvée comme une folle ! J’ai toujours couru, et me voilà !... Mais si la maison eût été seulement cinquante pas plus loin, je m’évanouissais, je mourais sur le chemin !...

GUILLAUME.

Un coup de fusil !

FRANÇOIS.

C’est celui que j’avais entendu.

CATHERINE, regardant autour d’elle.

Ah ! où est Bernard ? où est Bernard ? Au nom du ciel, qui l’a vu ? où est-il ?

Tous se regardent avec terreur.

 

 

Scène VIII

 

GUILLAUME, FRANÇOIS, MADAME VATRIN, LA MÈRE TELLIER, CATHERINE, MATHIEU, entrant

 

MATHIEU.

Où il est ? Pauvre monsieur Bernard ! Je vais vous le dire, moi. Il est arrêté.

Il va s’asseoir dans la cheminée.

GUILLAUME.

Arrêté ?

MADAME VATRIN.

Arrêté, Bernard, mon enfant ?

CATHERINE.

Oh ! Bernard ! Bernard ! voilà ce que je craignais !

GUILLAUME.

Arrêté ! Pourquoi ? comment cela ?

MATHIEU.

Dame, je ne puis pas trop vous le dire, moi... Il paraît que l’on a tiré un coup de fusil sur le Parisien ; les gendarmes de Villers-Cotterêts, qui revenaient de la fête de Corcy, ont vu M. Bernard qui se sauvait ; alors, ils ont couru après lui, ils lui ont mis la main sur le collet, ils l’ont garrotté, et ils l’emmènent.

GUILLAUME.

Et où cela l’emmènent-ils ?

MATHIEU.

Je n’en sais rien... Où l’on emmène les gens qui ont assassiné ; seulement, moi, je me suis dit comme cela : « J’aime M. Bernard, j’aime M. Guillaume, j’aime toute la maison Vatrin, qui m’a fait du bien ; il faut que je leur dise le malheur qui est arrivé au pauvre M. Bernard, parce que, s’il y a un moyen de le sauver...

MADAME VATRIN, sanglotant.

Mon Dieu ! mon Dieu ! Et quand on pense que c’est moi, que c’est mon misérable entêtement qui est cause de tout cela !

GUILLAUME.

Et tu dis, François, que tu as reconnu le bruit de son fusil ?

FRANÇOIS.

Je vous l’ai dit, je vous le répète, j’en réponds.

GUILLAUME.

Bernard un assassin ? Impossible !

FRANÇOIS, se frappant le front.

Écoutez !

GUILLAUME.

Quoi ?

FRANÇOIS.

Je vous demande trois quarts d’heure.

GUILLAUME.

Pour quoi faire ?

FRANÇOIS.

Pour vous dire si M. Bernard est ou n’est pas l’assassin de M. Chollet.

Il s’élance hors de la maison. Du dehors.

Allez vite, monsieur l’abbé ! allez vite ! ils ont besoin de vous !

 

 

Scène IX

 

GUILLAUME, MADAME VATRIN, LA MÈRE TELLIER, CATHERINE, MATHIEU, L’ABBÉ, paraissant sur la porte

 

CATHERINE, courant à lui.

Ah ! c’est vous, monsieur l’abbé !

L’ABBÉ.

Oui, je me suis douté qu’il y avait des larmes à essuyer, et je suis revenu.

MADAME VATRIN, tombant à genoux.

Oh ! mon Dieu, mon Dieu, c’est ma faute, c’est ma très grande faute !

L’ABBÉ.

Hélas ! mon cher Guillaume, il l’avait dit en vous quittant : « Que le malheur retombe sur vous ! » Et c’est sur vous qu’il est retombé.

GUILLAUME.

Oh ! monsieur l’abbé, est-ce que vous allez dire comme les autres, qu’il est coupable ?

L’ABBÉ.

Nous allons bien le savoir.

GUILLAUME.

Eh bien, oui, nous allons le savoir. Bernard est vif, emporté, colère ; mais il n’est pas menteur.

Il prend son chapeau.

L’ABBÉ.

Où allez-vous ?

GUILLAUME.

Je vais à la prison.

L’ABBÉ.

Inutile ! Nous l’avons rencontré entre les deux gendarmes, et M. le maire a ordonné de le ramener ici pour procéder en votre présence à l’interrogatoire. Il espère que vous aurez sur Bernard, qui vous aime tant, le pouvoir de lui faire dire la vérité.

 

 

Scène X

 

GUILLAUME, MADAME VATRIN, LA MÈRE TELLIER, CATHERINE, MATHIEU, L’ABBÉ, RAISIN, BERNARD, entre DEUX GENDARMES, les pouces liés

 

RAISIN, aux gendarmes.

Faites entrer le prévenu.

MADAME VATRIN.

Mon enfant ! mon cher enfant !

GUILLAUME, l’arrêtant par le poignet.

Un instant ! Il s’agit de savoir si nous parlons à notre enfant ou à un assassin.

À Raisin.

Monsieur le maire, je vous demande à regarder Bernard en face, à lui dire deux mots, et ensuite, c’est moi qui vous déclarerai s’il est coupable ou s’il ne l’est pas.

À ceux qui sont présents.

Soyez tous témoins de ce que je vais lui demander et de ce qu’il va me répondre... En présence de cette femme, qui est ta mère ; en présence de cette jeune fille, qui est ta fiancée ; en présence de ce digne prêtre, qui a fait de toi un chrétien, Bernard, moi, ton père, moi qui t’ai formé à l’amour de la vérité et à la haine du mensonge, Bernard, je te le demande ici, comme Dieu te le demandera un jour, es-tu coupable ou innocent ?

BERNARD.

Mon père...

GUILLAUME.

Bernard, ne te hâte pas de répondre ; prends ton temps, afin que ton cœur ne te précipite pas dans l’abîme... Tes yeux sur mes yeux !

BERNARD.

Je suis innocent, mon père !

TOUS, excepté Mathieu et Raisin.

Ah !...

GUILLAUME, étendant la main.

À genoux, mon fils !

Il va à lui et lui pose la main sur l’épaule.

Je te bénis, mon enfant ! Tu es innocent, c’est tout ce qu’il me faut. Quant à la preuve de ton innocence, elle viendra lorsqu’il plaira à Dieu ; c’est une affaire entre les hommes et lui... Debout ! embrasse-moi, et que la justice ait son cours !

Il l’embrasse.

Maintenant, à toi, la vieille !

MADAME VATRIN.

Ah ! mon enfant ! mon enfant ! il m’est donc encore permis de t’embrasser !

BERNARD.

Ma bonne, mon excellente mère !

CATHERINE.

Et moi, Bernard ?

BERNARD.

Plus tard, Catherine ! plus tard !... quand, à votre tour, et sur votre salut éternel, vous aurez répondu aux questions que j’ai à vous faire...

MADAME VATRIN.

Oh ! moi aussi, à cette heure, je réponds bien qu’il est innocent !

RAISIN.

Bien ! bien ! N’allez-vous pas croire que, s’il est coupable, il va tout bonnement dire comme cela : « Eh bien, oui, c’est moi qui ai tué M. Chollet ! » Pas si bête, pardieu !

BERNARD.

Je dirai, non pas pour vous, monsieur le maire, mais pour ceux qui m’aiment, je dirai... et Dieu qui m’entend sait si je mens ou si je dis la vérité : Oui, mon premier mouvement a été de tuer M. Chollet. Quand j’ai vu apparaître Catherine, et quand je l’ai vu, lui, se lever pour aller au-devant d’elle, oui, je me suis élancé dans cette intention ; oui, dans cette intention, j’ai appuyé la crosse de mon fusil à mon épaule... Mais alors, Dieu est venu à mon aide, il m’a donné la force de résister à la tentation... J’ai jeté mon fusil loin de moi, et j’ai fui ! C’est pendant que je fuyais que l’on m’a arrêté ; seulement, je fuyais, non parce que j’avais commis un crime, mais pour ne pas le commettre !

RAISIN.

Reconnaissez-vous ce fusil ?

BERNARD.

Oui, c’est le mien.

RAISIN, passant la baguette dans le canon.

Il est déchargé du côté droit ; voyez !

BERNARD.

C’est vrai.

RAISIN.

Et on l’a trouvé au pied du chêne qui domine la petite vallée de la fontaine au Prince.

BERNARD.

C’est là, en effet, que je l’avais jeté.

MATHIEU.

Pardon, excuse, monsieur le maire... J’ai peut-être une raison à faire valoir pour innocenter ce pauvre M. Bernard... Sans doute qu’en cherchant bien, on retrouverait les bourres. M. Bernard ne charge pas comme les autres gardes, avec du papier ; il charge avec des ronds de feutre enlevés à l’emporte-pièce.

RAISIN.

Gendarmes, l’un de vous ira sur le théâtre du crime et tâchera de retrouver les bourres.

UN DES GENDARMES.

Demain matin, au petit jour, on y sera, monsieur le maire.

MATHIEU.

Et puis, j’y pense, il y a encore une chose qui sera bien plus convaincante pour l’innocence de M. Bernard.

RAISIN.

Laquelle ?

MATHIEU.

J’étais là, ce matin, quand M. Bernard a chargé son fusil pour aller à la chasse au sanglier ; eh bien, à seule fin de reconnaître ses balles, il les a marquées d’une croix.

RAISIN.

Ah ! il les avait marquées d’une croix ?

MATHIEU.

Ça, j’en suis sûr : c’est moi qui lui ai prêté mon couteau pour faire la croix, même que je lui ai dit que ça portait malheur.

RAISIN, à Bernard.

Prévenu, ces deux circonstances sont-elles exactes ?

BERNARD.

Oui, monsieur le maire.

MATHIEU.

Dame, vous comprenez bien, monsieur le maire, si on pouvait retrouver la balle et qu’elle n’eût pas de croix, je répondrais bien alors que ce n’est pas M. Bernard qui a fait le coup ; seulement, si, par hasard, la balle portait une croix et que les bourres fussent en feutre, je ne saurais plus que dire.

UN GENDARME.

Pardon, monsieur le maire.

RAISIN.

Qu’y a-t-il ?

LE GENDARME.

Il y a, monsieur le maire, que ce garçon a dit la vérité.

RAISIN.

Et comment savez-vous cela ?

LE GENDARME.

Pendant que ce garçon parlait, j’ai débourré le côté gauche du fusil ; la balle a une croix, et les bourres sont en feutre.

RAISIN, à Mathieu.

Mon ami, tout ce que vous venez de dire, dans une bonne intention pour M. Bernard, tourne malheureusement contre lui, puisque voilà son fusil, et que son fusil est déchargé.

MATHIEU.

Ah ! c’est-à-dire que, le fusil fût-il déchargé, ça ne voudrait rien dire, monsieur le maire. M. Bernard peut bien avoir déchargé son fusil ailleurs ; il n’y a que si l’on trouve la balle et les bourres de feutre... Ah ! dame, ce sera malheureux, très malheureux !

RAISIN, à Bernard.

Vous n’avez rien à dire pour votre défense ?

BERNARD.

Rien, sinon que les apparences sont contre moi, mais que je suis innocent.

RAISIN.

Vous ne voulez pas avouer ?

BERNARD.

Je ne mentirais pas pour moi, monsieur le maire ; je ne saurais mentir contre moi. Je suis coupable d’une mauvaise pensée, je ne suis pas coupable d’une mauvaise action.

RAISIN.

Allons, gendarmes...

LES GENDARMES, s’approchant de Bernard.

Allons, marchons !

MADAME VATRIN.

Eh ! mais que faites-vous donc ? Vous l’emmenez ?

RAISIN.

Sans doute.

MADAME VATRIN.

Où cela ?

RAISIN.

En prison, donc !

MADAME VATRIN.

En prison ?... Mais vous n’avez donc pas entendu qu’il est innocent ?

CATHERINE.

Monsieur !...

RAISIN.

Ma chère madame Vatrin, ma belle demoiselle, c’est un devoir bien rigoureux ; mais je suis magistrat, un crime a été commis, il faut que la justice ait son cours. Il y a mort d’homme ; le cas est donc des plus graves... Allons, gendarmes !

BERNARD.

Adieu, mon père ! Adieu, ma mère !...

CATHERINE.

Et moi, Bernard, n’y a-t-il donc rien pour moi ?

BERNARD.

Catherine, au moment de mourir innocent, peut-être te pardonnerai-je ; mais en ce moment-ci, oh ! je n’en ai pas la force.

CATHERINE.

Oh ! l’ingrat ! je le crois innocent, et il me croit coupable !

MADAME VATRIN, presque à genoux.

Bernard ! Bernard ! avant de la quitter, par grâce, dis à ta pauvre mère que tu ne lui en veux pas !

BERNARD.

Ma mère, si je dois mourir, je mourrai en fils reconnaissant et respectueux, remerciant le Seigneur de m’avoir donné de si bons et si tendres parents !

Aux gendarmes.

Allons, messieurs, je suis prêt.

 

 

Scène XI

 

GUILLAUME, MADAME VATRIN, LA MÈRE TELLIER, CATHERINE, MATHIEU, L’ABBÉ, RAISIN, BERNARD, LES DEUX GENDARMES, FRANÇOIS

 

FRANÇOIS apparaît sur le seuil, haletant, sans cravate, son habit sur le bras.

Un instant ! tout n’est pas fini.

TOUS.

François !

FRANÇOIS, laissant tomber son habit et s’appuyant au chambranle de la porte.

Ouf !...

RAISIN.

Rangez-vous, jeune homme ! et laissez-nous passer.

L’ABBÉ.

Monsieur le maire, ce jeune homme paraît avoir quelque chose d’important à vous dire ; écoutez-le.

MADAME VATRIN.

François ! François ! ils emmènent mon enfant, mon fils, mon pauvre Bernard, en prison !

FRANÇOIS.

Oh ! bon ! il n’y est pas encore, en prison ! Il y a une lieue et demie d’ici à Villers-Cotterêts, sans compter que le père Sylvestre, le geôlier, est couché et que ça lui ferait de la peine de se lever à cette heure-ci.

RAISIN.

Ah çà ! nous sommes donc les serviteurs de M. François ? En route, gendarmes ! en route !

FRANÇOIS.

Pardon, monsieur le maire, mais j’ai quelque chose à dire outre ça.

RAISIN.

Et ce que tu as à dire en vaut-il la peine ?

FRANÇOIS.

Dame, vous allez en juger : seulement, je vous préviens que ce sera peut-être un peu long.

RAISIN.

Si c’est aussi long que tu le dis, ce sera pour demain, alors.

FRANÇOIS.

Oh ! non, non, il faut que ce soit pour ce soir.

L’ABBÉ.

Monsieur le maire, au nom de la religion et de l’humanité, je vous adjure d’écouter ce jeune homme.

GUILLAUME.

Et moi, monsieur, au nom de la justice, je vous ordonne de surseoir...

RAISIN.

Cependant, messieurs, du moment qu’il y a un assassin...

FRANÇOIS.

Et d’abord, pardon, monsieur le maire, il y a un assassin, c’est vrai ; mais il n’y a pas de mort.

RAISIN.

Comment, pas de mort ?

TOUS.

Pas de mort ?

L’ABBÉ.

Soit loué le Seigneur !

FRANÇOIS.

Eh bien, quand je n’aurais que cela à dire, il me semble que c’est déjà une jolie nouvelle.

RAISIN.

Expliquez-vous.

FRANÇOIS.

M. Chollet a été renversé par la violence du coup ; mais la balle s’est aplatie sur la bourse pleine d’or qu’il avait dans la poche de son habit, et elle a glissé le long des côtes.

RAISIN.

Ah ! ah ! la balle s’est aplatie sur la bourse ?

FRANÇOIS.

Oui... En voilà de l’argent bien placé !

RAISIN.

Allons au fait.

FRANÇOIS.

Dame, je ne demande pas mieux ; mais vous m’interrompez à tout moment.

TOUS.

Parle, parle, François !

FRANÇOIS.

Eh bien, écoutez donc, monsieur le maire ; voici comment la chose s’est passée.

RAISIN.

Mais comment peux-tu savoir de quelle façon la chose s’est passée, puisque tu étais avec nous, dans cette chambre, à table, tandis qu’elle se passait, à près d’une demi-lieue d’ici, et que tu ne nous as pas quittés ?

FRANÇOIS.

Vous avez raison, je ne vous ai pas quittés... Mais après ?... Est-ce que, quand je dis : « l y a un sanglier là ; c’est un mâle ou une femelle, un tiéran ou un ragot, un quartanier ou un solitaire », est-ce que j’ai vu le sanglier, moi ? Non, pas plus que Louchonneau. J’ai vu la trace, et c’est tout ce qu’il me faut. Je reprends donc... M. Bernard est arrivé le premier au cabaret de la mère Tellier... Est-ce vrai, mère Tellier ?

LA MÈRE TELLIER.

C’est vrai.

FRANÇOIS.

Il était fort agité.

LA MÈRE TELLIER.

C’est encore vrai.

RAISIN.

Silence !

FRANÇOIS, faisant de grands pas.

Il marchait comme cela, et, deux ou trois fois, dans un mouvement d’impatience, il a frappé du pied près de la première table à gauche en entrant.

LA MÈRE TELLIER.

En demandant du vin, c’est vrai encore.

FRANÇOIS.

Oh ! ce n’est pas bien difficile à voir : je connais le pied de Bernard, et il y a dans le sable des empreintes de trois ou quatre lignes plus profondes que les autres.

RAISIN.

Comment as-tu pu voir cela, la nuit ?

FRANÇOIS.

Bon ! et la lune, vous croyez donc qu’elle est là-haut pour faire aboyer les chiens ?... Alors, M. Chollet est arrivé à cheval du côté de Villers-Cotterêts ; il a mis le pied à terre à une cinquantaine de pas du cabaret ; il a attaché sa bête à un arbre ; puis il a passé devant M. Bernard : je croirais même qu’il avait perdu et cherché quelque chose comme de l’argent, car il y avait du suif à terre, ce qui prouve que l’on a regardé à terre avec une chandelle. Pendant ce temps-là, M. Bernard était caché derrière le hêtre qui est en face de la maison, et il continuait de rager beaucoup ; et la preuve, c’est qu’il y a deux ou trois places où la mousse est arrachée à la hauteur de la main. Après avoir retrouvé ce qu’il cherchait, le Parisien s’est éloigné du côté de la fontaine au Prince ; puis il s’est levé, puis il a fait vingt-deux pas du côté de la route de Soissons... Alors, il a reçu le coup, et il est tombé.

CATHERINE.

Oh ! c’est bien cela ! c’est bien cela !

RAISIN.

Demain, on saura qui a tiré le coup de fusil, on retrouvera les bourres, et l’on cherchera la balle.

FRANÇOIS.

Oh ! il n’est pas besoin d’attendre à demain : je les rapporte, moi.

RAISIN.

Comment ! vous rapportez les bourres et la balle ?

FRANÇOIS.

Oui, les bourres... Elles étaient dans la direction du coup, et il a été bien facile de les retrouver ; mais la balle, ah ! pour la balle, il y a eu plus de besogne. La diablesse de bourse, et puis peut-être aussi la côte, l’avaient fait dévier ; mais n’importe, je l’ai retrouvée dans un hêtre... La voici.

RAISIN.

Une lumière !... Vous voyez, messieurs, que les bourres sont en feutre et que la balle a une croix.

FRANÇOIS.

Pardieu ! la belle merveille ! puisque ce sont les bourres de Bernard, et que, ce matin, il avait marqué ses balles d’une croix.

GUILLAUME.

Que dit-il donc, mon Dieu ?

RAISIN.

Vous reconnaissez donc que le coup a été tiré avec le fusil de Bernard ?

FRANÇOIS.

Certainement que je le reconnais ! c’est le fusil de M. Bernard, ce sont les bourres de M. Bernard, c’est la balle de M. Bernard ; mais cela ne prouve pas que le coup ait été tiré par M. Bernard.

MATHIEU, à part.

Oh ! oh ! se douterait-il de quelque chose ?

FRANÇOIS.

Seulement, comme je vous l’ai dit, Bernard rageait beaucoup, il frappait du pied, il arrachait la mousse ; puis, quand M. Chollet s’est éloigné, il l’a suivi, et ne s’est arrêté qu’au pied du chêne... Là, il a visé, mais tout à coup il a changé d’avis, à ce qu’il paraît... Il a fait quelques pas à reculons, puis il a jeté son fusil à terre ; le chien qui était armé et le bout du canon sont marqués dans le chemin.

MADAME VATRIN.

Oh ! mon bon Seigneur Jésus, il y a miracle !

BERNARD.

Que vous ai-je dit, monsieur le maire ?

GUILLAUME.

Tais-toi, Bernard ! laisse parler François. Ne vois-tu pas qu’il est sur la piste, le fin limier ?

MATHIEU, à part.

Oh ! oh ! cela commence à se gâter !

FRANÇOIS.

Alors, un autre est venu...

RAISIN.

Quel autre ?

FRANÇOIS, clignant de l’œil à Bernard.

Oh ! je ne sais pas, moi ; un autre, voilà tout ce que j’ai pu voir.

MATHIEU, à part.

Je respire !

FRANÇOIS.

Mais ce que je puis dire, c’est que celui-là est venu en se traînant à quatre pattes... Il a mis un genou à terre, ce qui prouve qu’il n’est pas si fin tireur que Bernard ; puis il a fait feu... C’est alors, comme je vous l’ai dit, que M. Chollet est tombé.

RAISIN.

Mais quel intérêt le nouveau venu avait-il à tuer M. Chollet ?

FRANÇOIS.

Dame, pour le voler, peut-être.

RAISIN.

Comment savait-il que M. Chollet avait de l’argent ?

FRANÇOIS.

Est-ce que je ne vous ai pas dit que le Parisien devait avoir laissé tomber sa bourse devant la hutte de feuillage où la mère Tellier met rafraîchir son vin ? Eh bien, l’assassin était probablement caché dans la hutte en ce moment-là ; j’y ai vu la trace d’un homme couché à plat ventre et qui avait creusé le sable avec ses mains.

GUILLAUME.

Mais on a donc volé M. Chollet ?

FRANÇOIS.

On lui a pris deux cent louis, rien que cela !

GUILLAUME.

Pardon, mon pauvre Bernard ! Je ne savais pas que l’on eût volé le Parisien quand je t’ai demandé si tu étais son meurtrier...

BERNARD.

Merci, bon père !

RAISIN.

Mais enfin, le voleur ?

FRANÇOIS.

Puisque je vous dis que je ne le connais pas... Seulement, en courant, de l’endroit où il a tiré le coup à celui où M. Chollet était tombé, il a défoncé un terrier de lapins, et il s’est donné une entorse au pied gauche.

MATHIEU, à part.

Oh ! le démon !

RAISIN.

Ah ! par exemple, c’est trop fort ! Comment peux-tu savoir qu’il s’est donné une entorse et désigner le pied ?

FRANÇOIS.

La belle malice ! Pendant trente pas, c’est-à-dire jusqu’au terrier défoncé, les deux pieds sont tracés d’une façon égale ; pendant tout le reste de la route, il n’y en a plus qu’un qui porte tout le poids du corps ; l’autre marque à peine : c’est le gauche. Donc, il s’est donné une entorse au pied gauche, et quand il appuie dessus, dame, ça lui fait mal.

MATHIEU, à part.

Ah !...

FRANÇOIS.

Voilà pourquoi il ne s’est pas sauvé... Non, s’il s’était sauvé, il serait à cette heure à quatre ou cinq lieues d’ici, d’autant plus qu’avec les pieds qu’il a, il doit bien marcher... Mais, au contraire, il est venu enterrer les deux cents louis à vingt pas de la route, à cent pas d’ici, entre deux gros buissons, au pied d’un bouleau... Il est reconnaissable, étant le seul de son espèce : je parle du bouleau, bien entendu.

RAISIN.

Et, de là, où est-il allé ?

FRANÇOIS.

Oh ! de là, il a gagné la grande route, et sur la grande route, comme il y a des pavés, ni vu ni connu, je t’embrouille !

RAISIN.

Et l’argent ?

FRANÇOIS.

Pardon, monsieur le maire, c’est de l’or, toutes pièces de vingt et de quarante francs.

RAISIN.

Cet or, vous l’avez pris et apporté comme pièce de conviction ?

FRANÇOIS.

Ouf ! je m’en suis bien gardé : de l’or de voleur, cela brûle !

RAISIN.

Mais enfin...

FRANÇOIS.

Et puis je me suis dit : « Mieux vaut faire une descente sur les lieux avec la justice, et comme le voleur ne se doute pas que je connais sa cachette, on trouvera le magot. »

MATHIEU, enjambant la fenêtre, à part.

Tu te trompes, François ! on ne le trouvera pas.

Il sort sans que personne autre que François s’aperçoive de sa sortie.

 

 

Scène XII

 

GUILLAUME, MADAME VATRIN, LA MÈRE TELLIER, CATHERINE, L’ABBÉ, RAISIN, BERNARD, LES DEUX GENDARMES, FRANÇOIS

 

RAISIN.

Est-ce tout ?

FRANÇOIS.

Ma foi, à peu près, monsieur.

RAISIN.

C’est bien ! la justice appréciera votre déposition. En attendant, vous comprenez bien que, comme vous ne nommez personne, comme tout roule sur des suppositions, l’accusation continue de peser sur Bernard.

FRANÇOIS.

Ah ! quant à cela, je n’ai rien à dire.

RAISIN.

En conséquence, je suis désespéré, madame Vatrin, mais Bernard doit suivre les gendarmes en prison... En route !

FRANÇOIS, barrant le chemin.

Encore un instant, monsieur le maire.

RAISIN.

Si tu n’as rien à ajouter à ce que tu as dit...

FRANÇOIS.

Non ; mais c’est égal. Tenez, une supposition...

RAISIN.

Laquelle ?

FRANÇOIS.

Supposez que je connaisse le coupable...

TOUS.

Ah !

FRANÇOIS.

Supposons qu’il était là tout à l’heure.

RAISIN.

Mais alors, s’il n’y est plus, la preuve nous échappe et nous retombons dans le doute.

FRANÇOIS.

C’est cela ! Supposons que j’aie embusqué, dans le buisson de droite, Bobino, et, dans le buisson de gauche, La Jeunesse, et qu’au moment où le voleur mettra la main sur son trésor, ils mettent, eux, la main sur le voleur...

GUILLAUME, écoutant.

Qu’est-ce que cela ?

FRANÇOIS.

Eh ! tenez, le tour est fait ! ils le tiennent... Il ne veut pas revenir, et ils le poussent.

BOBINO, du dehors.

Marcheras-tu, vagabond !

LA JEUNESSE, de même.

Allons, drôle ! ne fais pas le méchant...

 

 

Scène XIII

 

GUILLAUME, MADAME VATRIN, LA MÈRE TELLIER, CATHERINE, L’ABBÉ, RAISIN, BERNARD, LES DEUX GENDARMES, FRANÇOIS, LA JEUNESSE et BOBINO, tenant MATHIEU au collet et le poussant

 

TOUS.

Mathieu !...

LA JEUNESSE.

Tenez, monsieur le maire, voilà la bourse.

BOBINO.

Et voilà le voleur !... Allons causer un peu avec M. le maire, bijou !

Il pousse Mathieu, qui fait au milieu du cercle quelques pas en boitant.

FRANÇOIS.

Eh bien, quand je vous disais qu’il boitait de la jambe gauche... En prendrez-vous, une autre fois, de mes almanachs ?

MATHIEU.

Eh bien, oui, quoi ! c’est moi qui ai fait le coup. Je voulais seulement brouiller M. Bernard avec mademoiselle Catherine à cause du soufflet qu’il m’avait donné. Quand j’ai vu l’or, ça m’a tourné la tête. M. Bernard avait jeté son fusil, le diable m’a tenté, je l’ai ramassé, et puis voilà... Mais pas un cheveu de préméditation ! M. Chollet n’est pas mort. C’est dix ans de galère. Eh bien, on les fera !

Catherine se jette au cou de Bernard, qui, ayant les mains liées, ne peut la serrer contre son cœur.

L’ABBÉ.

Monsieur le maire, j’espère que vous allez ordonner qu’à l’instant Bernard soit libre ?

RAISIN.

Gendarmes, ce jeune homme est innocent ; déliez-le.

Pendant qu’on délie Bernard, désignant Mathieu.

Emmenez cet homme à la prison de Villers-Cotterêts, et écrouez-le solidement.

FRANÇOIS.

Oh ! le père Sylvestre va-t-il être embêté d’être réveillé à cette heure-ci !

On emmène Mathieu.

 

 

Scène XIV

 

GUILLAUME, MADAME VATRIN, LA MÈRE TELLIER, CATHERINE, L’ABBÉ, RAISIN, BERNARD, FRANÇOIS, LA JEUNESSE, BOBINO

 

CATHERINE.

Oh ! François, que ne te devons-nous pas, et comment nous acquitter envers toi !

FRANÇOIS.

Obtenez de M. Bernard qu’il me nomme son premier garçon de noce, et c’est encore moi qui lui redevrai sur le marché.

GUILLAUME, bourrant sa pipe.

C’est pour le coup que je vais en fumer une !

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