Les Filles à marier (Louis-Benoît PICARD)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 11 décembre 1805.

 

Personnages

 

JAQUEMIN, riche propriétaire, père de Louise et de Thérèse, tuteur d’Agathe et de Pauline

SAINVILLE, ami de Jaquemin

CORSIGNAC, ami de Sainville

LEDOUX, amant d’Agathe

AGATHE DE PIRMONT, âgée de vingt-cinq ans

PAULINE, sa sœur, âgée de vingt ans

URSULE ROUVIGNY, voisine, âgée de dix-neuf ans

LOUISE JAQUEMIN, âgée de dix-huit ans

THÉRÈSE, sa sœur, âgée de seize ans

 

La scène se passe dans la maison de campagne de monsieur Jaquemin.

 

 

PRÉFACE

 

J’ai voulu peindre de jeunes filles pressées de se marier. Quatre d’entre elles marchent à leur but par des moyens francs et ouverts. La cinquième est une sournoise qui cherche à mettre à profit la crédulité de ses compagnes. Elle est punie. Elle est la seule qui ne se marie pas à la fin de la pièce ; car si la jeune Thérèse ne se marie pas, au moins voit-on son mariage en perspective.

Cette comédie n’a pas de grands défauts ; elle n’a pas un grand mérite. Il n’y a pas assez de gaieté pour une pièce composée uniquement dans l’intention de faire rire.

Les physionomies des cinq filles me semblent assez variées. Celle que j’aime le mieux, c’est la plus âgée. Elle rappelle la fille un peu trop fière de La Fontaine au moment où il faut qu’elle se décide à épouser le malotru. J’aime aussi la plus jeune. Elle est à la fois naïve et spirituelle. Il est, ce me semble, assez plaisant qu’au commencement de la pièce il n’y ait qu’elle qui ait un amant, et que cet amant soit encore au collège.

Louise et Sainville ressemblent aux amoureux des pièces de Marivaux. Ils n’ont point le langage précieux que ce spirituel auteur prête à tous ses personnages : mais qu’ils sont loin d’offrir ces petits développements du cœur, ces heureuses inconséquences qui découvrent les plus secrets sentiments, et qui font que, malgré tous leurs défauts, on sourit et on se sent intéressé en écoutant les pièces de Marivaux ! Cependant la scène du dénouement où Louise et Sainville, se supposant l’un à l’autre un caractère qu’ils n’ont pas, se montrent décidés à s’immoler réciproquement leurs goûts et leurs penchants, me paraît heureusement imaginée et assez bien exécutée.

Le rôle de Corsignac fait rire ; mais il est plus souvent chargé que réellement comique. Celui du père Jaquemin n’a qu’un moment d’éclat, sa colère à la fin du second acte. Il est à remarquer qu’un bourru bienfaisant, qu’un homme bon, mais emporté, réussit toujours au théâtre ; aussi combien tous nos auteurs ont-ils employé ces sortes de personnages ! Ici, monsieur Jaquemin rappelle un peu trop le Géronte de Goldoni, précisément à la fin du second acte.

Le personnage vraiment comique dans les Filles à Marier, c’est monsieur Ledoux, le prétendu suranné de la plus âgée des cinq filles. J’aime l’amour patient et résigné de ce brave homme toujours prêt à se retirer, toujours prêt à revenir, bien certain qu’on le rappellera, et fâché qu’on le rappelle trop tôt.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

AGATHE, PAULINE, URSULE, LOUISE, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE.

Eh ! venez donc, mesdemoiselles ; j’ai un grand secret à vous révéler.

TOUTES LES AUTRES.

Eh ! quoi donc ?

THÉRÈSE.

Il arrive aujourd’hui dans le pays un homme à marier.

TOUTES.

Un homme à marier !

THÉRÈSE.

Un jeune homme de Paris, fort joli garçon, fils unique, dix mille livres de rente.

AGATHE.

En vérité ?

LOUISE.

Et comment sais-tu ?...

THÉRÈSE.

Je suis curieuse, mon père est indiscret ; il l’avoue lui-même dans la colère comme dans la joie il ne se contient pas. Il a reçu une lettre, il était rayonnant, il a dit quelques mots ; finement je l’ai fait parler plus qu’il ne voulait, j’ai deviné le reste. Il a ordonné à Bastien de préparer l’appartement du petit pavillon ; ainsi c’est aujourd’hui même que le jeune homme arrive.

URSULE.

C’est donc chez monsieur Jaquemin qu’il doit loger ?

THÉRÈSE.

Sans doute.

URSULE.

C’est clair ; cela regarde ses filles.

LOUISE.

Ou ses pupilles. Depuis que vous avez eu le malheur de perdre vos parents, mon père, votre tuteur, vous a traitées avec la même tendresse que ses deux filles ; n’est-ce pas, Agathe ? Il nous a habituées, Thérèse et moi, à vous chérir comme deux sœurs ; n’est-il pas vrai, Pauline ?

PAULINE.

Ah ! oui ; c’est le meilleur homme que notre tuteur... Ce n’est pas sa faute si ma sœur est arrivée jusqu’à vingt-cinq ans sans être mariée. Combien d’excellents partis ne lui a-t-il pas proposés, n’a-t-elle pas refusés ? pour finir par écouter un vieux garçon comme monsieur Ledoux.

AGATHE.

Vingt-cinq ans, ma sœur ! À peine en ai-je vingt-quatre. Et vous-même, qui êtes ma cadette, prenez garde de faire comme moi. J’étais trop fière, vous êtes trop romanesque ; j’attendais un homme parfait, vous attendez un coup de sympathie. Quant à mon mariage avec monsieur Ledoux, il n’est pas encore fait.

THÉRÈSE.

Voilà ce que c’est ; le jeune homme que je viens de vous annoncer change vos projets, éveille vos idées ; et mademoiselle, qui est notre voisine, est fâchée qu’il loge chez mon père, parce qu’alors il est certain que cela ne regarde que ses filles ou ses pupilles.

URSULE.

Qui ? moi, fâchée ! Ah ! mes amies, rendez-moi plus de justice. Nos parents s’estiment et se voient comme de bons voisins ; nous sommes nées toutes les cinq dans ce pays, qui est peuplé de propriétaires fort à leur aise et d’une société douce. Moi, j’ai été élevée dans une pension de la ville ; Agathe et Pauline par leur mère jusqu’à sa mort, et depuis dans cette maison avec les filles de monsieur Jaquemin. Voilà trois ans que moi-même je passe ma vie tout entière avec vous...

THÉRÈSE.

Oui, une maison où il y a quatre demoiselles à marier est bonne à fréquenter ; les épouseurs y abondent.

LOUISE.

Paix donc, Thérèse.

THÉRÈSE.

Oh ! toi, ma sœur, tu es si bonne ! tu ne t’aperçois pas des intentions des gens. Ce n’est pas que je fasse un crime à mademoiselle de songer au mariage ; c’est bien naturel. C’est sur le mariage que roulent tous nos entretiens. Le seul mot de mariage a tant de charmes qu’on ne peut l’entendre prononcer sans émotion.

URSULE.

Oui, mais y songer aux dépens de mes amies, fi donc ! J’ai porté moi-même Agathe à ne pas rejeter les soins de monsieur Ledoux, quoiqu’il soit bien loin de mériter une fille comme elle. Comme Pauline, j’aime à lire ; et si je préfère à ses romans des lectures plus graves, plus importantes, je n’en désire pas moins, comme elle, inspirer une de ces passions qui lui font verser tant de larmes. Ma mère, qui me traite comme une petite fille, ne veut pas que je sois à la tête du ménage comme toi, ma chère Louise ; cependant il me serait bien doux de pouvoir à mon tour ordonner, commander, gouverner ; mais, Dieu merci, je suis bonne, point perfide, point tracassière, point médisante comme certaines demoiselles de ma pension qui mettaient sur mon compte leurs caquets, leurs propos. Quand on a le bonheur d’avoir un peu de littérature et de philosophie... Soyez heureuses, mes amies ; mariez-vous, et en attendant que ma mère songe à m’établir, je jouirai de votre bonheur. Je ne vis que pour l’amitié, vous le savez.

AGATHE.

Bonne Ursule !

PAULINE.

Elle est si sensible !

THÉRÈSE, à part.

La flatteuse !

URSULE.

Ainsi, ma petite Thérèse...

THÉRÈSE...

Petite ! Ah ! ne me traitez plus comme un enfant, je vous en prie ; quand on a dix-sept ans...

LOUISE.

Dix-sept ans ; tu n’en as pas seize, ma sœur.

AGATHE.

C’est unique, comme les jeunes personnes aiment à se vieillir.

LOUISE.

Mais nous perdons de vue l’objet principal. Tu dis donc que tu as découvert que mon père attendait aujourd’hui même un jeune homme ?

AGATHE.

De Paris ?

PAULINE.

Joli garçon ?

URSULE.

Fort riche ? fils unique ?

THÉRÈSE.

Il y a plaisir à vous dire les choses ; comme vous les retenez ! Voici mon père ; tâchez de le faire jaser à votre tour.

 

 

Scène II

 

AGATHE, PAULINE, URSULE, LOUISE, THÉRÈSE, JAQUEMIN

 

JAQUEMIN.

Bonjour, mes enfants. Mademoiselle, je vous salue. Eh bien ! Thérèse vous aura dit la nouvelle ? Il m’arrive aujourd’hui un étranger, monsieur Sainville, le fils d’un de mes anciens amis.

URSULE.

Monsieur Sainville ! son père était aussi l’ami du mien.

JAQUEMIN.

Sans doute. J’ai beaucoup vu le jeune homme dans mon dernier voyage à Paris.

THÉRÈSE.

Et il vient pour se marier ?

JAQUEMIN.

Eh bien ! ne voilà-t-il pas déjà de vos belles imaginations !

THÉRÈSE.

Oh ! ne vous fâchez pas, mon papa ; vous êtes d’une vivacité ! Heureusement que vous vous apaisez aussi vite que vous vous emportez.

JAQUEMIN.

Pour se marier ! Il vient pour acheter une terre dans ce pays.

THÉRÈSE.

Tenez, vous allez faire le discret avec nous. N’avez-vous pas mandé à monsieur Sainville que vous aviez quatre demoiselles chez vous ?

JAQUEMIN.

Eh bien ?

THÉRÈSE.

Eh bien ! il vient choisir.

JAQUEMIN.

Pas du tout... il n’est pas question... Certainement... je suis porté pour les mariages ; Sainville est un fort honnête garçon ; et bien loin de m’opposer... je serais enchanté... Mais choisir... D’abord, ma chère Agathe, voilà ton mariage presque arrêté avec monsieur Ledoux, notre ancien notaire. C’est un homme de cinquante ans, mais d’une bonne santé, qui a du sens, s’il n’a pas d’esprit ; une fortune médiocre, mais de l’économie. Tu as laissé les bons partis se pourvoir ailleurs ; ce n’est pas ma faute.

AGATHE.

Vous entendez bien que je suis toujours sûre de retrouver monsieur Ledoux.

JAQUEMIN.

Moi, je crois que tu feras sagement de t’y tenir. Quant à Pauline, cela lui conviendrait-il ? un mariage arrangé par les parents, une fortune égale, point d’aventures, point d’obstacles : il te faut du merveilleux, du romanesque, de la sympathie, un beau jeune homme dont tu fasses la fortune.

PAULINE.

Vous savez comme moi, mon cher tuteur, qu’il ne faut qu’un moment pour faire naître cette sympathie.

JAQUEMIN.

Oui ; mais je suis un tuteur bien insupportable, le contraire de ceux des comédies et des drames. Je me reconnais trop vieux pour être amoureux de ma pupille, je suis trop honnête pour vouloir détourner son bien, et trop bon homme pour ne pas faire ce qu’elle veut. Mademoiselle Ursule, je ne suis ni son père ni son tuteur ; toi, Thérèse, tu es bien jeune.

THÉRÈSE.

Ne pensez pas à moi, mon papa ; je suis plus franche que vous vous nous cachez votre secret, il est temps de vous dire le mien. Mon choix est fait.

JAQUEMIN.

Diable ! quel est donc l’heureux objet...

THÉRÈSE.

Un homme que vous connaissez, que vous aimez de tout votre cœur, quoique vous le grondiez assez souvent. À la fin des vacances, avant qu’il retournât au collège, nous nous sommes promis un amour éternel.

JAQUEMIN.

Ah ! fort bien ; monsieur mon neveu, Auguste. Je serais bien fâché de troubler une passion aussi respectable. Heureusement nous avons le temps d’y songer.

THÉRÈSE.

Occupez-vous des aînées, la cadette attendra.

JAQUEMIN.

Ce n’est donc qu’à toi, ma Louise, que je pourrais songer pour Sainville ; et en effet, tu as dix-huit ans, tu es jolie, bonne ; élevée par ta mère, et comme elle, sans trop d’ignorance, sans trop d’instruction, je te dois l’éducation de ta jeune sœur ; je te dois d’avoir gouverné ma maison avec économie, avec honneur ; et en faisant ton éloge devant ta sœur et tes amies, je suis sûr de ne blesser personne que toi-même peut-être.

URSULE.

Oh ! c’est bien vrai, monsieur Jaquemin.

THÉRÈSE.

Oui, mon papa ; parce qu’elle n’est ni envieuse, ni méchante, ni coquette, ma sœur s’imagine qu’il n’y a ni méchantes, ni coquettes, ni envieuses ; et tandis que moi, qui suis un peu maligne, je m’égaie quelquefois aux dépens des gens, ma sœur, sans les railler, sans les flatter, les oblige, les conseille suivant leurs goûts, suivant leur caractère ; il n’y a qu’avec moi qu’elle se permet d’être sévère de temps en temps ; mais c’est tout simple, je suis sa fille.

JAQUEMIN.

Juge combien il me serait doux de t’établir aussi avantageusement que tu le mérites.

LOUISE.

Depuis mon enfance, j’ai tellement pris l’habitude de vous chérir, de vous croire, que je ne peux avoir d’autre volonté que la vôtre. J’ai été élevée, je me suis élevée moi-même dans l’idée que je dois accepter aveuglément le mari que vous me proposerez, persuadée que vous choisirez bien, persuadée que j’aimerai mieux que tout autre celui que mon père aura choisi.

JAQUEMIN.

Chère enfant... Moi, je ne connais pas les projets de Sainville ; je sais qu’il pensait à se marier, et il est possible que, me trouvant entouré de quatre aimables demoiselles à marier... car si je ne compte plus Thérèse, puisqu’elle a juré un amour éternel à son cousin, je ne dois pas excepter notre jeune voisine.

URSULE.

Point du tout, je ne dois y avoir aucune prétention.

JAQUEMIN.

Pourquoi donc ? s’il vous convient, si c’est vous qu’il préfère... Tout en regrettant de ne pas marier encore mes filles ou mes pupilles, je serais homme à tout arranger avec vos parents ; au surplus, je venais simplement vous prier de faire un bon accueil au fils de mon ancien camarade.

THÉRÈSE.

Nous n’y manquerons pas, mon papa.

JAQUEMIN.

Je n’ai connu au jeune homme que d’honnêtes amis ; il était très lié avec un certain monsieur Corsignac, un jeune Bordelais, qui avait un peu perdu l’accent, mais conservé les saillies et la gaieté de son pays ; un original cherchant à augmenter sa fortune par un bon mariage, fort honnête homme d’ailleurs, et qui n’a pas peu contribué à m’égayer pendant mon séjour à Paris.

THÉRÈSE.

Monsieur Corsignac !

JAQUEMIN.

Eh bien ! n’allez-vous pas vous imaginer encore que ce monsieur Corsignac est un parti pour parti pour l’une d’entre vous ? J’aime à croire que de nouvelles liaisons n’auront point altéré l’aimable caractère de Sainville. Gardez--vous bien d’avoir l’air de penser qu’il vient pour choisir une femme.

THÉRÈSE.

Fi donc !

JAQUEMIN.

Il ne s’agit pas de rire, mademoiselle ; je vous le répète, il vient pour acheter un bien dans les environs. Pas d’autre motif à son voyage, entendez-vous ?

THÉRÈSE.

Oui, mon papa.

JAQUEMIN.

Je vais au-devant de lui. Sans adieu, mes enfants. Mes compliments à ton cousin, Thérèse, dans ta première lettre ; car vous êtes en correspondance sans doute ? C’est original que, sur cinq filles à marier, il n’y ait que la plus jeune qui ait un amant.

Il sort.

 

 

Scène III

 

AGATHE, PAULINE, URSULE, LOUISE, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE.

À merveille ; il n’a rien voulu dire ; il a tout dit.

AGATHE.

C’est clair ; cette terre qu’on veut acheter n’est qu’un prétexte.

URSULE.

Monsieur Sainville vient dans l’intention de se marier.

PAULINE.

Et mon tuteur lui laisse la liberté du choix entre nous.

LOUISE.

Mais il paraît que c’est à moi qu’il désirerait que monsieur Sainville s’adressât.

PAULINE.

C’est tout simple, il préfère sa fille.

URSULE.

Et cependant il ne m’excepte pas, moi, qui ne suis ni sa fille ni sa pupille.

THÉRÈSE.

Mais vous êtes trop délicate pour ne pas vous excepter vous-même.

URSULE.

Pourquoi donc cela ?...

Se reprenant.

Ah ! vous avez raison. Quand il s’agit du bonheur de mes amies... Croyez qu’il faudrait que monsieur Sainville me témoignât une préférence bien marquée... Écoutez-moi, mes chères compagnes ; sans vanité nous sommes toutes assez jolies pour que monsieur Sainville ne sorte pas d’ici sans avoir fait un choix ; et entre nous autres jeunes personnes, nous pouvons parler franchement, il est probable qu’il sera aimé par plus d’une, et peut-être par toutes. Moi, d’abord, je ne veux pas y penser, je n’y penserai pas ; mais dans tous les cas, que l’amour n’altère pas l’amitié qui a fait jusqu’à présent notre félicité. Promettons-nous une confiance mutuelle, une franchise entière ; et si le sort le veut, soyons rivales, mais ne cessons jamais d’être amies.

PAULINE.

Bien, ma chère Ursule, tu m’enflammes quand tu parles ; il me semble entendre miss Howe ou Claire d’Orbe.

AGATHE.

Oui, soyons rivales, sans cesser d’être amies. Quant à moi, dès aujourd’hui je donne congé à monsieur Ledoux.

LOUISE.

N’est-ce pas aller un peu vite, ma chère Agathe ? Tu ne connais pas encore monsieur Sainville, et s’il avait quelques-uns des défauts qui t’ont frappée dans les différents partis que tu as refusés ?

AGATHE, à part.

Hélas ! que n’ai-je fermé les yeux sur ces défauts, avant que toutes ces petites filles n’eussent grandi !

THÉRÈSE.

Fort bien, mesdemoiselles ; il est possible, il est facile à la bonne Louise de rester l’amie de ses rivales ; mais je vous en préviens, c’est un effort de vertu et de courage, dont bien peu de femmes sont capables.

URSULE.

Oh ! moi, je suis sûre de ne pas manquer à ma parole, en promettant à mes compagnes un aveu bien sincère de tout ce qui se passera dans mon cœur.

AGATHE.

Je m’y engage.

PAULINE.

Je le jure.

THÉRÈSE.

Vous trouverez bon que je n’entre pas dans la confédération. D’abord, d’après l’aveu de mon père, c’est ma sœur qui a le plus de droits.

LOUISE.

Mais je le crois.

URSULE.

Oh ! c’est vrai.

AGATHE, bas à Ursule.

Qu’est-ce que tu dis donc ?

URSULE, bas à Agathe.

Laisse donc, c’est pour la flatter.

PAULINE, bas à Ursule.

Comment ! tu te mets de son parti !

URSULE, bas à Pauline.

Peux-tu croire que je balancerai entre elle et toi ?

Haut.

Mais voici le cher monsieur Ledoux, l’amant d’Agathe.

 

 

Scène IV

 

AGATHE, PAULINE, URSULE, LOUISE, LEDOUX, THÉRÈSE

 

LEDOUX, un bouquet à la main.

Mesdemoiselles, j’ai bien l’honneur...

À Agathe.

Mademoiselle, oserais-je vous prier d’accepter ces fleurs ?

AGATHE.

Ah ! mon Dieu ! des lis, des tubéreuses ! quelle odeur elle me porte à la tête ; donnez-les à Ursule.

URSULE.

Je n’aime pas les fleurs, monsieur ; mais Pauline les aime beaucoup.

THÉRÈSE, à part.

Pauvre cher homme ! comme on se le renvoie !

LEDOUX, présentant son bouquet à Pauline.

Mademoiselle...

PAULINE.

À moi ! je ne mérite pas tant d’honneur ; donnez-les à Louise.

THÉRÈSE.

Vous allez voir qu’il va m’arriver.

LEDOUX, présentant son bouquet à Louise.

Mademoiselle...

LOUISE, prenant le bouquet.

Je les accepte, monsieur, et je vous en remercie.

LEDOUX.

Ah ! mademoiselle, que de bontés !

THÉRÈSE.

C’est bien vrai.

LEDOUX.

Mais de grâce, daignez m’apprendre par quel crime j’ai eu le malheur de déplaire à mademoiselle Agathe.

AGATHE.

Plaît-il, monsieur ?

LEDOUX.

Hier encore j’osais me flatter de l’espoir qu’elle serait assez bonne pour accepter mes hommages.

AGATHE.

Moi, monsieur ! mais il n’y a rien de commun entre nous.

LEDOUX.

Ah ! mademoiselle, vous me traitez bien durement ! je ne conçois pas...

THÉRÈSE.

On vous l’expliquera.

CORSIGNAC, parlant de la coulisse.

Eh ! donc, le père Jaquemin est sorti ; mais les demoiselles y sont, c’est l’essentiel ; c’est pour les demoiselles que j’ai fait le voyage.

LOUISE.

Qu’entends-je ?

THÉRÈSE.

Un jeune homme ! eh vite, mesdemoiselles, à vos rangs, c’est lui.

AGATHE.

Il aura pris par le petit sentier.

LOUISE.

Le cœur me bat.

PAULINE.

Et à moi.

AGATHE.

Et à moi.

URSULE.

Et à moi.

LEDOUX.

Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

 

 

Scène V

 

AGATHE, PAULINE, LOUISE, URSULE, LEDOUX, THÉRÈSE, CORSIGNAC

 

CORSIGNAC.

Restez, restez donc, je m’annoncerai moi-même. Aimables demoiselles, vous voyez un jeune homme qui accourt sur le bruit de vos charmes, et qui renonce sans regret pour vous à toutes les belles de la capitale.

URSULE, à Louise.

Il paraît fort gai.

AGATHE, à part.

C’est un jeune homme, au moins.

PAULINE, à part.

Serait-ce le moment décisif que j’attendais ?

THÉRÈSE, à part.

Est-ce bien lui ?

LOUISE.

Soyez le bien venu, monsieur. Mon père est allé au-devant de vous.

CORSIGNAC.

Au-devant de moi ! je me flattais d’avoir précédé ma lettre ; mais Dieu ! quel surcroît de bonheur ! je ne comptais que sur quatre, j’en vois cinq.

THÉRÈSE, en montrant Ursule.

Mademoiselle est une voisine.

CORSIGNAC.

Qui ne déparerait pas la famille ; mais daignez me la faire connaître, cette famille, vous, charmante personne, qui avez bien voulu m’accueillir, vous êtes la fille de monsieur Jaquemin ?

LOUISE.

Et voici ma sœur, monsieur.

CORSIGNAC.

Par conséquent, voici les deux intéressantes pupilles. Monsieur est un oncle, le père de la voisine peut-être ?

LEDOUX.

Le père, monsieur ?

THÉRÈSE.

Point du tout ; monsieur est un jeune homme du pays.

CORSIGNAC.

Ah ! un jeune homme !

LEDOUX.

Mais non, monsieur, je ne prétends pas être un jeune homme.

CORSIGNAC.

J’ai beaucoup vu monsieur Jaquemin dans son dernier voyage à Paris ; aimable homme, bon père, tuteur comme on n’en voit pas. Au milieu de nos petites parties de plaisir, de nos longues promenades, avec quel enthousiasme il nous parlait de ses quatre demoiselles. Moi qui suis porté à soupçonner de l’exagération dans les éloges, j’ai voulu m’assurer par moi-même de la vérité de ses portraits ; j’arrive, je vous vois, je vous admire ; et combien je trouve déjà qu’il est resté au-dessous de la réalité.

À Louise.

Quelle innocence, quelle candeur dans ce regard !

À Thérèse.

Quelle aimable malice dans ce sourire !

À Pauline.

Quelle figure sentimentale et romantique !

À Agathe.

Quelle noble fierté dans ces beaux yeux !

LEDOUX, à part.

Vous verrez que cet homme-là va encore retarder mon mariage.

CORSIGNAC.

Et comme si cette maison n’était pas assez dangereuse pour le cœur des chevaliers qui viennent y chercher l’hospitalité, une jeune et jolie voisine se joint encore aux enchanteresses du logis.

THÉRÈSE.

Allons, il n’oublie personne.

LEDOUX.

Quelle emphase !

PAULINE.

Quelle délicatesse dans ses expressions !

LOUISE.

Je lui désirerais plus de réserve, moins d’affectation.

CORSIGNAC.

Que dites-vous, de grâce, aimables objets ?

THÉRÈSE.

Je dis, monsieur... que voilà mon père qui revient avec un autre jeune homme.

URSULE.

Un autre jeune homme !

LOUISE.

Ah ! ce n’est pas lui.

LEDOUX.

Je n’aime pas tous ces jeunes gens, moi.

PAULINE.

Ah ! mon Dieu, moi qui croyais déjà sentir pour celui-ci...

THÉRÈSE, à Corsignac.

Je gage avoir deviné qui vous êtes.

CORSIGNAC.

Vraiment ?

 

 

Scène VI

 

AGATHE, THÉRÈSE, LOUISE, PAULINE, URSULE, LEDOUX, CORSIGNAC, JAQUEMIN, SAINVILLE

 

JAQUEMIN.

Mes enfants, je vous présente mon jeune ami, monsieur Sainville. Que vois-je ? Vous ici, mon cher monsieur ?

SAINVILLE, après avoir salué les demoiselles.

Eh quoi ! c’est toi, Corsignac ?

THÉRÈSE.

Là, j’avais deviné juste.

CORSIGNAC.

Moi-même. Mais vous m’attendiez ; vous étiez allé au-devant de moi ?

JAQUEMIN.

Point du tout ; j’étais allé au-devant de Sainville que voici.

THÉRÈSE.

À la bonne heure.

JAQUEMIN.

Je n’en suis pas moins enchanté de vous voir. Ces demoiselles vous auront pris pour lui.

THÉRÈSE.

Précisément, mon papa.

CORSIGNAC.

Beaucoup d’honneur qu’elles m’ont fait, assurément.

À part.

Diable ! j’espérais qu’il n’arriverait que demain. C’est égal, il y en aura pour moi.

JAQUEMIN.

Et à quel heureux hasard dois-je votre visite ?

CORSIGNAC.

Eh ! mais, Sainville vient pour acheter une terre, et moi si je trouvais une petite métairie dans votre voisinage... Je brûle de consolider l’amitié que nous avons si gaiement ébauchée à Paris.

JAQUEMIN.

C’est charment. Bonjour, monsieur Ledoux. Allons, mon cher Corsignac, votre arrivée imprévue augmente encore ma joie. Quelle douceur pour un bon père de se voir entouré d’une brillante jeunesse ! Ah çà, mon cher Sainville, il faut que je vous fasse connaître mes enfants. Voici mes deux pupilles, voici mes deux filles ; ma Louise, la maîtresse de la maison, notre ménagère, comme disent nos bons paysans ; mademoiselle Ursule Rouvigni, notre voisine, notre amie, dont vous connaissez les parents.

SAINVILLE.

En effet.

CORSIGNAC.

Et moi je dois rendre à l’ami Sainville toutes les politesses qu’on m’a faites en son nom. Il ne s’attendait pas à me trouver ici, mais il était attendu par tout le monde, lui.

JAQUEMIN.

Parbleu !

SAINVILLE.

Je m’adresserai à celle que monsieur Jaquemin appelle la maîtresse de la maison, pour la prier d’être mon interprète auprès de ses compagnes. En voyant tant de grâces, tant de charmes, combien je désire encore plus vivement que l’amitié ne cesse jamais entre nos deux familles !

JAQUEMIN.

Fort bien.

LOUISE.

Monsieur, je réponds franchement pour mes amies et pour moi que l’ami de mon père est toujours sûr d’être le nôtre.

JACQUEMIN.

À merveille.

SAINVILLE.

Trouvez-moi bien vite une terre dans ce canton, mon cher Jaquemin ; je suis impatient de m’y fixer.

JAQUEMIN.

Je le crois.

URSULE, à Pauline.

Eh bien ! Pauline ?

PAULINE, à Ursule.

On n’a pas une tournure plus décente.

URSULE, à Agathe.

Eh bien ! Agathe ?

AGATHE, à Ursule.

Ah ! ma chère... Et toi, qu’en penses-tu ?

URSULE, à Agathe.

Je ne pense qu’à mes amies.

À Pauline.

Aime-le, je te servirai.

LOUISE.

Mais, pardon ; puisque je suis la ménagère, c’est à moi de veiller à la bonne réception de nos hôtes.

Elle sort.

THÉRÈSE, à Louise.

Sois tranquille, Louise ; on te le disputera, mais il est à toi.

Haut.

Messieurs, je vous salue.

À part, en regardant Sainville.

Voilà comme sera Auguste quand il aura vingt-cinq ans.

Elle sort.

AGATHE, à Ursule.

Ce Corsignac paraît son ami, il faudrait le faire jaser.

URSULE, à Agathe.

Je m’en charge.

PAULINE, à Ursule.

Oh ! si je pouvais connaître ses goûts, son caractère !

URSULE, à Pauline.

Je t’en rendrai bon compte.

Haut.

Nous vous laissons, messieurs.

Elle sort.

PAULINE.

Nous nous reverrons au déjeuner.

Elle sort.

AGATHE.

C’est le repas des amis.

Elle sort.

LEDOUX, à part, en regardant Agathe.

C’est fini, elle ne me regarde plus.

 

 

Scène VII

 

CORSIGNAC, JAQUEMIN, LEDOUX, SAINVILLE

 

JAQUEMIN.

Eh bien ! mon cher Sainville, sont-elles jolies ? sont-elles aimables ? Parlez sans contrainte ; monsieur Corsignac est votre ami, monsieur Ledoux est un homme prudent, qui sera bientôt de la famille.

SAINVILLE.

Eh bien ! mon respectable ami, on ne peut être embarrassé que du choix, et l’on doit craindre de n’être pas digne de celle qu’on choisira. Il paraît au surplus que vous n’avez fait mystère à personne du motif de mon voyage ?

JAQUEMIN.

Elles ne savent rien ; elles n’ont que des soupçons : mais à quoi bon me taire à présent ? C’est une chose faite ; vous les trouvez jolies, vous avez confiance en moi ; je vous réponds de mille qualités essentielles dans chacune de mes jeunes personnes, et comme il ne s’agit pas ici de ces passions extravagantes qu’on voit dans les romans, mais de cette convenance de goûts et de caractères qu’il faut apporter en ménage, vous plairez, vous choisirez, et vous épouserez.

SAINVILLE.

Comme vous êtes vif ! Mais en fait de discrétion je n’aurai rien à vous reprocher. Je parie que c’est la confidence que je fis à l’ami Corsignac la veille de mon départ qui l’a décidé à partir lui-même.

CORSIGNAC.

Tu l’as dit, cher Sainville. Vous me connaissez. Il y a longtemps que je guette un bon mariage ; j’en ai trouvé plus d’un ; mais, ou je suis trop difficile, ou l’on est trop difficile avec moi. Tantôt de jeunes, et jolies filles qui m’abandonnent pour de plus riches ; tantôt des douairières qui m’adorent, mais que je trouve trop mûres ou trop folles. Sainville me confie que, d’accord avec vous, il vient choisir une femme parmi vos quatre demoiselles. Bon ! me dis-je à moi-même. Sans le prévenir, je pars une heure avant lui, et me voilà. Je me mets à ma place. Je vaux beaucoup, sans doute ; Sainville vaut mieux que moi ; mais il ne peut pas les épouser toutes. Qu’il choisisse ; je choisis après lui ; et si, comme je m’en flatte, je conviens au papa, voilà deux mariages au lieu d’un.

JAQUEMIN.

Oui, parbleu ! vous me convenez, mon cher ; votre originalité me plaît, et ne nuit pas à vos bonnes qualités. Qu’est-ce que vous me parlez de deux mariages ? J’espère bien marier tout le monde. Louise à Sainville ; Pauline à vous ; Thérèse à son cousin, et Agathe à monsieur Ledoux.

SAINVILLE.

C’est donc à l’aimable Louise, celle qui m’a parlé, que vous désirez surtout que je convienne ?

JAQUEMIN.

Précisément, ma fille aînée, bonne, jolie, simple ; simplicité n’est pas sottise.

SAINVILLE.

Bonne et jolie ! Que je sois assez heureux pour lui plaire, et me voilà votre gendre.

CORSIGNAC.

C’est donc à l’intéressante Pauline que vous me permettez d’aspirer ?

JAQUEMIN.

Justement, la cadette de mes pupilles, sensible, sentimentale, romanesque...

CORSIGNAC.

Romanesque ! Je lui parle sympathie, duels, vieux châteaux, revenants et sentiments, et me voilà votre pupille.

LEDOUX.

Écoutez. Quant à ce qui me regarde avec mademoiselle Agathe, je crois bien que cela finira comme vous le dites ; mais cependant elle vient de me traiter d’une manière assez incivile.

JAQUEMIN.

Comment morbleu !

LEDOUX.

Oh ! ne vous fâchez pas. Je ne me fâche pas moi qui vous parle elle me reviendra. C’est l’arrivée de ces deux messieurs qui m’a valu un retour de son ancienne fierté. Faites-moi seulement l’amitié de lui dire que, quand ces deux messieurs auront chacun fait leur choix, je suis toujours à ses ordres et aux vôtres. Je vous souhaite bien le bonjour.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

CORSIGNAC, JAQUEMIN, SAINVILLE

 

JAQUEMIN.

Brave homme ! je reconnais la folie de ma pauvre Agathe.

CORSIGNAC.

Et l’influence de notre mérite ; n’est-ce pas Sainville ?

JAQUEMIN.

Oh çà, mon cher Sainville, vous ne m’en avez rien dit dans votre lettre ; mais vous logez chez moi, j’ai fait préparer votre appartement.

SAINVILLE.

Permettez. Ce n’est point un scrupule déplacé, mais, aux termes où nous en sommes, je ne crois pas devoir accepter ; j’avais envoyé mon valet en avant me choisir une auberge.

JAQUEMIN.

Je ne souffrirai pas...

CORSIGNAC.

Laissez-le faire ; d’après ses principes et son caractère , il ne peut pas agir autrement. Mais ne vous désolez pas, l’appartement que vous avez fait préparer ne restera pas vacant ; je l’accepte, et comme je n’ai pas les mêmes scrupules...

JAQUEMIN.

Eh ! mais vraiment, j’ai de quoi vous loger tous les deux. Nous y reviendrons. Allons déjeuner. Par ma foi, voilà une heureuse journée ! Il ne nous restera plus que la voisine à pourvoir ; mais une fois les miennes. mariées, je lui trouverai quelque bon parti. Venez.

Il sort avec Sainville.

CORSIGNAC.

Je suis à vous ; je cours chercher mon bagage et je reviens.

 

 

Scène IX

 

URSULE, CORSIGNAC

 

URSULE, à part.

Bon ! le voilà seul. Monsieur.

CORSIGNAC.

Ma belle demoiselle.

URSULE.

Deux mots.

CORSIGNAC.

Parlez.

URSULE.

Vous êtes l’ami de monsieur Sainville ?

CORSIGNAC.

Ami intime, mademoiselle.

URSULE.

Quel homme est-ce ?

CORSIGNAC.

Eh ! mais...

URSULE.

Parlez sans crainte ; je sais pour quel motif il vient dans ce pays, et je ne suis animée que du désir d’être utile à mes amies.

CORSIGNAC.

C’est généreux.

URSULE.

Une parfaite connaissance du caractère de monsieur Sainville me fera juger quelle est celle qu’il doit préférer, à laquelle il doit le mieux convenir.

CORSIGNAC.

La question est délicate ; mais je suis honnête homme, et l’ami de Sainville : c’est un garçon charmant, plein d’esprit, franc, jovial ; ni libertin, ni joueur, ni débauché, mais galant, et ne refusant, dans l’occasion, ni une partie de table, ni une partie de jeu ; ni fastueux ni prodigue, mais sachant se faire honneur de sa fortune. Il désire, dans son mariage, un mélange d’amour et de convenance ; il veut une compagne, une amie d’une humeur égale, sensible sans en faire parade, et comme lui aimant les plaisirs et le séjour de la campagne. Quant à moi, j’ai moins de fortune, mais j’ai de quoi vivre ; j’ai moins de raison, mais plus de gaieté ; je m’accommoderai fort bien de ce qu’il ne voudra pas, et je me félicite déjà que sur les cinq beautés il y en ait une qui n’ait aucune prétention sur mon trop heureux ami. Pardon, je sortais ; nous nous reverrons, et vous reconnaîtrez bientôt que j’ai été sincère dans tout ce que je vous ai dit de Sainville et de votre très humble serviteur, mademoiselle.

Il sort.

URSULE.

Fort bien.

 

 

Scène X

 

AGATHE, URSULE

 

AGATHE.

Eh bien ! Ursule ?

URSULE.

Écoute, tu es l’aînée, il est juste que tu sois mariée la première, et je ne me fais aucun scrupule de te servir aux dépens des autres. En deux mots, Sainville est un homme accompli ; mais il aime à se faire honneur de sa fortune. Il veut se fixer dans sa terre pour y tenir un grand état ; les plaisirs de la campagne, la chasse, les chevaux, les jeux d’adresse, voilà ses passions favorites, et il voudrait trouver dans sa femme une compagne de ses courses et de ses travaux.

AGATHE.

Ah ! ma bonne amie, quelle obligation, quel bonheur ! Moi qui suis si forte au billard, qui monte si bien à cheval, qui ai un si joli habit d’amazone ! eh ! vite, la cravache, le petit chapeau noir, et une idée de rouge, car je suis si pâle ! Du silence surtout avec Louise et Pauline.

Elle sort.

URSULE.

Compte sur moi.

 

 

Scène XI

 

URSULE, PAULINE

 

PAULINE.

J’attendais avec impatience que ma sœur t’eût quittée.

URSULE.

C’est une folle qui sera trop heureuse d’épouser monsieur Ledoux. Quant à Louise, une âme froide, indifférente, ta cadette d’ailleurs ; c’est à toi, ma chère Pauline, que je dois tous mes soins. Sainville est un homme parfait ; il n’a qu’un défaut. Romanesque, sentimental presque jusqu’à l’excès, il se retire à la campagne pour y mener une vie presque pastorale. Il est jaloux d’inspirer une grande passion ; il désirerait presque des obstacles à son mariage, et trouver une fille qui l’aimât assez pour l’aider à les surmonter.

PAULINE.

Tu appelles cela un défaut. Je ne m’étonne plus que du premier moment...

URSULE.

Je suis bien trompée si tu n’as pas fait une vive impression sur lui. Il faut achever ton ouvrage ; une parure simple, négligée...

PAULINE.

Une robe blanche, un chapeau de paille, une tournure anglaise, un roman dans mon sac. Ah ! ma chère Ursule, combien je suis sensible à ta généreuse amitié !

Elle sort.

 

 

Scène XII

 

URSULE, seule

 

Je vais un peu vite ; ce que je fais n’est pas très bien elles peuvent se communiquer entre elles... Oh ! ma foi, me voilà lancée. Allons trouver Louise ; courage, Ursule, et Sainville est à toi.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LOUISE, URSULE

 

URSULE.

Viens, viens, ma chère Louise ; nous serons plus en liberté dans ce salon. Tu disais donc que ce jeune Sainville t’avait plu dès le premier moment, que son extérieur t’avait paru fort agréable ?

LOUISE.

Le peu de mots qui lui sont échappés pendant le déjeuner m’ont fait une plus vive impression que ses grâces et sa jeunesse : mon père me le destine, et, comme je l’avais prévu, mon cœur se trouve d’accord avec les désirs de mon père.

URSULE.

S’il a peu parlé pendant le déjeuner, c’est un reproche qu’on ne peut pas faire à ton père. Comme il entremêlait ses idées de mariage et d’amour avec ce prétexte de terres à visiter dans ce canton, et comme, en ayant l’air de laisser à Sainville la liberté du choix entre nous, il appelait la préférence sur sa chère Louise. J’en ai ri de bien bon cœur.

LOUISE.

J’en ai rougi, moi, et plus d’une fois ses regards m’ont fait baisser les yeux.

URSULE.

Je te félicite du bonheur qui t’attend avec ce jeune homme. Je me fais un devoir de t’aider, de te diriger même dans tes efforts pour lui plaire.

LOUISE.

Pour lui plaire ! Si nous nous convenons mutuellement, est-il besoin de si grands efforts pour nous entendre ?

URSULE.

Mon Dieu, que tu parles bien en jeune fille élevée à la campagne ! Mais moi, qui ai appris dans ma pension et dans mes livres à connaître le monde et ses usages... Sincère et bonne comme tu l’es, je crains que tu n’aies l’air, pour ainsi dire, de te jeter à sa tête ; je crains que tu ne te laisses prévenir par d’autres. Écoute, je suis ton amie, moi ; mais Agathe, mais Pauline... Au fait, d’après l’âge de l’une et le caractère de l’autre, n’est-ce pas leur rendre service à elles-mêmes que de les troubler dans leurs prétentions ?

LOUISE.

Les troubler ? non. Ne nous sommes-nous pas promis franchise et amitié ? mais peut-être, à force de soins, d’amabilité, chercher à l’emporter sur elles.

URSULE.

Voilà déjà que tu en reviens à ce que je proposais. Or, veux-tu que je t’en indique un moyen ! J’ai causé avec monsieur Corsignac, et je suis au fait des goûts, des intentions et du caractère de Sainville.

LOUISE.

Eh bien ?

URSULE.

D’abord, il ne faut pas te flatter que son projet soit de vivre éternellement dans cette terre qu’il veut acheter ; six mois à la campagne, six mois à Paris, dont il aime les fêtes, les bals, les spectacles.

LOUISE.

Ah ! tant pis ! J’aimerais tant à continuer la vie tranquille et heureuse que je mène dans ce pays... Cependant je ne serais pas fâchée de voir Paris.

URSULE.

Et dans ces grandes et brillantes réunions, son orgueil serait flatté que sa femme parût avec éclat, s’attirât les hommages et les admirations.

LOUISE.

Ah ! tant pis ! Je suis si timide, si curieuse d’échapper aux regards... Cependant si, dans l’intérieur de mon ménage, le caractère de mon mari me dédommage de la gêne de la société...

URSULE.

Fort honnête homme d’ailleurs ; mais ne refusant dans l’occasion ni une partie de table ni une partie de jeu ; toujours galant auprès des dames. Voilà les propres expressions de son ami.

LOUISE.

Ah ! mon Dieu ! ce n’est pas là ce que je veux dans mon mari.

URSULE.

Ne t’effraie pas ; ces gens-là sont les plus aimables, et quand on parvient à les fixer...

LOUISE.

Mais comment ?

URSULE.

Comment ? en leur faisant acheter le bonheur d’un aveu, en leur laissant deviner plutôt qu’en avouant les sentiments qu’ils inspirent. Oui, ma bonne Louise, avec un pareil homme, celle qui aura l’air de le fuir sera sûre de s’en faire rechercher.

LOUISE.

Mais c’est de la coquetterie que tu me conseilles.

URSULE.

Il en faut, ma chère amie ; un grain de coquetterie innocente rend une femme mille fois plus aimable.

LOUISE.

J’y serai bien gauche.

URSULE.

Une femme gauche à être coquette ! impossible. Un air d’indifférence, de hauteur ; quelques politesses affectées à ce Corsignac, son ami.

LOUISE.

Oh ! bien non. Je ne veux pas... je ne peux pas ; j’y renoncerais plutôt ; car enfin un pareil caractère promet-il un avenir bien heureux ? Cependant mon père croit que Sainville me convient ; et moi-même je sens que j’ai besoin de lui pardonner quelques défauts.

URSULE.

Eh bien ! laisse-toi conduire ; laisse-moi lui parler.

LOUISE.

Soit ; mais ne m’abandonne pas.

URSULE.

Chut. C’est lui.

LOUISE.

C’est lui. D’après ce que je viens d’apprendre, je me sens fort embarrassée auprès de lui.

 

 

Scène II

 

LOUISE, URSULE, SAINVILLE

 

SAINVILLE.

Vous voilà, mademoiselle. Seule avec votre aimable voisine ! j’oserai profiter de cette heureuse rencontre. Savez-vous que monsieur votre père, pendant le déjeuner, a laissé échapper des mots bien agréables, et qui m’ont fait concevoir des espérances, m’ont inspiré des projets...

LOUISE.

Quels projets ?

SAINVILLE.

Je viens de le presser sur l’acquisition que je désire faire dans ce pays ; il doit me mener aujourd’hui même à une fort jolie habitation en vente à deux pas d’ici.

URSULE.

Il est si doux d’être voisin de ses amis.

SAINVILLE.

Je voulais vous parler de ces idées de mariage que monsieur Jaquemin a mises en avant dans la conversation.

LOUISE.

Eh bien ! monsieur ?

SAINVILLE.

Eh bien ! mademoiselle, monsieur Jaquemin, qui me voit avec toute la complaisance de l’amitié, semblait, pour ainsi dire, m’offrir le choix entre ses demoiselles. Sans affecter ici une fausse modestie, je ne me flatte d’être digne, ni de vos charmantes compagnes, ni de vous, mademoiselle, que je vois aujourd’hui pour la première fois ; mais que le témoignage de tout ce qui vous entoure fait si bien connaître.

LOUISE.

Monsieur...

Bas à Ursule.

C’est bien aimable tout ce qu’il me dit là.

URSULE, bas.

Écoute, et prends garde.

SAINVILLE.

Mais s’il était possible qu’un bon cœur, une âme droite et un sincère amour fissent oublier quelques défauts, et mon peu de mérite...

URSULE, bas à Louise.

Allons, réponds.

LOUISE.

Serait-ce un aveu que vous prétendriez m’adresser ?

SAINVILLE.

Un aveu !... Non... À peine arrivé, je ne me permettrais pas... Je me borne à réclamer votre indulgence.

LOUISE.

Mon indulgence, monsieur ; dois-je le croire ? Les hommes, m’a-t-on dit, sont si enclins à la vanité...

Bas à Ursule.

Oh ! tiens, Ursule, je ne pourrai jamais parvenir à faire la coquette.

URSULE.

Eh bien ! sors.

SAINVILLE.

Vous paraissez agitée, troublée, mademoiselle.

LOUISE.

Moi, troublée ! pas du tout, monsieur, vous vous trompez. Mais je ne me sens pas bien, pardon...

À part.

Quel dommage !

Elle sort.

 

 

Scène III

 

SAINVILLE, URSULE

 

SAINVILLE, à part.

Elle sort ! Elle me répond à peine. Mon ami Corsignac, qui prétendait que toutes ces jeunes personnes, même la voisine, étaient folles de moi... Voilà un début qui n’est pas fort encourageant.

URSULE.

Le meilleur cœur, la plus belle âme, mais quelques caprices.

SAINVILLE.

Des caprices !

URSULE.

Qu’elle fait oublier par tant d’autres qualités... Vous nous avez dit en déjeunant que vous vous proposiez de voir ma mère ; je vais lui annoncer votre visite, elle sera enchantée de faire connaissance avec le fils d’un ancien ami. Mais je gronderai Louise, je lui ferai sentir... Je ne conçois pas où elle a été chercher de la vanité dans l’expression de la plus complète modestie.

À part.

Eh ! vite ; allons prévenir ma mère que c’est un parti qui se présente.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

SAINVILLE, seul

 

Cette petite voisine paraît une bonne fille ; et ma foi on pourrait balancer... Oh ! non. Je suis presque engagé avec monsieur Jaquemin, et puis sa Louise est charmante... Ma confiance en son père, l’impression qu’elle a faite sur moi, m’ont décidé... Oui, j’allais me déclarer tout-à-fait sans sa prompte retraite... Je ne voudrais pas cependant qu’elle eût des caprices trop fréquents ; mais quelle est la femme aimable qui n’ait pas ses petits moments de bizarrerie ? Quant à l’accueil quelle vient de me faire, embarras, timidité, défaut d’usage. Tâchons de la rejoindre.

 

 

Scène V

 

SAINVILLE, PAULINE, un livre à la main

 

Pauline a la toilette qu’elle a annoncée au premier acte.

PAULINE.

À merveille ; le voilà seul.

Elle se hâte d’ouvrir son livre.

SAINVILLE, l’apercevant.

Ah ! mademoiselle...

PAULINE.

Pardon, monsieur, je ne vous voyais pas.

SAINVILLE.

Qu’avez-vous donc ? Vous pleurez, je crois.

PAULINE, en montrant son livre.

C’est une situation si intéressante. Un jeune homme, une jeune personne, se voyant pour la première fois, et sentant battre leur cœur... Moi, je suis habituée à fondre en larmes à chaque roman que je lis.

SAINVILLE.

Je suis indiscret de vous avoir interrompue. Je me retire.

PAULINE, lui montrant son livre.

Un moment. Vous connaissez sans doute celui-ci : Les Dangers de la Sensibilité.

SAINVILLE.

Mademoiselle, je lis fort peu de romans, et surtout depuis qu’on en fait tant.

PAULINE.

Comment, monsieur, vous ne lisez pas de romans ! Eh ! mon Dieu ! où avez-vous donc puisé ce goût pour la campagne et la belle nature, ces sentiments purs et délicats que j’aimais à vous entendre analyser pendant tout le déjeuner ?

SAINVILLE, à part.

Oh ! quelle recherche d’expressions !

Haut.

Mademoiselle, je n’ai point affecté un amour immodéré de la campagne ; je suis destiné à y vivre ; je tâcherai d’y être heureux. Quant à mes sentiments, je crois qu’il est inutile de lire des romans pour avoir ceux d’un brave et galant homme, et je vous avoue que je n’ai pas l’ambition d’aller plus loin.

PAULINE, à part.

Oh ! quelle sécheresse de discours !

SAINVILLE.

Mais, pardon encore une fois, mademoiselle, je sors.

 

 

Scène VI

 

SAINVILLE, PAULINE, AGATHE, en amazone

 

AGATHE.

Je vous dérange peut-être ?

PAULINE.

Point du tout. Monsieur sortait. Eh ! ma sœur, que signifie cet habit d’amazone ?

AGATHE.

Il fait un temps magnifique ; je projette une promenade dans les environs. Mais vous-même, ma sœur, il y a une recherche dans votre négligé...

PAULINE.

De la recherche ! je vous assure que c’est sans y penser.

AGATHE.

Fort bien.

SAINVILLE, à part.

Eh mon Dieu ! serais-je le but de toutes ces petites coquetteries ?

AGATHE.

J’emmène le vieux concierge. Monsieur serait-il assez galant pour nous accompagner ?

SAINVILLE.

Mademoiselle...

AGATHE.

Nous chasserions chemin faisant. Vous aimez la chasse ?

SAINVILLE.

Mais oui, un peu.

AGATHE.

Moi, je l’aime à la fureur ; j’y suis assez heureuse. Je me félicite de cette conformité de goûts avec un hôte aussi aimable, l’ami de mon tuteur, et qu’il est de notre devoir de bien accueillir.

PAULINE.

Courage, ma sœur.

SAINVILLE, à part.

Allons, c’est clair, et pour cette fois Corsignac avait deviné.

Haut.

Mademoiselle, je me dois aujourd’hui au moins au bon monsieur Jaquemin ; j’ai même à causer avec lui d’affaires importantes ; mais je puis vous envoyer mon ami Corsignac.

À Pauline.

Comme je vous le disais, mademoiselle, continuez votre lecture.

À part.

Ce sont des folles. Allons chercher Louise.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

AGATHE, PAULINE

 

AGATHE, à part.

L’impertinent ! M’envoyer son ami Corsignac !

PAULINE, à part.

C’est un bourgeois que cet homme-là. Quel conte Ursule est-elle venue me faire ?

AGATHE, à part.

Ah ! combien je sens que j’ai eu tort dans le temps... Il n’y a plus que monsieur Ledoux qui me recherche...

PAULINE.

Écoute, ma sœur ; nous nous sommes promis tantôt une franchise entière. J’avais pensé à Sainville.

AGATHE.

Et moi aussi, ma sœur.

PAULINE.

Je l’avais deviné.

AGATHE.

Et moi aussi, ma sœur.

PAULINE.

Quand je t’ai vue en guerrière...

AGATHE.

Quand je t’ai aperçue en bergère...

PAULINE.

Je te le cède.

AGATHE.

Ah ! ma sœur, il a refusé de m’accompagner.

PAULINE.

Je ne serais pas heureuse avec lui. Une tendresse bien raisonnable, bien calculée ; point de ces exaltations, de ces tourments si agréables aux cœurs sensibles.

AGATHE.

Si j’avais paru seule à ses yeux... mais le voisinage, et la comparaison de quatre jeunes filles plus jeunes que moi...

PAULINE.

Tiens, ma sœur, tu as affligé cet honnête monsieur Ledoux.

AGATHE.

Et toi, tu n’as pas remarqué que, pendant le déjeuner, ce monsieur Corsignac buvant, mangeant, et parlant tout à-la-fois, ne cessait d’avoir les yeux attachés sur toi.

PAULINE.

Vraiment ? Au moins celui-là a-t-il quelque originalité. Eh ! mais, c’est ce Corsignac qui a dit à Ursule que Sainville était romanesque, sentimental.

AGATHE.

Eh ! non ; il lui a dit que Sainville aimait le faste, l’éclat, les chevaux, la chasse.

PAULINE.

Ursule ne serait-elle pas un peu fausse ?

AGATHE.

Oh ! c’est plutôt inconséquence, étourderie. Quant à ce Corsignac, il a des desseins... Ma sœur, que mon exemple te serve de leçon.

PAULINE.

Ma sœur, ne sois pas inhumaine pour monsieur Ledoux.

 

 

Scène VIII

 

AGATHE, PAULINE, CORSIGNAC

 

CORSIGNAC, à Pauline.

Ce que Sainville vient de me dire serait-il vrai, charmante personne ? je serais assez heureux pour que vous eussiez désiré ma présence.

PAULINE.

Point du tout, monsieur, c’est ma sœur qu’il s’agit d’accompagner.

AGATHE.

Point du tout. Je renonce à ma promenade ; je serais fâchée de vous priver de la vue de Pauline.

CORSIGNAC.

Ah ! trop aimable sœur, que je dois rendre grâces à vos bontés ! Elles m’encouragent.

À Pauline.

Mademoiselle, je vous adore.

PAULINE.

Monsieur...

CORSIGNAC.

Pardon, si je me déclare aussi brusquement ; mais quand la sympathie nous entraîne...

AGATHE.

La sympathie...

CORSIGNAC.

Et je suis l’homme qu’il vous faut. Je n’ai point eu d’aventures romanesques ; mais je me sens capable de faire des romans ; et pour la tranquillité de la vie, ne vaut-il pas mieux en être l’auteur que le héros ? Nous traduirons ensemble les chefs-d’œuvre de toutes les Miss de l’Angleterre. Nous nous attendrirons sur tous les coups du sort qu’elles auront imaginés ; nous en imaginerons à notre tour ; et puis une fortune médiocre ! Enrichir ce qu’on aime ! quelles délices pour un cœur comme le vôtre ! Enfin, mademoiselle, je suis un fort honnête homme, bon garçon, ayant d’avance l’aveu de votre tuteur, et disposé à être perpétuellement amoureux de ma femme. Que faut-il de plus ?

PAULINE.

Vous me permettrez de regarder votre aveu comme une plaisanterie.

CORSIGNAC.

Tout en plaisantant, mademoiselle, on mène à bien quelquefois les affaires les plus sérieuses.

PAULINE.

Répondez-moi qu’avez-vous dit à Ursule sur le compte de votre ami Sainville ?

CORSIGNAC.

Rien que ce que l’honneur et la vérité m’ont inspiré. Aurait-on altéré ce que j’ai pu dire ? J’aurais dû le prévoir. Deux jeunes gens s’offrent tout-à-coup aux yeux de cinq jeunes personnes ; et dès-lors, dans votre retraite, intrigues, factions, complots, comme au milieu des villes. N’en veuillez pas trop à la voisine. Intérêt personnel plutôt qu’envie de nuire. Mais revenons au sentiment tendre et profond que vous avez fait naître.

PAULINE.

Un moment ; songeons d’abord à servir ma sœur.

CORSIGNAC.

Pourrais-je être utile à mademoiselle Agathe ? parlez. Obliger la sœur d’un objet adoré !... avec quel zèle je vais remplir ce devoir !

PAULINE.

Ce matin elle a reçu assez mal monsieur Ledoux : elle s’en repent.

CORSIGNAC.

Je vous entends ; je cours le chercher, le ramener à vos pieds.

AGATHE.

Eh ! mais, point du tout, monsieur.

CORSIGNAC.

Soyez tranquille, je saurai ménager votre délicatesse. Je suis loin de faire valoir ce que je vais entreprendre pour vous, mademoiselle ; mais je me recommande à vos bons offices. Soyez-moi favorable auprès de votre sœur ; amour, amitié, passions nobles et libérales, disposez pour toujours de ma vie. Je vais vous amener votre esclave.

 

 

Scène IX

 

AGATHE, PAULINE

 

AGATHE.

Il est charmant ! d’une gaieté... Mais je ne sais à quoi tu penses, de l’envoyer chercher monsieur Ledoux.

PAULINE.

Veux-tu que je le rappelle ?

AGATHE.

Je ne dis pas cela. Mais toi, que penses-tu de ce monsieur Corsignac ?

PAULINE.

Ce que j’en pense ?... Je te le dirai. Chut, voici Louise.

 

 

Scène X

 

AGATHE, PAULINE, LOUISE

 

LOUISE.

Ah ! vous voilà toutes les deux. Je cherche Ursule.

PAULINE.

Nous ne l’avons pas vue. Écoute, Louise, je dois être franche avec toi comme je l’ai été avec ma sœur. Tu peux, sans craindre de m’affliger, recevoir les soins le monsieur Sainville.

AGATHE.

Oui. Ma sœur et moi, nous n’y pensons plus.

PAULINE.

Il est possible que tu sois heureuse avec lui ; mais moi je ne le serais pas.

AGATHE.

C’est à toi que ton père le destine ; il est juste que ce soit toi qu’il épouse. Pardon, j’ai à causer avec ma sœur.

PAULINE.

Nous te laissons, Louise.

Elles sortent.

 

 

Scène XI

 

LOUISE, seule

 

Elles y renoncent ! Ursule ne m’aurait-elle pas dit encore tout ce qu’elle sait du caractère de Sainville ? Toujours galant auprès des dames !... C’est bien assez ; et cependant il paraît si franc, si aimable ! Ah ! si je pouvais le corriger !... Dois-je l’aimer ?... dois-je le fuir ?... dois-je faire la coquette ?... Oui... il le faut, ne fût-ce que pour m’éclairer... Ô ciel ! le voilà ; et Ursule qui m’abandonne ! Quel embarras ! il faut l’éviter.

Elle va pour sortir.

 

 

Scène XII

 

SAINVILLE, LOUISE

 

SAINVILLE.

Eh ! quoi ! vous me fuyez, mademoiselle.

LOUISE.

Laissez-moi, monsieur.

SAINVILLE.

Vous me traitiez d’abord plus favorablement. Par quel caprice changez-vous tout-à-coup de conduite envers moi ?

LOUISE.

Par quel caprice, monsieur ! Ah ! j’ai donc des caprices ?

SAINVILLE.

Je crains d’interpréter trop bien vos sentiments.

LOUISE.

Permis à vous, monsieur, d’en penser ce que vous voudrez.

SAINVILLE.

Comme ami de la maison, j’ai eu le bonheur d’obtenir de vous un bon accueil. Comme destiné par votre père à devenir votre époux, je vous suis insupportable.

 

 

Scène XIII

 

SAINVILLE, LOUISE, URSULE

 

URSULE, à part, dans le fond du théâtre.

Les voici, écoutons.

SAINVILLE.

Vous mettez à me fuir une obstination !

LOUISE.

Eh bien ! tenez, monsieur, je suis bonne et simple, je vais vous expliquer tout naturellement ce qui se passe dans mon cœur...

URSULE, avançant.

Louise, on te demande.

LOUISE.

Qui ?

URSULE.

Eh ! mais, que sais-je ? les ouvriers, les domestiques, la femme de charge.

LOUISE, bas à Ursule.

Tu viens bien à propos.

Haut.

J’y vais.

SAINVILLE.

Un moment, mademoiselle ; vous alliez m’expliquer...

LOUISE.

Non, non, monsieur. Destiné par mon père à devenir mon époux, disiez-vous tout à l’heure... Je ne suis pas la seule fille à marier dans cette maison : mademoiselle Agathe, mademoiselle Pauline...

SAINVILLE.

Ce sont des personnes fort aimables, sans doute ; mais...

LOUISE.

Mais elles renoncent à vous, elles viennent de me le déclarer. Or, croyez-vous que je doive être bien flattée... Vous-même, êtes-vous le seul ami de mon père arrivé aujourd’hui ?

SAINVILLE.

Que dites-vous, mademoiselle ?

LOUISE.

Rien, rien, monsieur : sinon que j’ai confiance en mon père, et qu’il ne me mariera pas sans consulter mon inclination.

À Ursule.

Ah ! ma bonne Ursule, je me hâte de sortir pour qu’il ne voie pas que je suis prête à pleurer.

Elle sort.

 

 

Scène XIV

 

URSULE, SAINVILLE

 

SAINVILLE, à part, pendant qu’Ursule reconduit Louise jusqu’au fond du théâtre.

Est-ce aversion ? est-ce coquetterie ? Oh ! par ma foi, il y a de quoi prendre un véritable dépit. Et cette autre, avec son habit d’amazone ! cette autre, avec sa passion de romans ! Mon pauvre ami Jaquemin, vous n’entendez rien à l’éducation des jeunes personnes.

URSULE.

Qu’avez-vous donc, monsieur ? vous paraissez affligé.

SAINVILLE.

Je le suis en effet, mademoiselle ; il n’est que trop prouvé que j’ai le malheur de déplaire à votre amie.

URSULE.

Lui déplaire ! je ne le crois pas.

SAINVILLE.

C’est donc une suite de caprices perpétuels ? Vous conviendrez alors que cela ne me promet rien de bien agréable. Au fait, c’est par raison, c’est par convenance que j’avais songé à m’unir à la famille de monsieur Jaquemin. Mais d’abord est-il nécessaire que je me marie si promptement ? Et d’ailleurs, les filles ou les pupilles de monsieur Jaquemin sont-elles les seules à qui l’on puisse s’adresser ? Mademoiselle Louise enfin est-elle la seule dans ce pays qui réunisse tous les agréments ? Vous prouveriez le contraire, mademoiselle.

URSULE.

Je reçois comme je le dois un pareil compliment. Je n’ai pas de caprices, moi ; mais je suis incapable d’une perfidie ; et quoique le bon monsieur Jaquemin m’ait presque autorisée ce matin à me mettre sur les rangs, c’est de Louise seule que je veux vous entretenir.

SAINVILLE.

Non, mademoiselle, de grâce ne m’en parlez plus.

URSULE.

Attendez donc, j’y suis ; vous avez annoncé votre résolution de vivre à la campagne.

SAINVILLE.

Eh bien ?

URSULE.

Eh bien ! voilà ce qui déplaît à Louise. Sans le connaître, elle a un désir de s’établir à Paris.

SAINVILLE.

Ah ! fort bien ; voici qui achève de me décider. Ah ! que je me félicite à présent de n’avoir pas accepté le logement que monsieur Jaquemin me proposait.

URSULE.

Pour moi, je ne conçois pas quel attrait offre Paris.

SAINVILLE.

Vous aimez la campagne, mademoiselle ?

URSULE.

Beaucoup, monsieur. Auprès de personnes qui nous sont chères, tous les séjours sont agréables, et je suis heureuse avec ma mère.

SAINVILLE.

Il me tarde de lui présenter mes hommages : je vais prendre congé de monsieur Jaquemin.

URSULE.

Oh ! pas un congé éternel. Le voici ; je sors. Mais je vous en préviens, ma mère et moi nous ne vous parlerons que de Louise.

À part, en s’en allant.

Il m’épousera.

 

 

Scène XV

 

SAINVILLE, seul

 

Oui, certainement, j’irai voir la mère de cette aimable personne. Quelle bonté ! avec quel intérêt elle a pris le parti de Louise !

 

 

Scène XVI

 

SAINVILLE, JAQUEMIN

 

JAQUEMIN.

Eh bien ! mon cher Sainville ?

SAINVILLE.

Eh bien ! mon cher ami ?

JAQUEMIN.

Où en êtes-vous avec nos jeunes filles ?

SAINVILLE.

Où j’en suis ?...

À part.

Il va se fâcher ; nous allons nous brouiller peut-être. N’importe. Pour lui comme pour moi, il vaut mieux lui dire tout d’un coup la vérité.

JAQUEMIN.

Répondez donc.

SAINVILLE.

Mais, mon ami, vous savez que dans le mariage la félicité dépend de la convenance des caractères ; or, moi, je suis un peu original.

JAQUEMIN.

Ah ! fort bien, vous voulez me parler de mes deux pupilles : ce sont de bonnes filles ; mais leur éducation avait été très mal commencée, et quand je devins leur tuteur il était trop tard. Elles ne vous conviennent pas.

SAINVILLE.

En effet.

JAQUEMIN.

Mais Louise ? hem ! Louise ?

SAINVILLE.

Elle a mille qualités sans doute ; mais...

JAQUEMIN.

Eh quoi ! vous n’êtes pas enchanté de ma Louise ?

SAINVILLE.

Franchement, je crains de n’avoir pas le bonheur de lui plaire.

JAQUEMIN.

C’est impossible. Louise est trop raisonnable. Quand elle vous connaîtra...

SAINVILLE.

Non ; je crois qu’il vaut mieux y renoncer sur-le-champ.

JAQUEMIN.

Y renoncer ! C’est un prétexte que vous prenez ; c’est vous qui refusez...

SAINVILLE.

Eh ! non, c’est elle-même...

JAQUEMIN.

Refuser ma fille...

SAINVILLE.

Allons, voilà votre vivacité ordinaire.

JAQUEMIN.

Quand j’ai votre parole.

SAINVILLE.

Pas tout-à-fait, mon ami.

JAQUEMIN.

Votre ami, moi !

SAINVILLE.

J’étais sûr que j’allais vous fâcher.

JAQUEMIN.

Moi, je ne me fâche pas ; mais c’est un procédé affreux. Ne croyez pas que je me fâche : grâce au ciel, ma fille ne manquera pas.

SAINVILLE.

J’en suis persuadé, et c’est pour cela que j’ai cru devoir vous prévenir.

JAQUEMIN.

Vous avez très bien fait. Adieu, monsieur Sainville ; touchez là, nous ne nous reverrons plus.

SAINVILLE.

Nous nous reverrons, mon cher Jaquemin ; vous vous calmerez : mais je crois en effet qu’il vaut beaucoup mieux que je ne reparaisse dans cette maison que lorsque vos demoiselles seront établies.

JAQUEMIN.

Non, n’y revenez jamais ; je romps avec vous pour toujours.

SAINVILLE.

Oh ! ma foi, il y a de quoi perdre patience avec un homme aussi emporté.

Il veut sortir.

JAQUEMIN.

Eh bien ! vous vous en allez, vous partez.

SAINVILLE.

Vous me chassez.

JAQUEMIN.

Eh bien ! oui, partez, vous avez raison.

SAINVILLE.

Oui, mon ami, j’ai raison. Quand votre emportement sera passé, vous sentirez que j’agis en galant homme, en véritable ami de votre fille ; non, elle ne serait pas heureuse avec moi.

Il sort.

 

 

Scène XVII

 

JAQUEMIN, seul

 

Et voilà les amis d’aujourd’hui ! S’est-on jamais conduit de la sorte ? Ah ! je suis d’une colère contre lui, contre Louise, contre toutes ces demoiselles. Holà ! mesdemoiselles. Agathe, Pauline, Louise, Thérèse. Il est impossible qu’il n’y ait pas de leur faute ; elles auront fait quelque extravagance dont ma pauvre Louise est victime.

 

 

Scène XVIII

 

THÉRÈSE, JAQUEMIN

 

THÉRÈSE.

Eh ! mon Dieu ! qu’avez-vous donc, mon papa ?

JAQUEMIN.

Ce que j’ai, mademoiselle ? Je suis fort étonné, fort irrité qu’à votre âge vous vous permettiez d’avoir une inclination, et de me l’avouer encore. Souvenez-vous que je vous défends d’écrire à votre cousin, de recevoir de ses lettres.

 

 

Scène XIX

 

THÉRÈSE, JAQUEMIN, AGATHE, PAULINE, LOUISE

 

AGATHE, arrivant.

Que nous voulez-vous, mon cher tuteur ?

JAQUEMIN.

Ce que je veux, mademoiselle ? Que signifie la manière dont vous vous êtes conduite avec cet honnête monsieur Ledoux ? N’est-il pas temps enfin de vous marier ?

PAULINE, arrivant.

Eh ! mais, en vérité, monsieur Jaquemin...

JAQUEMIN.

Et vous, mademoiselle, ne voyez-vous pas que vous vous perdez avec cette belle passion de romans, tous plus ridicules les uns que les autres. Est-ce la lecture qui convient à une jeune personne ?

LOUISE.

Calmez-vous, mon père.

JAQUEMIN.

Tais-toi ; c’est à toi surtout que j’en veux. Je comptais sur toi pour me consoler des chagrins que les autres ne manqueront pas de m’amener, et c’est toi qui m’affliges le plus. Qu’as-tu dit à monsieur Sainville ? Le voilà qui sort en jurant de ne plus mettre les pieds dans la maison, en refusant positivement de t’épouser.

LOUISE, très émue.

Monsieur Sainville me refuse ; eh bien ! j’en suis enchantée.

JAQUEMIN.

Comment ? tu en es enchantée !

 

 

Scène XX

 

THÉRÈSE, JAQUEMIN, AGATHE, PAULINE, LOUISE, CORSIGNAC, LEDOUX

 

CORSIGNAC.

Victoire ! victoire !

À Agathe.

Le voilà, mademoiselle.

JAQUEMIN.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

CORSIGNAC.

Cela veut dire, cher tuteur, que votre pupille a reconnu le mérite de monsieur Ledoux, et que monsieur Ledoux revient à la pupille plus enflammé que jamais.

LEDOUX.

Oui, mademoiselle, je reviens enflammé...

CORSIGNAC.

Cela veut dire qu’il ne me manque plus que votre consentement pour devenir l’époux de l’autre pupille.

JAQUEMIN.

Vous, monsieur ? Je vous crois un très honnête homme ; mais je ne vous connais que par monsieur Sainville, et votre ami s’est si mal comporté avec moi... Mais non, c’est mademoiselle Louise qui est cause de tout cela.

LOUISE.

Mon père, je ne saurais supporter votre courroux ; permettez que je me retire ; mais puisque c’est lui qui m’attire votre colère, monsieur Sainville m’est odieux.

Elle sort.

 

 

Scène XXI

 

THÉRÈSE, JAQUEMIN, AGATHE, PAULINE, CORSIGNAC, LEDOUX

 

JAQUEMIN.

Fort bien. Il lui est odieux ! Et l’autre qui s’en va pour ne plus revenir !

THÉRÈSE.

Mais, mon papa, mon cousin et moi sommes innocents de tout cela.

JAQUEMIN.

Taisez-vous ; laissez-moi. Voilà ce que c’est que d’être trop bon, trop indulgent ; mais je ne le serai plus, et si vous ne devenez raisonnables, je vous abandonne toutes, et vous mourrez vieilles filles.

Il sort.

THÉRÈSE, courant après lui.

Ah ! mon papa, ne nous maudissez pas.

 

 

Scène XXII

 

THÉRÈSE, AGATHE, PAULINE, CORSIGNAC, LEDOUX

 

AGATHE.

Quelle colère !

PAULINE.

Quelle fureur !

CORSIGNAC, à Agathe.

Eh ! sandis ! mademoiselle, daignez m’expliquer...

PAULINE.

Que voulez-vous, monsieur ? me parler de votre amour, ce serait mal prendre votre temps. Jamais je n’eus moins envie de rire.

Elle sort.

LEDOUX, à Agathe.

Eh ! mon Dieu ! mademoiselle, faut-il m’en aller encore ?

AGATHE.

Comme il vous plaira, monsieur. Mon tuteur est en colère contre moi, je ne sais pourquoi ; et sans savoir pourquoi, moi, je suis en colère contre vous.

Elle sort.

CORSIGNAC.

Eh ! mais, quel bouleversement dans toutes ces têtes !

THÉRÈSE, à Ledoux.

Restez. Suivez Agathe.

À Corsignac.

Suivez Pauline.

CORSIGNAC.

Oui sans doute ; interrogeons le papa, les demoiselles, toute la maison.

THÉRÈSE.

Je n’y conçois rien ; mais tout part de la voisine.

Elle sort.

CORSIGNAC.

Je le parierais.

Il sort.

LEDOUX, seul.

Ils m’ont fait revenir trop tôt.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

AGATHE, PAULINE, THÉRÈSE, CORSIGNAC, LEDOUX

 

THÉRÈSE.

Quand je vous disais que tout le mal venait d’Ursule.

CORSIGNAC, suivant Pauline.

De grâce, mademoiselle, ne me punissez pas des torts de votre amie.

PAULINE.

On vous pardonne.

LEDOUX, suivant Agathe.

Mademoiselle, ne me forcez pas à une nouvelle retraite.

AGATHE.

Restez.

PAULINE.

Faire habiller ma sœur en amazone !

AGATHE.

Faire prendre à ma sœur un roman dans son sac !

CORSIGNAC.

Et mêler si bien le faux avec le vrai, que l’innocent Corsignac se trouve compromis !

THÉRÈSE.

Et vous verrez qu’elle aura fait quelque autre conte à Louise !

AGATHE.

Mais comment n’a-t-elle pas craint ce qui est arrivé, que nous ne nous fissions part de ses mauvais conseils.

THÉRÈSE.

Et que lui importe, à présent qu’elle a brouillé Sainville avec mon père ?

PAULINE.

Babet m’a dit qu’elle avait vu monsieur Sainville entrer chez la mère d’Ursule.

THÉRÈSE.

Voyez-vous ! elle s’empresse de l’attirer.

AGATHE.

Dieu sait sous quelles couleurs la mère et la fille vont nous peindre !

THÉRÈSE.

On va imposer pour première loi à monsieur Sainville de ne plus nous voir.

CORSIGNAC.

Et mon ami Sainville est si facile à subjuguer !

THÉRÈSE.

Cela vous est égal, vous voilà d’accord ; mais ma sœur ! ma bonne sœur que je voudrais voir heureuse ! Si je pouvais... j’y suis... je la tiens. Oui, messieurs, oui, mes bonnes amies, si vous voulez me seconder... c’est par de fausses confidences, de perfides conseils, qu’elle est parvenue à mettre le désordre dans cette maison. Si par des confidences trompeuses nous pouvions l’amener à son tour...

CORSIGNAC.

Je vous entends, je vous devine ; comptez sur moi.

LEDOUX.

Moi, je ne devine pas ; mais je suis prêt à vous servir.

THÉRÈSE.

Elle est tracassière, médisante, bel esprit : on se persuade aisément que tout le monde a les penchants qu’on a soi-même.

AGATHE.

Il est trop vrai.

PAULINE.

Nous ne l’avons que trop bien prouvé aujourd’hui.

THÉRÈSE.

D’abord, vous, monsieur Ledoux, qui connaissez les parents de mademoiselle Ursule, tâchez de faire revenir Sainville.

CORSIGNAC.

Oui, ramenez-le, comme je vous ai ramené.

LEDOUX.

Laissez-moi faire ; je suis fin, adroit, et je lui dirai... Que dirai-je à monsieur Sainville ?

THÉRÈSE.

Qu’il est affreux à lui de s’être ainsi séparé d’un ancien ami ; qu’il doit excuser l’emportement de mon père.

CORSIGNAC.

Attendez, je vois tout votre plan, je m’en empare. Mais elle est rusée, la petite personne ; elle se défiera de vous, de moi. Elle est médisante, dites-vous ; qui dit médisante, dit curieuse.

THÉRÈSE.

Aussi l’est-elle.

AGATHE.

Combien de fois ne l’avons-nous pas surprise, nous écoutant, nous épiant ?

PAULINE.

Et le jour où elle m’emmena à la porte du cabinet de sa mère.

CORSIGNAC.

Elle écoute aux portes ! Il ne s’agit que de la ramener elle-même avec Sainville ; je vais avec monsieur Ledoux. On s’est servi de moi pour tout brouiller ; c’est à moi à tout réparer.

LEDOUX.

Oui, ne perdons pas de temps ; je vais... je cours...

À Agathe.

Ah ! mademoiselle, trop heureux si je puis...

CORSIGNAC, emmenant Ledoux.

Venez.

 

 

Scène II

 

AGATHE, PAULINE, THÉRÈSE

 

AGATHE.

Eh ! mais, explique-nous donc, ma chère Thérèse...

THÉRÈSE.

Mais, je ne sais pas trop moi-même ce que va faire ce Corsignac. Où est mon père ?

PAULINE.

Il est allé gronder ses ouvriers.

THÉRÈSE.

C’est juste. Quand il est en colère, il faut que tout le monde s’en ressente.

AGATHE.

Tiens, le voici.

 

 

Scène III

 

AGATHE, PAULINE, THÉRÈSE, JAQUEMIN

 

JAQUEMIN.

Ah ! vous voilà.

THÉRÈSE.

Oui, mon père.

AGATHE, à Pauline.

Est-il calmé ?

PAULINE.

Je crois que oui.

JAQUEMIN.

Eh bien ! vous me boudez. Au fait, je me suis mis en fureur...

THÉRÈSE.

Oh ! cela nous effraie d’abord ; mais comme on vous connaît...

JAQUEMIN.

Où est Louise ?

THÉRÈSE.

Dans sa chambre. Elle se désole ; elle pleure.

JAQUEMIN.

Pauvre enfant ! J’ai eu tort, je crois. Cependant je ne peux pas aller lui demander pardon. C’est vous trois aussi...

PAULINE.

Bien, mon cher tuteur ; grondez-nous, nous ne vous en voulons pas.

AGATHE.

J’aime encore mieux votre colère que les cajoleries de mademoiselle Ursule.

JAQUEMIN.

Comment, Ursule ? Eh ! mais, c’est la meilleure fille...

THÉRÈSE.

Oui, elle est fausse, intrigante, coquette.

AGATHE.

Tout est découvert.

PAULINE.

C’est elle qui vous a brouillé avec monsieur Sainville.

JAQUEMIN.

En vérité ! Sainville n’en est pas moins coupable.

THÉRÈSE.

Si l’on essayait de lui faire entendre raison.

JAQUEMIN.

Ah ! fort bien ; je courrais après lui, quand il m’a quitté de la manière la plus odieuse.

THÉRÈSE.

Point du tout. Laissez-moi faire.

JAQUEMIN.

Oh ! oui, tu as une bonne tête !

THÉRÈSE.

On est allé le chercher.

JAQUEMIN.

Qui donc ?

THÉRÈSE.

Tout ce que je vous demande, c’est de le bien recevoir.

JAQUEMIN.

Moi ! ah, par exemple !

THÉRÈSE.

Et surtout, auprès de lui, auprès de mademoiselle Ursule, de paraître ignorer tout ce qui s’est passé.

JAQUEMIN.

Parbleu ! je n’aurai pas grande peine, puisque je ne sais rien.

 

 

Scène IV

 

AGATHE, PAULINE, THÉRÈSE, JAQUEMIN, LEDOUX

 

LEDOUX.

Me voilà.

THÉRÈSE.

Et monsieur Sainville ?

LEDOUX.

Il n’a pas voulu venir.

JAQUEMIN.

Vous voyez.

LEDOUX.

Oh ! il faut rendre justice à mademoiselle Ursule et à sa mère ; elles se sont jointes à nous pour engager monsieur Sainville à vous revoir ; mais il prétend que monsieur Jaquemin lui a fermé la porte de sa maison. Alors la mère et la fille nous ont invités à dîner ; moi j’ai refusé, monsieur Corsignac a accepté.

PAULINE.

Il a accepté ? Si c’est ainsi qu’il me fait la cour...

AGATHE.

Et monsieur Ledoux, n’est-il pas un habile négociateur ?

LEDOUX.

Mais écoutez donc ; ce n’est pas ma faute. Au surplus, vous allez voir mademoiselle Ursule. Au premier mot d’une querelle entre vous et Sainville, elle s’est offerte pour venir travailler à un raccommodement.

THÉRÈSE.

Je vous en prie, les mêmes égards, les mêmes procédés, la même apparence d’amitié pour elle.

JAQUEMIN.

Le diable m’emporte si je conçois...

LEDOUX.

La voici.

 

 

Scène V

 

AGATHE, PAULINE, THÉRÈSE, JAQUEMIN, LEDOUX, URSULE

 

URSULE.

Bonjour, mes bonnes amies.

THÉRÈSE.

Bonjour, ma chère Ursule.

URSULE.

Que viens-je d’apprendre ? Monsieur Sainville se serait brouillé avec monsieur Jaquemin !

THÉRÈSE.

Oh ! un rien.

AGATHE.

Une bagatelle.

PAULINE.

Un léger nuage.

URSULE.

À la bonne heure. Il est venu nous voir.

THÉRÈSE.

C’est tout simple. Son père était l’ami du tien.

URSULE.

Ma mère a cru devoir l’engager à dîner.

JAQUEMIN.

Ah ! il dîne chez vous ? C’est fort bien fait à lui.

URSULE.

Mais je veux absolument qu’il vienne s’expliquer avec vous.

THÉRÈSE.

Une explication ! Eh mon Dieu ! cela en vaut-il la peine ?

URSULE.

Il s’y refuse ; mais je saurai l’y forcer.

JAQUEMIN.

C’est ce que je ne veux pas.

URSULE.

Pardonnez-moi... Il faut que cela soit ainsi... Je ne vois pas Louise.

THÉRÈSE.

Je ne sais où elle est.

URSULE, à part.

Aurait-on des soupçons ?

 

 

Scène VI

 

AGATHE, PAULINE, THÉRÈSE, JAQUEMIN, URSULE, CORSIGNAC, SAINVILLE

 

CORSIGNAC.

Je l’ai décidé ; le voilà. Viens, viens, mon cher Sainville.

URSULE.

Monsieur Sainville !

SAINVILLE.

En vérité, Corsignac, tu es un homme bien exigeant.

CORSIGNAC.

Mes efforts ont été plus heureux que ceux de mademoiselle Ursule. Elle ne m’en voudra pas, je l’espère. Allons, de quoi s’agit-il ? D’une petite vivacité entre deux amis.

JAQUEMIN.

Eh ! mais, si cela contrarie trop monsieur, de revenir chez moi.

SAINVILLE.

Ne m’avez-vous pas dit vous-même...

JAQUEMIN.

Oh ! moi, je m’emporte...

THÉRÈSE.

Oublions tout cela. Monsieur n’était-il pas convenu avec mon père d’aller voir avant le dîner cette maison en vente à deux pas d’ici ?

SAINVILLE.

Il est vrai.

JAQUEMIN.

Pardon ; dans ce moment-ci je ne saurais... Si monsieur Ledoux veut accompagner monsieur...

LEDOUX.

Certainement, je me ferai un plaisir...

SAINVILLE.

Je suis à vos ordres.

URSULE, à part.

Il faut absolument faire jaser Agathe et Pauline,

JAQUEMIN.

Fort bien ; sans rancune, sans adieu, monsieur Sainville.

À part.

Je pourrais me mettre encore en colère ; j’aime mieux sortir.

À Thérèse.

Je vais trouver Louise.

Il sort.

AGATHE.

Je vous suis, mon cher tuteur.

À Sainville, en sortant.

Croyez-moi, Louise est la personne qui vous convient.

Elle sort.

PAULINE, bas à Sainville.

Croyez-moi, Louise est aussi bonne qu’Ursule est méchante.

Elle sort.

URSULE.

Écoutez donc, mes bonnes amies, je voudrais vous dire...

Elle sort.

SAINVILLE, à part.

Allons, ils sont tous ligués contre cette bonne Ursule.

 

 

Scène VII

 

THÉRÈSE, SAINVILLE, CORSIGNAC, LEDOUX

 

THÉRÈSE.

Je gage qu’on vous avait déjà défendu de venir nous voir.

SAINVILLE.

Oui ; monsieur votre père.

THÉRÈSE.

Non ; mademoiselle Ursule, sa mère.

SAINVILLE.

Que puis-je voir dans ce procédé, qu’un désir bien honorable pour moi ?...

THÉRÈSE.

En bonne foi, monsieur Sainville, croyez-vous être heureux avec Ursule ?

SAINVILLE.

Mais, mademoiselle Ursule me paraît une personne sage, bien élevée.

CORSIGNAC.

Qui t’adore. Et pour te le prouver, dis-nous quel défaut tu veux avoir : je gage qu’elle le prend pour te plaire.

SAINVILLE.

Comment ?

CORSIGNAC.

Écoute. Je te connais. Ton antipathie, c’est la prétention au bel-esprit, la médisance. Les qualités que tu chéris, c’est la bonté, la simplicité. Va avec monsieur Ledoux voir la maison en vente, tu retrouveras ici mademoiselle Ursule, et tu prononceras.

SAINVILLE.

Mais je voudrais savoir auparavant...

CORSIGNAC.

Sors vite ; emmenez-le. La voici.

SAINVILLE.

En vérité, tu me mènes comme un enfant.

LEDOUX.

Venez, mon cher monsieur.

Il sort avec Sainville.

 

 

Scène VIII

 

CORSIGNAC, URSULE, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE, à Corsignac.

Il aime ma sœur.

CORSIGNAC, bas à Thérèse.

Ursule approche ; ne faisons pas semblant de la voir.

Haut.

Oui, mademoiselle, je n’ai accepté à dîner que pour être plus à portée de déjouer les intrigues de mademoiselle Ursule ; car elle intrigue, n’en doutez pas.

THÉRÈSE.

À qui le dites-vous ? Je ne cesse de le répéter à tout le monde, et personne ne veut me croire.

URSULE, dans le fond.

Ah ! ah !

Elle marche sur la pointe des pieds, et se glisse dans un cabinet, dont elle entr’ouvre de temps en temps la porte.

CORSIGNAC.

Nos intérêts sont les mêmes ; agissons de concert.

Bas.

La voilà qui se glisse dans le cabinet.

Haut.

Comme je vous le disais, je dîne chez mademoiselle Ursule ; je mange de bon appétit, c’est mon usage ; je gagne sa confiance, et je m’en sers pour la perdre dans l’esprit de mon ami.

THÉRÈSE.

Mais comment ?

CORSIGNAC.

Ce matin je lui ai fait connaître les bonnes qualités de Sainville. Ce n’est rien ; pour plaire aux gens, ce sont leurs défauts qu’il faut connaître.

THÉRÈSE.

Et les défauts de monsieur Sainville ?

CORSIGNAC.

Il est caustique, goguenard, railleur.

THÉRÈSE.

Pas possible ; je ne lui ai entendu dire que des douceurs.

CORSIGNAC.

Il arrivait ; il voulait plaire ; il s’est contraint. Le cœur est bon, l’esprit est malin.

THÉRÈSE.

Nous sommes perdues. Ursule, précisément, qui est maligne, satirique, babillarde.

CORSIGNAC.

Persuadons-lui bien vite qu’elle doit faire la doucereuse, la bonne fille ; Sainville la prendra pour une hypocrite ou une niaise, et l’un vaut l’autre pour la perdre ; car c’est fort singulier, le second défaut de Sainville semble le contraste du premier. Il a une prétention au bel-esprit !...

THÉRÈSE.

Au bel-esprit !

CORSIGNAC.

Il fait de petits vers ; il a ébauché un poème descriptif : c’est la mode. Il a fait une satire que je trouve assez innocente ; mais l’intention y est. Il écrit toutes ses pensées, toutes ses actions, et il prépare de son vivant des mémoires posthumes.

THÉRÈSE.

Ah mon Dieu ! et Ursule qui commente le Mercure, en devine les charades, qui gronde Pauline de ne lire que des romans, qui ne parle que de littérature, de morale, de science, de chimie, de botanique...

CORSIGNAC.

La botanique ! c’est la passion de mon ami.

THÉRÈSE.

Nous ne viendrons jamais à bout de l’emporter sur elle.

CORSIGNAC.

Eh vite ! il faut lui faire croire que Sainville ne veut pas une femme trop instruite. Vous cependant, persuadez à votre sœur de montrer son esprit, de laisser échapper quelques traits malins sur Ursule surtout.

THÉRÈSE.

Comment voulez-vous ?... Ma sœur est si bonne.

CORSIGNAC.

Qu’elle prenne sur elle. Le mal est si facile à dire, on est si facile à le croire ! Et jugez donc quel avantage : flatter sa manie, et médire de sa rivale !

THÉRÈSE, bas.

C’est assez ; laissons-lui le champ libre.

CORSIGNAC, haut, en s’en allant.

Ainsi, mademoiselle, tout est bien d’accord entre nous.

À part.

J’épouserai la pupille, vous épouserez votre cousin.

THÉRÈSE, haut, en s’en allant.

Allez joindre Ursule ; je vais trouver Louise.

Ils sortent.

 

 

Scène IX

 

URSULE, seule, sortant du cabinet

 

Les jolis projets ! Ah ! vous voulez me perdre. Je suis attaquée, il faut que je me défende. Pauvre Louise ! l’engager à dire du mal de moi !... à montrer de l’esprit ; cela lui sera difficile. Mais moi ! calomnier ? fi donc ! mais médire sans fiel, gaiement, charitablement de ceux qui veulent nous nuire. Et il fait des vers ! quelle sympathie ! Pauline la cherche, moi je la trouve. Oh ! je suis d’une colère !... d’une joie !... Je me vengerai. Attention ; le voici.

 

 

Scène X

 

SAINVILLE, LEDOUX, URSULE

 

LEDOUX.

Nous n’avons pas pu voir la maison, la servante avait emporté les clefs.

URSULE.

Monsieur a le temps ; il ne part pas encore demain.

LEDOUX.

C’est ce que je lui ai dit. Or çà, vous n’avez plus besoin de moi ; je vais faire ma cour à mademoiselle Agathe, et je suis toujours votre très humble serviteur.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

SAINVILLE, URSULE

 

URSULE.

Convenez que monsieur Ledoux est un excellent homme.

SAINVILLE.

Mais je le crois.

URSULE.

Il n’intrigue pas, lui ; il ne cherche pas à nuire aux gens dans l’esprit des personnes qui arrivent.

SAINVILLE.

Que voulez-vous dire ?

URSULE.

Tenez, monsieur Sainville, j’ai des ennemis.

SAINVILLE.

Vous, mademoiselle !

 

 

Scène XII

 

SAINVILLE, URSULE, THÉRÈSE, dans le fond

 

THÉRÈSE, à part.

À mon tour, à présent.

Elle se glisse à son tour, sur la pointe des pieds, dans le cabinet.

URSULE.

L’envie est une cruelle chose. Je suis clairvoyante. La visite que vous avez faite à ma mère a excité contre moi des haines... Et cependant qu’avons-nous fait ? Rien que de vous dire du bien de monsieur Jaquemin, de ses filles, de ses pupilles.

SAINVILLE.

Il est vrai.

URSULE.

On me craint, on me redoute ; pourquoi ? parce que j’ai eu le bonheur de recevoir une éducation un peu plus soignée qu’on n’en reçoit ordinairement. Certes, personne n’est plus ennemi que moi de la prétention au bel-esprit, dans une femme surtout ; mais encore ne faut-il pas qu’elle soit tout-à-fait une ignorante.

THÉRÈSE, à part.

Bon, elle se livre.

URSULE.

Et parce que j’aime mieux lire que de broder, parce que je sais un peu raisonner, réfléchir, penser, on voudrait me faire passer pour une savante ; et, par dérision, ces demoiselles m’appellent la petite Sévigné, parce que j’ai eu occasion de suivre une correspondance un peu grave avec une de mes amies...

SAINVILLE.

La petite Sévigné !

URSULE.

Soyez franc. On vous a dit du mal de moi ? Non. Eh bien ! on y viendra, je vous en avertis.

SAINVILLE.

On m’a fait un éloge brillant de mademoiselle Louise.

URSULE.

Et on a eu raison. Ce n’est pas elle que j’accuse. Chère Louise ! Une vraie ménagère, comme le dit son père. On la dit avare, moi je la trouve économe. Ce désir d’aller à Paris, curiosité, enfantillage. Ses petits caprices sont charmants ; sa coquetterie est gauche et simple comme elle.

SAINVILLE.

Eh ! mais, mademoiselle...

URSULE.

Ce n’est pas Agathe, non plus. Oh ! une bonne personne : elle n’a pas toujours été ainsi ; elle était jeune ; elle était belle ; elle était fière ; elle a cru faire merveille aujourd’hui en s’habillant en amazone. Autrefois, c’étaient les jeunes gens qui se paraient pour elle. Quant à Pauline, incapable de faire du mal ! Elle ne sait que pleurer sur des malheurs imaginaires. Quelle âme ! quelle délicatesse ! quelle exquise sensibilité ! Ma véritable ennemie, je la connais.

SAINVILLE.

Qui donc ?

URSULE.

C’est Thérèse ; elle est vive, babillarde, un peu intrigante ; mais une enfant, qui ne sent pas la portée de ce qu’elle dit. Elle m’en veut ; moi, je l’aime de tout mon cœur.

SAINVILLE.

Vous vous entendez à merveille à faire le portrait de vos amies.

URSULE.

Eh ! mon Dieu ! chacun a ses petits travers, vous les vôtres, moi les miens, qu’elles ne manqueront pas de vous dire. Vous voulez vous établir dans le pays, il faut bien vous en faire connaître la société. Tout cela ne nuit pas à la bonté de leur âme ; et puis, c’est un peu la faute de monsieur Jaquemin. Parce qu’il sait faire valoir ses terres, il s’est imaginé qu’il avait toutes les qualités requises pour élever les jeunes demoiselles. C’est comme ma mère, que je respecte et que j’aime, sans doute ; mais si elle n’avait pas eu le bon esprit de me mettre dans une bonne pension de la ville...

SAINVILLE.

Vous y avez admirablement profité.

URSULE.

Peut-être assez pour n’être pas tout-à-fait déplacée dans un cercle choisi ; mais laissons cela. Je ne me suis permis quelques naïvetés sur mes compagnes que parce que je sais qu’on machine quelque chose contre moi. Vous aimez la botanique, m’a-t-on dit ?

SAINVILLE.

La botanique !

THÉRÈSE, paraissant.

Mademoiselle Ursule, madame votre mère vous envoie chercher.

URSULE.

Vous ne venez pas, monsieur Sainville ?

THÉRÈSE.

Mon père voudrait dire un mot à monsieur Sainville.

SAINVILLE.

Mille pardons, mademoiselle.

URSULE.

Restez. Je ne suis pas de ces personnes qui veulent s’emparer des gens exclusivement.

À Sainville.

Ne tardez pas.

À Thérèse.

Adieu, ma bonne amie.

Elle sort.

 

 

Scène XIII

 

SAINVILLE, THÉRÈSE

 

SAINVILLE.

Mais c’est une peste que cette petite fille-là.

THÉRÈSE.

Qu’est-ce que vous dites donc ? Ursule, la personne la plus sage, la mieux élevée... Mais je cours prévenir mon père.

Au moment où elle sort, Corsignac paraît.

Je vous laisse avec votre ami Corsignac.

Elle sort.

 

 

Scène XIV

 

CORSIGNAC, SAINVILLE

 

SAINVILLE.

Ah ! mon ami, quelle pédante ! quelle médisante que cette petite Ursule !

CORSIGNAC.

Quand je te disais qu’elle t’adorait, au point de prendre pour te plaire le défaut que tu voudrais avoir.

SAINVILLE.

Eh ! quoi ! c’est pour me plaire ?... Joli moyen de se rendre aimable !

CORSIGNAC.

Et nous n’avons eu besoin que de laisser échapper deux ou trois mots pour la mettre en bon train, à ce qu’il me paraît.

SAINVILLE.

Et pour faire si bien la méchante, ne faut-il pas l’être en effet ? Tandis que Louise... Mais elle ne m’aime pas ; nos caractères, nos goûts sont trop différents. Allons, je partirai ; mais ce bon monsieur Jaquemin qui s’était flatté que mon arrivée dans la maison amènerait un mariage.

CORSIGNAC.

Console-toi, il y aura toujours un mariage ; j’épouse Pauline. Elle est romanesque, sentimentale à l’excès ; mais comme je suis loin de me croire parfait, je ne me crois pas en droit d’exiger une femme parfaite.

SAINVILLE.

Oui, c’est parler en homme raisonnable. Je ne ferais que sourire de la manie de littérature de mademoiselle Ursule ; mais cette activité de médisance...

 

 

Scène XV

 

CORSIGNAC, SAINVILLE, THÉRÈSE, LOUISE

 

THÉRÈSE.

Viens, Louise, viens. Je n’ai pas trouvé mon père. Voici ma sœur.

LOUISE.

Que vois-je ? monsieur Sainville !

CORSIGNAC.

Ah çà, ne vous querellez pas trop, je vous en prie. Parce qu’on ne doit pas s’épouser, il ne s’ensuit pas qu’il faille se haïr.

Il sort avec Thérèse.

 

 

Scène XVI

 

LOUISE, SAINVILLE

 

SAINVILLE.

Il est donc vrai, mademoiselle, que nous ne nous convenons pas.

LOUISE.

N’avez-vous pas vous-même signifié votre refus à mon père ?

SAINVILLE.

Ne lui avez-vous pas dit que je vous étais odieux ?

LOUISE.

N’était-ce pas à vous que je devais sa colère ?

SAINVILLE.

Eh ! mais, aussi, au premier mot, il s’emporte contre moi. Rappelez-vous, mademoiselle, la franchise avec laquelle je me suis expliqué, la manière dont vous m’avez répondu.

LOUISE.

Tenez, monsieur, c’est mon tour d’être franche ; dussé-je paraître ridicule, il faut que je vous ouvre mon âme tout entière ; mais vous aurez de l’indulgence pour une jeune fille disant naïvement ce qu’elle pense. Pleine de confiance en mon père, j’étais disposée à vous estimer, lorsque j’ai été effrayée de ce qu’on m’a appris sur votre compte. J’ai eu tort ; mon père doit savoir mieux que moi ce qui convient à mon bonheur. Il est de mon devoir de soumettre mon caractère à celui de l’époux que mon père m’aura choisi.

SAINVILLE.

Non, mademoiselle ; c’est moi qui dois changer mes goûts pour les vôtres. Le sacrifice de mes plus chères inclinations peut-il jamais valoir l’aveu charmant que je viens d’entendre ?

LOUISE.

Non, c’est moi qui vous sacrifierai les miennes. Nous nous établirons à Paris.

SAINVILLE.

Oui, mademoiselle ; auprès de vous, j’y saurai vivre heureux.

LOUISE.

Nous irons dans le monde, nous nous ferons une nombreuse société.

SAINVILLE.

Oui, mademoiselle, nous recevrons tout Paris. Que ne ferais-je pas pour vous plaire ? Et, sûr de la bonté de votre cœur, je me consolerai de quelques moments de caprices ; je me ferai une loi de voler au-devant de vos moindres désirs.

LOUISE.

Hélas ! je n’en puis avoir qu’un seul ; c’est qu’au milieu du monde et de ses plaisirs mon mari ne cesse de m’aimer. Car il ne faut pas vous tromper, je peux immoler mes goûts, mes penchants aux vôtres ; mais je serais bien malheureuse, si mon sacrifice n’était pas récompensé par le plus constant amour. Qu’il vous suffise que pour vous je renonce aux charmes paisibles de la campagne.

SAINVILLE.

Eh ! mais, mademoiselle, c’est pour vous seule que je me résigne à retourner à Paris.

LOUISE.

Pour moi ! Mais le séjour de Paris ne m’offre aucun attrait.

SAINVILLE.

Mais celui de la campagne en a mille pour moi ; je plaçais mon bonheur à y vivre sans trouble, sans ambition auprès de ma femme, au sein de ma famille.

LOUISE.

Vraiment !... Eh mais, qu’est-ce qu’Ursule est donc venu me conter ?

SAINVILLE.

Ursule, dites-vous ? ah ! tout est éclairci. Louise, chère Louise, que je suis heureux !

 

 

Scène XVII

 

LOUISE, SAINVILLE, PAULINE, CORSIGNAC, JAQUEMIN, AGATHE, LEDOUX

 

JAQUEMIN.

Laissez-moi, je reprends ma colère, je ne veux pas qu’il soit seul avec ma fille.

SAINVILLE.

Ah ! monsieur Jaquemin, mon digne et respectable ami, que d’excuses j’ai à vous faire. Votre aimable fille et moi nous avons été joués, indignement trompés. Nous avons les mêmes goûts, le même caractère, les mêmes sentiments.

JAQUEMIN.

En vérité ! c’est fort heureux, monsieur ; mais ne craignez-vous pas qu’à présent... Oh ! ma foi je ne sais pas bouder ; embrasse-moi, ma fille. Touchez là, mon gendre. Monsieur Ledoux, Agathe est à vous. Pauline m’a confié sa sympathie pour vous, monsieur Corsignac. Mais où est donc Thérèse ? que je fasse aussi ma paix avec elle.

 

 

Scène XVIII

 

LOUISE, SAINVILLE, PAULINE, CORSIGNAC, JAQUEMIN, AGATHE, LEDOUX, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE.

Voilà la domestique de mademoiselle Ursule. On attend ces messieurs pour se mettre à table.

JAQUEMIN.

Excuse-les du mieux que tu pourras : ces messieurs dînent avec nous ; Sainville épouse ta sœur ; je marie mes deux pupilles, et nous signons ce soir les trois contrats de mariage.

THÉRÈSE.

Ah ! mon papa, que je suis contente ! Vous me permettrez bien d’annoncer ces bonnes nouvelles à mon cousin ?

JAQUEMIN.

Oui, sans doute ; qu’il obtienne un congé, qu’il vienne aux noces des autres, en attendant les siennes.

CORSIGNAC.

Bravo, cher tuteur ! La belle Agathe au bon monsieur Ledoux ; la sensible Pauline au tendre Corsignac ; l’ami Sainville à l’aimable Louise ; le mariage de la petite en perspective. Il n’y a plus que la méchante qui reste à marier.

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