Les deux précepteurs (Eugène SCRIBE - Charles-François-Jean-Baptiste MOREAU DE COMMAGNY)

Comédie en un acte, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 19 juin 1817.

 

Personnages

 

M. ROBERVILLE, riche propriétaire

CHARLES, son fils

CINGLANT, maître d’école

LEDRU

JEANNETTE, jardinière du château, nièce de Cinglant

ÉLISE, cousine de Charles

ANTOINE, domestique

VILLAGEOIS

VILLAGEOISES

 

La scène se passe dans un château de la Brie.

 

Le théâtre représente un jardin ; à gauche, un pavillon ; à droite, une charmille et un petit mur.

 

 

Scène première

 

JEANNETTE seule, assise et travaillant, ÉLISE, s’avançant sur la pointe du pied, le long de la charmille

 

ÉLISE.

Jeannette ! mon oncle est-il là ?

JEANNETTE.

Comment ? c’est déjà vous, mademoiselle Élise ; voilà à peine dix minutes que vous êtes enfermée dans votre chambre.

ÉLISE.

Dix minutes ! il y a au moins une heure que je touche du piano. Écoute donc, on a besoin de repos ; on ne peut pas toujours travailler.

JEANNETTE, quittant son ouvrage.

C’est drôle, malgré ça.

ÉLISE.

Comment ! c’est drôle ?

JEANNETTE.

Oui ; d’puis que monsieur Charles, votre cousin, est venu de Paris, où il avait été pour s’instruire dans son éducation qui est encore à faire, on ne se reconnaît plus au château ; votre oncle lui-même, qui était toujours enfoncé dans ses comptes d’arithmétique, ne fait plus que guetter son fils pour l’empêcher de vous voir ; si bien qu’il est toute la journée à fermer sa porte, et lui à passer par la fenêtre.

Air du vaudeville de Ninon.

Mais je vois bien qu’il a beau faire,
Tous ses calculs sont en défaut ;
En bas, s’il vous tient prisonnière,
Il a soin d’l’enfermer là-haut !
C’est en vain qu’il murait la f’nêtre,
Que d’ grill’ il nous f’rait entourer :
On dit qu’ l’Amour est un p’tit traître
Qui trouv’ partout moyen d’entrer !

 

 

Scène II

 

JEANNETTE, ÉLISE, CHARLES, paraissant sur le haut du mur à droite

 

CHARLES.

Élise ! Élise ! c’est moi !

JEANNETTE, l’apercevant.

Qu’est-ce que je disais ? Eh bien ! v’là des deux côtés des leçons bien apprises.

CHARLES.

Écoute donc, Jeannette, pourquoi mon père veut-il faire de moi un savant ?

ÉLISE.

Sans doute ; Charles a étudié assez longtemps.

CHARLES.

J’ai dix-sept ans passés, que veut-on que j’apprenne encore ?

Air du vaudeville de la Robe et les Bottes.

Je sais qu’Élise est bien jolie,
Que son cœur se peint dans ses yeux ;
Je sais que sa vive folie
Cache les dons les plus heureux ;
Je sais qu’aussi bonne que belle,
Ma cousine m’aime... et je sais
Que je n’aimerai qu’elle.

ÉLISE.

Mon cousin en sait bien assez.

JEANNETTE.

C’est ce que j’entends dire à tout le monde, jusqu’à mon oncle le maître d’école, qui s’y connaît, j’espère, et qui disait l’autre jour à votre père, vous savez bien avec son geste :

Frappant le revers de sa main gauche avec la paume de la main droite.

« J’ai bien peur qu’il n’en sache trop long. »

CHARLES , à Élise.

Tu l’entends, j’en sais trop long ; ainsi, bonsoir à tous les livres ; il faut se divertir, il n’y a que cela d’amusant : d’ailleurs, on ne peut pas travailler quand on est amoureux.

ÉLISE.

Mais quand on est marié ; quelle différence !

CHARLES.

On étudie ensemble.

ÉLISE.

On s’encourage mutuellement.

CHARLES.

Tu ne connais pas ça, toi, Jeannette : ah ! si tu avais aimé !

JEANNETTE.

Allez, allez, j’ai passé par là.

CHARLES.

Comment ?

JEANNETTE.

Pardi ! est-ce que je travaille plus que vous, donc ? V’là trois semaines que je suis après ce tablier-là, regardez où il en est ; et tout ça, c’est depuis ce voyage que j’ai fait avec votre tante.

Air : Celui qui sut toucher mon cœur.

Oui, les garçons de ce pays
N’osaient r’garder une fillette ;
À Paris, ils sont plus polis
Que les garçons de ce pays.
Voilà comment
J’ai su que j’étais gentillette ;
Voilà comment
L’on apprend en voyageant.

Mais les garçons de ce pays,
S’ils aim’, aiment toujours leurs belles :
Hélas ! ils n’ont pas à Paris
Même défaut qu’en ce pays !
Voilà comment
Je sais qu’il est des infidèles ;
Voilà comment
L’on apprend en voyageant.

ÉLISE.

Comment ! tu ne nous as pas conté cela ! Était-il jeune ? était-il aimable ?

JEANNETTE.

Ah dam’ ! ça n’était pas comme nos paysans ; il avait un habit doré.

CHARLES.

Un habit doré ?

JEANNETTE.

Et un chapeau tout de même.

CHARLES.

Ah ! j’entends : c’était un valet de chambre, ou quelque chose d’approchant.

JEANNETTE.

Oui ; mais il devait faire fortune. Il disait que son maître, qui avait un hôtel rue du Helder, avait commencé comme lui, et qu’il ne fallait désespérer de rien.

CHARLES.

Eh bien !

JEANNETTE.

Eh bien !.... C’est alors que mon oncle vint à Paris pour chercher son diplôme de chef d’école primaire ; il me ramena ici avec lui , sans que j’aie pu dire adieu à personne,

Regardant son ouvrage.

et v’là six mois que je ne fais plus que de gros soupirs.

CHARLES.

Cette pauvre petite Jeannette ! Va, je te promets, moi, de prendre des informations ; et dès que nous serons mariés, tu verras.... Mais il faut que je vous fasse part d’une idée que j’ai.

À voix basses.

Il se trame ici quelque chose contre nous.

JEANNETTE.

Ah ! mon dieu !

CHARLES.

Mon père est depuis quelque temps en grande conférence avec le maître d’école.

ÉLISE.

Pourtant, ils ont l’air de moins surveiller nos démarches.

JEANNETTE.

C’est une frime.

ÉLISE.

On aura peut-être quelques soupçons sur le petit bal que nous devons donner ce soir.

JEANNETTE.

Non, non, monsieur va toujours dîner en ville ; car il a demandé les chevaux pour quatre heures : il y a quelque autre manigance.

CHARLES.

Eh bien ! formons une ligue offensive et défensive, et nous verrous si à nous trois nous n’avons pas autant d’esprit qu’eux.

Air du branle sans fin.

À nous seuls ayons recours,
Ne nous laissons point abattre ;
Le succès attend toujours
La jeunesse et les amours.

JEANNETTE.

J’vais tout guetter comme il faut ;
Ruser, pour nous c’est combattre !
Et que j’entende un seul mot,
J’promets d’en deviner quatre.

TOUS.

À nous seuls ayons recours, etc.

CHARLES.

Et surtout, quoi qu’il arrive, n’ayons pas peur, et tenons-nous ferme... Ah, mon dieu, c’est mon père !

Élise et Jeannette se sauvent.

 

 

Scène III

 

CHARLES, M. DE ROBERVILLE, retenant CHARLES par le bras

 

ROBERVILLE.

Restez, restez, monsieur ; voilà donc comme vous vous livrez à l’étude ! Croyez-vous que c’est ainsi que j’ai fait ma fortune, et que je sois devenu un des premiers propriétaires de la Brie ?

Air du vaudeville de Gusman d’Alfarache.

Demeurer au septième étage,
Ne sortir qu’une fois par mois,
Lire et prier... c’était l’usage
De la jeunesse d’autrefois !
Prenant ses goûts pour des oracles,
Traitant son maître de pédant,
Et faisant son droit aux spectacles,
Telle est la jeunesse à présent !

CHARLES.

Même air.

Ainsi que vous je rends hommage
À la jeunesse d’autrefois :
Mais permettez que, de notre âge,
J’ose ici défendre les droits.
Nourrie au sein de la victoire,
Pour son pays prête à donner son sang,
Aimant les beaux arts et la gloire,
Telle est la jeunesse à présent !

ROBERVILLE.

Je vous préviens, monsieur, que je ne me laisserai pas séduire par vos belles paroles ; j’ai pris un parti, et vous apprendrez mes résolutions.

CHARLES.

Comment, mon père ; eh ! pourquoi pas tout de suite ?

ROBERVILLE.

Oh ! rassurez-vous, cela ne tardera pas ; et j’espère qu’aujourd’hui même... Jusque-là, vous avez congé.

CHARLES, à part.

Quand je disais qu’il se tramait quelque chose. Allons retrouver ma cousine, et détachons-leur Jeannette.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

ROBERVILLE, CINGLANT

 

CINGLANT, à la cantonade.

Voyez si je trouverai cette petite fille !

À Roberville.

Pardon, je cherchais ma nièce Jeannette.

ROBERVILLE.

C’est vous, monsieur Cinglant ; est-ce que votre école est déjà fermée ?

CINGLANT.

Oui ;

Faisant le geste indiqué.

j’ai expédié tout cela promptement. Et notre affaire, où en est-elle ?

ROBERVILLE.

Ma foi, je me suis décidé à suivre vos conseils.

CINGLANT.

Il n’y a que ça : la sévérité, la sévérité. Moi, d’abord, dans mon école primaire, je ne connais pas d’autre système d’éducation. Tel que vous me voyez, j’ai été, pendant quinze ans, correcteur à Mazarin, et j’ose dire qu’on pouvait reconnaître ceux qui avaient passé par mes mains.

Air : Sans mentir.

J’en eus le bras en écharpe,
Tant parfois je frappais fort ;
J’ai soigné monsieur Laharpe,
J’ai formé monsieur Champfort :
J’eus maintefois l’avantage
De leur donner sur les doigts ;
Leurs talents sont mon ouvrage...
Mais maintenant, je le vois,
Ça n’va plus (bis) comme autrefois.

N’est-il pas bien ridicule
Qu’oubliant le décorum,
On échappe à la férule,
On déchire nos pensum ?
Mais calmons notre colère,
Tout n’est pas perdu, je crois ;
Et sur la gent écolière,
Reprenant nos anciens droits,
Ça r’viendra (bis) comme autrefois.

Par malheur, votre fils est maintenant trop grand pour qu’on puisse... l’enfermer.

ROBERVILLE.

C’est ce que je vois.

CINGLANT.

Il lui faut alors, comme je vous l’ai dit, un bon gouverneur bien rigide, qui le surveille sans cesse, qui même pour cela habite au château.

ROBERVILLE.

Sans doute.

CINGLANT.

Qui dîne tous les jours à votre table.

ROBERVILLE.

C’est ce que je me suis dit. Je donne en outre mille écus, et je ne peux pas faire moins pour un homme de mérite, un professeur de l’Athénée !

CINGLANT, stupéfait.

Comment donc ? ce n’est pas...

ROBERVILLE.

Il arrive aujourd’hui même de Paris ; vous voyez que je n’ai pas perdu de temps, depuis que vous m’avez donné cette idée, car c’est à vous que je la dois. Aussi, je ne l’oublierai pas ; et vous et votre nièce pourrez toujours compter sur moi. Adieu, mon cher Cinglant.

CINGLANT.

Monsieur... certainement... mon zèle...

 

 

Scène V

 

CINGLANT, JEANNETTE

 

CINGLANT.

Ah, morbleu ! j’étouffe de colère !

JEANNETTE, accourant.

Mon oncle ! mon oncle ! qu’est-ce que vous a donc dit M. Roberville ?

CINGLANT.

Il m’a dit... il m’a dit... Que je suis furieux ! aussi à l’école chacun s’en ressentira... N’est-ce pas une horreur ! la table, le logement et mille écus ? quand bon an, mal an, mon école primaire ne me rapporte pas trois cents livres... Ah ! on verra...

JEANNETTE.

Mais mon oncle...

CINGLANT.

Taisez-vous, mademoiselle ; vous êtes bien heureuse qu’il n’y ait pas dans le village une école de petites filles.

JEANNETTE.

Mais je vous demande ce que vous avez.

CINGLANT.

Air du vaudeville de Haine aux hommes.

Il s’en r’pentira bientôt.
C’est une horreur ! une infamie !
On verra si je suis un sot.

JEANNETTE.

Qu’a-t-il donc fait, je vous en prie ?

CINGLANT.

Corbleu ! ce qu’il a fait ? Il va
Faire exprès venir de la ville
Quelque pédant, quelque imbécile...
Comme si je n’étais pas là !

JEANNETTE.

C’est vrai, c’est une injustice.

CINGLANT.

Mais on le verra, ce gouverneur !... D’ailleurs, M. Charles ne pourra pas le souffrir, et m’aidera à le mettre à la porte. Nous serons tous contre lui, n’est-ce pas, Jeannette ?

JEANNETTE.

Allons, encore une conspiration.

CINGLANT.

Avertis-moi seulement dès qu’arrivera ce petit phénomène.

 

 

Scène VI

 

JEANNETTE, seule

 

Soyez tranquille. Mais, voyez donc, qu’est-ce qui se serait attendu à cela ! Un philomène ! Ah, mon dieu ! M. Charles avait bien raison de craindre quelque malheur !... Mais, qu’est-ce que j’entends donc là ?

 

 

Scène VII

 

JEANNETTE, LEDRU

 

LEDRU, parlant à la cantonade.

Non, je vous remercie, je n’ai point de malle ni de valise ; je n’aime point à me charger en voyage... Est-ce qu’il n’y a personne pour m’annoncer ?

JEANNETTE.

Tiens ! quel est ce monsieur-là ?

LEDRU, d’un air préoccupé, sans regarder Jeannette.

Mademoiselle, voulez-vous avoir la bonté de prévenir votre maître qu’un savant distingué, qu’il attend aujourd’hui...

JEANNETTE, le regardant attentivement.

Ah, mon dieu !... Eh ! mais, c’est lui !

LEDRU.

C’est lui... il n’y a pas de doute, dès que je vous le dis. Annoncez le gouverneur de son fils !

JEANNETTE, troublée, et continuant à le regarder.

Le gouverneur !... Eh ! mais... cependant... pardon, monsieur... c’est que je croyais... je pensais... je vais lui dire que vous êtes là, et que... quelquefois... il y a des rencontres... et des ressemblances... Ah, mon dieu ! que c’est étonnant !

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

LEDRU, seul

 

Qu’est-ce qu’elle a donc, cette petite fille ? je ne l’ai pas trop regardée ; mais il semble qu’elle ait l’air tout étonné de voir un homme comme moi. Allons, Ledru, de l’effronterie ! j’ai fait de tout dans ma vie, je ferai bien le savant... D’ailleurs, j’ai les premières notions : je possède, je puis le dire, une certaine littérature d’antichambre, quand ce ne serait que les romans que je lisais autour du poêle, lorsque j’étais laquais ; et puis n’ai-je pas été pendant quelques mois au service d’un professeur de l’Athénée et d’un journaliste ? ça vous rompt bien au métier. Ne perdons point de temps, et récapitulons :

Tirant un portefeuille et quelques papiers de la poche de son habit.

1° Mon maître avait accepté de M. Roberville la place de gouverneur de ses enfants, quelques petits marmots qu’on mènera comme on voudra.

2° La table, le logement, et mille écus d’appointements ; n’oublions point cela.

Mon maître tombe malade, écrit une seconde lettre pour se dégager ; c’est moi qui dois la mettre à la poste : au lieu de ça, je la mets dans ma poche ; je demande mon compte, et j’arrive ici à sa place en qualité de gouverneur. Il me semble déjà que c’est assez hardi de conception, et pour le reste, je suis sûr que je ne m’en tirerai pas plus mal que beaucoup d’autres. D’abord j’ai une excellente poitrine, et en fait de dissertation, crier fort et longtemps, voilà tout ce qu’il faut. Mais on vient ; c’est sans doute le père. Tenons-nous ferme, et jouons serré !

 

 

Scène IX

 

LEDRU, ROBERVILLE

 

ROBERVILLE.

Où est-il donc ce cher M. Saint-Ange ? quel bonheur pour moi de posséder un illustre tel que vous !

LEDRU.

Monsieur...

ROBERVILLE.

J’aime beaucoup les savants, quoique je ne le sois guère.

LEDRU.

Monsieur, ça vous plaît à dire.

ROBERVILLE.

Non, je me connais.

Air : Un homme pour faire un tableau.

J’ai fréquenté jusqu’à présent
La Bourse plus que le Parnasse ;
Mais je sais payer le talent...

LEDRU.

Ah ! que ne suis-je à votre place !
Le talent a de quoi flatter ;
Mais j’aimerais mieux, à tout prendre,
Être en état d’en acheter
Que de me voir forcé d’en vendre.

ROBERVILLE.

Monsieur, je suis sûr que vous nous en donnerez pour notre argent, et que, grâce à vous, mon fils va devenir...

LEDRU.

Vous pouvez être sûr que je le servirai... qu’est-ce que je dis donc ? que je l’instruirai... à ma manière. Enfin je lui apprendrai tout ce que je sais, et ça ne sera pas long ; mais je suis impatient de voir le petit bon homme.

ROBERVILLE.

Mais il n’est pas si jeune ! je ne vous ai pas dit qu’il avait dix-sept à dix-huit ans.

LEDRU.

Ah ! diable ! j’aurais mieux aimé le commencer. Il faudra presque qu’il oublie ce qu’il a appris, pour que nous soyons au pair, et que nous puissions nous entendre.

ROBERVILLE.

Je vous ai écrit que c’était un jeune nourrisson des muses.

LEDRU.

J’entends bien ; mais je comptais sur un nourrisson de trois ou quatre ans.

ROBERVILLE.

Comment donc ? il sait le latin.

LEDRU.

Ah ! il sait le latin ! Alors il n’est pas nécessaire que je lui en parle. C’est toujours ça de moins.

ROBERVILLE.

Les mathématiques.

LEDRU.

Les mathématiques ? Alors il faudrait avoir la complaisance de m’apprendre ce que vous voulez que je lui montre.

ROBERVILLE.

Mais, j’entends par là perfectionner son éducation.

LEDRU.

Oui : ce que nous appelons le dernier coup de serviette.

ROBERVILLE.

Non, ce n’est pas ça que je veux vous dire : j’entends son caractère.

LEDRU.

J’y suis : qu’il soit poli avec les domestiques ; qu’il ne jure point après eux.

ROBERVILLE.

Oui, c’est fort bien, sans doute ; mais ce n’est pas là l’essentiel.

LEDRU.

Si fait, si fait ; nous autres nous jugeons un homme là-dessus.

ROBERVILLE.

À la bonne heure ; mais il est bon de vous apprendre que mon fils est amoureux, et de sa cousine encore. Ce n’est pas que dans quelque temps je ne veuille les unir ; mais vous entendez bien que jusque-là...

LEDRU.

Comment, si j’entends ; et les mœurs donc !

ROBERVILLE.

À merveille ! Voilà le gouverneur qu’il me fallait. Nous avons ici le chef de l’école primaire, M. Cinglant, auquel je veux vous présenter. C’est celui-là qui sait le latin ! et vous allez en découdre ; ce sera charmant !

LEDRU, à part.

Ah, diable ! je me passerais bien de la présentation.

Haut.

C’est que... la fatigue du voyage... je ne serais pas fâché de me reposer.

ROBERVILLE.

Que ne parliez-vous ? on va vous indiquer...

Il tire une sonnette qui tient au pavillon. Au bruit, Ledru se retourné vivement.

LEDRU.

On y va !

ROBERVILLE, étonné.

Comment !

LEDRU.

Je voulais dire : Je crois qu’on y va, car voici justement quelqu’un.

ROBERVILLE, à Jeannette qui arrive.

Montrez à M. Saint-Ange l’appartement du second. Je vais prévenir mon fils de votre arrivée.

À part.

Je suis enchanté de notre précepteur !

 

 

Scène X

 

LEDRU, JEANNETTE

 

JEANNETTE, tenant des clefs à la main, et regardant Ledru.

Monsieur Saint-Ange... je n’en reviens pas !

LEDRU, à part.

Le maître d’école m’inquiète bien un peu ; mais le papa n’est pas fort ; et comme personne ici ne me connaît...

JEANNETTE.

Oh ! je n’y tiens plus! et ma foi, à tout hasard...

Elle s’éloigne un peu, et appelle à haute voix.

Jasmin !

LEDRU, se retournant vivement.

Qu’est-ce qu’appelle ?

Se reprenant à part.

Allons, encore ! où ai-je donc la tête aujourd’hui ?

JEANNETTE.

C’est lui, j’en étions sûre !

LEDRU, la regardant.

Eh ! mais, c’est cette petite qui il y a six mois... Paris... Aïe, quelle gaucherie à moi !

Reprenant de l’assurance.

Eh bien ! qu’est-ce, mon enfant ? voulez-vous m’indiquer cet appartement ?

JEANNETTE.

Comment, monsieur Jasmin, vous ne voulez pas me reconnaître ?... Quand vous étiez laquais, rue Helder...

LEDRU.

Ah, mon dieu ! elle va me compromettre !

JEANNETTE, pleurant.

Vous m’aviez bien dit que vous feriez fortune ; mais ça devait être pour la partager avec moi. Ah ! ah ! ah !

LEDRU.

Allons, si elle se met à pleurer comme ça, il n’y a pas de raison pour que ça finisse. Jeannette, vous êtes dans l’erreur, je ne suis pas ce que vous croyez ; vous me confondez avec quelque mauvais sujet.

JEANNETTE.

Ah ! que c’est bien vous ! je vous reconnaissons bien ; allez, je ne sommes pas comme vous.

Air de Lisbeth.

Se peut-il que l’ambition,
Monsieur Jasmin, ainsi vous tienne ?
D’un jeune homm’ de condition,
Vous v’nez fair’ l’éducation,
Quand vous n’ deviez fair’ que la mienne :
L’peu q’vous m’aviez appris déjà
N’est pas sorti de ma pensée :
La l’çon d’vait-elle en rester là ?
Vous l’aviez si bien commencée.

Mais depuis que vous êtes gouverneur, vous m’avez oubliée ; et vous ne voulez pas que je soyons gouvernante !

LEDRU.

Qu’est-ce qui se serait attendu à ça ? Ce sont toujours les femmes qui m’ont perdu ; elles m’empêcheront de faire mon chemin. Dès que je veux me lancer au salon, je rencontre toujours des connaissances d’antichambre !

JEANNETTE.

Mais, allez, c’est affreux ! tout le monde saura votre perfidie !

LEDRU.

Ah, mon dieu ! si l’on venait... Jeannette, vous me faites expier bien chèrement les erreurs d’une jeunesse orageuse ! Mais songez que votre intérêt... le mien... parce que vous sentez que le gouverneur n’étant pas Jasmin... et Jasmin... d’un autre côté... mais croyez que mon cœur...

Jeannette continue toujours à pleurer.

Eh bien ! m’y voilà, m’y voilà ; je suis à vos genoux !

JEANNETTE.

À la bonne heure, au moins ! là, je vous reconnais. Vous ne m’avez donc pas oubliée ?

 

 

Scène XI

 

LEDRU, JEANNETTE, ROBERVILLE

 

ROBERVILLE, apercevant Ledru aux pieds de Jeannette.

Qu’est-ce que je vois là ?

Jeannette pousse un cri et s’enfuît on laissant tomber ses clefs.

LEDRU.

Grands dieux ! c’est le papa !

Haut.

Je suis sûr que vous avez cru que j’étais à ses genoux ; non, vous l’avez cru.

ROBERVILLE.

Parbleu ! vous y êtes encore.

LEDRU, se relevant.

Le fait est que ça en a l’air ; mais c’est pure galanterie : ce sont ces clefs que je ramassais, assez gauchement, il est vrai, mais qu’importe ?

ROBERVILLE.

Ah ! vous êtes galant, monsieur le professeur.

LEDRU.

Comment, si je suis galant ?

ROBERVILLE.

Et cette sévérité de mœurs dont vous me parliez ?

LEDRU.

La galanterie n’exclut pas les mœurs.

À part.

Faisons-lui du romantique ou je ne m’en tirerai jamais.

Air : Femmes, voulez-vous éprouver.

Des Grâces le secours heureux
Ne saurait nuire à mon élève ;
Tel un arbuste vigoureux,
Quoique émondé, garde sa sève.
C’est la fleur, enfant des Plaisirs,
Qui s’embellit par la culture,
Et que balancent les Zéphyrs
Sur les genoux de la Nature.

ROBERVILLE, avec conviction.

Au fait...

LEDRU.

Et beaucoup d’autres considérations que je vous ferais valoir, mais auxquelles peut-être personne ici ne comprendrait rien.

ROBERVILLE.

Dam, je ne suis pas de votre force !

LEDRU.

Ça doit être. Vous ne pouvez pas avoir autant d’esprit que moi, puisque c’est vous qui me payez ; c’est une règle générale.

ROBERVILLE.

C’est juste.

LEDRU.

Autrement, ce serait moi qui serais obligé de vous donner mille écus, ce qui, pour le moment, me gênerait un peu.

ROBERVILLE.

Je venais vous annoncer l’arrivée de M. Cinglant, le chef de l’école primaire dont je vous ai parlé ; mais le voici lui-même. Souffrez que j’aie l’honneur de vous le présenter.

 

 

Scène XII

 

LEDRU, JEANNETTE, ROBERVILLE, CINGLANT, CHARLES

 

LEDRU, saluant.

Monsieur, enchanté de faire votre connaissance.

CINGLANT, saluant.

Monsieur... certainement... il n’y a pas de quoi... Maudit professeur !... si je pouvais te faire déguerpir !...

ROBERVILLE.

Je vous présente en même temps mon fils, votre nouvel élève.

LEDRU.

Ah ! c’est là lui ?

CHARLES, à part, regardant Ledru.

Allons, Jeannette a raison, il a une tournure assez originale.

LEDRU, à Charles.

Jeune homme ! vous allez avoir affaire à quelqu’un qui sait ce que c’est que les maîtres !

CINGLANT.

Je présume que monsieur est un partisan des nouvelles méthodes.

LEDRU.

Mais oui... moi, je les aime assez ; et vous, monsieur ?

CINGLANT.

Moi, monsieur, en fait de méthode, la mienne est connue,

Faisant le geste indiqué.

et je n’en ai point d’autre. Mais je serais curieux d’avoir le sentiment de monsieur sur la question qui, dans ce moment-ci, partage les savants. Monsieur est-il pour ou contre le système de Jean-Jacques ?

LEDRU, à part.

Ah, diable ! il paraît qu’il faut me prononcer.

Haut.

Monsieur, je suis pour ; et au fait, pourquoi pas ?

CINGLANT.

J’aurais dû m’en douter. Il n’appartient qu’à un jeune professeur de défendre une doctrine aussi pernicieuse et aussi nuisible.

LEDRU.

Pernicieuse... moi je ne vois pas... Pernicieuse.... Il faut distinguer...

CINGLANT.

Comment, monsieur ?

CHARLES, à part.

Voilà une dissertation qui peut être curieuse !

LEDRU.

Que diable ! entendons-nous ; il ne s’agit pas ici de se disputer. Pernicieuse... je le veux bien... je vous l’accorde... mais nuisible... non pas... Partageons ça par la moitié, c’est bien honnête... Lisez seulement le chapitre de... de son livre du... où il prouve que... et vous verrez après cela ce qui vous reste à dire !

CHARLES.

Au fait, il n’y a rien à répondre à cela.

CINGLANT.

Rien à répondre...

LEDRU.

Est-ce que vous ne vous rappelez pas le chapitre dont je vous parle ? Allons, je vois que vous ne l’avez pas lu.

CINGLANT, fièrement.

Apprenez, monsieur, que je n’ai lu aucun de ces messieurs, et que je m’en fais gloire !

CHARLES, à part.

Voilà deux savants de la même force !

LEDRU, avec feu.

Vous n’avez pas lu ce sublime chapitre.... ce chapitre que j’ai là présent, comme si je l’avais sous les yeux. C’est celui où les autres croient le tenir, et lui disent : Ça, ça, ça, ça et ça... Alors il les reprend en sous-œuvre, et leur répond : Ah ! vous prétendez que... Et alors il leur prouve ça, ça, ça, ça et ça. Hein, comme c’est écrit ! Je change peut-être quelque chose au texte, mais c’est le fond des idées.

CINGLANT.

Eh bien ! c’est justement là que je vous arrête : c’est sur le paragraphe que vous venez de citer.

LEDRU.

Ah ! vous m’attaquez sur le paragraphe !

ROBERVILLE.

De grâce, modérez-vous !

LEDRU.

Non, laissez ; je veux le pulvériser ! et lui citer seulement cet autre... ce monsieur... là... son camarade... ce grand...

CHARLES.

C’est sans doute Voltaire.

LEDRU.

M. Voltaire, c’est cela. Si vous aviez passé comme moi sous le vestibule des Français, deux heures chaque soir, au pied de sa statue, vous pourriez vous vanter de connaître vos auteurs ! et je soutiens qu’on doit le mettre entre les mains des enfants, même avant qu’ils sachent lire ; ça ne peut pas faire de mal, après, je ne dis pas.

CINGLANT.

Je le nie ; et je soutiens qu’il vaudrait mieux...

Faisant le geste indiqué.

LEDRU.

Et les conséquences de votre système ! vous ne les sentez pas, vous ! Mais, dans ce moment-ci, ne sortons pas de la question, savoir : que vous avez tort, et que j’ai raison ; ce qu’il fallait démontrer, et ce que j’ai fait d’une manière vigoureuse !

ROBERVILLE.

Le fait est que voilà une discussion qui me paraît diablement savante ! Qu’en dis-tu, mon fils ?

CHARLES.

Je dis que vous avez raison : que c’est un grand homme ! un homme de mérite ! et que je ne m’attendais pas à rencontrer un pareil précepteur.

LEDRU, à part.

J’étais sûr que je les mettrais tous dedans !

CINGLANT, à part.

C’est un ignorant.

CHARLES.

Un ignorant ? comme vous y allez ! Je suis sûr que la moitié des personnes qui disputent sur ce sujet n’en savent pas autant que lui. Monsieur, je prendrai ma première leçon quand vous voudrez, tout de suite même.

ROBERVILLE.

C’est bien ; je vous laisse : je vais dîner en ville, au château voisin, et ne reviendrai que ce soir. Adieu, monsieur Saint-Ange ; je vous confie ma maison.

CINGLANT, à part.

Ma foi, tous ces savants-là, on devrait bien vous les...

Haut.

Je vous baise les mains !

LEDRU.

Je ne baise pas les vôtres.

Cinglant et Roberville sortent par le fond.

 

 

Scène XIII

 

LEDRU, CHARLES

 

LEDRU.

Eh bien ! ça a été mieux que je ne croyais ; et mon élève surtout est un charmant jeune homme !

CHARLES, regardant dans le fond.

Bon ! mon père s’éloigne ; son cheval est prêt : et dans cinq minutes, nous serons les maîtres de la maison !

À Ledru.

Écoute ici.

LEDRU, regardant autour de lui.

Écoute ici ! Ah çà, à qui donc parle-t-il ?

CHARLES.

Parbleu ! à toi, maraud !

LEDRU.

Ah çà, jeune homme, si vous vouliez modérer vos expressions ; c’est un ton auquel je ne suis point habitué !

CHARLES.

Tu t’y remettras ; Jeannette m’a tout dit.

LEDRU.

Comment, monsieur ! que signifie...

CHARLES.

Je sais tout, je te le répète. J’avais d’abord dessein de t’assommer, mais j’ai changé d’idée. On me donnerait quelque faquin, autant te garder : ainsi, je consens à t’obéir, à condition que tu seras à mes ordres. Aussi bien, je crois me rappeler maintenant ta figure : je t’ai vu à Paris, chez Sainval, rue de Cérutti.

LEDRU.

Ce n’est pas moi.

CHARLES.

Un effronté coquin...

LEDRU.

Ce n’est pas moi.

CHARLES.

Qui, toute la journée, nous jouait du violon...

LEDRU.

C’est faux.

CHARLES.

C’est ce que je voulais dire, et qui nous écorchait les oreilles.

LEDRU, à part.

C’est juste !

Haut.

Ce n’est pas moi : je suis, j’ose le dire, le Démosthène du violon ! J’étais né pour exceller dans les sciences et dans les arts ! Je sens ma vocation, on ne garrotte pas le génie !

CHARLES.

Je ne t’empêche pas d’être un homme de génie ! et pourvu que tu te conduises en garçon d’esprit, c’est tout ce qu’il nous faut. Mon père doit être parti maintenant, et en son absence, nous voulons donner bal au château : c’est la fête du village.

LEDRU.

Mais, monsieur...

CHARLES.

Écoute donc, tu es mon gouverneur ; c’est à toi à t’arranger pour qu’il n’en sache rien. Mais j’oublie que j’ai des invitations à faire dans le village. Tiens, bats-moi un peu mon habit ; je cours mettre ma cravate.

LEDRU.

Mais, monsieur, est-il décent que votre gouverneur... un professeur distingué...

CHARLES, lui jetant son habit en entrant dans le pavillon.

Allons, fais ce que je te dis !

 

 

Scène XIV

 

LEDRU, seul, brossant l’habit

 

Voilà ce qui s’appelle ne pas avoir la moindre idée des convenances ! et il faudra que je lui donne des leçons là-dessus. Mais lui parler dans ce moment-ci...

Mettant l’habit sur une chaise et le battant.

Air de la Sabotière.

Pan, pan, quelle poussière !
Pan, pan, comme on rirait ;
Pan, pan, de me voir faire,
Pan, pan, maître et valet !
Bah ! moquons-nous des médisants ;
Je ne compte que le salaire,
Et vois dans leurs appointements
Le mérite de bien des gens.

Pan, pan, c’qu’un pauvre diable
Fait pour cent francs au plus,
Pan, pan, est honorable,
Pan, pan, pour mille écus.

 

 

Scène XV

 

LEDRU, ROBERVILLE

 

ROBERVILLE.

Ah, mon dieu ! qu’est-ce que je vois là ? Notre gouverneur qui bat les habits de mon fils !

LEDRU.

Ce n’est rien, ce n’est rien, ne faites pas attention ; c’est une suite de mon système d’éducation : comprenez-vous ? Je tiens à ce que mon élève soit tenu proprement. Nous autres philosophes, nous regardons la propreté comme le miroir de l’âme.

ROBERVILLE.

D’accord ; mais il ne fallait pas vous donner ce soin. Le premier domestique...

LEDRU.

Vous n’y êtes pas. Le domestique, c’est moi. Le premier précepte de la sagesse est de savoir se passer des autres, et de se servir soi-même.

On entend Charles en dehors.

CHARLES.

Eh bien ! voyons donc cet habit ? As-tu fini ?

LEDRU.

Vous voyez bien, il faut que je le lui porte.

ROBERVILLE, le retenant.

Comment donc ! Je ne souffrirai pas...

LEDRU.

Si fait ; laissez donc. Vous voyez qu’il attend.

ROBERVILLE.

Eh bien ! qu’il attende ; vous resterez. Je veux qu’il apprenne le respect.

 

 

Scène XVI

 

LEDRU, ROBERVILLE, CHARLES, entrant vivement

 

CHARLES.

Ah çà ! répond-on, quand j’appelle ?

Le menaçant.

Je ne sais qui me retient.

À part.

C’est mon père !

LEDRU.

Non, frappez donc, je vous prie. Je veux savoir qui vous en empêche.

À Roberville.

Faites-moi l’amitié de me prêter votre canne.

À Charles.

Tenez, ne vous gênez pas. Je vous dirai comme ce général ou ce caporal grec, à qui on voulait donner la schlag : « Frappe, mais écoute ! »

À Roberville.

Hein ! comme il est confondu ! Eh bien ! voilà comme on les matte, comme on les dompte, comme on leur brise le caractère. Je sais qu’il y a des dangers à courir ; mais si on regardait à cela...

ROBERVILLE.

Ma foi, je n’en reviens pas !

LEDRU.

Maintenant, jeune homme, que vous êtes en état de m’entendre, voici votre habit ; mais ne prenez plus un pareil ton.

L’aidant à mettre son habit.

Je vous le passe encore cette fois-ci ; une autre fois, ce serait une autre paire de manches ; je vous en avertis.

À M. Roberville.

Hein ! quelle leçon !

ROBERVILLE.

Ma foi, c’est un précepteur original !

Bas à Ledru.

J’étais prêt à partir, quand je me suis rappelé une chose essentielle. C’est aujourd’hui la fête du village, et il faut bien empêcher... Mais, vous me conduirez jusqu’à la voiture, et je vous donnerai toutes mes instructions.

À Charles.

Adieu, monsieur, apprenez à respecter le digne professeur que je vous ai donné.

Ledru et Roberville sortent.

 

 

Scène XVII

 

CHARLES, ÉLISE

 

CHARLES.

Ce pauvre Ledru ! le ciel ne pouvait pas m’envoyer de gouverneur plus commode. Élise ! Élise ! nous sommes les maîtres de la maison, et la place est à nous.

À un paysan.

Antoine, va avertir le village que je donne à danser au château. Ah ! donne des ordres pour les rafraîchissements. Ah ! aie soin de nous avoir un violon, entends-tu ? je veux que la fête soit complète.

ÉLISE.

Et ce gouverneur si sévère dont on m’a parlé ?

CHARLES.

Oh ! que ça ne t’effraie pas.

 

 

Scène XVIII

 

CHARLES, ÉLISE, JEANNETTE

 

JEANNETTE.

Pour du coup, votre père est bien parti. J’lons vu dans l’avenue. Mais vous ne savez pas : au moment de monter en voiture, v’là un petit bonhomme de l’école de mon oncle qui est venu lui apporter une lettre. Votre papa a fait comme ça

Faisant un geste d’étonnement.

et puis comme ça ; puis il a mis la lettre dans sa poche, et il est parti.

CHARLES.

Oh ! Jeannette n’oublie rien.

JEANNETTE.

Dam ! quand on regarde, faut tout voir. Ça n’est pas tout, pendant que monsieur lisait la lettre, Jasmin s’est approché de moi.

CHARLES.

Mon gouverneur, tu veux dire ?

JEANNETTE.

Oui, votre gouverneur ; et il m’a fait ainsi mystérieusement : « Jeannette, il faut que je vous parle, et en secret. Où est votre chambre ? » C’est singulier une demande comme ça ! Qu’est-ce qu’il veut donc ?

ÉLISE.

Et tu ne lui as pas répondu.

JEANNETTE.

Pardine non , mamselle, mais j’ai fait comme ça

Étendant le bras.

du côté de la grande serre, où je loge ordinairement.

On entend une musette.

CHŒUR.

Air : La séance est terminée. (Flore et Zepryre)

C’est la fête du village !
Qu’chacun s’empresse d’accourir.

ÉLISE.

Quel est ce bruit ?

JEANNETTE.

C’est tout le village qui se rend à votre invitation.

Jeannette sort ; le chœur continue en dehors.

CHŒUR.

Air : La séance est terminée.

C’est la fête du village !
Que l’on s’empresse d’accourir.
Daignez recevoir l’hommage
Qu’ici nous venons vous offrir.

CHARLES.

D’un rien la sagesse s’offense ;
Pour nous en donner comme il faut,
Saisissons vite son absence,
Elle revient toujours trop tôt.

 

 

Scène XIX

 

CHARLES, ÉLISE, ANTOINE, PAYSANS et PAYSANNES

 

CHŒUR.

C’est la fête du village !
Que l’on s’empresse d’accourir.

TOUS.

Daignez recevoir l’hommage
Qu’ici nous venons vous offrir.

CHARLES.

Allons, en place, mes amis, je danse avec Jeannette.

JEANNETTE.

Eh bien ! le violon !

ANTOINE.

Le voilà.

CHARLES.

Qui est-ce qui en jouera ?

ANTOINE.

Je ne sais, vous n’avez demandé que ça.

CHARLES.

Les ménétriers ?

JEANNETTE.

Ils ont cru que la fête n’aurait pas lieu au château, et ils sont à une lieue d’ici, au bal de la commune.

TOUS.

Comment allons-nous faire ?

On entend du bruit.

 

 

Scène XX

 

CHARLES, ÉLISE, ANTOINE, PAYSANS et PAYSANNES, LEDRU, entrant tout en désordre

 

LEDRU.

Aïe ! Eh !

CHARLES.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est donc ?

LEDRU.

Rien, c’est une aventure assez plaisante qui vient de m’arriver ; aïe les reins !

CHARLES.

Mais encore...

LEDRU.

Non, non, je vous conterai cela. Aïe ! Heureusement, l’on ne m’a pas reconnu, et si le dos est compromis, l’honneur est intact...

Se retournant et apercevant les villageois.

Que vois-je ? voilà justement ce que vous a défendu votre père.

CHARLES.

Qu’est-ce que ça fait ?

LEDRU.

Songez donc à ma responsabilité ; je ne peux pas voir ces choses-là.

CHARLES.

Eh bien ! ne regarde pas. Ah ! mes amis, quelle idée ! Nous sommes sauvés : voici mon gouverneur qui est d’une très jolie force sur le violon ! et comme il n’est point ennemi des plaisirs, je suis sûr qu’il va nous faire danser, pour peu qu’on l’en prie.

TOUS.

Ah ! monsieur.

LEDRU.

Non, messieurs, ma dignité...

CHARLES, bas à Ledru.

Accepte, ou je t’assomme.

LEDRU.

Ce sera donc avec plaisir.

JEANNETTE.

Tenez, voilà un tonneau pour placer l’orchestre.

LEDRU, bas à Jeannette.

Taisez-vous, perfide !

JEANNETTE.

Tiens ! qu’est-ce qu’il a donc ?

LEDRU, à Charles.

Que diable aussi, il est impossible de plus me rabaisser. Aidez-moi à monter.

Il se place sur le tonneau.

Allons, en place !

Les contredanses se forment. Il prend son violon et joue.

Chaîne anglaise !

CHŒUR.

Air du Bouquet du roi.

Amis, pour nous quel honneur !
La science
Nous met en danse.
Gloire au talent enchanteur
De monsieur le gouverneur !

CHARLES, à Ledru.

Quelle crainte était la tienne ?
À ce coup d’archet, d’honneur,
Je ne crains pas qu’on te prenne
Ici pour un professeur.

CHŒUR.

Amis, pour nous quel honneur !
La science
Nous met en danse.
Gloire au talent enchanteur
De monsieur le gouverneur !

La danse est très animée, et Ledru se démène sur son tonneau pour marquer la mesure.

 

 

Scène XXI

 

CHARLES, ÉLISE, ANTOINE, PAYSANS, PAYSANNES, LEDRU, M. DE ROBERVILLE, dans le fond, une lettre à la main, et les regardant pendant quelque temps

 

ROBERVILLE.

À votre aise ! ne vous gênez pas ! C’est donc avec raison que cette lettre m’annonçait qu’on n’attendait que mon départ. Et vous, monsieur le gouverneur...

LEDRU.

Que voulez-vous que j’y fasse ? est-ce ma faute ? En vous quittant, je les ai trouvés tous installés. Mais le moyen d’empêcher des petites filles de sauter ?

ROBERVILLE.

À la bonne heure ; mais les faire danser vous-même !

LEDRU.

Ah ça, c’est différent ; c’est ce que j’ai fait de plus sage. Dès que j’ai vu que je ne pouvais m’opposer au désordre, je me suis dit : Au moins je serai là, et certainement j’y étais, et j’y suis encore.

ROBERVILLE.

Mais enfin, était-ce la position d’un philosophe ?

LEDRU.

Comment, à cause de ce tonneau ? Que diable ! Diogène en avait bien un ; la seule différence, c’est qu’il était dedans, et que j’étais dessus. Vous voyez même que ma position se trouve en quelque sorte plus élevée que la sienne !

 

 

Scène XXII

 

CHARLES, ÉLISE, ANTOINE, PAYSANS, PAYSANNES, LEDRU, M. DE ROBERVILLE, CINGLANT

 

CINGLANT.

Où est-il, où est-il, le coquin que j’ai surpris dans la chambre de Jeannette ?

LEDRU.

Allons, c’est notre maudit maître d’école ; me v’là dedans !

CINGLANT.

Il m’a échappé ; mais en se débattant, il a laissé son chapeau.

LEDRU.

Dieu ! c’est le mien !

CINGLANT.

Comment, c’est à vous, monsieur le professeur ? Que je suis fâché de ces coups de manche à balai que je vous ai donnés !

LEDRU.

Ça n’est rien ; le fait est qu’on n’y voyait pas : c’est la faute de M. Roberville, qui devrait faire percer des croisées dans ses mansardes ; il n’y a que des jours de souffrance.

CINGLANT.

C’est qu’ils ont dû être bons : parce que la grande habitude... Mais à côté du chapeau était un portefeuille, et nous allons voir...

LEDRU.

Ne l’ouvrez pas : c’est à moi.

CINGLANT.

Du tout, ce n’est pas à vous : c’est à un nommé Ledru.

LEDRU, à part.

Gare les explications !

CINGLANT.

Il y a même une lettre pour monsieur.

ROBERVILLE, la prenant.

Une lettre à mon adresse ? Que vois-je ! M. Saint-Ange refuse la place de précepteur, et c’est vous qui m’apportez cette lettre ! Qui donc êtes-vous ?

CINGLANT, tenant un autre papier.

Eh, parbleu ! le voilà sur ce livret : Ledru, domestique de M. Saint-Ange ; et son signalement : nez long, bouche grande, oreille idem ; on peut collationner.

ROBERVILLE.

Qu’est-ce que cela signifie ?

LEDRU.

Que puisque les qualités sont connues, je renonce au professorat ; et pour prix de mes services, je vous demande, ainsi qu’à mon ancien confrère, la main de Jeannette.

ROBERVILLE.

Ma petite jardinière ?

LEDRU.

Je ne suis pas fier, et nous ferons les deux noces ensemble ; car tantôt, dans vos confidences, vous m’avez avoué que votre intention était d’unir M. Charles à sa cousine.

CHARLES et ÉLISE.

Il serait vrai ?

ROBERVILLE, montrant Ledru.

C’est une trahison !

CHARLES.

Et pour l’en remercier, je me charge de doter Jeannette, et je prends mon gouverneur à mon service.

CINGLANT.

Ah çà, vous n’êtes donc pas un savant ?

LEDRU.

Eh, mon dieu ! pas plus que vous ; raison de plus pour entrer dans votre famille. J’abandonne la carrière de l’instruction publique : je retourne à l’office, et si j’ai perdu ma rhétorique avec vous, j’espère qu’à la cuisine je ne perdrai pas mon latin.

Vaudeville.

Air du vaudeville de la Vendange normande.

L’illustre cuisinière
Est mon vade mecum ;
Du latin, je n’ai guère
Retenu que vinum : (bis)
Parmi les bons apôtres
Je fus toujours primus,
Et suis, comme tant d’autres.
Pour le reste asinus.

CINGLANT.

Ma cohorte enfantine,
Grâce aux patochibus,
Avec plaisir décline
Déjà ses noms en us,
Asinus ou bien Dominus,
Mais toujours ils confondent.
Quand je dis Dominus,
Ces marmots me répondent :
Asinus ! asinus !

CHARLES.

À la voix haute et fière,
Voyez ce lourd Midas
Crier contre Voltaire,
Que certes il ne lit pas.
Son grand ton fait merveille,
On dit : c’est un doctus ;
Mais voyant ses oreilles,
On s’écrie : Asinus !

ROBERVILLE.

Pour la langue française
Et pour le latinum,
Je fus, ne vous déplaise,
Toujours ignorantum ;
Mais les gens d’esprit glissent
Au temple de Plutus ;
Ceux qui le mieux gravissent,
Ce sont les asinus !

JEANNETTE, au public.

L’auteur, loin d’être un maître,
Ne s’ piqu’ pas d’ grand savoir ;
Mais il s’en croirait p’t’être,
S’il vous amusait c’soir.
À vous plaire il aspire ;
Ah ! messieurs, en chorus
De lui n’allez pas dire :
Asinus ! asinus !

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