Les Corbeaux (Henry BECQUE)
Drame en quatre actes.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Comédie-Française, le 14 septembre 1882.
Personnages
VIGNERON, fabricant
TEISSIER, ancien escompteur, associé de Vigneron
BOURDON, notaire
MERCKENS, professeur de musique
LEFORT, architecte
DUPUIS, tapissier
GASTON, fils des Vigneron
AUGUSTE
UN MÉDECIN
GEORGES DE SAINT-GENIS, personnage muet
LENORMAND, personnage muet
LE GÉNÉRAL FROMENTIN, personnage muet
MADAME VIGNERON
MADAME DE SAINT-GENIS
MARIE, fille des Vigneron
BLANCHE, fille des Vigneron
JUDITH, fille des Vigneron
ROSALIE
La scène se passe à Paris, de nos jours.
ACTE I
Le théâtre représente un salon. Décoration brillante, gros luxe. Au fond, trois portes à deux battants ; portes latérales à deux battants également. À droite, au premier plan, en scène, contre le mur, un piano et de même, à gauche, un meuble-secrétaire, qui se font vis-à-vis. Après le meuble-secrétaire, une cheminée. En scène, au second plan, sur la droite, une table ; à gauche, en scène également, au premier plan, un canapé. Meubles divers, glaces, fleurs, etc.
Scène première
VIGNERON, MADAME VIGNERON, MARIE, BLANCHE, JUDITH, puis AUGUSTE, puis GASTON
Au lever du rideau, Vigneron, étendu sur le canapé, en robe de chambre et un journal entre les mains, sommeille. Marie, assise auprès de lui, travaille à l’aiguille. Judith est au piano, Blanche à la table où elle écrit.
MADAME VIGNERON.
Ferme ton piano, ma Judith, ton père dort.
Allant à la table.
Blanche ?
BLANCHE.
Maman ?
MADAME VIGNERON.
Est-ce fini ?
BLANCHE.
Dans une minute.
MADAME VIGNERON.
As-tu fait le compte de ton côté ? Combien de personnes serons-nous à table ?
BLANCHE.
Seize personnes.
MADAME VIGNERON.
C’est bien cela.
Elle va prendre une chaise et revient s’asseoir près de Blanche.
BLANCHE.
Crois-tu que le dîner sera meilleur parce que nous aurons mis le menu sur les assiettes ?
MADAME VIGNERON.
Il ne sera pas plus mauvais au moins.
BLANCHE.
Quel drôle d’usage ! Mais es-tu bien sûre que ce soit l’usage ?
MADAME VIGNERON.
Sûre et certaine. Je l’ai lu dans la Cuisinière bourgeoise.
BLANCHE.
Veux-tu que nous arrêtions les places ensemble ?
MADAME VIGNERON.
Récapitulons d’abord. Mme de Saint-Genis ?
BLANCHE.
C’est fait.
MADAME VIGNERON.
Son fils ?
BLANCHE.
Tu penses bien, maman, que je ne l’ai pas oublié.
MADAME VIGNERON.
L’abbé Mouton ?
BLANCHE.
Mon cher abbé ! J’aurai reçu tous les sacrements de sa main, le baptême, la communion... et le mariage.
MADAME VIGNERON.
Si tu bavardes à chaque nom nous n’aurons pas fini la semaine prochaine. M. Teissier ?
BLANCHE.
Le voici, M. Teissier ; je me serais bien privée de sa présence.
VIGNERON, se réveillant.
Qu’est-ce que j’ai entendu là ? C’est Mlle Blanche qui parle chez moi à la première personne ?
BLANCHE.
Mon Dieu, oui, papa, c’est la petite Blanche.
VIGNERON.
Et peut-on savoir ce que M. Teissier vous a fait, mademoiselle ?
BLANCHE.
À moi ? Rien ! Il est vieux, laid, grossier, avare ; il regarde toujours en dessous, cela seulement suffirait pour que je souffre de me trouver avec lui.
VIGNERON.
Très bien ! Parfait ! Je vais arranger cette affaire-là ! Madame Vigneron, tu feras enlever le couvert de cette petite fille et elle dînera dans sa chambre.
BLANCHE.
Ajoute tout de suite qu’on signera le contrat sans moi.
VIGNERON.
Si tu dis un mot de plus, je ne te marie pas. Ah !
Pause.
MARIE, après s’être levée.
Écoute-moi un peu, mon cher père, et réponds-moi sérieusement, ce que tu ne fais jamais, quand on te parle de ta santé. Comment te sens-tu ?
VIGNERON.
Pas mal.
MARIE.
Tu es bien rouge cependant.
VIGNERON.
Je suis rouge ! Ça se passera au grand air.
MARIE.
Si tes étourdissements te reprenaient, il faudrait faire venir un médecin.
VIGNERON.
Un médecin ! Tu veux donc ma mort ?
MARIE.
Comme tu plaisantes et que tu sais que tu me fais de la peine, n’en parlons plus.
Elle le quitte, il la rattrape par le bas de sa robe et la ramène dans ses bras.
VIGNERON.
On l’aime donc bien, son gros papa Vigneron ?
MARIE.
Oui, je t’aime beaucoup, beaucoup, beaucoup... mais tu ne fais rien de ce que je voudrais et de ce que tu devrais faire. Travailler moins d’abord, jouir un peu de ta fortune et te soigner quand tu es malade.
VIGNERON.
Mais je ne suis pas malade, mon enfant. Je sais ce que j’ai, un peu de fatigue et le sang à la tête, ce qui m’arrive tous les ans, à pareille époque, quand j’ai clos mon inventaire. L’inventaire de la maison Teissier, Vigneron et Cie ! Sais-tu ce qu’on nous en a offert, à Teissier et à moi, de notre fabrique, pas plus tard qu’il y a huit jours ? Six cent mille francs !
MARIE.
Eh bien ! il fallait la vendre.
VIGNERON.
Je la vendrai, dans dix ans, un million, et d’ici là elle en aura rapporté autant.
MARIE.
Quel âge auras-tu alors ?
VIGNERON.
Quel âge j’aurai ? Dans dix ans ? J’aurai l’âge de mes petits-enfants et nous ferons de bonnes parties ensemble.
Auguste entre.
Que voulez-vous, Auguste ?
AUGUSTE.
C’est l’architecte de monsieur qui désirerait lui dire un mot.
VIGNERON.
Répondez à M. Lefort que, s’il a besoin de me parler, il aille me voir à la fabrique.
AUGUSTE.
Il en vient, monsieur.
VIGNERON.
Qu’il y retourne. Ici je suis chez moi, avec ma femme et mes enfants, je ne me dérange pas pour recevoir mes entrepreneurs.
Auguste sort.
Laisse-moi me lever.
Marie s’éloigne ; Vigneron se lève avec effort ; il est pris d’un demi-étourdissement et fait quelques pas mal assurés.
MARIE, revenant à lui.
Pourquoi ne veux-tu pas voir un médecin ?
VIGNERON.
Ce n’est donc pas fini ?
MARIE.
Non, ce n’est pas fini. Tu as beau dire, tu n’es pas bien et je suis inquiète. Soigne-toi, fais quelque chose, un petit régime pendant huit jours te rétablirait peut-être entièrement.
VIGNERON.
Finaude ! Je t’entends bien, avec ton petit régime ! Je mange trop, n’est-ce pas ? Allons, parle franchement, je ne t’en voudrai pas. Je mange trop. Que veux-tu, fillette ? Je n’ai pas toujours eu une table pleine et de bonnes choses à profusion. Demande à ta mère, elle te dira que dans les commencements de notre ménage je me suis couché plus d’une fois sans souper. Je me rattrape. C’est bête, c’est vilain, ça me fait mal, mais je ne sais pas résister.
Quittant Marie.
Et puis je crois que j’ai tort de lire le Siècle après, mon déjeuner, ça alourdit mes digestions.
Il froisse le journal et en remontant la scène le jette sur le canapé ; ses regards se portent sur Judith ; celle-ci, assise au piano, le dos tourné, paraît réfléchir profondément ; il va à elle à petits pas et lui crie à l’oreille.
Judith !
JUDITH.
Oh ! mon père, je n’aime pas ces plaisanteries-là, tu le sais bien.
VIGNERON.
Ne vous fâchez pas, mademoiselle, on ne le fera, plus. Judith, raconte-moi un peu ce qui se passe... dans la lune.
JUDITH.
Moque-toi de moi maintenant.
VIGNERON.
Où prends-tu que je me moque de toi ? J’ai une fille, qui s’appelle Judith. Est-elle ici ? Est-elle ailleurs ? Comment le saurais-je ? On ne l’entend jamais.
JUDITH.
Je n’ai rien à dire.
VIGNERON.
On parle tout de même.
JUDITH.
Quel plaisir trouves-tu à me taquiner toujours sur ce chapitre ? Je vous vois, je vous écoute, je vous aime, et je suis heureuse.
VIGNERON.
Es-tu heureuse ?
JUDITH.
Absolument.
VIGNERON.
Alors, ma fille, tu as raison et c’est moi qui ai tort. Veux-tu m’embrasser ?
JUDITH, se levant.
Si je veux t’embrasser ? Cent fois pour une, mon excellent père.
Ils s’embrassent ; Auguste entre.
VIGNERON.
Qu’est-ce qu’il y a encore ? Je ne pourrai donc pas, embrasser mes enfants tranquillement.
AUGUSTE.
M. Dupuis est là, monsieur
VIGNERON.
Dupuis ! Dupuis, le tapissier de la place des Vosges ? Qu’est-ce qu’il demande ? J’ai réglé son compte depuis longtemps.
AUGUSTE.
M. Dupuis venait voir en passant si monsieur n’avait pas de commande à lui faire.
VIGNERON.
Dites de ma part à M. Dupuis que je ne me fournis pas deux fois chez un fripon de son espèce. Allez.
Auguste sort ; il se dirige vers la table.
Ah ! çà, que faites-vous donc là toutes les deux ?
MADAME VIGNERON.
Laisse-nous tranquilles, veux-tu, mon ami, nous nous occupons du dîner de ce soir.
VIGNERON.
Ah !... Madame Vigneron, viens que je te glisse un mot à l’oreille.
Mme Vigneron se lève, ils se joignent sur le devant de la scène.
Alors, c’est bien convenu, c’est décidé, nous donnons notre fille à ce freluquet ?
MADAME VIGNERON.
C’est pour me dire ça que tu me déranges !
VIGNERON.
Écoute-moi donc. Mon Dieu, je n’ai pas de préventions contre ce mariage. Mme de Saint-Genis me fait l’effet d’une honnête femme, hein ? Elle n’a pas le sou, ce n’est pas sa faute. Son fils est un bon petit garçon, bien doux, bien poli, et surtout admirablement frisé. Dans quelque temps, je ne me gênerai pas pour lui dire qu’il met trop de pommade. Il gagne mille écus au ministère de l’Intérieur, c’est fort joli pour son âge. Cependant, je me demande au dernier moment si ce mariage est raisonnable et si ma fille sera bien heureuse avec ce petit monsieur, parce qu’il a la particule.
MADAME VIGNERON.
Mais Blanche en est folle, de son Georges.
VIGNERON.
Blanche est une enfant ; le premier jeune homme qu’elle a rencontré lui a tourné la tête, c’est tout simple.
MADAME VIGNERON.
Qu’est-ce qui te prend, mon ami ? À quel propos reviens-tu sur ce mariage pour ainsi dire fait ? Tu ne reproches pas, je suppose, à Mme de Saint-Genis sa position de fortune, la nôtre n’a pas été toujours ce qu’elle est maintenant. De quoi te plains-tu alors ? De ce que M. Georges est un joli garçon, bien élevé et de bonne famille. S’il a la particule, tant mieux pour lui.
VIGNERON.
Ça te flatte, que ton gendre ait la particule.
MADAME VIGNERON.
Oui, ça me flatte, j’en conviens, mais je ne sacrifierais pas le bonheur d’une de mes filles à une niaiserie sans importance.
Plus près et plus bas.
Veux-tu que je te dise tout, Vigneron ? Blanche est une enfant, c’est vrai, modeste et innocente, la chère petite, autant qu’on peut l’être, mais d’une sensibilité extraordinaire pour son âge ; nous ne nous repentirons pas de l’avoir mariée de bonne heure. Enfin, l’abbé Mouton, un ami pour nous, qui nous connaît depuis vingt ans, ne se serait pas occupé de ce mariage, s’il n’avait pas été avantageux pour tout le monde.
VIGNERON.
Qui est-ce qui te dit le contraire ? Mais c’est égal, nous sommes allés trop vite. D’abord un abbé qui fait des mariages, ce n’est pas son rôle. Ensuite explique-moi comment Mme de Saint-Genis, qui n’a pas le sou, je le répète, a d’aussi belles relations. Je pensais que les témoins de son fils seraient des gens sans importance ; elle en a trouvé, ma foi, de plus huppés que les nôtres. Un chef de division et un général ! Le chef de division, ça se conçoit, M. Georges est dans ses bureaux ; mais le général ?
MADAME VIGNERON.
Eh bien ? quoi ? le général. Tu sais bien que M. de Saint-Genis le père était capitaine. Va à tes affaires, mon ami.
Elle le quitte.
Blanche, donne à ton père sa redingote.
Elle sort par la porte de droite en la laissant ouverte derrière elle.
VIGNERON, ôte sa robe de chambre et passe le vêtement que lui apporte Blanche.
Vous voilà, vous, ingrate !
BLANCHE.
Ingrate ! À quel propos me dis-tu cela ?
VIGNERON.
À quel propos ? Si nous sommes riches aujourd’hui, si tu te maries, si je te donne une dot, n’est-ce pas à M. Teissier que nous le devons ?
BLANCHE.
Non, papa.
VIGNERON.
Comment ? non, papa. C’est bien Teissier, j’imagine, avec sa fabrique, qui m’a fait ce que je suis.
BLANCHE.
C’est-à-dire que tu as fait de la fabrique de M. Teissier ce qu’elle est. Sans toi, elle lui coûtait de l’argent ; avec toi, Dieu sait ce qu’elle lui en a rapporté. Tiens, papa, si M. Teissier était un autre homme, un homme juste, après le mérite que tu as eu et la peine que tu t’es donnée, voici ce qu’il te dirait : Cette fabrique m’a appartenu d’abord, elle a été à tous deux ensuite, elle est à vous maintenant.
VIGNERON.
Bon petit cœur, tu mets du sentiment partout. Il faut en avoir du sentiment et ne pas trop compter sur celui des autres.
Il l’embrasse.
MADAME VIGNERON, rentrant.
Comment, Vigneron, tu es encore ici !
VIGNERON.
Madame Vigneron, réponds-moi à cette question : suis-je l’obligé de Teissier ou bien Teissier est-il le mien ?
MADAME VIGNERON.
Ni l’un ni l’autre.
VIGNERON.
Explique-nous ça.
MADAME VIGNERON.
Tu tiens beaucoup, mon ami, à ce que je rabâche cette histoire encore une fois ?
VIGNERON.
Oui, rabâche-là.
MADAME VIGNERON.
M. Teissier, mes enfants, était un petit banquier, rue Guénégaud, n° 12, où nous demeurions en même temps que lui. Nous le connaissions et nous ne le connaissions pas. Nous avions eu recours à son obligeance dans des moments d’embarras et il nous avait pris quelques effets, sans trop de difficultés, parce que nous avions la réputation d’être des honnêtes gens. Plus tard, M. Teissier, dans le mic-mac de ses affaires, se trouva une fabrique sur les bras. Il se souvint de votre père et lui offrit de la conduire à sa place, mais en prenant Vigneron aux appointements. À cette époque, notre ménage était hors de gêne ; votre père avait une bonne place dans une bonne maison, le plus sage était de la garder. Quinze mois se passèrent ; nous ne pensions plus à rien depuis longtemps ; un soir, à neuf heures et demie précises, j’ai retenu l’heure, la porte de vos chambres était ouverte, Vigneron et moi nous nous regardions en vous écoutant dormir, on sonne. C’était M. Teissier qui montait nos cinq étages pour la première fois. Il avait pris un grand parti, sa fabrique, pour dire le mot, ne fabriquait plus du tout ; il venait supplier votre père de la sauver en s’associant avec lui. Vigneron le remercia bien poliment et le remit au lendemain. Dès que M. Teissier fut parti, votre père me dit, écoutez bien ce que me dit votre père : Voilà une chance qui se présente, ma bonne ; elle vient bien tard, quand nous commencions à être tranquilles ; je vais me donner beaucoup de mal, tu seras toujours dans les transes jusqu’à ce que je réussisse, si je réussis ; mais nous avons quatre enfants et leur sort est peut-être là.
Elle essuie une larme et serre la main de son mari ; les enfants se sont rapprochés ; émotion générale.
Pour en revenir à ce que tu demandais, la chose me paraît bien simple. Teissier et M. Vigneron ont fait une affaire ensemble ; elle a été bonne pour tous les deux, partant quittes.
VIGNERON.
Hein, mes enfants, parle-t-elle bien, votre mère ! Prenez votre exemple sur cette femme-là et tenez-vous toujours à sa hauteur, on ne vous en demandera pas davantage.
Il embrasse sa femme.
MADAME VIGNERON.
Tu flânes bien, mon ami, ça n’est pas naturel. Es-tu toujours indisposé ?
VIGNERON.
Non, ma bonne, je me sens mieux au contraire ; il me semble que me voilà remis tout à fait. Maintenant je vais prier Mlle Judith, la grrrande musicienne de la maison, de me faire entendre quelque chose, et puis je vous débarrasserai de ma présence.
JUDITH.
Que veux-tu que je te joue ? Le Trouvère ?
VIGNERON.
Va pour le Trouvère.
À Blanche.
C’est gai, ça le Trouvère ? C’est de Rossini ?
BLANCHE.
Non, de Verdi.
VIGNERON.
Ah ! Verdi, l’auteur des Huguenots.
BLANCHE.
Non, les Huguenots sont de Meyerbeer.
VIGNERON.
C’est juste. Le grand Meyerbeer. Quel âge peut-il bien avoir aujourd’hui, Meyerbeer ?
BLANCHE.
Il est mort.
VIGNERON.
Bah !... Ma foi, il est mort sans que je m’en aperçoive...
À Judith.
Tu ne trouves pas le Trouvère ? Ne cherche pas, mon enfant, ne te donne pas cette peine. Tiens, joue-moi tout simplement... la Dame Blanche.
JUDITH.
Je ne la connais pas.
VIGNERON.
Tu ne connais pas la Dame Blanche ? Répète-moi ça. Tu ne connais pas... Alors à quoi te servent les leçons que je te fais donner, des leçons à dix francs l’heure. Qu’est-ce qu’il t’apprend, ton professeur ? Voyons, réponds, qu’est-ce qu’il t’apprend ?
JUDITH.
Il m’apprend la musique.
VIGNERON.
Eh bien ? La Dame Blanche, ce n’est donc pas de la musique ?
MARIE, entraînant Judith.
Allons, grande sœur, joue donc à papa ce qu’il te demande.
JUDITH se place au piano et attaque le morceau célèbre.
D’ici voyez ce beau domaine,
Dont les créneaux touchent le ciel ;
Une invisible châtelaine
Veille en tout temps sur ce castel.
Chevalier félon et méchant,
Qui tramez complot malfaisant,
Prenez garde !
La dame Blanche vous regarde,
La dame Blanche vous entend !
Vigneron s’est mis à chanter, puis sa femme, puis ses filles ; au milieu du couplet, arrivée de Gaston ; il passe la tête d’abord par la porte du fond, entre, va à la cheminée, prend la pelle et les pincettes et complète le charivari.
VIGNERON, le couplet fini, courant sur son fils.
D’où viens-tu, polisson ? Pourquoi n’étais-tu pas à table avec nous ?
GASTON.
J’ai déjeuné chez un de mes amis.
VIGNERON.
Comment l’appelles-tu, cet ami-là ?
GASTON.
Tu ne le connais pas.
VIGNERON.
Je crois bien que je ne le connais pas. Plante-toi là que je te regarde.
Il s’éloigne de son fils pour le mieux voir ; Gaston a conservé la pelle et les pincettes ; il les lui prend et va les remettre à leur place ; il revient et à quelques pas de son fils le considère avec tendresse.
Tiens-toi droit.
Il va à lui et le bichonne.
Montre-moi ta langue. Bien. Tousse un peu. Plus fort. Très bien.
Bas.
Tu ne te fatigues pas trop, j’espère.
GASTON.
À quoi, papa ? je ne fais rien.
VIGNERON.
Tu fais la bête en ce moment. Quand je te dis : tu ne te fatigues pas trop, je m’entends très bien, et toi aussi, polisson, tu m’entends très bien. As-tu besoin d’argent ?
GASTON.
Non.
VIGNERON.
Ouvre la main.
GASTON.
C’est inutile.
VIGNERON, plus haut.
Ouvre la main.
GASTON.
Je ne le veux pas.
VIGNERON.
C’est papa Vigneron qui l’a élevé, cet enfant-là. Mets cet argent dans ta poche et plus vite que ça. Amuse-toi, fiston, je veux que tu t’amuses. Fais le monsieur, fais le diable, fais les cent dix-neuf coups. Mais minute ! Sorti d’ici, tu es ton maître ! ici, devant tes sœurs, de la tenue, pas un mot de trop, pas de lettres qui traînent surtout. Si tu as besoin d’un confident, le voici.
JUDITH.
Nous t’attendons, mon père, pour le second couplet.
VIGNERON, après avoir tiré sa montre.
Vous le chanterez sans moi le second couplet.
Il prend son chapeau et se dirige vers la porte ; il s’arrête, promène les yeux sur son petit monde, et revient comme un homme qui est bien où il est et a regret de s’en aller.
Madame Vigneron, approche un peu.
Mme Vigneron s’approche, il passe un bras sous le sien.
Judith, lève-toi.
Même jeu.
Venez ici, jeunes filles. Si je m’écoutais, mes petits amours, je repasserais ma robe de chambre et j’attendrais le dîner avec vous. Malheureusement ma besogne ne se fait pas toute seule et je n’ai pas de rentes pour vivre sans travailler. Ça viendra peut-être, quand je serai propriétaire. Mais il faut attendre, primo, que mes maisons soient construites et secundo, que mes enfants soient établis. Qui aurait dit que cette gamine de Blanche, la plus jeune, entrerait la première en ménage ? À qui le tour maintenant. Judith ? Ah ! Judith n’est pas une demoiselle bien commode à marier. À moins de rencontrer un prince, elle restera vieille fille. Qu’il vienne donc, ce prince, qu’il se présente, j’y mettrai le prix qu’il faudra. Quant à toi, polisson, qui te permets de rire quand je parle, je te laisse jeter ta gourme, mais tu n’en as pas pour bien longtemps. Je vais te prendre avec moi au premier jour, et tu commenceras par balayer la fabrique... de haut en bas... jusqu’à ce que je te mette aux expéditions ; je verrai après si tu es bon à quelque chose. De vous tous, ma petite Marie est celle qui me préoccupe le moins. Ce n’est pas une rêveuse
À Judith.
comme toi, ni une sentimentale
À Blanche.
comme toi ; elle épousera un brave garçon, bien portant, franc du collier et dur à la peine, qui vous rappellera votre père quand je ne serai plus là.
À sa femme.
Je ne parle pas de toi, ma bonne ; à notre âge, on n’a plus de grands désirs ni de grands besoins On est content quand la marmaille est contente. Je ne pense pas que ces enfants auraient été plus heureux ailleurs. Qu’est-ce qu’il faut maintenant ? Que le père Vigneron travaille quelques années encore pour assurer l’avenir de tout ce monde-là, après il aura le droit de prendre sa retraite. J’ai bien l’honneur de vous saluer.
LES ENFANTS.
Adieu, papa. Embrasse-moi. Adieu.
Vigneron leur échappe et sort rapidement.
Scène II
MADAME VIGNERON, MARIE, BLANCHE, JUDITH, AUGUSTE, GASTON
MADAME VIGNERON.
Maintenant, mesdemoiselles, à vos toilettes.
À Blanche.
Toi, je te garde un instant, j’ai deux mots à te dire.
À Marie.
Passe à la cuisine, mon enfant, et recommande bien à Rosalie de ne pas se faire attendre ; bouscule-la un peu ; elle nous aime beaucoup, notre vieille Rosalie, mais son dîner est toujours en retard. Allons, Gaston, laisse ta sœur rentrer chez elle ; tu prendras ta leçon de musique une autre fois.
Jeux de scène pour accompagner la sortie des personnages.
Scène III
MADAME VIGNERON, BLANCHE
MADAME VIGNERON.
Écoute-moi bien, ma minette, je n’ai pas le temps de te parler longuement, fais ton profit de ce que je vais te dire et ne me réplique pas, c’est inutile. Je ne suis pas contente du tout de ta tenue et de tes manières, lorsque ton prétendu est là. Tu le regardes, tu lui fais des mines, il se lève, tu te lèves, vous allez dans les petits coins pour causer ensemble, je ne veux pas de ça, et aujourd’hui où nous aurons des étrangers avec nous, aujourd’hui moins que jamais. Que M. Georges te plaise, que vous vous aimiez l’un et l’autre, c’est, pour le mieux puisqu’on vous marie ensemble, mais vous n’êtes pas encore mariés. Jusque-là, j’entends que tu t’observes davantage et que tu gardes tes sentiments pour toi, comme une jeune fille réservée doit le faire en pareil cas. Tu n’as pas besoin de pleurer. C’est dit, c’est dit. Essuie tes yeux, embrasse ta mère et va t’habiller.
Blanche quitte sa mère ; lorsqu’elle est arrivée à la porte de droite, Auguste entre par le fond et annonce Mme de Saint-Genis ; Blanche s’arrête.
Va t’habiller.
Scène IV
MADAME VIGNERON, MADAME DE SAINT-GENIS
MADAME DE SAINT-GENIS.
Bonjour, ma chère Madame Vigneron. Allons, embrassez-moi. C’est plus qu’une mode ici, c’est une rage, on s’embrasse toutes les cinq minutes. Je viens de bonne heure, mais que mon arrivée ne dérange rien. Si je vous gêne le moins du monde, dites-le franchement. Je m’en vais ou je reste, comme vous voudrez.
MADAME VIGNERON.
Restez, madame, restez, je vous en prie.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Vous aviez peut-être des visites à rendre ?
MADAME VIGNERON.
Aucune.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Alors vous espériez en recevoir ?
MADAME VIGNERON.
Pas davantage.
MADAME DE SAINT-GENIS.
J’ôte mon chapeau ?
MADAME VIGNERON.
Ou bien je vais vous l’ôter moi-même.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Les femmes comme vous, Madame Vigneron, qu’on voit quand on veut et qu’on peut surprendre à toute heure, c’est une rareté par le temps qui court. Je ne risquerais pas une indiscrétion semblable chez mes amies les plus intimes.
MADAME VIGNERON.
Asseyez-vous, madame, et dites-moi d’abord comment vous allez.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Bien. Tout à fait bien. Je ne me souviens pas de m’être mieux portée. J’en faisais la remarque ce matin, devant ma toilette, en constatant que ma fraîcheur et mon embonpoint m’étaient revenus chez vous.
MADAME VIGNERON.
Je veux depuis longtemps vous faire une question qui de vous à moi est bien sans conséquence. Quel âge avez-vous, madame ?
MADAME DE SAINT-GENIS.
Mais je ne cache pas mon âge, ma chère madame. Je le voudrais que je ne le pourrais pas, mon fils est là. Il aura vingt-trois ans dans quelque jours, j’en avais dix-sept quand je l’ai mis au monde, comptez vous-même.
MADAME VIGNERON.
Vous ne m’en voulez pas de cette petite curiosité ?
MADAME DE SAINT-GENIS.
Elle est si naturelle, entre vieilles femmes.
MADAME VIGNERON.
Savez-vous, madame, que nous sommes deux mères bien imprudentes, vous, en mariant un garçon si jeune, vingt-trois ans, et moi, en lui donnant ma fille !
MADAME DE SAINT-GENIS.
Tranquillisez-vous, ma chère Madame Vigneron. Georges m’a été soumis jusqu’à ce jour, je compte bien le guider encore après son mariage. J’ai élevé mon fils très sévèrement, je crois vous l’avoir dit, aussi est-ce un enfant comme il y en a peu. Il n’a jamais fait de dettes et, ce qui n’est pas moins rare, il ne s’est pas dissipé avec les femmes. J’en connais quelques-unes cependant qui n’auraient pas demandé mieux. Mon fils a reçu une éducation complète ; il parle trois langues ; il est musicien ; il a un joli nom, de bonnes manières, des principes religieux, si avec tout cela il ne va pas loin, c’est que le monde sera bien changé.
Changeant de ton.
Dites-moi, puisqu’il est question de Georges et que j’agis toujours pour lui, j’avais prié mon notaire de réparer un oubli sur le contrat, votre mari en a-t-il eu connaissance ?
MADAME VIGNERON.
Je ne pourrais pas vous le dire.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Vous vous souvenez que M. Vigneron, après avoir fixé l’apport de Mlle Blanche à deux cent mille francs, nous a demandé de se libérer par annuités.
MADAME VIGNERON.
C’est le contraire, madame. Mon mari, avant toute chose, a déclaré que pour doter sa fille il exigerait du temps. Alors vous lui avez parlé de garanties, d’une hypothèque à prendre sur ses maisons en construction, et il a refusé. Enfin on s’est entendu du même coup sur le chiffre et sur les délais.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Soit ! Il ne m’en paraît pas moins juste et naturel, jusqu’à ce que les époux aient touché la somme entière, qu’elle leur produise des intérêts à cinq ou six pour cent, si on veut bien les fixer à six. Du reste, M. Vigneron, dans la rédaction du contrat, s’est prêté de si bonne grâce à tous mes petits caprices qu’un de plus ne fera pas de difficultés entre nous. Parlons d’autre chose. Parlons de votre dîner. Vos convives sont-ils nombreux et quels sont-ils ?
MADAME VIGNERON.
Vos témoins d’abord, les nôtres, le professeur de musique de ma fille aînée...
MADAME DE SAINT-GENIS.
Ah ! vous l’avez invité...
MADAME VIGNERON.
Oui, madame, nous avons invité ce garçon. Je sais bien que c’est un artiste, mais justement nous n’avons pas voulu le lui faire sentir.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Tenez, Madame Vigneron, vous trouverez peut-être que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais à votre place, je recevrais M. Merckens aujourd’hui encore et demain je ne le reverrais plus.
MADAME VIGNERON.
Pourquoi, madame ? Ma fille n’a jamais eu à s’en plaindre, ni de lui ni de ses leçons.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Mettons que je n’ai rien dit. Qui avez-vous encore ?
MADAME VIGNERON.
M. Teissier et c’est tout.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Enfin, je vais donc le connaître, ce M. Teissier, dont on parle si souvent et qu’on ne voit jamais !
Elle se lève et amicalement fait lever Mme Vigneron.
Pourquoi, madame, ne voit-on jamais l’associé de votre mari ?
MADAME VIGNERON.
Mes filles ne l’aiment pas.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Vos filles ne font pas la loi chez vous. Je pense que M. Vigneron passerait sur un enfantillage de leur part pour recevoir son associé.
MADAME VIGNERON.
Mais ces messieurs se voient presque tous les jours, à la fabrique ; quand ils ont parlé de leurs affaires, ils n’ont plus rien à se dire.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Voyons, ma chère Madame Vigneron, je ne suis pas femme à abuser d’un secret qu’on me confierait ; j’en aurais le droit si je le surprenais moi-même. Convenez que c’est vous, pour une raison ou pour une autre, qui fermez la porte à M. Teissier.
MADAME VIGNERON.
Moi, madame ! Vous vous trompez bien. D’abord je fais tout ce qu’on veut ici ; ensuite, si je n’ai pas... de l’affection pour M. Teissier, je n’ai pas non plus d’antipathie pour lui.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Il vous est... indifférent ?
MADAME VIGNERON.
Indifférent, c’est le mot.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Alors, permettez-moi de vous le dire, vous êtes bien peu prévoyante ou par trop désintéressée. M. Teissier est fort riche, n’est-ce pas ?
MADAME VIGNERON.
Oui.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Il a passé la soixantaine ?
MADAME VIGNERON.
Depuis longtemps.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Il n’a ni femme ni enfants ?
MADAME VIGNERON.
Ni femme ni enfants.
MADAME DE SAINT-GENIS.
On ne lui connaît pas de maîtresse ?
MADAME VIGNERON.
Une maîtresse ! à M. Teissier ! Pour quoi faire, mon Dieu ?
MADAME DE SAINT-GENIS.
Ne riez pas et écoutez-moi sérieusement comme je vous parle. Ainsi, vous avez là, sous la main, une succession considérable, vacante, prochaine, qui pourrait vous revenir décemment sans que vous l’enleviez à personne, et cette succession ne vous dit rien ? Elle ne vous tente pas, ou bien trouvez-vous peut-être que ce serait l’acheter trop cher par quelques politesses et des semblants d’affection pour un vieillard ?
MADAME VIGNERON.
Ma foi, madame, votre remarque est fort juste, elle n’était venue encore à personne de nous. Vous allez comprendre pourquoi. Notre situation ne serait plus la même, mon mari en serait moins fier et nous moins heureux, si nous devions quelque chose à un étranger. Mais cette raison n’en est pas une pour vous et rien ne vous empêchera, après le mariage de nos infants, de faire quelques avances à M. Teissier. S’il s’y prête, tant mieux. Si le nouveau ménage lui paraissait digne d’intérêt, je serais enchantée pour Blanche et pour son mari qu’il leur revînt un peu de bien de ce côté. Je vais plus loin, madame. Si M. Teissier, fatigué comme il doit l’être de vivre seul à son âge, se laissait toucher par votre esprit et par vos charmes, je vous verrais de bien bon cœur contracter un mariage qui ne serait pas sans inconvénients pour vous, mais où vous trouveriez de grandes compensations.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Vous dites des folies, Madame Vigneron, et vous connaissez bien peu les hommes. M. Teissier, à la rigueur, ne serait pas trop âgé pour moi, c’est moi qui ne suis plus assez jeune pour lui.
AUGUSTE, entrant.
M. Merckens vient d’arriver, madame ; dois-je le faire entrer ici ou dans l’autre salon ?
MADAME VIGNERON.
Que préférez-vous, madame ? Rester seule, recevoir M. Merckens ou assister à ma toilette.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Comme vous voudrez.
MADAME VIGNERON.
Venez avec moi. Je vous montrerai quelques emplettes que j’ai faites et vous me direz si elles sont comme il faut.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Très volontiers.
MADAME VIGNERON.
Faites entrer M. Merckens et priez-le d’attendre un instant.
Elles sortent par la porte de gauche.
Scène V
AUGUSTE, MERCKENS, un cahier de musique à la main
AUGUSTE.
Entrez, mon cher monsieur Merckens, et asseyez-vous, il n’y a que moi jusqu’à cette heure pour vous recevoir.
MERCKENS.
C’est bien. Faites vos affaires, Auguste, que je ne vous retienne pas.
Descendant la scène.
Il est bon enfant, ce domestique, c’est insupportable.
AUGUSTE, le rejoignant.
Pas de leçons aujourd’hui, monsieur Merckens, vous venez pour boustifailler.
MERCKENS.
Mlle Judith s’habille ?
AUGUSTE.
Elle s’habille probablement. Mais vous savez, avec elle, une, deux, trois, c’est vite enlevé !
MERCKENS.
Faites donc savoir à Mlle Judith que je suis là et que je lui apporte la musique qu’elle attend.
Judith entre.
AUGUSTE.
Qu’est-ce que je vous disais ?
À Judith.
Mademoiselle n’a pas mis beaucoup de temps à sa toilette, mais elle l’a bien employé.
JUDITH.
Merci, Auguste.
Il sort en emportant la robe de chambre de Vigneron.
Scène VI
MERCKENS, JUDITH
MERCKENS.
Votre domestique vient de me voler mon compliment, je ne trouve rien après lui.
JUDITH.
Ne cherchez pas, c’est inutile.
MERCKENS, lui montrant le rouleau de musique.
Voici votre œuvre, mademoiselle.
JUDITH.
Donnez.
MERCKENS.
Le nom de l’auteur manque, mais je peux encore le faire mettre.
JUDITH.
Gardez-vous-en bien.
MERCKENS.
Vous êtes contente ?
JUDITH.
Je suis embarrassée. Je sais si bien que ma famille, maman surtout, prendra mal la chose et que notre petit complot ne lui plaira pas.
MERCKENS.
Ce que je vous ai dit de ce morceau, je vous le répète. Il est distingué et intéressant. Un peu triste, vous aviez peut-être un rhume de cerveau ce jour-là. Nous l’avons fait imprimer parce qu’il en valait la peine, tout le reste ne compte pas.
JUDITH.
Entendons-nous bien, monsieur Merckens. Je me réserve de montrer ma composition ou de n’en pas parler du tout, comme je le voudrai.
MERCKENS.
Pourquoi ?
JUDITH.
On se tient tranquille à mon âge, c’est encore le plus sûr, sans se permettre des fantaisies qui ne conviennent pas à une jeune fille.
MERCKENS.
Les jeunes filles que je vois n’y regardent pas de si près.
JUDITH, à part.
Raison de plus.
Elle ouvre le morceau et en lit le titre avec attendrissement.
« Adieu à la mariée. » Si ce morceau est triste, il ne faut pas que cela vous étonne. J’étais bien émue, allez, lorsque je l’ai écrit. Je pensais à ma jeune sœur que nous aimons si tendrement et qui nous quitte si vite ; nous savons ce qu’elle perd, savons-nous ce qui l’attend ?
MERCKENS.
Ce mariage, soyez sincère, ne vous a causé aucune déception ?
JUDITH.
Aucune. Que voulez-vous dire ?
MERCKENS.
M. de Saint-Genis avait le choix en venant ici. Il pouvait demander l’aînée plutôt que la cadette.
JUDITH.
C’eût été dommage. Ma sœur et lui font un petit couple charmant, tandis que nous ne nous serions convenus sous aucun rapport.
MERCKENS.
Patientez, votre tour viendra.
JUDITH.
Il ne me préoccupe pas.
MERCKENS.
Cependant vous souhaitez bien un peu de vous marier.
JUDITH.
Le plus tard possible. Je me trouve à merveille et je ne pense pas à changer.
MERCKENS.
La composition vous suffit ?
JUDITH.
Elle me suffit, vous l’avez dit.
MERCKENS.
Quel malheur qu’une belle personne comme vous, pleine de dons, manque justement de ce je ne sais quoi qui les mettrait en œuvre.
JUDITH.
Quel je ne sais quoi ?
MERCKENS, à mi-voix.
Le diable au corps.
JUDITH.
Maman ne serait pas contente, si elle vous entendait en ce moment ; elle qui me trouve déjà indisciplinée.
MERCKENS.
Votre mère vous gronde donc quelquefois ?
JUDITH.
Quelquefois, oui. Mais ce qui est plus grave, elle ferme mon piano à clef quand elle se fâche, et elle s’entend avec mon père qui nous supprime l’Opéra.
MERCKENS.
Où vous mène-t-on alors ?
JUDITH.
Au Cirque. Je ne blâme pas maman, du reste. Elle pense que l’Opéra me fait mal et elle n’a peut-être pas tort. C’est vrai, ce spectacle superbe, ces scènes entraînantes, ces chanteuses admirables, j’en ai pour huit jours avant de me remettre complètement.
MERCKENS.
On les compte, vous savez, ces chanteuses admirables.
JUDITH.
Toutes le sont pour moi.
MERCKENS.
Vous les enviez peut-être ?
JUDITH.
Elles me passionnent.
MERCKENS.
Faites comme elles.
JUDITH.
Qu’est-ce que vous dites ? Moi, monsieur Merckens, entrer au théâtre !
MERCKENS.
Pourquoi pas ? Les contraltos sont fort rares, le vôtre n’en a que plus de mérite. Vous avez de l’éclat, du feu, de l’âme, de l’âme surtout, beaucoup d’âme. Le monde ne pleurerait pas pour une bourgeoise de moins, et une artiste de plus lui ferait plaisir.
JUDITH.
C’est bien. N’en dites pas davantage. Je m’en tiendrai à vos leçons qui me paraissent meilleures que vos conseils. Êtes-vous libre ce soir ? Nous resterez-vous un peu après le dîner ?
MERCKENS.
Un peu. Je me promets bien encore d’entendre votre morceau.
JUDITH.
Vous nous jouerez aussi quelque chose.
MERCKENS.
Ne me demandez pas ça. Je ne fais pas de manières avec vous et nous disons les choses comme elles sont. Quand je cause, j’ai de l’esprit, je suis amusant ; mais ma musique ne ressemble pas du tout à ma conversation.
JUDITH.
On sautera.
MERCKENS.
Bah !
JUDITH.
Oui, nous danserons. Blanche l’a désiré. C’est bien le moins qu’avant son mariage elle danse une fois avec son prétendu. Et puis Gaston nous ménage une surprise. Il a juré qu’il danserait un quadrille avec son père et qu’on ne les distinguerait pas l’un de l’autre.
MERCKENS.
Comment cela ?
JUDITH.
Vous le verrez. Vous ne savez pas que mon frère imite papa dans la perfection. La voix, les gestes, la manière de plaisanter, il pense comme lui dans ces moments-là, c’est extraordinaire.
MERCKENS.
Voilà une jolie fête qui se prépare, je vous remercie bien de me retenir.
JUDITH.
Moquez-vous, monsieur l’artiste. Je me figure, sans y regarder de trop près, que beaucoup de vos réunions ne valent pas le bruit que vous en faites ; on leur trouverait aussi des ridicules, pour ne pas dire plus. Vous aurez cet avantage chez nous d’être chez de bonnes gens.
Rentrent Mme Vigneron et Mme de Saint-Genis.
Scène VII
MERCKENS, JUDITH, MADAME VIGNERON, MADAME DE SAINT-GENIS
MADAME DE SAINT-GENIS, à part.
J’étais bien sûre que nous les retrouverions ensemble.
Judith va à elle ; elles s’accueillent affectueusement.
MADAME VIGNERON, elle porte une toilette criarde et beaucoup de bijouterie.
Excusez-moi, monsieur Merckens, de m’être fait attendre, les femmes n’en finissent jamais de s’habiller. Ma toilette vous plaît-elle ?
MERCKENS.
Elle m’éblouit.
MADAME VIGNERON.
Un peu trop de bijoux peut-être, Mme de Saint-Genis me conseillait de les enlever.
MERCKENS.
Pourquoi, madame ? La princesse Limpérani en portait pour trois cent mille francs au dîner qu’elle a donné hier.
MADAME VIGNERON.
Trois cent mille francs ! Alors j’aurais pu mettre tout ce que j’ai.
Entrent Marie et Blanche.
Scène VIII
MERCKENS, JUDITH, MADAME VIGNERON, MADAME DE SAINT-GENIS, MARIE, BLANCHE
MADAME VIGNERON, allant à Judith.
Ton père s’est attardé avec nous, il ne sera pas là pour recevoir son monde.
BLANCHE, à Mme de Saint-Genis.
Pourquoi votre fils ne vous a-t-il pas accompagnée ?
MADAME DE SAINT-GENIS.
Georges travaille, mon enfant ; vous ne comptez pas sur moi pour l’enlever à ses devoirs !
BLANCHE.
Il n’en a plus qu’un maintenant, c’est de m’aimer comme je l’aime.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Celui-là est trop facile et ne doit pas lui faire oublier les autres. Nous nous battrons ensemble, je vous en préviens, si vous me débauchez mon garçon.
MADAME VIGNERON, à Mme de Saint-Genis.
Je pense que les témoins de M. Georges vont nous arriver bras dessus bras dessous.
MADAME DE SAINT-GENIS, avec embarras.
Non. M. Lenormand et mon fils quitteront leur bureau ensemble pour se rendre ici, le général viendra de son côté. Le général et M. Lenormand se connaissent, ils se sont rencontrés chez moi, mais je n’ai pas cherché à les lier davantage.
Auguste annonce : « M. Teissier. »
Scène IX
MERCKENS, JUDITH, MADAME VIGNERON, MADAME DE SAINT-GENIS, MARIE, BLANCHE, TEISSIER
TEISSIER.
Je suis votre serviteur, madame.
MADAME VIGNERON.
Donnez-moi votre chapeau, monsieur Teissier, que je vous en débarrasse.
TEISSIER.
Laissez, madame, je le déposerai moi-même pour être plus certain de le retrouver.
MADAME VIGNERON.
Comme vous voudrez. Asseyez-vous là, dans ce fauteuil.
TEISSIER.
Un peu plus tard. Il fait très froid dehors et très chaud chez vous, je me tiendrai debout quelques instants pour m’habituer à la température de votre salon.
MADAME VIGNERON.
Vous n’êtes pas malade ?
TEISSIER.
J’évite autant que possible de le devenir.
MADAME VIGNERON.
Comment trouvez-vous mon mari depuis quelque temps ?
TEISSIER.
Bien. Très bien. Vigneron s’écoute un peu maintenant que le voilà dans l’aisance. Il a raison. Un homme vaut davantage quand il possède quelque chose. Occupez-vous de vos invités, madame, j’attendrai le dîner dans un coin.
Il la quitte.
MADAME VIGNERON, allant à Mme de Saint-Genis.
Eh bien ? Le voilà, M. Teissier ! Comment le trouvez-vous ?
MADAME DE SAINT-GENIS.
Il a des yeux de renard et la bouche d’un singe.
Auguste annonce : « M. Bourdon. »
MADAME VIGNERON.
J’avais oublié de vous dire que notre notaire dînait avec nous.
Scène X
MERCKENS, JUDITH, MADAME VIGNERON, MADAME DE SAINT-GENIS, MARIE, BLANCHE, TEISSIER, BOURDON
BOURDON.
Je vous présente mes hommages, madame, Mesdemoiselles...
Salutations.
MADAME VIGNERON, en les présentant à Bourdon.
Mme de Saint-Genis ; M. Merckens, le professeur de musique de ma fille aînée. Vous nous arrivez un des premiers, monsieur Bourdon, c’est bien aimable à vous.
Bourdon s’incline.
MADAME DE SAINT-GENIS.
M. Bourdon donne là un bon exemple à ses confrères qui ne se piquent pas généralement d’exactitude.
BOURDON.
Oui, nous nous faisons attendre quelquefois, mais jamais à table.
S’approchant de Mme de Saint-Genis.
On m’a chargé, madame, de bien des compliments pour vous.
MADAME DE SAINT-GENIS.
M. Testelin sans doute ?
BOURDON.
Précisément. Nous causions du mariage de Mlle Vigneron avec monsieur votre fils et je lui disais que j’aurais l’honneur de dîner avec vous. « Vous verrez là une femme charmante, rappelez-moi bien à son souvenir. »
MADAME DE SAINT-GENIS.
M. Testelin est mon notaire depuis vingt ans.
BOURDON.
C’est ce qu’il m’a appris.
Plus près et plus bas.
Très galant, Testelin, un faible très prononcé pour les jolies femmes.
MADAME DE SAINT-GENIS, sèchement.
C’est la première fois que je l’entends dire.
Elle le quitte ; il sourit.
BOURDON, à Mme Vigneron.
Est-ce que Teissier ne dîne pas avec nous ?
MADAME VIGNERON, lui montrant Teissier.
Il est là, si vous désirez lui parler.
BOURDON.
Bonjour, Teissier.
TEISSIER.
Ah ! vous voilà, Bourdon. Approchez un peu et ouvrez vos oreilles.
Bas.
J’ai été aujourd’hui, mon ami, à la Chambre des notaires où j’avais affaire. Le Président, à qui je parlais de mes vieilles relations avec vous, s’est étendu sur votre compte. « Je le connais, Bourdon, ce n’est pas l’intelligence qui lui manque ; il est fin ; très fin ; il s’expose quelquefois. Nous pourrions être obligés de sévir contre lui. »
BOURDON.
Je me moque bien de la Chambre des notaires. Ils sont là une vingtaine de prud’hommes qui veulent donner à la Chambre un rôle tout autre que le sien. C’est une protection pour nous et non pas pour le public.
TEISSIER.
Entendez-moi bien, Bourdon. Je ne vous ai pas rapporté cette conversation pour vous empêcher de faire vos affaires. J’ai cru vous rendre service en vous avertissant.
BOURDON.
C’est bien ainsi que je le prends, mon cher Teissier, et je vous en remercie.
Auguste annonce : « M. Lenormand, M. Georges de Saint-Genis. »
MADAME DE SAINT-GENIS, à Mme Vigneron.
Je vais vous présenter M. Lenormand.
Cette présentation et la suivante ont lieu au fond du théâtre. Georges seul descend la scène.
Scène XI
MERCKENS, JUDITH, MADAME VIGNERON, MADAME DE SAINT-GENIS, MARIE, BLANCHE, TEISSIER, BOURDON, LENORMAND, GEORGES, puis LE GÉNÉRAL FROMENTIN
BLANCHE, à Georges, bas.
Ne me parle pas et éloigne-toi de moi. Maman m’a fait la leçon. Je ne savais pas ce qu’elle allait me dire, j’ai eu bien peur.
Auguste annonce : « M. le général Fromentin. »
BOURDON, à Merckens.
Vous êtes pianiste, monsieur ?
MERCKENS.
Compositeur, monsieur.
BOURDON.
Vous êtes musicien, voilà ce que je voulais dire. Aimez-vous le monde ?
MERCKENS.
Je ne peux pas me dispenser d’y aller, on se m’arrache.
BOURDON.
Si vous voulez vous rappeler mon nom et mon adresse, M. Bourdon, notaire, 22, rue Sainte-Anne, je reçois tous les dimanches soirs. C’est bien simple chez moi, je vous en préviens. On arrive à neuf heures, on fait un peu de musique, vous chantez la romance probablement, on prend une tasse de thé, à minuit tout le monde est couché.
MERCKENS.
Je ne vous promets pas de venir tous les dimanches.
BOURDON.
Quand vous voudrez, vous nous ferez toujours plaisir.
Auguste annonce : « M. Vigneron. »
MADAME DE SAINT-GENIS, à Mme Vigneron.
Comment, madame, votre mari se fait annoncer chez lui ?
MADAME VIGNERON.
Le domestique se sera trompé bien certainement.
Entre Gaston, il est revêtu de la robe de chambre que portait son père à la première scène, il imite sa voix et sa démarche.
Scène XII
MERCKENS, JUDITH, MADAME VIGNERON, MADAME DE SAINT-GENIS, MARIE, BLANCHE, TEISSIER, BOURDON, LENORMAND, GEORGES, LE GÉNÉRAL FROMENTIN, GASTON
GASTON, allant à Mme de Saint-Genis.
Comment se porte la belle Madame de Saint-Genis ?
MADAME DE SAINT-GENIS, se prêtant à la plaisanterie.
Je vais très bien, monsieur Vigneron, je vous remercie.
GASTON, continuant.
Monsieur Bourdon, votre serviteur.
À Merckens.
Bonjour, jeune homme.
À Lenormand et au général.
Enchanté, messieurs, de faire votre connaissance.
MADAME VIGNERON.
Voyez, messieurs, comme on a tort de gâter ses enfants ; ce petit gamin fait la caricature de son père.
GASTON, à Mme Vigneron.
Eh bien, ma bonne, ce dîner avance-t-il ? Ah ! dame ! nous avons mis les petits plats dans les grands pour vous recevoir, on ne marie pas tous les jours sa fille.
À ses sœurs.
Quelle est celle de vous qui se Marie ? Je ne m’en souviens plus. Il me semble qu’en attendant le dîner Mlle Judith pourrait ouvrir son piano et nous faire entendre quelque chose, un morceau de la Dame Blanche, par exemple.
MADAME VIGNERON.
Allons, Gaston, que ça finisse ! Ôte cette robe de chambre et tiens-toi convenablement.
GASTON.
Oui, ma bonne.
Les sœurs de Gaston lui enlèvent la robe de chambre en riant avec lui. Gaieté générale.
Scène XIII
MERCKENS, JUDITH, MADAME VIGNERON, MADAME DE SAINT-GENIS, MARIE, BLANCHE, TEISSIER, BOURDON, LENORMAND, GEORGES, LE GÉNÉRAL FROMENTIN, GASTON, AUGUSTE, puis LE MÉDECIN
AUGUSTE, s’approchant de Mme Vigneron.
Il y a là un monsieur qui ne vient pas pour le dîner et qui voudrait parler à madame.
MADAME VIGNERON.
Quel monsieur, Auguste ? Est-ce une nouvelle plaisanterie complotée avec mon fils ?
AUGUSTE.
Madame verra que non si elle me donne l’ordre de faire entrer.
MADAME VIGNERON.
Ne faites entrer personne. Dites à ce monsieur que je ne peux pas le recevoir.
AUGUSTE.
S’il insiste, madame ?
MADAME VIGNERON.
Renvoyez-le.
AUGUSTE, se retournant.
Le voici, madame.
LE MÉDECIN, s’avançant.
Madame Vigneron ?
MADAME VIGNERON.
C’est moi, monsieur.
LE MÉDECIN, plus près et plus bas.
Vous avez des enfants ici, madame ?
MADAME VIGNERON.
Oui, monsieur.
LE MÉDECIN.
Éloignez-les. Faites ce que je vous dis, madame, faites vite.
MADAME VIGNERON, troublée, vivement.
Passez dans l’autre salon, mesdemoiselles. Allons, entendez-vous ce que je vous dis, passez dans l’autre salon. Gaston, va avec tes sœurs, mon enfant. Madame de Saint-Genis, ayez l’obligeance d’accompagner mes filles.
Elle a ouvert la porte de droite et les fait défiler devant elle.
LE MÉDECIN, aux hommes qui se sont levés.
Vous pouvez rester, vous, messieurs ; vous êtes parents de M. Vigneron ?
BOURDON.
Non, monsieur, ses amis seulement.
LE MÉDECIN.
Eh bien, messieurs, votre pauvre ami vient d’être frappé d’une apoplexie foudroyante.
On apporte Vigneron au fond du théâtre ; Mme Vigneron pousse un cri et se précipite sur le corps de son mari.
ACTE II
Même décor.
Scène première
MADAME VIGNERON, MADAME DE SAINT-GENIS
MADAME VIGNERON, pleurant, son mouchoir à la main.
Excusez-moi, madame, je suis honteuse de pleurer comme ça devant vous, mais je ne peux pas retenir mes larmes. Quand je pense qu’il n’y a pas un mois, il était là, à la place où vous êtes, et que je ne le reverrai plus. Vous l’avez connu, madame ; il était si bon, mon mari, si heureux, il était trop heureux et nous aussi, ça ne pouvait pas durer. Parlez-moi, madame, je vais me remettre en vous écoutant. Je sais bien qu’il faut me faire une raison. Il devait mourir un jour. Mais j’avais demandé tant de fois à Dieu de m’en aller la première. N’est-ce pas, madame, que Vigneron est au ciel où vont les honnêtes gens comme lui ?
MADAME DE SAINT-GENIS.
Soyez-en bien sûre, madame.
MADAME VIGNERON.
Donnez-moi des nouvelles de votre fils ; je l’ai à peine vu depuis ce malheur. Il est bon aussi, votre fils ; Blanche m’a dit qu’il avait pleuré.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Georges va bien, je vous remercie.
MADAME VIGNERON.
Pauvres enfants, qui s’aiment tant, voilà leur mariage bien reculé.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Je voulais justement vous parler de ce mariage, si je vous avais trouvée plus maîtresse de vous. Vous n’êtes pas raisonnable ni courageuse, ma chère madame Vigneron. Je sais ce que c’est que de perdre son mari. J’ai passé par là. Encore étais-je plus à plaindre que vous ; M. de Saint-Genis, en mourant, ne me laissait que des dettes et un enfant de quatre ans sur les bras. Vous, vous avez de grandes filles en âge de vous consoler ; elles sont élevées ; l’avenir ne vous inquiète ni pour vous ni pour elles.
Changeant de ton.
Je me doute bien que dans l’état où vous êtes, vous n’avez pas songé un instant à vos affaires.
MADAME VIGNERON.
Quelles affaires, madame ?
MADAME DE SAINT-GENIS.
Vous devez penser que la succession de M. Vigneron ne se liquidera pas toute seule ; il va y avoir des intérêts à régler et peut-être des difficultés à résoudre.
MADAME VIGNERON.
Non, madame, aucune difficulté. Mon mari était un trop honnête homme pour avoir eu jamais des affaires difficiles.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Elles peuvent le devenir après sa mort. Entendez-moi bien. Je ne doute pas de la loyauté de M. Vigneron, je doute de celle des autres. M. Teissier n’a pas bougé encore ?
MADAME VIGNERON.
M. Teissier est resté chez lui comme à son ordinaire. J’ai eu besoin d’argent, il m’a envoyé ce que je lui demandais en se faisant tirer l’oreille, nos rapports n’ont pas été plus loin jusqu’ici.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Écoutez bien ce que je vais vous dire, Madame Vigneron, et quand bien même mon avis tomberait à faux, prenez-le pour règle de votre conduite. Méfiez-vous de M. Teissier.
MADAME VIGNERON.
Soit, madame, je me méfierai de lui. Mais en supposant qu’il fut mal intentionné, ce n’est pas moi, c’est mon notaire qui le mettrait à la raison.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Méfiez-vous de votre notaire.
MADAME VIGNERON.
Oh ! madame.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Ne faites pas : Oh ! Madame Vigneron, je connais messieurs les officiers publics. On ne sait jamais s’ils vous sauvent ou s’ils vous perdent, et l’on a toujours tort avec eux.
MADAME VIGNERON.
Que direz-vous donc, madame, quand vous saurez que M. Bourdon, mon notaire, est en même temps celui de M. Teissier ?
MADAME DE SAINT-GENIS.
Je vous dirai d’en prendre un autre.
MADAME VIGNERON.
Non, madame ; j’ai en M. Bourdon une confiance aveugle, je ne le quitterai que lorsqu’il l’aura perdue.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Il sera trop tard alors.
AUGUSTE, entrant et s’approchant de Mme Vigneron.
M. Lefort présente ses compliments à madame et lui fait demander si elle a examiné son mémoire.
MADAME VIGNERON.
Son mémoire ! Il me l’a donc donné ?
AUGUSTE.
Oui, madame.
MADAME VIGNERON.
Où l’ai-je mis ? Je n’en sais rien.
AUGUSTE.
M. Lefort viendra voir Madame dans la journée.
MADAME VIGNERON.
C’est bien. Dites que je le recevrai.
Auguste sort.
M. Lefort est notre architecte.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Méfiez-vous de votre architecte !
MADAME VIGNERON.
Je ne sais pas, madame, où vous avez pris une si mauvaise opinion des autres, mais, à votre place, je ne voudrais pas la montrer.
MADAME DE SAINT-GENIS.
C’est bien le moins vraiment qu’on vous mette sur vos gardes ; vous voyez des honnêtes gens partout.
MADAME VIGNERON.
Et vous, madame, vous n’en voyez nulle part.
MADAME DE SAINT-GENIS, se levant.
Je souhaite de tout mon cœur, ma chère Madame Vigneron, pour vous, à qui je ne veux aucun mal, et pour vos filles, qui sont réellement charmantes, que la succession de M. Vigneron marche sur des roulettes ; mais, en affaires, rien ne marche sur des roulettes. Ce qui est simple est compliqué, ce qui est compliqué est incompréhensible. Croyez-moi, oubliez un peu celui qui n’est plus pour penser à vous et à vos enfants. Je ne sache pas malheureusement que M. Vigneron vous ait laissé un titre de rente ou des actions de la Banque de France. Non, n’est-ce pas ? Sa fortune, c’était cette fabrique dont il était propriétaire pour une moitié et M. Teissier pour l’autre. Il possédait des terrains, c’est vrai, mais il en avait payé une bonne partie au moyen d’emprunts et d’hypothèques. Je vous rappelle tout cela de bonne amitié, parce que les femmes doivent s’avertir et se défendre entre elles ; d’intérêts, il me semble que je n’en ai plus ici. Nous avions fait un projet fort aimable, celui de marier nos enfants. N’est-il que reculé, je le voudrais, mais je le crois bien compromis. Les engagements pécuniaires qui avaient été pris de votre côté, il ne vous sera plus possible de les tenir, et pour rien au monde, je ne permettrais à mon fils de faire un mariage insuffisant, qu’il serait en droit de me reprocher plus tard.
MADAME VIGNERON.
Comme il vous plaira, madame.
Pause et moment d’embarras.
MADAME DE SAINT-GENIS, vivement.
Au revoir, chère madame. Faites ce que je vous dis, occupez-vous de vos intérêts, nous reparlerons de nos enfants une autre fois. Mais pour l’amour de Dieu, Madame Vigneron, mettez-vous bien dans la tête la recommandation la plus utile et la plus amicale que je puisse vous faire. Méfiez-vous de tout le monde, de tout le monde !
Elle se dirige vers la porte du fond, reconduite très froidement par Mme Vigneron ; la porte s’ouvre, Teissier entre.
Restez, je vous en prie, ne m’accompagnez pas plus loin.
Elle sort.
Scène II
MADAME VIGNERON, TEISSIER
MADAME VIGNERON, pleurant, son mouchoir à la main.
Quel malheur, monsieur Teissier, quel épouvantable malheur ! Mon pauvre Vigneron. C’est le travail qui l’a tué ! Pourquoi travaillait-il autant ? Il ne tenait pas à l’argent ; il ne dépensait rien pour lui-même. Ah ! il voulait voir ses enfants heureux pendant sa vie et leur laisser une fortune après sa mort.
Un silence.
TEISSIER.
Est-ce avec votre autorisation, madame, que Mme de Saint-Genis s’est présentée chez moi pour connaître la situation qui vous était faite par le décès de votre mari ?
MADAME VIGNERON.
J’ignorais complètement cette visite que je n’aurais pas permise.
TEISSIER.
Mon devoir était bien net ; j’ai pris cette dame par le bras et je l’ai poussée à la porte de mon cabinet.
MADAME VIGNERON.
Son indiscrétion ne méritait pas autre chose. Tenez, monsieur Teissier, Mme de Saint-Genis était ici, lorsque vous êtes arrivé, elle me parlait des affaires de mon mari. Vous les connaissiez, ses affaires, et vous les compreniez mieux que personne, éclairez-moi.
TEISSIER.
Je me suis amusé justement, dans un moment de loisir, à établir la succession de Vigneron. Avant tout, que désirez-vous savoir ? Si elle se soldera en perte ou en bénéfice.
Mouvement de Mme Vigneron.
Des calculs que j’ai relevés, la plume à la main, résulte une situation générale que voici... Vous m’écoutez... La fabrique vendue...
MADAME VIGNERON.
Pourquoi la vendre ?
TEISSIER.
Il faudra en arriver là. Vos terrains et les quelques bâtisses qui avaient été commencées, vendus également...
MADAME VIGNERON.
Je garderai mes terrains.
TEISSIER.
Vous ne le pourrez pas. Vos dettes courantes éteintes...
MADAME VIGNERON.
Mais je n’ai pas de dettes.
TEISSIER.
Je les évalue à quarante mille francs environ. Je ne comprends pas pourtant dans cette somme votre architecte, dont le règlement devra venir avec la vente de vos immeubles. Je continue. Les droits de l’enregistrement acquittés...
MADAME VIGNERON.
On paye donc, monsieur, pour hériter de son mari ?
TEISSIER.
On paye, oui, madame. Les frais généraux liquidés... j’entends par frais généraux les honoraires du notaire, ceux de l’avoué, les dépenses imprévues, voitures, ports de lettres, etc. Bref, le compte que vous aurez ouvert sous cette rubrique : « Liquidation de feu Vigneron, mon mari », ce compte-là entièrement clos, il vous restera une cinquantaine de mille francs.
MADAME VIGNERON.
Cinquante mille francs de rente.
TEISSIER.
Comment, de rente ? Vous n’écoutez donc pas ce que je vous dis ? Où voyez-vous dans tout ce qu’a laissé Vigneron le capital nécessaire pour établir une rente de cinquante mille francs ?
Mme Vigneron le quitte brusquement ; après avoir sonné, elle ouvre le meuble-secrétaire avec précipitation.
MADAME VIGNERON, écrivant.
« Mon cher monsieur Bourdon, ayez l’obligeance de venir me parler le plus tôt possible, je ne serai tranquille qu’après vous avoir vu. Je vous salue bien honnêtement : Veuve Vigneron. » Cinquante mille francs !
À Auguste qui est entré.
Portez cette lettre à la minute.
TEISSIER a tiré un portefeuille bourré de papiers.
Vous vous rendrez mieux compte à la lecture...
MADAME VIGNERON.
Cinquante mille francs !
Se retournant vers Teissier et lui faisant sauter son portefeuille.
Gardez vos papiers, monsieur, je n’ai plus d’affaires avec vous.
Elle sort précipitamment par la porte de gauche.
Scène III
TEISSIER, tout en ramassant ses papiers
Ignorance, incapacité, emportement, voilà les femmes ! À quoi pense celle-là, je me le demande ! Elle veut garder ses terrains, elle ne le pourra pas. Bourdon se chargera de le lui faire comprendre. S’il est possible à Bourdon de mener l’affaire comme il me l’a promis, vivement, sans bruit, je mets la main sur des immeubles qui valent le double de ce que je les payerai. Mais il ne faut pas perdre de temps. Attendre, ce serait amener des acquéreurs et faire le jeu du propriétaire. Quand Bourdon saura que j’ai donné le premier coup, il se dépêchera de porter les autres.
Il va pour sortir, Marie entre par la porte de gauche.
Scène IV
TEISSIER, MARIE
MARIE.
Ne partez pas, monsieur, avant d’avoir fait la paix avec ma mère. Elle a tant pleuré, ma pauvre mère, tant pleuré, qu’elle n’a plus toujours la tête à elle.
TEISSIER, revenant.
Il était temps que vous m’arrêtiez, mademoiselle. J’allais de ce pas assigner Mme Vigneron au Tribunal de commerce en remboursement des avances que je lui ai faites. Je me suis gêné moi-même pour ne pas laisser votre mère dans l’embarras.
Il tire une seconde fois son portefeuille et y prend un nouveau papier.
Vous aurez l’obligeance de lui remettre ce petit compte qu’elle vérifiera facilement : « Au 7 janvier, avancé à Mme Vigneron 4 000 francs qui ont dû servir aux obsèques de votre père ; au 15 janvier, avancé à Mme Vigneron 5 000 francs pour les dépenses de sa maison, c’est à ce titre qu’ils m’ont été demandés ; au 15 également, écoutez cela, remboursé une lettre de change, signée : Gaston Vigneron, ordre : Lefébure, montant : 10 000 francs. » Votre frère étant mineur, son engagement ne valait rien. Mais Mme Vigneron n’aurait pas voulu frustrer un bailleur de fonds, que ce jeune homme a trompé nécessairement sur son âge et sur ses ressources personnelles.
Il plie le papier et le lui remet.
Je suis votre serviteur.
MARIE.
Restez, monsieur, je vous prie de rester. Ce n’est pas ce compte qui a bouleversé ma mère au point de s’emporter avec vous. Elle vous eût remercié plutôt, tout en blâmant son fils comme il le mérite, d’avoir fait honneur à sa signature.
TEISSIER, surpris, avec un sourire.
Vous savez donc ce que c’est qu’une signature ?
MARIE.
Mon père me l’a appris.
TEISSIER.
Il aurait mieux fait de l’apprendre à votre frère.
MARIE.
Asseyez-vous, monsieur ; je suis peut-être bien jeune pour parler d’affaires avec vous.
TEISSIER, debout, souriant toujours.
Allez, causez, je vous écoute.
MARIE.
Je m’attendais bien, pour ma part, à un grand changement dans notre position, mais qu’elle fût perdue entièrement, je ne le pensais pas. Dans tous les cas, monsieur, vous ne nous conseilleriez ni une faiblesse ni un coup de tête. Que devons-nous faire alors ? Examiner où nous en sommes, demander des avis, et ne prendre aucune résolution avant de connaître le pour et le contre de notre situation.
TEISSIER.
Ah !... Laissons de côté vos immeubles qui ne me regardent pas. Que faites-vous, en attendant, de la fabrique ?
MARIE.
Qu’arriverait-il, monsieur, si nous voulions la garder et vous la vendre ?
TEISSIER.
Elle serait vendue. Le cas a été prévu par la loi.
MARIE.
Il y a une loi ?
TEISSIER, souriant toujours.
Oui, mademoiselle, il y a une loi. Il y a l’article 815 du Code civil qui nous autorise l’un comme l’autre à sortir d’une association rompue en fait par la mort de votre père. Je peux vous mettre à même de vous en assurer tout de suite.
Tirant un volume de sa poche.
Vous voyez quel est cet ouvrage : « Recueil des lois et règlements en vigueur sur tout le territoire français. » Je ne sors jamais sans porter un code sur moi, c’est une habitude que je vous engage à prendre.
Il lui passe le volume à une page indiquée ; pendant qu’elle prend connaissance de l’article, il la regarde avec un mélange d’intérêt, de plaisir et de moquerie.
Avez-vous compris ?
MARIE.
Parfaitement.
Pause.
TEISSIER.
Vous vous appelez bien Marie et vous êtes la seconde fille de Vigneron ?
MARIE.
Oui, monsieur, pourquoi ?
TEISSIER.
Votre père avait une préférence marquée pour vous.
MARIE.
Mon père aimait tous ses enfants également.
TEISSIER.
Cependant il vous trouvait plus raisonnable que vos sœurs.
MARIE.
Il le disait quelquefois, pour me consoler de n’être pas jolie comme elles.
TEISSIER.
Qu’est-ce qui vous manque ? Vous avez de beaux yeux, les joues fraîches, la taille bien prise, toutes choses qui annoncent de la santé chez une femme.
MARIE.
Ma personne ne m’occupe guère, je ne demande qu’à passer inaperçue.
TEISSIER.
C’est vous bien certainement qui aidez votre mère dans les détails de sa maison ; vous lui servez de scribe au besoin.
MARIE.
L’occasion ne s’en est pas présentée jusqu’ici.
TEISSIER.
La voilà venue. Je ne crois pas Mme Vigneron capable de se débrouiller toute seule et vous lui serez d’un grand secours... Avez-vous un peu le goût des affaires ?
MARIE.
Je les comprends quand il le faut.
TEISSIER.
La correspondance ne vous fait pas peur ?
MARIE.
Non, si je sais ce que je dois dire.
TEISSIER.
Calculez-vous facilement ? Oui ou non ? Vous ne voulez pas répondre ?
La quittant.
Elle doit chiffrer comme un ange.
MARIE.
Que pensez-vous, monsieur, que valent nos immeubles ?
TEISSIER.
Votre notaire vous dira cela mieux que moi.
Revenant à elle, après avoir pris son chapeau.
Il faudra toujours, mademoiselle, en revenir à mes calculs. Je sais bien ce que vous pensez : La fabrique est une affaire excellente, gardons la fabrique. Qui me dit d’abord qu’elle ne périclitera pas ? Qui me dit ensuite que vous-même, après avoir manœuvré habilement, vous ne voudrez pas la vendre pour la racheter à moitié prix ?
MARIE.
Que prévoyez-vous là, monsieur ?
TEISSIER.
Je ne prévois que ce que j’aurais fait moi-même, si j’avais encore quarante ans au lieu de soixante et quelques. En résumé, vos besoins d’argent d’une part, mes intérêts sagement appréciés de l’autre, nous amènent à la vente de notre établissement. Sa situation est très prospère. La mort de son directeur est une occasion excellente, qui ne se représentera pas, pour nous en défaire, profitons-en. Vous n’avez pas autre chose à me dire ?
MARIE.
Ne partez pas, monsieur, avant d’avoir revu ma mère ; elle est plus calme maintenant, elle vous écoutera très volontiers.
TEISSIER.
C’est inutile. J’ai dit ce qu’il fallait à Mme Vigneron et vous êtes assez intelligente pour lui expliquer le reste.
MARIE, après avoir sonné.
Faites ce que je vous demande, monsieur. Ma mère n’a pas été maîtresse d’un mouvement d’impatience ; en allant à elle, vous lui donnerez l’occasion de vous exprimer ses regrets.
TEISSIER.
Soit ! Comme vous voudrez ! Vous désirez donc que nous vivions en bons rapports ? Vous n’y gagnerez rien, je vous le dis d’avance. Quel âge peut bien avoir mademoiselle Marie ? Vingt ans à peine ! Mais c’est déjà une petite personne, modeste, sensée, s’exprimant fort convenablement,
La quittant.
et ce que son père ne m’avait pas dit : très appétissante.
Auguste entre.
MARIE.
Suivez Auguste, il vous conduira près de ma mère.
TEISSIER, après avoir cherché un compliment sans le trouver.
Je suis votre serviteur, mademoiselle.
Il entre à gauche, sur un signe que lui fait Auguste de prendre par là.
Scène V
MARIE, puis BLANCHE
MARIE, fondant en larmes.
Mon père ! Mon père !
BLANCHE, entrant et allant lentement à elle.
Qui était là, avec toi ?
MARIE.
M. Teissier.
BLANCHE.
C’est ce vilain homme que tu gardes si longtemps ?
MARIE.
Tais-toi, ma chérie, tais-toi. Il faut maintenant veiller sur nous et ne plus parler imprudemment.
BLANCHE.
Pourquoi ?
MARIE.
Pourquoi ? Je ne voudrais pas te le dire, mais que tu le saches aujourd’hui ou demain, la peine sera toujours la même.
BLANCHE.
Qu’est-ce qu’il y a ?
MARIE.
Nous sommes ruinées peut-être.
BLANCHE.
Ruinées !
Marie baisse la tête ; Blanche fond en larmes, elles se jettent dans les bras l’une de l’autre ; elles se séparent, mais Blanche reste encore émue et sanglotante.
MARIE.
J’ai eu tort de te parler d’un malheur qui n’est pas inévitable. La vérité, la voici : je ne vois pas bien clair encore dans nos affaires, mais elles ne me promettent rien de bon. Il est possible cependant qu’elles s’arrangent, à une condition : soyons raisonnables, prudentes, pleines de ménagements avec tout le monde et résignons-nous dès maintenant à passer sur bien des dégoûts.
BLANCHE.
Vous ferez ce que vous voudrez, maman, Judith et toi, je ne me mêlerai de rien. Je voudrais dormir jusqu’à mon mariage.
MARIE.
Ton mariage, ma chérie !
BLANCHE.
Qu’est-ce que tu penses ?
MARIE.
Je pense bien tristement que ce mariage te préoccupe et peut-être n’est-il plus possible aujourd’hui.
BLANCHE.
Tu juges donc bien mal M. de Saint-Genis pour le croire plus sensible à une dot qu’à un cœur.
MARIE.
Les hommes, en se mariant, désirent les deux. Mais M. de Saint-Genis serait-il plus désintéressé qu’un autre, il a une mère qui calculera pour lui.
BLANCHE.
Sa mère est sa mère. Si elle a des défauts, je ne veux pas les voir. Mais elle est femme et ne voudrait pas que son fils manquât de loyauté envers une autre femme.
MARIE.
Il ne faut pas, ma chérie, que le malheur nous rende injustes et déraisonnables. Les engagements ont été réciproques : si nous ne pouvons plus tenir les nôtres, M. de Saint-Genis se trouvera dégagé des siens.
BLANCHE.
Tu te trompes, sois-en sûre, tu te trompes. Demain, si je disais demain, dans un an ou dans dix, Georges m’épousera comme il le veut et comme il le doit. Ne parlons plus de cela. Mon mariage, vois-tu, ne ressemble pas à tant d’autres qui peuvent se faire ou se défaire impunément, et tu ne sais pas la peine que tu me causes en doutant une minute de sa réalisation.
Pause.
Explique-moi un peu comment nous serions-ruinées ?
MARIE.
Plus tard ; je ne le sais pas bien moi-même.
BLANCHE.
Qui te l’a dit ?
MARIE.
M. Teissier. Prends garde, je te le répète. M. Teissier est là, chez ma mère ; je viens de le réconcilier avec elle.
BLANCHE.
Ils s’étaient donc fâchés ?
MARIE.
Oui, ils s’étaient fâchés. Maman, dans un mouvement d’impatience, l’avait congédié de chez elle.
BLANCHE.
Maman avait bien fait.
MARIE.
Maman avait eu tort et elle l’a compris tout de suite. Notre situation est assez grave sans que nous la compromettions encore par des vivacités et des imprudences. Il y va, penses-y bien, Blanche, de notre existence à toutes, de l’avenir de tes sœurs, du tien autant que du nôtre. Si certaine que tu sois de M. de Saint-Genis, un homme y regarde à deux fois avant d’épouser une jeune fille qui n’a rien. Tu es la plus charmante petite femme de la terre, toute de cœur et de sentiment ; l’argent n’existe pas pour toi. Mais l’argent, vois-tu, existe pour les autres. On le retrouve partout. Dans les affaires, et nous sommes en affaires avec M. Teissier. Dans les mariages aussi, tu l’apprendras peut-être à tes dépens. Il faut bien que l’argent ait son prix, puisque tant de malheurs arrivent par sa faute et qu’il conseille bien souvent les plus vilaines résolutions.
BLANCHE, à part.
Serait-ce possible qu’un tout jeune homme, épris comme il le dit, aimé comme il le sait, plutôt que de sacrifier ses intérêts, commît une infamie !
MARIE.
Qu’est-ce que je désire, ma chérie ? Que ce mariage se fasse, puisque tu y vois le bonheur pour toi. Mais à ta place, je voudrais être prête à tout : ravie, s’il se réalise, et résignée, s’il venait à manquer.
BLANCHE.
Résignée ! Si je pensais que M. de Saint-Genis ne m’eût recherchée que pour ma dot, je serais la plus honteuse des femmes, et si, ma dot perdue, il hésitait à m’épouser, je deviendrais folle ou j’en mourrais.
MARIE.
Tu l’aimes donc bien ?
BLANCHE.
Oui, je l’aime ! Je l’adore, si tu veux le savoir ! Il est doux, il est tendre, c’est un enfant comme moi. Je suis certaine qu’il a du cœur et qu’il est incapable d’une mauvaise action. Tu comprends, n’est-ce pas, que je veuille l’avoir pour mari ? Eh bien, me tromperais-je sur son compte, ne méritât-il ni mon affection ni mon estime, serait-ce le dernier des hommes, il faut maintenant que je l’épouse.
MARIE, à part.
Elle souffre, la pauvre enfant, et elle déraisonne.
BLANCHE, à part.
Ah ! quelle faute nous avons commise ! Quelle faute !
À Marie.
Tu me connais, toi, ma sœur, nous vivons ensemble depuis vingt ans sans un secret l’une pour l’autre. Est-ce que je ne suis pas une belle petite fille, bien aimante, c’est vrai, mais bien honnête aussi ? Je n’ai jamais eu une pensée qu’on ne puisse pas dire. Si j’avais rencontré M. de Saint-Genis dans la rue ou ailleurs, je ne l’aurais pas seulement regardé. Il est venu ici, la main dans celle de mon père, nous nous sommes plu tout de suite et l’on nous a fiancés aussitôt. Maman me recommandait bien plus de sagesse avec mon futur, mais c’était mon futur, je ne voyais pas de danger ni un bien grand mal en me confiant à lui.
MARIE.
Allons, calme-toi, tu exagères comme toujours. Tu as dit à M. de Saint-Genis que tu l’aimais, n’est-ce pas, tu es bien excusable puisque tu-devais l’épouser. Vous vous preniez les mains quelquefois et vous vous êtes embrassés peut-être, c’est un tort sans doute mais qui ne vaut pas les reproches que tu te fais.
BLANCHE, après avoir hésité.
Je suis sa femme, entends-tu, je suis sa femme !
MARIE, très innocemment.
Je ne comprends pas ce que tu veux dire.
BLANCHE, surprise d’abord et émerveillée.
Oh ! pardon, pardon, chère sœur, pure comme les anges, je n’aurais jamais dû te parler ainsi. Oublie ce que je viens de te dire, ne cherche pas à le comprendre et ne le répète à personne surtout, ni à maman, ni à Judith.
MARIE.
Sais-tu que je te crois un peu folle ou bien c’est moi qui suis une petite bête.
BLANCHE.
Oui, je suis folle, et toi tu es la plus belle enfant et la plus charmante sœur qu’on puisse rêver.
Elle l’embrasse passionnément.
Scène VI
MARIE, BLANCHE, BOURDON
BOURDON.
Bonjour, mesdemoiselles. Mme Vigneron est là sans doute ? Ayez l’obligeance de lui dire que je l’attends.
MARIE.
Va, ma chérie.
Blanche sort par la porte de gauche.
Scène VII
MARIE, BOURDON, puis MADAME VIGNERON
BOURDON.
Votre mère vient de m’écrire qu’elle était très impatiente de me voir, je le conçois sans peine. Je l’attendais tous les jours à mon étude.
MARIE.
Ma mère, monsieur Bourdon, a été si désolée et si souffrante...
BOURDON.
Je comprends très bien, mademoiselle, que frappée comme elle vient de l’être, votre mère ne s’amuse pas à faire des visites ou à courir les magasins ; mais on prend sur soi de venir voir son notaire, et si c’est encore trop, on le prie de passer. La succession de M. Vigneron, fort heureusement, ne présente pas des difficultés bien sérieuses ; cependant votre père a laissé une grosse affaire de terrains, qui demande à être examinée de près et liquidée le plus tôt possible ; vous entendez, liquidée le plus tôt possible.
MARIE.
Voici ma mère.
MADAME VIGNERON, pleurant, son mouchoir à la main.
Quel malheur, monsieur Bourdon, quel épouvantable malheur ! Mon pauvre Vigneron ! Ce n’est pas assez de le pleurer nuit et jour, je sens bien là que je ne lui survivrai pas.
Un silence.
BOURDON.
Dites-moi, madame, pendant que j’y pense : est-ce avec votre autorisation que Mme de Saint-Genis s’est présentée chez moi pour connaître la situation qui vous était faite par le décès de votre mari ?
MADAME VIGNERON.
C’est sans mon autorisation, et si Mme de Saint-Genis vous faisait une nouvelle visite...
BOURDON.
Tranquillisez-vous. J’ai reçu Mme de Saint-Genis de manière à lui ôter l’envie de revenir. Vous avez désiré me voir, madame. Parlons peu, parlons vite et parlons bien.
MADAME VIGNERON.
Je ne vous retiendrai pas longtemps, monsieur Bourdon, je n’ai qu’une question à vous faire. Est-il vrai, est-il possible que mon mari en tout et pour tout ne laisse que cinquante mille francs ?
BOURDON.
Qui vous a dit cela ?
MADAME VIGNERON.
M. Teissier.
BOURDON.
Cinquante mille francs ! Teissier va peut-être un peu vite. Vous le connaissez. Ce n’est pas un méchant homme, mais il est brutal sur la question argent. J’espère et je ferai tout mon possible, soyez-en bien sûre, madame, pour qu’il vous revienne quelque chose de plus.
Madame Vigneron fond en larmes et va tomber sur le canapé ; il la rejoint.
Vous espériez donc, madame, que la succession de M. Vigneron serait considérable ? À combien l’estimiez-vous ?
MADAME VIGNERON.
Je ne sais pas, monsieur.
BOURDON.
Cependant vous avez dû vous rendre compte de ce que laissait M. Vigneron. Quand on perd son mari, c’est la première chose dont on s’occupe.
Il la quitte.
Teissier n’en est pas moins très blâmable, et je ne me gênerai pas pour le lui dire, de vous avoir jeté un chiffre en l’air. Les affaires ne se font pas ainsi. On procède à une liquidation par le commencement, par les choses les plus urgentes ; on avance pas à pas ; quand on est arrivé au bout, il reste ce qu’il reste.
Revenant à Mme Vigneron.
Avez-vous décidé quelque chose, madame, pour vos terrains ? Vous vous trouvez là en face d’une nécessité manifeste, il faut les vendre.
MARIE.
Quelle somme pensez-vous que nous en tirions ?
BOURDON, allant à Marie.
Quelle somme, mademoiselle ? Aucune ! Vous ne devez compter sur rien.
MADAME VIGNERON, se levant.
Quel avantage alors aurons-nous à nous en défaire ?
BOURDON, revenant à Mme Vigneron.
Quel avantage, madame ? Celui de vous retirer un boulet que vous avez aux pieds. Croyez-moi, je n’ai pas l’habitude, dans les conseils que je donne, de me montrer aussi affirmatif que je le suis en ce moment. Chaque jour de retard est gros de conséquences pour vous. Pendant que vous délibérez, Catilina est aux portes de Rome. Catilina, dans l’espèce, ce sont les hypothèques qui vous dévorent, votre architecte qui vous attend avec son mémoire, et le fisc qui va se présenter avec ses droits.
Rentre Teissier par la porte de gauche, Blanche derrière lui.
Scène VIII
MARIE, BOURDON, MADAME VIGNERON, TEISSIER, BLANCHE
TEISSIER.
Bonjour, Bourdon.
BOURDON.
Bonjour, Teissier. J’étais en train d’expliquer à Mme Vigneron et à sa fille l’impossibilité où elles se trouvent de conserver leurs terrains.
TEISSIER.
Je n’ai rien à voir là dedans. Ces dames ne peuvent pas trouver un meilleur conseiller que vous. Elles sont en bonnes mains.
BOURDON.
Remarquez bien, je vous prie, madame, le point de vue auquel je me place pour qu’il n’y ait pas de malentendu entre nous. Je ne voudrais pas me trouver plus tard exposé à des reproches que je ne mériterais pas. Je me borne à établir ceci : le statu quo est funeste à vos intérêts, sortez du statu quo. Je ne vous dis pas, bien loin de là, que la situation de vos immeubles me paraisse excellente et que le moment soit bien choisi pour les mettre en adjudication. Non. Cependant, en présentant cette affaire sous son jour le plus favorable et je n’y manquerai pas, en la dégageant de bien des broussailles, avec un peu de charlatanisme et de grosse caisse, nous arriverons peut-être à un résultat satisfaisant.
TEISSIER, à part.
Qu’est-ce qu’il dit ? Qu’est-ce qu’il dit ?
Bas, à Bourdon.
Nous ne sommes donc plus d’accord ?
BOURDON, bas, à Teissier.
Laissez-moi faire.
Allant à Mme Vigneron.
Voyez, madame, réfléchissez, mais réfléchissez vite, je vous y engage. Quand vous aurez pris une décision, vous me la ferez connaître.
Il fait mine de se retirer.
TEISSIER.
Ne partez pas, Bourdon, sans que nous ayons dit un mot de la fabrique.
BOURDON.
La fabrique, mon cher Teissier, peut attendre. Je voudrais avant tout débarrasser Mme Vigneron de ses terrains. Nous sommes en présence d’une veuve et de quatre enfants qui se trouvent appauvris du jour au lendemain, il y a là une situation très intéressante, ne l’oublions pas.
Teissier sourit.
AUGUSTE, entrant, bas, à Mme Vigneron.
M. Lefort est là, madame.
MADAME VIGNERON.
Ayez l’obligeance, monsieur Bourdon, de rester encore un instant. Vous allez entendre notre architecte qui vous fera peut-être changer d’avis.
BOURDON.
Je suis à vos ordres, madame.
MADAME VIGNERON, à Auguste.
Faites entrer M. Lefort et priez Mlle Judith de venir ici.
Scène IX
MARIE, BOURDON, MADAME VIGNERON, TEISSIER, BLANCHE, LEFORT, puis JUDITH
MADAME VIGNERON, pleurant, son mouchoir à la main.
Quel malheur, monsieur Lefort, quel épouvantable malheur ! Mon pauvre Vigneron ! Je ne me consolerai jamais de la perte que j’ai faite.
LEFORT a les manières communes et la voix forte.
Allons, madame, ne vous désolez pas comme ça ; avec du sang-froid et de la persévérance, nous arriverons à remplacer votre mari.
Il descend la scène.
TEISSIER.
Bonjour, Lefort.
LEFORT.
Je vous salue, monsieur Teissier.
Judith entre ici.
MARIE, à Lefort.
Vous vous intéressiez beaucoup, monsieur, aux travaux qui vous avaient été confiés ?
LEFORT.
Oui, mademoiselle. Vigneron n’était pas un client pour moi, c’était un frère.
MARIE.
Nous sommes à la veille de prendre une décision fort importante...
LEFORT.
Disposez de moi. Mon temps vous appartient, ma bourse est à votre service. Les enfants de Vigneron sont mes enfants.
MARIE.
Si vous aviez quelques éclaircissements, quelque projet même à nous communiquer, ayez l’obligeance de tout dire en présence de ces messieurs.
LEFORT.
Je suis prêt, mademoiselle. Ces messieurs ne me font pas peur. J’ai l’habitude de mettre ma poitrine en avant.
MADAME VIGNERON.
Asseyez-vous là, monsieur Lefort.
LEFORT, assis.
Avez-vous ouvert mon mémoire, madame ? Non, n’est-ce pas ? Tant pis. Il renfermait une notice sur les terrains de M. Vigneron où toute l’affaire est exposée depuis A jusqu’à Z. Si j’avais cette notice sous les yeux, je serais plus bref et je me ferais mieux comprendre.
MARIE.
Je peux vous la donner, monsieur, j’ai serré moi-même votre mémoire.
LEFORT.
Vous m’obligerez.
Marie va au meuble-secrétaire, en passant devant sa mère et Teissier assis l’un près de l’autre.
TEISSIER, à Mme Vigneron.
Elle a de l’ordre, votre demoiselle ?
MADAME VIGNERON.
Beaucoup d’ordre.
TEISSIER.
Ce sera plus tard une femme de tête ?
MADAME VIGNERON.
Oui, je le crois.
TEISSIER.
Calcule-t-elle facilement ?
Pas de réponse.
BOURDON a pris le mémoire des mains de Marie et en détache une partie qu’il donne à Lefort.
C’est là sans doute ce que vous désirez. Si vous le permettez, je parcourrai votre mémoire en vous écoutant.
Ils échangent un regard hostile.
LEFORT, en martelant chacune de ses phrases.
Dès le principe, les terrains de M. Vigneron, situés à l’extrémité de Paris, dans le voisinage d’une gare, soumis de ce chef à mille servitudes, étaient, au prix où il les avait achetés, une détestable affaire. Disons le mot, il avait été mis dedans.
BOURDON.
Je vous arrête. Personne n’avait intérêt à tromper M. Vigneron. Il avait acheté ces terrains dans l’espoir qu’ils seraient expropriés.
LEFORT.
Expropriés ? Par qui ?
BOURDON.
Par le chemin de fer.
LEFORT.
Quelle bonne blague ! C’était le chemin de fer qui les vendait.
BOURDON.
En êtes-vous sûr ?
LEFORT.
Parfaitement sûr.
BOURDON.
Soit. Alors on supposait que la Ville, qui avait entrepris de grands travaux dans les quartiers excentriques, aurait besoin de ces terrains. Je me souviens maintenant ; on espérait traiter avec la Ville.
LEFORT.
Avec la Ville ou avec le grand Turc. Il ne faut pas m’en conter à moi pour tout ce qui regarde les immeubles, je connais la place de Paris depuis A jusqu’à Z. Je continue. M. Vigneron, qui avait été mis dedans, je maintiens le mot, s’aperçut bien vite de sa sottise et il voulut la réparer. Comment ? En faisant bâtir. Il vint me trouver. Il connaissait de longue date ma conscience et mon désintéressement, je ne le quittai plus qu’il ne m’eût confié les travaux. Malheureusement, à peine mes études étaient-elles faites et les premières fondations commencées,
Avec une pantomime comique.
Vigneron décampait pour l’autre monde.
BOURDON.
Nous connaissons tous ces détails, mon cher monsieur, vous nous faites perdre notre temps à nous les raconter.
LEFORT.
Les héritiers se trouvent dans une passe difficile, mais dont ils peuvent sortir à leur avantage. Ils ont sous la main un homme dévoué, intelligent, estimé universellement sur la place de Paris, c’est l’architecte du défunt qui devient le leur. L’écouteront-ils ? S’ils repoussent ses avis et sa direction,
Avec une pantomime comique.
la partie est perdue pour eux.
BOURDON.
Arrivez donc, monsieur, sans tant de phrases, à ce que vous proposez.
LEFORT.
Raisonnons dans l’hypothèse la plus défavorable, M. Lefort, qui vous parle en ce moment, est écarté de l’affaire. On règle son mémoire, loyalement, sans le chicaner sur chaque article. M. Lefort n’en demande pas plus pour lui. Que deviennent les immeubles ? Je répète qu’ils sont éloignés du centre, chargés de servitudes, j’ajoute : grevés d’hypothèques, autant de raisons qu’on fera valoir contre les propriétaires au profit d’un acheteur mystérieux qui ne manquera pas de se trouver là.
Avec volubilité.
On dépréciera ces immeubles, on en précipitera la vente, on écartera les acquéreurs, on trompera le tribunal pour obtenir une mise à prix dérisoire, on étouffera les enchères,
Avec une pantomime comique.
voilà une propriété réduite à zéro.
BOURDON.
Précisez, monsieur, j’exige que vous précisiez. Vous dites : on fera telle, telle et telle chose. Qui donc les fera, s’il vous plaît ? Savez-vous que de pareilles manœuvres ne seraient possibles qu’à une seule personne et que vous incriminez le notaire qui sera chargé de l’adjudication ?
LEFORT.
C’est peut-être vous, monsieur.
BOURDON.
Je ne parle pas pour moi, monsieur, mais pour tous mes confrères, qui se trouvent atteints par vos paroles. Vous attaquez bien légèrement la corporation la plus respectable que je connaisse. Vous mettez en suspicion la loi elle-même dans la personne des officiers publics chargés de l’exécuter. Vous faites pis, monsieur, si c’est possible. Vous troublez la sécurité des familles. Il vous sied bien vraiment de produire une accusation semblable et de nous arriver avec un mémoire de trente-sept mille francs.
LEFORT.
Je demande à être là, quand vous présenterez votre note.
BOURDON.
Terminons, monsieur. En deux mots, qu’est-ce que vous proposez ?
LEFORT.
J’y arrive à ce que je propose. Je propose aux héritiers Vigneron de continuer les travaux...
BOURDON.
Allons donc, il fallait le dire tout de suite. Vous êtes architecte, vous proposez de continuer les travaux.
LEFORT.
Laissez-moi finir, monsieur.
BOURDON.
C’est inutile. Si Mme Vigneron veut vous entendre, libre à elle ; mais moi, je n’écouterai pas plus longtemps des divagations. Quelle somme mettez-vous sur table ? Mme Vigneron n’a pas d’argent, je vous en préviens, où est le vôtre ? Dans trois mois, nous nous retrouverions au même point, avec cette différence que votre mémoire, qui est aujourd’hui de trente-sept mille francs, s’élèverait au double, au train dont vous y allez. Ne me forcez pas à en dire davantage. Je prends vos offres telles que vous nous les donnez. Je ne veux pas y voir quelque combinaison ténébreuse qui ferait de vous un propriétaire à bon marché.
LEFORT.
Qu’est-ce que vous dites, monsieur ? Regardez-moi donc en face. Est-ce que j’ai l’air d’un homme à combinaison ténébreuse ? Ma parole d’honneur, je n’ai jamais vu un polichinelle pareil !
BOURDON, se contenant, à mi-voix.
Comment m’appelez-vous, saltimbanque !
Mme Vigneron se lève pour intervenir.
TEISSIER.
Laissez, madame, ne dites rien. On n’interrompt jamais une conversation d’affaires.
LEFORT, à Mme Vigneron.
Je cède la place, madame. Si vous désirez connaître mon projet et les ressources dont je dispose, vous me rappellerez. Dans le cas contraire, vous auriez l’obligeance de me régler mon mémoire le plus tôt possible. Il faut que je fasse des avances à tous mes clients, moi, tandis qu’un notaire tripote avec l’argent des siens.
Il se retire.
TEISSIER.
Attendez-moi, Lefort, nous ferons un bout de chemin ensemble.
À Mme Vigneron.
Je vous laisse avec Bourdon, madame, profitez de ce que vous le tenez.
LEFORT, revenant.
J’oubliais de vous dire, madame ; est-ce avec votre autorisation qu’une Mme de Saint-Genis s’est présentée chez moi ?...
MADAME VIGNERON.
Elle a été chez tout le monde. Je n’ai autorisé personne, monsieur Lefort, personne, à aller vous voir, et si cette dame revenait...
LEFORT.
Cette dame ne reviendra pas. Je lui ai fait descendre mon escalier plus vite qu’elle ne l’avait monté.
TEISSIER, à Marie.
Adieu, mademoiselle Marie, portez-vous bien.
Il la quitte et revient.
Restez ce que vous êtes. Les amoureux ne vous manqueront pas. Si je n’étais pas si vieux, je me mettrais sur les rangs.
Scène X
MARIE, BOURDON, MADAME VIGNERON, BLANCHE, JUDITH
BOURDON.
Eh bien, madame ?
MADAME VIGNERON.
Quelle faute j’ai faite, monsieur Bourdon, en amenant une pareille rencontre.
BOURDON.
Je ne regretterai pas cette discussion, madame, si elle vous a éclairée sur vos intérêts.
MADAME VIGNERON.
Oubliez ce qui vient de se passer pour voir les choses comme elles sont. M. Lefort est un homme très mal élevé, je vous l’accorde, mais il ne manque ni de bon sens ni de savoir-faire. Il ne nous propose après tout que ce que mon mari eût exécuté lui-même, s’il avait vécu.
BOURDON.
Est-ce sérieux, madame, ce que vous me dites là ?-Vous ne m’avez donc pas entendu apprécier comme elles le méritent les offres de cet architecte ?
MADAME VIGNERON.
On pourrait en prendre un autre.
BOURDON.
Celui-là ne vous suffit pas ?
Pause.
Approchez, mesdemoiselles, vous n’êtes pas de trop. Votre mère est dans les nuages, aidez-moi à la ramener sur terre. Je vais prendre la situation, madame, aussi belle que possible. Admettons pour un instant que vos terrains vous appartiennent. J’écarte les créanciers hypothécaires qui ont barre sur eux. Savez-vous ce que coûterait l’achèvement de vos maisons qui sont à peine commencées ? Quatre à cinq cent mille francs ! Vous pensez bien que M. Lefort n’a pas cette somme. Vous ne comptez pas sur moi pour la trouver. Et alors même que vous la trouveriez chez moi ou ailleurs, conviendrait-il bien à une femme, permettez-moi de vous dire ça, de se mettre à la tête de travaux considérables et de se jeter dans une entreprise dont on ne voit pas la fin ? Cette question que je vous pose est si sérieuse, que si elle venait devant le conseil de famille qui sera chargé de vous assister dans la tutelle de vos enfants mineurs, on pourrait s’opposer à ce que le patrimoine de ces enfants, si petit qu’il sera, fût aventuré dans une véritable spéculation.
Solennellement.
Moi, membre d’un conseil de famille, chargé des intérêts d’un mineur, la chose la plus grave qu’il y ait au monde, je m’y opposerais.
Silence.
Vous voilà avertie, madame. En insistant davantage, j’outrepasserais les devoirs de mon ministère. Vous savez où est mon étude, j’y attendrai maintenant vos ordres.
Il sort.
Scène XI
MADAME VIGNERON, MARIE, BLANCHE, JUDITH
MADAME VIGNERON.
Causons un peu, mes enfants. Ne parlons pas toutes à la fois et tâchons de nous entendre. M. Lefort...
JUDITH, l’interrompant.
Oh ! M. Lefort !
MADAME VIGNERON.
Tu ne sais pas encore ce que je veux dire. M. Lefort s’exprime très grossièrement peut-être, mais je crois qu’il a du cœur et de la loyauté.
JUDITH.
Je crois tout le contraire.
MADAME VIGNERON.
Pourquoi ?
JUDITH.
Je lui trouve les allures d’un charlatan.
MADAME VIGNERON.
Ah ! Et toi, Blanche, est-ce que tu trouves à M. Lefort les allures d’un charlatan ?
BLANCHE.
Oui, un peu, Judith n’a pas tort.
MADAME VIGNERON.
C’est bien. Dans tous les cas, ses conseils me paraissent préférables à ceux de M. Bourdon qui ne demande en réalité qu’à vendre nos terrains. Quel est ton avis, Marie ?
MARIE.
Je n’en ai pas jusqu’à présent.
MADAME VIGNERON.
Nous voilà bien avancées, mon enfant. Parle-nous alors de M. Teissier.
MARIE.
Il me semble que sans brusquer rien et avec des égards pour M. Teissier, on obtiendrait quelque chose de lui.
BLANCHE.
Qu’est ce que tu dis, Marie ? M. Teissier est l’homme le plus faux et le plus dangereux qu’il y ait au monde.
MADAME VIGNERON.
Judith ?
JUDITH.
Je ne sais pas qui a raison de Marie ou de Blanche, mais, à mon sens, nous ne devons compter que sur M. Bourdon.
MADAME VIGNERON.
Je ne pense pas comme toi, mon enfant. M. Bourdon ! M. Bourdon ! Il y a une question d’abord que M. Bourdon devait me faire et il ne paraît pas y avoir songé. Ensuite, j’ai remarqué beaucoup d’obscurité dans ses paroles. Qu’est-ce que c’est que cette phrase que je me rappelle : Catilina est aux portes de Rome ?
À Marie.
As-tu compris ce qu’il a voulu dire ?
MARIE.
Oui, j’ai compris.
MADAME VIGNERON.
Tu as compris ? C’est bien vrai ? N’en parlons plus, vous êtes plus savantes que moi. Mais M. Bourdon aurait pu me parler de Catilina tout à son aise et me demander si nous avions besoin d’argent. Regardez-moi mes enfants. S’il faut vendre les terrains, on les vendra. Ce qui sera perdu, sera perdu. Mais écoutez bien votre mère ; ce qu’elle dit une fois est dit pour toujours. Moi, vivante, on ne touchera pas à la fabrique !
MARIE.
Tu te trompes, maman.
MADAME VIGNERON.
Moi, vivante, on ne touchera pas à la fabrique !
MARIE.
M. Teissier peut la vendre demain. Il y a une loi qui l’autorise à le faire.
MADAME VIGNERON.
Moi, vivante...
MARIE.
Il y a une loi.
BLANCHE et JUDITH.
S’il y a une loi.
MADAME VIGNERON.
Tenez, laissez-moi tranquille avec votre loi. Si je devais passer beaucoup de journées comme celle-ci, mes enfants, mes forces n’y résisteraient pas ; vous n’auriez plus ni père ni mère avant peu.
Elle va tomber en pleurant sur le canapé.
AUGUSTE, entrant.
Voici des lettres pour madame.
MADAME VIGNERON, à Marie.
Prends ces lettres, et lis-les moi, mon enfant.
MARIE.
C’est une lettre de la couturière : « Madame, nous avons l’honneur de vous remettre votre facture dans notre maison, en prenant la liberté de vous faire remarquer qu’elle dépasse le chiffre ordinaire de nos crédits. Notre caissier aura l’honneur de se présenter chez vous demain. Agréez, madame, nos respectueuses salutations. P. S. Nous appelons votre attention, madame, sur une étoffe toute nouvelle, dite « deuil accéléré », que les jeunes femmes portent beaucoup et qui peut convenir également aux demoiselles. »
Marie ouvre et lit une seconde lettre.
« Madame, M. Dubois par la présente vous autorise à sous-louer votre appartement, ce qui ne vous sera pas bien difficile, moyennant un léger sacrifice. M. Dubois aurait voulu faire plus, il ne le peut pas. S’il admettait avec vous, madame, qu’un bail se trouve résilié par la mort du locataire, M. Dubois établirait dans sa maison un précédent qui pourrait le mener loin et dont on serait tenté d’abuser. »
Troisième lettre.
« Madame, j’ai envoyé chez vous la semaine dernière pour toucher ma note et vos domestiques ont répondu assez brutalement à la jeune fille qui se présentait de ma part qu’on passerait payer. Ne voyant venir personne, je ne sais à quoi attribuer un retard qui ne peut pas se prolonger plus longtemps. Je ne cours pas après les pratiques, vous le savez, madame, pas plus que je ne fais de la réclame dans les journaux ; je laisse ça aux grandes maisons de Paris que l’on paye en conséquence. Si j’arrive à confectionner des chapeaux qui étonnent par leur bon marché, leur fraîcheur et leur distinction, je ne le dois qu’à mon activité commerciale et à la régularité de mes encaissements. »
Marie se dispose à lire une quatrième lettre ; Mme Vigneron l’arrête et se remet à pleurer ; les jeunes filles se regardent sans mot dire, en secouant la tête, dans des attitudes inquiètes et attristées. La toile tombe.
ACTE III
Même décor.
Scène première
MADAME DE SAINT-GENIS, ROSALIE
ROSALIE.
Asseyez-vous, madame.
MADAME DE SAINT-GENIS, hésitante et contrariée.
Je ne sais.
ROSALIE.
Faites comme je vous dis, madame, placez-vous là, bien à votre aise, vos jolis petits pieds sur ce coussin.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Ne me pressez pas, Rosalie ; je calcule ce qui est le plus sage, ou d’attendre ou de revenir.
ROSALIE.
Attendez, madame, obéissez-moi. Vous me fâcheriez avec Blanchette si je vous laissais partir sans qu’elle vous ait embrassée.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Blanche m’embrassera un peu plus tard. C’est elle justement que je venais voir et à qui je voulais parler très sérieusement. Je ne pensais pas que Mme Vigneron aurait du monde à déjeuner.
ROSALIE.
Du monde, non, il n’y a pas de monde.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Ces dames sont à table, c’est bien ce que vous venez de me dire ?
ROSALIE.
Oui.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Elles ne sont pas seules ?
ROSALIE.
Non.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Elles ont donc quelqu’un avec elles.
ROSALIE.
Oui.
Bas.
M. Teissier.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Ah ! M. Teissier.
Se rapprochant de Rosalie.
Il vient maintenant dans la maison ?
ROSALIE.
Plus qu’on ne voudrait.
MADAME DE SAINT-GENIS.
On lui fait bonne mine cependant ?
ROSALIE.
Il le faut bien. Ces demoiselles ont beau ne pas l’aimer, le besoin de s’entendre avec lui est le plus fort.
MADAME DE SAINT-GENIS.
S’entendre ? À quel sujet ?
ROSALIE.
Pour leur fortune.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Oui, Rosalie, pour leur fortune
Elle la quitte.
ou pour la sienne.
ROSALIE.
Vous restez, n’est-ce pas, madame ?
MADAME DE SAINT-GENIS.
Non, je m’en vais. Je n’hésite plus maintenant. M. Teissier est là, ces dames ont des affaires avec lui, quelles affaires ? Je ne veux gêner personne ni pénétrer aucun mystère.
Elle se dirige vers la porte.
ROSALIE.
Madame reviendra ?
MADAME DE SAINT-GENIS.
Je reviendrai.
ROSALIE.
Sûrement ?
MADAME DE SAINT-GENIS.
Sûrement. Écoutez, Rosalie. Si Mme Vigneron et ses filles, Blanche exceptée bien entendu, veulent sortir, qu’elles sortent, qu’elles ne se gênent pas. C’est Blanche seulement qui doit m’attendre et avec qui je veux causer une fois pour toutes. Dites-lui donc un peu, vous, sa vieille bonne, qu’elle se calme... qu’elle réfléchisse... qu’elle se résigne... ce n’est pas ma faute si son père est mort... elle se rend compte des embarras pécuniaires où elle se trouve et dont mon fils ne peut pas être responsable... il ne le peut pas... en aucun cas... Hein ? Rosalie, comprenez-vous ce que je vous demande ?
ROSALIE.
Sans doute, madame, je comprends, mais ne comptez pas sur moi pour affliger ma petite Blanchette.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Tenez, on vous sonne. Voyez ce qu’on vous veut, je retrouverai mon chemin pour m’en aller.
ROSALIE, seule.
Elle me fait peur, cette femme-là. Je me signe chaque fois qu’elle entre et qu’elle sort.
La troisième porte du fond, à droite, s’ouvre ; entrent Teissier, le bras passé à celui de Marie, Mme Vigneron derrière eux ; Judith vient après, Blanche la dernière ; Rosalie s’est rangée pour les laisser passer ; elle arrête Blanche, la rajuste et l’embrasse ; elle sort par la porte ouverte et la referme.
Scène II
TEISSIER, MADAME VIGNERON, MARIE, JUDITH
TEISSIER.
Vous voulez bien que je m’appuie un peu sur vous ? Je n’ai pas l’habitude de déjeuner si copieusement et avec de si jolies personnes.
S’arrêtant.
Qu’est-ce que j’ai dit à table ?
MARIE.
Différentes choses.
TEISSIER.
Qui portaient ?
MARIE.
Sur la vie en général.
TEISSIER.
A-t-on parlé de vos affaires ?
MARIE.
Il n’en a pas été question.
Ils reprennent leur marche en inclinant vers la droite ; Marie se dégage et s’éloigne.
TEISSIER, revenant à elle.
Elles sont bien, vos sœurs, l’aînée surtout, qui a des avantages. C’est vous pourtant que je préfère. Je n’ai pas toujours été vieux. Je sais distinguer encore la brune d’avec la blonde. Vous me plaisez beaucoup, vous entendez.
MARIE.
Tournez-vous un peu du côté de ma mère.
TEISSIER.
Dites-moi, madame, pourquoi M. Gaston, qui fait si bien les lettres de change, n’a-t-il pas déjeuné avec nous ?
MADAME VIGNERON, avec émotion.
Mon fils s’est engagé.
TEISSIER.
Il est soldat. C’est bien le meilleur parti qu’il pouvait prendre. Un soldat est logé, nourri, chauffé aux frais du gouvernement. Qu’est-ce qu’il risque ? De se faire tuer. Alors il n’a plus besoin de rien.
MADAME VIGNERON.
Mon fils a fait ce qu’il a voulu, il regrettera plus tard la décision qu’il a prise. Je me serais entendue avec vous, monsieur Teissier, pour le placer dans la fabrique, et si cette fabrique, comme je le crois, ne sort pas de vos mains et des nôtres, Gaston, dans quelques années, aurait succédé à son père.
Un temps.
TEISSIER.
Avez-vous vu Bourdon ?
MADAME VIGNERON.
Non. Est-ce que nous devions le voir ?
TEISSIER, embarrassé, sans répondre, revenant à Marie.
Elles sont bien, vos sœurs, mais ce sont des Parisiennes, ça se voit tout de suite. Pas de fraîcheur. On ne dirait pas, en vous regardant, que vous avez été élevée avec elles. J’ai des roses, l’été, dans mon jardin, qui n’ont pas de plus belles couleurs que vos joues. Il faudra que vous veniez, avec votre mère et vos sœurs, visiter ma maison de campagne. Vous n’êtes plus des enfants, vous n’abîmerez rien. Vous déjeunerez chez vous avant de partir et vous serez rentrées pour l’heure du dîner. Vous n’avez pas beaucoup de distractions, ça vous en fera une.
MARIE.
Ne comptez pas, monsieur Teissier, que nous allions vous voir avant d’être un peu plus tranquilles. Notre situation, vous le savez, n’a pas fait un pas ; elle se complique, voilà tout. Nous sommes tourmentées aujourd’hui par d’anciens fournisseurs qui sont devenus des créanciers très impatients.
TEISSIER, embarrassé, sans répondre, revenant à Mme Vigneron.
Si vous êtes appelée par vos occupations, madame, ne vous dérangez pas pour moi ; vos demoiselles me tiendront compagnie jusqu’au moment de mon départ.
MADAME VIGNERON.
Restez autant que vous voudrez, nous ne vous renvoyons pas.
Allant à Marie.
As-tu parlé à M. Teissier ?
MARIE.
Non, pas encore.
MADAME VIGNERON.
Ça te coûte ?
MARIE.
Oui, ça me coûte. Douze mille francs, la somme est grosse à demander.
MADAME VIGNERON.
Ne la demandons pas.
MARIE.
Et demain, où en serons-nous, si cette couturière met sa note chez un huissier ? Elle le fera comme elle le dit.
MADAME VIGNERON.
Veux-tu que je prenne M. Teissier à part et que je t’évite une explication avec lui ?
MARIE.
Non. C’est un moment de courage à avoir, je l’aurai.
TEISSIER est assis sur le canapé auprès de Judith.
Alors vous faites bon ménage avec vos sœurs ?
JUDITH.
Très bon ménage.
TEISSIER.
Quelle est la plus sensée de vous trois ?
JUDITH.
Marie.
TEISSIER.
Mlle Marie.
Il la regarde.
Pense-t-elle beaucoup à se marier ?
JUDITH.
Elle n’en parle jamais.
TEISSIER.
Cependant on la trouve jolie ?
JUDITH.
Elle est plus que jolie, elle est charmante.
TEISSIER.
Précisément.
Il regarde Marie une seconde fois.
Ce n’est pas un fuseau comme la plupart des jeunes filles et ce n’est pas non plus une commère. A-t-elle le caractère bien fait ?
JUDITH.
Très bien fait.
TEISSIER.
Des goûts simples ?
JUDITH.
Très simples.
TEISSIER.
Est-ce une femme à rester chez elle et à soigner une personne âgée avec plaisir ?
JUDITH.
Peut-être.
TEISSIER.
On pourrait lui confier les clefs d’une maison sans inquiétude ?
Judith le regarde avec étonnement.
Qu’est-ce que fait donc Mlle Marie ? Pourquoi ne vient-elle pas causer avec moi ? Se levant ; à Judith. Je ne vous retiens plus, mademoiselle. Allez là-bas,
Il lui montre Blanche.
près de votre sœur qui a l’air d’être en pénitence.
Marie s’est approchée, il la joint sur le devant de la scène.
Ce petit ouvrage que vous tenez là s’appelle ?
MARIE.
Une bourse tout simplement.
TEISSIER.
Elle est destinée ?
MARIE.
À une vente de pauvres.
TEISSIER.
De pauvres ? J’ai bien entendu. Vous travaillez pour eux pendant qu’ils ne font rien.
MARIE.
Ma mère, monsieur Teissier, m’a chargée d’une demande qu’elle n’a pas osé vous faire elle-même.
TEISSIER.
Qu’est-ce qu’il y a ?
MARIE.
Il semble, je vous le disais tout à l’heure, que nos fournisseurs se soient donné le mot. Autrefois nous ne pouvions pas obtenir leurs notes, c’est à qui maintenant sera payé le premier.
TEISSIER.
Ces gens sont dans leur droit, si ce qu’ils réclament leur est dû.
MARIE.
Nous n’avons pas malheureusement la somme nécessaire pour en finir avec eux. Une somme assez importante. Douze mille francs. Consentez, monsieur Teissier, à nous les prêter encore ; vous nous délivrerez de petites inquiétudes qui sont quelquefois plus terribles que les grandes.
Un temps.
TEISSIER.
Avez-vous vu Bourdon ?
MARIE.
Non ; est-ce que nous devions voir M. Bourdon ?
TEISSIER.
Vous pensez bien que cet état de choses ne peut pas durer, ni pour vous, ni pour moi. Douze mille francs que vous me demandez et vingt mille qu’on me doit déjà, total : trente-deux mille francs qui seront sortis de ma caisse. Je ne risque rien sans doute. Je sais où retrouver cette somme. Il faudra bien pourtant qu’elle me rentre. Vous ne vous étonnerez pas en apprenant que j’ai pris mes mesures en conséquence. Ne pleurez pas ; ne pleurez pas. Vous serez bien avancée, quand vous aurez les yeux battus et les joues creuses. Gardez donc ce qui est bien à vous, vos avantages de vingt ans ; une fillette de votre âge, fraîche et florissante, n’est malheureuse que quand elle le veut bien ; vous me comprenez, que quand elle le veut bien.
Il la quitte brusquement, prend son chapeau et va à Mme Vigneron.
Votre seconde fille vient de me dire que vous aviez besoin de douze mille francs. N’ajoutez rien, c’est inutile. Vous attendez sans doute après, je vais vous les chercher.
Il sort précipitamment.
Scène III
MADAME VIGNERON, MARIE, JUDITH
MADAME VIGNERON.
Merci, ma chère Marie. On est si bête et si honteuse quand il faut obtenir de l’argent de ce vieux bonhomme ; je crois bien qu’au dernier moment j’aurais reculé à lui en demander.
MARIE.
C’est fait.
MADAME VIGNERON.
Judith ?... Où vas-tu, mon enfant ?
JUDITH.
Je vous laisse, j’ai besoin de me reposer.
MADAME VIGNERON.
Reste ici, je te prie.
JUDITH.
Mais, maman...
MADAME VIGNERON, impérieusement.
Reste ici.
Judith obéit à contrecœur et se rapproche de sa mère.
Notre situation est grave, n’est-ce pas ? Elle t’intéresse ? Nous n’en parlerons jamais assez.
JUDITH.
À quoi bon en parler ? Nous répétons toujours les mêmes choses sans prendre la plus petite détermination. Il faudrait une autre femme que toi, vois-tu, pour nous tirer de l’impasse où nous sommes.
MADAME VIGNERON.
Dis-moi tout de suite que je ne fais pas mon devoir.
JUDITH.
Je ne dis pas cela. Ce n’est pas ta faute si tu n’entends rien aux affaires.
MADAME VIGNERON.
Charge-t’en, toi, alors, de nos affaires.
JUDITH.
Dieu m’en garde ! Je perds la tête devant une addition.
MADAME VIGNERON.
On ne te demande pas de faire une addition. On te demande d’être là, de prendre part à ce qui se dit, et de donner ton avis quand tu en as un.
JUDITH.
Vous le connaissez, mon avis, il ne changera pas. Nous ne ferons rien et il n’y a rien à faire.
MADAME VIGNERON.
Cependant, mon enfant, si on nous vole ?
JUDITH.
Eh bien ! on nous volera. Ce n’est ni toi ni moi qui l’empêcherons. Ce n’est pas Marie non plus. Elle doit bien voir maintenant que nous reculons pour mieux sauter. J’aimerais mieux mille fois, mille fois, en finir dès demain et prendre ce qu’on nous laisse, puisqu’on veut bien nous laisser quelque chose. Quand le passé ne nous occuperait plus, nous penserions à l’avenir.
MADAME VIGNERON.
Tu en parles bien légèrement, mon enfant, de l’avenir.
JUDITH.
Il me préoccupe, mais il ne m’épouvante pas. C’est Blanche que je trouve de beaucoup la plus malheureuse. Elle perd un mari qui lui plaisait.
MARIE.
Rien ne dit qu’elle le perdra.
JUDITH.
Tout le dit, au contraire. Blanche ne se mariera pas, c’est clair comme le jour. À sa place, je n’attendrais pas que M. de Saint-Genis me redemandât sa parole, je la lui rendrais moi-même.
MADAME VIGNERON.
Regarde, mon enfant, que de sottises tu as dites en cinq minutes. Tu m’as blessée d’abord, tu as découragé une de tes sœurs et tu fais pleurer l’autre.
JUDITH, allant à Blanche.
Tu m’en veux ?
BLANCHE.
Non, je ne t’en veux pas. Tu parles de M. de Saint-Genis sans le connaître. J’étais très heureuse de lui apporter une dot, je l’ai perdue, il ne m’en aime pas moins et me témoigne le même désir de m’épouser. Les difficultés viennent de sa mère. Une mère cède tôt ou tard ; Mme de Saint-Genis fera comme toutes les autres.
Changeant de ton.
Elle trouvera plus sage de nous donner son consentement, quand elle nous verra résolus à nous en passer. Tu as raison, ma grande sœur, en disant que nous ne nous défendons pas bien sérieusement ; mais cette décision qui nous manque dans nos affaires, je l’aurai, moi, je te le promets, pour mon mariage.
MADAME VIGNERON.
Ah çà ! mes enfants, je ne vous comprends pas. Vous parlez toujours de décision, nous manquons de décision, il faudrait de la décision, vous ne dites pas autre chose, et, quand je vous propose une véritable mesure, vous êtes les premières à m’en détourner. Voulez-vous, oui ou non, renvoyer M. Bourdon et le remplacer ?
MARIE.
Par qui ?
MADAME VIGNERON.
Par qui ? Par le premier venu.
À Judith.
Par ce monsieur qui nous a envoyé sa carte.
JUDITH.
Prenons ce monsieur, je le veux bien.
MARIE.
Et moi je m’oppose à ce qu’on le prenne.
MADAME VIGNERON.
Eh bien ! mes enfants, c’est votre mère qui vous mettra d’accord. Si M. Bourdon me dit encore un mot, un seul, qui ne me paraisse pas à sa place, je le congédie et j’envoie chercher ce monsieur. Où est-elle d’abord la carte de ce monsieur ?
Silence.
Cherche dans ce meuble, Judith, et cherche avec soin. Marie, va au piano, cette carte s’y trouve peut-être. Et toi aussi, Blanche, fais quelque chose, regarde sur la cheminée.
Nouveau silence.
Ne cherchez plus, mes enfants, j’avais cette carte dans ma poche.
À Judith.
Pourquoi ris-tu ?
JUDITH.
Je ris en pensant que nos adversaires savent ce qu’ils font de leurs instruments.
MADAME VIGNERON, tristement.
Est-ce que tu vas recommencer ?
JUDITH.
Non, je ne vais pas recommencer et je te demande pardon. Si je m’emporte, c’est bien malgré moi. Je voudrais que toutes ces affaires fussent finies, parce qu’elles nous irritent, parce qu’elles nous aigrissent, parce qu’au lieu de batailler avec les autres nous nous querellons entre nous. On pourrait croire que nous nous aimions davantage quand nous étions plus heureuses et c’est le contraire qui est la vérité.
Elle embrasse sa mère ; Marie et Blanche se sont rapprochées ; émotion générale.
ROSALIE, entrant.
M. Bourdon, madame.
JUDITH.
Cette fois, je me sauve.
MADAME VIGNERON.
Allez vous reposer, mes enfants, je vais recevoir M. Bourdon.
Scène IV
MADAME VIGNERON, BOURDON
BOURDON.
Mon intention, madame, après l’inutilité de mes conseils, était de laisser aller les choses et de vous voir venir quand vous le jugeriez à propos. Je ne suis donc pour rien, croyez-le, dans la mauvaise nouvelle qu’on m’a chargé de vous annoncer.
MADAME VIGNERON.
Je commence à m’y faire, monsieur Bourdon, aux mauvaises nouvelles.
BOURDON.
Il le faut, madame, il le faut. Au point où vous en êtes, le courage et la résignation sont de première nécessité.
MADAME VIGNERON.
Il me semble, monsieur Bourdon, que mes affaires vont vous donner bien du mal pour le peu de profit que vous en tirerez. On m’a parlé justement d’une personne, très honorable et très intelligente, qui consentirait à s’en charger.
BOURDON.
Très bien, madame, très bien. Il eût été plus convenable peut-être de m’éviter cette visite en m’informant plus tôt de votre résolution. Peu importe. Dois-je envoyer ici tous vos papiers ou bien les fera-t-on prendre à mon étude ?
MADAME VIGNERON, troublée.
Mais je ne suis pas engagée encore avec cette personne : attendons ; rien ne presse.
BOURDON.
Si, madame, si, tout presse au contraire, et puisque vous avez trouvé, me dites-vous, un homme capable, expérimenté, consciencieux, quelque agent d’affaires probablement, il n’a pas de temps à perdre pour étudier une succession dont il ne sait pas le premier mot.
MADAME VIGNERON.
Qui vous dit que ce soit un agent d’affaires ?
BOURDON.
Je le devine. Y a-t-il de l’indiscrétion à vous demander le nom de cette personne ?
Mme Vigneron après avoir hésité, tire la carte de sa poche et la lui remet : il sourit.
Un dernier avis, voulez-vous, madame ? vous en ferez ce que vous voudrez. Duhamel, dont voici la carte, est un ancien avoué qui a dû se démettre de sa charge après malversations. Vous ignorez peut-être que dans la compagnie des avoués comme dans celle des notaires, les brebis galeuses sont expulsées impitoyablement. Duhamel, après cette mésaventure, a établi aux abords du Palais de Justice un cabinet d’affaires. Ce qui se passe là, je ne suis pas chargé de vous le dire, mais vous viendrez dans quelque temps m’en donner des nouvelles.
MADAME VIGNERON.
Déchirez cette carte, monsieur Bourdon, et dites-moi l’objet de votre visite.
BOURDON.
Vous mériteriez bien, madame, qu’on vous laissât entre les mains de ce Duhamel. Il n’aurait qu’à s’entendre avec un autre coquin de son espèce, Lefort, par exemple, et la succession de M. Vigneron y passerait tout entière. Vous m’en voulez de ce que je ne partage pas vos illusions. Ai-je bien tort ? Jugez-en vous-même. Devant l’obstination que vous mettez et que je déplore à conserver vos terrains, je devais me rendre un compte exact de leur situation. Je me suis aperçu alors, en remuant la masse des hypothèques, que l’une d’elles arrivait à son échéance. J’ai écrit aussitôt pour en demander le renouvellement, on refuse. C’est soixante et quelques mille francs qu’il va falloir rembourser à bref délai.
MADAME VIGNERON.
Qu’allons-nous faire ?
BOURDON.
Je vous le demande. Ce n’est pas tout. Le temps passe, vous serez en mesure pour les frais de succession ?
MADAME VIGNERON.
Mais, monsieur Bourdon, nos immeubles, à votre avis, ne valent rien ; où il n’y a rien, l’enregistrement ne peut pas réclamer quelque chose.
BOURDON.
C’est une erreur. L’enregistrement ne s’égare pas dans une succession ; il touche son droit sur ce qu’il voit, sans s’occuper de ce qui peut être dû.
MADAME VIGNERON.
En êtes-vous sûr ?
BOURDON.
Quelle question me faites-vous, madame ? Mon dernier clerc, un bambin de douze ans, sait ces choses aussi bien que moi. Voyez comme nous sommes malheureux avec des clients tels que vous, très respectables sans aucun doute, mais aussi trop ignorants. Si ce point par mégarde n’avait pas été traité entre nous, et que plus tard, dans les comptes qui vous seront remis après la vente de vos immeubles qui est inévitable, vous eussiez trouvé : droits de l’enregistrement, tant ; qui sait ? vous vous seriez dit peut-être : M. Bourdon a mis cette somme-là dans sa poche.
MADAME VIGNERON.
Jamais une pareille pensée ne me serait venue.
BOURDON.
Eh ! madame, vous me soupçonnez bien un peu de ne pas remplir mes devoirs envers vous dans toute leur étendue, l’accusation est aussi grave. Laissons cela. Pendant que vous vous agitez sans rien conclure, attendant je ne sais quel événement qui ne se présentera pas, Teissier, lui, avec ses habitudes d’homme d’affaires, a marché de l’avant. Il a remis la fabrique entre les mains des experts, ces messieurs ont terminé leur rapport, bref, Teissier vient de m’envoyer l’ordre de mettre en vente votre établissement.
MADAME VIGNERON.
Je ne vous crois pas.
BOURDON.
Comment, madame, vous ne me croyez pas ?
Il tire une lettre de sa poche et la lui donne.
La lettre de Teissier est fort claire ; il met les points sur les i, suivant son habitude.
MADAME VIGNERON.
Laissez-moi cette lettre, monsieur Bourdon.
BOURDON.
Je ne vois pas ce que vous en ferez et elle doit rester dans mon dossier.
MADAME VIGNERON.
Je vous la ferai remettre aujourd’hui même, si M. Teissier persiste dans sa résolution.
BOURDON.
Comme vous voudrez.
MADAME VIGNERON.
Vous ignorez, monsieur Bourdon, que nos rapports avec M. Teissier sont devenus très amicaux.
BOURDON.
Pourquoi ne le seraient-ils pas ?
MADAME VIGNERON.
Mes filles lui ont plu.
BOURDON.
C’est bon, cela, madame, c’est très bon.
MADAME VIGNERON.
Il a déjeuné ici ce matin même.
BOURDON.
Je serais plus surpris si vous eussiez déjeuné chez lui.
MADAME VIGNERON.
Enfin, nous avons dû faire part à M. Teissier de nos embarras, et il a consenti à nous avancer une somme assez importante, qui n’était pas la première.
BOURDON.
Pourquoi demandez-vous de l’argent à Teissier ? Est-ce que je ne suis pas là ? Je vous l’ai dit, madame ; vous ne trouveriez pas chez moi quatre ou cinq cent mille francs pour des constructions imaginaires. Teissier ne vous les offre pas non plus, j’en suis bien sûr. Mais c’est moi, c’est votre notaire qui doit parer à vos besoins de tous les jours, et vous m’auriez fait plaisir de ne pas attendre que je vous le dise.
MADAME VIGNERON.
Pardonnez-moi, monsieur Bourdon, j’ai douté de vous un instant. Il ne faut pas m’en vouloir, ma tête se perd dans toutes ces complications et vous avez bien raison de le dire, je ne suis qu’une ignorante. Si je m’écoutais, je resterais dans ma chambre à pleurer mon mari ; mais que dirait-on d’une mère qui ne défend pas le bien de ses enfants ?
Elle sanglote et va tomber en pleurant sur le canapé.
BOURDON, la rejoignant, à mi-voix.
Je me fais fort d’obtenir de Teissier qu’il remette à un autre temps la vente de la fabrique, mais à une condition : vous vous déferez de vos terrains.
Elle le regarde fixement.
Cette condition, qui est toute à votre avantage, vous comprenez bien pourquoi je vous l’indique. Je n’entends pas me donner de la peine inutilement et servir vos intérêts sur un point pendant que vous les compromettez sur un autre.
Pause.
MADAME VIGNERON, à Rosalie qui est entrée.
Qu’est-ce qu’il y a, Rosalie ?
ROSALIE.
C’est M. Merckens qui vient vous voir, madame.
MADAME VIGNERON, se levant.
C’est bien. Fais entrer.
À Bourdon.
M. Merckens vous tiendra compagnie un instant, voulez-vous, pendant que j’irai consulter mes filles ?
BOURDON.
Allez, madame, allez consulter vos filles.
Elle sort par la porte de gauche.
Scène V
BOURDON, MERCKENS
MERCKENS, entrant.
Tiens, monsieur Bourdon.
BOURDON.
Bonjour, jeune homme.
Ils se donnent la main.
Qu’êtes-vous devenu depuis ce mauvais dîner que je vous ai fait faire ?
MERCKENS.
Le dîner n’était pas mauvais, nous le prenions malheureusement après un fichu spectacle.
BOURDON.
En effet. Ce pauvre M. Vigneron qu’on venait de rapporter sous nos yeux...
MERCKENS.
Quelle idée avez-vous eue de m’emmener au restaurant ce jour-là ?
BOURDON.
L’idée venait de vous. Vous m’avez dit, en descendant, sous la porte cochère : Rentrer chez soi, en, cravate blanche et l’estomac vide, je n’aime pas beaucoup ça. Je vous ai répondu : Allons dîner, nous ferons quelque chose le soir. Eh bien ! nous n’avons mangé que du bout des lèvres et nous ne demandions qu’à aller nous coucher. Voyez-vous, on est toujours plus sensible qu’on ne croit à la mort des autres, et surtout à une mort violente ; on pense malgré soi qu’un accident pareil peut vous arriver le lendemain, et l’on n’a pas envie de rire.
MERCKENS.
Vous attendez Mme Vigneron ?
BOURDON.
Oui, je ne devrais pas l’attendre. Mais Mme Vigneron n’est pas une cliente ordinaire pour moi, je la gâte. Vous ne donnez plus de leçons ici, je suppose ?
MERCKENS.
Mlle Judith les a interrompues depuis la mort de son père.
BOURDON.
Si vous m’en croyez, vous ne compterez plus sur cette élève et vous vous pourvoirez ailleurs.
MERCKENS.
Pourquoi ?
BOURDON.
Je me comprends... Les circonstances nouvelles où se trouve cette famille vont lui commander de grandes économies dans son budget.
MERCKENS.
Non.
BOURDON.
Si.
MERCKENS.
Sérieusement ?
BOURDON.
Très sérieusement.
Un temps.
MERCKENS.
M. Vigneron était riche cependant.
BOURDON.
M. Vigneron n’était pas riche ; il gagnait de l’argent, voilà tout.
MERCKENS.
Il ne le dépensait pas.
BOURDON.
Il l’aventurait, c’est quelquefois pis.
MERCKENS.
Je croyais que ce gros papa aurait laissé une fortune à sa femme et à ses enfants.
BOURDON.
Une fortune ! Vous me rendriez service en m’indiquant où elle se trouve. La famille Vigneron, d’un moment à l’autre, va se trouver dans une situation précaire et je puis le dire, sans faire sonner mon dévouement pour elle, si elle sauve une bouchée de pain, c’est à moi qu’elle le devra.
MERCKENS.
Pas possible !
BOURDON.
C’est ainsi, jeune homme. Gardez cette confidence pour vous et profitez du renseignement, s’il peut vous être utile.
Un temps.
MERCKENS, entre deux tons.
Qu’est-ce qu’on dit de ça ici ?
BOURDON.
Que voulez-vous qu’on dise ?
MERCKENS.
Toutes ces femmes ne doivent pas être gaies ?
BOURDON.
Ce qui leur arrive n’est pas fait pour les réjouir.
MERCKENS.
On pleure ?
BOURDON.
On pleure.
MERCKENS, allant à lui en souriant.
Rendez-moi un petit service, voulez-vous ? Ayez l’obligeance de dire à Mme Vigneron que je n’avais qu’une minute, que j’ai craint de la déranger et que je reviendrai la voir prochainement.
BOURDON.
Reviendrez-vous au moins ?
MERCKENS.
Ce n’est pas probable.
BOURDON.
Restez donc, jeune homme, maintenant que vous êtes là. Vous en serez quitte pour écouter cette pauvre femme et elle vous saura gré d’un petit moment de complaisance ; elle se doute bien que ses malheurs n’intéressent personne.
MERCKENS.
Il est certain que Mlle Judith ne reprendra pas ses leçons ?
BOURDON.
C’est bien certain.
MERCKENS.
Vous ne voyez rien dans l’avenir qui puisse refaire une position à Mme Vigneron ou à ses filles ?
BOURDON.
Je ne vois rien.
MERCKENS.
Je file décidément. J’aime mieux ça. Ce n’est pas quelques bredouilles que je dirai à Mme Vigneron qui la consoleront. Je me connais. Je suis capable de lâcher une bêtise, tandis que vous, avec votre grande habitude, vous trouverez ce qu’il faut pour m’excuser. Hein ?
BOURDON.
Comme vous voudrez.
MERCKENS.
Merci. Adieu, monsieur Bourdon.
BOURDON.
Adieu.
MERCKENS, revenant.
Jusqu’à quelle heure vous trouve-t-on à votre étude ?
BOURDON.
Jusqu’à sept heures.
MERCKENS.
Je viendrai vous prendre un de ces jours et nous irons au théâtre ensemble. Ça vous va-t-il ?
BOURDON.
Très volontiers.
MERCKENS.
Que préférez-vous : la grande ou la petite musique ?
BOURDON.
La petite.
MERCKENS.
La petite ! Ce sont des mollets que vous voulez voir. C’est bien, on vous montrera des mollets. Dites donc, il faut espérer que cette fois nous n’aurons pas un apoplectique pour nous gâter notre soirée. Au revoir !
BOURDON.
Au revoir, jeune homme.
Merckens sort par la porte du fond pendant que Mme Vigneron rentre par la gauche.
Scène VI
BOURDON, MADAME VIGNERON
MADAME VIGNERON.
C’est M. Merckens qui s’en va sans m’avoir attendue, pourquoi ?
BOURDON.
Ce jeune homme était fort embarrassé, madame : il a compris, en me voyant ici, que vous aviez autre chose à faire que de le recevoir et il a préféré remettre sa visite pour une meilleure occasion.
MADAME VIGNERON.
Il a eu tort. Je venais de prévenir mes filles qui l’auraient reçu à ma place.
BOURDON.
Eh bien, madame, cette conférence avec vos filles a-t-elle amené un résultat ?
MADAME VIGNERON.
Aucun, monsieur Bourdon.
BOURDON.
Qu’attendez-vous encore ?
MADAME VIGNERON.
Nous ne ferons rien avant d’avoir revu M. Teissier.
BOURDON.
Et qu’espérez-vous qu’il vous dise ?
MADAME VIGNERON.
Ses intentions ne sont pas douteuses, c’est vrai. Aujourd’hui comme hier il veut vendre notre établissement. Cependant ce parti est si désastreux pour nous qu’il n’ose pas nous en faire part lui-même. Nous allons mettre M. Teissier au pied du mur, et nous ne lui cacherons pas qu’il commet une mauvaise action.
BOURDON.
Une mauvaise action, c’est beaucoup dire. Je doute fort, madame, qu’en tenant ce langage à votre adversaire, vous arriviez à l’émouvoir.
MADAME VIGNERON.
Ce n’est pas moi qui parlerai à M. Teissier. La patience m’a manqué une première fois, elle pourrait bien m’échapper une seconde. Au surplus, à la tournure que prennent nos affaires, je les laisserais maintenant se terminer comme elles pourraient, sans une de mes filles qui montre plus de persévérance que nous n’en avons, ses sœurs et moi. Justement M. Teissier paraît bien disposé pour elle, elle réussira peut-être à le faire revenir sur sa détermination.
BOURDON.
Pardon. Teissier, dites-vous, s’est pris d’amitié pour une de vos filles ?
MADAME VIGNERON.
On le croirait au moins.
BOURDON.
Laquelle ?
MADAME VIGNERON.
La seconde, Marie.
BOURDON.
Et de son côté Mlle Marie est-elle sensible aux sympathies que M. Teissier lui témoigne ?
MADAME VIGNERON.
À quoi pensez-vous donc, monsieur Bourdon ? Vous ne comptez pas les marier ensemble ?
BOURDON.
Attendez, madame. Teissier serait disposé à épouser cette jeune fille qu’elle ne ferait pas une mauvaise affaire en acceptant ; mais je pensais à autre chose. Teissier n’est plus jeune, vous le savez ; le voilà d’un âge aujourd’hui où la plus petite maladie peut devenir mortelle ; si cette affection toute subite qu’il éprouve pour votre enfant, devait l’amener plus tard à prendre quelques dispositions en sa faveur, vous gagneriez peut-être à ne pas irriter un vieillard pour rester dans les meilleurs termes avec lui.
MADAME VIGNERON.
Nous n’attendons rien de M. Teissier. Qu’il vive le plus longtemps possible et qu’il fasse de sa fortune ce qu’il voudra. Mais cette fabrique qu’il a résolu de vendre nous appartient comme à lui, plus qu’à lui même. Il abuse du droit que lui donne la loi, en disposant à sa convenance de l’œuvre de mon mari et de la propriété de mes enfants.
BOURDON.
Je n’insiste pas.
ROSALIE, entrant.
M. Teissier est là, madame.
MADAME VIGNERON.
Attends un peu, Rosalie.
À Bourdon.
Est-il nécessaire que vous vous rencontriez ensemble ?
BOURDON.
Oui, je l’aimerais mieux. Comprenez-moi bien, madame. Je suis aux ordres de Teissier comme aux vôtres, je ne fais pas de différence entre vous. Je désire seulement qu’on s’arrête à quelque chose, pour être fixé sur ce que j’aurai à faire.
MADAME VIGNERON.
C’est bien. Je vais vous envoyer ma fille.
Elle entre à gauche en indiquant à Rosalie de faire entrer Teissier.
Scène VII
BOURDON, TEISSIER
BOURDON.
Vous voilà, vous ?
TEISSIER.
Oui, me voilà.
BOURDON.
Qu’est-ce que je viens d’apprendre ? On ne voit plus que vous ici.
TEISSIER.
J’ai fait quelques. visites dans la maison. Après ?
BOURDON.
Vous êtes en hostilité d’affaires avec cette famille et vous vous asseyez à sa table ?
TEISSIER.
Que trouvez-vous à redire, si mes mouvements ne contrecarrent pas les vôtres ?
BOURDON.
Ma situation n’est pas commode, vous la rendez plus difficile.
TEISSIER.
Marchez toujours comme nous en sommes convenus, Bourdon, vous m’entendez ; ne vous occupez pas de ce que je fais.
BOURDON.
Mlle Marie obtiendra de vous tout ce qu’elle voudra.
TEISSIER.
Mlle Marie n’obtiendra rien.
BOURDON.
Il paraît que vous avez un faible pour cette jeune fille ?
TEISSIER.
Qui vous a dit cela ?
BOURDON.
Sa mère.
TEISSIER.
De quoi se mêle-t-elle ?
BOURDON.
Préparez-vous à un siège en règle de la part de votre ingénue ; on compte sur elle, je vous en préviens, pour avoir raison de vous.
TEISSIER.
Prenez votre chapeau, Bourdon, et retournez à votre étude.
BOURDON.
Soit ! Comme vous voudrez !
Revenant à Teissier.
Je n’attends plus, hein, et je mets les fers au feu ?
TEISSIER.
Parfait !
Rappelant Bourdon.
Écoutez, Bourdon. Vous ai-je conté en son temps mon entretien avec Lefort ? Nous avions là, tout près de nous, un fort mauvais coucheur qu’il était prudent de ménager, n’est-ce pas vrai ? Il restera chargé des constructions.
BOURDON.
Comment ! Vous avez traité avec Lefort, après cette scène déplorable où il nous a insultés l’un et l’autre ?
TEISSIER.
Vous pensez encore à cela, vous ! Si on ne voyait plus les gens, mon ami, pour quelques injures qu’on a échangées avec eux, il n’y aurait pas de relations possibles.
BOURDON.
Après tout, c’est votre affaire. Je ne sais pas de quoi je me mêle. Je vous ai promis les terrains, vous les aurez. Le reste ne me regarde pas.
Marie entre ; il va à elle, à mi-voix.
Je vous laisse avec Teissier, mademoiselle ; tâchez de le convaincre, une femme réussit parfois où nous avons échoué. Si vous en obtenez quelque chose vous serez plus heureuse et plus habile que moi.
Il sort.
Scène VIII
TEISSIER, MARIE
TEISSIER.
Voici la somme que vous m’avez demandée. Elle est destinée, m’avez-vous dit, à des fournisseurs. Recevez-les vous-même. Examinez les mémoires qu’on vous remettra, ne craignez pas de les réduire autant que possible et prenez bien garde surtout à ne pas payer deux fois la même note.
Retenant Marie.
Où est mon reçu ?
MARIE.
Je vais vous le donner tout à l’heure.
TEISSIER.
J’aurais dû le tenir d’une main pendant que je vous remettais l’argent de l’autre. Je suis à découvert en ce moment.
Elle va au meuble-secrétaire et dépose les billets dans un tiroir ; elle revient. Moment de silence.
Vous avez une chose à me dire et moi j’en ai une autre. Venez vous asseoir près de moi, voulez-vous, et causons comme une paire d’amis.
Ils s’asseyent.
Qu’est-ce que vous comptez faire ?
MARIE.
Je ne comprends pas votre question.
TEISSIER.
Elle est bien simple cependant, ma question. Je vous ai dit autrefois qu’il vous reviendrait une cinquantaine de mille francs, il ne vous reviendra pas davantage. Vous ne pensez pas garder cet appartement et tenir table ouverte jusqu’à la fin de votre dernier écu. Qu’est-ce que vous comptez faire ?
MARIE.
Un parent de ma mère qui habite la province nous a offert de nous retirer près de lui.
TEISSIER.
Votre parent est comme tous les parents ; il vous a fait cette proposition en pensant que vous y mettriez du vôtre ; il ne la maintiendra pas quand ce sera à lui d’y mettre du sien.
MARIE.
Nous resterons à Paris alors.
TEISSIER.
Qu’allez-vous devenir à Paris ?
MARIE.
Ma sœur aînée est toute prête, dès qu’il le faudra, à donner des leçons de musique.
TEISSIER.
Bien. Votre sœur aînée, si elle prend ce parti, se lassera promptement de soutenir sa famille ; elle voudra que ses profits soient pour elle, et elle aura raison.
MARIE.
Mais je compte bien m’occuper aussi.
TEISSIER.
À quoi ?
MARIE.
Ah ! à quoi ? Je ne le sais pas encore. Le travail pour une femme est si difficile à trouver et rapporte si peu de chose.
TEISSIER.
Voilà ce que je voulais vous faire dire.
Pause ; il reprend avec hésitation et embarras.
Je connais une maison où, si vous le vouliez, vous viendriez vous établir. Vous auriez là le logement, la table, tous les mois une petite somme que vous pourriez économiser pour plus tard, vous n’auriez plus à songer à vous.
MARIE.
Quelle maison ?... La vôtre ?
TEISSIER, avec un demi-sourire équivoque.
La mienne.
MARIE, après une marque d’émotion, ne sachant ce qu’elle doit comprendre ni ce qu’elle doit répondre.
Ce que vous me proposez n’est pas possible ; ma mère d’abord ne me laisserait pas m’éloigner d’elle.
TEISSIER.
Oui, je me doute bien que votre mère ferait des difficultés ; mais vous êtes d’âge aujourd’hui à n’écouter personne et à calculer vos intérêts.
MARIE.
Je vous ai dit non, monsieur Teissier, non.
TEISSIER.
Est-ce que vous ne seriez pas bien aise de laisser votre famille dans l’embarras et d’en sortir vous-même ? J’aurais ce sentiment-là à votre place.
MARIE.
Ce n’est pas le mien.
TEISSIER.
Quel avantage verrez-vous à patauger toutes ensemble, plutôt que de chercher un sort l’une à droite et l’autre à gauche ?
MARIE.
L’avantage justement de ne pas nous séparer.
Le quittant.
On se félicite parfois d’avoir des consolations près de soi. On se trouble moins de certaines surprises qui vous déconcerteraient autrement.
Pause.
TEISSIER.
Voilà quelque temps déjà que je viens ici. Je ne m’éloigne pas de mes affaires sans une raison. Vous n’êtes pas sotte et vous avez de bons yeux. Vous avez dû penser quelque chose.
MARIE.
Mon attention était ailleurs.
TEISSIER.
Où était-elle ?
MARIE.
Je ne vois que ma famille. Je ne vois que le sort qui l’attend après celui qu’elle a perdu.
TEISSIER, avec un sourire.
Vous vouliez donc me tromper alors et m’extorquer quelque concession pour elle ?
MARIE.
Oh ! monsieur Teissier, j’ai bien assez de mes peines sans que vous veniez les augmenter encore. Vous voulez savoir ce que j’ai pensé, je vais vous le dire. J’ai pensé que vous n’étiez plus jeune, que vous viviez bien triste et bien isolé, que vous n’aviez pas d’enfants et que vous vous plaisiez avec ceux des autres ; voilà toutes les réflexions que j’ai faites. Vous avez raison pourtant, je le reconnais. Nous ne vous voyions pas avant la mort de mon père, nous aurions, dû ne pas vous voir après, il fallait accepter les choses comme il les avait laissées, en prendre bravement notre parti, et nous dire qu’après tout des femmes ne sont jamais malheureuses lorsqu’elles s’aiment, qu’elles ont du courage et qu’elles se tiennent par la main.
Pause.
TEISSIER.
Qu’est-ce que vous êtes de personnes ici ? Vous, votre mère et vos deux sœurs ?
MARIE.
Et Rosalie.
TEISSIER.
Qu’est-ce que c’est que Rosalie ?
MARIE.
Une sainte créature qui nous a toutes élevées.
TEISSIER.
Comment faites-vous pour conserver vos domestiques, je n’ai jamais pu m’en attacher un seul. Vous êtes quatre personnes, Rosalie ne compte pas. C’est trop, malheureusement, vous devez le comprendre. Je ne peux pas, pour une petite amie que je voudrais avoir, me charger aussi de sa famille qui m’ennuierait.
MARIE.
Personne ne vous le demande et personne n’y songe.
TEISSIER.
Je ne voulais pas vous le dire, mais vous l’avez deviné. On ne se plaint pas d’être seul aussi longtemps qu’on reste jeune ; c’est un ennui à mon âge et une imprudence.
MARIE.
Si vous êtes seul, c’est que vous le voulez bien.
TEISSIER.
Je devrais me marier ?
MARIE.
Il ne serait pas nécessaire de vous marier pour avoir du monde autour de vous. Vous avez bien des parents.
TEISSIER.
J’ai cessé de voir mes parents pour me mettre à l’abri de leurs demandes d’argent ; ils meurent de faim. – Je tiendrais beaucoup à m’attacher une petite personne, simple, douce et sûre, qui se tiendrait décemment dans ma maison et qui ne la mettrait pas au pillage. Je verrais peut-être plus tard si je ne dois pas l’épouser. Mais vous êtes toutes des agneaux avant le mariage et l’on ne sait pas ce que vous devenez après. Je réglerais ma conduite sur la sienne ; elle ne serait pas bien malheureuse de mon vivant et elle n’aurait pas à se plaindre quand je serais mort ; mariée ou pas mariée, ce serait la même chose pour elle.
MARIE.
Levez-vous, monsieur Teissier, et allez-vous-en. Je ne veux pas me sentir près de vous une minute de plus. Je crois que vous êtes malheureux et je vous plains. Je crois que votre proposition était honnête et acceptable et je vous en remercie. Elle pourrait cependant cacher une arrière-pensée, une arrière-pensée si odieuse que le cœur me manque seulement de la soupçonner. Allez-vous-en.
TEISSIER, debout, embarrassé, balbutiant.
Voyons un peu ce que vous aviez à me dire.
MARIE.
Rien, rien, rien. Je serais honteuse maintenant de vous parler de ma famille ; je le serais pour elle autant que pour moi. Vous réfléchirez. Vous vous demanderez ce qu’était mon père et si vous ne devez rien à sa probité, à son travail, à sa mémoire.
Elle va vivement au meuble-secrétaire, en retire les billets et les lui remet.
Reprenez votre argent ; reprenez-le sans embarras. M. Bourdon vient de se mettre à notre disposition et nous trouverons chez lui ce que nous n’aurions pas dû vous demander, à vous. Allez-vous-en. Allez-vous-en ou je vais appeler Rosalie qui vous mettra dehors.
Pause ; Rosalie entre.
La voici justement. Que veux-tu, Rosalie ?
ROSALIE.
Mme de Saint-Genis est là.
MARIE.
C’est bien, qu’elle entre.
ROSALIE.
Qu’est-ce que tu as, ma petite fille, tu es toute rouge ?
Regardant Marie et Teissier alternativement.
On ne t’a pas dit un mot de trop, j’espère ?
MARIE.
Fais entrer Mme de Saint-Genis.
TEISSIER.
Je vous quitte, mademoiselle. Je vais voir en passant chez Bourdon s’il ne reste pas un moyen d’arranger les choses ; mais n’y comptez pas. Je suis votre serviteur.
ROSALIE.
Ce n’est pas sage de laisser une enfant si jeune avec un homme de cet âge-là.
Mme de Saint-Genis, en entrant, croise Teissier qui sort.
Scène IX
MARIE, MADAME DE SAINT-GENIS
MADAME DE SAINT-GENIS.
Bonjour, mademoiselle. Je ne viens plus ici sans rencontrer M. Teissier, est-ce bon signe ? Arriverez-vous à vous entendre avec lui ?
MARIE.
Non, madame.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Bah ! j’aurais cru le contraire.
MARIE.
Pourquoi ?
MADAME DE SAINT-GENIS.
Un vieillard doit se plaire dans une maison comme la vôtre.
MARIE.
M. Teissier y est venu aujourd’hui pour la dernière fois.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Je vous plains alors et c’est bien désintéressé de ma part. Votre sœur est à la maison ?
MARIE.
Oui, madame.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Ayez l’obligeance de me l’envoyer. Ne dérangez pas Mme Vigneron, c’est inutile, je la verrai une autre fois. Je voudrais causer avec Mlle Blanche.
MARIE.
Elle va venir.
Scène X
MADAME DE SAINT-GENIS
J’aime mieux décidément avoir une explication avec cette jeune fille et lui déclarer net que son mariage n’est pas remis, mais qu’il est rompu. Il est préférable pour elle qu’elle sache à quoi s’en tenir et de mon côté je serai plus tranquille aussi. J’ai vu le moment où pour la première fois de sa vie Georges me résisterait. Il tenait à sa petite, il voulait l’épouser. Heureusement un autre mariage s’est présenté pour lui et je lui ai donné le choix : ou de m’obéir ou de ne plus me voir ; il a cédé. Mais fiez-vous donc à un jeune homme de vingt-trois ans, quel bandit ! et cette évaporée qui ne pouvait pas attendre jusqu’au sacrement, tant pis pour elle.
Scène XI
MADAME DE SAINT-GENIS, BLANCHE
BLANCHE.
Ah ! que je suis contente de vous voir, madame.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Bonjour, mon enfant, bonjour.
BLANCHE.
Embrassez-moi.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Très volontiers.
BLANCHE.
Je vous aime bien, madame, vous le savez.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Allons, ma chère Blanche, du calme. Je suis venue aujourd’hui pour causer sérieusement avec vous ; écoutez-moi donc comme une grande personne que vous êtes. À votre âge, il est temps déjà d’avoir un peu de raison.
Elles s’asseyent.
Mon fils vous aime, mon enfant ; je vous le dis très franchement, il vous aime beaucoup. Ne m’interrompez pas. Je sais bien, mon Dieu, que de votre côté vous ressentez quelque chose pour lui ; une émotion, vive et légère, comme les jeunes filles en éprouvent souvent à la vue d’un joli garçon.
BLANCHE.
Ah ! madame, comme vous rabaissez un sentiment beaucoup plus sérieux.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Soit, je me trompe. C’est très joli, l’amour, très vague et très poétique, mais une passion, si grande qu’elle soit, ne dure jamais bien longtemps et ne conduit pas à grand’chose. Je sais ce que je dis. On ne paye pas, avec cette monnaie-là, son propriétaire et son boulanger. Je suis sans fortune, vous le savez ; mon fils n’a exactement que sa place ; des circonstances que je déplore ont compromis la situation de votre famille et peut-être la réduiront à rien. Dans ces conditions, je vous le demande, mon enfant, serait-il bien habile de consommer un mariage qui ne présente plus aucune garantie ?
BLANCHE, vivement.
Ce mariage doit se faire, madame, et il se fera.
MADAME DE SAINT-GENIS, avec douceur.
Il se fera, si je le veux bien.
BLANCHE.
Vous consentirez, madame.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Je ne le crois pas.
BLANCHE.
Si, madame, si, vous consentirez. Il y a des affections si sincères qu’une mère même n’a pas le droit de les désunir. Il y a des engagements si sérieux qu’un homme perd son honneur à ne pas les remplir.
MADAME DE SAINT-GENIS.
De quels engagements me parlez-vous ?
Silence.
Je reconnais, si c’est là ce que vous voulez dire, qu’un projet de mariage existait entre vous et mon fils ; mais il était soumis à certaines conditions et ce n’est pas ma faute si vous ne pouvez plus les remplir. Je voudrais, mon enfant, que cette réflexion vous fût venue. Je voudrais que vous subissiez silencieusement une situation nouvelle, qui n’est le fait de personne, qui change forcément les espérances de chacun.
BLANCHE.
Georges ne me parle pas ainsi, madame ; ses espérances sont restées les mêmes. La perte de ma dot ne l’a pas affecté une minute et je ne le trouve que plus impatient de m’épouser.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Laissons mon fils de côté, voulez-vous ? Il est trop jeune encore, je l’apprends tous les jours, pour savoir ce qu’il fait et ce qu’il dit.
BLANCHE.
Georges a vingt-trois ans.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Vingt-trois ans, la belle affaire !
BLANCHE.
À cet âge-là, madame, un homme a ses passions, une volonté et des droits.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Vous voulez parler de mon fils, soit, parlons-en. Êtes-vous bien sûre de ses dispositions, je les juge autrement que vous. Placé comme il l’est, le pauvre garçon, entre une affection qui lui est chère et son avenir qui le préoccupe, il est incertain, il hésite.
BLANCHE, se levant précipitamment.
Vous me trompez, madame.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Non, mon enfant, non, je ne vous trompe pas. Je prête à mon fils des réflexions sérieuses et je serais fâchée pour lui qu’il ne les eût point faites. J’irai plus loin. Savons-nous jamais ce qui se passe dans la tête des hommes ? Georges n’est pas plus sincère qu’un autre. Peut-être n’attend-il qu’un ordre de ma part pour se dégager d’une situation qui l’embarrasse.
BLANCHE.
Eh bien ! donnez-lui cet ordre.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Il le suivrait.
BLANCHE.
Non, madame.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Il le suivrait, je vous l’assure, serait-ce à contrecœur.
BLANCHE.
Si vous en veniez là, madame, votre fils se déciderait à vous faire un aveu qu’il a différé par respect pour moi.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Quel aveu ?
Silence.
Allons, je vois bien que vous n’imiteriez pas longtemps ma réserve. Épargnez-vous une confidence plus que délicate. Je sais tout.
Blanche, confuse et rougissante, court à Mme de Saint-Genis et se laisse tomber, la tête dans ses genoux ; elle reprend en la caressant.
Je ne veux pas rechercher, mon enfant, de Georges ou de vous, lequel a entraîné l’autre. C’est moi, c’est votre mère, qui avons été coupables, en laissant ensemble deux enfants qui avaient besoin de surveillance. Vous voyez que je n’attache pas plus d’importance qu’il ne faut à un moment d’oubli, que la nature d’abord, votre jeunesse ensuite et les circonstances justifient suffisamment. Vous devez désirer que cette faute reste secrète, mon fils est un galant homme qui ne vous trahira pas. Ce point bien établi, est-il indispensable que l’un et l’autre vous perdiez toute votre vie sur une inconséquence, et ne vaudrait-il pas mieux l’oublier ?
BLANCHE, se relevant.
Jamais.
Pause.
MADAME DE SAINT-GENIS s’est levée à son tour et change de ton.
Vous ne serez pas surprise, mademoiselle, si mon fils cesse ses visites ici.
BLANCHE.
Je l’attends là pour le connaître.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Espérez-vous qu’il désobéisse à sa mère ?
BLANCHE.
Oui, madame, pour faire son devoir.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Il fallait d’abord ne pas oublier le vôtre.
BLANCHE.
Blessez-moi, madame, humiliez-moi, je sais que je le mérite.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Je serais plus disposée, mademoiselle, à vous plaindre qu’à vous offenser. Il me semble pourtant qu’une petite fille, après le malheur qui vous est arrivé, devrait baisser la tête et se soumettre.
BLANCHE.
Vous verrez, madame, de quoi cette petite fille est capable pour obtenir la réparation qui lui est due.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Que ferez-vous donc ?
BLANCHE.
Je saurai d’abord si votre fils a deux langages, l’un avec vous, l’autre avec moi. Je ne l’accuse pas encore. Il connaît votre volonté et vous cache la sienne. Mais, si j’ai affaire à un lâche qui se sauve derrière sa mère, qu’il ne compte pas m’abandonner si tranquillement. Partout, partout où il sera, je l’atteindrai. Je briserai sa position et je perdrai son avenir.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Vous vous compromettrez, pas autre chose. C’est peut-être là ce que vous désirez. Votre mère fort heureusement vous en empêchera. Elle pensera que c’est assez d’une tache dans sa famille sans y ajouter un scandale. Adieu, mademoiselle.
BLANCHE, la retenant.
Ne partez pas, madame.
MADAME DE SAINT-GENIS, avec douceur.
Nous n’avons plus rien à nous dire.
BLANCHE.
Restez. Je pleure ! Je souffre ! Touchez ma main, la fièvre ne me quitte plus.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Oui, je me rends compte de l’agitation où vous êtes, elle passera. Tandis qu’une fois mariée avec mon fils, vos regrets et les siens seraient éternels.
BLANCHE.
Nous nous aimons.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Aujourd’hui, mais demain.
BLANCHE.
Consentez, madame, je vous en conjure.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Faut-il vous répéter le mot que vous me disiez tout à l’heure ? Jamais.
Blanche la quitte, va et vient, traverse la scène en donnant les signes d’une vive agitation et de la plus grande douleur ; elle tombe sur un fauteuil. Revenant lentement à elle.
Je regrette bien, mon enfant, de vous paraître aussi cruelle et de vous laisser dans un pareil état. J’ai raison cependant, tout à fait raison contre vous. Une femme de mon âge et de mon expérience, qui a vu tout ce qu’on peut voir en ce monde, sait la valeur des choses et n’exagère pas les unes aux dépens des autres.
BLANCHE, se jetant à ses genoux.
Écoutez-moi, madame. Que vais-je devenir, si votre fils ne m’épouse pas ? C’est son devoir. Je n’en connais pas de plus noble et de plus doux à remplir envers une femme dont on est aimé. Croyez-vous que s’il s’agissait d’un engagement ordinaire, je m’humilierais au point de le rappeler. Mon cœur même, oui, je briserais mon cœur, plutôt que de l’offrir à qui le dédaignerait et n’en serait plus digne. Mais il faut que votre fils m’épouse ; c’est son devoir, je le répéterai toujours. Toutes les considérations s’effacent devant celle-là. Vous me parlez de l’avenir, il sera ce qu’il voudra, l’avenir, je ne pense qu’au passé, moi, qui me fera mourir de honte et de chagrin.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Enfant que vous êtes, est-ce qu’on parle de mourir à votre âge ! Allons, relevez-vous et écoutez-moi à votre tour. Je vois bien que vous aimez mon fils plus que je ne le pensais pour tenir autant à un pauvre garçon dont la position est presque misérable. Mais, si je consentais à vous marier avec lui, dans un an, dans six mois peut-être, vous me reprocheriez bien amèrement la faiblesse que j’aurais eue. L’amour passe, le ménage reste. Savez-vous ce que serait le vôtre ? Mesquin, besogneux, vulgaire, avec des enfants qu’il faudrait nourrir vous-même et un mari mécontent qui vous reprocherait à toute minute le sacrifice que vous auriez exigé de lui. Faites ce que je vous demande. Sacrifiez-vous plutôt vous-même. Comme les choses changent aussitôt. Georges ne vous abandonne plus, c’est vous qui le dégagez généreusement. Il devient votre obligé et vous donne dans son cœur une place mystérieuse que vous conserverez éternellement. Les hommes restent toujours sensibles au souvenir d’une femme qui les a aimés, ne-fût-ce qu’une heure, avec désintéressement, c’est si rare ! Que deviendrez-vous ? Je vais vous le dire. L’image de mon fils qui remplit en ce moment toutes vos pensées s’effacera peu à peu, plus vite que vous ne le croyez. Vous êtes jeune, charmante, pleine de séductions. Dix, vingt partis se présenteront pour vous. Vous choisirez non pas le plus brillant mais le plus solide, et ce jour-là vous penserez à moi en vous disant : Mme de Saint-Genis avait raison.
BLANCHE.
Qui êtes-vous donc, madame, pour me donner de pareils conseils ? Que dirait votre fils, s’il les connaissait ? J’aimerais mieux être sa maîtresse que la femme d’un autre
MADAME DE SAINT-GENIS.
Sa maîtresse ! Voilà un joli mot dans votre bouche. Mon fils saura, mademoiselle, les expressions qui vous échappent et qui sont un signe de plus de votre précocité.
BLANCHE.
Non, non, madame, vous ne répéterez pas ce mot affreux que je rougis d’avoir prononcé.
MADAME DE SAINT-GENIS.
Sa maîtresse ! Je vais tout vous dire puisque vous pouvez tout entendre. Jamais je n’aurais rompu votre mariage pour une question d’intérêt. Mais je veux que la femme de mon fils ne lui donne ni soupçons sur le passé ni inquiétudes pour l’avenir.
Elle se dirige vers la porte.
BLANCHE, l’arrêtant.
Oh ! oh ! oh ! Vous m’insultez, madame, sans raison et sans pitié !
MADAME DE SAINT-GENIS.
Laissez moi partir, mademoiselle. Sa maîtresse ! Qu’est-ce que c’est que ce langage de fille perdue !
Elle repousse Blanche légèrement et sort.
Scène XII
BLANCHE, puis ROSALIE, puis MARIE, puis MADAME VIGNERON, puis JUDITH
BLANCHE.
Fille perdue ! Elle a osé m’appeler... Infamie !
Elle fond en larmes.
Oh ! tout est bien fini maintenant... Georges est faible, sa mère le domine, il lui obéira... Fille perdue !
Elle pleure abondamment.
Un homme si charmant, qui ressemble si peu à cette femme et qui se laisse mener par elle !... Je ne me tiens plus. Mes mains étaient brûlantes tout à l’heure, elles sont glacées maintenant.
Elle sonne et revient en scène : d’une voix entrecoupée.
Il est jeune... il a vingt-trois ans à peine... il est doux, fin et séduisant, une autre l’aimera et l’épousera à ma place.
ROSALIE, entrant.
C’est toi, mon enfant, qui me demandes.
BLANCHE, allant à elle, douloureusement.
J’ai froid, ma vieille, mets-moi quelque chose sur les épaules.
ROSALIE, après l’avoir regardée.
Je vais te mettre dans ton lit, ce qui vaudra beaucoup mieux.
BLANCHE.
Non.
ROSALIE.
Fais ce que je te dis, si tu ne veux pas tomber malade.
BLANCHE.
Oh ! certainement, je vais tomber malade.
ROSALIE.
Allons, viens, Rosalie va te déshabiller, ce ne sera pas la première fois.
BLANCHE.
Appelle maman.
ROSALIE.
Tu n’as pas besoin de ta mère, je suis là.
BLANCHE.
Je ne me marierai pas, Rosalie.
ROSALIE.
Le beau malheur ! On ne te gâte donc pas assez pour que tu nous préfères ce gringalet et cette diablesse. Voilà leurs noms à tous les deux. Ce mariage-là, vois-tu, ce n’était pas ton affaire. Si l’on nous avait écoutés, ton père et moi, on n’y aurait pas pensé plus d’une minute.
BLANCHE, sa tête s’égare.
Mon père ! Je le vois, mon père ! Il me tend les bras et il me fait signe de venir avec lui.
ROSALIE.
Viens te coucher, ma Blanchette.
BLANCHE.
Ta Blanchette, c’est une fille perdue ! Je suis une fille perdue, tu ne le savais pas.
ROSALIE.
Ne parle plus, mon enfant, ça te fait mal. Viens... viens... avec ta vieille.
BLANCHE.
Ah ! que je souffre !
Criant.
Marie ! Marie ! Marie !
Elle s’affaisse dans les bras de Rosalie et glisse peu à peu jusqu’à terre.
MARIE, entrant et se précipitant.
Blanche ! Blanche !
ROSALIE.
Tais-toi, ma petite, c’est inutile, elle ne t’entend pas. Prends-la bien doucettement, la pauvre mignonne, et allons la coucher.
BLANCHE, murmurant.
Fille perdue !
MADAME VIGNERON, paraissant.
Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle se précipite à son tour.
ROSALIE.
Laissez-nous faire, madame, vous nous embarrassez plutôt qu’autre chose.
Judith paraît.
MADAME VIGNERON.
Judith, viens ici.
Elles descendent la scène.
Tu avais raison mon enfant. Toutes ces affaires ne nous valent rien. Voilà ta sœur qu’on porte dans son lit, demain, ce sera vous et après-demain ce sera moi. Tu penses toujours que le meilleur est d’en finir ?
JUDITH.
Oui, toujours.
MADAME VIGNERON.
Bien. Tu vas prendre Rosalie avec toi et vous irez chez M. Bourdon. Tu lui diras que j’accepte tout, que j’approuve tout, et que j’ai hâte maintenant de voir tout terminé. Tu ajouteras : la même hâte que lui. C’est bien ton avis ?
JUDITH.
C’est mon avis.
MADAME VIGNERON.
Va, ma grande fille.
Elles se séparent.
Je veux bien garder ce que j’ai, mais je tiens d’abord à conserver mes enfants.
ACTE IV
Le théâtre représente une salle à manger. Pièce vulgaire, triste, meublée misérablement. Çà et là quelques sièges, le canapé entre autres, qui ont figuré aux actes précédents et qui détonnent dans l’ensemble. Deux portes à un seul battant, l’une au fond, l’autre sur la gauche. Au fond, adroite, contre le mur, une table d’acajou recouverte d’un rond de cuir rouge ; sur la table, un pain, des tasses et quelques ustensiles de ménage.
Scène première
ROSALIE, MERCKENS
ROSALIE.
Entrez, monsieur Merckens. On ne se plaindra pas ici de voir une figure de connaissance.
MERCKENS, après avoir regardé autour de lui.
Oh ! oh ! l’homme de loi ne m’avait pas trompé. Ça sent la misère.
ROSALIE.
Vous regardez notre nouveau logement, il n’est pas riche ? Ah ! dame ! Hier et aujourd’hui ne se ressemblent pas.
MERCKENS.
Qu’est-ce qui est donc arrivé à cette famille ?
ROSALIE.
Ruinées, mon cher monsieur, ruinées, la pauvre dame et ses demoiselles ! Je ne vous dirai pas comment ça s’est fait, mais on ne m’ôtera pas mon idée de la tête. Voyez-vous, quand les hommes d’affaires arrivent derrière un mort, on peut bien dire : v’là les corbeaux ! Ils ne laissent que ce qu’ils ne peuvent pas emporter.
MERCKENS.
La maison n’est plus bonne, hein, Rosalie ?
ROSALIE.
Pour personne, monsieur Merckens, pour personne.
MERCKENS.
Pourquoi ne cherchez-vous pas une place ailleurs ?
ROSALIE.
Est-ce que ces demoiselles pourraient se passer de moi, pas plus que moi d’elles ? Je suis une bouche de trop, ça, c’est vrai ; mais je gagne bien ce que je mange, allez. Il ne faut pas penser, mon pauvre monsieur Merckens, à déjeuner avec nous. Autrefois, quand je vous voyais venir à cette heure-ci, je savais ce que parler veut dire, vous trouviez votre couvert mis ; maintenant ce n’est plus la même chose. Je vais prévenir madame de votre visite.
MERCKENS.
Non, ne dérangez pas Mme Vigneron ; dites seulement à Mlle Judith que je suis là.
Judith entre.
ROSALIE.
Voici mademoiselle justement.
JUDITH.
Bonjour, monsieur Merckens.
Merckens salue.
ROSALIE.
Si ça vous va cependant, une bonne tasse de café au lait, on sera bien de force encore à vous l’offrir.
JUDITH.
Laisse-nous, Rosalie.
Scène II
MERCKENS, JUDITH
JUDITH.
Je vais vous faire une petite querelle d’abord, et puis il n’en sera plus question. Je vous ai écrit deux fois pour vous prier de venir me voir, une seule aurait dû suffire.
MERCKENS, entre deux tons.
Êtes-vous certaine de m’avoir écrit deux fois ?
JUDITH.
Vous le savez bien.
MERCKENS.
Non, je vous assure ; votre première lettre ne m’est pas parvenue.
JUDITH.
Laissons cela. Je n’ai pas besoin de vous dire à quelle situation nous voilà réduites, vous l’aurez deviné en entrant ici.
MERCKENS, moitié sérieux, moitié comique.
Expliquez-moi...
JUDITH.
C’est une histoire qui ne vous intéresserait guère et je ne trouve aucun plaisir à la raconter. En deux mots, nous avons manqué d’argent pour défendre notre fortune ; il nous aurait fallu, dans la main, une centaine de mille francs.
MERCKENS.
Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de cela ? Je vous les aurais trouvés.
JUDITH.
Il est trop tard maintenant. Asseyons-nous. Vous vous souvenez, monsieur Merckens, et vous avez été témoin de notre vie de famille. Nous étions très heureux, nous nous aimions beaucoup, nous n’avions pas de relations et nous n’en voulions pas. Nous ne pensions pas qu’un jour nous aurions besoin de tout le monde que nous ne connaîtrions personne.
Merckens a tiré sa montre.
Vous êtes pressé ?
MERCKENS.
Très pressé. Ne faisons pas de phrases, n’est-ce pas ? Vous avez désiré me voir, me voici. Vous voulez me demander quelque chose, qu’est-ce que c’est ? Il vaut peut-être mieux que je vous le dise, je ne suis pas très obligeant.
JUDITH.
Dois-je continuer ?
MERCKENS.
Mais oui, certainement, continuez.
JUDITH.
Voici ce dont il s’agit d’abord, je vais tout de suite au plus simple et au plus sûr. Je me propose de mettre à profit les excellentes leçons que j’ai reçues de vous et d’en donner à mon tour.
MERCKENS, lui touchant le genou.
Comment, malheureuse enfant, vous en êtes là !
JUDITH.
Voyons, voyons, monsieur Merckens, appelez-moi mademoiselle comme vous avez l’habitude de le faire et prenez sur vous de me répondre posément.
MERCKENS.
Des leçons ! Êtes-vous capable d’abord de donner des leçons ? Je n’en suis pas bien sûr. Admettons-le. Ferez-vous ce qu’il faudra pour en trouver ! Les leçons, ça se demande comme une aumône ; on n’en obtient pas avec de la dignité et des grands airs. Il est possible cependant qu’on ait pitié de vous et que dans quatre ou cinq années, pas avant, vous vous soyez fait une clientèle. Vous aurez des élèves qui seront désagréables le plus souvent, et les parents de vos élèves qui seront grossiers presque toujours. Qu’est-ce que c’est qu’un pauvre petit professeur de musique pour des philistins qui ne connaissent pas seulement la clef de sol. Tenez, sans aller chercher bien loin, votre père...
JUDITH.
Ne parlons pas de mon père.
MERCKENS.
On peut bien en rire un peu... Il ne vous a rien laissé.
Pause.
JUDITH.
Écartons un instant cette question des leçons, nous y reviendrons tout à l’heure. Dans ce que je vais vous dire, monsieur Merckens, ne voyez de ma part ni vanité ni présomption, mais le désir seulement d’utiliser mon faible talent de musicienne. J’ai composé beaucoup, vous le savez. Est-ce que je ne pourrais pas, avec tant de morceaux que j’ai écrits et d’autres que je produirais encore, assurer à tous les miens une petite aisance ?
MERCKENS, après avoir ri.
Regardez-moi.
Il rit de nouveau.
Ne répétez jamais, jamais, vous entendez, ce que vous venez de me dire ; on se moquerait de vous dans les cinq parties du monde.
Il rit encore.
Une petite aisance ! Est-ce tout ?
JUDITH.
Non, ce n’est pas tout. Nous avions parlé autrement d’une profession qui ne me plaisait guère et qui aujourd’hui encore ne me sourit que très médiocrement. Mais dans la situation où se trouve ma famille, je ne dois reculer devant rien pour la sortir d’embarras. Le théâtre ?
MERCKENS.
Trop tard !
JUDITH.
Pourquoi ne ferais-je pas comme tant d’autres qui n’étaient pas bien résolues d’abord et qui ont pris leur courage à deux mains ?
MERCKENS.
Trop tard !
JUDITH.
J’ai peut-être des qualités naturelles auxquelles il ne manque que le travail et l’habitude.
MERCKENS.
Trop tard ! On ne pense pas au théâtre sans s’y être préparé depuis longtemps. Vous ne serez jamais une artiste. Vous n’avez pas ce qu’il faut. À l’heure qu’il est, vous ne trouveriez au théâtre que des déceptions... ou des aventures, est-ce ça ce que vous désirez ?
JUDITH.
Mais que puis-je donc faire alors ?
MERCKENS.
Rien ! Je vois bien où vous en êtes. Vous n’êtes pas la première que je trouve dans cette situation et à qui je fais cette réponse. Il n’y a pas de ressources pour une femme, ou plutôt il n’y en a qu’une. Tenez, mademoiselle, je vais vous dire toute la vérité dans une phrase. Si vous êtes honnête, on vous estimera sans vous servir ; si vous ne l’êtes pas, on vous servira sans vous estimer ; vous ne pouvez pas espérer autre chose. Voulez-vous reparler des leçons ?
JUDITH.
C’est inutile. Je regrette de vous avoir dérangé.
MERCKENS.
Vous me renvoyez ?
JUDITH.
Je ne vous retiens plus.
MERCKENS.
Adieu, mademoiselle.
JUDITH.
Adieu, monsieur.
MERCKENS, à la porte.
Il n’y avait rien de mieux à lui dire.
Scène III
JUDITH, MARIE
MARIE.
Eh bien ?
JUDITH.
Eh bien, si M. Merckens a raison et si les choses se passent comme il le dit, nous ne sommes pas au bout de nos peines. En attendant, voilà tous mes projets renversés, ceux que tu connais d’abord... et un autre que je gardais pour moi.
MARIE.
Quel autre ?
JUDITH.
À quoi bon te le dire !
MARIE.
Parle donc.
JUDITH.
J’avais pensé un instant à tirer parti de ma voix, en me faisant entendre sur un théâtre.
MARIE.
Toi, ma sœur, sur un théâtre !
JUDITH.
Eh ! Que veux-tu ? Il faut bien que nous nous retournions et que nous entreprenions quoi que ce soit. Nous ne pouvons pas attendre que nous ayons mangé jusqu’à notre dernier sou. Maman n’est plus d’un âge à travailler, nous ne le voudrions pas du reste. Qui sait si notre pauvre Blanche retrouvera jamais sa raison ? Nous restons donc, toi et moi, et encore toi, ma chère enfant, qu’est-ce que tu peux bien faire ? Il faudra que tu travailles douze heures par jour pour gagner un franc cinquante.
MARIE.
Dis-moi un peu, bien raisonnablement, ce que tu penses de l’état de Blanche. Comment la trouves-tu ?
JUDITH.
Un jour bien et l’autre mal. On croit à tout moment qu’elle va vous reconnaître, mais elle ne voit personne et n’entend plus rien. J’ai bien pensé à ce malheur et peut-être nous en a-t-il épargné un plus grand. Si Blanche, avec une tête comme la sienne, avait appris par hasard, par une fatalité, le mariage de M. de Saint-Genis, qui sait si cette nouvelle ne l’aurait pas tuée sur le coup ? Elle vit, c’est le principal, elle n’est pas perdue pour nous. S’il faut la soigner, on la soignera ; s’il faut se priver de pain pour elle, nous nous en passerons ; ce n’est plus notre sœur, c’est notre enfant.
MARIE.
Tu es bonne, ma grande sœur, et je t’aime.
Elles s’embrassent.
JUDITH.
Moi aussi, je vous aime. Je suis brusque par moments, mais je vous porte toutes là dans mon cœur. Il me semble que c’est moi, moi, votre aînée, la grande sœur comme vous m’appelez, qui devrais, nous tirer d’affaire et remettre la famille à flot. Comment ? Je n’en sais rien. Je cherche, je ne trouve pas. S’il ne fallait que se jeter dans le feu, j’y serais déjà.
Pause.
MARIE.
Maman t’a-t-elle parlé de la visite de M. Bourdon ?
JUDITH.
Non. Que venait-il faire ?
MARIE.
M. Teissier l’avait chargé de me demander en mariage.
JUDITH.
Tu ne m’étonnes pas. Il était facile de voir que M. Teissier t’avait prise en affection et la pensée de t’épouser devait lui venir un jour ou l’autre.
MARIE.
Est-ce que tu m’engagerais à accepter ?
JUDITH.
Ne me demande pas mon avis là-dessus. C’est de toi qu’il s’agit, c’est à toi de décider. Vois, réfléchis, calcule, mais surtout ne pense qu’à toi. Si notre situation t’épouvante et que tu regrettes le temps où tu ne manquais de rien, épouse M. Teissier, il te fera payer assez cher un peu de bienêtre et de sécurité. Mais comme je te connais, comme tu aimes bien ta mère et tes sœurs, et que tu pourrais te résigner pour elles à ce que tu repousserais pour toi, nous serions des plus coupables, tu m’entends, des plus coupables, en te conseillant un sacrifice qui est le plus grand que puisse faire une femme.
MARIE.
Tout ce que tu dis est plein de cœur ; embrasse-moi encore.
Rosalie entre par la porte du fond ; elle tient une cafetière d’une main et de l’autre une casserole pleine de lait ; elle les dépose sur la table ; elle s’approche et regarde les deux sœurs en soupirant ; Marie et Judith se séparent.
Scène IV
JUDITH, MARIE, ROSALIE, puis MADAME VIGNERON et BLANCHE
JUDITH.
Le déjeuner est prêt ?
ROSALIE.
Oui, mademoiselle, je le servirai quand on voudra.
MARIE.
Judith va t’aider à passer la table, ma bonne Rosalie.
Scène muette.
Judith et Rosalie apportent la table sur le devant de la scène, à droite ; Rosalie dispose les tasses et sert le café au lait pendant que Judith approche des chaises ; Marie a été à la porte de gauche et l’a ouverte ; entre Blanche précédant sa mère ; Blanche est pâle, sans force et sans regard, son attitude est celle d’une folle au repos ; Mme Vigneron a vieilli et blanchi ; Marie fait asseoir Blanche, elles s’asseyent toutes à leur tour à l’exception de Rosalie qui prend son café debout. Silence prolongé ; grande tristesse.
MADAME VIGNERON, éclatant.
Ah ! mes enfants, si votre père nous voyait !
Larmes et sanglots.
Scène V
JUDITH, MARIE, ROSALIE, MADAME VIGNERON, BLANCHE, BOURDON
ROSALIE, à Bourdon qui est entré doucement.
Comment êtes-vous entré ?
BOURDON.
Par la porte qui était ouverte. Vous avez tort, ma, fille, de laisser votre porte d’entrée ouverte ; on pourrait dévaliser vos maîtres.
ROSALIE, sous le nez.
Il n’y a plus de danger. L’ouvrage a été fait et bien fait.
BOURDON, en descendant la scène, à Mme Vigneron qui se lève.
Ne vous dérangez pas, madame, j’attendrai que votre repas soit terminé.
MADAME VIGNERON, allant à lui.
Qu’avez-vous à me dire, monsieur Bourdon ?
BOURDON, à mi-voix.
Je viens encore, madame, de la part de Teissier pour ce projet qui lui tient au cœur. Je dois croire, n’est-ce pas, que vous avez instruit votre fille de la demande que je vous ai faite ?
MADAME VIGNERON.
Mais sans doute.
BOURDON.
Autorisez-moi, je vous prie, à la lui renouveler moi-même en votre présence.
MADAME VIGNERON.
Soit. J’y consens. Judith, emmène ta sœur, mon enfant. Marie, M. Bourdon veut causer avec nous.
Scène VI
MADAME VIGNERON, MARIE, BOURDON
BOURDON.
Votre mère vous a fait part, mademoiselle, du désir que M. Teissier a manifesté ?
MARIE.
Oui, monsieur.
BOURDON.
C’est bien de vous-même et sans obéir à personne que vous avez décliné le mariage qui vous était offert ?
MARIE.
C’est de moi-même.
BOURDON.
Très bien ! Très bien !... J’aime autant cela du reste. J’avais craint un moment, en vous voyant repousser une proposition si avantageuse, que votre mère et vos sœurs n’eussent comploté de vous retenir auprès d’elles, non pas dans une pensée de jalousie, mais par une affection mal entendue. S’il y a chez vous, mademoiselle, une décision arrêtée, un parti pris irrévocable, je ne vois pas la peine d’aller plus loin.
Silence.
MADAME VIGNERON.
Ne te trouble pas, mon enfant, réponds franchement ce que tu penses.
Nouveau silence.
BOURDON.
Dans le cas, mademoiselle, où vous regretteriez un premier mouvement qui s’expliquerait fort bien du reste, je vous offre l’occasion de le reprendre, profitez-en.
MARIE.
Il faut dire à M. Teissier de ma part qu’en insistant comme il le fait, il gagne beaucoup dans mon esprit ; mais je lui demande encore quelque temps pour réfléchir.
BOURDON.
Eh bien ! madame, voilà une réponse très raisonnable, pleine de sens, et qui ne ressemble pas du tout au refus catégorique que vous m’avez opposé ?
MADAME VIGNERON.
Il est possible que ma fille ait changé d’avis, mais elle doit savoir que je ne l’approuve pas.
BOURDON.
Ne dites rien, madame. Laissez cette jeune fille à ses inspirations, elle pourrait vous reprocher plus tard d’avoir suivi les vôtres.
Revenant à Marie.
Je comprends à merveille, mademoiselle, quelque intérêt qu’ait ce mariage, que vous ne soyez pas bien pressée de le conclure. Malheureusement Teissier n’a plus vingt ans comme vous ; c’est même là votre plus grand grief contre lui ; à son âge, on ne remet pas volontiers au lendemain.
MARIE.
Je voudrais savoir, monsieur Bourdon, et je vous prie de me dire sincèrement si M. Teissier est un honnête homme.
BOURDON.
Un honnête homme ! Que voulez-vous dire par là ? Je ne vous conseillerais pas, mademoiselle, au cas où épouseriez M. Teissier, de placer toutes vos espérances sur une simple promesse de sa part ; mais les notaires sont là pour rédiger des contrats qui établissent les droits des parties. Ai-je répondu à votre question ?
MARIE.
Non, vous ne l’avez pas comprise. Un honnête homme, pour une jeune fille, cela veut dire bien des choses.
BOURDON.
Me demandez-vous, mademoiselle, si Teissier a fait sa fortune honorablement ?
MARIE.
Oui, je voudrais être fixée sur ce point et sur d’autres.
BOURDON.
De quoi vous préoccupez-vous ? Si on recherchait aujourd’hui en France l’origine de toutes les fortunes, il n’y en a pas cent, pas cinquante, qui résisteraient à un examen scrupuleux. Je vous en parle savamment, comme un homme qui tient les fils dans son cabinet. Teissier a fait des affaires toute sa vie ; il en a retiré un capital considérable qui est bien à lui et que personne ne songe à attaquer ; vous n’avez pas besoin d’en savoir davantage.
MARIE.
Quelle est la conduite ordinaire de M. Teissier ? Quels sont ses goûts, ses habitudes ?
BOURDON.
Mais les goûts et les habitudes d’un homme de son âge. Je ne pense pas que vous ayez beaucoup à craindre de ce côté. Je devine maintenant où tendait votre question. Croyez-moi, Teissier sera un mari plutôt trop honnête que pas assez, je m’en rapporte à votre mère elle-même.
MADAME VIGNERON.
Je me demande en ce moment, monsieur Bourdon, quel intérêt vous pouvez avoir à ce mariage ?
BOURDON.
Quel intérêt, madame ? Mais celui de cette enfant qui est en même temps le vôtre.
MADAME VIGNERON.
Il est bien tard, savez-vous, pour nous montrer tant de dévouement.
BOURDON.
Vous pensez encore, madame, à ces maudites affaires qui se sont terminées aussi mal que possible, je le reconnais. Est-ce ma faute, si vous vous êtes trouvée impuissante pour défendre la succession de votre mari ? Vous avez subi la loi du plus fort, voilà tout. Aujourd’hui cette loi se retourne en votre faveur. Il se trouve que votre fille a fait la conquête d’un vieillard qui accordera tout ce qu’on voudra pour passer avec elle les quelques jours qui lui restent à vivre. Cette situation est toute à votre avantage ; les atouts sont dans votre jeu, profitez-en. Je n’ai pas besoin de vous dire, madame, que nous, officiers publics, nous ne connaissons ni le plus fort ni le plus faible et que la neutralité est un devoir dont nous ne nous écartons jamais. Cependant je ne me croirais pas coupable, bien que Teissier soit mon client, de stipuler en faveur de votre fille tous les avantages qu’elle est en état d’obtenir.
Revenant à Marie.
Vous avez entendu, mademoiselle, ce que je viens de dire à votre mère. Faites-moi autant de questions que vous voudrez, mais abordons, n’est-ce pas, la seule qui soit véritablement importante, la question argent. Je vous écoute.
MARIE.
Non, parlez vous-même.
BOURDON, avec un demi-sourire.
Je suis ici pour vous entendre et pour vous conseiller.
MARIE.
Il me serait pénible de m’appesantir là-dessus.
BOURDON, souriant.
Bah ! Vous désirez peut-être savoir quelle est exactement, à un sou près, la fortune de M. Teissier ?
MARIE.
Je la trouve suffisante, sans la connaître.
BOURDON.
Vous avez raison. Teissier est riche, très riche, plus riche, le sournois, qu’il n’en convient lui-même. Allez donc, mademoiselle, je vous attends.
MARIE.
M. Teissier vous a fait part sans doute de ses intentions ?
BOURDON.
Oui, mais je voudrais connaître aussi les vôtres. Il est toujours intéressant pour nous de voir se débattre les parties.
MARIE.
N’augmentez pas mon embarras. Si ce mariage doit se faire, j’aimerais mieux en courir la chance plutôt que de poser des conditions.
BOURDON, souriant toujours.
Vraiment !
Marie le regarde fixement.
Je ne mets pas en doute vos scrupules, mademoiselle ; quand on veut bien nous en montrer, nous sommes tenus de les croire sincères. Teissier se doute bien cependant que vous ne l’épouserez pas pour ses beaux yeux. Il est donc tout disposé déjà à vous constituer un douaire ; mais ce douaire, je m’empresse de vous le dire, ne suffirait pas. Vous faites un marché, n’est-il pas vrai, ou bien, si ce mot vous blesse, vous faites une spéculation, elle doit porter tous ses fruits. Il est donc juste, et c’est ce qui arrivera, que Teissier, en vous épousant, vous reconnaisse commune en biens, ce qui veut dire que la moitié de sa fortune, sans rétractation et sans contestation possible, vous reviendra après sa mort. Vous n’aurez plus que des vœux à faire pour ne pas l’attendre trop longtemps.
Se tournant vers Mme Vigneron.
Vous avez entendu, madame, ce que je viens de dire à votre fille ?
MADAME VIGNERON.
J’ai entendu.
BOURDON.
Que pensez-vous ?
MADAME VIGNERON.
Je pense, monsieur Bourdon, si vous voulez le savoir, que plutôt que de promettre à ma fille la fortune de M. Teissier, vous auriez mieux fait de lui conserver celle de son père.
BOURDON.
Vous ne sortez pas de là, vous, madame.
Revenant à Marie.
Eh bien ? mademoiselle, vous connaissez maintenant les avantages immenses qui vous seraient réservés dans un avenir très prochain ; je cherche ce que vous pourriez opposer encore, je ne le trouve pas. Quelques objections de sentiment peut-être ? Je parle, n’est-ce pas, à une jeune fille raisonnable, bien élevée, qui n’a pas de papillons dans la tête. Vous devez savoir que l’amour n’existe pas ; je ne l’ai jamais rencontré pour ma part. Il n’y a que des affaires en ce monde ; le mariage en est une comme toutes les autres ; celle qui se présente aujourd’hui pour vous, vous ne la retrouveriez pas une seconde fois.
MARIE.
M. Teissier, dans les conversations qu’il a eues avec vous, a-t-il parlé de ma famille ?
BOURDON.
De votre famille ? Non.
Bas.
Est-ce qu’elle exigerait quelque chose ?
MARIE.
M. Teissier doit savoir que jamais je ne consentirais à me séparer d’elle.
BOURDON.
Pourquoi vous en séparerait-il ? Vos sœurs sont charmantes, madame votre mère est une personne très agréable. Teissier a tout intérêt d’ailleurs à ne pas laisser sans entourage une jeune femme qui aura bien des moments inoccupés. Préparez-vous, mademoiselle, à ce qui me reste à vous dire. Teissier m’a accompagné jusqu’ici ; il est en bas ; il attend une réponse qui doit être cette fois définitive ; vous risqueriez vous-même en la différant. C’est donc un oui ou un non que je vous demande.
MADAME VIGNERON.
En voilà assez, monsieur Bourdon. J’ai bien voulu que vous appreniez à ma fille les propositions qui lui étaient faites ; mais si elle doit les accepter, ça la regarde, je n’entends pas que ce soit par surprise, dans un moment de faiblesse ou d’émotion. Au surplus, je me réserve, vous devez bien le penser, d’avoir un entretien avec elle où je lui dirai de ces choses qui seraient déplacées en votre présence, mais qu’une mère, seule avec son enfant, peut et doit lui apprendre dans certains cas. Je n’ai pas, je vous l’avoue, une fille de vingt ans, pleine de cœur et pleine de santé, pour la donner à un vieillard.
BOURDON.
À qui la donnerez-vous ? On dirait, madame, à vous entendre, que vous avez des gendres plein vos poches et que vos filles n’auront que l’embarras du choix. Pourquoi le mariage de l’une d’elles, mariage qui paraissait bien conclu, celui-là, a-t-il manqué ? Faute d’argent. C’est qu’en effet, madame, faute d’argent, les jeunes filles restent jeunes filles.
MADAME VIGNERON.
Vous vous trompez. Je n’avais rien et mon mari non plus. Il m’a épousée cependant et nous avons été très heureux.
BOURDON.
Vous avez eu quatre enfants, c’est vrai. Si votre mari, madame, était encore de ce monde, il serait, pour la première fois peut-être, en désaccord avec vous. C’est avec effroi qu’il envisagerait la situation de ses filles, situation, quoi que vous en pensiez, difficile et périlleuse. Il estimerait à son prix la proposition de M. Teissier, imparfaite sans doute, mais plus qu’acceptable, rassurante pour le présent,
Regardant Marie.
éblouissante pour l’avenir. On ne risque rien, je le sais, en faisant parler les morts, mais le père de mademoiselle, avec un cœur excellent comme le vôtre, avait de plus l’expérience qui vous fait défaut. Il connaissait la vie ; il savait que tout se paye en ce monde ; et, en fin de compte, sa pensée aujourd’hui serait celle-ci : j’ai vécu pour ma famille, je suis mort pour elle, ma fille peut bien lui sacrifier quelques années.
MARIE, les larmes aux yeux.
Dites à M. Teissier que j’accepte.
BOURDON.
Allons donc, mademoiselle, il faut se donner bien du mal pour faire votre fortune. Voici votre contrat. Je l’avais préparé à l’avance sans savoir si je serais remboursé de mes peines. Vous le lirez à tête reposée. Il ne reste plus qu’à le faire signer par Teissier, je m’en charge. J’étais le notaire de votre père, je compte bien devenir le vôtre. Je vais chercher Teissier et je vous l’amène.
Scène VII
MADAME VIGNERON, MARIE
MARIE.
Embrasse-moi et ne me dis rien. Ne m’ôte pas mon courage, je n’en ai pas plus qu’il ne m’en faut. M. Bourdon a raison, vois-tu, ce mariage, c’est le salut. Je suis honteuse, honteuse de le faire, et je serais coupable en ne le faisant pas. Est-ce possible que toi, ma bonne mère, à ton âge, tu recommences une vie de misère et de privations ? Oui, je le sais, tu es bien courageuse, mais Blanche, Blanche, la pauvre enfant, on ne peut plus lui demander du courage, à elle. Quels remords aurais-je plus tard, si sa santé réclamait des soins que nous ne pourrions pas lui donner ! Et Judith ? Ah ! Judith, je pense bien à elle aussi. Qui sait ce que peut devenir une jeune fille, la meilleure, la plus honnête, quand sa tête travaille et que le hasard ne lui fait pas peur ! Tiens, je suis soulagée d’un poids depuis que ce mariage est décidé. Il sera ce qu’il voudra, blâmable, intéressé, bien douloureux aussi ! mais je préfère encore un peu de honte et des chagrins que je connaîtrai à des inquiétudes de toutes sortes qui pourraient se terminer par un malheur. Essuie tes yeux, qu’on ne voie pas que nous avons pleuré.
Rentre Bourdon suivi de Teissier ; Teissier se dirige en souriant vers Marie, Bourdon l’arrête et lui indique de saluer d’abord Mme Vigneron.
Scène VIII
MADAME VIGNERON, MARIE, BOURDON, TEISSIER
TEISSIER.
Je suis votre serviteur, madame.
Allant à Marie.
Est-ce bien vrai, mademoiselle, ce que vient de me dire Bourdon, vous consentez à devenir ma femme ?
MARIE.
C’est vrai.
TEISSIER.
Votre résolution est bien prise, vous n’en changerez pas d’ici à demain ?
Elle lui tend la main ; il l’embrasse sur les deux joues.
Ne rougissez pas. C’est ainsi que les accords se font dans mon village. On embrasse sa fiancée sur la joue droite d’abord en disant : Voilà pour M. le Maire ; sur la joue gauche ensuite en disant : Voilà pour M. le curé.
Marie sourit, il va à Mme Vigneron.
Si vous le voulez bien, madame, nous commencerons la publication des bans dès demain. Bourdon nous préparera un bout de contrat, n’est-ce pas, Bourdon ?
Bourdon répond par un geste significatif.
Et dans trois semaines votre seconde fille s’appellera Mme Teissier.
Pause.
Scène IX
MADAME VIGNERON, MARIE, BOURDON, TEISSIER, ROSALIE
MADAME VIGNERON.
Qu’est-ce qu’il y a, Rosalie ?
ROSALIE.
Voulez-vous recevoir M. Dupuis, madame ?
MADAME VIGNERON.
M. Dupuis ? Le tapissier de la place des Vosges ?
ROSALIE.
Oui, madame.
MADAME VIGNERON.
À quel propos vient-il nous voir ?
ROSALIE.
Vous lui devez de l’argent, madame, il le dit du moins. Encore un corbeau, bien sûr !
MADAME VIGNERON.
Nous ne devons rien, tu m’entends, rien, à M. Dupuis ; dis-lui que je ne veux pas le recevoir.
TEISSIER.
Si, madame, si, il faut recevoir M. Dupuis. Ou bien, quoi que vous en pensiez, il lui est dû quelque chose, et alors le plus simple est de le payer ; ou bien M. Dupuis se trompe et il n’y a pas d’inconvénient à lui montrer son erreur. Vous n’êtes plus seules ; vous avez un homme avec vous maintenant. Faites entrer M. Dupuis. C’est Mlle Marie qui va le recevoir. Elle sera bientôt maîtresse de maison, je veux voir comment elle se comportera. Venez, Bourdon. Laissons votre fille avec M. Dupuis.
Mme Vigneron et Bourdon entrent à gauche ; à Marie, avant de les suivre.
Je suis là, derrière la porte, je ne perds pas un mot.
Scène X
MARIE, DUPUIS, puis TEISSIER
DUPUIS.
Bonjour, ma chère demoiselle.
MARIE.
Je vous salue, monsieur Dupuis.
DUPUIS.
Votre maman se porte bien ?
MARIE.
Assez bien, je vous remercie.
DUPUIS.
Vos sœurs sont en bonne santé ?
MARIE.
En bonne santé.
DUPUIS.
Je ne vous demande pas de vos nouvelles ; vous êtes fraîche et rose comme l’enfant qui vient de naître.
MARIE.
Ma mère, monsieur Dupuis, m’a chargée de vous recevoir à sa place ; dites-moi tout de suite ce qui vous amène.
DUPUIS.
Vous vous en doutez bien un peu, de ce qui m’amène.
MARIE.
Non, je vous assure.
DUPUIS.
Vrai ? Vous ne vous dites pas : si M. Dupuis vient nous voir, au bout de tant de temps, c’est qu’il a bien besoin de son argent ?
MARIE.
Expliquez-vous mieux.
DUPUIS.
J’aurais donné beaucoup mademoiselle, beaucoup, pour ne pas vous faire cette visite. Quand j’ai appris la mort de votre père, j’ai dit à ma femme : je crois, bien que M. Vigneron nous devait encore quelque chose, mais baste, la somme n’est pas bien grosse, nous n’en mourrons pas de la passer à profits et pertes. Je suis comme ça avec mes bons clients. M. Vigneron en était un ; jamais de difficultés avec lui ; entre honnêtes gens, ça devrait toujours se passer ainsi. Malheureusement, vous savez ce que sont les affaires, bonnes un jour, mauvaises le lendemain ; ça ne va pas fort en ce moment. Vous comprenez.
MARIE.
Il me semblait bien, monsieur Dupuis, que mon père s’était acquitté avec vous.
DUPUIS.
Ne me dites pas cela, vous me feriez de la peine.
MARIE.
Je suis certaine cependant, autant qu’on peut l’être, que mon père avait réglé son compte dans votre maison.
DUPUIS.
Prenez garde. Vous allez me fâcher. Il s’agit de deux mille francs, la somme n’en vaut pas la peine. Vous êtes peut-être gênées en ce moment, dites-le-moi, je ne viens pas vous mettre le couteau sur la gorge. Que Mme Vigneron me fasse un effet de deux mille francs, à trois mois ; sa signature, pour moi, c’est de l’argent comptant.
MARIE.
Je dirai à ma mère que vous êtes venu lui réclamer deux mille francs, mais, je vous le répète, il y a erreur de votre part, je suis bien sûre que nous ne vous les devons pas.
DUPUIS.
Eh bien, mademoiselle, je ne sortirai pas d’ici avant de les avoir reçus. Je me suis présenté poliment, mon chapeau à la main,
Il se couvre.
vous avez l’air de me traiter comme un voleur, ces manières-là ne réussissent jamais avec moi. Allez chercher votre mère, qu’elle me donne mes deux mille francs... ou un billet... je veux bien encore recevoir un billet... sinon, M. Dupuis va se ficher en colère et il fera trembler toute la maison.
Teissier rentre. Dupuis, surpris et déjà intimidé par son arrivée, se découvre.
TEISSIER.
Gardez votre chapeau. On ne fait pas de cérémonies dans les affaires. Vous avez votre facture sur vous ?
DUPUIS.
Certainement, monsieur, j’ai ma facture.
TEISSIER.
Donnez-la-moi.
DUPUIS.
Est-ce qu’il faut, mademoiselle, que je remette mon compte à ce monsieur ?
MARIE.
Faites ce que monsieur vous dit.
TEISSIER, lisant la facture.
« Reçu de Mme veuve Vigneron deux mille francs pour solde de son compte arrêté de commun accord entre elle et moi. » Qu’est-ce que c’est qu’une note de ce genre-là ? Vous ne donnez pas ordinairement le détail de vos livraisons ?
DUPUIS.
Nous ne pouvons pas, monsieur, recommencer cinq et six fois la même facture. La première que j’ai remise à M. Vigneron contenait toutes les indications nécessaires.
TEISSIER.
C’est bien. Je vais vous payer. Je vérifierai en rentrant chez moi.
DUPUIS.
Vérifiez, monsieur, vérifiez. M. Vigneron a dû laisser ses papiers en règle.
TEISSIER.
Oui, très en règle.
Portant la facture à ses yeux.
Dupuis, n’est-ce pas ? Cette signature est bien la vôtre ? Vous êtes M. Dupuis en personne ?
DUPUIS.
Oui, monsieur.
TEISSIER.
Je vais vous donner vos deux mille francs.
DUPUIS.
Vérifiez, monsieur, puisque vous le pouvez. J’attendrai jusque-là.
TEISSIER.
Vous êtes bien sûr que M. Vigneron, au moment de son décès, vous devait encore deux mille francs ?
DUPUIS.
Oui, monsieur... oui, monsieur. Il faudrait que ma femme eût fait une erreur dans ses calculs, mais je ne le pense pas.
TEISSIER.
Votre femme n’a rien à voir là-dedans. C’est vous qui vous exposeriez en recevant deux fois la même somme.
DUPUIS.
Je ne la réclamerais pas, monsieur, si elle ne m’était pas due. Je suis un honnête homme.
TEISSIER, lui tendant l’argent.
Voici vos deux mille francs.
DUPUIS.
Non. Vérifiez d’abord. J’aime mieux ça.
TEISSIER.
Rentrez chez vous, mon garçon, et que je ne vous voie pas remettre les pieds ici, vous m’entendez ?
DUPUIS.
Qu’est-ce que vous dites, monsieur ?
TEISSIER.
Je vous dis de rentrer chez vous. Ne faites pas l’insolent, vous le regretteriez.
DUPUIS.
Rendez-moi ma facture au moins.
TEISSIER.
Prenez garde de la retrouver chez le juge d’instruction.
DUPUIS.
Ah ! C’est trop fort ! Un monsieur que je ne connais pas, qui ose me parler ainsi, en pleine figure. Je m’en vais, mademoiselle, mais on aura bientôt de mes nouvelles.
Il sort en se couvrant.
TEISSIER.
Vous êtes entourées de fripons, mon enfant, depuis la mort de votre père. Allons retrouver votre famille.