Le Vieux comédien (Louis-Benoît PICARD)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Louvois, le 19 septembre 1803.

 

Personnages

 

DUMONT, dit FLORIDOR, ancien comédien

MADAME FLORIDOR, sa femme

DUMONT DE MORINVILLE, avocat, cousin de Floridor

DUMONT DE FLORANGEAC, médecin, aussi cousin de Floridor

AUGUSTE, fils de Morinville, amant de Lise

LISE, fille de Florangeac

MADEMOISELLE BEAUPRÉ, comédienne

PASCAL, valet de Floridor

 

La scène est chez Floridor, à Senlis.

 

Le théâtre représente un salon et deux cabinets, l’un à droite et l’autre à gauche.

 

 

PRÉFACE

 

Franchement je trouve cette petite comédie fort agréable. Je ne vois guère d’autre reproche à lui faire qu’un peu de bizarrerie dans la fuite des deux jeunes gens, et dans l’expédient du vieux comédien qui se fait passer pour mort. Une fois cet expédient adopté, la pièce marche vivement et rapidement. Le dialogue me paraît piquant. Les deux pères, le comédien, sa femme, et la jeune comédienne qui prend le médecin et l’avocat pour des débutants, me semblent bien imaginés, et toujours dans une situation comique.

Mes Comédiens ambulants m’avaient brouillé avec les comédiens trop glorieux de leur état. Je voulus faire ma paix avec eux par cette petite pièce. Je crois que les gens sensés trouveront de la mesure dans l’éloge que je fais de la profession.

C’est à dessein de rappeler le célèbre Préville que j’ai placé la scène à Senlis. C’est dans cette ville qu’il s’était retiré après avoir quitté le théâtre. Quand je rencontre des amateurs de la bonne et vieille comédie qui n’ont pas vu Préville, je ne peux m’empêcher de les plaindre. J’ai vu des acteurs naturels, mais froids ; j’en ai vu d’autres pleins de chaleur, mais souvent outrés. Préville réunissait au naturel la chaleur, l’esprit, la grâce, et la verve. Jamais comédien n’est mieux entré dans la pensée de l’auteur.

Après vingt ou trente représentations, un journaliste, qui probablement est indigné au fond de l’âme de la fameuse scène d’Harpagon avec son fils dans l’Avare, s’avisa de me reprocher d’avoir humilié les pères devant les enfants, en amenant mes deux jeunes gens en présence de leurs pères revêtus de costumes de comédie. En dépit du censeur, le public continua de rire de la mascarade, sans y trouver d’inconvenance. Il y a des gens qui veulent que la comédie soit une école de mœurs. Moi, je crois qu’elle ne doit être qu’un tableau des mœurs et des ridicules. Tant mieux pour l’auteur si son tableau peut corriger, ou au moins faire réfléchir le spectateur ; mais son but est atteint quand il a été vrai et comique.

Dois-je l’avouer ? cette idée bizarre de se faire passer pour mort m’a souvent roulé dans la tête. J’ai été tenté de prier un ami de faire un petit article nécrologique sur moi, afin de savoir ce qu’on penserait de mes comédies après ma mort. J’y ai renoncé. Il y a trop de danger. Ce serait s’exposer à entendre plus d’une vérité désagréable ; et presque tous les morts sont si vite oubliés !

 

 

Scène première

 

MADAME FLORIDOR, FLORIDOR

 

FLORIDOR.

Mais, madame Floridor...

MADAME FLORIDOR.

Mais, monsieur Floridor...

FLORIDOR.

Pour une femme qui, pendant vingt ans de sa vie, a joué les amoureuses et les ingénuités, c’est avoir l’humeur bien revêche et bien acariâtre.

MADAME FLORIDOR.

Pour un homme qui, pendant trente ans, a joué les valets et les intrigants, c’est être bien crédule, bien faible et bien complaisant.

FLORIDOR.

Tiens, ma bonne amie, tu fais tout ce que tu peux pour paraître méchante ; mais au fond tu es une bonne femme.

MADAME FLORIDOR.

C’est vous qui, bien évidemment, êtes un bonhomme et un très bon homme : vous avez fait de belle besogne pendant les quinze jours que je viens de passer à la campagne ! j’arrive, et il n’est question d’autre chose dans toute la ville de Senlis. Comment, monsieur Floridor, vous qui êtes aimé, considéré, reçu dans les meilleures maisons, qui menez au sein du plus heureux ménage une vie exemplaire, qui jouissez honorablement d’une fortune acquise par l’exercice de votre art, recevoir, accueillir un petit libertin, un petit mauvais sujet qui s’est rendu coupable d’un enlèvement ! car, vous en direz tout ce que vous voudrez, c’est un enlèvement. Dans les drames et les comédies que nous avons joués tous les deux autrefois, c’est fort bien ; mais hors de la scène, c’est fort mal : et, pour comble de scandale, loger chez vous la victime intéressante, une petite folle, une petite inconséquente, pour ne pas dire quelque chose de pis ! car enfin, une fille qui abandonne ses parents, pour suivre un ravisseur, ne mérite-t-elle pas ?... Vous avez raison, je suis bonne, douce, indulgente ; mais sur mon âme, il y a là de quoi révolter, et cela me révolte. 

FLORIDOR.

Mais, d’abord, ma femme, il n’y a pas d’enlèvement dans tout ceci la jeune personne est arrivée toute seule par la diligence ; le jeune homme est venu de son côté à pied et son petit bagage sur son dos. J’étais à la répétition, à donner les traditions du baron d’Albikrac à cette troupe de comédiens qui est venue pour la foire on vient me dire qu’une jeune demoiselle demande à parler à son cousin le comédien. Vous savez que, quoique je ne joue plus la comédie, je ne suis connu que sous ce nom-là dans la famille et dans la ville. Je vois une petite personne d’une mine assez éveillée, mais, les yeux baissés, rougissant, hésitant, et, d’une voix tremblante, me disant qu’elle est enchantée de faire ma connaissance ; qu’Auguste et elle n’ont plus de ressource qu’en moi ; qu’Auguste doit arriver le lendemain ; qu’il faut que je les marie malgré leurs parents, et qu’en attendant il faut que je les cache tous les deux chez moi ; que j’ai la réputation d’un galant homme, et que ma physionomie ne dément pas la bonne opinion qu’elle avait de moi. Comment diable voulez-vous qu’on résiste, madame Floridor ? Après les avoir bien grondés, j’ai envoyé le petit cousin à l’auberge, où, à la vérité, je paye tous les repas qu’il ne prend pas chez moi ; et j’ai gardé à la maison la petite cousine, que vous trouverez en effet très intéressante. En bonne conscience, pouvais-je fermer ma porte à deux parents, et deux parents très proches ? puisqu’Auguste est fils de monsieur Dumont de Morinville, mon cousin, l’aigle du barreau de Brive-la-Gaillarde, et que Lise est fille de monsieur Dumont de Florangeac, son frère, le médecin le plus actif de tout le Limousin.

MADAME FLORIDOR.

Et c’est précisément parce qu’ils sont vos parents que vous deviez être sévère, intraitable, inflexible, d’abord pour les bonnes mœurs, et ensuite pour la rancune que vous devez garder à toute votre famille. Lorsqu’il y a quarante ans, entraîné par votre talent (car vous aviez un vrai talent, monsieur Floridor), vous vous livrâtes à la comédie, comment se conduisit avec vous toute cette famille ? à l’exception, cependant, de votre frère l’armateur, à qui je rends justice. On vous accabla d’affronts, de mauvais traitements, de persécutions ; les procès, les chicanes, les lettres de cachet qu’on eut le crédit d’obtenir ; les tentatives pour vous faire déshériter par votre père ; les cabales pour vous faire siffler : voilà les exploits de vos chers parents, qui vous maudissaient, qui refusaient constamment de vous voir. Et quels étaient les plus acharnés après vous ? Ce monsieur Morinville, l’avocat, et ce monsieur Florangeac, le médecin, que je ne connais pas, que je n’ai jamais vus et que j’espère bien ne voir jamais. Depuis, vous avez fait fortune ; vous avez quitté la comédie : point de démarches qu’ils n’aient tentées pour se réconcilier avec vous. Vous avez eu la fierté de ne vouloir rien entendre ; c’est bien. Quand je suis pauvre, vous me reniez : quand je suis riche, vous me recherchez. Fi donc ! il faut du caractère ; vous en avez eu jusqu’ici : pourquoi donc en manquez-vous aujourd’hui, monsieur Floridor ?

FLORIDOR.

C’est qu’ils se conduisent précisément avec ces pauvres jeunes gens comme ils se sont conduits avec moi. Auguste et Lise s’aiment depuis leur enfance ; leurs pères, qui ne sont pas riches, se sont brouillés pour les limites d’un pré ; depuis ce temps-là, le médecin dit dans toutes les sociétés que son frère l’avocat est un chicaneur : l’avocat prétend que son frère le médecin a tué plus de malades qu’il n’a ruiné de clients. Les mauvais procédés, cela se pardonne ; mais les mauvais propos, cela ne s’oublie pas. Les voilà donc irréconciliables les pauvres enfants en souffrent, comme j’aurais souffert, dans le temps, de leur inimitié, si j’avais eu besoin d’eux.

MADAME FLORIDOR.

Et vous voulez vous mêler de tout cela ? Laissez tous ces mauvais parents se disputer entre eux. Les enfants ne valent pas mieux que les pères, je le parierais. Nous ne nous disputons pas, nous autres : nous nous sommes adorés, tant que nous avons été jeunes ; nous nous aimons depuis que nous ne le sommes plus. Voulez-vous conserver la paix dans votre ménage ? renvoyez-moi bien vite, comme ils sont venus, ce petit vaurien et cette petite étourdie. Quelques louis dans la poche aux enfants ; une bonne lettre d’avis, bien sèche et bien piquante aux parents, où vous leur ferez sentir qu’il y a moins de mal à jouer la comédie qu’à laisser échapper ses enfants de chez soi.

FLORIDOR.

Allons, pour avoir la paix... Tu sais bien que je fais toujours ce que tu veux ; mais charge-toi de leur annoncer leur départ, je n’en aurais pas le courage.

MADAME FLORIDOR.

Oh bien ! je l’aurai, moi ; laisse-moi faire. Beaucoup d’honnêteté, beaucoup de politesse, mais ferme et sévère ; tu vas voir.

FLORIDOR.

Tiens, justement, voilà Lise.

 

 

Scène II

 

FLORIDOR, MADAME FLORIDOR, LISE

 

LISE.

Ce qu’on vient de me dire serait-il vrai, mon cousin le comédien ? ma cousine votre femme est revenue de la campagne ?

FLORIDOR.

Oui, ma chère enfant, la voilà.

LISE.

Ah ! ma cousine, que j’attendais votre retour avec impatience !

MADAME FLORIDOR.

Mademoiselle...

LISE.

Votre mari vous aura raconté tous mes malheurs, toutes mes fautes ; accusez-moi, plaignez-moi. Quoique mon père en ait agi bien durement avec moi, je suis loin de lui en vouloir ; je n’en veux qu’à moi-même, d’avoir été assez faible pour quitter sa maison, de concert avec Auguste ; mais, en vérité, je n’ai pas pu faire autrement. C’est une fatalité qui m’a entraînée : heureusement, Auguste et moi ne pouvions tomber en de meilleures mains. Votre cher mari a été si indulgent pour nous ! il nous a promis que vous le seriez aussi. Ah ! je vous en prie, ma chère cousine, qu’il ait dit la vérité ! car, voyez-vous, si vous ne daignez m’accorder votre appui, je suis bien malheureuse : nous n’avons plus que vous deux pour ressource, pour amis, pour parents.

MADAME FLORIDOR.

Il est sûr, mademoiselle, que jusqu’à un certain point... je ne saurais blâmer mon mari...

À son mari.

Elle a vraiment un son de voix qui touche...

À Lise.

Cependant je prendrai la liberté de vous dire... Aidez-moi donc, monsieur Floridor, à lui parler sévèrement.

FLORIDOR.

Eh ! mais, c’est toi qui t’es chargée d’être sévère.

MADAME FLORIDOR.

J’entends bien ; mais, dès le premier abord, je ne peux pas lui dire des duretés.

LISE.

Qu’avez-vous donc ? vous semblez vous consulter ensemble.

FLORIDOR.

C’est qu’au moment où tu es entrée, petite cousine, ma femme me faisait certaines petites observations, dont le résultat...

LISE.

Eh bien ! le résultat...

FLORIDOR.

Est, qu’il faut vous renvoyer sans délai, Auguste et toi, à vos parents.

LISE.

Ah ! mon Dieu !

FLORIDOR.

Ce n’est pas mon avis, au moins, mais c’est celui de ma femme.

LISE.

Serait-il vrai, ma cousine ?

MADAME FLORIDOR.

Eh ! mais... oui sans doute, il faudra bien finir par là ; mais il n’est pas question de partir sur-le-champ.

FLORIDOR.

C’est que, vois-tu bien, Lise, ma femme tient beaucoup à la réputation ; et recevoir deux fugitifs comme vous...

LISE.

Oui, je le sens, cela peut vous compromettre... Allons, il faut donc se résigner.

MADAME FLORIDOR.

Ce n’est pas que si l’on avait quelque espérance de faire entendre raison à monsieur de Florangeac et à monsieur de Morinville... Mais le moyen ! deux entêtés ! deux orgueilleux ! Quand je pense à tous les mauvais tours qu’ils ont joués à mon pauvre Floridor...

FLORIDOR.

Il n’est pas question de moi, ma femme ; je ne fais plus d’étourderies de jeunesse ; il s’agit de ces deux enfants. Je vais donc retenir une place à la diligence pour Lise : quant à monsieur Auguste, il marche bien. Ainsi...

MADAME FLORIDOR.

Mais un moment, monsieur Floridor ; vous êtes d’une vivacité...

FLORIDOR.

Eh bien ! madame Floridor, quand je vous disais que vous ne pouviez pas être méchante... Allons, embrasse ta petite cousine.

MADAME FLORIDOR.

De tout mon cœur.

FLORIDOR.

Ah ! voilà monsieur Auguste ; il vient bien à propos.

 

 

Scène III

 

FLORIDOR, AUGUSTE, MADAME FLORIDOR, LISE

 

FLORIDOR.

Entrez, entrez, jeune homme ; voulez-vous bien permettre que je vous présente à ma femme ?

AUGUSTE.

Ah ! madame, je viens d’apprendre par la maîtresse de l’auberge où mon cousin m’a logé que vous étiez arrivée : elle m’a dit une chose à laquelle je devais m’attendre, que vous étiez fâchée que votre mari nous eût aussi bien reçus. Vous avez raison, madame ; des enfants qui fuient de chez leurs parents ne méritent aucune pitié ; mais, de grâce, ne confondez pas Lise avec moi : c’est moi seul qui suis coupable ; c’est moi qui l’ai décidée à venir se réfugier chez vous, dans un moment où j’avais vraiment perdu la tête. Ainsi, madame, n’accablez que moi seul, et épargnez ma cousine. Vous êtes si bonne, m’a-t-on dit ; il ne faut pas traiter avec trop de rigueur une parente, dont le seul crime est d’avoir pour moi plus d’amour que je n’en mérite.

MADAME FLORIDOR.

Que vous n’en méritez, mon cher cousin ? Mais quand on s’exprime avec autant de désintéressement, de générosité...

À son mari.

Il n’est pas mal ce jeune homme.

LISE.

N’est-ce pas ?

FLORIDOR.

Allons, nigaud, salue ta cousine, embrasse-la, et parlons d’affaires.

MADAME FLORIDOR.

Oui, mon cher cousin, tout est pardonné.

FLORIDOR.

Enfin, voilà un jeune homme coupable d’un rapt.

AUGUSTE.

D’un rapt, mon cousin ?

FLORIDOR.

Donnez à ce petit accident-là tel nom que vous voudrez : il s’agit, pour me servir des termes du métier de ton père l’avocat, de civiliser l’affaire.

LISE.

Impossible, mon cher cousin : si vous saviez, ils se détestent autant que nous nous aimons.

AUGUSTE.

J’avais pensé à un moyen qui serait sûr.

FLORIDOR.

Et lequel ? voyons, petit cousin.

AUGUSTE.

Il faut commencer par me marier à Lise.

FLORIDOR.

Sans le consentement de ton père, du sien ? mariage nul.

AUGUSTE.

Ils finiront par l’approuver. En attendant, j’ai de la mémoire, de l’organe, de la jeunesse ; je me fais comédien, comme vous ; je n’ai besoin de personne. Comme vous, je fais fortune ; et nos parents nous pardonneront, comme ils vous ont pardonné.

MADAME FLORIDOR.

Il a raison ; c’est ce qu’il y a de mieux à faire.

FLORIDOR.

Mon cher Auguste, me préserve le ciel de déprécier une profession dans laquelle j’ai vécu trente ans avec honneur. La comédie est un art qui tient fort bien sa place après les autres ; mais, comme dans tous les arts, il faut y être poussé, pour ainsi dire, par une force irrésistible. Toi, tu veux te faire comédien par désespoir d’amour ? Sottise, abus. Il faut que tu épouses ta cousine, et que tu sois avocat comme ton père. Il ne s’agit donc que d’obtenir son agrément.

MADAME FLORIDOR.

Oui : mais comment y parvenir ?

FLORIDOR.

Croyez-vous donc que je n’y aie pas songé ? Voilà dix jours que ces chers enfants sont chez moi ; en voilà neuf que j’ai écrit à leurs parents.

LISE.

Vous avez écrit à mon père ?

FLORIDOR.

Ils savent que c’est chez moi que vous vous êtes réfugiés.

AUGUSTE.

Ils le savent !

FLORIDOR.

J’attends leur réponse aujourd’hui même.

LISE.

Aujourd’hui !

FLORIDOR.

Et je suis prêt à les recevoir.

AUGUSTE.

Comment ! à les recevoir ?

FLORIDOR.

Oui, d’après les lettres qui leur sont parvenues, je crois bien qu’ils se seront mis en route tous les deux.

LISE.

Oh ciel ! comment nous présenter devant eux.

FLORIDOR.

Oh ! j’ai bien présumé que vous seriez un peu embarrassés ; mais je ne le serai pas, moi ; j’essuierai le premier choc, et vous ne paraîtrez que quand il en sera temps.

 

 

Scène IV

 

AUGUSTE, FLORIDOR, MADAME FLORIDOR, LISE, PASCAL

 

PASCAL, remettant à Floridor deux lettres cachetées en noir.

Monsieur, voilà des lettres que le facteur m’a dit de vous remettre ; mais, c’est singulier ; elles sont à l’adresse de monsieur Dorval, homme de loi, à Senlis. Ils disent que vous avez été dire vous-même à la poste qu’on vous envoyât toutes les lettres, en cachet noir, qui seraient à cette adresse-là.

FLORIDOR.

Oui, elles sont pour moi, Laisse-nous.

 

 

Scène V

 

AUGUSTE, FLORIDOR, MADAME FLORIDOR, LISE

 

FLORIDOR.

Justement, c’est ce que j’attendais.

MADAME FLORIDOR.

Qu’est-ce que cela signifie ? monsieur Dorval, homme de loi !

FLORIDOR.

C’est un nom de comédie que je me suis donné.

MADAME FLORIDOR.

Un nom de comédie !

FLORIDOR.

Écoutez-moi : vous avez de très grands torts ; mais il faut bien excuser les folies de jeunesse, quand elles n’annoncent pas un mauvais cœur. Tu as dix-huit ans ; Lise en a seize, et je me souviens qu’à votre âge, le diable m’emporte si je savais ce que je faisais ; vos parents eux-mêmes ont bien quelque chose à se reprocher à votre égard. Quant à moi, je leur garde une vieille rancune : je prétends nous venger tous réciproquement les uns des autres, en faisant votre bonheur. Tenez, lisez ces lettres, adressées à monsieur Dorval, homme de loi.

À Lise.

Voilà celle de ton père.

À Auguste.

Et voilà celle du tien.

AUGUSTE, lisant.

« Monsieur, j’étais à l’audience, et je plaidais contre un père qui veut marier sa fille malgré elle, lorsqu’avec une surprise inexprimable j’ai appris les deux nouvelles foudroyantes que vous m’annoncez par votre lettre du 9 du courant. Il est donc vrai que mon libertin de fils avait été demander un asile à son cousin le comédien, et qu’il est arrivé précisément pour assister aux derniers moments de ce parent estimable que je regretterai toute ma vie. »

MADAME FLORIDOR.

Qu’il regrettera toute sa vie !

FLORIDOR.

À ton tour, Lise.

LISE, lisant.

« Monsieur, je revenais de sauver un riche propriétaire de nos environs d’une maladie incurable lorsque j’ai appris en même temps l’évasion de ma fille, sa retraite chez son cousin le comédien, et la mort de ce respectable parent. »

MADAME FLORIDOR.

Que veut dire ceci, s’il vous plaît ?

FLORIDOR.

Cela veut dire que je suis mort. Continuez.

AUGUSTE, lisant.

« Je me félicite que mon cousin ait choisi pour son exécuteur testamentaire un aussi galant homme que vous paraissez l’être. Comme nous sommes en vacances, je pars en même temps que ma lettre, pour assister à l’ouverture du testament, morigéner et ramener mon fugitif, et présenter mes hommages et l’expression de mes regrets à la veuve Floridor, ma cousine, avec laquelle je brûle de faire connaissance. »

LISE, lisant.

« Comme il n’y a pas beaucoup de maladies cet automne, j’arriverai aussitôt que ma lettre. Je regrette en médecine pour croire que je l’aurais sauvé. »

FLORIDOR.

C’est bien d’un médecin.

AUGUSTE, lisant.

« Si la succession entraîne quelque procès , suivant l’usage, nous nous entendrons tous les deux en bons confrères pour les terminer, ou plaider à outrance, s’il y a lieu. »

MADAME FLORIDOR.

C’est bien d’un avocat.

FLORIDOR.

Comme ils connaissent tous les deux mon écriture, j’ai fait écrire mes lettres par le clerc du juge de paix ; j’ai signé hardiment Dorval, homme de loi ; j’ai donné le mot aux voisins, à la poste. Il y a trente ans qu’ils ne m’ont vu ; ils ne me reconnaîtront pas, et je les attends. Je leur ai marqué que la veuve Floridor avait provisoirement placé Lise dans une honnête pension de demoiselles ; que j’avais envoyé Auguste à deux lieues chez un ami ; que la veuve s’était retirée pour quelque temps chez une voisine. Ainsi vous pouvez vous renfermer tous les trois dans l’appartement de ma femme, et me laisser seul avec eux pour le petit projet que je médite.

MADAME FLORIDOR.

Oh ! non pas, j’en veux être ; je ne suis pas fâchée de profiter de l’occasion ; j’ai de bonnes vérités à leur dire. Il y a dix ans que je n’ai joué la comédie, mais je retrouverai tout mon talent pour me bien moquer d’eux.

AUGUSTE.

Pour vous bien moquer d’eux ! Mais c’est ce que Lise et moi nous ne devons pas souffrir.

FLORIDOR.

Cela ne vous regarde pas, c’est mon affaire : vous leur devez respect et soumission ; mais moi qui ne suis que leur cousin... me venger d’eux, c’est justice. C’est mon état, d’ailleurs, qu’ils ont attaqué ; c’est mon état que je veux venger. Leurs utiles professions ne seront ni moins honorables, ni moins honorées, parce que je me serai un peu égayé aux dépens de quelques individus qui les exercent.

AUGUSTE.

Mais enfin, mon cousin, expliquez-nous donc...

LISE.

Je brûle de savoir...

MADAME FLORIDOR.

Pour que je puisse jouer un rôle dans la pièce, il faut me mettre au fait.

FLORIDOR.

C’est juste ; nous n’avons pas de temps à perdre ; ils peuvent arriver d’un instant à l’autre. Vous saurez donc...

 

 

Scène VI

 

AUGUSTE, FLORIDOR, MADAME FLORIDOR, LISE, PASCAL

 

PASCAL.

Monsieur, voilà une de ces dames qui jouent la comédie qui demande à vous voir ; mademoiselle Beaupré, je crois, c’est son nom.

FLORIDOR.

Ah ! diable ! elle vient mal à propos.

MADAME FLORIDOR.

Il faut bien vite nous en délivrer.

 

 

Scène VII

 

AUGUSTE, FLORIDOR, MADAME FLORIDOR, LISE, MADEMOISELLE BEAUPRÉ

 

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Eh ! bonjour, mon cher camarade ; bonjour, ma bonne Floridor ; votre servante, petit cousin. Eh bien ! que faites-vous donc là ? nous vous attendons pour la répétition ; don Japhet d’Arménie, que nous montons avec tous ses agréments, la cavalcade, le combat du taureau. Vous avez joué le rôle ; ce pauvre Roqueville n’y entend rien ; et puis son accent ! Il faut que vous l’aidiez, que vous l’encouragiez. C’est là qu’il y a une foule de traditions. Allons, venez, partons.

FLORIDOR.

Impossible ce matin, j’ai des affaires.

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Oh ! il n’y a pas d’affaires qui tiennent. Comment ? lorsque nous avons le bonheur de posséder dans la ville que nous tenons un ancien comédien qui a joué à Paris et chez l’étranger, qui a gagné vingt mille livres de rente, nous ne profiterions pas de l’occasion pour nous former, pour nous instruire ?... M’avez-vous vue hier dans Nicole du Bourgeois gentilhomme ? N’est-ce pas que j’étais bien mise, et que j’ai ri de bon cœur ? Ma foi nous n’aurons pas à nous plaindre de la foire : la salle était pleine. Oh ! le charmant état que le nôtre ; on y rit de tout, même de la détresse, quand il y en a : jugez comme on s’amuse quand les affaires vont bien. On parle des tracasseries des comédiens ; est-ce qu’on n’en voit pas dans tous les états ? Est-ce que le marchand ne cherche pas à décrier son voisin ? Est-ce que les médecins ne courent pas les malades, les procureurs les procès, et les musiciens les poèmes d’opéra ? On nous reproche notre amour-propre ; qui est-ce qui n’en a pas ? quand un perruquier se dit artiste, un huissier jurisconsulte, et tel barbouilleur de papier, homme de lettres !

FLORIDOR.

C’est parfaitement bien raisonné ; mais pardon, je suis occupé...

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Ah ! mon Dieu ! que je suis indiscrète ! je vous ai dérangé ; vous étiez en famille. Ah ça ! je dirai donc à nos camarades que vous ne pouvez pas venir aujourd’hui, mais que demain sans faute ils vous verront ; n’est-ce pas ?

FLORIDOR.

Je vous le promets.

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Allons, je m’en vais, je vous laisse ; personne n’aime moins que moi à être importune. À propos, vous savez la nouvelle ? Floribel nous quitte. Il a un engagement pour Lyon ; je crois qu’il fait une sottise ; il n’a pas assez de moyens pour jouer la tragédie, et il était si bien dans les petits-maîtres ! Il veut vous acheter un habit.

FLORIDOR.

Eh ! mon Dieu ! je ne le vendrai pas, je le prierai de l’accepter ; mais pardon encore une fois.

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

C’est juste, je pars. Embrassez-moi, ma bonne Floridor ; comme c’est aimable à vous de vouloir bien jouer dans ma représentation. C’est convenu, vous vous habillerez dans ma loge : vous verrez comme je l’ai fait arranger ; elle est charmante. C’est une petite galanterie que je vous ai ménagée. Eh bien ! vous avez été bien surprise, en arrivant de la campagne, de voir chez vous le petit cousin et la petite cousine : ils sont bien intéressants, n’est-ce pas ? Quand les mariez-vous, monsieur Floridor ? oh ! nous voulons être de la noce : enfin vous êtes leur père.

FLORIDOR.

Et c’est précisément pour avancer leur mariage qu’il faut que je cause avec eux et avec ma femme.

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Adieu, adieu ; je ne dis plus qu’un mot. J’ai reçu une lettre de Paris ; on a donné une pièce nouvelle qui a le plus grand succès ; il y a un rôle de soubrette magnifique, mais celui de l’amoureuse ne signifie rien : il faudra que vous vous serviez de votre influence pour décider mademoiselle Monval à le jouer ; vous me le promettez, n’est-ce pas ? Je me sauve... Ah ! j’oubliais : trois débuts très brillants, un drame tombé, un mélodrame aux nues, c’est une rage ; mais ils auront beau faire, ils ne tueront pas la comédie.

 

 

Scène VIII

 

AUGUSTE, FLORIDOR, MADAME FLORIDOR, LISE, MADEMOISELLE BEAUPRÉ, PASCAL

 

PASCAL.

Monsieur, voilà un monsieur en deuil qui arrive par la diligence ; il demande votre maison et monsieur Dorval, homme de loi.

FLORIDOR.

Ah ! mon Dieu ! en voilà déjà un. Un moment, mademoiselle Beaupré. Toi, Pascal, reste ici pour les recevoir. Vous autres, allez m’attendre avec ma femme dans son appartement.

MADAME FLORIDOR.

Venez, mes enfants.

Elle sort avec Auguste et Lise.

FLORIDOR.

Vous, mademoiselle Beaupré, vous sortirez par la petite porte dérobée. Ah ! ne m’avez-vous pas dit qu’il vous manquait deux sujets ? j’ai peut-être votre affaire ; revenez après la répétition.

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Je n’y manquerai pas deux sujets présentés par vous, ils ne peuvent pas être sans talent, sans répertoire... Je vais l’annoncer à tous nos camarades. Oh ! quelle reconnaissance ! ils seront enchantés, ravis : c’est charmant ! c’est adorable ! c’est délicieux !

Elle sort.

FLORIDOR, à Pascal.

Oui, monsieur, non, monsieur... voilà tout ce que tu dois répondre à ce monsieur, ainsi qu’à son frère, qui ne peut tarder ; et des sanglots, des soupirs : pleure, ou mets ton mouchoir sur tes yeux, si tu n’en peux venir à bout : ce n’est pas bien difficile, je compte sur toi et je te laisse.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

PASCAL, seul

 

Des sanglots, des soupirs, pleurer, tirer son mou¯ choir... Allons, il prépare encore quelque drôlerie, c’est sûr. Chût ! voilà notre homme, faisons ce que monsieur nous a dit.

 

 

Scène X

 

PASCAL, MORINVILLE

 

MORINVILLE.

C’est ici que demeure madame Floridor, mon ami ?

PASCAL, pleurant.

Oui, monsieur... Ah !...

MORINVILLE.

Voudriez-vous aller lui annoncer que c’est son cousin Dumont de Morinville, avocat à Brive-la-Gaillarde, qui demande à la voir. Elle est absente, je le sais, mais la maison où elle s’est retirée après le funeste événement ne doit pas être loin d’ici.

PASCAL, à part.

Qu’est-ce qu’il dit donc ?...

Haut et en pleurant.

Oui, monsieur, ah !...

MORINVILLE.

Un moment, mon ami, vos larmes font honneur à votre âme et prouvent l’attachement que vous aviez pour votre maître... Je suis pénétré comme vous... mais enfin nous sommes tous mortels... et en bonne foi la vie est sujette à tant de traverses... quand on a le malheur d’être père de famille, comme moi... D’ailleurs mon cousin Floridor était déjà d’un certain âge... Monsieur Dorval, homme de loi, demeure-t-il loin d’ici ?

PASCAL, à part.

M. Dorval !

Haut et en pleurant.

Non, monsieur.

À part.

Qu’est-ce que c’est donc ? on dirait qu’il fait semblant de pleurer comme moi.

MORINVILLE.

Faites-moi le plaisir de l’avertir aussi de mon arrivée. Vous me permettrez d’attendre ici.

PASCAL.

Oui, monsieur... ah !

MORINVILLE.

Allons, allons, mon ami, un peu de courage, un peu de philosophie ; il en faut. Moi qui vous parle, j’en ai besoin plus qu’un autre.

PASCAL.

Ah ! monsieur.

MORINVILLE.

C’est bon, allez, allez, mon ami.

 

 

Scène XI

 

MORINVILLE, seul

 

Ce pauvre garçon m’a vraiment attendri....

Examinant l’appartement.

Un bel appartement, un très bel appartement ! de beaux meubles, de très beaux meubles ! il n’y a pas d’enfants ; mais il y a un frère. Le mien, qui me traite d’homme processif, est capable de faire du chagrin à cette pauvre veuve. Je la défendrai, c’est mon devoir. Je suis l’aîné ; j’entends les affaires, et je le verrai venir. Je ne demanderais pas mieux que de lui rendre mon amitié, c’est mon frère ; mais comment oublier tous les sujets de plainte... et sa fille qui semble se joindre à lui, qui tourne la tête à mon étourdi et lui fait faire une démarche... oh ! je ne consentirai jamais à ce mariage. Il y aura du scandale ; eh bien ! tant pis pour ma nièce et pour son père... Ce monsieur Dorval, l’homme de loi, paraît un galant homme ; c’est lui qui nous a réconciliés avec le cousin ; et puisqu’on nous appelle pour le testament, il faut bien que nous y soyons pour quelque chose.

 

 

Scène XII

 

MORINVILLE, FLORANGEAC

 

FLORANGEAC, du dehors.

Je vous dis qu’il faut la faire saigner sur-le-champ.

MORINVILLE.

N’est-ce pas la voix de mon frère que j’entends ?

FLORANGEAC, entrant.

Mais quel bonheur qu’un médecin se soit trouvé là tout à propos. Il semble que cette bonne femme ait attendu exprès, pour tomber en paralysie, que je descendisse de mon cheval.

MORINVILLE.

Ah ! vous voilà, mon frère ?

FLORANGEAC.

C’est vous, mon frère ?

MORINVILLE.

Enchanté de vous voir.

FLORANGEAC.

Ravi de vous rencontrer.

MORINVILLE.

Vous venez pour le testament du cousin ?

FLORANGEAC.

Soyez franc ; c’est ce motif qui vous amène. Moi je viens consoler une veuve respectable.

MORINVILLE.

J’ai le même but, mon frère ; mais je viens aussi pour emmener mon libertin de fils.

FLORANGEAC.

Un joli garçon que votre fils ! enlever sa cousine !

MORINVILLE.

Laissons cela, mon frère. Grâce à la prudence de monsieur Dorval, et de la veuve, notre cousine, nos enfants ont été séparés dès leur arrivée. Nous terminerons avec eux quand nous aurons pris connaissance du testament. Ce pauvre cousin Floridor, après toute la rancune qu’il nous a conservée pendant sa vie, c’est bien aimable à lui d’avoir songé à nous !

FLORANGEAC.

Certainement. C’est bien ce qui prouve combien on a eu tort, dans le temps, de le persécuter, de le tourmenter.

MORINVILLE.

Oserez-vous soutenir que ce n’est pas vous qui avez été le moteur, l’instigateur de tous les chagrins qu’on lui a causés ?

FLORANGEAC.

Moi ! c’est vous plutôt. N’êtes-vous pas l’aîné, le chef de la famille ? n’est-ce pas vous qui, par vos belles phrases, montiez la tête à tout le monde ?

MORINVILLE.

Dites donc que, comme chef de famille, car je le suis en effet, j’étais obligé de me montrer, de paraître ; tandis que les autres employaient des menées sourdes, de petites manœuvres. Mais je gémissais tout bas de ce qu’on me faisait faire. Moi, moi, grand Dieu ! blâmer mon cousin Floridor de jouer la comédie ! moi, qui ai eu une passion de comédie ; moi qui ai fait la moitié d’un premier acte : car, Dieu merci, on sait que les avocats sont des gens de lettres.

FLORANGEAC.

Je me flatte que les médecins sont autant littérateurs que les avocats.

MORINVILLE.

Et moi je me flatte que le cousin Floridor aura toujours su me distinguer du reste de la famille.

FLORANGEAC.

C’est ce que nous ne tarderons pas à savoir. J’entends quelqu’un ; c’est probablement monsieur Dorval, l’homme de loi.

 

 

Scène XIII

 

MORINVILLE, FLORIDOR, FLORANGEAC

 

FLORIDOR.

Messieurs, j’ai bien l’honneur... Vous êtes, sans doute, les deux cousins de mon malheureux ami ?

MORINVILLE.

Vous voyez en moi Dumont de Morinville, l’avocat...

FLORANGEAC.

Et Dumont de Florangeac, le médecin, qui a l’honneur de vous saluer.

FLORIDOR.

Moi, messieurs, je suis Dorval, l’homme de loi, exécuteur testamentaire. J’ai reçu, ce matin même, les deux lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire.

FLORANGEAC.

Elles ne vous ont exprimé que faiblement la funeste et terrible impression que l’affreuse nouvelle... Ah ! monsieur, voilà de ces choses... quand on songe... quoique accoutumé par état...

FLORIDOR.

Oui, vous êtes médecin.

FLORANGEAC.

Je ne saurais vous peindre... Parlez donc, mon frère vous dont l’état est de parler.

MORINVILLE.

S’il est facile pour un homme exercé à parler de trouver quelque éloquence peut-être dans les discussions qu’il est de son ministère de discuter, combien il est pénible et douloureux de se trouver dans une position... où par le concours des circonstances... il faut... Ah ! c’est un évènement bien malheureux.

FLORANGEAC.

Il est certain, monsieur, que si... Quelle était donc la maladie de mon cher cousin ?

FLORIDOR.

Sa maladie... Ma foi, je n’en sais rien... Les médecins n’en savaient pas plus que moi ; ils l’ont fait saigner.

FLORANGEAC.

Saigner dans une maladie inconnue ! pauvre cousin ! il a été bien mal traité.

FLORIDOR.

La douleur sincère que vous cause la perte de votre parent m’est suffisamment prouvée par vos lettres et par vos discours. En attendant madame Floridor, permettez-moi de vous parler de vos enfants.

FLORANGEAC.

Vous avez très prudemment agi à leur égard, monsieur.

FLORIDOR.

Il paraît que vous êtes absolument décidés à ne pas les unir.

FLORANGEAC.

Monsieur, pour ma part, je ne dis pas... mais certainement je ne me compromettrai jamais jusqu’à faire une démarche...

MORINVILLE.

Finissons les affaires de la succession, monsieur Dorval ; nous pourrons nous occuper ensuite du sort de nos enfants.

FLORIDOR.

Elles ne seront pas longues. Je me suis fait délivrer une expédition du testament. Justement, voici madame Floridor.

 

 

Scène XIV

 

MORINVILLE, FLORIDOR, FLORANGEAC, MADAME FLORIDOR, en grand deuil

 

FLORIDOR.

Entrez, mon intéressante amie ; ce sont vos deux cousins, monsieur de Morinville, monsieur de Florangeac.

MADAME FLORIDOR.

Messieurs...

FLORANGEAC.

Il eût été bien plus doux pour nous, madame, de faire une connaissance aussi chère que la vôtre dans un tout autre moment.

MORINVILLE.

Au milieu du chagrin bien réel que nous cause la perte de notre parent, c’est une grande consolation pour nous que de penser qu’il n’a pas emporté au tombeau le ressentiment... trop juste peut-être qu’il nous a si longtemps conservé.

FLORANGEAC.

Et nous aimons à croire qu’aussi indulgente que lui vous daignerez accorder votre amitié à des parents qui...

MADAME FLORIDOR.

Je vous demande pardon, messieurs ; mais vous auriez tort de vous en flatter. Monsieur Floridor vous en a voulu toute sa vie ; au moment de mourir il a fait le sacrifice de sa colère : quand j’en serai là, peut-être ferai-je le sacrifice de la mienne ; mais jusqu’à ce moment n’y comptez pas.

MORINVILLE.

Mais, madame, il me semble...

FORANGEAC.

Que dans une circonstance aussi triste...

MADAME FLORIDOR.

Oui, messieurs, je suis triste, fort triste ; mais le chagrin chez moi ne fait que donner plus de force à l’humeur.

MORINVILLE.

Vous qui aimiez tant votre mari !

MADAME FLORIDOR.

Oui, messieurs, je l’aimais, je l’aime encore, je l’aimerai toujours ; et c’est précisément en vertu de cet amour que j’en veux beaucoup à ceux à qui il a dû les seuls chagrins qu’il ait éprouvés pendant sa vie.

FLORANGEAC.

Madame, ce n’est pas moi...

MADAME FLORIDOR.

Je voudrais bien savoir, messieurs, quelles bonnes raisons vous pourriez apporter pour soutenir ce vieux préjugé qui flétrissait l’état de comédien.

MORINVILLE.

Je conviens avec vous, madame...

MADAME FLORIDOR.

Je conviens avec vous, monsieur, qu’il offre à la société plus d’agrément que d’utilité ; mais est-il le seul ? C’est le sort des arts ; instruire un peu, amuser beaucoup, c’est quelque chose.

FLORANGEAC.

Oh ! certainement, madame...

MADAME FLORIDOR.

Or, parce que telle profession est moins utile que telle ou telle autre, celui qui l’exerce en est-il moins honnête homme ?

MORINVILLE.

Non, sans doute.

MADAME FLORIDOR.

Moins utile dans ses succès, n’est-elle pas moins nuisible dans ses erreurs ? Et l’acteur qui joue mal, ne fait-il pas moins de tort aux gens que le médecin qui se trompe ou l’avocat qui bavarde ?

MORINVILLE.

Il est certain, madame...

MADAME FLORIDOR.

Si la réflexion vous avait rendu raisonnables encore ! mais non je vois que vous êtes aussi insensés qu’autrefois ; et la manière dont vous vous conduisez avec des enfants que vous forcez à s’enfuir de chez vous...

MORINVILLE.

Oh ! madame, pour cette affaire...

MADAME FLORIDOR.

Vous avez raison ; cela ne me regarde pas ; je ne m’en mêle point : j’étais seulement bien aise de soulager mon cœur... J’en avais besoin ; je suis si désolée... Ah ! monsieur Dorval, vous étiez l’ami de ce cher Floridor... Mes larmes m’empêchent de poursuivre. Vous vous êtes hâtés de venir, messieurs, pour prendre connaissance du testament. Monsieur Dorval va vous en faire lecture.

Floridor et sa femme font approcher des fauteuils par Pascal, qui affecte encore de pleurer.

FLORANGEAC, bas à son frère.

Mon frère ?

MORINVILLE, de même.

Eh bien ! mon frère ?

FLORANGEAC, de même.

Cette femme-là ne nous aime pas beaucoup.

MORINVILLE, de même.

Nous l’apaiserons.

Haut.

Écoutons le testament.

Ils s’asseyent tous.

FLORIDOR.

Avant de procéder à la lecture je crois devoir vous rappeler le caractère du testateur ; il était vindicatif.

FLORANGEAC.

Eh quoi ! ce testament serait-il un monument de vengeance ?

MORINVILLE.

De ceux que nous autres gens de métier nommons ab irato.

FLORIDOR.

Pas tout-à-fait ; mais il se pourrait que vous le trouvassiez un peu bizarre. Monsieur Morinville, vous qui êtes fort instruit dans la pratique, connaissez-vous votre théâtre !

MORINVILLE.

Mais un peu, je m’en flatte.

FLORIDOR.

Connaissez-vous une comédie intitulée Les trois Jumeaux vénitiens ?

MORINVILLE.

Les trois Jumeaux vénitiens ? Je l’ai vue autrefois

MADAME FLORIDOR.

Ah ! comme mon pauvre Floridor jouait Arlequin dans cette pièce-là !

FLORANGEAC, à part.

Arlequin !

MORINVILLE, à part.

Mon cousin, l’Arlequin !

MADAME FLORIDOR.

Oui, messieurs, il y rappelait Carlin.

MORINVILLE.

Mais qu’ont de commun, je vous prie, ces trois Jumeaux vénitiens ?...

FLORIDOR.

C’est qu’il est question dans cette pièce d’un testament et d’une petite condition imposée par le testateur à ses légataires.

MORINVILLE.

Une condition ! laquelle ?

FLORIDOR.

De porter toute leur vie un habit vert galonné en or.

MORINVILLE.

Le vert galonné en or ne convient guère à un avocat.

FLORANGEAC.

Ni à un médecin.

MORINVILLE.

Cependant on peut se résoudre...

FLORANGEAC.

Pour prouver jusqu’à quel point le souvenir de notre parent nous est cher...

MORINVILLE.

Et s’il était possible que cette condescendance de notre part nous réconciliât avec notre chère cousine...

FLORIDOR.

La condition de l’habit vert n’est pas tout-à-fait la même que celle du présent testament ; mais elle en approche. Voici les deux articles qui vous concernent.

Lisant.

« Item, je donne et lègue à mon cousin Augustin Dumont de Morinville, l’avocat, en considération des liens du sang qui nous joignent, de l’amitié que j’eus autrefois pour lui, et que je retrouve en cet instant... une somme de trente mille cession, pour lui être comptée sur sa simple quittance. »

MORINVILLE.

Ce pauvre cousin ! Moi, je ne peux pas entendre la lecture d’un testament sans me sentir ému, pénétré...

FLORIDOR, continuant.

« Mais comme ledit Dumont de Morinville m’a longtemps persécuté dans ma jeunesse pour m’empêcher de prendre l’état de comédien, auquel je dois ma fortune, et par conséquent le moyen de prouver au dit Morinville combien il m’est cher, j’entends et je prétends que, par forme d’expiation envers l’état de comédien... »

MORINVILLE.

Eh bien...

FLORIDOR, continuant.

« Le présent legs ne lui soit délivré que lorsqu’il aura été à pied, en plein jour, signer la quittance chez le notaire, en habit de Crispin...

MORINVILLE.

De Crispin !

FLORIDOR.

« Avec l’épée, les gants, la fraise, la coiffe et la ceinture. »

FLORANGEAC.

Ah ! mon Dieu !

MORINVILLE.

Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie-là, monsieur ?

MADAME FLORIDOR.

Hélas ! monsieur de Morinville, nous ne sommes guère en humeur de plaisanter.

FLORANGEAC.

Mon frère en Crispin !

FLORIDOR.

Passons à l’article de monsieur de Florangeac.

FLORANGEAC.

À mon article !

FLORIDOR, lisant.

« Item, pour les mêmes causes et motifs que ci-dessus, je donne et lègue à mon cousin Jean-Chrysostome somme de trente mille francs... »

FLORANGEAC.

Jusqu’ici c’est charmant.

FLORIDOR, continuant.

« Lui imposant, pour condition, d’aller chercher ledit legs à pied, en plein jour, dans mon costume complet d’Osmin des trois Sultanes. »

FLORANGEAC.

Qu’est-ce que c’est que le costume d’Osmin ?

MADAME FLORIDOR.

Hélas ! Osmin était le chef des eunuques du grand Soliman.

FLORANGEAC.

Le chef des eunuques !

MORINVILLE.

Habit turc, mon frère.

FLORIDOR.

Voilà, messieurs, tout ce qui vous concerne dans le testament.

MORINVILLE.

Vous entendez bien, monsieur, qu’il nous est impossible... Ou c’est une vérité, ou c’est une plaisanterie... Si c’est une plaisanterie, elle est fort indécente, fort déplacée ; si c’est une vérité... trente mille francs... un habit de Crispin.

FLORANGEAC.

Un habit turc... non, monsieur... jamais... cependant... C’est une tyrannie, c’est une infamie.

MORINVILLE.

Clause illusoire, dérisoire, abusive, inadmissible, et nous ferons casser le testament.

FLORIDOR.

Faites-le casser, et vous n’êtes alors ni légataires ni héritiers.

MORINVILLE.

Comment, monsieur !...

En réfléchissant.

C’est vrai.

FLORANGEAC.

C’est vrai ?

MORINVILLE.

C’est vrai.

FLORIDOR.

Je répugnais à vous communiquer ces deux articles ; mais mon devoir... Je sens qu’il vous est impossible d’exécuter les conditions... Je sais bien qu’on pourrait vous dire qu’un quart d’heure est bientôt passé ; que vous en avez fait passer plus d’un bien cruel à votre cher cousin ; que vous n’êtes pas fortunés, et que trente mille francs pour une petite promenade chez un notaire ne sont pas à dédaigner. Mais je me garderai de vous faire la moindre observation ; seulement j’ai fait préparer dans ces deux cabinets les deux habits qui vous sont destinés :

Indiquant le cabinet à droite.

là, l’habit de Crispin ;

Indiquant le cabinet à gauche.

là, l’habit du chef des eunuques.

MORINVILLE.

Eh quoi ! monsieur, vous penseriez...

FLORIDOR.

Voyez, messieurs, réfléchissez ; dans un moment je reviens savoir votre résolution.

MORINVILLE.

Mais permettez donc, monsieur, vous qui êtes l’exécuteur testamentaire, ne pourriez-vous pas arranger tout cela ?

FLORIDOR.

Qu’osez-vous me proposer, monsieur ?

MORINVILLE.

Qui le saura ? Tenez, nous sommes forcés de renoncer au legs, si vous persistez, parce que vous entendez bien qu’un avocat, un médecin ne peuvent pas... se feraient moquer d’eux... Enfin, le cher cousin nous a destiné ces soixante mille francs ; quand nous ne nous déguiserions pas, à qui cela ferait-il tort ? à personne ; personne ne compte là-dessus. Madame, joignez-vous à nous.

MADAME FLORIDOR.

Qui ? moi ! Ah ! messieurs, la lecture des deux articles de ce testament à rouvert toutes mes blessures ; on y reconnaît si bien le bon cœur de mon pauvre mari ! Ah ! qu’il est dur de perdre ce qu’on aime ! qu’une pauvre veuve est à plaindre !... Je ne saurais parler. Venez, monsieur Dorval ; messieurs, je suis votre très humble servante.

FLORIDOR.

Messieurs, j’ai bien l’honneur... Je ne vous dis pas adieu.

 

 

Scène XV

 

MORINVILLE, FLORANGEAC

 

MORINVILLE.

Mon frère ?

FLORANGEAC.

Eh bien ! mon frère ?

MORINVILLE.

Nous sommes joués, mon frère.

FLORANGEAC.

On se moque de nous, mon frère.

MORINVILLE.

Même après sa mort, mystifier les gens !

FLORANGEAC.

Voilà le premier défunt qui puisse s’amuser aux dépens d’un médecin.

MORINVILLE.

Un avocat en Crispin !

FLORANGEAC.

Un médecin en Turc !

MORINVILLE.

Nous faire faire un voyage de soixante lieues pour cette belle équipée !

FLORANGEAC.

Si nous étions en carnaval encore.

MORINVILLE.

Ah ! je ne dis pas...

FLORANGEAC.

Trente mille francs... si l’on était bien sûr que cela ne parvînt pas jusqu’à Brive.

MORINVILLE.

Ils sont capables de le faire insérer dans les journaux.

FLORANGEAC.

Le notaire ne peut pas demeurer bien loin.

MORINVILLE.

Mais il a des clercs. La belle figure que nous ferions devant ces jeunes gens !

FLORANGEAC.

Allons, allons ; j’emmène ma fille et je pars.

MORINVILLE.

Moi je me fais indiquer la maison de campagne où l’on a envoyé mon fils ; je vais le chercher moi-même, et je retourne à Brive.

FLORANGEAC.

Oui, partons.

MORINVILLE.

Sur-le-champ.

FLORANGEAC.

C’est vous pourtant, mon frère, qui nous valez cette humiliation.

MORINVILLE.

Allons, encore des reproches ; vous êtes bien intéressé, mon frère ; car, je le vois. Vous seriez sur le point de céder et d’endosser l’habit du chef des eunuques.

FLORANGEAC.

Moi ? dites plutôt que vous seriez charmé que je vous donnasse l’exemple.

MORINVILLE.

Allons, ne vous gênez pas ; votre bel habit turc est dans ce cabinet.

FLORANGEAC.

Votre habillement complet de Crispin est dans celui-là.

MORINVILLE.

Que maudit soit l’auteur de ces trois Jumeaux vénitiens, avec son habit vert galonné en or !

FLORANGEAC.

Oui, sans doute, c’est lui qui a donné à mon cousin l’idée de cette détestable condition.

MORINVILLE.

Eh bien ! qu’attendons-nous encore ? partons.

FLORANGEAC.

Oui, sans doute, allons-nous-en, nous n’avons plus rien à faire ici.

MORINVILLE.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc ? vous approchez de ce cabinet ?

FLORANGEAC.

Pas du tout, je pars ; mais il n’y a pas de mal à regarder, par pure curiosité, l’habit... que je ne mettrai pas.

MORINVILLE.

La curiosité pourrait bien vous porter à l’essayer.

FLORANGEAC.

L’essayer ! non certes... cependant l’essayer ne serait pas encore me montrer dans les rues.

Il ouvre le cabinet.

Ah ! mon Dieu ! on ne nous a pas trompés. Le voilà sur une chaise.

MORINVILLE.

Fort bien, mon frère ; vous voilà presque décidé. Voulez-vous que je vous serve de valet de chambre ?

FLORANGEAC.

Taisez-vous donc, mon frère : vous imaginez-vous que je sois capable... Mais vous-même, vous approchez de ce cabinet.

MORINVILLE.

Mon Dieu, non ; je prends ma canne et mon chapeau pour partir.

FLORANGEAC.

Et moi, de mon côté... Trente mille francs... Je ne veux plus regarder... Ah ! ah ! c’est là où se trouve la bibliothèque de mon cousin ; il y a peut-être des livres de médecine.

MORINVILLE.

Vous cherchez un prétexte pour entrer.

FLORANGEAC.

Il est certain que ces livres... cet habit... Ma foi, pendant que mon cheval blanc se repose...

Il entre dans le cabinet.

 

 

Scène XVI

 

MORINVILLE, seul

 

Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? comment ! le voilà dans le cabinet ! Pauvre frère ! l’argent lui a toujours tenu au cœur. Oh ! certainement, à ce prix je ne lui envierai pas... mais je mourrais de dépit qu’il fût plus riche que moi. Si je voulais un prétexte comme lui, il y a des livres de son côté ; et du mien, il y a des gravures, des gravures superbes, et moi qui m’y connais ! Entrerai-je ? Ah ! mon Dieu ! qu’on a de peines dans la vie !... Il n’y a personne ; entrons.

Il entre dans l’autre cabinet.

 

 

Scène XVII

 

FLORIDOR, MADAME FLORIDOR, entrant par le fond

 

FLORIDOR.

Ils sont entrés tous les deux.

MADAME FLORIDOR.

Ils mettront les habits, j’en suis sûre.

FLORIDOR.

Ils les mettent déjà ; je le parierais.

MADAME FLORIDOR.

Voyez pourtant où la soif de l’argent nous mène.

FLORIDOR.

Plût au ciel encore qu’on n’employât jamais, pour en gagner, des moyens plus coupables ! Tu sens bien que je ne les laisserai pas aller chez le notaire. Mon frère l’armateur et ta sœur la douairière sont, comme nous, riches et sans enfants ; nous pouvons faire un petit sacrifice pour ceux-ci. Je cours préparer le reste de mon projet, et je retourne ensuite au jardin calmer nos jeunes gens, qui sont bien inquiets. Toi, reste ici pour recevoir les vieillards ; surtout modère-toi. Pauvres cousins ! ils sont déjà assez dignes de pitié.

MADAME FLORIDOR.

Oh ! ils n’en sont pas quittes ; je ne leur ai pas encore dit tout ce que j’avais sur le cœur.

 

 

Scène XVIII

 

FLORIDOR, MADAME FLORIDOR, MADEMOISELLE BEAUPRÉ

 

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Eh bien ! me voilà. J’ai laissé la répétition au second acte ; j’étais si curieuse de voir les débutants que vous nous avez annoncés... Sont-ils arrivés ? Où sont-ils ? Ont-ils un physique avantageux, un bon ton ? J’ai vu le moment où tous nos camarades allaient venir pour faire connaissance avec eux.

FLORIDOR.

Bien sensible à cet empressement, ma chère demoiselle Beaupré. Oui, ils sont arrivés ; mais vous allez rire. À peine débarqués, ils se sont enfermés dans ces deux cabinets pour repasser leurs rôles de début ; et je ne serais pas étonné que, pour mieux se pénétrer de leurs personnages, ils n’eussent essayé leurs habits.

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Allons donc.

FLORIDOR.

Oh ! ce sont deux vrais amateurs ; ils ont une passion pour leur art... Pardon, je laisse à ma femme le soin de vous les présenter ; j’ai une petite affaire à terminer ; je reviens dans l’instant.

Il sort.

 

 

Scène XIX

 

MADAME FLORIDOR, MADEMOISELLE BEAUPRÉ

 

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Il a perdu la tête, votre cher mari. Mais vous-même, cet habit...

MADAME FLORIDOR.

Je vous expliquerai cela dans un autre moment. Daignez m’excuser, comme mon mari ; j’ai quelques ordres à donner. Entre camarades, on se présente soi-même.

À part.

Je ne veux point en avoir le démenti ; et en dépit de monsieur Floridor, je veux leur amener leurs enfants.

Elle sort.

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Eh ! mais, écoutez donc, madame Floridor, c’est inconcevable ! me laisser seule ici avec deux inconnus !

 

 

Scène XX

 

MADEMOISELLE BEAUPRÉ, FLORANGEAC, habillé en Turc

 

FLORANGEAC.

Il faut convenir que l’homme est bien faible dans ses résolutions !

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Eh ! mais, que vois-je ? Eh ! vraiment oui ; monsieur Floridor ne m’avait pas trompée ; en voilà déjà un en costume.

FLORANGEAC.

Dieu sait comme mon frère va se moquer de moi !

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Monsieur, j’ai bien l’honneur de vous souhaiter le bonjour.

FLORANGEAC.

Oh ! ciel, quelqu’un. Où me cacher ?

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Enchantée d’être la première de la troupe à faire connaissance avec un camarade qui est tellement possédé de l’amour de son art, qu’il prend son costume avant la représentation.

FLORANGEAC.

Mais, madame, permettez...

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Quel est le genre de monsieur ? est-ce l’opéra, le tragique, le comique ? Va-t-il jouer Mahomet, Orosmane, Bajazet, le marchand de Smyrne, ou Sander de Zémire et Azor ?

FLORANGEAC.

Mais, madame, je voudrais...

 

 

Scène XXI

 

MORINVILLE, en Crispin, MADEMOISELLE BEAUPRÉ, FLORANGEAC

 

MORINVILLE.

Je n’ose faire un pas.

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Oh ! pour celui-là, on n’a pas besoin de demander son emploi ; c’est mon Crispin. Approchez ; venez présenter vos hommages à votre Lisette.

MORINVILLE, à part.

Ah ! mon Dieu, une femme ! et mon frère en Turc !

FLORANGEAC, de même.

Mon frère en Crispin !

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

« Bonjour, Crispin, bonjour. » Allons donc, à vous, puisque je vous donne la réplique. « Bonjour, belle Lisette. » Vous voyez en moi Eulalie de Beaupré, la première soubrette de la troupe dans laquelle vous allez débuter.

FLORANGEAC.

Comment ? dans laquelle nous allons débuter !

MORINVILLE.

Pour qui nous prenez-vous ?

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Pour les deux comédiens que nous attendons.

MORINVILLE.

Pour les deux comédiens ! voilà pourtant à quoi votre ridicule faiblesse nous expose, mon frère.

FLORANGEAC.

Mais il me semble, mon frère, que nous n’avons rien à nous reprocher...

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Ah çà ! permettez donc, mes chers messieurs ; vous avez l’air un peu gauche sous ces habits. Est-ce que vous ne seriez pas les comédiens qu’on nous a promis ?

MORINVILLE.

Les comédiens ?...

Bas.

Diable ! gardons-nous de dire qui je suis...

Haut.

Oui, oui, madame ; nous sommes les comédiens.

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Eh bien ! moi je n’en crois rien, je m’y connais ; c’est un tour qu’on vous joue.

FLORANGEAC.

Un tour !... hélas ! oui, madame, nous ne le savons que trop.

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Il est malin, le cher Floridor.

MORINVILLE.

Mais pourquoi veut-il l’être, même après sa mort ?

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Comment ! après sa mort ?

 

 

Scène XXII

 

MORINVILLE, MADEMOISELLE BEAUPRÉ, LISE, AUGUSTE, MADAME FLORIDOR

 

MADAME FLORIDOR.

Venez, venez, mes chers enfants ; il y a ici des ici des personnes que vous serez bien aises de voir.

MORINVILLE.

Ô ciel ! que vois-je ? mon fils !...

FLORANGEAC.

Ah ! grand dieu ! c’est ma fille !... Il m’est impossible... dans cet équipage... Je reviens tout à l’heure.

Il se sauve dans le cabinet où il s’est habillé.

MORINVILLE.

Comment, libertin !... attends, attends, nous allons nous parler dans un moment.

Il se sauve dans son cabinet.

 

 

Scène XXIII

 

AUGUSTE, MADAME FLORIDOR, LISE, MADEMOISELLE BEAUPRÉ

 

MADAME FLORIDOR.

Ah ! les pauvres gens ! ! on n’est pas plus honteux.

AUGUSTE.

Je ne me trompe pas ; c’est mon père que je viens d’apercevoir.

LISE.

C’est le mien qui vient de se sauver dans ce cabinet.

AUGUSTE.

Que signifie ce déguisement ?

LISE.

Pourquoi cette mascarade ?

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Ah çà, ma chère madame Floridor, mettez-moi donc dans la confidence ; car, pour une soubrette aussi curieuse que moi, c’est un supplice de voir qu’il y a un secret et de l’ignorer. Tout à l’heure, c’étaient des comédiens qui devaient jouer avec nous, et maintenant ce sont les pères de ces deux jeunes gens. Je n’y entends rien ; expliquez-moi donc...

MADAME FLORIDOR.

Ma foi, que monsieur Floridor vous explique lui-même... Justement le voici.

 

 

Scène XXIV

 

AUGUSTE, MADEMOISELLE BEAUPRÉ, LISE, MADAME FLORIDOR, FLORIDOR

 

FLORIDOR.

Eh bien ! qu’est-ce ? d’où vient tout ce bruit ?

AUGUSTE.

Ah ! c’est vous, monsieur ? j’ignore de quel moyen vous avez pu vous servir ; mais il paraît que vous vous êtes cruellement vengé de mon père et de celui de Lise ; je ne suis pas homme à le souffrir, et...

LISE.

En effet, mon cousin, c’est nous faire bien cruellement acheter l’hospitalité que vous nous avez accordée.

FLORIDOR.

Allons, ma femme n’a pu résister au désir de vous montrer vos parents en costume. Calmez-vous, et vous verrez que s’il y a un peu de malice dans mon fait, il n’y a pas de méchanceté. Du reste, il paraît bien constant que nos deux légataires se sont résignés.

MADAME FLORIDOR.

Oh ! parfaitement résignés. Demandez à mademoiselle Beaupré, elle les a vus là, tout comme moi, en costume bien complet.

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Oui, très complet, l’un en Turc, l’autre en Crispin ; mais enfin pourrais-je savoir...

FLORIDOR.

Patience, patience, mes chers enfants.

 

 

Scène XXV

 

AUGUSTE, MADAME FLORIDOR, FLORIDOR, MADEMOISELLE BEAUPRÉ, LISE, FLORANGEAC, dans son premier habit

 

FLORANGEAC.

Ah ! ah ! mademoiselle, je vous retrouve. C’est donc vous qui vous évadez de la maison paternelle !

 

 

Scène XXVI

 

MORINVILLE, dans son premier habit, AUGUSTE, MADAME FLORIDOR, FLORIDOR, MADEMOISELLE BEAUPRÉ, LISE, FLORANGEAC

 

MORINVILLE.

Vous voilà donc enfin, mauvais sujet, qui, pour un fol amour, contrariant mes vœux les plus chers... Mais nous nous expliquerons hors de cette maison, où le diable, je crois, m’a fait entrer. Partons.

AUGUSTE et LISE.

Mais, mon père...

FLORANGEAC.

Point de supplications, mademoiselle, elles seraient inutiles ; je pars et je vous emmène.

MORINVILLE.

À l’égard du testament de mon cousin Floridor, je vous déclare à vous, monsieur l’exécuteur testamentaire, que je renonce formellement au legs oppressif et ridicule...

FLORANGEAC.

Et moi de même.

MORINVILLE.

Il ne sera pas dit qu’Augustin Dumont de Morinville, l’avocat, se soit compromis jusqu’au point... J’ai bien l’honneur de vous souhaiter le bonjour.

Il veut sortir.

FLORIDOR, le retenant.

Un moment, messieurs ; souffrez qu’avant de partir je vous fasse lecture d’un petit codicille qui vous regarde.

MORINVILLE.

Comment ! d’un codicille ?

FLORIDOR.

Oui, messieurs, qui vient à l’appui du testament de mon ami Floridor, et que je ne devais vous communiquer que dans le cas où vous auriez essayé les habits.

FLORANGEAC.

Oh ! les maudits habits !

MORINVILLE.

Non, je ne veux plus rien entendre.

FLORIDOR.

Écoutez au moins ; cela ne vous engage à rien.

FLORANGEAC.

En effet, mon frère.

MORINVILLE.

Voyons donc, monsieur, que dit ce codicille ?

FLORIDOR.

Il dit que, pourvu que vous ayez essayé les deux habits, vous êtes dispensés d’aller plus loin, et que même, en considération de cette première démarche, les deux legs qui vous sont assignés seront doublés...

FLORANGEAC.

Ah ! mon Dieu ! mais, c’est magnifique, c’est magnanime de la part de mon cousin.

FLORIDOR.

Le cousin Floridor ne mettant d’autre condition à cette adition de legs...

MORINVILLE.

Aïe, aïe ! une condition !

FLORIDOR.

Que le mariage de vos enfants.

MORINVILLE.

Le mariage de nos enfants ?

AUGUSTE.

Ah ! mon cousin, quelle reconnaissance !

LISE.

Se pourrait-il ?

MADAME FLORIDOR.

Qu’en dites-vous ? voilà ce qui s’appelle des conditions justes, honnêtes et raisonnables ; acceptez-les, et je vous pardonne.

LISE.

Mon père, ne vous paraît-il pas plus convenable de me marier à mon cousin ?...

FLORANGEAC.

Mon frère, qu’en dis-tu ?

MORINVILLE.

Et que veux-tu que j’en dise ? réconcilions-nous, et marions nos enfants.

FLORANGEAC.

À merveille ! or çà, ce n’est pas l’intérêt qui me fait parler ; mais comme il pourrait y avoir encore un autre codicille, quand pourrons-nous toucher nos sommes ?

FLORIDOR.

Mais les soixante mille francs qui doivent servir de dot à ces chers enfants sont tout prêts ; quant aux soixante autres mille francs qui vous sont légués par le testament, il ne manque plus qu’une petite formalité pour qu’on vous les compte.

MORINVILLE.

Laquelle ?

FLORIDOR.

C’est que je sois mort.

MADAME FLORIDOR.

Et il n’en a pas encore envie, je vous en réponds.

FLORANGEAC.

Qu’est-ce que vous dites donc ?

LISE.

Eh ! mais, mon père, c’est monsieur Floridor lui-même qui vous parle.

AUGUSTE.

Eh ! oui, notre cousin le comédien.

FLORANGEAC.

Est-il possible !

MORINVILLE.

Il faut avouer que je suis une grande dupe.

FLORIDOR.

Le défunt vous remercie de tout l’attachement que vous lui avez témoigné. Touchez là, chers cousins, nous sommes quittes : plus de querelles entre nous. Vous avez fait tous vos efforts dans le temps pour me faire déshériter par mon père ; je me venge en dotant vos enfants, et en vous plaçant dans mon testament.

MADEMOISELLE BEAUPRÉ.

Mais les deux sujets que vous nous avez promis ?

FLORIDOR.

Je me charge de vous les trouver.

Aux pères.

Vos enfants ont de grands torts envers vous ; mais ils s’aiment, ils ont bon cœur, et je vous garantis qu’ils feront un excellent ménage. Quant à vous, puissé-je vous avoir convaincus que c’est aux méchants et aux fripons de tous les états que l’homme raisonnable doit réserver toute sa haine, et que le comédien honnête homme a tout autant de droits qu’un autre à l’estime des honnêtes gens !

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