Le Tuteur dupé (Jean-François CAILHAVA DE L’ESTANDOUX)

Comédie en cinq actes, sujet tiré de Plaute Acte deuxième du Soldat Fanfaron.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 30 septembre 1765.

 

Personnages

 

MONSIEUR RICHARD, tuteur et amoureux d’Émilie

DAMIS, amant d’Émilie

MERLIN, valet de Monsieur Richard

GRÉGOIRE, jardinier de Monsieur Richard

LE NOTAIRE

MADAME ARGANTE, tante d’Émilie

ÉMILIE, amante de Damis

MARTON, femme de Chambre d’Émilie

LE CLERC du Notaire

UN DOMESTIQUE

 

La Scène est à la Campagne, près d’un Village aux environs de Paris.

 

Le fond du Théâtre représente deux maisons contiguës, mais d’une architecture différente : les deux portes sont éloignées l’une de l’autre. La maison de Madame Argante est à gauche du spectateur, et celle de Monsieur Richard est à droite.

 

 

PRÉFACE

de l’Édition de 1778

 

Il y a déjà longtemps qu’on ne cesse de répéter : « Vive la Comédie ancienne ! c’est-là la bonne ! c’est-là la seule ! Quand у reviendra-t-on ? jamais ! Le moule en est cassé ». D’après ce cri presque général, on se persuade aisément que tout Paris aime la Comédie dans l’ancien genre, ou que la plus grande partie en sent du moins les finesses et les difficultés. Heureux l’Auteur comique affermi par cette erreur dans sa vénération pour Aristophane, pour Plaute, pour Térence, pour Molière surtout. Il obtiendra sans doute avec le temps la portion de gloire, plus ou moins grande, due aux successeurs de ces hommes immortels ! Mais qu’il s’arme de patience : il n’éprouvera que trop, en paraissant sur la scène, combien l’on est loin d’aimer, d’estimer, de connaître cette Comédie Ancienne, redemandée avec tant d’empressement, par ton ou par habitude. Que faire à cela ? relire ses modèles, se pénétrer de leurs beautés, préférer un succès d’estime à un succès d’affluence ; et faire de nouveaux efforts pour mériter, s’il est possible, des gens de goût, une approbation toujours confirmée par la postérité. C’est sous leurs yeux que je vais remettre des larcins faits à l’Antiquité ; ils décideront si je suis un Copiste, un Plagiaire ou un Imitateur.

Dans le Soldat Fanfaron de Plaute, le Héros a une concubine nommée Philocomasie : un rival favorisé la voit très souvent, au moyen d’une porte secrète, qui donne de l’appartement de la Belle dans une maison voisine. Sceledre, esclave du Soldat, cherche un singe sur les toits ; il aperçoit la Maîtresse de son Patron, en tête-à-tête amoureux, dans le jardin du voisin ; il court le dire à Palestrion, son compagnon, et le confident des deux Amants. Palestrion comptant sur la fausse-porte, avertit Philocomasie, la fait sortir alternativement par la maison du Soldat, et par celle de son voisin ; et persuade à Sceledre qu’il a pris la sœur jumelle de Philocomasie pour elle-même.

Il me serait difficile d’exprimer l’enthousiasme que cette partie d’intrigue m’inspira, l’étonnement où je fus qu’aucun de mes prédécesseurs ne s’en fût emparé, et le désir brûlant que je sentis de la marier à un sujet Français. Une ressemblance qui, pour faire illusion, n’avait besoin ni du masque des Anciens, ni de la complaisance outrée des Spectateurs, une telle ressemblance, dis-je, me parut une source inépuisable de comique ; mais je sentis bientôt que la Pièce latine, en m’indiquant des beautés, offrait une infinité de défauts qu’il fallait éviter de transporter sur la Scène Française.

Chez Plaute, la fausse-porte et la ressemblance des deux sœurs ne sont annoncées qu’au second Acte et sans art : j’ai tâché de fixer, dès les premières Scènes de ma Pièce, l’attention du Public sur ces deux objets, surtout sur la fausse-porte, dont la découverte y est presque mise en action, puisque l’intrigant Merlin, qui a senti le mur creux, qui se flatte d’y trouver un trésor, revient, en sanglotant, dire qu’il n’a découvert qu’une porte secrète, à l’aide de laquelle les Amants pourront se voir et se parler sans craindre les jaloux. Malgré cette précaution, j’étais perdu si je n’eusse trouvé le secret d’annoncer plaisamment cette seconde branche de mon intrigue, assez petite par elle-même. Il m’est doux d’avouer que j’en ai l’obligation à Molière.

Dans les Fourberies de Scapin, le Héros dit à Géronte, en pleurant : « Qu’un jeune Turc de bonne mine a invité son Maître d’entrer dans une galère bien équipée ; qu’ils y ont mangé des fruits excellents, et bu du vin qu’ils ont trouvé le meilleur du monde. Géronte demande ce qu’il y a de si affligeant en tout cela ». Ma Scène, calquée sur ce peu de mots, a toujours eu le plus grand succès, et je fais gloire, d’indiquer la source précieuse où j’ai puisé.

Dans le Poète Latin, la ressemblance et la fausse-porte n’animent que deux ou trois Scènes inutiles. J’ai retourné mon sujet, et je me suis replié de façon à les rendre la base de la machine entière. Chez mon Maître, elles ne servent qu’à tromper un misérable esclave, Acteur très subalterne : dans ma Comédie, elles servent à duper le Héros de la Pièce. Enfin, dans le Poème ancien, les Scènes de Philocomasie et de sa prétendue sœur, ont la même couleur : j’ai imaginé, qu’en prêtant à mes deux jumelles une façon de parler et de se mettre, une humeur, un caractère tout-à-fait opposés, je ménagerais un jeu varié à l’Actrice, des Scènes moins monotones au Public, et surtout que la vraisemblance serait moins blessée.

Jamais aux Spectateurs n’offrez rien d’incroyable.
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Ces changements une fois préparés et fondus dans ma tête, je confiai, sans hésiter, à un Valet tous les fils de l’intrigue ; je lui laissai le soin d’en combiner les effets, et de manier, à son gré, des ressorts qui ne sont comiques et décents que dans les mains des Domestiques, quoi qu’en ait pu dire ou le prétendu bon ton, ou l’impuissance de les faire agir et parler avec grâce[1]. J’eus enfin la double ambition de donner à mon Merlin, la tournure d’un intrigant à l’antique, et de ne pas lui laisser les défauts qui ternissent la gloire des fourbes d’Athènes et de Rome. Je me bornerai à citer quelques exemples, et je les prendrai tous chez Plaute ; quoique Térence soit quelquefois aussi indécent, témoin l’Eunuque.

Les fourbes de l’antiquité employaient toute leur adresse pour servir les amours d’un jeune étourdi avec une fille prostituée par des Marchands d’esclave. Voyez l’Épidique de Plaute.

Les moyens qu’ils employaient étaient bas, crapuleux, et dictés par la scélératesse même. Dans la Cassine, le père et le fils sont amoureux de l’Héroïne ; mais comme Chostrate veille sur elle, le premier détermine son Jardinier à la demander en mariage, lui promettant de l’affranchir, moyennant qu’il lui cédera la première nuit. Chalin fait les mêmes conventions avec son jeune Patron.

Un intrigant de Rome ne servait quelquefois les amours de son jeune Maître avec une concubine, qu’en mettant dans son parti le père de ce même jeune homme. Dans l’Asinaire, Agirippe est épris d’une courtisane, élève de la M... Cléorette : tant qu’il a de l’argent, il est bien reçu, dès que son trésor est épuisé, la porte lui est fermée. Son père, instruit de son malheur, lui conseille de voler sa mère, et lui indique les moyens d’y réussir, à condition qu’il aura sa part de leur bonne fortune.

Enfin, ils n’agissaient bien souvent que pour leur propre compte, ce qui ne saurait intéresser les honnêtes gens. La Persane a bien complètement ce défaut[2].

En parcourant non-seulement les Pièces dont je viens de parler, mais celles dont toutes les Nations se sont glorifiées, j’ai découvert, dans les Imitateurs, une liberté bien attrayante, sans doute, mais que notre siècle, devenu plus difficile, ne pardonnerait pas...À commencer par les Imitateurs latins, Plaute et Térence ont transporté, sur le Théâtre de Rome, les sujets Grecs, sans se donner la peine d’en changer les meurs. Ce défaut est devenu de plus en plus sensible, à mesure que les Italiens et plusieurs autres Nations l’ont trouvé trop commode pour le rejeter, et que, de proche en proche, il s’est accrédité sur la Scène Française. Il faut, en effet, avoir le génie de Molière pour nous amuser encore avec une intrigue à la grec que, dont les Marchands d’esclaves, les filles exposées, vendues et retrouvées, etc. etc. font tout l’intérêt.

Trop certain malheureusement de n’avoir pas les mêmes ressources dans l’imagination, et de ne pouvoir racheter, par des beautés inconnues, des défauts généralement sentis, je m’imposai la loi de rejeter tout ce que je ne pourrais pas adapter à nos mœurs. Pour rendre mon intrigant plus piquant, je lui ordonnai d’étudier le caractère de l’homme qu’il avait à duper, de nouer ce fil à celui de la fausse-porte, à celui de la ressemblance des deux sœurs, et de ne jamais perdre de vue ces trois objets. Je ne lui ai jamais permis de se relever, qu’après avoir essuyé trois ou quatre revers.

J’ai tenté davantage. M’étant assuré que le reproche fait aux intrigants de tous les âges et de tous les pays, de ne jamais amener le dénouement, était fondé ; après m’être convaincu par mes recherches mêmes, que rien n’était si difficile, puisqu’aucun Poète n’y avait réussi, je m’imposai certes nouvelle tâche.

J’avouerai que ma Pièce, travaillée et finie d’après les principes que je viens de détailler, me donna le plus grand désir de la voir sur la Scène : non que j’eusse la vanité de croire avoir fait un chef-d’œuvre ; mais je pensai bonnement que le vernis d’antiquité, répandu sur mon Ouvrage, serait taire la sévérité d’une partie de mes juges, et doublerait l’indulgence des autres. Quelle fut ma surprise, quand je vis que les personnes les plus faites pour apprécier la manière des Anciens étaient à cent mille lieues de ce qu’elles appelaient cependant la bonne Comédie !...

 Ici je tais une infinité de choses trop désespérantes pour ceux des Auteurs dramatiques, qui donnent la préférence à l’ancien genre ; et je m’empresse de leur répéter que, s’ils n’obtiennent d’abord que le suffrage de quelques connaisseurs, ce suffrage est d’autant plus flatteur, qu’avec le temps il entraîne celui du grand nombre. Je n’ai pas un seul protecteur : je ne suis prôné par aucune coterie ; depuis treize ans que cette Comédie est sur la Scène Française, elle en a disparu pendant dix années consécutives : elle y a tout au plus été jouée vingt fois, et presque toujours les petits jours ; malgré tout cela, et malgré ses défauts, elle surnage : on daigne la citer ; le Public veut bien lui prodiguer des applaudissements toujours plus multipliés, toujours plus flatteurs ; les Nations étrangères l’ont adoptée ; pour comble de gloire, les Critiques commencent à s’en occuper sérieusement. Hélas ! n’aurai-je jamais l’honneur d’être déchiré comme Molière ?

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MERLIN, sortant de la maison de Monsieur Richard

 

Ma foi, mon cher Merlin, je crois que la fortune veut se réconcilier avec le mérite. Ce matin je plaçais une table dans l’appartement de Mademoiselle Émilie. Au bruit dont le mur a retenti j’ai jugé qu’il était creux. Ces deux maisons de campagne ont appartenu à un certain Mondor, riche avare. Les avares cachent ordinairement leur argent : la mort les surprend ; leur trésor appartient à celui qui le découvre. Je crois avoir trouvé celui de Mondor, et je n’attends pour le changer de logement, qu’un instant favorable. Je savoure déjà tous les plaisirs que donnent les richesses. Quel train ! quels équipages ! Je veux faire envier mon sort par mes anciens Maîtres... Voici Marton : courons lui faire part d’un bonheur que je veux partager avec elle... Halte-là : les femmes n’ont pas assez de prudence pour taire toutes leurs bonnes fortunes.

 

 

Scène II

 

MARTON, sortant de chez Madame Argante, MERLIN

 

MERLIN.

Bonjour, mon Adorable. Peut-on savoir ce que tu viens de faire dans cette maison, voisine de la notre ?

MARTON.

Monsieur Richard, mon Maître et le tien, est allé avec son Jardinier dans le Village. Je profite de son absence pour négocier certaine affaire dont je veux te faire part.

MERLIN.

Avant tout, écoute-moi. J’ai un pressentiment secret que je vais faire fortune ; et je voudrais...

MARTON.

Et moi, je viens te proposer le moyen de réaliser ton pressentiment. Veux-tu gagner deux mille écus ?

MERLIN.

La peste ! trois mille, s’il le faut.

MARTON.

Te sens-tu le talent nécessaire pour tromper un vieux Tuteur amoureux et servir deux jeunes Amants ?

MERLIN.

C’est mon fort à moi que l’adresse et l’industrie. Tous mes ancêtres se sont distingués dans cette noble carrière ; et j’ose me flatter d’avoir jusqu’à présent marché dignement sur leurs traces.

MARTON.

Cette noble émulation me plaît ; et je vais t’apprendre bien des choses.

MERLIN.

Fais-moi une exposition claire et simple de l’état où sont les affaires, nous marcherons plus uniment.

MARTON.

Mondor, à qui appartenaient ces deux maisons, laissa en mourant deux nièces jumelles, qui, parenthèse, se ressemblent parfaitement par la taille et les traits, mais point du tout par le caractère.

MERLIN.

On m’en a dit quelque chose.

MARTON.

Mondor confia Hortense à Madame Argante sa sœur ; et Émilie à Monsieur Richard, ton vieux Maître, Il donna à chaque nièce une de ces maisons, et laissa à ton Patron, par son testament, le reste de sa fortune, pour la leur partager quand elles se marieront ; avec la clause expresse, que, si l’une se marie sans l’aveu de Monsieur Richard, sa part sera donnée à l’autre.

MERLIN.

Je vois avec chagrin que le consentement du Tuteur est très nécessaire : poursuis.

MARTON.

Ton Maître, obligé de voir souvent la tante, s’offrit à elle pour époux. La Dame, qui depuis longtemps cherchait un second mari, accepta l’offre ; et Richard promit par écrit, d’épouser dans deux mois.

MERLIN.

Je commence à deviner : au bout de ce temps il n’en voulut rien faire ?

MARTON.

Précisément. Il compara les charmes de Madame Argante, qui a soixante ans, avec ceux d’Émilie, sa pupille, qui n’en a que dix-huit : toute comparaison faite, il donne la préférence à la nièce.

MERLIN.

Et la nièce compare les agréments de quelque jeune homme avec les désagréments de mon anti que maître : toute comparaison faite, elle donne la préférence au jeune homme ; cela se devine encore.

MARTON.

Ah, Merlin, elle aime Damis, un jeune Marquis ; mais un Marquis... comme on n’en voit point ! Il n’est ni suffisant, ni léger, ni étourdi, ni pétulant. Il a de l’esprit, sans que ce soit aux dépens du bon sens ; il est brave et d’une illustre naissance : croirais-tu qu’il ne parle jamais de ses ancêtres, ni de sa valeur ?

MERLIN.

Peut-être paie-t-il exactement ses dettes ?

MARTON.

Il fait mieux, il n’emprunte jamais.

MERLIN.

Oh diable ! tu dis vrai, c’est le phénix des Marquis.

MARTON.

Il apprend que Monsieur Richard nous a fait quitter Paris : il vole se jeter aux pieds de la Tante. La dame à son tour lui conte ses chagrins. Ils forment de concert le dessein de s’opposer aux projets amoureux de ton maître ; et ils sont arrivés ce matin dans cette maison, dont Madame Argante jouit, comme tutrice d’Hortense.

MERLIN.

Et cette Hortense, est-elle du voyage ?

MARTON.

Non : on la laisse dans le Couvent, jusqu’à ce qu’un parti se présente.

MERLIN.

Dis-moi : pourquoi Madame Argante, en vertu de la promesse de Monsieur Richard, n’essaye-t-elle pas de se faire épouser par force ?

MARTON.

Elle diffère toujours, parce que le Public a, dit elle, mauvaise opinion des attraits d’une femme qui est obligée de plaider pour avoir un époux.

MERLIN.

Elle a raison, et le Public aussi.

MARTON.

Enfin, si tu peux unir Émilie au Marquis, et la Tante à ton vieux Maître, on te promet deux mille écus.

MERLIN, gravement.

Puisque Monsieur Richard a promis d’épouser Madame Argante, puisque les deux jeunes Amants s’aiment de bonne foi, tous les cœurs bien placés doivent s’intéresser au succès de ces deux mariages. Je conclus donc, je veux, je prétends qu’ils soient terminés au plutôt, et je puis, sans blesser ma Philosophie, faire mes efforts pour leur réussite.

MARTON.

Monsieur Richard fait que la Tante est ici. Il a défendu à Émilie et à moi d’aller chez elle. Mais il ignore l’arrivée de son rival qui se cache avec soin, et qui a laissé ses gens dans le village.

MERLIN.

La précaution est bonne.

MARTON.

Avant le retour du Tuteur, il faut procurer une entrevue aux jeunes Amants, qui ne se sont pas vus depuis quinze grands jours. Damis ya se rendre ici : je l’attends. Cours dire à ma Maîtresse que je la prie de descendre ; mais ne l’instruis pas de l’arrivée de Damis : sa surprise sera plus agréable.

MERLIN.

J’y cours.

À part.

Fortune, tu ne sers jamais à demi ! Pendant l’absence d’Émilie, je pourrai plus commodément enlever mon cher trésor.

Il entre chez Monsieur Richard.

 

 

Scène III

 

MARTON, DAMIS, sortant de chez Madame Argante

 

DAMIS.

Eh bien, Marton ! te devrai-je mon bonheur ?

MARTON.

J’ai deux bonnes nouvelles à vous apprendre, Merlin est de notre parti, et Mademoiselle Émilie va paraître.

DAMIS.

Émilie va paraître ! Dieux !... Mon cœur vole au-devant d’elle !... Mais, dis-moi, ma chère Marton, l’absence, souvent trop fatale aux Amants, ne m’a-t-elle pas été funeste ? Ta belle Maîtresse te parle-t-elle souvent de moi ?

MARTON.

Toujours. Elle sacrifie à ce plaisir, jusqu’au soin de sa toilette. Si pour lors vous pouviez être caché dans un coin, et nous entendre, que vous seriez content !

DAMIS.

Tu m’enchantes !

MARTON.

Une jeune personne, qui se croit seule avec la confidente, dit des choses bien expressives.

DAMIS, vivement.

Ah, ma chère Marton, si tu voulais, je le goûterais ce plaisir pur, inexprimable, d’entendre Émilie peindre tous les sentiments que je lui inspire, et me faire, sans me voir, les aveux les plus tendres !

MARTON.

Oui ! cette délicatesse me plaît dans un Amant de nos jours. Éloignez-vous, et vous reparaîtrez quand la conversation sera engagée.

DAMIS, l’embrasant.

Tu es divine ! juge de ma reconnaissance par la grandeur du service que tu me rends.

MARTON.

Partez donc ; l’on vous verra.

Damis se cache.

 

 

Scène IV

 

MARTON, ÉMILIE, DAMIS caché

 

ÉMILIE, sortant de chez Monsieur Richard.

Ah Marton, n’as-tu pas vu quelqu’un qui se cache derrière ces arbres ? Je me retire vite.

MARTON, à part.

Puisqu’elle veut fuir, elle n’a surement pas reconnu Damis.

Haut.

Arrêtez un moment.

ÉMILIE.

Tu m’appelles en vain.

MARTON, à part.

Pour la retenir, il n’y a qu’à la mettre tout bas de la confidence.

Bas à Émilie.

Mademoiselle, l’homme qui se cache est un pauvre diable d’amoureux qui a recours à cette ruse, pour savoir bien au vrai ce que vous pensez de lui.

ÉMILIE.

Quoi ! je ferai toujours persécutée par mon tyran !

MARTON.

Eh non ! c’est...

ÉMILIE.

Je ne t’écoute point.

DAMIS, à part.

Approchons pour entendre. Dieux ! quel moment flatteur l’Amour me prépare !

MARTON, bas à Émilie.

Apprenez...

ÉMILIE.

À quoi bon se cacher ? Je lui aurais dit à lui même qu’il m’obsède en vain.

DAMIS, à part.

Comment donc !

MARTON.

En voici bien d’un autre !

ÉMILIE.

Que je ne l’aime point...

DAMIS, à part.

L’ingrate !

ÉMILIE.

Que je ne l’aimerai jamais...

DAMIS, à part.

La perfide ! Ah, j’en mourrai !

MARTON, à Émilie en l’arrêtant, faisant signe à Damis d’approcher.

Tournez-vous.

ÉMILIE.

Non. 

DAMIS, d’une voix étouffée.

Elle ne veut pas me voir ! Paraissons et forçons l’infidèle à rougir.

MARTON, à Émilie.

Songez à ce que vous dites.

ÉMILIE.

Je dis ce que je sens.

DAMIS.

Encore ! Oh, c’en est trop ! Fuyons... Oui, fuyons pour toujours : j’ai le cœur déchiré.

MARTON, à Émilie.

Un mot d’explication.

ÉMILIE, échappant à Marton pour rentrer.

Il n’en faut point : tout ce qui n’est point Damis me déplaît.

MARTON, soupirant.

Ah ! la scène va changer.

Damis et Émilie se rencontrent au fond du Théâtre.

DAMIS.

Dieux ! ai-je bien entendu ? Se peut-il !...

ÉMILIE.

Damis ! est-ce bien vous ?

DAMIS, à Émilie.

Je me croyais le plus malheureux des hommes, et mon bonheur est parfait !

ÉMILIE.

Je vous prenais pour mon Tuteur. Comment mon cœur a-t-il pu faire une si grande méprise ?

MARTON, à Émilie.

Vous voilà heureusement désabusés. Parlez vite de vos affaires : je vais faire sentinelle.

ÉMILIE, à Marton.

Garde-toi de nous laisser surprendre.

MARTON.

Ne craignez rien, j’ai servi toute ma vie chez de jeunes femmes et de vieux maris : mais souvenez-vous qu’il existe des Tuteurs jaloux et bizarres, un Monsieur Richard enfin ; profitez des seuls moments qu’il vous laisse, et longez aux moyens de vous dérober à sa tyrannie.

DAMIS.

Mon parti est pris. Madame Argante protège notre amour : allons la prier de couronner mes veux.

ÉMILIE.

Mais que pourra-t-elle faire ? Oubliez-vous qu’en me mariant sans l’aveu de mon Tuteur, je perds la douceur de vous faire partager des biens...

DAMIS.

Eh, que m’importent vos richesses ! Pouvez-vous croire que je regrette rien, si j’ai le bonheur de vous posséder ?

ÉMILIE.

Votre désintéressement me touche. Mais puis qu’en naissant la fortune m’a favorisée, pourquoi renoncerais-je au plaisir de vous en faire part ?

DAMIS.

Secondez du moins ma tendre impatience. Volons auprès de Madame Argante, et cherchons avec elle, les moyens de persuader ou de vaincre votre Tuteur.

ÉMILIE.

Allons : puissions-nous y réussir !

MARTON, se jetant entre les Amants.

Que les Amants sont imprudents ! Arrêtez : il y a longtemps que Monsieur Richard est sorti ; il peut revenir dans la minute : il vous a défendu de voir votre tante. Aurais-je le temps, malgré ma vigilance, de vous avertir, et vous, de rentrer sans qu’il vous voie ? Sa jalousie lui fera naître mille soupçons : il éclairera désormais si bien toutes vos démarches, que vous ne pourrez plus vous parler, pas même vous écrire.

ÉMILIE, à Marton.

Ah, tu me fais frémir !

DAMIS.

Ma chère Marton...

MARTON, sur le même ton.

Mon cher Monsieur, je vous parais cruelle : eh non, non, je ne le suis point ! Attendez un instant plus favorable, la prudence l’exige...

 

 

Scène V

 

ÉMILIE, DAMIS, MARTON, MERLIN, qui sort de chez Monsieur Richard

 

MARTON.

Mais voici Merlin. Qu’il a l’air triste !

MERLIN, sanglotant.

Ah ! tendres Amants, que vous êtes heureux !

DAMIS.

Nous, Merlin ?

MERLIN.

Vous-mêmes. Je viens vous annoncer la plus agréable des nouvelles.

ÉMILIE, à Merlin.

Le moyen de te croire, si tu pleures toujours ?

MERLIN.

Réjouissez-vous, vous dis-je ; et laissez-moi sangloter à mon aise.

DAMIS.

Ce ton lamentable s’accorde mal avec les heureuses nouvelles que tu viens, dis-tu, nous annoncer !

MERLIN.

Hélas ! j’ai un chagrin... si chagrinant !...

ÉMILIE.

Explique-toi, je te prie.

DAMIS.

Apprends-nous pourquoi nous devons nous réjouir.

MARTON, à Merlin.

Dis-moi le sujet de tes larmes.

MERLIN.

Je vais vous satisfaire tous trois, en vous racontant mon aventure : vous rirez de ce qu’elle peut avoir de bon pour vous ; je gémirai des coups dont le destin barbare accable le héros de l’histoire.

DAMIS.

Allons, dépêche-toi.

MERLIN.

Mille circonstances m’ont fait croire qu’un des murs de la chambre de Mademoiselle, recélait un trésor : je m’étais livré d’avance au doux plaisir d’en prendre possession. Je viens de lever la tapisserie. Je travaillais avec un soin, une ardeur infatigable. Hélas ! et mille fois hélas !... C’est ici que votre joie et mes larmes doivent redoubler : félicitez-vous et plaignez l’infortuné Merlin...

ÉMILIE.

Achève vite.

MERLIN.

Au lieu de ce cher, de ce précieux trésor, j’ai trouvé une porte pratiquée avec beaucoup d’art, qui donne dans la maison et dans l’appartement de Madame Argante.

DAMIS.

Eh bien, Merlin ? Merlin, avec vivacité et une sorte d’humeur. Eh bien, Monsieur ! ne voyez-vous pas la facilité que cela vous donne pour vous entretenir, en dépit...

DAMIS.

Il a raison. Ah ! ma chère Émilie ! ah ! mon cher Merlin, quel bonheur !

ÉMILIE.

Quelle joie !

MERLIN.

Quel coup affreux ! Ah, fortune !

MARTON.

Ma foi, je ne sais sur quel ton le prendre.

DAMIS, à Émilie.

Par ce moyen, nous pourrons nous voir et nous parler à toute heure en présence de votre Tante. Mon cher Merlin, je ne veux pas qu’une si heureuse découverte soit infructueuse pour toi : tu seras content. Crois de plus, qu’au lieu de deux mille écus que je t’ai fait promettre, je t’en donnerai quatre mille, si tu réussis à m’unir avec Émilie.

MERLIN.

Quatre mille écus ?

DAMIS.

Oui.

MERLIN.

Oui ! je suis aussi content que vous, Monsieur : vos propos sont bien consolants. Je vais rêver à vos affaires.

MARTON.

Et moi, je veux te seconder.

ÉMILIE.

Comptez tous deux sur ma reconnaissance.

MARTON, à Émilie.

Et vous, sur notre zèle. Allons surprendre agréablement Madame Argante.

À Merlin.

Toi, va faire sentinelle sur la route qui doit conduire ici Monsieur Richard.

Émilie, Damis et Marton entrent chez Madame Argante.

 

 

Scène VI

 

MERLIN, seul

 

Allons Merlin... du courage, mon ami, de la tête : il faut se signaler ici. Les douze mille livres que Damis vous promet, font précisément douze mille raisons qui prouvent que Monsieur Richard doit être dupé... Cela est fort bien calculé : mais la chose a ses difficultés. Réfléchissons un peu. Premièrement, Monsieur Richard, très honnête Parisien, n’est pas un homme d’esprit, tant s’en faut ; mais il croit en avoir beaucoup ; par conséquent, il est fort attaché à ses opinions : une fois qu’il a pris un parti, il faut bien du ménagement et de l’adresse pour le faire changer d’avis, sans blesser son amour propre. Secondement, il déteste qu’on le conseille : et voilà le diable ! Comment réussir à le tromper, s’il ne suit jamais mes conseils ? Allons, allons : on est bien fort quand on connaît le faible de son adversaire ; et si d’ailleurs je manque de ressources, l’amour et l’intérêt sauront m’en procurer.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MERLIN, seul, venant du côté droit

 

Monsieur Richard vient sur mes pas : rentrons ayant qu’il me voie.

 

 

Scène II

 

MERLIN, dans le fond, RICHARD

 

RICHARD, venant du côté droit.

Au ! Madame Argante, vous me jouez de ces tours ! vous avez beau faire, je ne suis pas opiniâtre ; mais quand j’ai résolu quelque chose, plus on me contredit, moins j’en démords.

MERLIN, à part.

Il murmure.

RICHARD.

J’entreprends un long et pénible voyage ; je m’éloigne de Paris... de trois mortelles lieues, pour fuir les ennemis de mon repos : ils viennent me troubler ici ! Oh, c’est trop fort !

MERLIN, à part.

Les affaires vont mal : courons vite séparer nos Amants.

RICHARD.

Merlin, te voilà ? Eh, Merlin ! Merlin ! écoute !

MERLIN, s’approchant.

Excusez, Monsieur : je ne vous apercevais pas.

À part.

Il est pourtant nécessaire que je rentre ayant...

RICHARD.

Merlin, je suis content de toi : tu es toujours de mon avis.

MERLIN.

Par ce moyen je suis sûr d’être du parti de la raison... Permettez...

RICHARD, l’arrêtant.

Le bon sujet ! Je veux te donner...

MERLIN.

Quelques louis ?

RICHARD.

Fi ! je veux te récompenser plus noblement.

MERLIN, à part.

Peste ! voyons...

Haut.

Ah ! la générosité est la première des vertus, et vous la possédez.

RICHARD.

Je veux te donner... toute ma confiance.

MERLIN.

Monsieur, en vérité... l’honneur que vous me faites me pénètre... Votre confiance est un bien... J’en ferai bon usage.

RICHARD.

Mon pauvre Merlin ; il est une personne donc l’arrivée m’alarme beaucoup.

MERLIN, à part.

Aurait-il appris l’arrivée du Marquis ?

Haut.

Ah, Monsieur, il faut convenir que Madame Argante est bien acharnée après vous.

RICHARD.

Ce n’est pas ce qui me fait le plus de peine : elle est arrivée, m’a-t-on dit, avec un jeune homme, et j’ai reconnu dans le village la livrée de Damis.

MERLIN.

Tout est perdu !

RICHARD.

Non, tout n’est pas perdu : il sera bien adroit s’il réussit à voir Émilie.

MERLIN.

Assurément : vous y avez mis bon ordre.

RICHARD.

Je ne veux pas aller chez Madame Argante, crainte d’éclater. Va lui dire de ma part, qu’elle et son Marquis sont venus fort inutilement. Ajoute que je serais déjà le mari d’Émilie, si je n’attendais mon frère pour assister à mes noces. 

MERLIN.

Vous sacrifiez vos plaisirs à l’amitié fraternelle ! cela est édifiant. On voit que vous tenez du bon vieux temps.

RICHARD, en confidence.

Il est mon aîné ; il n’a point d’enfants ; et je compte être son héritier.

MERLIN, à part.

Je me trompais, son amitié est du siècle.

RICHARD.

Il m’a prié de l’attendre deux jours. Aussitôt après son arrivée j’épouse Émilie : tu peux l’assurer Madame Argante.

MERLIN.

Très volontiers.

RICHARD, retenant Merlin.

Non, attends encore : voyons ce que veut Grégoire, avec cet air effaré. 

 

 

Scène III

 

GRÉGOIRE, RICHARD, MERLIN

 

GRÉGOIRE, venant du côté gauche, d’un air essoufflé.

Ouf ! morgué, si vous saviez c’ que j’ savons, vous crèveriez de rage.

RICHARD.

Qu’est-ce ? Il m’alarme !

MERLIN.

Il m’alarme aussi. Je suis ravi de n’être pas rentré. Sachons...

GRÉGOIRE.

Comme je r’venions de par là-bas... attendez... m’est avis que je chantions...

RICHARD, à Grégoire.

Eh, bourreau, que fait ton chant à ce que tu veux me dire ?

GRÉGOIRE.

Morgué, un tantinet de patience ! Comme vous vous échauffez sans rian savoir ! vous vous échaufferez bian plus quand vous saurez ce que j’ons vu.

MERLIN, à part.

Je suis à la torture.

RICHARD.

Parle donc vite.

GRÉGOIRE.

Oh, très volontiers !... Nanin, Morgué chut, bec cousu... ce que j’avons à vous dire est par trop chagrinant : il vaut mieux que vous n’en sachiez rian.

RICHARD.

Traître, parleras-tu... ou je t’étrangle.

GRÉGOIRE.

Eh bian ! j’ons vu darrière les vitres de Madame Argante, deux philosomies qui se parliont de très près : l’une appartient à un jeune homme, l’autre à Mamneselle Émilie.

MERLIN, à part.

Ah ! le coquin nous perd !

RICHARD.

Après les défenses que je lui ai faites d’aller chez sa tante !

GRÉGOIRE.

Tenez, not maître, j’ vous conseillons de bonne amiquié de laisser ste jeunesse-là tranquille.

RICHARD.

Le traitre a la manie de donner des conseils !

GRÉGOIRE.

Et vous, celle de n’en vouloir recevoir aucuns.

RICHARD.

Tais-toi ; et courons tous surprendre Émilie.

MERLIN, à part.

Ahie !

Haut.

Tout beau, Monsieur ; tout beau ; un peu de sang-froid.

RICHARD, à Merlin.

Du sang-froid, quand on m’assassine !

MERLIN.

Je ne suis pas moins intrigué que vous.

RICHARD.

Volons donc...

MERLIN, l’arrêtant.

Un moment, s’il vous plaît, un moment !

RICHARD.

Vas-tu aussi me donner des conseils ?

MERLIN.

Moi, Monsieur ? oh que non ! je ne suis pas assez sot. La peste !... je vous connais trop bien ! Je vous prierai seulement de réfléchir sur le projet que vous formez.

RICHARD.

Comment, mon idée n’est-elle pas bonne ?

MERLIN.

Excellente ! divine ! et votre trouble vous empêche d’en voir toute la bonté. 

RICHARD.

Je le croirais assez.

MERLIN.

Pour peu que vous vouliez réfléchir, vous pouvez en tirer un meilleur parti. Vous verrez que si nous entrons tous en désordre chez Madame Argante, Émilie peut se glisser dans l’appartement de la Tante, de-là dans la cour, gagner la grande porte, sortir de la maison, rentrer chez vous, et soutenir que Grégoire s’est trompé. Au contraire, pour qu’Émilie n’eût pas le mot à dire, Grégoire devrait aller doucement à la porte de son appartement écouter si effectivement elle n’y est point.

GRÉGOIRE.

Oh, morgué, j’en sommes sûr.

MERLIN.

N’importe. J’irai, moi, fort vite, voir ce qui se passe chez Madame Argante. Pendant ce temps-là vous resterez ici les yeux attachés sur ces deux portes, et par ce moyen je défie qu’on puisse vous en faire accroire.

RICHARD.

En effet, en réfléchissant un peu, je vois tout cela.

MERLIN.

Je vous le disais bien : ce n’est qu’une suite de ce que vous avez d’abord imaginé. Voilà l’effet d’une bonne pensée ; elle en fait naître mille autres.

RICHARD.

Ce garçon-là s’est bien formé, depuis qu’il est à mon service.

MERLIN.

Si cependant vous trouvez plus à propos que nous allions tous ensemble chez Madame Argante...

RICHARD.

Non, je ne suis pas assez imprudent.

MERLIN.

Ne perdez donc pas ces deux portes de vue...

À Grégoire.

Souviens-toi que tu dois marcher fort doucement... et moi fort vite.

Il part comme un éclair.

 

 

Scène VI

 

RICHARD, seul, les yeux attachés sur les deux portes

 

Parbleu, de cette façon, je défie Émilie de rentrer sans que je la voie ! Il faut convenir que je viens d’avoir une bonne idée... Personne ne fort encore. Cependant Émilie est avec mon rival... Je suis sur les épines... J’étouffe ; je suis mort...

 

 

Scène V

 

RICHARD, ÉMILIE, MARTON, GRÉGOIRE, les trois derniers sortant de chez Monsieur Richard

 

RICHARD, à lui-même.

Ah, je renais ! Émilie était chez elle : Grégoire s’était trompé.

GRÉGOIRE, à lui-même.

Morgué, jarnigué, tatigué, si Mamneselle n’est pas foncière, je sommes un sot. Stapendant...

Il regarde les deux maisons.

ÉMILIE, avec une fierté décente, à Richard.

Quoi, Monsieur ! est-ce vous qui ordonnez à Grégoire de faire sentinelle jusques dans mon appartement.

RICHARD.

Pardon, belle Émilie...

MARTON.

Voilà qui crie vengeance ! on nous interrompt dans le seul moment de satisfactions que nous ayons goûté depuis un temps infini. Nous en étions à l’endroit le plus intéressant d’un Roman : deux tendres Amants se voyaient, en dépit d’un jaloux ; ils se parloient avec cette vivacité, cet enthousiasme charmant, que l’on sent mieux qu’on ne peut l’exprimer ; ils cherchaient le moyen de tromper leur tyran...

RICHARD, vivement à Marton.

Vous lisiez-là un fort vilain livre, ma mie.

MARTON.

Nous partagions si bien leur situation, au moment où nous avons été troublées par ce maraud...

GRÉGOIRE.

Grand-marci, Mamneselle Marton.

RICHARD.

Pardon, encore une fois, belle Émilie. L’amour qui fait tout excuser, m’a rendu coupable... Vous détournez vos beaux yeux... Un seul mot de douceur de cette bouche adorable, et je mourrai de joie.

MARTON, à part.

Ah, si nous en étions bien sûres !...

ÉMILIE, soupirant.

Hélas !

RICHARD.

Qu’entends-je ! votre petit cœur soupire !

ÉMILIE, d’un ton affectueux.

Oui, Monsieur, vous m’affligez. Il n’est pas flatteur pour une âme bien née de rendre un galant homme malheureux, et de faire naître une tendresse qu’elle ne peut partager. Oubliez une ingrate qui ne saurait cesser de l’être. Voudriez-vous posséder ma main sans mon cœur ?

RICHARD.

Je connais votre vertu : le devoir fera naître la tendresse.

MARTON.

Monsieur, le devoir ne fait plus de tels miracles, surtout quand l’époux a soixante ans.

RICHARD.

Taisez-vous. Vous me reprochez sans cesse mon âge. Hé ! qui n’a pas soixante ans ?

MARTON.

Qui ? votre rival, qui n’en a que vingt : aussi fait-il plaire ?

RICHARD.

Voilà tout le mérite de la jeunesse, celui de sa voir séduire.

ÉMILIE, d’un ton pénétré.

Non, Monsieur ; Damis n’a jamais employé l’art de la séduction pour toucher mon âme. Élevés ensemble dès la plus tendre enfance, nos cœurs faits l’un pour l’autre se sont insensiblement pénétrés du plus doux sentiment. Loin de vous obstiner à traverser notre bonheur, goûtez, au contraire, le plaisir de faire deux heureux, qui vous regarderont toujours comme leur père, et qui, guidés par la plus vive reconnaissance...

RICHARD.

Mademoiselle, tout ce que vous me dites est très touchant ; mais plus vous me faites connaître la tendresse, la délicatesse de vos sentiments plus je persiste dans mes résolutions, et...

ÉMILIE, fièrement et d’un ton positif.

Cela suffit, Monsieur, J’ai fait mon devoir, en vous parlant avec tous les égards, avec toute l’honnêteté possible. Mais puisque la raison et mes prières ne peuvent rien sur vous, je vous déclare très positivement que je ne me bornerai plus à gémir de votre tyrannie, et que je mettrai tout en usage pour m’en affranchir.

Elle entre chez Monsieur Richard.

 

 

Scène VI

 

RICHARD, MARTON, GRÉGOIRE

 

RICHARD.

Et moi je mettrai tout en usage pour conserver un bien si précieux. Dieu merci, je suis fin.

MARTON, gravement et faisant une grande révérence.

Avec votre permission, nous allons reprendre le fil de notre Roman : l’intrigue en est attachante, et nous commençons d’espérer un dénouement heureux.

Elle donne un soufflet à Grégoire.

Toi, voilà pour te récompenser de tes soins.

Elle entre chez Monsieur Richard.

GRÉGOIRE.

J’aurions tort de nous plaindre : la récompense est de poids.

 

 

Scène VII

 

MERLIN, RICHARD, GRÉGOIRE

 

Merlin fait le guet sur la porte de Madame Argante

RICHARD.

Je ne suis pas fâché de cette petite correction : cela t’apprendra, mon pauvre benêt, à voir plus clair une autre fois.

GRÉGOIRE.

Morgué, je n’savons pas qui voit pus clair de vous ou de moi, ou si la magie se mêle des affaires de Mamneselle Émilie ; mais il est çartain que je l’ons vue, ce qui s’appelle vue, chez sa tante.

RICHARD, à lui-même.

Il y a là dedans quelque chose que je ne comprends pas bien : mais ils n’ont pas affaire à un sot. Je vais les épier de si près, qu’aucune de leurs dé marches ne pourra m’échapper :

À Grégoire.

viens, suis moi.

Ils entrent chez Monsieur Richard.

 

 

Scène VIII

 

MERLIN, seul

 

Au je me doutais bien que ce traitre de Grégoire serait continuellement occupé à nous nuire !...

 

 

Scène IX

 

MERLIN, MARTON, sortant de chez Monsieur Richard

 

MERLIN.

C’est toi, Marton ? Richard rentre chez lui ; où est Émilie ?

MARTON.

Elle est dans son appartement : la porte est bien fermée, et notre secret est en sureté.

MERLIN.

Nous l’avons échappé belle ! Mais Grégoire jure toujours qu’il a vu Émilie chez sa tante. Il est essentiel de bien persuader à Monsieur Richard que son Jardinier s’est trompé ; sans quoi les soupçons continuels, ou la moindre démarche hasardée de notre part, feront bientôt découvrir cette bienheureuse porte qui nous sert si bien.

MARTON.

Hélas ! oui ; comment faire ?

MERLIN.

Attends... La ressemblance des deux sœurs ne pourrait-elle pas nous servir ?

MARTON.

On ne peut mieux penser ; je te devine.

MERLIN.

Cette ressemblance est-elle bien parfaite ?

MARTON.

Au point que tout le monde s’y tromperait, si Hortense ne se faisait aisément distinguer par son étourderie, ses airs trop délibérés, et surtout la parure trop recherchée. Tu peux en juger par l’habit de campagne que je te montrai hier : il lui appartient.

MERLIN.

Comme mon imagination s’échauffe... Le son de la voix ?

MARTON.

Est aussi le même : mais Hortense parle avec plus de vivacité.

MERLIN.

Me voilà fort.

MARTON.

De la prudence. Souviens-toi que Monsieur Richard est rétif.

MERLIN.

Parbleu, je ne le fais que trop. Ces caractères petits et rétrécis sont quelquefois plus difficiles à maîtriser que les autres. Mais sois tranquille : j’ai étudié notre homme ; je le fais par cœur, et je lui ferai désormais imaginer tout ce que je voudrai qu’il croie ou qu’il fasse. De cette façon, il tiendra comme tous les diables à mes idées, qu’il prendra de bonne foi pour les siennes.

MARTON.

Ah, l’excellent fourbe !

MERLIN.

Friponne, tu me cajoles... Chut, le patron avance, rentre par cette porte, afin de l’éviter ; j’irai te faire part de mes succès.

Marton va chez Madame Argante.

 

 

Scène X

 

MERLIN, seul

 

Monsieur Richard, malgré votre pénétration, nous saurons vous en donner à garder.

 

 

Scène XI

 

MERLIN, RICHARD, venant de chez lui

 

MERLIN, courant à Richard.

Ah, Monsieur ! Grégoire avait raison : j’ai vu votre pupille chez sa tante !

RICHARD.

Cela ne se peut pas : elle était ici avec moi dans l’instant : je l’ai vue sortir et rentrer par cette porte, elle est maintenant chez elle.  

MERLIN.

Que dites-vous-là ! je suis pourtant sûr de mon fait : j’ai reconnu Émilie, malgré son habit d’amazone, et l’air vif et étourdi qu’elle a pris pour me tromper.

RICHARD.

Un air vif, étourdi, dis-tu... Un habit d’amazone ?

MERLIN.

Oui, comme si elle arrivait dans la minute. Sa tante, appuyant l’artifice, voulait me persuader que c’était une sœur d’Émilie, et la nommée Hor... Hor...

RICHARD.

Hortense ?

MERLIN.

Hortense, précisément : je n’ai pas été assez simple pour la croire.

RICHARD.

Oui... Je me souviens d’avoir vu ici Hortense en habit d’Amazone : voilà le nœud secret.

Il rit.

MERLIN.

Sérieusement. Vous riez ! que vous dis-je donc de si ridicule ?

RICHARD, riant.

L’aventure est trop singulière !... Émilie a réellement une sœur qui lui ressemble tout-à-fait : on les distingue seulement par les airs qui t’ont frappé. Voilà ce qui a causé la surprise de Grégoire, la tienne, et mes fausses alarmes.

MERLIN.

N’est-ce pas un tour que vous me jouez, pour vous amuser de ma crédulité ?

RICHARD.

Non, d’honneur.

MERLIN.

Sérieusement ?

RICHARD.

Oui, ma foi !

MERLIN.

Oui ? Oh, je ris donc avec vous de mon erreur !

RICHARD, d’un air capable.

Je m’étais toujours douté qu’il y avait du quiproquo dans tout ceci.

MERLIN.

Je fais réparation à Madame Argante : je l’accusais de vouloir vous tromper, surtout quand elle m’a dit que désespérant de vous détacher d’Émilie, et aimant beaucoup le Marquis, elle avait fait sortir Hortense du Couvent pour la lui donner.

RICHARD.

Oh, l’agréable nouvelle ! conçois-tu l’excès de mon bonheur ?

MERLIN.

Pas tout-à-fait.

RICHARD.

Émilie, piquée de l’infidélité de son Amant, se déterminera à me donner la main.

MERLIN.

Parbleu, vous avez raison ! et je n’y songeais pas.

RICHARD.

Et Madame Argante ne comptant plus sur moi, n’hésitera point à me rendre ma promesse.

MERLIN, à part.

Voilà une restitution à laquelle réellement je n’avais pas songé : la vieille n’y consentira jamais.

RICHARD.

Je vais dire à ma pupille, que Damis est sur le point de se marier ; nous verrons comme elle prendra la chose.

MERLIN, à part.

Peste ! il faut éviter qu’il ne lui prenne fantaisie de parler aux deux sœurs en même-temps.

Haut.

Monsieur, gageons que vous cacherez à votre pupille l’arrivée de sa rivale et du Marquis : elle tenterait mille moyens pour ramener son perfide et pour engager sa sœur à n’aller pas sur ses brisées. Vous comprenez bien...

RICHARD.

Sans contredit. Sois tranquille : elle ne saura rien qu’au moment où il faudra qu’elle signe mon contrat.

MERLIN.

Quelle tête ! On ne saurait imaginer combien cette précaution est essentielle...

Bas, à part.

pour nous.

RICHARD.

Encore une fois ; l’agréable nouvelle ! voilà comme, lorsqu’on y pense le moins, tout nous réussit au gré de nos yeux.

Il va chez lui.

 

 

Scène XII

 

MERLIN, seul

 

Tout va bien. La ressemblance des deux fours nous sera d’un grand secours. Pour conserver mes avantages sur Monsieur Richard, continuons à mettre sa vanité de mon parti : avec cette politique on maîtrise le cœur de tous les hommes...

Revenant.

et plus aisément encore celui des femmes.

Il entre chez Madame Argante.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

MADAME ARGANTE, DAMIS, MERLIN

 

Tous sortent de chez Madame Argante.

MADAME ARGANTE.

Ne me retenez pas : je veux lui dire qu’il est un vieux fou, et lui prouver qu’il n’a pas le moindre goût, puisqu’il dédaigne mes charmes.

MERLIN.

Mais Madame, quand vous aurez bien querelle Monsieur Richard, en sera-t-il plus disposé à vous donner la main ? Feignez au contraire de renoncer à son alliance, et rendez-lui sa promesse.

MADAME ARGANTE.

Me dessaisir de la promesse ! quelle imprudence ! Oh, je n’en ferai rien.

MERLIN.

Il le faut absolument, si vous voulez le faire tomber dans le piège que nous lui tendons, et dont je vous ai fait part.

MADAME ARGAN TE.

Le volage !

DAMIS.

Et moi, Merlin, que ferai-je pour hâter mon hymen ? Je suis peu fait à disputer un cœur à force de supercheries.

MERLIN.

Aussi avons-nous dressé notre plan en conséquence : chacun doit travailler dans son genre. Feignez seulement d’être déterminé à épouser Hortense ; soupirez et faites des vœux, la chose n’est pas difficile.

DAMIS.

Pense-tu qu’Émilie sache se déguiser au point...

MERLIN.

Se déguiser... Il serait beau vraiment qu’une femme fît manquer un mariage qui lui plaît, faute de savoir feindre !

MADAME ARGANTE.

Si Monsieur Richard veut voir les deux sœurs en même temps, comme il n’est que trop vraisemblable, nous voilà perdus sans ressource.

MERLIN.

Ne craignez rien, vous dis-je. Avez-vous assez mauvaise opinion de moi pour croire que je n’aie pas songé à parer le coup le plus affreux qui puisse nous arriver ? Que diraient de moi tous nos illustres fourbes ? Je mériterais d’être rayé de leur tableau.

MADAME ARGANTE.

Mais, Merlin...

MERLIN, avec impatience.

Mais, Madame, Monsieur Richard ne peut épouser sa pupille qu’après l’arrivée de son frère : il n’est plus question à présent que de l’engager à donner l’Amazone à Monsieur avant ce temps : c’est à quoi nous allons travailler.

MADAME ARGANTE.

L’ingrat ! qu’il faille le rendre heureux malgré lui... Regardez-moi, Damis : mille femmes qui sont moins bien que moi, et qui m’ont vue naître, n’épousent-elles pas tous les jours des jeunes gens ?

DAMIS.

Sans contredit, Madame ; et vos grâces...

Bas à Merlin.

Tire-moi d’embarras.

MERLIN.

Oui, Madame, vous avez raison : cent riches douairières, moins belles que vous, s’allient journellement à de jeunes plumets qui passeraient pour leurs arrière-petit-fils ; mais Monsieur Richard n’est pas un cadet de Normandie ou de Gascogne... Vite, vite, sa promesse !

MADAME ARGANTE.

Je vais donc la chercher. Donnez-moi la main Damis. Toi, songe que tu promets de ramener mon volage dans mes chaînes.

MERLIN.

Eh oui, encore une fois !... Chut, mon maître vient : il faut absolument que je lui parle pour préparer son esprit. Rentrez, et que Mademoiselle Émilie soit prête à sortir de chez Madame quand je tousserai.

 

 

Scène II

 

MERLIN, RICHARD

 

RICHARD, sortant de chez lui.

Merlin, tout va au gré de mes désirs : Émilie m’a laissé entrevoir que j’obtiendrais sa main dès qu’elle ne pourrait plus espérer de s’unir à Damis.

MERLIN, bas, à part.

Elle a bien suivi mes conseils.

RICHARD.

Mon frère arrive dans trois jours ; le quatrième nous instruirons ma pupille de tout ce qui se passe, et nous ferons un double mariage.

MERLIN, bas, à part.

Doucement ; je ne l’entends pas ainsi.

Haut.

Faut-il absolument attendre monsieur votre frère ?

RICHARD.

Assurément. J’ai de bonnes raisons pour le ménager.

MERLIN.

En ce cas je crains pour vos amours.

RICHARD.

Pourquoi ?

MERLIN.

Dans quatre jours quelqu’événement imprévu peut découvrir à votre pupille tout ce que nous voulons lui cacher ; dans quatre jours le Marquis, qui n’épouserait pas Hortense si l’on voulait lui donner Émilie, peut reconnaître la folie qu’il fait de quitter une personne douce, prudente, raisonnable, dont il est aimé, pour s’allier à une étourdie qui ne l’aime point.

RICHARD.

Hortense n’aime point Damis ?

MERLIN, en confidence.

Non. Je vous dirai bien plus... Je la crois éprise de vous.

RICHARD.

Oui !... Il serait bien malheureux pour moi de charmer les femmes dont je ne me soucie pas, et de déplaire à la seule de qui je voudrais être aimé.

MERLIN.

Que voulez-vous ! ce sont des caprices de l’amour, auxquels on est exposé. Votre fidele Merlin ne sera tranquille qu’après le mariage du Marquis et de l’Amazone.

RICHARD.

Je sens bien qu’alors on n’aurait plus rien à Craindre.

MERLIN.

Sans contredit. Voilà ce qui me fait désirer si ardemment que la chose se fasse.

RICHARD.

Je rêverai aux moyens d’ajuster tout cela.

MERLIN, bas, à part.

Oh, nous t’en ferons bien vite trouver uni !

Il tousse.

 

 

Scène III

 

ÉMILIE, en Amazone, sortant de chez Madame Argante, MERLIN, RICHARD

 

RICHARD.

Hortense paraît. Ah ! Merlin, si elle n’avait pas ces airs étourdis, et si je ne venais pas de voir Émilie dans son appartement, je croirais que c’est elle sous un autre habit.

MERLIN.

Tout autre que vous s’y tromperait...

Bas à Émilie.

Le propos léger, parler vite, beaucoup d’amour.

ÉMILIE.

Eh, bonjour, Monsieur Richard ! je ne vous ai pas vu depuis un siècle ; vous avez toujours un embonpoint charmant, une fraîcheur brillante : vous êtes au mieux, mais au mieux.

RICHARD.

Vous êtes aussi toujours la même, vive, enjouée.

ÉMILIE.

Comment se porte Émilie ? Souffrez que j’aille l’embrasser : je brûle, je meurs d’envie de la voir.

RICHARD, arrêtant Émilie.

Elle a la migraine ; elle dort.

ÉMILIE.

J’en suis au désespoir. C’est une bonne enfant : je l’aime... comme moi-même, quoique nos caractères paraissent différents.

RICHARD.

Ils le sont en effet : elle n’a pas votre gaieté.

ÉMILIE.

Tant pis pour elle. Avouez qu’un petit air de folie sied bien à une jolie femme. Son teint, ses yeux, tous ses traits en sont plus animés ; elle frappe, elle ravit, elle enchante ; tous les cours volent après elle.

RICHARD, d’un air railleur.

Oui, oui, un air de folie sied bien, et vous êtes parfaite.

ÉMILIE.

Vous en convenez donc ? Vous me charmez !...

À demi-voix.

Si j’osais dévoiler les sentiments de mon cœur... Hélas !

RICHARD, à part.

Oh, oh ! Merlin aurait-il deviné ?

ÉMILIE, toujours à demi-voix, et un peu tendrement.

Pourquoi ne pas avouer une chose qu’on ne peut longtemps cacher ? un mot, un soupir, un coup d’œil, un sourire, un moment de dépit ou d’humeur, tout décèle tôt ou tard la tendresse la mieux déguisée : un amour dirigé par l’estime, n’a rien qu’on doive taire.

RICHARD, bas.

Merlin, tu ne disais que trop vrai : elle va me faire une déclaration.

MERLIN, bas.

Ne vous laissez pas séduire.

RICHARD, bas.

Je la connais trop bien.

ÉMILIE.

Vous me trouvez charmante ; ce compliment flatteur en mérite un autre...

D’un ton pénétré.

Vous combleriez mes veux les plus doux, si, abandonnant Émilie à Damis, vous donniez la main à Hortense.

RICHARD.

Mademoiselle l’offre de votre main... Ah, Émilie, pourquoi n’en dites-vous pas autant !

ÉMILIE.

N’est-ce point la même chose ? Je lui ressemble beaucoup. Si nos caractères sont différents, je vous en félicite. Le beau monde, attiré par votre dépense et par mon humeur enjouée, rendra notre maison un séjour de délices.

RICHARD.

Je ne me sens pas le talent nécessaire pour figurer avec vous dans un cercle brillant...

ÉMILIE.

N’ayez point d’inquiétude : je ferai les honneurs et je m’en acquitterai bien...

MERLIN, bas à Richard.

Voyez si cela vous accommode.

RICHARD, bas à Merlin.

J’aimerais mieux mourir que de l’épouser...

Haut.

Mademoiselle, j’ai le goût un peu bourgeois ; je préfère une vie douce, tranquille, au bruit, au fracas du grand monde.

ÉMILIE.

Il est un moyen de nous satisfaire tous deux, Vous donnerez à dîner à des gens graves, sérieux, à des Savants même, si vous voulez : j’y paraîtrai un moment en peignoir, seulement pour y faire la critique des Pièces nouvelles ; ou je n’y paraîtrai pas du tout, si le trouvez bon. À mon tour je donnerai à souper à des hommes agréables légers, qui broderont les nouvelles du jour, à des femmes adorables qui me raconteront les aventures de leurs meilleures amies ; et vous pourrez vous dispenser d’être des nôtres.

MERLIN, gravement.

Tel est l’usage.

RICHARD, à Merlin.

Il est ridicule, et je m’en moque.

ÉMILIE.

Voici donc un autre accommodement. Une belle ne peut décemment courir toute l’année, les bals, les spectacles, les promenades : on s’accoutumerait trop à la voir : il est prudent de s’éclipser quelque temps, pour reparaître avec plus d’éclat. Je me laisserai entraîner six mois par le tourbillon du grand monde : le reste de l’année

D’un ton pastoral.

nous viendrons dans cette solitude ; je serai Philis, vous serez mon aimable Tircis...

RICHARD, à part.

Autre extravagance !

ÉMILE.

Nous jouirons des spectacles champêtres : le rossignol et la fauvette seront  nos musiciens ; les tourterelles nous peindront les plaisirs de l’amour ; des Bergers, des Bergères composeront nos ballets ; et nous, assis nonchalamment sur un trône de gazon émaillé de mille fleurs odoriférantes, nous verrons célébrer, par la nature entière, le Dieu de nos cœurs.

RICHARD, à Merlin.

Elle est folle ; il n’en faut plus douter.

MERLIN.

Oui, il y a quelque chose approchant.

RICHARD.

Mademoiselle, je n’aime ni les airs de Reine ; ni ceux de Bergère.

ÉMILIE.

Vous n’avez qu’à parler : j’ai résolu d’être un vrai Protée pour vous plaire toujours.

RICHARD.

De grâce, épargnez-vous ce soin.

ÉMILIE.

Voici comme je raisonne. L’inconstance est le partage des hommes : aujourd’hui une brune les charme par sa vivacité, demain une blonde indolente obtient la préférence : bientôt la prude succède à la coquette, la romanesque à la naïve, l’orgueilleuse à la modeste. Eh bien ! ai-je dit, il faut marcher sur les traces de plusieurs femmes de ma connaissance, et changer si souvent d’humeur, de caractère, même de taille et de figure, que mon époux goûte les charmes de l’inconstance au sein même de la fidélité.

MERLIN, bas à Richard.

Tudieu, quelle femme !

RICHARD.

Je suis flatté de vos bontés ; mais je fuis trop vieux.

ÉMILIE.

Tant mieux ! je n’aurai point à redouter mille folies trop ordinaires aux jeunes gens.

RICHARD.

Je suis goutteux

ÉMILIE.

Tant mieux ! j’aurai le plaisir de vous prouves ma tendresse par mes soins.

RICHARD, bas.

J’enrage.

Haut.

Je suis sérieux, mélancolique.

ÉMILIE.

Tant mieux ! il est flatteur d’amuser l’objet de son amour : je rirai tant, que vous serez obligé de rire.

RICHARD.

Oh, cela est trop fort : je ne veux rire, ni voir rire. Allez-vous encore dire tant mieux ?

ÉMILIE.

Oui, tant mieux ! les hommes sérieux sont toujours beaucoup plus tendres que les autres : ils font de l’amour, une affaire essentielle.

MERLIN, bas à Émilie.

Ferme.

RICHARD.

Mais voyez quel acharnement !

ÉMILIE.

Vous faites le cruel ! Ah, la bonne folie.

D’un air enfantin et léger.

Baisez ma main, petit ingrat.

RICHARD.

Oh, je n’y puis plus tenir ! enfin, il faut que j’éclate... Mademoiselle, vous me forcez à dire que je ne puis vous aimer.

ÉMILIE, feignant beaucoup de colère.

Dieux ! quel outrage ! craignez ma vanité et mon amour offensés. Je vois votre but, et le moyen de me venger. Je refuserai le Marquis : ma sœur, espérant toujours de le ramener à elle, vous traitera avec le même dédain que vous me traitez aujourd’hui.

MERLIN, bas à Richard.

Ahie, ahie ; vous êtes perdu, si elle persiste dans cette résolution.

RICHARD.

Mademoiselle, si vous n’épousez le Marquis, je n’approuverai aucun des partis qui se présenteront pour vous, et vous resterez au Couvent.

ÉMILIE, feignant un dépit étouffé.

Je suis bien bonne ; jeune, aimable, belle, comme on dit que je le suis, de briguer une telle conquête ! c’en est fait ; le dépit me ramène à la raison. J’aimerai le Marquis ; je m’étudierai si fort à faire son bonheur, que vous serez jaloux de son sort.

Se donnant des grâces.

Ah, voyez ce que vous perdez ! Vous me regretterez.

Elle va pour entrer chez Madame Argante.

RICHARD.

Soit : ne songez qu’à me punir.

 

 

Scène IV

 

MADAME ARGANTE, DAMIS, ÉMILIE, RICHARD, MERLIN

 

Émilie va au devant du Marquis, qui sort de chez Madame Argante avec elle.

RICHARD, bas à Merlin.

Si je diffère son mariage, il lui passera quelque autre folie par la tête. Je veux, en homme fin, saisir ce moment de dépit.

MERLIN, bas à Richard.

Fort bien, fort bien... La voyez-vous qui, pour vous faire enrager, va affectueusement au-devant du Marquis.

RICHARD.

J’en suis ravi : il croira être aimé tout de bon. Je vais feindre d’être la dupe de cette tendresse. Je ferai le benêt, le nigaud.

MERLIN.

Encore mieux : c’est votre rôle.

RICHARD.

Pendant ce temps-là, cours à la poste, voir s’il y a des lettres pour moi.

MERLIN.

J’y vole : aussi-bien crois-je n’être plus nécessaire ici.

Il sort du côté du village, à droite.

 

 

Scène V

 

MADAME ARGANTE, DAMIS, ÉMILIE, RICHARD

 

ÉMILIE, d’un ton ironique.

Venez, Damis, venez remercier Monsieur : c’est lui qui, m’exhortant à donner de nouvelles forces a mon amour, vient de me faire entendre que son plus grand plaisir est de nous unir au plutôt.

DAMIS.

Serait-il bien vrai, Monsieur ? et vous devrais je le bonheur de mes jours ?

RICHARD, à Damis.

Oui, vous me paraissez nés l’un pour l’autre.

MADAME ARGANTE, bas, à part.

 Voyez si l’ingrat m’adresse la parole ! Ah, que je me yeux de mal de l’aimer !

DAMIS.

Vous m’accuserez peut-être d’inconstance ?

RICHARD.

Point du tout. Mademoiselle ressemble tout-à fait à Émilie ; pourquoi ne vous inspirerait-elle pas les mêmes sentiments ? Je les approuve, pourvu que Madame ne contrarie plus les miens.

MADAME ARGANTE.

Perfide, je suis le jouet de vos caprices ! par quelle fatalité ne voyez-vous pas en moi des grâces ?

RICHARD.

Là, là, parlons sans passion.

MADAME ARGANTE.

Oui, je dois étouffer une flamme à laquelle vous n’êtes plus sensible. Ne craignez plus de tendres reproches de ma part, cœur volage : voilà votre promesse.

RICHARD, fort joyeux.

Ah ! donnez : je l’accepte et la déchire avec grand plaisir. Je vous avouerai que je craignais toujours, de votre part, quelque tracasserie. Réjouissez-vous, tendres Amants ; je vous unirai ce jour même.

DAMIS.

Quel bonheur !

ÉMILIE.

Que j’en suis enchantée !

MADAME ARGANTE, bas, à part.

Vous serez forcé de reprendre mes fers, Monsieur Richard ; et pour lors... patience, patience !

 

 

Scène VI

 

MADAME ARGANTE, DAMIS, ÉMILIE, MERLIN, RICHARD

 

MERLIN, venant du village, dit d Richard.

Monsieur ; voilà une lettre.

RICHARD, à Merlin.

Donne : elle peut être intéressante... Précisément... Permettez...

Il lit bas.

DAMIS, bas à Merlin.

Ah ! mon cher Merlin, tout à bien réussi.

ÉMILIE, bas à Merlin.

Je te dois mon bonheur.

MADAME ARGANTE, bas à Merlin.

Je me souviendrai de toi.

MERLIN, bas.

Chut : il ne faut pas qu’il nous voie parler en semble. Je vole annoncer votre bonheur à Marton.

Il entre chez Monsieur Richard.

 

 

Scène VII

 

MADAME ARGANTE, DAMIS, ÉMILIE, RICHARD

 

RICHARD, à lui-même, après avoir lu à demi-voix.

Oui ! vous ne pouviez me faire un plus grand plaisir.

Haut.

Mademoiselle, vous m’avez paru fort impatiente d’embrasser votre sœur : vous allez être satisfaite.

ÉMILIE, surprise, à Richard.

Quoi ?

RICHARD.

Écoutez ce que mon frère m’écrit.

Il lit haut.

« Des affaires essentielles me retiennent à Paris. Je ne veux pas abuser plus longtemps de votre complaisance. Épousez votre pupille : j’en attends la nouvelle avec impatience. »

Tous sont consternés.

ÉMILIE, à part.

Ô Ciel !

RICHARD.

Nous ferons, dès ce soir, un double mariage. Je vais au village en ordonner les apprêts : à mon retour, nous nous rassemblerons tous, et nous ne parlerons que de joie.

 

 

Scène VIII

 

MADAME ARGANTE, DAMIS, ÉMILIE

 

Tous se regardent quelque temps sans se rien dire.

DAMIS.

Ah ! ma chère Émilie, que devenir !

ÉMILIE.

Hélas ! je suis au désespoir ; il va tout découvrir.

MADAME ARGANTE.

Je suis furieuse ! voilà mon mariage plus éloigné que jamais. La promesse de Monsieur Richard était mes seules armes... J’entrevois une fourberie de Merlin. Le traître était d’accord avec son maître pour la retirer d’entre mes mains.

DAMIS.

Ah, si je le croyais ! le scélérat paierait cher les chagrins qu’il nous cause.

 

 

Scène IX

 

MADAME ARGANTE, DAMIS, ÉMILIE, MARTON et MERLIN sortant de chez Monsieur Richard

 

Merlin, conduisant Marton d’un air triomphant.

ÉMILIE.

Viens, ma chère Marton ; fois témoin de mon triomphe ;

À Damis et à Émilie.

et vous, faites éclater votre reconnaissance, Monsieur Richard ne vous gêne plus.

DAMIS.

Te voilà, coquin !

ÉMILIE.

Qu’as-tu fait, malheureux !

MADAME ARGANTE.

Il faut le faire pendre.

MARTON, à Merlin.

Il me semble que la réception n’est pas trop brillante.

MERLIN.

Il me le semble aussi : c’est, sans doute, une plaisanterie ?

DAMIS.

Une plaisanterie ! ah, traître !... te voilà satisfaits, ton Maître est nanti, par tes soins, de la promesse qu’il avait faite à Madame. Présentement il veut, dit-il, procurer à Mademoiselle le plaisir d’embrasser sa sœur, et conclure ce soir un double mariage.

MERLIN, avec un grand étonnement.

Ce que vous dites-là est-il bien vrai ? Par quel malheur Monsieur Richard a-t-il changé d’avis ?

ÉMILIE.

La lettre que tu lui as portée est de son frère, qui le dispense de l’attendre, et le presse de m’épouser au plutôt.

MERLIN.

En ce cas, tout est perdu. Vous pouvez jouer alternativement le rôle d’Hortense et d’Émilie ; mais vous ne pouvez pas épouser votre Tuteur, et Monsieur en même-temps.

DAMIS.

Il plaisante encore, après nous avoir fait la trahison la plus horrible !

MERLIN, à Damis.

Doucement, s’il vous plaît.

Très sérieusement.

N’offensez pas ma probité. Si j’étais d’accord avec Monsieur Richard, il saurait qu’Hortense est dans son Couvent, et n’aurait point parlé de faire un double mariage.

MADAME ARGANTE.

Mais cette promesse, qui aurait pu du moins nous servir pour alarmer mon perfide, mon volage, ou pour gagner du temps, pourquoi me l’enlever ?

MERLIN.

Je croyais bien faire.

DAMIS.

Voilà les intrigants ! ils mêlent, ils brouillent tout : ensuite, ils vous abandonnent. Si tu ne répares ta sottise...

Il tire l’épée.

MARTON, retenant Damis.

Tout beau ! Songez qu’il doit être mon époux.

MERLIN.

Retiens-le, Marton. La mort est la chose que je hais le plus.

DAMIS.

Tu mourras de ma main, si tu ne nous retires du précipice où tu nous as jetés.

MERLIN.

Donnez-moi du moins quelque temps pour réfléchir.

DAMIS.

Réfléchis, mais promptement ; ou bien...

MERLIN.

Attendez...

Bas.

Que ne suis-je loin d’ici !

Haut.

Paix... oui...pas mal... Je le tiens. La nécessité m’a dicté un stratagème qui va me tiret d’embarras.

ÉMILIE.

Que je t’aurai d’obligation !

MERLIN.

On ne le goûtera peut-être pas d’abord ; mais si l’on prend garde à ma situation, on conviendra que je n’en ai point d’autre.

DAMIS.

Eh oui ! tout est permis dans des cas pressants.

MERLIN.

Je suis ravi que vous pensiez ainsi. Madame est elle de cet avis ?

MADAME ARGANTE.

Mon cœur au désespoir goûtera tous les partis que tu prendras.

Ils se rassemblent tous pour écouter.

MERLIN.

C’est au mieux... Cachez premièrement ce fer dont la vue m’épouvante.

D’un air de confidence.

Or sus, le seul et le meilleur parti qui me reste... est... de décamper.

Il s’enfuit.

 

 

Scène X

 

MADAME ARGANTE, ÉMILIE, DAMIS, MARTON

 

DAMIS veut poursuivre Merlin ; Marton le retient.

Ne crois pas échapper à ma vengeance.

MADAME ARGANTE, avec fracas.

Me voilà sans promesse, me voilà sans époux ! le scélérat ! il est digne du dernier supplice. Je vole armer mes gens contre lui, et le faire assommer.

 

 

Scène XI

 

ÉMILIE, DAMIS, MARTON

 

MARTON.

Vous l’avez alarmé... mais il m’aime : je vais l’engager à vous servir encore. Mademoiselle, rentrez chez votre tante pour quitter cet habit, et passez vite dans votre appartement.

ÉMILIE, s’en allant.

Fut-il jamais deux Amants plus malheureux !

Elle entre chez Madame Argante.

 

 

Scène XII

 

DAMIS, MARTO N

 

DAMIS.

J’embrasse l’espoir que tu me donnes, Tu connais Émilie : juge de mon désespoir, si je la perds. Promets tout à Merlin.

MARTON.

Rassurez-vous. Quand on est généreux, et qu’ont a une jolie femme dans ses intérêts, il n’est rien dont on ne vienne à bout... Demandez.

Elle entre chez Monsieur Richard ; Damis, chez Madame Argante.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

GRÉGOIRE, seul, sortant de la maison de Monsieur Richard, et regardant derrière lui

 

Voici, morgué, trois parsonnes qui sont, comme l’an dit, trois têtes dans un bonnet. Alles manigançont queuque chose : faut se tapir darriere ces âbres pour acoûter. Ah, le grand coup ! si, en prouvant que ce Marlin qu’on me parfere, cache un fourbe sous son pourpoint, je pouvions l’empêcher de jouer not Maître !...Mais, chut.

Il se cache à gauche.

 

 

Scène II

 

GRÉGOIRE, caché, MARTON, sortant de chez Monsieur Richard, MERLIN, ÉMILIE

 

ÉMILIE.

Merlin, mon sort est entre tes mains.

MERLIN.

Que puis-je faire !... J’ai beau ruminer...

MARTON.

Abandonneras-tu deux Amants si tendres...

Bas.

Et si généreux !

MERLIN.

Hélas !

ÉMILIE.

Pour t’intéresser davantage à mon sort, je te donne cette bague.

MERLIN.

Marton, vois quelle tournure nous pourrons donner à cette affaire. Les diamants font beaucoup d’effet sur l’imagination des femmes.

MARTON.

On te donne le bijou : c’est à toi d’être reconnaissant.

MERLIN.

Je ne sais trop comment je le gagnerai... J’y vais rêver. Mademoiselle, rentrez chez vous, et soyez prête à prendre à chaque instant l’habit et les airs de votre sœur, pour que Monsieur Richard puisse s’y méprendre, et vous donner au Marquis en croyant lui donner Hortense. Quelque expédient que je trouve, il faudra toujours en venir-là.

GRÉGOIRE, dans le fond à demi-voix, d’un air content.

Bon ! j’avons tout entendu, et j’allons vite au devant de not Maître si tout dégoiser.

Il sort du côté du village.

 

 

Scène IIΙ

 

MARTON, MERLIN, ÉMILIE

 

MARTON.

Merlin ?...

MERLIN.

Marton ?...

ÉMILIE.

Tout est perdu !

MERLIN.

Je le vois bien.

ÉMILIE.

Tout est désespéré !

MERLIN.

Oui, tout est découvert : nous n’avons rien oublié.

ÉMILIE.

Grégoire va dire à Monsieur Richard sous quel déguisement j’espérais le tromper.

MERLIN.

Le diable s’en mêle.

MARTON.

Allons, Merlin ; il ne faut il ne faut pas te laisser abattre ; un nouveau péril doit redoubler ton courage.

ÉMILIE.

Fais de nouveaux efforts, je t’en conjure.

MERLIN.

Marton, sois mon génie, inspire-moi.

MARTON.

Je le veux bien.

MERLIN.

La fortune a beau me regarder de travers ; je la brave, si tu me favorises d’un regard bien tendre.

MARTON.

Voyons : que lis-tu dans mes yeux ?

MERLIN.

Bien des choses. Qu’ils sont éloquents !... Écoutez, Monsieur Richard connaît-il l’écriture d’Hortense ?

MARTON.

Non.

MERLIN.

Et la tienne ?

MARTON.

Encore moins.

MERLIN.

Vivat ! une lettre a fait le mal, une lettre le réparera.

ÉMILIE.

Oui ; mais la découverte du déguisement ne nuira-t-elle pas ?

MERLIN.

Au contraire ! je tournerai tout à notre avantage.

ÉMILIE.

Je respire.

MARTON.

Fais-nous part de tes nobles projets.

MERLIN.

J’y consens... Mais j’aperçois Monsieur Richard et Grégoire.

Monsieur Richard et Grégoire écoutent au fond du Théâtre ; ils viennent du village.

 

 

Scène IV

 

MARTON, MERLIN, ÉMILIE, GRÉGOIRE, RICHARD

 

ÉMILIE.

Oh Ciel !

MERLIN.

Ne vous troublez point.

MARTON.

Ils nous regardent.

MERLIN.

J’en suis ravi. Cours, Marton, écrire à-peu-près.

Il lui parle à l’oreille.

MARTON, s’en allant.

Je suis au fait.

Elle entre chez Monsieur Richard.

 

 

Scène V

 

MERLIN, ÉMILIE, RICHARD, GRÉGOIRE

 

MERLIN, bas.

Et nous, Mademoiselle, restons encore ici, pour donner à Marton le temps de faire ce que je lui ai dit, et à Monsieur Richard, celui de voir que nous sommes en grande intelligence. Il est surtout essentiel qu’il vous voie rentrer chez vous... Ils approchent : priez-moi tout haut de vous servir.

ÉMILIE, haut.

Mon cher Merlin, puis-je compter sur toi ?

MERLIN, fort haut.

N’en doutez pas, Mademoiselle. Rentrons, et venez vous préparer à votre déguisement ; je vous servirai, puisque je l’ai promis. Entre nous, Monsieur Richard est un bonhomme que je joue par dessous la jambe.

Il s’en va avec Émilie chez Monsieur Richard.

 

 

Scène VI

 

RICHARD, GRÉGOIRE

 

GRÉGOIRE.

En bian, morgué ! vous avez vu et entendu que je vous disions vrai ; et que votre Factoton est un traître !

RICHARD.

Qui l’aurait jamais cru !

GRÉGOIRE, d’un air de bonhommie.

Tenez, mon cher Monsieur Richard, je sommes tout joyeux d’empêcher qu’on ne vous joue un vilain tour. J’en avons dans le cœur un plaisir... là... a une joie... tant y a, le bian que je faisons aux honnêtes gens nous fait itou un grand bian.

RICHARD.

Comment a-t-il pu m’en imposer, à moi qui fuis si bon physionomiste ?

GRÉGOIRE.

Bon, bon ! je sommes bian meilleur philosomiste que vous : j’ons toujours dit qu’il était un coquin, et v’là que tout prouve que j’ons bian décidé.

RICHARD.

Je veux l’aller trouver : je veux le confondre. Suis-moi : tu verras... Je ferai beau bruit.

GRÉGOIRE.

Eh, morgué, à quoi sarvira vot’bruit ? Boutez-le à la porte, sans autre lantiponage. S’il vous parle, il vous en fera encore accroire.

RICHARD.

Je l’en défie... Il ne me croyait pas si près. Ne vient-il pas lui-même de me confirmer sa trahison ?

 

 

Scène VII

 

MERLIN, écoutant à part, et sortant de chez Monsieur Richard, RICHARD, GRÉGOIRE

 

GRÉGOIRE, à Monsieur Richard.

N’imorte : les pu grands fripons sont ceux qui savont le paraître le moins.

MERLIN, bas à lui-même.

C’est de moi qu’il parle, sans vanité.

GRÉGOIRE.

Cettui-ci, morgué, vous persuadera qu’il vous sart fidèlement... Je vous conseillons...

RICHARD.

Te voilà toujours avec tes conseils ! tais-toi... Je ne suis pas dupe.

MERLIN, bas à lui même.

À la preuve.

Haut à Monsieur Richard.

Ah ! Monsieur, je vous trouve à propos, pour vous instruire d’un tour qu’on veut vous jouer.

RICHARD, à Merlin.

Ah, maître fourbe !

MERLIN.

Pourquoi vous fâcher contre Grégoire ? il est si bon enfant... Mais parlons de moi. Que vous m’aurez d’obligation ! vous me récompenserez.

RICHARD.

Traître, pendard, infâme !

MERLIN, se retournant, comme pour voir à qui parle Monsieur Richard.

À qui dédiez-vous donc ces épithètes ? Seraient-elles pour moi qui viens vous rendre un signalé service ?

RICHARD, ironiquement.

Je te connaît trop bien pour retraiter si mal Merlin et un domestique si zélé...

MERLIN.

Ah, Monsieur... Il est vrai !

RICHARD.

Voyons le signalé service que tu viens me rendre.

MERLIN.

Voilà premièrement une bague qu’Émilie m’a donnée, pour m’engager à vous tromper. Je l’ai prise, afin de mieux cacher mon jeu ; et je vous la rends. Puisque vous devez épouser votre pupille, tous ses biens sont à vous.

RICHARD, à part.

Vraiment ceci commence à me prouver qu’il pourrait être honnête homme. Voyons, voyons.

GRÉGOIRE, bas, à part.

Voyons comme il se tirera d’affaire.

MERLIN.

Je suis un serviteur incorruptible.

RICHARD, haut.

Sachons quel est le tour qu’on veut me jouer.

MERLIN.

Vous savez qu’Émilie veut vous tromper...

RICHARD.

Oui.

MERLIN.

Vous savez qu’Hortense veut vous épouser ?

RICHARD.

Oui, oui.

MERLIN.

Quand les femmes ont résolu quelque chose, vous savez...

RICHARD.

Eh, de grâce, dis-moi ce que j’ignore, et non pas ce que je sais.

MERLIN.

Daignez m’apprendre auparavant s’il est vrai que vous avez résolu de réunir les deux sœurs pour faire un double mariage.

RICHARD.

Oui, dans l’instant : mon frère me dispense de l’attendre.

MERLIN.

Ah, comme ces rusées femelles savent adroitement saisir les occasions ! Pour en juger, lisez ce billet qu’Hortense, pendant votre absence, a jeté à sa sœur par cette fenêtre.

RICHARD.

Donne vite : voyons.

Il lit.

« On veut me marier au Marquis : j’aimerais mieux donner la main au vieux Richard, dans l’espoir d’être bientôt veuve... »

Il s’interrompt.

Je dois donc les folies qu’elle m’a dites à la généreuse envie d’enterrer vite un mari ?

MERLIN.

Vous avez deviné du premier mot : c’est là son ambition.

RICHARD.

Elle est louable.

MERLIN.

Elle est du moins fort à la mode.

RICHARD lit.

« Dès que nous pourrons nous joindre, il faut changer d’habit, et nous copier mutuellement jusqu’à ce que votre Tuteur, trompé par notre ressemblance, vous ait donnée à votre Amant, et m’ait épousée. Adieu. »

À part.

Voilà le déguisement dont cet imbécile de Grégoire m’a parlé. Voyons jusqu’au bout. De la prudence, du jugement, Richard.

GRÉGOIRE, à part.

Il va, morgué, donner dans le panneau.

MERLIN, empêchant Richard d’écouter Grégoire.

Émilie m’a communiqué ce billet, pour m’engager à lui faciliter une entrevue secrète avec sa sœur. J’ai refusé : elle m’a suivi avec cette bague. Voyant son obstination, j’ai feint de vouloir la servir : elle aurait pu s’adresser à quelque domestique moins fidele, à Grégoire, par exemple.

GRÉGOIRE.

Fort bian : je serai le coquin, et si l’honnête homme.

RICHARD.

La bague l’aurait peut-être tenté. Il t’écoutait dans l’instant où tu disais à Émilie de se préparer au déguisement : il a mal pris la chose, il est venu, comme un étourdi, me la raconter à tort à travers ; et m’a fait un pot-pourri...

MERLIN.

Vous me surprenez !

GRÉGOIRE, à Richard.

Quoi ! vous croyez ?...

RICHARD.

J’admire comme un idiot peut donner une tournure désagréable à tout ! selon son rapport, tu étais clairement un fripon.

MERLIN.

Qui, moi ?... Il a bien mal entendu.

GRÉGOIRE.

Tu Dieu, qual hypocrite... Acoutez-moi.

MERLIN, l’interrompant.

Grégoire a eu mauvaise opinion de moi !... N’importe : sa démarche prouve son zèle. Permettez que je l’embrasse. Je me sens, pour les serviteurs fidèles, une estime... une...

Il embrase Grégoire, et lui serre la gorge.

GRÉGOIRE.

Ouf, il m’étrangle !

MERLIN, à Grégoire.

C’est par excès de tendresse.

GRÉGOIRE, à part.

Morgué, ma présence li nuit : il veut, à force de caresses, que je dénichions : dussions-nous crever, je n’en ferons rian.

MERLIN, bas, à lui-même.

Oh ! le bourreau prend racine à cette place !

RICHARD.

Merlin, vois la bague... Je ne te la rends ce bijou te serait inutile ; mais tu seras content. On ne saurait assez payer les bons services.

MERLIN.

Monsieur... Il n’y a pas de quoi.

RICHARD.

Oh ça, Merlin, il est question à présent de parer le coup qu’on veut me porter.

MERLIN.

Allons, vous plaisantez ! Je connais votre prudence. Vous savez trop bien que les complots des deux sœurs ne sauraient vous nuire, si elles ne se voient pas avant le mariage du Marquis ; et vous éviterez toute surprise, en revenant à votre premier projet. Oh, je vous devine !

RICHARD.

En effet, les premières idées des gens d’esprit font toujours les meilleures. Voilà qui est décidé : je ne changerai plus d’avis.

Il fait quelques pas pour sortir.

MERLIN, à part.

Nous voilà sortis d’un grand labyrinthe.

GRÉGOIRE, à part.

Je sommes certain que mon pauvre diable de Maître donne tête baissée dans quelque piège : Marlin est trop content. 

MERLIN, à part.

Ce drôle cherche à me pénétrer.

RICHARD, revenant.

Attends... Je réfléchis... oui : il me vient une pensée beaucoup meilleure.

MERLIN, bas, à part.

Ahie, tant de fécondité me chagrine !

RICHARD.

Loin de différer mon bonheur, je vais, au contraire, commencer par épouser ma pupille.

MERLIN, bas, à part.

Nous sommes morts, enterrés !

RICHARD.

Je vois que tu es surpris de ma résolution ; tu l’admires ?

MERLIN.

Beaucoup assurément... Mais, selon ce que vous a dit Émilie ; elle ne se déterminera jamais à vous donner la main, que le Marquis ne soit lié à une autre, ou tout-à-fait sur le point de l’être.

RICHARD.

Ne va-t-il pas épouser Hortense ?

MERLIN.

Bon ! Émilie ose toujours se flatter qu’il n’en fera rien.

RICHARD.

J’invente tout-à-coup un moyen pour lui prouver le contraire, et pour accorder en même-temps mon impatience avec ma sûreté.

MERLIN.

Eh, Monsieur, votre premier projet était si beau ! Pourquoi en changer ? Vous m’alarmez.

RICHARD.

Rassure-roi. Lorsque le Notaire et-son Clerc seront ici ; je ferai appeler les deux sœurs : l’une sortira par cette porte ; l’autre, avec Damis, par celle-là. Je ne les perdrai pas de vue, et les obligerai à signer chacune de son côté.

MERLIN, consterné, à part.

Il faut céder à tant de coups de foudre.

GRÉGOIRE, bas, à part.

Bon ! Je voyons visiblement sur la phylosomie de Marlin que not Maître avise bian.

RICHARD.

Je me fais une fête de voir l’embarras de ceux qui voulaient me tromper, et de me divertir à leurs dépens... Ah, ah, ah...

Il rit.

GRÉGOIRE, haut, malignement.

Allons, de la joie, Monsieur Marlin, tout ira à marveille.

MERLIN, haut.

Oui, oui ; je vois que la scène peut être fort plaisante.

RICHARD.

Oh ! très plaisante !... Et je touche au moment de la voir, puisque l’on va m’apporter les deux contrats dans la minute.

MERLIN, très surpris.

Dans la minute !

RICHARD.

Oui. Je ne suis retourné dans le village que pour les ordonner : nous n’aurons qu’à remplir les blancs. Garde-moi le secret ; et les trompeurs seront trompés. Tu sens bien cela.

MERLIN.

Mieux que personne.

RICHARD, riant.

Ah ! ah ! que je vais m’amuser ! D’où vient donc que tu ne ris pas, toi ?

MERLIN.

Vous m’excuserez ; je ris tant que je puis.

RICHARD.

Suis-moi, Grégoire : toi, reste ici pour m’avertir lorsque les Notaires viendront.

Il rentre chez lui avec Grégoire.

 

 

Scène VIII

 

MERLIN, seul

 

Ferme ! poursuis, Fortune cruelle ! Il ne te manquait plus que de me forcer à rire du coup affreux que tu me portes ! Les Amants sont perdus sans ressource ; et moi je n’ai qu’à me pendre... Me pendre ! Non, ma foi, je n’en ferai rien... Jamais aucun Merlin ne s’est pendu lui-même... Tremblez, Monsieur Richard : vous serez l’époux de Madame Argante ; j’unirai Damis à la chère Émilie ; et... malheur à Grégoire !

 

 

ACTE V

 

Dans la nuit.

 

 

Scène première

 

MERLIN, seul, en rêvant

 

Doucement, doucement, Monsieur Richard ! Vous avez formé un projet trop contraire à nos desseins ; et, en bonne conscience, nous ne pouvons pas vous le passer. Comment voulez-vous que nous vous fassions voir les deux sœurs en même-temps, puisqu’il n’y en a qu’une dans le pays ? La chose n’est pas possible. Il faut être raisonnable. Tout ce que nous pouvons pour votre service, c’est de vous faire abandonner cette idée, et de vous en faire prendre une autre plus conforme à nos vœux, Émilie, Marton et Madame Argante me seconderont... Il vient : à l’ouvrage, Merlin, à la gloire !...

 

 

Scène II

 

MERLIN, RICHARD

 

MERLIN, à Richard.

Eh vite, eh vite, Monsieur ! j’ai fait une découverte de la dernière importance.

RICHARD.

Eh bien, qu’est-ce ?

MERLIN.

Apprenez...

RICHARD.

Quoi ?

MERLIN.

Tâtez ma joue : elle peut vous attester une partie de ce que j’ai à vous dire.

RICHARD.

Parle, toi-même.

MERLIN.

Marton, de sa main potelée, vient de me donner une douzaine de soufflets.

RICHARD.

L’impertinente ! Pourquoi ce traitement ?

MERLIN.

Pour me récompenser des soins que je me suis donnés en vous remettant la lettre d’Hortense.

RICHARD.

D’où a-t-elle pu savoir que tu trahis pour moi Hortense et sa sœur ? tu me surprends.

MERLIN.

Vraiment, vous n’êtes pas au bout de votre sur prise. Ô temps ! ô mœurs ! Grégoire, le seul témoin de notre conversation, ce même Grégoire que j’embrassais avec tant de cordialité, est mon rival : et charmé de faire sa cour à mes dépens, il a tout rapporté à Marton.

RICHARD.

Le traître !

MERLIN.

Oh, le trait est indigne !... En vérité, quand je vois la fausseté qui règne dans le monde, je suis tenté de fuir dans un désert. Vous avez des lumières, Monsieur ; vous connaissez les hommes : convenez qu’on en voit rarement de ma probité et... de la vôtre.

RICHARD.

Oui, certainement. 

MERLIN.

Le plus grand mal, c’est que votre Jardinier a poussé l’indiscrétion amoureuse, jusqu’à révéler les précautions que vous devez prendre pour rompre les mesures d’Hortense et d’Émilie.

RICHARD.

Le pendard !...

D’un air satisfait.

J’ose du moins me flatter qu’on désespère à présent de me tromper.

MERLIN.

Au contraire.

RICHARD.

Comment, au contraire !

MERLIN.

Oui, Monsieur, j’ai compris que Marton et Émilie forment les plus belles espérances sur votre projet même. Dans le moment où je vous parle Marton est chez Hortense : elle l’exhorte à ne pas se rebuter.

RICHARD.

Tu m’alarmes. Je donnerais tout au monde pour découvrir quel est leur espoir.

MERLIN.

Peste, je le crois bien ! cette découverte serait très importante pour vous... Chut, quelqu’un marche : écoutons.

 

 

Scène III

 

MARTON, ÉMILIE, en Amazone, sortant de chez Madame Argante, MERLIN, RICHARD

 

MARTON.

Venez, belle Hortense. Grégoire m’a promis de se rendre ici pour parler de nos affaires, sans risquer d’être surpris par Monsieur Richard, et surtout par Merlin, son digne confident.

MERLIN, bas à Richard.

Ah, comme le hasard nous sert ! Si vous voulez aller retenir Grégoire chez vous, je jouerai ici son personnage à la faveur de la nuit. Marton me fera part de ses secrets, et je vous rapporterai tout.

RICHARD, bas à Merlin.

Que tu es simple ! ne vaut-il pas mieux que tu ailles toi-même amuser mon jardinier ? il sera plus plaisant qu’on me fasse part de la trame qu’on ourdit contre moi-même.

MERLIN, bas.

Vous avez une présence d’esprit qui me surprend toujours.

RICHARD, bas.

Il faut que je contrefasse ma voix.

MERLIN.

Sans doute : parlez bas, et peu. Je vais trouver Grégoire...

Bas à Émilie et à Marton en passant.

Je l’ai mis sur le bord du précipice : une secousse.

Il entre chez Monsieur Richard.

 

 

Scène VI

 

ÉMILIE, MARTON, RICHARD

 

MARTON.

J’entends du bruit... Grégoire, est-ce toi ?

RICHARD, contrefaisant sa voix.

Me voici.

MARTON.

Approchons, Mademoiselle ; c’est lui-même.

RICHARD, bas à part.

Comme elle donne dans le piège !

MARTON.

Au nom de notre amour, mon cher Grégoire, exhorte ton Maître à ne point changer de résolution, et à réunir les deux sœurs pour signer les contrats.

RICHARD, contrefaisant sa voix.

Pourquoi ?

MARTON.

Ne vois-tu pas que l’imprudence même lui a dicté ce projet en notre faveur. Il faut nécessairement que le Marquis soit présent à la signature : il ne brave Émilie que parce qu’il ne la voit pas : dès qu’il l’apercevra, il rougira de son infidélité, et volera à ses pieds, lui demander un généreux par don, qu’elle brûle d’accorder.

RICHARD, bas à part.

En effet, cela se pourrait bien. J’y mettrai bon ordre.

ÉMILIE.

Tu comprends bien aussi, mon cher Grégoire, que puisque ton Maître a l’imprudence, la folie de vouloir à son âge épouser une jeune personne, il me donnera la main dès qu’il désespérera d’obtenir ma sœur.

RICHARD, bas, à part.

Elle n’en démordra point.

ÉMILIE, riant.

Je ne puis m’empêcher de rire, quand je me figure la mine que fera Monsieur Richard, en voyant Damis aux pieds d’Émilie... Ah, ah, ah !...

MARTON, riant aussi.

Grégoire, n’est-il pas bien amusant de jouer les Amants surannés, qui oublient que l’amour est fait pour les jeunes gens, et veulent plaire avec une humeur bizarre, revêche, capricieuse, jalouse... avec l’air d’un siècle ambulant ?...

RICHARD, bas à part.

Ah, serpent domestique !

MARTON.

Avoue donc que cela est divertissant.

RICHARD, contrefaisant sa voix.

Oui, oui... très divertissant...

À part.

Euh ! 

ÉMILIE.

Marton ?

MARTON.

Mademoiselle ?

ÉMILIE.

J’admire la simplicité de Monsieur Richard, qui enfante avec peine précisément le projet le plus dangereux pour lui ; tandis qu’il lui était si facile de rompre toutes nos mesures. Il pouvait attendre ici les Notaires, ligner les contrats sans nous ; les envoyer remplir en même temps, l’un chez ma sœur, l’autre chez moi : et, pour rendre toutes nos tentatives inutiles, ne pas perdre ces deux portes de vue, comme on dit qu’il a fait ce matin, lorsqu’il croyait ma sœur chez ma tante.

RICHARD, bas, à part.

Tout ce qu’elle dit m’avait déjà passé par la tête.

MARTON.

Il est vrai qu’alors...

ÉMILIE.

Alors, ma chère Marton, notre meilleur parti eût été de cacher notre dépit, et de signer en enrageant tout bas.

MARTON.

Vous m’y faites songer : nous étions perdues, si Monsieur Richard eût eu cette idée. Mais, rassurons-nous ; il n’aura pas l’esprit de prendre de si sages précautions.

RICHARD, vivement avec sa voix ordinaire.

Si fait, parbleu, il les prendra : soyez en sûres.

ÉMILIE et MARTON, feignant d’être troublées.

Ahie.

 

 

Scène V

 

ÉMILIE, MARTON, GRÉGOIRE, MERLIN, RICHARD

 

Merlin et Grégoire sortent de chez Monsieur Richard.

MERLIN, bas, dans le fond.

Voyons l’effet qu’aura produit notre ruse.

GRÉGOIRE, bas dans le fond.

Puisque Marlin ne nous guette plus, je voulons le guetter à not’ tour.

RICHARD, bas, à part, riant.

Elles sont furieuses.

MERLIN, bas à lui-même.

Monsieur est de ce côté, j’entends du bruit de l’autre : courons-y : ce ne peut être qu’Émilie et Marton.

GRÉGOIRE, bas.

Motus.

MERLIN, bas à Grégoire, croyant parler à Marton.

Marton, Monsieur Richard a-t-il renoncé à son maudit projet ?

GRÉGOIRE, contrefaisant la voix de Marton.

Oui.

MERLIN, bas.

Bon ! la dupe est maintenant dans nos filets.

GRÉGOIRE, avec éclat.

Oh ! pour le coup, not Maître, Marlin vient de se trahir ; il croyait parler à Marton.

RICHARD.

Oh, oh ! dirait-il vrai ?

MARTON, bas à part.

Le traître !

ÉMILIE, bas.

Nous sommes perdues.

MERLIN, bas à lui-même.

Le bourreau !... Tâchons de le rejoindre...

Il saisit Richard.

Scélérat, si tu me trahis, je t’étrangle.

RICHARD, haut.

Doucement... comme on me ferre !... Mais j’ai sûrement entendu la voix de Merlin.

MERLIN, bas à lui-même.

Autre infortune ! fuyons vite.

GRÉGOIRE saisit Merlin.

Non jarni, vous ne fuiraiz pas... Monsieur, je l’tenons.

RICHARD, haut.

Il y a ici quelque chose d’extraordinaire. Pour savoir la vérité, courons nous emparer de la porte.

GRÉGOIRE.

Il se démène bian ; mais morgué, il ne nous échappera pas.

RICHARD, sur sa porte.

Grégoire, le tiens-tu toujours ?

GRÉGOIRE.

Pas tout-à-fait : c’est li qui me tiant bian fort par les deux oreilles. Mais c’est à-peu-près la même chose, puisque je savons qu’il n’est pas rentré... Ahie, ahie !...

Merlin s’échappe, et entre chez Madame Argante.

 

 

Scène VI

 

ÉMILIE, MARTON, GRÉGOIRE, RICHARD

 

RICHARD.

Hola hé, vite, quelqu’un ! qu’on apporte de la lumière... Allons donc ! qu’on se dépêche.

 

 

Scène VII

 

ÉMILIE, MARTON, GRÉGOIRE, MERLIN, RICHARD

 

Merlin, qui était rentré par la porte de Madame Argante, revient par celle de Monsieur Richard, un flambeau à la main, qu’il remet ensuite à un Domestique.

MERLIN.

D’où vient tout ce tapage ? Ah, mon cher Maître ! vous serait-il arrivé quelque malheur ?

RICHARD, étonné.

Que vois-je ! c’est Merlin !

GRÉGOIRE.

C’est le diable !

MARTON, à Émilie.

Mademoiselle, ne désespérons de rien.

MERLIN.

Qu’est-ce ? vous voilà tous bien surpris !

GRÉGOIRE.

Moi, surtout !

RICHARD, avec étonnement.

Ah ! mon pauvre Merlin, juge de mon étonnement. Grégoire m’a soutenu que tu étais ici, qu’il te tenait pour t’empêcher de rentrer.

MERLIN, à Richard.

Qui, moi ? ah, vous avez vu ? 

RICHARD.

Présentement je vois bien que cela est faux.

GRÉGOIRE.

Que j’enrageons de bon cœur.

RICHARD.

Le scélérat a voulu me prouver que tu me trahissais.

MERLIN.

Ah ! ah ! Grégoire, mon ami ! n’était-ce pas assez de m’enlever ma Maîtresse, sans vouloir me ravir encore le bien le plus précieux, l’honneur ?

GRÉGOIRE.

Morgué !

MERLIN.

Et vous, Monsieur, avez-vous pu me soupçonner un moment ? vous qui avez tant de preuves de ma fidélité.

RICHARD.

Il est vrai.

GRÉGOIRE.

Jarnigué !

MERLIN.

Vous qui connaissez tous les stratagèmes que l’amour peut dicter à l’amoureux Grégoire !

GRÉGOIRE, à Merlin.

Amoureux vous-même.

RICHARD.

Tout autre aurait été, comme moi, la dupe de ce fourbe. Croirais-tu qu’il a eu l’effronterie de contrefaire ta voix pour me tromper plus facilement, et de me fauter à la gorge pour te rendre plus criminel à mes yeux ?

GRÉGOIRE.

Tatigué !

MERLIN.

Comment diable, vous fauter à la gorge ! cela passe la raillerie... Et, contrefait-il bien ma voix ?

RICHARD.

À s’y méprendre.

MERLIN.

Ah, Grégoire, Grégoire !... Les fourbes sont tôt ou tard une mauvaise fin.

GRÉGOIRE.

Par la jarnigoi... Cela me ferait jurer comme un chartier embourbé.

À Richard.

Tant y a que j’ons tantôt vu pâlir Marlin, quand vous avez parlé de réunir les deux sœurs : cela doit être le grand tuautem. Tenez-vous-y ; je vous le conseillons.

MERLIN, bas, à Richard.

Comme il va toujours à son but !

RICHARD, bas, à Merlin.

Oui ; et comme il donne toujours des conseils...

À Grégoire.

J’aime à te voir tour faire, tout tenter pour plaire à Marton : il est vrai qu’elle a de beaux yeux.

MARTON, à Richard.

Monsieur, vous êtes trop poli...

À Grégoire à demi-voix.

Feins de n’avoir pas remarqué s’ils sont jolis ou laids.

GRÉGOIRE, à Marton.

Il ne faut point de feintise à ça.

MARTON, à demi-voix.

Bien !

ÉMILIE, à demi-voix, à Grégoire.

Ferme ; continue.

GRÉGOIRE, à toutes deux.

Vous gaussez-vous de moi ? ou à quel jeu jouons nous ?

RICHARD, à toutes deux.

Ah, la belle finesse ! je vous entends toutes les deux...

À Grégoire.

Et toi, ne te donne plus une peine inutile : je suis instruit des motifs qui te font agir.

GRÉGOIRE.

Je ne les cachons pas. Mon grand-père, qui était Jardinier de votre grand’mère, avait de l’affection pour alle ; ma mère, qui était Jardinière de votre père, avait de l’affection pour si : partant je devons, pour bian des raisons, vous affectionner itou beaucoup ; et...

RICHARD.

Cependant tu as beaucoup plus d’affection pour Marton que pour moi ?

MARTON, à demi-voix.

Jure qu’il n’en est rien : il te croira, peut-être.

ÉMILIE, à demi-voix.

Oui, jure bien fort.

GRÉGOIRE.

Sont-ils tretous devenus fous ? tenez not’cher Maître, Marlin vous brasse je ne savons quel tour je ne savons comment, je ne savons par où ; mais je vous conseillons... eh non, non, je vous prions de ne bouter votre patarafe sur aucun contrat, que vous n’ayez fait venir les deux sœurs ici, et que vous ne les ayez bian examinées ensemblement : vous ne risquez rian à le faire.

RICHARD.

Quelque sot ! tu le fais bien ce que j’aurais à redouter... Et Monsieur le Marquis, eh ?... Si tu dis encore un mot, ta scélératesse sera punie.

MARTON, caressant Grégoire.

C’est en vain que nous feignons, mon cher Grégoire, on est instruit de notre amour. Laisse-toi rouer de coups, s’il le faut : ma tendresse saura te faire oublier ces petits malheurs.

GRÉGOIRE, à Marton.

Allez vous promener... J’enrageons, je crêvons ! Celui-ci me veut battre, l’autre me veut embrasser : il n’y a morgué pas pu de raison d’un côté que de l’autre... Je nous en allons, car je n’y pouvons pu tenir : mais je ne sommes pas surpris si y, a pu de fripons que d’honnêtes gens ; ils jouont un pu biau jeu.

Il entre chez Monsieur Richard.

 

 

Scène VIII

 

ÉMILIE, MARTON, RICHARD, MERLIN

 

MERLIN, à Richard.

Il sort désespéré de n’avoir pu vous tromper : mais, peste, cela n’est pas aussi facile qu’on le croit !

RICHARD.

Non, parbleu ! Pour vous, Mesdames, qui me trouvez si simple, je veux vous prouver que vous vous trompez, et renchérir sur les précautions que vous m’avez généreusement dictées.

MERLIN, bas, à part.

Ahie, ahie ! va-t-il encore tout détruire ?

RICHARD.

Je sais, à n’en pouvoir douter, qu’Émilie est chez elle.

MERLIN, haut, vivement.

Oh, rien n’est plus sûr !

RICHARD.

Je l’y laisse, loin des regards du Marquis...

MERLIN.

À merveille !

RICHARD, à Émilie.

Je m’empare de vous : je vous retiens ici...

MERLIN.

Encore mieux.

RICHARD.

Et ne vous perds pas de vue, que vous n’ayez signé votre contrat avec Monsieur le Marquis...

Avec un air ravi.

Eh bien, admirez à présent ma simplicité !

MERLIN.

Comment diable, c’est un trait de génie !...

Bas, à part.

Je n’aurais pas mieux fait cet arrangement...

Haut.

Tandis que vous ferez signer l’Amazone ici, j’emploierai toute mon éloquence auprès de votre future, pour la faire signer de son côté : de sorte que tout sera terminé en même temps ; et cela, sans courir le moindre danger, et sans que vous soyez obligé d’entendre tous les mauvais propos qu’Émilie tiendra contre vous dans le premier moment de dépit.

ÉMILIE, ironiquement.

Je vois, par cet arrangement, quel est mon sort.

MARTON, à Merlin.

Monstre indigne du jour, tu nous persécutes bien ; mais je consens de mourir fille, si je ne t’arrache les yeux.

MERLIN.

Me voilà sûrement aveugle !

RICHARD, avec satisfaction.

Elles sont au désespoir !

Émilie et Marton ne peuvent s’empêcher de rire.

RICHARD, étonné.

Elles rient, Merlin !

MERLIN, à Richard.

Ce n’est que du bout des lèvres, et pour vous cacher leur rage. Riez d’elles à votre tour : ainsi va le monde, a raison qui peut.

RICHARD.

C’est bien dit.

Riant.

Oui, oui, riez. Voici les Notaires. Voyons si votre belle humeur continuera.

MERLIN, riant aussi.

Oh, voilà le plaisant ! Pour le coup, rira bien qui rira le dernier.

 

 

Scène ΙΧ

 

ÉMILIE, MARTON, LE NOTAIRE, LE CLERC, RICHARD, MERLIN

 

LE NOTAIRE, à Richard.

J’apporte les deux contrats, tels que vous les avez demandés. Voilà celui de Monsieur le Marquis ; voilà le vôtre.

RICHARD, au Notaire.

Donnez le dernier, que je signe au plus vite.

Il signe.

JEAN-GILLES RICHARD. Allez chez moi : vous y trouverez ma future : dites-lui que Damis signe ici, et priez-la très poliment de mettre son nom à côté du mien.

LE NOTAIRE.

Ne venez-vous pas avec moi ?

RICHARD.

Je m’en garderai bien : il est très important que je reste ici, et pour cause. Merlin, accompagne Monsieur, et surtout que ton zèle ne se démente point.

MERLIN, à Richard.

Soyez tranquille : je ne vous laisserai aucun doute sur ma fidélité.

Il entre, avec le Notaire, chez Monsieur Richard.

 

 

Scène X

 

MARTON, ÉMILIE, MADAME ARGANTE, DAMIS, LE CLERC, RICHARD

 

RICHARD, à Damis et à Madame Argante.

Vous arrivez tous deux fort à propos. Lisez ce contrat, monsieur le Marquis : j’espère que vous en serez content.

DAMIS.

Vous vous intéressez si généreusement à mon sort, que j’aurais tort de ne me pas confier entièrement à vous.

RICHARD, à Madame Argante.

Pour vous, Madame, ayez la complaisance de signer.

MADAME ARGANTE, à Richard, avec douceur.

Il le faut bien, puisque vous êtes insensible à ma douceur, à ma complaisance, à ma beauté.

Elle signe.

Vous voilà satisfait... En vérité, je ne comprends plus rien aux hommes... Je me retire,

Avec colère.

pour cacher le dépit que me cause ton mauvais goût, monstre de perfidie !

Elle entre chez elle.

RICHARD, à Madame Argante qui sort.

Là, là, ce chagrin passera.

 

 

Scène XI

 

MARTON, ÉMILIE, DAMIS, LE CLERC, RICHARD

 

RICHARD, à Émilie.

À vous maintenant, Mademoiselle ; allons signez : que ma présence ne vous gêne point ; jurez à votre époux la tendresse la plus vive, la plus constant...

Bas à part.

Je suis malin !

ÉMILIE signe.

Un véritable amour n’employa jamais les serments : la seule perfidie y a recours. J’ai fait voir à Damis toute ma sensibilité. L’empressement avec lequel je signe lui prouve que mon cœur est toujours le même, et il l’en croit bien mieux que les discours les plus étudiés.

DAMIS, saisissant la plume.

Oh oui ! permettez que j’assure au plutôt mon bonheur.

Il signe.

Quel plaisir je vais goûter à vous aimer, à vous le dire, à vous le prouver, par les attentions les plus tendres, les plus délicates ! Ah, Monsieur, que ne puis-je vous peindre la situation de mon âme ! vous verriez aux délices, à la volupté qu’elle éprouve, à quel point je vous suis redevable.

RICHARD, bas à part.

Ah, la dupe !

Haut.

Je suis enchanté de contribuer à votre félicité. Donnez ce contrat, que je signe à mon tour... Non, cela ne serait pas prudent : il faut que je sache auparavant si Émilie a signé de son côté.

DAMIS, bas à part.

Ciel !

ÉMILIE, bas, à part.

Quelle réflexion fatale !

MARTON, bas.

Pour cette fois, il ne nous reste plus de ressource.

 

 

Scène ΧII

 

MARTON, ÉMILIE, DAMIS, LE NOTAIRE, LE CLERC, RICHARD

 

LE NOTAIRE, venant de chez Monsieur Richard

La Dame a signé de très bonne grâce.

RICHARD.

Est-il bien vrai ? Ah, quel bonheur ! Je n’ai plus rien à craindre ; voilà ma signature, et vivez heureux.

Il signe.

DAMIS.

Mon bonheur est maintenant certain.

ÉMILIE, à part.

Je respire.

MARTON, à part.

Nous avons eu une furieuse peur.

 

 

Scène XIII

 

LE NOTAIRE et LECLERC, dans le fond, MARTON, ÉMILIE, DAMIS, RICHARD, MADAME ARGANTE, MERLIN, GRÉGOIRE

 

Madame Argante, Merlin et Grégoire sortent de chez Monsieur Richard.

GRÉGOIRE, accourt en riant.

Place, place à la poulette, à la jeune mariée.

RICHARD.

Venez, ma pouponne, ma charmante... Ciel ! que vois-je ?

Il recule.

MADAME ARGANTE, appuyée sur Merlin, à Richard.

Votre épouse ! Faut-il qu’on soit obligé de vous tromper, pour vous faire remplir votre parole ?

Se donnant des grâces.

Mourez de honte d’avoir causé tant de chagrin à une jolie femme.

RICHARD, à Madame Argante.

Non, mais j’étouffe de dépit. Par où êtes-vous passée ?

MERLIN, à Richard.

Par une porte que nous vous indiquerons : nous n’avons plus d’intérêt à vous la cacher.

RICHARD.

Oh, le scélérat ! que n’ai-je pas à redouter ! Émilie, ma chère Émilie, où êtes-vous ?

MARTON.

La voici. C’est bien mal à vous de l’avoir si cruellement refusée.

ÉMILIE, à Richard.

Oui, Monsieur. Hortense n’est point sortie de son Couvent. J’ai joué alternativement deux rôles : je reprends mon vrai caractère, pour vous prier de pardonner une supercherie à laquelle vous m’avez contrainte ; c’est la dernière fois que vous aurez à vous plaindre de moi.

DAMIS, à Richard.

Je veux vous forcer par mes bons procédés ; à vous féliciter d’avoir comblé mes vœux.

RICHARD.

Ouf, je suis confondu !...

GRÉGOIRE.

Et nous, je sommes tout joyeux, et je vous falicitons de bian bon cœur, note cher Maître. Tenez, j’ons remarqué dans not’ jardinage que lorsqu’un arbrisseau se joint à un vieux arbre, le premier languit, et l’autre crève, ou ne fait que pousser du bois. Partant je vous conseillons d’être bian aise ; etc...

RICHARD, à Grégoire.

Paix...

Au Notaire.

Monsieur le Gardenote, vous êtes un...

LE NOTAIRE, à Richard.

Doucement, Monsieur ! de quoi vous plaignez vous ? Vous me priez d’aller présenter le contrat à votre future. Je vois Madame Argante : je sais que vous lui avez fait jadis une promesse : elle signe ; je la laisse faire, et je suis très innocent.

MADAME ARGANTE.

Vous hésitez en vain, petit perfide : je suis votre femme : je vous le prouverai, et je ferai valoir tous mes droits, tous mes droits.

RICHARD.

Et moi, je ferai... je ferai... du moins... murer cette maudite porte qui fait mon malheur.

Il rentre chez lui.

MERLIN.

Maintenant nous vous le conseillons.

GRÉGOIRE, suivant son Maître.

Il est, morgué, bien temps...

 

 

Scène XIV

 

MARTON, ÉMILIE, DAMIS, MADAME ARGANTE, MERLIN

 

MARTON.

Je te donne à Monsieur le Marquis. Allons faire notre mariage à l’ombre du sien.

[1] Qu’il me serait aisé de me venger, si je voulais tirer de l’oubli toutes les critiques qu’on a faites de cette Pièce dans la nouveauté ! Non, rien n’est plus plaisant pour les personnes qui ont un peu approfondi l’Art dramatique, que les jugements portés en impromptu par la futilité, l’ignorance ou la jalousie, dans les foyers, à nos soupers, et dans certains Journaux. Mais ce n’est encore rien : le curieux ferait de voir ces divers libelles manuscrits, que des Gazetiers chamberlans envoient, pour de l’argent, dans les Pays étrangers. Comme ces Messieurs y sont à leur aile, pour dire du bien d’eux, et du mal de leurs rivaux ! Comme la personne qui les paie pour cela doit bien connaître nos Littérateurs et notre Littérature ! Ah ! le bon billet qu’a la Châtre !

[2] Voyez l’Art de la Comédie, volume II, article Pièces intriguées par les Valets

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