Le Théâtre français (Samuel CHAPPUZEAU)

Le Théâtre français.
Divisé en trois livres où il est traité
I - De l’usage de la comédie
II - Des auteurs qui soutiennent le théâtre
III - De la conduite des comédiens

 

 

À SON EXCELLENCE MONSEIGNEUR JEAN-BAPTISTE TRUCHI

 

COMTE DE SAINT-MICHEL, CHEVALIER GRANDE CROIX DE LA SACRÉE RELIGION ET MILICE DES SS. MAURICE ET LAZARE, COMMANDEUR DE SAINTE MARIE DE CHIVAS, CONSEILLER D’ÉTAT, PRÉSIDENT ET CHEF DU CONSEIL DES FINANCES DE SON ALTESSE ROYALE DE SAVOIE

 

Monseigneur,

 

Les pompeux spectacles ont toujours été le noble amusement des grands hommes, quand ils ont voulu se donner quelque relâche dans les soins qui les occupent incessamment pour le bien et la gloire des États. C’est ce qui en fait le plus éclater la félicité, et quand on voit les souverains et les peuples dans la joie, c’est une marque assurée que le dedans est tranquille, et que l’on ne craint point d’orage du dehors. Cette félicité, monseigneur, est due à la force du génie d’un prince agissant, et à la sage conduite de ses ministres, et c’est de ces mêmes sources que partent toutes les réjouissances publiques dont la magnificence de nos théâtres et la beauté des poèmes qui y sont représentés font la meilleure partie. Je ne touche ici que l’histoire du théâtre français depuis qu’il est dans son lustre, et puisqu’elle s’étend jusques au Piémont et jusqu’à la mer Baltique, et que Son Altesse Royale de Savoie, avec de grands princes de l’empire, font de nos poèmes dramatiques un de leurs plus doux divertissements, j’ai cru, monseigneur, que Votre Excellence ne trouverait pas tout à fait mauvaise la hardiesse que je prends de lui dévouer cet ouvrage, et de le donner au public sous un si illustre nom. Ce n’est qu’après avoir exposé mon manuscrit à la censure des gens les plus éclairés dans ces matières, et qu’après avoir été assuré que je le pouvais produire sans honte, puisqu’ils l’avaient lu avec plaisir. Quelque passion que j’eusse depuis deux ans de donner à Votre Excellence des marques de la grande vénération que son mérite extraordinaire m’a dû inspirer, je m’y serais mal pris en lui offrant avec mes profonds respects un ouvrage dont l’on ne m’aurait donné nulle bonne opinion, et qui ne put se promettre qu’un règne de peu d’années. Celui-ci se flatte d’un destin heureux, et doit être bien reçu selon le sentiment de nos critiques ; et ils ont jugé qu’étant le premier qui s’est avisé de donner au théâtre français une face nouvelle, qui expose aux yeux des spectateurs le bon usage de la comédie et les deux sortes de personnes qui contribuent aux avantages que nous en tirons, il y aura peu de gens en France, de ceux même qui condamnent les spectacles, que le titre de mon livre ne porte à lire ce qu’il promet. Mais, monseigneur, je suis très persuadé qu’ils prendront infiniment plus de plaisir à contempler le portrait que je tâcherai de leur faire ici de Votre Excellence, et qu’ils avoueront qu’encore qu’il parte d’une main tremblante, et qu’il ne soit qu’ébauché, ils y auront découvert des traits admirables de l’original, qu’on ne saurait parfaitement imiter. C’est de ce portrait, monseigneur, dont mon idée a été incessamment remplie depuis l’honneur que Votre Excellence me fit de me souffrir dans son entretien. Elle eut la bonté de me recevoir avec cet air engageant qui lui gagne les cœurs de tout le monde, et particulièrement des étrangers, qu’elle ne renvoie jamais que très satisfaits. Pendant une heure que me dura la gloire que j’eus de parler à Votre Excellence, qui voulut bien que je l’entretinsse de mes voyages en Allemagne, en Angleterre et au Nord, j’eus le temps, monseigneur, de contempler cette haute mine, cet air grave et doux, ce teint vif, ces yeux pleins de feu, ce ton de voix qui charme l’oreille, cette action si belle, si dégagée et en général tout ce dehors admirable qui vous attire d’abord de la vénération et de l’amour. Mais, monseigneur, je dois avouer que je ne m’arrêtai pas tant à ce bel extérieur, à ce magnifique frontispice, qu’à ce que je me promettais de la beauté du dedans, et sur la foi de mes yeux et de mes oreilles, je me confirmai entièrement dans la créance que j’avais eue en la foi publique, qui m’avait dépeint Votre Excellence comme une des plus sages personnes de la terre et des plus éclairées dans les affaires de tous les États. Je découvris dans son entretien des lumières qui ne m’avaient point paru jusques alors, et j’en tirai de belles instructions pour le projet que j’ai fait de remettre plus exactement mon Europe Vivante sous la presse. C’est, monseigneur, cette voix publique qui m’apprit encore, dans mes deux voyages à Turin, qu’être désintéressé, qu’être sincère, laborieux et zélé pour le service et la gloire de son prince, ce sont de rares qualités essentiellement attachées à Votre Excellence, et bien connues de Son Altesse Royale, qui étant un prince actif et magnanime, veut un ministre qui soit vigilant et généreux. Le choix qu’elle a fait de votre personne pour la charge la plus importante de l’État, l’âme et le soutien de toutes les autres charges, a été appuyé sur votre propre mérite, à qui vous devez toute votre gloire, sans que la brigue y ait eu la moindre part. L’auguste maître que vous servez est un des princes du monde les plus éclairés, il sait admirablement l’art de connaître les hommes, autant qu’il connaît le prix des choses, et il ne vous honore particulièrement de sa confidence que parce qu’il est persuadé que vous en êtes très digne, et que vous le servez avec une entière fidélité et un zèle incomparable. Il a découvert en vous le parfait caractère d’un grand ministre d’État, et surtout un esprit laborieux et infatigable, ce qui lui a plu infiniment ; ce grand prince, qui sert d’exemple à ses peuples, étant bien aise de voir son image en ses principaux ministres, et l’amour de la gloire qui ne se trouve pas moins dans le calme que dans l’orage, et à conserver des États qu’à en acquérir, l’ayant endurci dans les travaux. Le bien des affaires de S. A. R. et la félicité de son règne sont, monseigneur, les soins glorieux qui vous occupent uniquement ; vous auriez fait scrupule de les partager avec les pensées où la nature nous porte pour des enfants, et ne serait-ce point par cette raison que le ciel ne vous en a pas donné ? De trois illustres frères que vous avez, dont le Piémont s’est fait deux évêques, le comte de S. Michel, seigneur qui a de très belles qualités, est le seul qui peut soutenir votre famille et éterniser un nom que V. E. rend si fameux. C’est, monseigneur, à ce nom fameux et que d’ailleurs l’histoire aura soin de conserver, que je prends la hardiesse de consacrer cet ouvrage. Il traite des spectacles et de la magnificence qui les accompagne ; mais quelque pompeux qu’ils soient, comment oseront-ils paraître en votre cour, tandis qu’après avoir aplani les Alpes, Son Altesse Royale, qui ne fait que de royales entreprises, travaille incessamment à donner à l’univers un spectacle des plus superbes, et qui durera toujours par un agrandissement considérable de sa ville de Turin ? Quoi qu’il ne se puisse rien imaginer de plus beau dans la nature que ce riche amphithéâtre, ce coteau délicieux qu’elle a en vue le long du Pô, et que cette suite de magnifiques hôtels qui règnent depuis la porte du Valentin jusques au palais ducal, le projet de Son Altesse Royale va donner un nouveau lustre à Turin, qui ne devra céder à aucune des plus belles villes d’Italie. Ce sera là, véritablement, un spectacle à voir et à attirer de bien loin les étrangers ; mais, monseigneur, ces illustres soins n’empêchent pas que Son Altesse Royale ne jette quelquefois les yeux sur d’autres moindres spectacles, et qu’ayant le goût fin et délicat, et le discernement excellent pour toutes les belles productions, elle ne prenne part à la représentation d’un poème dramatique. Elle témoigne que notre théâtre français ne lui déplaît pas, et donne assez de marques de l’estime qu’elle en fait, lorsqu’il est accompagné des agréments nécessaires, et soutenu par des auteurs de mérite et de bons acteurs. Après cela, monseigneur, Votre Excellence pourrait-elle me refuser son illustre protection pour mon Théâtre français, et ne voudra-t-elle pas bien être à la tête de cent mille honnêtes gens qui parlent en sa faveur ? Puisqu’elle daigna, il y a deux ans, me donner une heure pour le récit de mes voyages, je lui en demande autant pour la lecture de mon livre ; et je sais, monseigneur, que je ne lui demande rien qu’elle ne puisse bien faire, puisqu’un esprit vaste et net comme le sien, vif et pénétrant, peut suffire à tout. Mais enfin ce n’est pas encore ce que je souhaite avec plus de passion et je ne serai entièrement satisfait, que lorsque j’aurai appris que vous aurez agréé le vœu que j’ai fait d’être toute ma vie, avec un profond respect,

 

Monseigneur,

 

de Votre Excellence,

le très humble et très obéissant serviteur.

 

C.

 

 

DESSEIN DE L’OUVRAGE

 

Il s’est trouvé des savants qui ont bien voulu nous donner leurs pensées sur la conduite du poème dramatique, et nous éclaircir les lois du théâtre que nous avons reçues de l’antiquité. Il me serait glorieux de marcher sur leurs pas, et de pouvoir rendre mes sentiments sur cette matière dignes d’être lus ; mais je prends une autre route et ne me propose que traiter ici qu’un sujet moral, qui ne regarde que l’usage de la comédie, le travail des auteurs, et la conduite des comédiens ; ce que je réduis en un petit corps d’histoire. Si je ne puis lui donner les grâces de notre langue que je n’ai jamais bien sue, elle aura au moins les grâces de la nouveauté, et ne déplaira pas sans doute à ceux qui aiment le théâtre et les plaisirs du spectacle. Comme je suis de ce nombre, je n’en ai guère manqué toutes les fois que mes affaires m’ont rappelé à Paris des provinces étrangères où j’ai presque toujours vécu depuis trente ans, et m’étant rencontré l’hiver dernier à Cologne avec des gens qui décriaient fort la comédie, j’en ai étudié et la nature et l’usage avec plus d’application que je n’avais fait, pour en bien juger moi même, sans m’arrêter aux sentiments de quelques particuliers. Ils prononcent souvent des arrêts selon leur tempérament, et sans bien examiner les choses, comme le juge sévère qui, s’étant endormi à l’audience pendant qu’une cause se plaidait, ne parlait que quand il fallut opiner, que de pendre ou de faucher sans s’informer plus avant ni se soucier de savoir l’affaire. D’autres condamnent les choses sur de simples préjugez, sans vouloir prendre la peine de les éclairer ; il y en a enfin qui, pour sauver les dehors dans les conditions où ils se trouvent, blâment par maxime ce qu’au fond ils ne désapprouvent pas entièrement. Le Théâtre français, dont j’ai entrepris d’écrire l’histoire, n’est pas bien connu de la plupart de ceux qui se déclarent ses ennemis, et ils s’en font de fausses idées, parce qu’ils les appuient sur de faux rapports. Ils méprisent l’original sur de méchantes copies que l’on leur expose, comme avant que d’avoir vu une ville que nous d’un cardinal de Richelieu dépeint un voyageur chagrin à qui elle n’a pas plu, nous en formons une triste image que l’objet dément quand nous la voyons de nos propres yeux. On se hasarde à juger des choses sur la foi d’autrui, il faut avoir un peu de bonne opinion de soi-même, et ne rien approuver ou condamner qu’avec pleine connaissance et le discernement que notre raison sait faire du bien et du mal. À voir la comédie, à fréquenter les comédiens, on n’y trouvera rien au fond que de fort honnête[1] ; et ces enjouements, ces petites libertés que l’on reproche au théâtre ne sont que d’innocentes amorces pour attirer les hommes par de feintes intrigues à la solide vertu. C’est ce que j’espère de faire voir assez clairement, et, me dépouillant ici de tout intérêt, je m’éloignerai également de la flatterie et de la satire, et dirai les choses comme elles sont. Il n’est pas besoin, pour mon projet, de remonter à l’origine de la comédie, que je me contenterai de toucher en peu de mots, ni de faire voir quels étaient les comédiens en Grèce du temps de Sophocle et d’Euripide, ou en Italie quand Plaute et Térence travaillaient pour le théâtre. Cela n’a rien de commun avec notre siècle, et il me suffit de montrer de quelle manière se conduisent présentement les comédiens, et quelle est la nature de la comédie depuis qu’elle est dans son lustre par l’estime qu’en a fait un Armand de Richelieu[2] et les grâces que lui a données un Pierre Corneille. S’il a été permis d’exposer au public en deux différents tableaux le caractère des passions et leur droit usage, il me le sera sans doute aussi de les réduire en un seul, et de faire voir que la comédie, qui est une peinture vivante de toutes les passions, est aussi une école sévère pour les tenir en bride et leur prescrire de justes bornes, qu’elles n’oseraient passer. Le discours ne touche pas comme l’action, et les plus belles pensées d’une harangue n’ayant sur le papier que la moitié de leur force, elles reçoivent l’autre de la bouche de l’orateur. Il en est de même du poète dramatique, et il ne produit ses grands effets que sur le théâtre pour l’agrément que lui donne le comédien. Ainsi à prendre les choses dans l’ordre, j’ai cru qu’il me fallait parler en premier lieu de l’institution et de l’usage de la comédie, et combattre doucement l’erreur populaire, qui porte bien des gens à la condamner sans la connaître. Après j’ai dû venir aux auteurs qui soutiennent le théâtre, depuis qu’il est dans son lustre, et donner le catalogue des ouvrages qui y ont été représentés. Je fais suivre les comédiens, et je découvre leur politique et la forme de leur gouvernement : de là, je passe à leur établissement dans la capitale du royaume, et produis enfin le nom des acteurs et des actrices des deux hôtels jusqu’à la fin de l’année présente, mil six cens soixante treize. Ce sont là les trois articles qui fournissent de matière aux trois petits livres de mon histoire, et ceux qui aiment la comédie ne seront pas sans doute fâchez de bien connaître les comédiens.

 

 

LIVRE PREMIER : DE L’USAGE DE LA COMÉDIE

 

 

I - Origine de la comédie

 

Le théâtre français, qui est aujourd’hui au plus haut point de sa gloire, en est redevable aux auteurs qui l’appuient par l’excellence de leurs ouvrages, et aux acteurs qui le rendent si magnifique par la beauté de leurs représentations. C’est ce qui fait l’enchaînement si étroit de la comédie avec le poète et le comédien, qu’il est difficile de les séparer, et qu’il faut presque toujours les faire marcher ensemble. Je tâcherai toutefois de distinguer les choses, et de ne m’écarter pas du sujet que je me propose de traiter dans chaque livre. J’ai à parler en celui-ci de l’usage de la comédie, c’est-à-dire de la fin pour laquelle je trouve qu’elle a été inventée ; étant bien éloigné de l’opinion de quelques critiques qui veulent qu’elle doive sa naissance à une débauche de jeunes gens. L’auteur qui est leur garant n’aura pas bien pris la chose, et ce qu’il rapporte est un incident dont il peut y avoir eu plus d’un exemple dans tous les âges de la comédie, comme nous voyons souvent notre jeunesse dans la gaieté faire des parties pour se divertir et étudier une pièce de théâtre pour régaler le voisinage de sa représentation. Il est bien plus vraisemblable que les Grecs, qui, dans la belle politique et dans toutes les sciences, ont été les maîtres des Romains et des Gaulois, qui ont porté les belles-lettres et à Rome et à Marseille, ont travaillé sérieusement à instruire les hommes de toutes les façons, et à les amener à la politesse et à la vertu par toutes les voies imaginables. Leurs législateurs se sont très sagement avisez de donner aux peuples quelques divertissements pour prendre haleine dans les affaires, dont sans cela l’esprit serait accablé, et d’ôter par ce moyen à ceux qui vivaient dans l’oisiveté et dans la débauche, la pensée et le temps de former des cabales contre l’État. J’avoue que ces divertissements passèrent bientôt dans un excès condamnable, qu’ils devinrent des spectacles de cruauté et de turpitude ; et que la comédie, qui ne devait être qu’un honnête et utile amusement, fut ravalée par Aristophane, autant qu’elle reçut de gloire des autres poètes grecs. Mais l’intention de ceux qui l’ont inventée étant suivie, elle ne peut produire que de bons effets, et c’est sur le pied de cette sage politique de l’ancienne Grèce, que les Latins, et, après eux, tous les autres peuples de l’Europe, ont jugé à propos d’introduire le bel usage de la comédie, et d’appuyer les comédiens. Voici les raisons qu’ils ont eues, surtout les Français, qui savent parfaitement le prix des choses, et qui ont estimé la beauté d’une invention qui a percé tant de siècles, pour atteindre chez eux le plus haut degré de perfection où elle pouvait monter.

 

 

II - Diverses sociétés instituées pour le bien public

 

Toutes les sociétés qui sont des manières de républiques, et qui concourent ensemble au bien de tout l’univers, ont toutefois chacune et leurs lois et leurs coutumes, et une fin particulière, sur laquelle leur établissement est fondé. C’est le centre où viennent aboutir toutes les résolutions ; et ces fins particulières tendant à la générale, vont toutes à l’avantage public ; il n’y a de la différence que du plus au moins.

Il y a de ces sociétés qui ont pour objet de fournir à l’homme tout ce qui lui est nécessaire pour le corps et jusqu’aux délicatesses dont il se pourrait passer. Elles embrassent pour cela un commerce universel dans toutes les parties de la terre ; et la fin que ces sociétés-là se proposent est très louable et utile.

Il y en a d’autres qui n’ont pour but que de fournir à l’homme tout ce qui est nécessaire pour l’esprit, soit pour l’élever aux belles connaissances, soit pour le former à la vertu, et lui donner de l’horreur du vice. Comme on peut se prendre de deux manières pour parvenir à ce but, et s’y rendre par deux chemins différents, il était propos qu’il y eût pour cela deux sortes de sociétés : les unes qui traitassent les choses d’un air grave et sérieux, les autres qui les prissent d’une manière enjouée, pour s’accommoder à tous les esprits. Ces deux sortes de sociétés ont la même fin, et que nous importe par quel moyen elles y arrivent, et de quel vent notre vaisseau entre dans le port, pourvu qu’il y entre heureusement ?

Des deux routes que j’ai dit que l’on peut prendre pour parvenir à cette louable fin, les uns ont fait choix de celle qui est aspre et difficile, et dont les hommes s’écartent souvent pour en chercher une qui soit moins rude. Les autres suivent la plus agréable et la plus aisée, ils font profession d’enseigner en jouant la belle science, qui est aujourd’hui celle du monde et de porter doucement les hommes à haïr le vice et à chérir la vertu.

 

 

III - Différentes manières d’enseigner les hommes

 

S’il est vrai que tous les chemins sont beaux pour aller à l’ennemi, et que la ruse n’est pas blâmée à la guerre, les comédiens qui la font adroitement au vice et à la folie, et qui peuvent se vanter de remporter souvent d’illustres victoires, méritent d’être loués. Tous les esprits n’étant pas semblables, les uns ne se laissent vaincre que par la force et par d’aigres remontrances, les autres par la douceur et des discours enjoués, qui les persuadent mieux que les grands raisonnements et le sérieux incommode de ces docteurs qui les effarouchent. Toute la morale roule sur la sagesse et la folie du monde ; et cette folie est inséparablement attachée au vice, comme la sagesse l’est à la vertu. Mais outre la malignité du vice, de laquelle le vicieux fait souvent trophée, ne se rendant guère quand on ne le bat que de ce côté, il s’y découvre certain ridicule qui lui fait honte, et l’attaquer par cet endroit-là est le mettre d’abord hors de défense. Il ne peut souffrir qu’on le joue, et qu’on le fasse passer pour sot ; il aime mieux se corriger de sa sottise, et en quittant le ridicule du vice, il en quitte ce qu’il y a de malin, il le quitte tout entier. C’est d’où procède l’artifice de ces pères qui, pour donner de l’horreur de l’ivrognerie à leurs enfants, faisaient boire par excès leurs domestiques, qui se produisaient devant eux avec des postures ridicules. Les rois, qui sont les pères des peuples, ont trouvé de même fort à propos qu’il y eût des gens dévoués au service du public, pour nous représenter bien naïvement un avare, un ambitieux, un vindicatif, et nous donner de l’aversion pour leurs défauts ; puisqu’en effet toutes les passions déréglées nous déduisent à l’état de ces ivrognes, à qui le vin trouble la raison.

 

 

IV - L’arbre du poème dramatique

 

Mais ne parlons pas encore des comédiens, et attachons-nous particulièrement à la nature de la comédie. Pour ne pas confondre les termes, et rendre les choses plus claires à ceux qui n’ont pas lu la poétique de Scaliger, et qui ignorent la pratique du théâtre, il faut leur mettre devant les yeux l’arbre du poème dramatique, c’est-à-dire la différence des poèmes que l’on destine au théâtre. Le poème dramatique est la tige de l’arbre. Ses deux branches principales sont le poème héroïque et le poème comique. Le poème héroïque fait deux rameaux, la tragédie et la tragi-comédie ; le poème comique en fait deux autres, la comédie et la pastorale. Toutes ces espèces du poème dramatique se peuvent traiter en prose ou en vers ; mais les vers assurément, s’ils sont bien tournés, chatouillent plus l’oreille que la prose, et donnent plus de grâce et de force à la pensée. J’entends les vers réguliers ; car pour les irréguliers, je ne trouve pas, avec bien des gens, qu’ils plaisent fort au théâtre[3], et ils ne sont agréables que dans un madrigal ou une chanson.

La tragédie est une représentation grave et sérieuse d’une action funeste, qui s’est passée entre des personnes que leur grande qualité ou leur grand mérite relèvent au-dessus des personnes communes, et le plus souvent c’est entre des princes et des rois. La tragi-comédie nous met devant les yeux de nobles aventures entre d’illustres personnes menacées de quelque grande infortune, qui se trouve suivie d’un heureux événement. La comédie est une représentation naïve et enjouée d’une aventure agréable entre des personnes communes, à quoi l’on ajoute souvent la douce satyre pour la correction des mœurs. La pastorale n’a pour objet qu’une aventure de bergers et de bergères, comme l’Amarante de Gombaud.

Pour ce qui est du sujet qui est au choix du poète, il est historique, ou fabuleux, ou mêlé, la vérité et la fiction s’alliant ensemble, ce qui arrive le plus souvent. L’histoire est rarement portée sur le théâtre dans toute sa pureté, et quand elle se trouve trop nue, elle ne refuse pas quelques agréments que l’invention du poète lui peut donner. J’ai cru devoir expliquer toutes ces distinctions du poème dramatique, parce que dans la suite de mon discours je prendrai une des parties pour le tout et la comédie pour tous les ouvrages de théâtre qu’embrasse le poème dramatique. Ce nom d’une espèce particulière étant devenu un nom général, et l’usage voulant que la tragédie, la tragi-comédie et la pastorale passent aujourd’hui sous le nom de comédie.

 

 

V - La comédie estimée de toutes les nations

 

Je dirai donc, et en peu de mots, que la comédie a été en très grande estime dans toute l’antiquité ; que les Grecs et les Romains, comme je l’ai dit, en ont également reconnu l’utilité ; ce que Cicéron témoigne assez dans la cause du comédien Roscius, qu’il défendit avec tant d’ardeur ; que de grands prince n’ont pas dédaigné d’en faire et les réciter en public ; qu’il n’y a point aujourd’hui de nation dans l’Europe qui n’en face état ; que l’espagnole et l’italienne en font un des ornements de la solennité des jours les plus saints ; que le grand cardinal de Richelieu, l’un des plus éclairés de tous les hommes, l’aimait, l’appuyait, honorait les auteurs de son estime, favorisait les comédiens : et, pour dire plus que tout cela, que le roi, l’invincible Louis, les délices de ses peuples et l’admiration de l’univers, trouve des charmes dans la comédie, dont il connais parfaitement toutes les beautés, et qu’il la prend pour un de ses plus doux divertissements, quand il se veut donner quelques moments de relâche dans les grands soins qui l’occupent incessamment pour la gloire de son règne et le bien de ses sujets.

 

 

VI - De spectacles qui se donnent au collège

 

La comédie, qui par cette seule raison devrait avoir autant de partisans zélés qu’il y a de gens en France, ne manque pourtant pas d’ennemis qui la déchirent, et qui arment, contre elle et contre ceux qui la font, les Pères et les conciles. Leurs décrets, je l’avoue, sont des armes sacrées devant lesquelles les défenseurs de la comédie doivent humblement baisser les leurs et bien loin d’avoir la témérité de leur contredire, il nous faut croire qu’ils n’ont eu que de bonnes intentions. Mais il se peut faire qu’on les cite quelquefois mal à propos, et que les poèmes dramatiques de notre temps n’auraient pas été généralement l’objet de leur sévère censure. Aussi voyons nous qu’ils ne sont pas tous bannis de nos collèges, où j’ai vu représenter des ouvrages de Plaute et de Térence, aussi bien que de Sénèque[4], ni même des communautés religieuses, où l’on dresse tous les ans de superbes théâtres pour des tragédies, dans lesquelles, par un mélange ingénieux du sacré et du profane, toutes les passions sont poussées jusqu’au bout. On y emploie même pour de certains rôles d’autres personnes que des écoliers ; on y danse des ballets. Toute la différence qui se trouve entre ces spectacles-là, contre quoi on ne dit mot, et ceux que donnent les comédiens, contre lesquels on murmure, consiste dans le langage, et dans la qualité des acteurs. Dans les premiers, on ne parle que latin, et on ne voit point de femmes. Mais le latin est entendu et des acteurs et des spectateurs. Ces passions d’amour, d’ambition, de colère et de vengeance qu’on veut que la comédie soulève, tandis que le christianisme a pour but de les abattre, peuvent à ce compte faire une aussi forte impression dans les esprits des gens qui parlent et qui écoutent, qu’elles en feraient le lendemain sur le théâtre français à une représentation de Cinna ou de Pompée. La morale chrétienne ne prétend pas de dépouiller l’homme de ses passions, elle entreprend seulement de les régler, et de lui en montrer le droit usage. Soit dans nos comédies, soit dans nos romans, leurs auteurs se proposent le même but, ils étouffent la vengeance dans l’âme de leurs héros, ils donnent des bornes à leur ambition et à leur colère, ils ne leur souffrent point d’extravagance dans leur amour, et ne nous offrent pas seulement en eux des exemples d’une vertu ordinaire, mais d’une vertu achevée, et au plus haut degré où elle saurait monter.

Mais, me dira-t-on encore, on ne voit point de femmes sur le théâtre dans les comédies qui se représentent aux collèges ; car dans l’assemblée il y en a un grand nombre, et feu mademoiselle de Gournay, qui savait parfaitement et le grec et le latin, m’a dit qu’elle y allait quelquefois dans ses jeunes ans. Je ne sais s’il est moins blâmable de voir des hommes travestis en femmes et prendre l’habit d’un autre sexe que le leur, ce qui hors de pareilles occasions, et des temps accordés aux réjouissances publiques, est punissable et défendu par les lois. Il faut se faire justice les uns aux autres Les spectacles qui se donnent aux collèges sont très louables. C’est une fête publique, qui sert de couronnement aux nobles travaux de toute une année et dans laquelle on distribue des prix à la jeunesse qui a fourni sa carrière avec honneur. Cela l’excite à y rentrer avec plus d’ardeur après un peu de relâche, cela lui donne une honnête hardiesse à paraître en public et à parler un jour d’un ton ferme et d’un geste libre dans une chaire ou dans un barreau.

 

 

VII - Le bel usage de la comédie

 

Toute notre jeune noblesse n’entend pas le latin, et ne va pas au collège ; il est juste qu’elle ait aussi sa part du plaisir et du profit de la comédie dans la langue qu’elle entend ; et puisque dans nos poèmes héroïques (car c’est de ceux-là dont il s’agit à présent) on voit éclater les plus beaux traits de l’histoire, qu’on y voit combattre la gloire et l’amour, et la gloire comme la maîtresse l’emporter toujours sur les passions les plus violentes ; qu’on y voit enfin le crime puni, la vertu récompensée et les grandes actions en leur plus beau jour ; qui n’avouera qu’on ne peut envoyer nos jeunes gentilshommes nés pour la guerre à une meilleure école que celle-là, et qu’en voyant ces beaux exemples de valeur et de zèle pour son prince, comme en un Eucherius fils de Stilicon ; ces généreux sentiments d’amour et de fidélité incorruptible pour sa patrie, comme en un Scevole, ces hautes idées ne s’impriment bien fortement dans leurs âmes, et qu’ils ne conçoivent des désirs ardents d’acquérir de même de la gloire au service du roi, et de se porter pour lui aux plus grandes actions ?

Voilà, en peu de mots, quelle est la nature de la comédie, et les usages qu’on en peut tirer. Il y a toutefois des gens qui la condamnent, et qui la condamnent sans la bien connaître. Écoutons-les, et tâchons de satisfaire à leurs objections, ce qui n’est pas difficile.

 

 

VIII - Réflexion sur les sentiments des Pères et des conciles

 

Ils ont accoutumé de confondre la comédie avec tous les spectacles de l’antiquité, et ont de la peine à souffrir que l’on en face quelque différence. La comédie n’a rien de cruel comme les spectacles des anciens gladiateurs, dont il se voit encore quelques restes en Allemagne, en Angleterre et en Italie. Elle n’a rien de sale, si le poète ne sort des bornes que la bienséance lui prescrit, et ce n’est proprement que contre les spectacles ou sanglants, ou déshonnêtes, qui combattent la charité et la pureté du christianisme, que les conciles et les Pères se sont déclarés.

 

 

IX - La guerre, profession illustre quoiqu’elle soit cause de bien des maux

 

La guerre n’a jamais été généralement condamnée entre les chrétiens, quoiqu’elle nous produise des spectacles les plus sanglants et les plus affreux, une campagne couverte de corps ou morts ou mourants, à l’issue d’une bataille rangée ; une mer qui engloutit des vaisseaux que le canon de l’ennemi a brisés, et des milliers d’hommes qui périssent à la fois dans les eaux et dans les flammes par le désespoir d’un capitaine insensé qui a mis le feu aux poudres plutôt que de se rendre à la merci du vainqueur ; une ville enfin prise d’assaut et qui devient un théâtre de sales actions et de cruautés barbares. À ouïr parler les gens qui se sont trouvés en de pareilles occasions, on ne se peut rien figurer de plus horrible que ces sortes de spectacles, et les seuls tableaux que les peintres nous en donnent nous font frémir.

J’y vois la foudre toujours prête,
Et la flamme et le plomb, qui formant dans les airs
Une ardente et double tempête,
Y font l’image des enfers.

C’est le portrait que nous fait de la guerre monsieur l’abbé Boyer, un des illustres de l’Académie française, dans l’ode savante qu’il a mise au jour sur la prise de Mastric. Sans venir aux mains, la guerre produit assez d’autres maux, et la marche d’une armée désole souvent tous les lieux où elle passe. Cependant la guerre est le noble métier des rois ; la guerre est juste et louable, quand elle a pour fin la défense de leurs droits et le soutien de leur gloire, et le mauvais usage qui s’en peut faire n’a jamais porté les directeurs du christianisme à le condamner entièrement. Disons en un mot qu’il n’y a rien de parfait au monde, qu’il n’y a point de profession qui n’ait ses défauts et que sur ce pied-là il faudrait les abolir toutes ou une grande partie, ce qui irait trop au désavantage de la société civile, et à quoi l’on ne pensera jamais. Mais enfin si l’on veut absolument que l’intention des Pères ait été plus loin que les spectacles sanglants, et que notre comédie doive être comprise dans leur censure, ce ne sera peut-être pas une absurdité de croire qu’ils n’en ont usé de la sorte que pour couper de plus près la racine aux abus de ces spectacles cruels et lascifs, qu’ils ont très justement condamnés, en condamnant tous les spectacles généralement, de quelque nature qu’ils puissent être. Quand un enfant abuse de quelques petites libertés que son père lui souffre, il les lui retranche toutes pour un temps mais l’enfant se corrige, et le père relâche quelque chose de sa sévère défense. Il n’y a rien au monde, comme j’ai dit, qui n’ait son fort et son faible, ses perfections et ses défauts.

 

 

X - Parallèle de la poésie et de la peinture

 

La peinture est une poésie muette, comme la poésie se peut dire une peinture parlante. Le pinceau nous représente une passion d’amour, de colère, de vengeance aussi fortement que la plume du poète et que la voix de l’acteur. Ceux-ci nous touchent par le beau tour du vers, et la grâce qu’ils lui donnent dans le récit ; le peintre nous touche de même par l’assiette de ses figures qui semblent parler et qui bien souvent nous en disent plus que si en effet elles parlaient. Nos tableaux et nos tapisseries ne nous offrent que de semblables objets, dont l’âme de celui qui les contemple avec attention peut être plus émue qu’elle ne le serait par un récit, qui échappe aisément à la mémoire ; et pour tout dire enfin, il y a autant à craindre du peintre que du poète et du comédien. Mais les excès où le premier s’emporte ordinairement, ces nudités et ces postures peu chastes dont les palais sont remplis, n’ont pu obliger les plus sévères censeurs à condamner généralement la peinture, qui a toujours passé pour un art très noble, comme le peintre dans sa profession passe pour un homme d’honneur. Le comédien et la comédie ont de même leurs défauts ; je ne prétends pas les excuser, et j’en parlerai bientôt ; mais si pour cela on veut sans exception les bannir du monde, il faut aussi en bannir par même raison le peintre et la peinture.

 

 

XI - Il se glisse des abus en toute profession

 

Voudrait-on encore condamner l’imprimerie et les imprimeurs pour quelques méchants livres qui courent, qui sont sales et impies, qui attaquent la religion et les bonnes mœurs, qui décrient un État et celui qui le gouverne ?

On punit l’imprimeur qui ose les mettre au jour et le libraire qui ose les débiter : mais on ne s’en prend pas à ceux qui sont innocents du crime, et l’infamie d’un particulier ne rejaillit pas sur le public. L’imprimerie et la librairie, qui ne sont qu’un même corps, n’en sont pas pour cela moins honorables, elles ont une bonne fin ; et la comédie, comme je l’ai fait voir, en a aussi une bonne, qui peut être corrompue par les excès de quelques particuliers.

On en pourrait dire autant de la médecine et des médecins et de plusieurs autres professions. Si l’on est si rigide que de condamner entièrement la comédie et ceux qui la représentent, il faut condamner en même temps le poète qui la compose, l’imprimeur qui l’imprime, le libraire qui la débite, l’auditeur qui l’écoute, le lecteur qui la lit, et le poète, qui est la source de tout le mal prétendu, sera le plus condamnable. Mais tant s’en faut qu’il le soit, que nous sommes convaincus par l’histoire de tous les peuples et par celle de nos temps que les fameux poètes ont toujours été honorés des princes et de leurs sujets, autant ceux qui ont travaillé pour le théâtre que ceux qui se sont renfermés dans les bornes du poème épique ; qu’on leur a décerné des honneurs publics, qu’on les a couronnés, qu’on leur a enfin dressé des statues. Nous en avons des exemples dans tous les siècles ; et pour ne parler que du nôtre, toute l’Europe a su les hautes marques d’estime que le roi a bien voulu donner à un Pierre Corneille, à qui l’excellence de ses poèmes dramatiques et de ses autres ouvrages a acquis une gloire dont s’entretiendront tous les siècles à venir. Encore une fois la fin de la comédie est bonne. Les choses les plus saintes ne font nulle impression sur l’esprit d’un libertin. Il ne dépend que de l’auditeur de tirer un bon usage de la comédie ; s’il est sage et intelligent, il en fera son profit ; s’il est ignorant et vicieux, il en sortira tout aussi bête qu’auparavant et ce ne sera la faute ni du comédien, ni du poète.

 

 

XII - L’esprit veut du relâche dans la piété et dans les affaires

 

Agissons de bonne foi : n’est-il pas injuste de blâmer la comédie par le nom seul sans examiner la chose, et en confondant l’intention de l’art avec le mauvais usage ? Ceux qui voudraient absolument l’interdire comme une chose qui ne regarde pas directement le salut seraient obligés d’en retrancher une infinité de cette nature, où il y aurait plus à redire qu’à la comédie, et que l’on souffre aisément. On en veut sans doute particulièrement à la comédie parce qu’elle a de l’éclat et qu’elle frappe la vue. Je ne veux pas nier qu’il n’y ait des lieux qu’il vaut mieux fréquenter que le théâtre, cela est hors de doute ; et il y en a où il serait bon d’être incessamment s’il n’avait pas été ordonné à l’homme de travailler, comme il lui a été ordonné de prier Dieu. Mais la plus solide piété a ses intervalles ; un véritable dévot n’est pas toujours à l’église, il ne peut pas être toujours attaché à la maison et à la profession qu’il a embrassée ; il est homme, il demande du relâche en quelque honnête divertissement, ce que le théâtre lui fournit. Car enfin, et pour abréger cette matière, ceux qui condamnent la comédie ne la veulent pas regarder par les bons côtés ; il y en a eu qui se sont trouvés d’humeur à porter en même temps leur censure contre des choses les plus innocentes.

 

 

XIII - Les courses de chevaux condamnées par un célèbre docteur

 

Un grand et fameux docteur s’est avisé de mettre la course des chevaux au nombre des choses vaines et des spectacles qu’il n’approuve pas. Faudra-t-il pour cela défendre les courses de bague, fermer les manèges où l’on vit avec tant de discipline, et blâmer la noble profession d’un écuyer qui enseigne à manier un cheval, à courre et à voltiger de bonne grâce ? La noblesse a trop d’intérêt à soutenir la gloire et l’utilité de cet illustre exercice contre tout ce qu’il y a jamais eu de plus célèbres docteurs.

 

 

XIV - Spectacles plus dangereux que la comédie

 

Enfin ceux qui veulent que nous détournions les yeux de toutes les choses vaines veulent une bonne chose, dont la pratique serait louable dans le christianisme. Ils ont raison sur le fait de la comédie de nous battre souvent de cette sainte pensée, sur laquelle ils fondent leur censure, et qui faisait le souhait d’un grand roi, qui ne souffrait point, comme il le témoigne lui-même, de flatteurs ni de fourbe, dans sa cour, ne souffrait pas aussi apparemment que le luxe et la vanité y eussent entrée. Mais quoi ? les temps sont changés, et le sont entièrement ; et s’il faut aujourd’hui détourner les yeux de toutes les choses vaines, il ne faut pas aller ni à la cour ni au cours, deux superbes spectacles, et des plus dangereux au compte de nos sévères censeurs ; il ne faut pas sortir de la maison et se montrer dans la rue, ou il faut, comme un tartufe, tendre à la tentation, prendre un mouchoir à la main, et baisser la vue à toute heure devant mille objets qui se présentent, et qui peuvent plus émouvoir les sens de l’homme qui ne s’en rend pas le maître, que ce qui se voit au théâtre où ordinairement les oreilles sont plus attachées que les yeux.

 

 

XV - L’Italie moins scrupuleuse que d’autres provinces dans les divertissements publics

 

Mais enfin pourquoi en la matière dont il s’agit se montrer plus délicat en France qu’en Italie et à Rome même, où l’inquisition est en vigueur pour le soutien de la religion et des bonnes mœurs ? Chacun sait que les principaux directeurs du christianisme ne font point de scrupule de fournir aux frais des opéras, d’en donner le spectacle dans leurs palais, et même des gens dévouez au service de l’Église qui ont d’excellentes voix paraissent sur les théâtres publics pour y jouer un personnage en chantant. Est-ce qu’un couplet amoureux, secondé des charmes d’une belle voix, pénètre moins avant dans les cœurs de l’assemblée que lorsqu’il est simplement récité à notre mode ? Ces spectacles-là ne sont-ils pas de véritables comédies en musique, et les affiches donnant aux fêtes de l’Amour et de Bacchus le nom de pastorales[5] et à Cadmus et Hermione celui de tragédies ne les rangent-elles pas avec les poèmes dramatiques ?

N’est-ce pas à dire assez que ce sont des comédies et ceux qui les représentent des comédiens, à qui les souverains peuvent donner des privilèges comme il leur plaît ? On fait sonner bien haut en Espagne le zèle de la religion, et toutefois en Espagne on voit introduire sur les théâtres publics des personnages en habit ecclésiastique[6], ce qui ne serait souffert en France en quelque manière que ce fût.

 

 

XVI - Le goût du siècle pour le théâtre

 

Je ne pousserai pas davantage cette matière et j’en ai assez dit, ce me semble, pour faire voir que toutes les choses du monde ont leur bon et mauvais usage, ce qui prouve en même temps que la comédie n’est pas exempte de cette règle et que comme elle a ses avantages elle a aussi ses défauts ; ce sont quelques abus qui s’y sont glissés dans tous les siècles et auxquels le nôtre s’est aussi quelquefois laissé aller. Par les soins du cardinal de Richelieu elle fut remise en France sur le bon pied ; mais on peut lui reprocher que depuis cette réformation elle s’est un peu licenciée, le goût change et l’emporte souvent sur la raison. On veut de l’amour et en quantité et de toutes les manières ; il faut le traiter à fond, et dans la comédie on demande aujourd’hui beaucoup de bagatelles et peu de solide. Pour ce qui est de la tragédie, l’Hérode de monsieur Heinsius[7], l’un des poèmes les plus achevez, plaisait peu à la cour et à la ville, parce qu’il est sans amour : et la Sophonisbe, qui a de la tendresse pour Massinisse jusqu’à la mort, a été plus goûtée que celle qui sacrifie cette tendresse à la gloire de sa patrie[8], quoique le fameux auteur du dernier de ces deux ouvrages l’ait traité avec toute la science qui lui est particulière et qui lui a si bien appris à faire parler et les Carthaginois et les Grecs et les Romains comme ils devaient parler, et mieux qu’ils ne parlaient en effet.

 

 

XVII - Sentiments de quelques particuliers sur le poème comique

 

Soit que ce goût du siècle qui veut un grand amour dans les grands ouvrages du théâtre et force amourettes dans les ouvrages comiques, parte du génie de la cour ou de celui du poète, il est constant que le poème dramatique dans ses deux genres et dans toutes ses espèces n’a été inventé que pour divertir et pour instruire : mais tout le monde veut que le divertissement passe le premier, qu’il l’emporte sur l’instruction et il me le faut bien vouloir avec tout le monde. J’ai toutefois connu des gens qui, en fait de comique, n’aiment pas fort une pièce de laquelle on ne peut tirer aucun bon suc, qui roule tout entière sur la bagatelle et où l’auditeur n’a su remarquer un seul trait d’érudition coulé à propos. Comme la belle comédie qui donne agréablement sur le vice et l’ignorance est estimée de tous les honnêtes gens, celle qui a de sales idées n’a pas toute leur approbation. J’en ai connu plusieurs de ceux qui aiment passionnément la comédie qui souhaiteraient que l’ombre même de l’amour criminel fût banni des représentations, qu’il n’en parût aucune démarche, et qui disent que l’idée d’une chose qui n’est pas plaisante dans le monde ne saurait l’être au théâtre. Il y en a de moins sévères qui se contentent que l’on passe légèrement sur cet article quand on ne peut l’éviter, qu’on ne fasse pas des peintures entières et que l’on n’amène pas les choses si avant, qu’il semble qu’il n’y ait plus d’intervalle entre le projet et l’exécution. Je leur ai ouï dire que, ne pouvant souffrir de certaines gens qui, sur l’article du droit usage du mariage, prennent soin de nous le dépeindre trop exactement, qui en écrivent de gros volumes, et découvrent des choses à quoi peut-être on n’aurait jamais pensé, ils peuvent encore moins souffrir qu’on leur fasse en public des portraits parlants et sensibles d’un amour qui tend au crime, quoique l’on n’en vienne pas jusqu’à l’effet. On pourrait se tromper de croire que l’auditeur raisonnable prenne un plaisir infini à ces représentations qui passent les bornes, et des amourettes honnêtes entre personnes libres le divertiraient bien mieux.

 

 

XVIII - Le nom de Dieu dans un sens parfait ne doit pas être mêlé avec du risible

 

Il serait encore à souhaiter, disent ces gens-là, que dans ces sortes d’ouvrages le nom de Dieu ne fût jamais prononcé Il ne se doit trouver, à leur avis, que dans les ouvrages dont le sujet est tout saint comme dans un Polyeucte mais dans les pièces dont le sujet est comique, où l’on traite des intrigues amoureuses, et où l’on voit régner d’un bout à l’autre un valet ridicule et une servante qui ne l’est pas moins, le nom de Dieu ne doit pas être mêlé ! Ils ont de la peine à souffrir qu’une soubrette, pour cacher qu’elle a parlé à un galant, dise à sa maîtresse qui l’en soupçonne, qu’elle priait Dieu, parce qu’on l’a ouïe parler dans sa chambre, et qu’on suppose qu’à moins de quelque trait de folie, on ne parle pas haut quand on est seul. Elle aurait pu tout aussi bien s’échapper en disant qu’elle lisait, ayant remarqué souvent que des valets et servantes et autres gens de la sorte, par une sotte coutume, parlent haut en lisant quoiqu’il n’y ait personne qui les entende. La prière étant la plus sainte et la plus importante action du christianisme, cet hémistiche, disent nos critiques, est placé là fort mal à propos et ils ne peuvent assez s’étonner qu’on ne se soit jamais avisé de le changer. Pour ces exclamations si ordinaires dans la bouche des hommes : Ha Dieu, Mon Dieu, Bon Dieu et autres semblables, ils les souffrent parce qu’elles n’ont pas de suite, et ne forment pas un sens parfait. En les condamnant dans la bouche des comédiens, il faudrait condamner tous les hommes généralement qui en abusent, à toute heure et sans nulle nécessité. On tolère les abus que l’on ne saurait ôter, et la comédie est une imitation des actions et du langage des peuples.

Mais un, Je priais Dieu, un Dieu vous assiste ! un Dieu vous le rende ! et autres expressions de la sorte dans un ouvrage comique, ne sont pas du goût de ces gens que j’ai cités et qui toutefois, comme j’ai dit, aiment fort la comédie.

 

 

XIX - La bagatelle un peu trop en règne

 

Il serait encore bon qu’on pût insensiblement accoutumer les spectateurs à prendre goût à des représentations comiques où il y eût un peu moins de bagatelles et plus de solide et que le poète, prenant des sujets éloignés de ceux qui ont autrefois servi à de pures farces, ne traitât que de choses bonnes et honnêtes qu’il pourrait agréablement tourner : ce qui donnerait moins de prise à ceux qui déchirent la comédie, le comédien et le poète.

 

 

XX - Le théâtre a porté bien des gens à l’étude de la vertu

 

Mais enfin il n’y a rien sous le ciel qui soit exempt de défauts et ce que je viens de dire, ni tout ce que peuvent dire les fâcheux critiques ne saurait détruire les éloges qui sont deus à la belle comédie. Toutes les comparaisons ne plaisent point et je n’en apporte pas ici pour mieux appuyer ses avantages. Je dirai seulement pour conclusion, que c’est une belle école et un noble amusement pour ceux qui la savent bien goûter et que mille gens m’ont avoué que le théâtre leur a appris une infinité de belles choses qui ont servi à polir leur esprit et à les porter à l’étude de la vertu.

C’est là aussi la fin que le poète se propose dans la comédie, et c’est la même fin du gouvernement des comédiens

Leur société ne s’est établie que sur ces deux fondements, l’honnête divertissement et l’utile instruction des peuples ; mais je ne sais si cela se peut dire également de tous les comédiens de l’Europe, des Italiens, des Espagnols, des Anglais et des Flamands. En ayant vu de toutes sortes dans mes voyages, j’en ai remarqué les différences, ce qui servira à faire mieux connaître les avantages du théâtre français qui est aujourd’hui au plus haut point de sa gloire.

 

 

XXI - Différence de la comédie française d’avec l’italienne, l’espagnole, l’anglaise et la flamande

 

Les Italiens, qui prétendent marcher les premiers de tout le comique, le font particulièrement consister dans les gestes et la souplesse du corps et par leurs intrigues assez bien conduites et fort plaisamment exécutées tâchent principalement de satisfaire les sens. Ils ne réussissent point dans la représentation d’une aventure tragique et ne peuvent, comme nos Français, revêtir toute sorte de caractères. C’est-à-dire qu’on ne va guère les voir que pour le pur divertissement, et qu’on n’en remporte que peu d’instructions pour les mœurs parce qu’ils ne s’attachent pas fort à cet article. Mais enfin nous leur sommes redevables de la belle invention de ces machines et de ces vols hardis[9], qui attirent en foule tout le monde à un spectacle si magnifique.

 

 

XXII - Excellence des machines de la Toison d’or

 

Celles qui ont fait le plus de bruit en France furent les pompeuses machines de la Toison d’or[10], dont un grand seigneur d’une des premières maisons du royaume, plein d’esprit, fit seul la belle dépense pour en régaler, dans son château, toute la noblesse de la province.

Depuis il voulut bien en gratifier la troupe du Marais, où le roi, suivi de toute la cour, vint voir cette merveilleuse pièce. Tout Paris lui a donné ses admirations, et ce grand opéra, qui n’est du qu’à l’esprit et à la magnificence du seigneur dont j’ai parlé, a servi de modèle pour d’autres qui lui ont suivi. Baptiste Lully est venu depuis, qui par l’agréable mélange de machines de l’invention de Vigarani[11], de danses et de musique où il s’est rendu incomparable, a charmé toute la cour, tout Paris et toutes les nations étrangères qui y abordent. Mais enfin ces beaux, spectacles ne sont que pour les yeux et pour les oreilles ; ils ne touchent pas le fond de l’âme, et l’on peut dire au retour que l’on a vu et ouï mais non pas que l’on a été instruit. D’où l’on peut conclure, ce me semble, que la comédie italienne n’a pas tout à fait le même objet que la nôtre de divertir et d’instruire, ce qui est la perfection du poème dramatique.

 

 

XXIII - Les Français de quoi redevables aux Italiens et aux Espagnols

 

Les Espagnols prennent le contre-pied des Italiens et selon le génie de la nation, demeurent fort sur le sérieux et ne démordent point sur le théâtre de cette gravité naturelle ou affectée, qui ne plaît guère à d’autres qu’à eux. Un sujet comique est beaucoup moins de leur caractère qu’un sujet tragique ; mais de quelque manière qu’ils s’acquittent de tous les deux, ils n’ont pas été goûtés en France, et ne divertissent pas comme les Italiens. Les Français ont su tenir le milieu entre les uns et les autres et par un heureux tempérament se former un caractère universel qui s’éloigne également des deux excès. Mais au fond nous sommes plus obligés aux Espagnols qu’aux Italiens, et n’étant redevables aux derniers que de leurs machines et de leur musique, nous le sommes aux autres de leurs belles inventions poétiques ; nos plus agréables comédies ayant été copiées sur les leurs. Les Anglais sont très bons comédiens pour leur nation ; ils ont de fort beaux théâtres et des habits magnifiques mais ni eux ni leurs poètes ne se piquent pas fort de s’attacher aux règles de la poétique, et dans une tragédie ils feront rire et pleurer, ce qui ne se peut souffrir en France, où l’on veut de la régularité. Toutes les fois qu’un roi sort et vient à paraître sur le théâtre, plusieurs officiers marchent devant lui et crient, en leur langage : Place ! place ! comme lorsque le roi passe à White-Hall, d’un quartier à l’autre, parce qu’ils veulent, disent-ils, représenter les choses naturellement. Ils en usent de même à proportion en d’autres rencontres, et introduisent quantité de personnages muets que nous nommons assistants, pour bien remplir le théâtre ; ce qui satisfait la vue, et cause aussi quelquefois de l’embarras. Étant à Londres il y a six ans, j’y vis deux fort belles troupes de comédiens, l’une du roi, et l’autre du duc d’York, et je fus à deux représentations, à la Mort de Montezuma, roi de Mexique, et à celle de Mustapha[12], qui se défendait vigoureusement sur le théâtre contre les muets qui le voulaient étrangler ; ce qui faisait rire, et ce que les Français n’auraient, représenté que dans un récit. Il ne se peut souhaiter d’hommes mieux faits, n’y de plus belles femmes que j’en vis dans ces deux troupes, et la comédie anglaise, pour n’être pas si régulière que la nôtre, ni exécutée par des gens qui donnent toute leur étude à cette profession, a toutefois ses charmes particuliers.

Les comédiens flamands ne doivent marcher que les derniers, et les allemands font rang avec eux, la différence entre les uns et les autres n’étant pas grande. Leurs poètes dramatiques sont peu dans les règles, ils n’ont ni les grâces, ni la délicatesse des nôtres. La langue même, qui est un peu rude, ne leur est pas favorable, et ils sont représentez avec peu d’art par des gens qui ne fréquentent jamais ni la cour, ni le beau monde, et qui la plus part, de même que les Anglais, ne se donnent pas tout entiers à cette profession, en ayant quelque autre qu’ils exercent hors des jours de comédie, et leur théâtre n’étant pas toujours capable de les bien entretenir.

 

 

XXIV - Le goût d’un particulier ne doit pas l’emporter sur le goût universel

 

À se faire justice les uns aux autres, et sans être partial, je ne crois pas, après les choses que je viens de dire, qu’on puisse disputer la préséance aux comédiens français, surtout à voir les deux troupes de Paris, que l’on ne peut souhaiter plus accomplies, et qui donnent à la censure le moins de prise qu’il leur est possible dans leurs représentations. À les bien examiner, et à n’en tirer que le droit usage, les plus sévères ne peuvent les blâmer avec justice. J’ai assez montré que la comédie est du nombre de ces choses dont l’institution a une fin louable, et qui sont bonnes au fond, quoique par accident elles puissent devenir mauvaises. Il y a partout un mélange inévitable de bien et de mal, il ne faut que les savoir réparer, et que regarder les choses par les bons côtés. On peut cueillir une rose sans se piquer, on peut voir la comédie sans risque, et le beau fruit que l’on en tire n’est malsain que pour ces petits estomacs qui rejettent tout. Le triste régime où leur faiblesse les a réduits ne doit pas être une loi pour d’autres. Les ragoûts leur sont contraires, ou ils ne les aiment pas faut-il pour cela qu’ils soient défendus à tout le monde ? Les esprits chagrins ne prennent plaisir à rien et blâment tous divertissements honnêtes ; d’autres gens les blâment aussi sans être chagrins, et ils ont leurs raisons ; et les uns et les autres, pour autoriser leurs sentiments et leur manière de vivre, veulent qu’il y ait du crime dans les plaisirs les plus innocents. Mais enfin il n’est pas juste qu’en des choses dont l’usage est bon à qui en sait profiter, le grand nombre se règle sur le petit, et le goût de quelques particuliers l’emportant sur le goût universel, prive le public de l’utile divertissement de la comédie.

 

 

LIVRE SECOND : DES AUTEURS QUI ONT SOUTENU LE THÉÂTRE DEPUIS QU’IL EST DANS SON LUSTRE

 

 

I - Les auteurs fermes appui du théâtre

 

Les auteurs doivent être considérez comme les dieux tutélaires du théâtre ; ce sont eux qui le soutiennent ; ils en sont les grands appuis, et il tomberait avec tous ses ornements et ses pompeuses machines, si de beaux vers et d’agréables intrigues ne chatouillaient l’oreille de l’auditeur, à mesure que sa vue est divertie par la beauté des objets qu’on lui présente. Je sais que la comédie ne demande pas seulement un auteur qui la compose, qu’elle veut aussi un acteur qui la récite, et un théâtre où elle soit représentée avec les embellissements qu’il lui peut donner. Mais l’invention du poète est l’âme qui fait mouvoir tout le corps, et c’est de là principalement que le monde s’attend de tirer le plaisir qu’il va chercher au théâtre.

 

 

II - Grande témérité à qui en voudrait faire publiquement la distinction

 

J’ai donc ici à parler et des auteurs et de leurs ouvrages, et ce sera avec toute la brièveté que j’ai observée ailleurs. C’est sans doute une matière des plus difficiles et une entreprise des plus hardies, selon le biais qu’on voudrait suivre pour l’exécuter ; mais de la manière que je vais m’y prendre, j’ai la témérité de croire que j’y pourrai réussir. Je ne sais pas ce que le lecteur s’est promis du titre de mon second livre : mais s’il attend de moi une critique, il se trompe fort, et c’est une chose à quoi je pense aussi peu, que je m’en sens peu capable. J’ai du respect pour tous les auteurs, et s’il m’est permis, en lisant leurs ouvrages, d’en faire la distinction dans mon cabinet, et de mesurer la grande distance qu’il y a des uns aux autres, il ne me l’est pas de produire mes sentiments au public. Il est moins difficile de concevoir les choses que de les écrire, il y aurait même de l’imprudence à écrire tout ce que l’on a conçu, et les pensées les plus raisonnables sont bien souvent celles qu’il nous faut le plus cacher. Je ne dirai donc rien du mérite des auteurs, dont chacun peut faire le discernement sans moi ; et le lecteur se contentera, s’il lui plaît, que je lui donne ici seulement une petite bibliothèque de nos poètes français qui ont travaillé pour le théâtre, sans m’ingérer de donner mon jugement sur leurs ouvrages que j’ai eu la curiosité de rassembler :

Non nostrum inter eos tantas componere lites.

Je suis un trop petit compagnon pour oser dire mon goût. Chacun naturellement est amoureux de soi-même et de ses productions ; et s’il est convaincu en sa conscience qu’il y en a de plus belles, il ne prend pas plaisir à les entendre louer, parce qu’il lui semble que c’est tacitement blâmer les siennes. Je n’ai donc garde de m’engager dans un chemin fâcheux dont je ne pourrais sortir et je me restreins à un simple dénombrement des auteurs et des pièces du théâtre.

 

 

III - Pratique ingénieuse des généalogistes de notre temps

 

Quoiqu’il semble qu’il n’y ait rien en cela de difficile ni de dangereux, puisqu’il ne s’agit que d’un pur catalogue sans nul raisonnement, sans remarques ni commentaire, ce catalogue me donnerait encore de la peine, et autant qu’une critique me ferait passer pour téméraire, si je n’avais recours à l’artifice dont la plupart des généalogistes se sont avisés de se servir. Pour éviter de toucher aux préséances, de régler le pas, et de causer des jalousies entre les maisons, ils les prennent confusément et sans ordre, ou les placent selon le rang des lettres de l’alphabet. Ainsi dans leurs recueils la maison d’Anhalt marche devant la maison d’Autriche et celle de Bade devant celle de Brandebourg. Il en est de même des autres, et les auteurs, que je révère, ne seront pas sans doute fâchez que j’en use de la sorte à leur égard, traitant les dieux du Parnasse sur le pied que sont traités les dieux de la terre.

Dans le catalogue que je donne de leurs ouvrages je ne produis que ceux qu’ils ont faits pour le théâtre, et ils en ont presque tous mis au jour beaucoup d’autres en prose et en vers, dont le recueil passerait les bornes de mon sujet. Je puis même, dans la quantité des pièces qui ont été représentées depuis cinquante ans, en avoir omis quelques-unes des moins considérables, qui ont échappé à ma mémoire et au soin que j’ai pris de les rechercher, à quoi une seconde édition peut apporter du remède.

 

 

IV - Diversité de génie entre les poètes

 

Quoique je me sois très justement défendu de porter mon jugement sur les pièces de théâtre, et de toucher à la différence du mérite des auteurs, je ne risque rien à dire en général que chacun a son talent particulier, et qu’il se trouve une grande diversité dans leurs génies. L’un excelle dans une belle et juste disposition du sujet, à bien soutenir partout le caractère de son héros, à pousser l’ambition, la haine, la colère et toutes les grandes passions jusqu’où elles peuvent aller, à démêler la plus fine politique des États pour la faire entrer en commerce avec l’amour, et à donner enfin de la force à ses pensées par des vers pompeux et qui remplissent l’oreille de l’auditeur. L’autre a une adresse particulière à toucher les passions tendres, et se montre admirable dans une déclaration d’amour. Il en fait faire l’aveu à son héroïne avec une délicatesse qui émeut les sens, et il donne le même beau tour aux soupçons, aux dépits, aux craintes, aux espérances, et à tout ce qu’il y a en amour d’agréable et de fâcheux. Il y a des esprits qui ne sont guère propres que pour le sérieux, d’autres que pour le comique ; et je doute fort que feu monsieur de Rotrou eût pu venir à bout d’un Jodelet souffleté, et monsieur Scarron d’un Venceslas. Il est malaisé d’aller contre la nature et de forcer le génie ; et l’austère Scipion eût essayé en vain d’imiter Lelius, et d’acquérir ce qui le rendait aimable. Ce n’est pas que nous n’ayons des auteurs qui réussissent dans les deux genres, soit qu’ils nous les servent séparément, soit qu’ils nous en fassent un ambigu. Mais il s’y voit toujours quelque différence, et la balance ne peut être si égale qu’elle ne penche de quelque côté. D’ailleurs, quoique les auteurs célèbres puissent égayer leur muse quand il leur plaît, et que nous en ayons vu de beaux poèmes comiques, depuis que plusieurs autres s’en sont mêlés, ils ont quitté le dé pour deux raisons que j’imagine et que chacun aussi peut s’imaginer.

 

 

V - Économie des auteurs dans l’exposition de leurs ouvrages

 

Les auteurs célèbres dont la réputation est bien établie, qui ont leur jeu sûr et dont le nom seul suffit pour persuader et aux comédiens et au peuple que leurs ouvrages sont bons, ne dédaignent toutefois pas de les communiquer à leurs amis et d’en écouter les sentiments. Ils n’attendent pas même que le travail soit parfait ; ils produisent un premier acte, et puis un second, et un troisième, et ne refusent pas l’appui des gens de qualité qui vantent la bonté de leurs ouvrages. Mais ceux qui ne font que commencer, et qui n’ont pas encore bien acquis le nom d’auteurs, ne peuvent se dispenser en aucune sorte d’avoir recours à des gens capables et de subir leurs corrections. Comme dans tous les ouvrages en prose ou en vers, le bon sens et la belle expression doivent soutenir les matières que l’on traite, il faut, pour bien faire, les soumettre nécessairement à la censure des maîtres de l’art, et prier quelqu’un de messieurs de l’Académie française d’y jeter les yeux. C’est elle seule qui doit juger souverainement de toutes les productions qui paraissent en notre langue, quand elles ne sont pas tout a fait indignes de voir le jour ; et je ne crois pas qu’il y en ait guère de bien achevées que celles que l’on a soumises à sa critique. Si les libraires étaient bien sages, ils n’imprimeraient jamais de livres qu’à cette condition ; ils ne verraient pas leurs magasins plier sous le poids de tant de bales et maculatures inutiles, et ils guériraient de la sorte beaucoup de gens de cette maladie invétérée d’écrire dont je voudrais être quitte le premier.

 

 

VI - Le théâtre redevable de sa gloire aux soins de l’Académie française

 

C’est donc aux nobles travaux et aux soins infatigables de l’illustre Académie française que le théâtre est particulièrement redevable de la beauté des poèmes que l’on y récite, où le poète tâche de répandre toutes les douceurs de notre langue et de ne s’éloigner jamais de sa pureté. C’est le seul oracle qu’il doit consulter ; il ne rend point de réponses qui ne soient claires, et l’on marche en sûreté quand on marche sous les auspices de cette célèbre compagnie.

 

 

VII - Éloge de cette illustre et célèbre compagnie

 

Pour moi je la révère, et reconnais qu’en tout

Chacun se doit soumettre à ce qu’elle résout ;

Et que pour bien parler, et que pour bien écrire,

À nul de ses arrêts il ne faut contredire,

Puisque enfin le langage et l’empire français

Partout également font respecter leurs lois ;

Dans le même intérêt le destin les assemble,

Et comme de concert leur gloire marche ensemble.

Elle est proche du faites, et nos neveux en vain

De la porter plus loin formeraient le dessein.

Il fallait une langue et si noble et si belle

Pour rendre d’un grand roi la mémoire immortelle

Et gravant sur l’airain ses exploits inouïs

Laisser à l’univers l’histoire de Louis.

 

 

VIII - La gloire des langues et celle des empires marchent au pair

 

Il est aisé de remarquer, dans les annales et des Grecs et des Romains, que la splendeur des empires et l’élégance des langues ont presque toujours marché de pair, et que l’on n’a jamais mieux parlé à Athènes que sous celui de Trajan. Je pourrais dire de même que l’on ne parlera jamais mieux en France que sous le règne admirable de Louis le Conquérant ; et si c’était ici le lieu de s’étendre sur la gloire de son empire et de ses triomphes, je ne me défendrais pas d’en parler sur la grandeur du sujet et sur ma faiblesse, puisqu’à tous ceux à qui il est permis de crier : Vive le Roi, il le doit être de publier ses victoires. Je dirai seulement qu’il est constant que messieurs de l’Académie ont porté la langue française au plus haut point de perfection, et qu’ils vont laisser de si bons préceptes à leurs successeurs, qu’elle s’y pourra conserver longtemps. Car de prétendre qu’elle se porte plus loin et qu’elle puisse acquérir d’autres avantages, ce serait faire tort à ce corps illustre, et mal juger tant de riches productions qui en partent tous les jours, au rang desquelles il nous faut mettre nos plus beaux ouvrages de théâtre. C’est cette beauté et cette douceur de notre langue qui font que les étrangers s’empressent de l’apprendre et comme j’ai vu avec soin toutes les parties de la chrétienté, il m’a été aisé de remarquer qu’aujourd’hui un prince, avec la seule langue française, qui s’est partout répandue, a les mêmes avantages que Mithridate avait avec vingt-deux. On peut dire que ce bel état académique a trouvé en quelque manière le secret de la domination universelle, puisqu’il fait régner le français en tant de lieux et que dans toutes les cours étrangères on se pique de parler comme on parle au Louvre ; et il est bien glorieux et de bon augure au monarque invincible de la France de voir toute l’Asie appeler Francs tous les peuples de l’Europe qui ambitionnent la gloire de parler français. J’ai cru devoir cette petite remarque à la grande vénération que j’ai toujours eue pour messieurs de l’Académie française, et à la reconnaissance que je leur dois, pour m’avoir fourni dans leurs ouvrages de quoi corriger de mille fautes où tombent nécessairement ceux qui passent toute leur vie hors du royaume. Je reprends le fil de ma narration.

 

 

IX - Comédiens savants à prévoir le succès que doit avoir une pièce

 

L’auteur qui n’a pas toutes les lumières nécessaires, et n’est pas encore parvenu à ce haut degré de mérite et de réputation de quelques illustres, ayant reçu l’approbation des censeurs rigides, à qui seulement il doit exposer sa pièce, la communique après en particulier à celui des comédiens qu’il croit le plus intelligent[13] et le plus capable d’en juger, afin que selon son sentiment il la propose à la troupe, ou qu’il la supprime. Car les comédiens prétendent, et avec raison, de pouvoir mieux pressentir le bon ou le mauvais succès d’un ouvrage, que tous les auteurs ensemble et tous les plus beaux esprits. En effet ils ont l’expérience et en font l’exercice continuel. Joint que la plus part d’entre eux sont aussi auteurs, et que dans la seule troupe royale il y en a cinq dont les ouvrages sont bien reçus.

 

 

X - Avantages d’une troupe qui fournit au besoin des ouvrages de son crû

 

C’est un grand avantage pour tout le corps, et les auteurs célèbres étant quelquefois d’humeur à le porter un peu haut, et à vouloir les choses absolument, les comédiens se roidissent de leur côté, et par une bonne économie tiennent toujours de leur crû quelque ouvrage prêt pour s’en servir au besoin ; ce que ne peut faire une troupe où il n’y aura pas de comédiens poètes. Si le comédien, à qui l’auteur a laissé sa pièce pour l’examiner, trouve qu’elle ne puisse être représentée et ne soit bonne que pour le cabinet, comme le sonnet qui cause un procès au Misanthrope, ce serait une chose inutile au poète, de faire assembler la troupe pour la lui lire, étant à présumer que ce comédien intelligent a le goût bon, et qu’ayant du crédit il amènera aisément ses camarades à son sentiment ; mais s’il juge l’ouvrage bon et qu’il y ait lieu de s’en promettre un heureux succès, l’auteur se rend au théâtre un jour de comédie, et donne avis aux comédiens qu’il a une pièce qu’il souhaite de leur lire ; quelquefois sans parler lui-même, il fait donner cet avis par quelqu’un de ses amis.

 

 

XI - Coutume observée dans la lecture des pièces

 

Sur cet avis on prend jour et heure, on s’assemble ou au théâtre, ou en autre lieu, et l’auteur, sans prélude ni réflexions (ce que les comédiens ne veulent point), lit sa pièce avec le plus d’emphase qu’il peut ; car il n’y a pas ici tant de dangers de jeter de la poudre aux yeux des juges, et il ne s’agit ni de mort ni de procès. Joint qu’il serait difficile de tromper en cela les comédiens, qui entendent mieux cette matière que le poète. À la fin de chaque acte, tandis que le lecteur prend haleine, les comédiens disent ce qu’ils ont remarqué de fâcheux, ou trop de longueur, ou un couplet languissant, ou une passion mal touchée, ou quelques vers rudes, ou enfin quelque chose de trop libre, si c’est du comique. Quand toute la pièce est lue, ils en jugent mieux, ils examinent si l’intrigue est belle et bien suivie, et le dénouement heureux ; car c’est l’écueil où plusieurs poètes viennent échouer ; si les scènes sont bien liées, les vers aisés et pompeux selon la nature du sujet, et si les caractères sont bien soutenus, sans toutefois les outrer, ce qui arrive souvent. Le poète, qui a pour but de nous peindre les choses comme elles sont et dans le cours ordinaire, ne doit pas nous porter l’extravagance d’un jaloux au delà de toutes les extravagances imaginables, ni nous peindre un sot plus sot qu’aucun sot ne le peut être. On prend plus de plaisir à une peinture naturelle, et tous les excès sont vicieux. Les femmes, par modestie, laissent aux hommes le jugement des ouvrages, et se trouvent rarement à leur lecture, quoiqu’elles aient le droit d’y assister, et il y en a assurément de très capables entr’elles et même qui peuvent donner des lumières, au poète. Celles qui sont en possession des premiers rôles feraient toutefois bien de s’y rencontrer toujours, pour prendre le sens des vers de la bouche de l’auteur et s’expliquer avec lui sur de petites difficultés qui peuvent naître. Il y en a quelques-uns des plus célèbres qui les récitent admirablement, et qui leur donnent le bon ton, comme ils leur ont donné le beau tour. Mais il y en a d’autres qui ont le récit pitoyable[14], et qui font tort à leurs ouvrages en les lisant.

 

 

XII - Conditions faites aux auteurs

 

La pièce étant lue et approuvée, on traite des conditions, et il est juste qu’un auteur soit récompensé d’un travail de six mois ou d’une année. Il y en a à qui une pièce coûte autant de temps, qui ne se lassent point de la peigner et de la polir, qui l’enferment trois mois dans une cassette, et qui la rêvaient après d’un autre œil que lorsqu’ils l’ont ébauchée ; qui veulent enfin, selon le conseil d’Horace, châtier cet enfant de leur cerveau jusques à dix fois. Il y en a d’autres aussi qui y apportent moins de façon qui travaillent et promptement et sans peine, dont les premières pensées ne peuvent souffrir la correction des secondes, et qui tout d’un coup jettent leur feu. Nous avons vu un Molière, inimitable dans les ouvrages comiques, faire en peu de jours des pièces qui ont été fort suivies, comme l’ont été généralement toutes les comédies qui portent son nom.

Je reviens aux conditions que les comédiens font à l’auteur, et ce ne serait pas assez de dire en général qu’ils en usent généreusement, et quelquefois au-delà même de ce qu’il souhaite ; il faut venir au détail et donner cette satisfaction à ceux qui veulent savoir comment tout se passe dans le monde. La plus ordinaire condition et la plus juste de côté et d’autre est de faire entrer l’auteur pour deux parts dans toutes les représentations de sa pièce, jusques à un certain temps[15]. Par exemple, si l’on reçoit dans une chambrée (c’est ce que les comédiens appellent ce qui leur revient d’une représentation, ou la recette du jour ; et comme chaque science a ses notions qui lui sont propres, chaque profession a aussi ses termes particuliers), si l’on reçoit, dis-je, dans une chambrée seize cent soixante livres, et que la troupe soit composée de quatorze parts, l’auteur, ce soir-là, aura pour ses deux parts deux cents livres, les autres soixante livres, plus ou moins, s’étant levées par préciput pour les frais ordinaires, comme les lumières et les gages des officiers. Si la pièce a un grand succès, et tient bon au double vingt fois de suite, l’auteur est riche, et les comédiens le sont aussi ; et si la pièce a le malheur d’échouer ou parce qu’elle ne se soutient pas d’elle-même, ou parce qu’elle manque de partisans qui laissent aux critiques le choix libre pour la décrier, on ne s’avisera pas de la jouer davantage, et l’on se console de part et d’autre le mieux que l’on peut, comme il faut se consoler en ce monde de tous les événements fâcheux. Mais cela n’arrive que très rarement, et les comédiens savent trop bien pressentir le succès que peut avoir un ouvrage.

 

 

XIII - Combat de générosité entre les poètes et les comédiens

 

Quelquefois les comédiens payent l’ouvrage comptant jusques à deux cents pistoles et au delà, en le prenant des mains de l’auteur et au hasard du succès. Mais le hasard n’est pas grand quand l’auteur est dans une haute réputation, et que tous ses ouvrages précédents ont réussi ; et ce n’est aussi qu’à ceux de cette volée que se font ces belles conditions du comptant ou des deux parts[16]. Quand la pièce a eu un grand succès, et au delà de ce que les comédiens s’en étaient promis, comme ils sont généreux, ils font de plus quelque présent à l’auteur, qui se trouve engagé par là de conserver son affection pour la troupe. Cette générosité des comédiens se porte si loin qu’un auteur des plus célèbres et des plus modestes força un jour la troupe royale de reprendre cinquante pistoles de la somme qu’elle lui avait envoyée pour son ouvrage.

Mais pour une première pièce, et à un auteur dont le nom n’est pas connu, ils ne donnent point d’argent, ou n’en donnent que fort peu, ne le considérant que comme un apprenti qui se doit contenter de l’honneur qu’on lui fait de produire son ouvrage. Enfin la pièce lue et acceptée à la condition du comptant ou des deux parts, le plus souvent l’auteur et les comédiens ne se quittent point sans se régaler ensemble, ce qui conclut le traité.

 

 

XIV - Saisons de pièces nouvelles

 

Toutes les saisons de l’année sont bonnes pour les bonnes comédies : mais les grands auteurs ne veulent guère exposer leurs pièces nouvelles que depuis la Toussaint jusques à Pâques, lorsque toute la cour est rassemblée au Louvre, ou à Saint-Germain. Aussi l’hiver est destiné pour les pièces héroïques, et les comiques règnent l’été[17], la gaie saison voulant des divertissements de même nature.

 

 

XV - Remarques sur les trois jours de la semaine destinés aux représentations

 

Il est bon de remarquer ici que les comédiens n’ouvrent le théâtre que trois jours de la semaine, le vendredi, le dimanche et le mardi[18], si ce n’est qu’il survienne quelque fête hors de ces jours-là, qui ne soit pas du nombre des solennelles. Ces jours ont été choisis avec prudence. Le lundi étant grand ordinaire pour l’Allemagne et pour l’Italie, et pour toutes les provinces du royaume qui sont sur la route ; le mercredi et le samedi jours de marché et d’affaires, où le bourgeois est plus occupé qu’en d’autres ; et le jeudi étant comme consacré en bien des lieux pour un jour de promenade, surtout aux académies et aux collèges. La première représentation d’une pièce nouvelle se donne toujours le vendredi pour préparer l’assemblée à se rendre plus grande le dimanche suivant par des éloges que lui donnent l’annonce et l’affiche ; on ne joue la comédie que trois jours de la semaine pour donner quelque relâche au théâtre, et comme l’attachement aux affaires veut des intervalles, les divertissements demandent aussi les leurs :

Voluptates commendat rarior usus.

 

 

XVI - Distribution des rôles

 

Après la lecture de la pièce qui a été acceptée, il faut penser à la disposer et à faire une juste distribution des rôles, en quoi il se trouve souvent de petites difficultés, chacun naturellement ayant bonne opinion de soi-même, et croyant qu’un premier rôle l’établira mieux dans l’estime des auditeurs. Il y en a pourtant qui se font justice, et se contentent des seconds rôles, ou qui ont l’alternative avec un camarade pour les premiers. Il en est de même des actrices, qu’il y a un peu plus de peine à régler que les acteurs ; et il est constant que les talents sont divers, que l’une excelle dans les tendres passions, l’autre dans les violentes ; que celle-ci s’acquitte admirablement d’un rôle sérieux, et que celle-là n’est guère propre que pour un rôle enjoué, et qu’en toutes ces choses le plus et le moins fait la différence du mérite. Les troupes de campagne sont plus sujettes à ces petites émulations, et pour les prévenir à Paris, quand l’auteur connais la force et le talent de chacun (ce qu’il est bon qu’il sache pour prendre mieux ses mesures), les comédiens se déchargent sur lui avec plaisir de la distribution des rôles, en quoi il prend aussi quelquefois le conseil d’un de la troupe. Mais encore est-il souvent assez empêché, et il a de la peine à contenter tout le monde. Cependant une pièce bien disposée en réussit beaucoup mieux, et c’est l’intérêt commun de l’auteur et de la troupe, et même de l’auditeur, que chacun joue le rôle dont il est capable et qui lui convient le mieux.

 

 

XVII - Répétitions

 

Les rôles dûment distribuez, chacun va exercer sa mémoire, et si le temps presse, et qu’il soit nécessaire de faire un effort, une grande pièce peut être sue au bout de huit jours. Il y a d’heureuses mémoires, à qui un rôle, quelque fort qu’il soit, ne coûte que trois matinées. Mais sans besoin les comédiens ne se pressent point, et quand ils se sentent fermes dans leur étude, ils s’assemblent pour la première répétition, qui ne sert qu’à ébaucher, et ce n’est qu’à la seconde ou à la troisième qu’on commence à bien juger du succès que la pièce peut avoir. Ils ne se hasardent pas de la produire qu’elle ne soit parfaitement bien sue et bien concertée, et la dernière répétition doit être juste comme lorsqu’on la veut représenter. L’auteur assiste ordinairement à ces répétitions, et relève le comédien, s’il tombe en quelque défaut, s’il ne prend pas bien le sens, s’il sort du naturel dans sa voix ou dans le geste, s’il apporte plus ou moins de chaleur qu’il n’est à propos dans les passions qui en demandent. Il est libre aux comédiens intelligents de donner aussi leurs avis dans ces répétitions, sans que son camarade le trouve mauvais, parce qu’il s’agit du bien public.

Voilà ce que j’avais à dire en général de la manière dont les auteurs se gouvernent avec les comédiens. Il est temps d’en donner le catalogue, et pour faire les choses avec plus d’ordre, je crois qu’il ne sera pas mal à propos de les ranger en trois classes. Je ferai entrer dans la première ceux qui soutiennent présentement le théâtre ; dans la seconde, ceux qui l’ont soutenu, et qui ne travaillent plus ; dans la troisième, ceux dont la mémoire nous est encore récente, ayant fini leurs jours dans ce noble emploi. Je donnerai aussi, au livre suivant, le catalogue des auteurs comédiens et de leurs ouvrages.

 

 

XVIII - Catalogue des auteurs et de leurs ouvrages

 

Auteurs qui soutiennent présentement le Théâtre : MM. Boursaut ; Boyer ; Corneille l’aîné ; Corneille le jeune ; Gilbert ; Montfleury ; Quinault ; Racine ; D. V.

 

Pièces de Théâtre de chacun des ces auteurs :

DE MONSIEUR BOURSAUT : Les Nicandres. – Le Portrait du peintre. – Les Cadenas. – Le Mort vivant. – Les Yeux de Philis en pastorale. – Germanicus.

DE MONSIEUR ROYER : Tout feu dans ses vers, tout esprit dans ses pensées. Igneus est olli vigor et celestis origo. La Porcie romaine. – Aristodème. – Le Faux Tonaxare. – Le Fils supposé. – Clotilde. – Frédéric. – Demetrius. – Policrite. – La Fête de Vénus. – Le Jeune Marius. – La Jeune Célimène. – L’heureux Policrate. – Les Amours de Jupiter et de Sémélé, pièces de machines. – Demarate.

DE MONSIEUR CORNEILLE L’AÎNÉ : Le théâtre de Pierre Corneille se trouve au Palais, chez Guillaume de Luynes, ou en deux volumes fol. Avec un savant traité de la poétique du théâtre, ou en 3 volumes 8°, ou en 4 petit 12. Tome I. Mélite. – Clitandre. – La Veuve. – La Galerie du Palais. – La Suivante. – La Place Royale. – Médée. – l’Illusion comique. Tome II. Le Cid. – Les Horaces. – Cinna. – Polyeucte. – La Mort de Pompée. – Le Menteur. – La Suite du Menteur. – Théodore. Tome III. Rodogune. – Héraclius. – Andromède. – Dom Sanche d’Aragon. – Nicomède. – Pertarite. – Œdipe. – La Toison d’or. Tome IV. Sertorius. – Sophonisbe. – Othon. – Agésilas. – Attila. – Bérénice. – Pulchérie. Ce sont là les grands et fameux ouvrages de Pierre Corneille, l’aîné des deux frères :

Nec viget quicquam simile aut secundum.
Proximos illi tamen occupavit
Alter honores.

DE MONSIEUR CORNEILLE LE JEUNE : A produit vingt-quatre belles pièces de théâtre, qui se trouvent chez le même de Luynes, en quatre tomes in-12. Tome I. Les Engagements du hasard. – Le Feint Astrologue. – Dom Bertrand de Ligaral. – L’Amour à la mode. – Le Berger extravagant. – Les Charmes de la voix. Tome II. Le Geôlier de soi-même. – Les illustres Ennemis. – Timocrate. – Bérénice. – La Mort de l’empereur Commode. – Darius. Tome III. Le Galant doublé. – Stilicon. – Gama. – Maximian. – Pyrrhus. – Persée et Demetrius. – Antiochus. Tome IV. Annibal. – Le Baron d’Albicrac. – Ariane. – Théodat. – Laodice. Ces cinq dernières pièces se vendent encore séparément ; mais comme elles peuvent faire un juste volume, le libraire les rassemblera bientôt dans un quatrième tome.

DE MONSIEUR GILBERT : Les Héraclides. – Théléphonte. – Endymion[19]. – Arie et Pétus, ou les Amours de Néron. – Amours d’Angélique et de Médor. – Les Intrigues amoureuses. – Les Amours d’Ovide[20].

DE MONSIEUR DE MONTFLEURY : L’École des Jaloux. – L’École des Filles. – L’Impromptu. – Thrasybule.– La Femme juge et partie. – La Fille capitaine. – Le Gentilhomme de Beausse. – L’Ambigu comique. – Le Comédien poète.

DE MONSIEUR QUINAUT : En divers tomes, chez Guillaume de Luynes. Les Rivales. – La généreuse Ingratitude. – L’Étourdi. – Les Coups d’Amour et de la Fortune. – Le Fantôme amoureux. – La Comédie sans comédie. – L’Amalazonte. – Le Mariage de Cambyse. – Alcibiade. – Agrippa ou le faux Tiberinus. – Stratonice. – Cyrus. – Pausanias. – La Mère coquette. – Bellerophon. Et pour l’Opéra : Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus. – Bacchus, pastorale. – Cadmus et Hermione, tragédie. – Alceste, tragédie. Le même auteur a fait encore un ouvrage sous le nom des Amours de Lysis et d’Hespérie[21], pastorale allégorique sur le sujet de la négociation de la Paix et du mariage du roi. Elle fut composée, de concert avec M. de Lyonne, sur les mémoires qu’en fournit le cardinal Mazarin, et représentée au Louvre par la troupe royale. Mais elle n’a pas été imprimée pour de certaines raisons, et l’original, apostillé de Monsieur de Lyonne, est dans la bibliothèque de Monsieur Colbert...

DE MONSIEUR RACINE : Le Thébaïde. – Alexandre le Grand. – Andromaque. – Britannicus. –  Bérénice. – Bajazet. – Mithridate.

DE MONSIEUR D. V. : La Mère coquette, faite aussi par Monsieur Quinault. – Délie, pastorale. – Les Maris infidèles. – La Veuve à la mode. – Le Gentilhomme Guespin. – Les Coteaux. – La Loterie. – Vénus et Adonis. — Les Amours du Soleil. – Le Mariage de Bacchus. Ces trois dernières pièces sont des pièces de machines.

 

Auteurs qui ont soutenu le Théâtre, et qui ne travaillent plus : MM. d’Aubignac ; Benserade ; Leclerc ; Laclérière[22] ; Mlle des Jardins ; Mairet ; Desmarest ; de Montauban[23] ; de Salbert[24].

 

Pièces de Théâtre de chacun de ces auteurs :

DE MONSIEUR D’AUBIGNAC : Zénobie, en prose. Il a de plus très bien écrit du théâtre.

DE MONSIEUR DE BENSERADE : Cléopâtre. – Gustave. – Méléagre. – La Dispute des armes d’Achille.

DE MONSIEUR LECLERC : Le Jugement de Paris. – La Virginie.

DE MONSIEUR DE LA CLÉRIÈRE : Amurat.– Iphigénie.

DE MADEMOISELLE DES JARDINS : Qui s’est acquis beaucoup de réputation par ses ouvrages galants en prose et en vers, et qu’il faut faire entrer dans la classe des auteurs de notre sexe, à moins que de lui en donner une à part : Manlius. – Le Favori. – Nitetis.

DE MONSIEUR MAIRET : Chriséide. – Sophonisbe. – Silvanire. – Aspasie. – Mort d’Hercule.

DE MONSIEUR DESMAREST : Les Visionnaires. – Scipion. – Le Mariage d’Alexandre. – L’Europe.

DE MONSIEUR DE MONTAUBAN : Seleucus. – Indegonde. – Zénobie, en vers. – Les Comtes de Hollande. – Les Charmes de Félicie.

DE MONSIEUR SALBRET : L’Enfer divertissant. – La Belle Égyptienne. – Andromaque, pièce de machines.

 

Auteurs qui ont travaillé pour le Théâtre, et fini leurs jours dans ce noble emploi : MM. Bigre ; de Boisrobert ; des Brosses ; Claveret ; Cyrano ; Douville ; Durier ; Gillet ; de Gombaud ; Magnon[25] ; Maréchal ; de la Ménardière ; Molière ; Pichou ; de Rotrou ; Scarron ; de Scudéri ; de la Serre ; Tristan.

 

Pièces de Théâtre de chacun de ces auteurs :

DE MONSIEUR BIGRE : Le Fils malheureux. – Le Bigame[26].

DE MONSIEUR DE BOISROBERT : Les Apparences trompeuses. – La Belle invisible. – La Belle Plaideuse. – L’Inconnu Alphedre. – Periandre. – La Folle Gageure.

DE MONSIEUR DES BROSSES : Les Songes des Éveillés[27].

DE MONSIEUR CLAVERET : Le Roman du Marais. – Le Ravissement de Proserpine. – Les Faux Nobles.

DE MONSIEUR CYRANO : Agrippine. – Le Pédant joué.

DE MONSIEUR DOUVILLE : Les Fourbes d’Arbiran. – L’Astrologue. – L’Esprit follet. – L’Absent chez soi. – Croire ce qu’on ne voit point, ou ne pas croire ce que l’on voit.

DE MONSIEUR DURIER : Les Vendages de Suresnes. – Alcimedon. – Esther. – Scevole. – Cleomedon. – Nitocris. – Themistocle. – Alcyonée.

DE MONSIEUR GILLET : Les Cinq Passions. – L’Art de régner. – Constantin. – Sigismond. – Le Déniaisé. – Le Campagnard.

DE MONSIEUR DE GOMBAUD : L’Amarante, pastorale. – Les Danaïdes.

DE MONSIEUR MAGNON : Sejanus. – Josaphat. – Oroondate.

DE MONSIEUR MARÉCHAL : Torquatus. – Le Capitan fanfaron.

DE MONSIEUR DE LA MÉNARDIÈRE : La Pucelle d’Orléans.

DE MONSIEUR DE MOLIÈRE : Les Précieuses ridicules. – L’Étourdi ou les Contretemps. – L’Amour médecin. – Le Cocu imaginaire. – Le Misanthrope. – Le Dépit amoureux. – Le Médecin malgré lui. – L’École des Maris. – L’École des Femmes. – L’Amphitryon. – La Princesse d’Élide. – Le Mariage forcé. – Pourceaugnac. – George Dandin. – Le Bourgeois gentilhomme. – Les Fourberies de Scapin. – L’Avare. – Tartufe. – Les Femmes savantes. – Psyché, pièce de machines. – Le Malade imaginaire.

DE MONSIEUR PICHOU : Les Folies de Cardenio. - La Phillis de Scire[28].

DE MONSIEUR DE ROTROU : Célimène. – Lisimène. – Laure persécutée. – La Thébaïde. – Alvar de Lune. – Venceslas. – Amaryllis. – Amphitryon. – Les Ménechmes.

DE MONSIEUR SCARRON : L’Héritier ridicule. – Jodelet où le Maître valet. – Jodelet souffleté. – Blaize Pol. – L’Écolier de Salamanque. – Philippin Prince. – Dom Japhet d’Arménie. – Les Fausses Apparences. – Le Prince Corsaire. – Le Gardien de soi-même. – Le Marquis ridicule.

DE MONSIEUR DE SCUDÉRY : Lidias ou Lygdamon. – Le Trompeur puni. – Lucidan ou le Héraut d’armes. – Orante. – La Mort de César. – Les Frères ennemis. – Andromire. – Le Prince déguisé. – Didon. – Annibal. – Ibrahim.

DE MONSIEUR DE LA SERRE : Thomas Morus.

DE MONSIEUR TRISTAN : Osman. – La Folie du Sage. – Marianne. – Bajazet. – La Mort de Crispe. – La mort de Sénèque.

 

 

LIVRE TROISIÈME : DE LA CONDUITE DES COMÉDIENS ET DE L’ÉTABLISSEMENT DES DEUX HÔTELS

 

 

I - Deux sources des plaisirs qu’on va goûter au théâtre

 

Les plaisirs du théâtre coulent de deux sources, qui doivent y contribuer également ; et leur union est si nécessaire, que, l’une ou l’autre venant à manquer, il n’y a proprement plus de comédie. Peu de gens sont capables de bien goûter un poème dramatique dans le cabinet, et le poète en a peu de gloire, si le comédien ne le récite en public. Les auteurs, comme j’ai dit, sont les dieux tutélaires du théâtre, et les acteurs sont les interprètes de leurs volontés, qui n’ont guère de force que dans leurs bouches.

Pour dire les choses plus clairement, une pièce, quelque excellente qu’elle puisse être, n’ayant pas été représentée, ne trouve point de libraire qui se veuille charger de l’impression ; et la moindre bagatelle qui sera fade sur le papier, et que l’action aura fait goûter sur le théâtre, trouve d’abord marchand dans la salle du Palais. Ce sont là des preuves bien certaines de la nécessité absolue du comédien pour les plaisirs du spectacle, puisque l’ouvrage du poète serait enterré, ou renfermé au moins dans les tristes bornes d’un manuscrit qui ne peut guère passer que dans deux ou trois ruelles.

 

 

II - Différence des génies entre les comédiens

 

J’ai parlé de la différence qui se trouve dans les génies des auteurs ; il en est de même entre les acteurs et les actrices : ce qu’au livre précédent je n’ai pas assez touché. Comme les talents sont divers, l’un n’est propre que pour le sérieux, l’autre que pour le comique, et Jodelet aurait aussi mal réussi dans le rôle de Cinna que Bellerose dans celui de Dom Japhet d’Arménie.

Il est rare de voir un acteur exceller dans les deux genres et dans tous les caractères, et le théâtre n’a guère eu qu’un Montfleury qui s’est rendu illustre en toutes manières.

Aussi avait-il de l’esprit infiniment et il s’en est fait une large effusion dans sa famille. Les troupes usent en ceci d’une juste économie, et les comédiens se faisant justice les uns aux autres partagent entre eux les rôles selon leur capacité. Celui-ci prend les rois, celui-là les amoureux, et les plus habiles ne dédaignent point de prendre un suivant, s’il est nécessaire. S’ils en usent autrement, et si dans la distribution des rôles ils ont d’autres vues que le bien commun et de la troupe, et du poète, et de l’auditeur, ils en sont blâmés : ce qui arrive quelquefois dans les troupes de Paris, et très souvent dans celles de la campagne. Il en est de même des femmes, dont les unes sont propres pour des rôles emportez, les autres pour des rôles tendres ; et comme il n’y en a pas une qui ne soit bien aise de passer toujours pour jeune, elles ne s’empressent pas beaucoup à représenter des Sisigambis[29]. Il est de l’art du poète de ne produire des mères que dans un bel âge et de ne leur pas donner des fils qui puissent les convaincre d’avoir plus de quarante ans. Pour dire les choses comme elles sont, et à la comédie et partout ailleurs, il y a de la peine à régler les femmes, et les hommes en donnent moins.

 

 

III - Excellent composé du poète et du comédien

 

Le comédien et le poète font de la sorte un excellent composé, et sont, à le bien prendre, le corps et l’âme de la comédie. Le poète est la forme substantielle et la plus noble partie qui donne l’être et le mouvement à l’autre le comédien est la matière, qui, revêtue de ses accidents, ne touche pas moins les sens que l’esprit, de qui elle reçoit son action. C’est ce qui doit aisément persuader qu’ils sont d’aussi ancienne origine l’un que l’autre, et que dès qu’il s’est parlé au monde de la comédie, il s’est parlé des poètes et des comédiens. J’ai donné aux premiers tout le livre précédent, je dévoue celui-ci aux autres, c’est-à-dire aux comédiens de France, et particulièrement à ceux qui composent les deux troupes de Paris. Leurs prédécesseurs sont sortis de la Grèce, et ayant passé en Italie se sont depuis répandus dans les autres provinces de l’Europe, où ils ont acquis de la réputation et l’appui de tous les princes. Il est aisé de croire que leur gouvernement a souvent changé de face, et qu’ils se sont accommodés aux temps et aux coutumes des lieux ; ils n’ont pas toujours observé les mêmes lois, et nos comédiens français, dont il s’agit seulement, ont fondé leur petit État sur d’assez bonnes maximes.

Mais avant d’aller plus loin et d’expliquer à fond la manière dont les comédiens se gouvernent en ce qui regarde l’intérêt public, voyons comment ils se conduisent dans le particulier ; et puisqu’il est vrai que dans le monde chaque famille est une petite république et une image du gouvernement des grands États, il est bon d’examiner dans la matière que je traite si les parties répondent au tout, et si entre les comédiens chaque père de famille conduit sa maison avec autant d’ordre qu’ils en apportent tous ensemble à bien conduire l’État. Je ne suis ni poète ni comédien ; mais j’ai avec les honnêtes gens beaucoup de passion pour la comédie, j’honore fort ceux qui l’inventent, et j’aime fort ceux qui l’exécutent : ce qui m’oblige d’en donner un portrait fidèle pour détromper les esprits qui se laissent aller au torrent des opinions vulgaires, qui ne sont pas toujours appuyées sur la vérité.

 

 

IV – Intérêts des comédiens appuyez par les déclarations du souverain

 

Il n’y a point de profession au monde autorisée par le souverain, qui ne soit juste et utile, et qui n’ait pour but le bien public. Cela ne va que du plus au moins, et c’est une de ces erreurs populaires de croire que la comédie ait en soi quelque chose de blâmable et que les comédiens soient moins à estimer que ceux qui ne le sont pas. J’entends par la comédie celle qui est purgée de tous sales équivoques et de méchantes idées, et par les comédiens j’entends ceux qui vivent moralement bien, et qui parmi les dévots (à la comédie près, dont ils se déclarent ennemis) passeraient pour fort honnêtes gens dans le monde. Je n’estime point un comédien dont la vie est déréglée, et j’estime aussi peu toute autre personne de quelque profession qu’elle puisse être, qui passe de même les bornes de l’honnêteté. L’honnête homme est honnête homme partout, et le grand et facile accès que les comédiens ont auprès du roi et des princes et de tous les grands seigneurs qui leur font caresse doit fort les consoler de se voir moins bien dans les esprits de certaines gens, qui au fond ne connaissent ni les comédiens ni la comédie, ou qui affectent de ne les connaître pas.

Pour moi, qui les ai assez hantés, je dois avouer que je n’ai pas trouvé moins de plaisir chez eux dans leur honnête conversation, que dans leur hôtel à la représentation de leurs comédies.

 

 

V - Leur assiduité aux exercices pieux

 

Quoique la profession des comédiens les oblige de représenter incessamment des intrigues d’amour, de rire et de folâtrer sur le théâtre, de retour chez eux ce ne sont plus les mêmes ; c’est un grand sérieux et un entretien solide ; et dans la conduite de leurs familles ou découvre la même vertu et la même honnêteté que dans les familles des autres bourgeois qui vivent bien. Ils ont grand soin, les dimanches et les fêtes, d’assister aux exercices de pété, et ne représentent alors la comédie qu’après que l’office entier de ces jours-là est achevé, lequel, comme chacun sait, commence la veille aux premières vêpres, et finit le lendemain aux secondes ; de sorte qu’on ne peut leur reprocher qu’ils aient moins de respect que d’autres pour le dimanche et les fêtes, puisque alors le service de l’église est achevé et que le peuple, qui ne peut pas toujours avoir l’esprit tendu à la dévotion, va chercher quelques divertissements honnêtes. Que si on trouve mauvais qu’ils prennent cette licence, il n’est pas juste de crier contre eux plus que contre d’autres gens, à qui on ne dit mot, quoique toute l’après-dinée du dimanche ils tiennent ouverts plusieurs lieux destinés au divertissement du public, et où il y a moins à profiter qu’au théâtre. Mais aux fêtes solennelles et dans les deux semaines de la Passion les comédiens ferment le théâtre ; ils se donnent particulièrement durant ce temps-là aux exercices pieux et aiment surtout la prédication, qui est un des plus utiles. Quelques-uns d’entre eux m’ont dit que, puisqu’ils avaient embrassé un genre de vie qui est fort du monde, ils devaient hors de leurs occupations travailler doublement à s’en détacher, et cette pensée est fort chrétienne.

 

 

VI - Leurs aumônes

 

Aussi la charité, qui couvre une multitude de péchés, est fort en usage entre les comédiens ; ils en donnent des marques assez visibles, ils font des aumônes[30] et particulières et générales, et les troupes de Paris prennent de leur propre mouvement des boîtes de plusieurs hôpitaux et maisons religieuses, qu’on leur ouvre tous les mois. J’ai vu même des troupes de campagne, qui ne font pas de grands gains, dévouer aux hôpitaux des lieux où elles se trouvent la recette entière d’une représentation, choisissant pour ce jour-là leur plus belle pièce, pour attirer plus de monde.

 

 

VII – L’éducation de leurs enfants

 

La bonne éducation de leurs enfants ne doit pas être oubliée et les familles de comédiens que j’ai connues à Paris ont été élevées avec grand soin. L’ordre en toutes choses était observé : les garçons instruits dans les belles connaissances, les filles occupées au travail, la table bonne sans y avoir rien de superflu, la conversation honnête durant le repas, et en quoi que ce fût je n’ai point trouvé de distinction entre leurs maisons et celle d’un bourgeois la mieux réglée.

 

 

VIII – Leur soin à ne recevoir entre eux que des gens qui vivent bien

 

S’il se trouve dans la troupe quelques personnes qui ne vivent pas avec toute la régularité[31] qu’on peut souhaiter, ce défaut ne rejaillit pas sur tout le corps, et c’est un défaut commun à tous les états et à toutes les familles.

Ces personnes-là n’y sont souffertes que par l’excellence d’un mérite singulier dans la profession ; ce qui, en pareil cas, force bien d’autres communautés à la nécessité de souffrir ce qu’elles ne peuvent empêcher sans détruire leurs avantages. Aussi puis-je dire que quand il s’agit de recevoir dans la troupe un acteur nouveau ou une nouvelle actrice, on n’examine pas seulement si la personne est pourvue des qualités pour le théâtre, d’un grand naturel, d’une excellente mémoire, de beaucoup d’esprit et d’intelligence, d’une humeur commode pour bien vivre avec ses camarades et de zèle pour le bien public, qui le détache de tout intérêt particulier ; mais on souhaite aussi que les bonnes mœurs accompagnent ces bonnes qualités, et qu’il ne s’introduise dans la troupe ni homme ni femme qui donne scandale, ce qui se voit rarement, car tous les bruits qui courent sur ces matières de tous les endroits du monde sont le plus souvent très faux. Il est donc vrai que les familles des comédiens sont ordinairement très bien réglées, qu’on y vit honnêtement ; et c’est sur ce pied-là que les gens raisonnables en font état, qu’ils les traitent avec civilité et les appuient dans les occasions de tout leur crédit.

 

 

IX - Témoignage avantageux que leur rendent des premiers magistrats de France

 

J’aurais tort de passer ici sous silence le glorieux témoignage qu’un des premiers magistrats de France rendit, il y a quelques années, aux comédiens de Paris : « que l’on n’avait jamais vu aucun de leur corps donner lieu aux rigueurs de la justice ; ce qu’en tout autre corps, quelque considérable qu’il puisse être, on aurait de la peine à rencontrer. » Aussi n’a-t-on pas dédaigné de tirer d’entre eux des gens pour remplir de hautes charges de justice[32], et même pour servir l’Église et monter jusqu’à l’autel dans les sociétés et séculières et religieuses, de quoi il se peut produire des exemples tout récents.

 

 

X - Leurs prérogatives

 

Mais une des plus fortes raisons qui doit porter toute la France à vouloir du bien aux comédiens, est le plaisir qu’ils donnent au roi pour le délasser quelques heures de ses grandes et héroïques occupations. Qui aime son roi aime ses plaisirs ; et qui aime ses plaisirs aime ceux qui les lui donnent, et qui ne sont pas des moins nécessaires à l’État. Aussi voit-on le roi appuyer les comédiens de son autorité et leur donner des gardes quand ils en demandent. Il leur est permis d’entrer au petit coucher, et Molière ayant été valet de chambre du roi, ayant fait le lit du roi, cet exemple et les autres que j’ai produits nous persuadent assez que les comédiens peuvent être admis aux charges à la cour, à la ville et dans l’église, sans que la profession qu’eux ou leurs pères ont suivie, et qu’ils quittent alors, leur serve d’obstacle. Enfin, comme dans toutes sortes de professions il y a des gens qui vivent bien et à qui il peut venir de saintes pensées, il est sorti un martyr d’entre les comédiens, et un saint Genest, dont l’Église célèbre la fête le 31 d’août, a fini ses jours par une très glorieuse tragédie. Toutes ces raisons suffiraient pour acquérir aux comédiens l’approbation générale : mais j’en ai encore d’autres, et elles ne seront peut-être pas rejetées par nos sévères censeurs.

 

 

XI - Avantages qu’en reçoivent les jeunes gens et les orateurs sacrés

 

Il n’y a point de père de famille, quelque sévère qu’il puisse être à ses enfants, qui n’avoue avec moi que, sans les comédiens, mille jeunes gens qui les vont voir et passent innocemment, tantôt à un hôtel et tantôt à l’autre, deux ou trois heures d’une après-dînée, iraient perdre ce temps-là en des lieux de débauche, où leur jeunesse les emporterait faute d’occupation, et y laisser beaucoup plus d’argent qu’à la comédie, où ils peuvent à la fois s’instruire et se divertir.

Et c’est, comme j’ai dit, cette considération qui a porté principalement les anciennes républiques les mieux policées à autoriser la comédie.

Pourquoi me tairais-je de l’avantage que les orateurs sacrez tirent des comédiens, auprès de qui, et en public et en particulier, ils se sont formés à un beau ton de voix et à un beau geste, aides nécessaires au prédicateur pour toucher les cœurs dont la dureté veut être amollie par la charité du discours et la grâce avec laquelle il est prononcé ?

Si les comédiens vivent honnêtement dans leurs familles, ils vivent fort civilement entre eux, se visitent et font ensemble de petites réjouissances, mais avec modération et peu souvent, de peur que trop de fréquentation n’attire le mépris ou la débauche.

 

 

XII - Leurs belles coutumes

 

Entre les traits de leur politique, celui-ci mérite d’être remarqué.

Ils ne veulent point souffrir de pauvres dans leur état, et ils empêchent qu’aucun de leur corps ne tombe dans l’indigence, Quand l’âge ou quelque indisposition oblige un comédien de se retirer, la personne qui entre en sa place est tenue de lui payer, sa vie durant, une pension honnête[33], de sorte que dès qu’un homme de mérite met le pied sur le théâtre à Paris, il peut faire fond sur une bonne rente de trois ou quatre mille livres tandis qu’il travaille, et d’une somme suffisante pour vivre quand il veut quitter. Coutume très louable, qui n’avait lieu ci-devant que dans la troupe royale, et que celle que le roi a établie depuis peu veut prendre pour une forte base de son affermissement[34].

Ainsi dans les troupes de Paris les places sont comme érigées en charges qui ne sauraient manquer ; et à l’hôtel de Bourgogne, quand un acteur ou une actrice vient à mourir, la troupe fait un présent de cent pistoles à son plus proche héritier, et lui donne dans la perte qu’il a faite une consolation plus forte que les meilleurs compliments. Il est glorieux aux comédiens du roi d’en user ainsi, et que ceux qui ont blanchi entre eux dans le service aient de quoi s’entretenir honorablement jusqu’a la fin de leurs jours.

 

 

XIII - Différence entre les troupes de Paris et celles de la campagne

 

C’est à ce grand avantage qu’aspirent les comédiens de province, et les troupes de Paris sont leurs colonnes d’Hercule, où ils bornent leurs courses et leur fortune. Cette belle condition ne se peut trouver entre eux, parce que leurs troupes, pour la plupart, changent souvent, et presque tous les carêmes. Elles ont si peu de fermeté que, dès qu’il s’en est fait une, elle parle en même temps de se désunir, et soit dans cette inconstance, soit dans le peu de moyen qu’elles ont d’avoir de beaux théâtres et des lieux commodes pour les dresser, soit enfin dans le peu d’expérience de plusieurs personnes qui n’ont pas tous les talents nécessaires, il est aisé de voir la différence qui se trouve entre les troupes fixes de Paris et les troupes ambulantes des provinces.

Voilà de quelle manière les comédiens se conduisent dans leurs familles et entre eux-mêmes : voyons maintenant comme ils conduisent ensemble leur petit État, quelle est la forme de leur gouvernement et s’ils usent au dedans et au dehors d’une sage politique.

 

 

XIV - Forme du gouvernement des comédiens

 

Il n’y a point de gens qui aiment plus la monarchie dans le monde que les comédiens, qui y trouvent mieux leur compte, et qui témoignent plus de passion pour sa gloire mais ils ne la peuvent souffrir entre eux : ils ne veulent point de maître particulier, et l’ombre seule leur en ferait peur. Leur gouvernement n’est pas toutefois purement démocratique, et l’aristocratie y a quelque part. Ce gouvernement, comme celui de toutes les autres sociétés, est une manière de république fondée sur des lois d’autant plus injustes, qu’elles ont pour bat le bien public. de divertir et d’instruire, ce que j’ai fait voir au premier livre, et ce qui se verra encore mieux en celui-ci. L’autorité de l’État est partagée entre les deux sexes, les femmes lui étant utiles autant ou plus que les hommes, et elles ont voix délibérative en toutes les affaires qui regardent l’intérêt commun[35]. Mais il se rencontre comme ailleurs aux uns et aux autres de l’inégalité dans le mérite, ce qui en cause de même dans les emplois et dans les profits. Car enfin il n’est pas juste que ceux qui rendent peu de service à l’État aient les mêmes avantages que ceux qui en rendent beaucoup, et c’est de là que procède entre eux la distinction des parts, des demi-parts, des quarts et trois quarts de part ; en quoi ils observent bien souvent une proportion de bienséance plutôt qu’une proportion de mérite. Quelquefois la demi-part, et même la part entière est accordée à la femme en considération du mari, et quelquefois au mari en considération de la femme[36] ; et autant qu’il est possible, un habile comédien qui se marie prend une femme qui puisse comme lui mériter sa part. Elle en est plus honorée, elle a sa voix dans toutes les délibérations, et parle haut, s’il est nécessaire, et (ce qui est le principal) le ménage en a plus d’union et de profit. Il en est de même d’une bonne comédienne, à qui il est avantageux d’avoir un mari capable, et qui ait acquis de la réputation : mais cela ne se rencontre que rarement, et dans ce petit État les mariages vont comme ailleurs, selon que le destin les conduit. Ces distinctions et de mérite et d’emplois, et de profits, n’empêchent pas qu’ils ne s’entretiennent dans la concorde, et s’il naît quelquefois entre eux des jalousies, l’intérêt public ne veut pas qu’elles éclatent ; ils ont la discrétion de les cacher, et les désintéressés prennent soin d’accommoder les petits différends de quelques particuliers, qui ne pourraient croître sans que le corps en souffrît. Mais il faut venir au détail des choses, et donner quelque ordre à mon discours. Je parlerai donc premièrement des raisons qu’ont les comédiens d’aimer passionnément la monarchie dans le monde, et de la haïr mortellement dans leur corps. Après je ferai voir comme ce corps est une manière de république, et de la plus belle espèce ; qu’elle est la fin de son gouvernement, et les avantages qu’on en peut tirer. En dernier lieu j’exposerai les principales maximes des comédiens. et les traits les plus délicats de leur politique soit à l’égard d’eux-mêmes, soit à l’égard de la cour et de la ville et nous avions déjà vu comment ils se conduisent dans les affaires qu’ils ont avec les auteurs.

 

 

XV - Raisons qu’ils ont d’aimer l’état monarchique dans le monde

 

J’ai eu raison de dire qu’il n’y a point de gens qui aiment plus la monarchie dans le monde que les comédiens. Premièrement ils sont accoutumez à représenter des rois et des princes, à démêler des intrigues de cour, et un État républicain n’en peut fournir d’élégantes. L’amour entre bourgeois et marchands a peu de délicatesse ; il ne produit pas de ces grands événements qui embellissent la scène, et ces gens-là ne sont pas des sujets assez relevez pour en fournir un de comédie. D’ailleurs les comédiens tirent de chez les rois des douceurs qu’ils ne trouveraient pas chez des bourgmestres, qui ne leur pourraient donner ces riches et pompeux ornements faits pour des entrées, des carrousels, et d’autres actions solennelles, de quoi les princes leur sont libéraux. Depuis la mort du dernier prince d’Orange qui entretenait une troupe de comédiens français[37], elle n’eut pas grande satisfaction en cette partie des Pays-Bas où il commandait, et elle trouva mieux son compte à Bruxelles auprès de la cour.

 

 

XVI - Grande différence des royaumes et des républiques pour les plaisirs de la vie

 

Mais il n’y a point de royaume au monde, où les comédiens soient mieux affermis qu’en France, et ils y trouvent des avantages que nul autre État, pour puissant qu’il soit, ne sauraiț fournir ; tandis que la France est en guerre au dehors avec l’étranger, la paix et la joie règnent toujours au dedans, la comédie va son même train, le parterre, l’amphithéâtre, les loges tout est plein de monde, et les acteurs ont souvent de la peine à se ranger sur le théâtre, tant les ailes sont remplies de gens de qualité qui n’en peuvent faire qu’un riche ornement Mais dès qu’une république est en armes, quelque bonne opinion qu’elle ait de ses forces, tous les divertissements y cessent d’abord, les théâtres sont fermés, et les peuples dans une appréhension continuelle que l’ennemi ne vienne jouer chez eux de sanglantes tragédies. Sans parler de la guerre, il ne se voit jamais de comédiens dans l’une des trois grandes républiques de l’Europe ; et dans tout l’Empire, qui est un gouvernement mêlé du monarchique et de l’aristocratique, et qui tient plus du dernier, il ne se trouve que deux ou trois troupes de comédiens du pays qui sont fort peu occupées. Les seuls ducs de Brunswick, qui sont splendides en toutes choses, qui ont de l’esprit infiniment, et qui savent goûter tous les honnêtes plaisirs, entretiennent depuis plusieurs années une bonne troupe de comédiens français[38], comme fait depuis peu l’électeur de Bavière, dont la cour est magnifique. Mais en divers voyages que j’ai faits dans toutes les cours de l’Empire, je n’ai vu des comédiens nulle part qu’à Vienne, à Prague, à Munich et en Lunebourg. Ajoutons que naturellement les comédiens aiment le plaisir, étant juste qu’ils en prennent puisqu’ils en donnent aux autres, et que dans les républiques, les plaisirs sont fades et qu’il n’y en a pas de toutes les sortes comme dans les monarchies où les honnêtes libertés sont plus étendues, et où l’on n’exige pas des peuples une si grande régularité.

Enfin dans un royaume les comédiens ont à qui faire agréablement la cour ; le roi, la reine, les princes, les princesses et les grands seigneurs, et c’est dans ces soins et les respects qu’ils leur rendent qu’ils apprennent à se former aux belles mœurs, et à l’habitude des grandes actions qu’ils doivent représenter sur le théâtre. Mais une république où le premier des magistrats ne fait pas plus de bruit qu’un simple bourgeois, ils n’ont personne à voir ; et il me souvient qu’en tout Amsterdam, l’une des plus grandes et plus riches villes de l’univers, les comédiens français n’avaient qu’une seule dame de qualité et d’esprit qui les appuyait de son crédit ; ils la voyaient quelquefois, et quoiqu’elle fût femme d’un des plus considérables et plus riches bourgmestres, sa maison ni son train ne faisaient pas plus de bruit qu’il s’en fait chez un marchand.

 

 

XVII - Les comédiens aiment entre eux le gouvernement républicain

 

Mais si le séjour des républiques n’est pas le fait des comédiens, le gouvernement républicain leur plaît fort entre eux ; ils n’admettent point de supérieur, le nom seul les blesse ; ils veulent tous être égaux et se nomment camarades. Il est vrai que leur gouvernement est de la plus belle espèce, qu’il s’en faut peu qu’il ne soit entièrement aristocratique, et que ceux d’entre eux qui ont le plus de mérite ont aussi dans l’État le plus de crédit. Les autres suivent aisément, et s’abandonnent à leur conduite. Il arrive quelquefois qu’entre les principaux il se forme deux partis et chacun des autres suit alors celui où son intérêt le porte. Mais ce qui arrive entre les comédiens, arrive dans tous les États les mieux policés, et même dans les sociétés les plus parfaites, qui semblent avoir rompu tout commerce avec le monde ; et si leur petit État ne peut être exempt de factions, l’intérêt public l’emporte toujours, et de ce côté-là ils vivent dans une parfaite intelligence.

 

 

XVIII - Leurs troupes font chacun un corps à part

 

Toutes les troupes de comédiens, tant les sédentaires qui ne quittent point Paris, que les ambulantes qui visitent les provinces, et que l’on appelle troupes de campagne, ne font pas un même corps de république. Chaque troupe fait bande à part ; elles ont leurs intérêts séparés et n’ont pu venir encore à une étroite alliance. Quoique leurs mœurs et coutumes soient pareilles et qu’elles observent les mêmes lois elles n’ont point d’amphictyons ni de conseil général, comme les sept villes de la Grèce ; en un mot, ce ne sont pas des États confédérés, ni qui se veuillent beaucoup de bien l’un à l’autre. J’ai promis de ne pas flatter et de dire les choses comme elles sont. Mais je trouve qu’il en va de même entre tous les États de la terre, entre toutes les villes, entre toutes les familles, et il n’y a rien en cela d’extraordinaire entre les comédiens.

 

 

XIX - Leur émulation utile au public

 

Cette émulation, que je ferai voir ailleurs très nécessaire et utile au bien commun, ne va présentement à Paris que d’un bord de la Seine à l’autre ; mais entre les comédiens de campagne, elle s’étend bien plus loin elle court avec eux toutes les provinces du royaume, et c’est un malheur pour eux, quand deux troupes se rencontrent ensemble en même lieu, dans le dessein d’y faire séjour. J’en ai vu plus d’une fois des exemples, et depuis peu à Lyon, lorsqu’en novembre dernier les Dauphins[39], qui savent conserver l’estime générale qu’ils ont acquise, et sont toujours fort suivis, ne cédèrent le terrain que bien tard à une autre troupe qui languissait là depuis plus de trois semaines.

 

 

XX - Rencontres fâcheuses de deux troupes de province en même ville

 

Dans ces rencontres, chacune des deux troupes fait sa cabale, surtout quand elles s’opiniâtrent à représenter, comme l’on fait à Paris, les mêmes jours et aux mêmes heures ; c’est à qui aura plus de partisans, et il s’est vu souvent pour ce sujet des villes divisées, comme la cour le fut autrefois pour Uranie et pour Job. Mais j’ai vu aussi des troupes s’accorder en ces occasions, se mêler ensemble et ne faire qu’un théâtre ; et il me souvient qu’en 1638 cela fut pratiqué à Saumur, par deux troupes, que l’on nommait alors de Floridor et de Filandre, parce que ces deux comédiens annonçaient et qu’ils étaient les meilleurs acteurs. Elles trouvèrent plus d’avantage en cet accommodement, et en furent loués de tous les honnêtes gens, qui furent édifiés de leur bonne intelligence.

 

 

XXI - Grand soin des comédiens à faire leur cour au roi et aux princes

 

Le soin principal des comédiens est de bien faire leur cour chez le roi, de qui ils dépendent, non-seulement comme sujets, mais aussi comme étant particulièrement à Sa Majesté, qui les entretient à son service et leur paye régulièrement leurs pensions.

 

 

XXII - Leurs privilèges au Louvre et autres maisons royales, où ils sont mandés

 

Ils sont tenus d’aller au Louvre quand le roi les mande, et on leur fournit des carrosses autant qu’il en est besoin. Mais quand ils marchent à Saint-Germain, à Cambor, à Versailles ou en d’autres lieux, outre leur pension qui court toujours, outre les carrosses, chariots et chevaux qui leur sont fournis de l’écurie, ils ont de gratification en commun, mille écus par mois, deux écus par jour pour leur dépense, leurs gens à proportion, et leurs logements par fourriers. En représentant la comédie, il est ordonné de chez le roi à chacun des acteurs et des actrices, à Paris ou ailleurs, été et hiver, trois pièces de bois, une bouteille de vin, un pain et deux bougies blanches pour le Louvre[40], et à Saint-Germain, un flambeau pesant deux livres ; ce qui leur est apporté ponctuellement par les officiers de la fruiterie, sur les registres de laquelle est couchée une collation de vingt-cinq écus tous les jours que les comédiens représentent chez le roi, étant alors commensaux. Il faut ajouter à ces avantages qu’il n’y a guère de gens de qualité qui ne soient bien aises de régaler les comédiens qui leur ont donné quelque lieu d’estime ; ils tirent du plaisir de leur conversation, et savent qu’en cela ils plairont au roi, qui souhaite que l’on les traite favorablement. Aussi voit-on les comédiens s’approcher le plus qu’ils peuvent des princes et des grands seigneurs, surtout de ceux qui les entretiennent dans l’esprit du roi et qui, dans les occasions, savent les appuyer de leur crédit.

 

 

XXIII - Leur civilité envers tout le monde

 

Généralement ils usent de grande civilité envers tout le monde et particulièrement envers les auteurs fameux, dont ils ont besoin. Pour ceux des basses classes, et dont les ouvrages font peu de bruit, ils les souffrent aimablement et ne prennent point de leur argent à la porte[41], et il y a d’autres gens à qui ils font la même civilité.

 

 

XXIV - Déclaration du roi en leur faveur

 

Sur l’abus qui fut présenté au roi, lorsque mille gens voulaient faire coutume d’entrer sans payer[42], ce qui causait souvent à la porte et au parterre d’étranges désordres, qui dégoûtaient les bourgeois de la comédie, Sa Majesté fit défenses expresses à toutes personnes, de quelque qualité qu’elles pussent être, de se présenter à la porte sans argent, et permit aux comédiens de prendre des gardes pour s’opposer aux violences qu’on leur voudrait faire. Je produirai à la fin du livre la déclaration du roi, du 9 janvier 1673, en faveur de la troupe royale, qui lui avait présenté requête sur ce sujet. Avant ce bon ordre, la moitié du parterre était souvent remplie de gens incommodes, il en entrait aux loges, on voyait beaucoup de monde et fort peu d’argent. En toutes professions, l’espoir de la récompense est un grand motif pour porter les gens à bien faire leur devoir, et quand l’acteur voit son hôtel bien rempli, dans la joie qu’il a d’être honoré d’un grand nombre d’auditeurs, il échauffe son récit, il entre mieux dans les passions qu’il représente et donne plus de plaisir à ceux qui l’écoutent.

 

 

XXV - Leur conduite-dans leurs affaires

 

Je viens à l’économie générale et à l’ordre que les comédiens observent dans leurs affaires. Ils s’assemblent souvent pour diverses occasions, ou dans leur hôtel, ou quelquefois au logis d’un particulier de la troupe. Tantôt c’est pour la lecture des ouvrages que les auteurs leur apportent, tantôt pour leur disposition et pour en distribuer les rôles, ou pour les répétitions. J’ai parlé, au livre précédent, de ces trois articles.

 

 

XXVI - Divers sujets d’assemblée

 

Mais ce ne sont pas les seuls sujets qui obligent les comédiens de s’assembler ; ils s’assemblent encore quand ils jugent à propos de dresser un répertoire, c’est-à-dire une liste de vieilles pièces, pour entretenir le théâtre durant les chaleurs de l’été et les promenades de l’automne, et n’être pas obligés, tous les soirs qu’on représente, de délibérer à la hâte et en tumulte de la pièce qu’on doit annoncer. De plus, ils s’assemblent tous les mois pour les comptes généraux, qui sont rendus par le trésorier, qui garde le coffre de la communauté, le secrétaire, qui tient les registres, et le contrôleur. Ils s’assemblent encore quand il faut ordonner d’une pièce de machine et avancer des deniers pour quelque occasion que ce soit ; quand il faut accroître la troupe de quelque acteur ou de quelque actrice ; quand il faut faire des réparations ou pour quelques autres causes extraordinaires.

 

 

XXVII - Visites en ville et au voisinage

 

Les comédiens sont quelquefois appelés en visite, ou à la ville, ou à la campagne, quand un prince ou une personne de qualité veut donner chez soi le divertissement de la comédie. Alors on fournit la troupe de carrosses et de toutes choses nécessaires ; il y a ordre de la recevoir très civilement, on lui fait caresse et elle ne s’en retourne jamais que très satisfaite, chacun se piquant de se montrer honnête et libéral aux comédiens, qui, de leur côté, n’épargnent rien pour donner de la satisfaction à tout le monde. Ils ne consultent pas s’il leur en coûte beaucoup et s’ils reçoivent des douceurs de la cour et de la ville ; s’ils touchent de l’argent et du roi et du public, ils n’en abusent pas, ils s’en font honneur, et c’est à qui, des acteurs et des actrices, aura des habits plus magnifiques.

 

 

XXVIII - Grande dépense en habits

 

Cet article de la dépense des comédiens est plus considérable qu’on ne s’imagine. Il y a peu de pièces nouvelles qui ne leur coûtent de nouveaux ajustements et le faux or ni le faux argent, qui rougissent bientôt, n’y étant point employés, un seul habit à la romaine ira souvent à cinq cents écus. Ils aiment mieux user de ménage en toute autre chose pour donner plus de contentement au public ; et il y a tel comédien dont l’équipage vaut plus de dix mille francs. Il est vrai que lorsqu’ils représentent une pièce qui n’est uniquement que pour les plaisirs du roi, les gentilshommes de la chambre ont ordre de donner à chaque acteur pour ses ajustements nécessaires une somme de cent écus ou quatre cens livres[43] et s’il arrive qu’un même acteur ait deux ou trois personnages à représenter, il touche de l’argent comme pour deux ou pour trois.

Mais ce n’est pas le théâtre seul qui porte les comédiens à de grands frais ; hors des jours de comédie, ils sont toujours bien vêtus[44], et étant obligés de paraître souvent à la cour, et de voir à toute heure des personnes de qualité, il leur est nécessaire de suivre les modes et de faire de nouvelles dépenses dans les habits ordinaires ; ce qui les empêche de mettre de grosses sommes à intérêt. Aussi a-t-on vu peu de comédiens devenir riches[45] ; ils se contentent de vivre honorablement, et font céder leurs avantages particuliers à la belle passion qui les domine, et à leur unique but, qui est de contribuer de toutes leurs forces aux plaisirs du roi, et de satisfaire toutes les personnes qui leur font l’honneur de les venir voir.

 

 

XXIX - Ordre qui s’observe dans leur hôtel

 

L’ordre qui s’observe dans leur hôtel est aussi une chose à remarquer. Ils ont soin de le tenir toujours propre, et que rien ne choque la vue ni sur le théâtre, ni au Louvre, ni au parterre. L’hiver ils tiennent partout grand feu, ce qui ne s’observait pas anciennement ; et il ne resterait plus qu’à chercher l’invention de donner, l’été, quelque rafraichissement, ce qui n’est pas facile, parce que tout est fermé et que l’air ne peut entrer.

Derrière le théâtre, et hommes et femmes ont leurs réduits séparés pour s’habiller, et ne trouvent pas mauvais qu’on vienne alors les voir, surtout quand ce sont des gens connus, dont la présence n’embarrasse pas. Durant la comédie ils observent un grand silence pour ne troubler pas l’acteur qui parle, et se tiennent modestement sur des sièges aux ailes du théâtre pour entrer juste ; en quoi ils se peuvent régler sur un papier attaché à la toile, qui marque les entrées et les sorties.

La comédie achevée et le monde retiré, les comédiens font tous les soirs le compte de la recette du jour[46], où chacun peut assister, mais où d’office doivent se trouver le trésorier, le secrétaire et le contrôleur, l’argent leur étant apporté par le receveur du bureau, comme il se verra plus bas. L’argent compté, on lève d’abord les frais journaliers ; et quelquefois en de certains cas, ou pour acquitter une dette peu à peu, ou pour faire quelque avance nécessaire, on lève ensuite la somme qu’on a réglée.

Ces articles mis à part, ce qui reste de liquide est partagé sur-le-champ, et chacun emporte ce qui lui convient. Pour les comptes généraux, ils se font comme j’ai dit, tous les mois, et les louages de l’hôtel sont payez régulièrement tous les quartiers.

 

 

XXX - Le caractère des comédiens

 

Voilà en peu de mots tout ce qui peut se dire du gouvernement des comédiens et de leur conduite.

Je ne les ai point flattés, le portrait que j’en ai fait est fidèle, et je n’ai pu le refuser à la prière de plusieurs honnêtes gens qui ont voulu les connaître à fond pour avoir de quoi les défendre contre de fâcheux critiques.

Il y aurait de l’injustice à les dépeindre autrement. En général ils vivent moralement bien, ils sont francs et de bon compte avec tout le monde, civils, polis, généreux ; ils se dévouent tout entiers au service du roi et du public ; et en leur fournissant les plus honnêtes plaisirs dont j’ai fait voir et la nécessité et les avantages, ils méritent l’approbation universelle des honnêtes gens.

Il est temps de venir à l’établissement des troupes de Paris, et aux révolutions de ces deux petits États qui en faisaient trois au commencement de cette année.

 

 

XXXI - Établissement de la troupe royale

 

La troupe royale, qui a toujours tenu ferme, a toujours eu ses douze mille livres de pension et qui est parvenue au plus haut point de sa gloire, a eu, comme toutes les autres sociétés, de faibles commencements.

Elle les doit à une confrérie à qui appartient encore aujourd’hui l’hôtel de Bourgogne[47], et ce lieu fut destiné pour y représenter les plus saints mystères du christianisme. C’est ce que nous témoignent quelques pièces de théâtre qui nous restent d’un docteur de Sorbonne en caractères gothiques ; et l’on voit encore, sur le grand portail de cet hôtel, une pierre où sont en relief les instruments de la Passion[48]. Cet établissement des comédiens se fit il y a plus d’un siècle sur la fin du règne de Français Ier, mais ils ne commencèrent à entrer en réputation que sous celui de Louis XIII, lorsque le grand cardinal de Richelieu, protecteur des muses, témoigna qu’il aimait la comédie, et qu’un Pierre Corneille mit ses vers pompeux et tendres dans la bouche d’un Montfleury et d’un Bellerose, qui étaient des comédiens achevez. Le Cid, dont le mérite s’attira de si nobles ennemis, et les Horaces, que le même Cid eut plus à craindre parce que leur gloire alla plus loin que la sienne, furent les deux premiers ouvrages de ce grand homme qui firent grand bruit ; et il a soutenu le théâtre jusque à cette heure de la même force. La troupe royale, prenant cœur aux grands applaudissements qui accompagnaient la représentation de ces admirables pièces, se fortifiait de jour en jour ; d’autant plus qu’une autre troupe du roi qui se disait du Marais, et où un Mondori, excellent comédien, attirait le monde[49], faisait tous ses efforts pour acquérir de la réputation ; et il arriva que Corneille, quelque temps après, lui donna de ses ouvrages[50]. Mais lorsqu’une troisième troupe vint se poster au Palais-Royal, et qu’elle y eut fait bruit par le mérite extraordinaire d’un homme qui l’a seul entretenue par ses ouvrages, qui exécutait son rôle d’une manière admirable, et qui charmait également la cour et la ville dont il était fort aimé, cela ne put produire qu’un bon effet, et que causer une forte émulation aux deux autres troupes, qui mirent tout en usage pour soutenir leur ancienne réputation.

 

 

XXXII - Fortes jalousies entre les troupes

 

La justice et la bienséance demandaient que ces trois petits États fussent amis, et que chaque particulier n’eût d’autre vue que l’avantage commun du corps où il se trouvait uni ; mais la gloire mal ménagée, l’ambition trop forte et le désir d’acquérir faisaient que ces troupes se regardaient toujours d’un œil d’envie, la prospérité de l’une donnant du chagrin à l’autre ; et même qu’entre les particuliers l’intelligence n’était pas des plus étroites.

 

 

XXXIII - Petits stratagèmes

 

Je dois louer les comédiens en ce qu’ils ont de louable, mais je ne dois pas les flatter en ce qu’ils ont de défectueux. Ils tâchent quelquefois de se nuire l’un à l’autre par de petits stratagèmes ; mais ils ne viennent jamais à un grand éclat. Quand une troupe promet une pièce nouvelle, l’autre se prépare à lui en opposer une semblable, si elle la croit à peu près d’égale force ; autrement il y aurait de l’imprudence à s’y hasarder. Elle la tient toute prête pour le jour qu’elle peut découvrir que l’autre doit représenter la sienne, et a de fidèles espions pour savoir tout ce qui se passe dans l’État voisin.

D’ailleurs chaque troupe tâche d’attirer les fameux auteurs à son parti et de dénuer de ce nécessaire appui le parti contraire. Les comédiens ont encore quelques autres maximes de cette nature, que je blâmerais davantage si ces petites jalousies ne leur étaient communes avec toutes les sociétés. Mais, je l’ai dit, ces différents intérêts causent des émulations avantageuses à ceux qui fréquentent le théâtre, et une troupe, venant à s’affaiblir par quelque rupture, l’autre en profite et s’en fortifie, et l’auditeur de côté ou d’autre y trouve son compte et est toujours satisfait.

Nous avons vu depuis peu d’années, dans la troupe royale, deux illustres comédiens, Montfleury et Floridor, de qui j’ai parlé plus haut, la gloire du théâtre et les grands modèles de tous ceux qui s’y veulent dévouer. Je les ai connus particulièrement l’un et l’autre ; ils ont laissé chacun une famille très spirituelle et bien élevée[51] ; et comme ils avaient l’air noble et toutes les inclinations très belles, comme ils étaient polis, généreux et d’agréable entretien, toute la cour en faisait grand cas. Floridor était particulièrement connu du roi, qui le voyait de bon œil, et daignait le favoriser en toutes rencontres.

 

 

XXXIV - Acteurs et actrices qui composent présentement la troupe royale

 

NOMS DES ACTEURS ET DES ACTRICES QUI COMPOSENT PRÉSENTEMENT LA TROUPE ROYALE, PAR ORDRE D’ANCIENNETÉ.

 

Les sieurs de Hauteroche ; de la Fleur[52] ; Poisson ; de Brécourt ; de Champmeslé ; de la Tuilerie ; de la Thorilière ; Le Baron ; de Beauval.

Les demoiselles de Beauchâteau ; Poisson ; Dennebaut ; de Brécourt ; de Champmeslé ; de Beauval ; de la Tuilerie.

Retirez de le même troupe et qui touchent pension : Le sieur de Villiers.

Les demoiselles de Bellerose ; de Montfleury ; de Floridor.

 

CATALOGUE DES COMÉDIENS AUTEURS DE LA MÊME TROUPE ET DE LEURS OUVRAGES

 

HAUTEROCHE :

L’Amant qui ne flatte point. – Le Soupé mal apprêté. – Le Crispin médecin. – Le Deuil. – Les Apparences trompeuses ou les Maris infidèles.

 

POISSON :

Le Sot vengé. – Le Baron de la Crasse. – Le Fou raisonnable. – L’Après-soupée des auberges. – Le Poète basque. – Les Moscovites. – La Hollande malade. – Les Femmes coquettes. – L’Académie burlesque.

 

BRÉCOURT :

La Feinte Mort de Jodelet. – Le Jaloux invisible. – La Noce de Village.

 

CHAMPMESLÉ :

Les Grisettes. – L’Heure du Berger.

 

LA THORILIÈRE :

Cléopâtre ou la Mort de Marc Antoine.

 

DE VILLIERS (RETIRÉ) :

Le Festin de Pierre.  – Les Trois Visages. – Les Ramoneurs. – L’Apothicaire dévalisé.

 

DE MONTFLEURY (MORT) :

Asdrubal.

La plus part de ces auteurs ont fait d’autres ouvrages, qui ont été bien reçus ; comme Hauteroche : plusieurs Nouvelles et Historiettes.

 

BRÉCOURT :

Louange au roi sur l’édit des duels, etc.

 

 

XXXV - Nouvelle troupe du roi

 

La troupe du roi établie en son hôtel de la rue Mazarine, dite autrement des Fossés de Nesle, est à présent si bien assortie, si forte en nombre d’acteurs et d’actrices dont le mérite est connu, et si bien appuyée de l’affection de plus célèbres auteurs, qu’on ne peut attendre de son établissement qu’un magnifique succès. De plus, elle est en possession d’un très beau lieu, et d’un théâtre large et profond, pour les plus grandes machines. Cette belle troupe, qui s’est heureusement rassemblée des fameux débris de deux autres qui avaient régné quelque temps avec réputation, commença de se montrer au public un dimanche, 9 juillet de l’année dernière 1673, et la grande assemblée qui se trouva ce jour-là à son hôtel, et qui s’y est vue les jours suivants, ne peut que lui être un bon augure, et lui promettre une longue félicité. Pour bien instruire le lecteur de son établissement, il faut de nécessité donner ici le tableau des deux corps qui y ont contribué, et savoir quelle a été la face de la troupe du Marais, et celle de la troupe du Palais-Royal durant les années de leur règne.

 

XXXVI - Histoire de la troupe du Marais

 

La troupe des comédiens du roi, établie au Marais en 1620, s’y est maintenue plus de cinquante ans, et a toujours été pourvue de bons acteurs et d’excellentes actrices, à qui les plus célèbres auteurs ont confié la gloire de leurs ouvrages, et dont les deux autres troupes ont su profiter en divers temps. Cette troupe n’avait qu’un désavantage, qui était celui du poste qu’elle avait choisi à une extrémité de Paris, et dans un endroit de rue fort incommode[53]. Mais son mérite particulier, la faveur des auteurs qui l’appuyaient, et ses grandes pièces de machines surmontaient aisément le dégoût que l’éloignement du lieu pouvait donner au bourgeois, surtout en hiver, et avant le bel ordre qu’on a apporté pour tenir les rues bien éclairées jusques à minuit, et nettes partout et de boue et de filous. Cette troupe allait quelquefois passer l’été à Rouen[54], étant bien aise de donner cette satisfaction à une des premières villes du royaume. De retour à Paris de cette petite course dans le voisinage, à la première affiche le monde y courait, et elle se voyait visitée comme de coutume.

 

 

XXXVII - Ses révolutions et sa chute

 

Il est arrivé de temps en temps de petites révolutions dans cette troupe, comme dans celle du Palais-Royal, et toujours causées par quelques mécontentements des particuliers, ou par quelques intérêts nouveaux, chacun en ce monde allant à son but et se mettant peu en peine du bien du prochain.

D’ailleurs nous aimons tout naturellement le changement, et la diversité plaît, quoique nous ne trouvions pas en tous lieux mêmes avantages. Il y a eu de bons comédiens qui ont quitté le Marais, où ils étaient estimés, sans nulle nécessité et de gaieté de cœur, le poste de Paris leur plaisant moins alors que la liberté de la campagne. L’homme n’est content que par fantaisie, et c’est l’être assez que s’imaginer de l’être. Mais la plus grande révolution de la troupe du Marais a été l’abandonnement du lieu, et sa jonction avec la troupe du Palais-Royal. Avant que de toucher ce grand changement, il faut donner aussi l’histoire de cette troisième troupe dont le règne a été court, mais a été fort glorieux.

 

 

XXXVIII - Règne de la troupe du Palais-Royal

 

La troupe du Palais-Royal fut établie sur la fin de l’année 1659, après que les principales personnes qui la composaient eurent fait connaître leur mérite quelques années auparavant à Paris sur les Fossés de Nesle, et au quartier de Saint-Paul, à Lyon et en Languedoc, où cette troupe, entretenue alors de M. le prince de Conty, qui aimait passionnément la comédie, et prenait plaisir à en fournir des sujets, acquit avec la faveur l’estime et la bienveillance des états de la province. Molière, du Parc, de Brie, et les deux frères Béjard avec les demoiselles Béjard, de Brie et du Parc, composaient alors la troupe, qui passait avec raison pour la première et la plus forte de la campagne. Le mérite extraordinaire de Jean-Baptiste Molière, qui l’a soutenue à Paris quatorze ans de suite avec tant de gloire, lui donna une entière facilité à s’y établir. Ducroisy, qui avait paru avec réputation dans les provinces à la tête d’une troupe, et la Grange, dont le mérite est connu, se joignirent alors à celle que Molière conduisait, et qui ne put que se bien trouver de ce renfort. Elle eut d’abord la faveur du roi, de Monsieur, son frère unique, et des plus grands de la cour ; et après avoir occupé quelque temps la salle du petit Bourbon où elle s’accommoda avec les Italiens, qui étaient les premiers en possession, le théâtre du Palais-Royal lui fut ouvert, et il y serait encore, si Molière, qui le soutenait, eût davantage vécu.

 

 

XXXIX - Éloge de Molière

 

Le Palais-Royal commença donc de faire grand bruit, et d’attirer le beau monde, quand Molière en suite de son Étourdi, de ses Précieuses ridicules, et de son Cocu imaginaire, donna son École des maris. Il sut si bien prendre le goût du siècle et s’accommoder de sorte à la cour et à la ville qu’il eut l’approbation universelle de côté et d’autre, et les merveilleux ouvrages qu’il a faits depuis en prose et en vers ont porté sa gloire au plus haut degré, et l’ont fait regretter généralement de tout le monde. La postérité lui sera redevable avec nous du secret qu’il a trouvé de la belle comédie, dans laquelle chacun tombe d’accord qu’il a excellé sur tous les anciens comiques et sur ceux de notre temps. Il a su l’art de plaire, qui est le grand art, et il a châtié avec tant d’esprit et le vice et l’ignorance, que bien des gens se sont corrigés à la représentation de ses ouvrages pleins de gaieté ; ce qu’ils n’auraient pas fait ailleurs à une exhortation rude et sérieuse. Comme habile médecin, il déguisait le remède, et en ôtait l’amertume, et par une adresse particulière et inimitable, il a porté la comédie à un point de perfection qui l’a rendue à la fois divertissante et utile. C’est aujourd’hui à qui des deux troupes s’acquittera le mieux de la représentation de ses excellentes pièces, où l’on voit courir presque autant de monde que si elles avaient encore l’avantage de la nouveauté ; et je sais que tous les comédiens généralement qui révèrent sa mémoire, comme ayant été un très illustre auteur et un acteur excellent, lui donnent tous les éloges imaginables et enchérissent à l’envi sur ce que j’en dis. Car enfin Molière ne composait pas seulement de beaux ouvrages, il s’acquittait aussi de son rôle admirablement, il faisait un compliment de bonne grâce[55], et était à la fois bon poète, bon comédien et bon orateur, le vrai Trismégiste du théâtre. Mais outre les grandes qualités nécessaires au poète et à l’acteur, il possédait celles qui font l’honnête homme ; il était généreux et bon ami, civil et honorable en toutes ses actions, modeste à recevoir les éloges qu’on lui donnait, savant sans le vouloir paraître, et d’une conversation si douce et si aisée, que les premiers de la cour et de la ville étaient ravis de l’entretenir. Enfin il avait tant de zèle pour la satisfaction du public, dont il se voyait aimé, et pour le bien de la troupe qui n’était soutenue que par ses travaux, qu’il tâcha toute sa vie de leur en donner des marques indubitables. Il mourut au commencement du carême de l’année dernière 1673, infiniment regretté de la cour et de la ville ; et la troupe s’étant remise avec peine de l’étourdissement qu’elle reçut d’un si rude coup, remonta quinze jours après sur le théâtre.

 

XL - Jonction des deux troupes du Palais-Royal et du Marais

 

Je viens à la rupture des deux troupes du Palais-Royal et du Marais, qui aujourd’hui n’en font qu’une, et à l’histoire de leur jonction, dont les circonstances sont assez particulières. Le Palais-Royal s’attendait, après Pasques, de redonner au public la représentation du Malade imaginaire, dernier ouvrage de Molière, accompagné de danses et de musique, et que tout Paris souhaitait de voir. Mais quatre personnes de cette troupe s’étant engagées avec l’hôtel de Bourgogne[56], et se trouvant en possession des premiers rôles de beaucoup de pièces, ceux qui restaient furent hors d’état de continuer. Il se fit de part et d’autre des voyages à la cour, chacun y eut ses patrons auprès du roi ; le Marais se remuait de son côté et, comme État voisin, songeait à profiter de cette rupture, le bruit courant alors que les deux anciennes troupes travaillaient à abattre entièrement la troisième qui voulait se relever.

 

 

XLI – Déclaration au roi sur cet établissement

 

Sur ces entrefaites le roi ordonna que les comédiens n’occuperaient plus la salle du Palais-Royal et qu’il n’y aurait plus que deux troupes françaises dans Paris. Les premiers gentilshommes de la chambre eurent ordre de ménager les choses dans l’équité, et de faire en sorte qu’une partie de la troupe du Palais-Royal s’étant unie de son chef à l’hôtel de Bourgogne, l’autre fût jointe au Marais de l’aveu du roi. L’affaire fut quelque temps en balance, les intérêts des comédiens étant difficiles à démêler par des particuliers qui ne peuvent entrer dans ce détail, et n’ayant pu être terminée avant le départ du roi, Sa Majesté ordonna à M. Colbert d’avoir également soin de la troupe du Marais, et du débris de celle du Palais-Royal, en faisant choix comme il le jugerait à propos des plus habiles de l’une et de l’autre, pour en former une belle troupe. Ce grand ministre d’État, chargé du poids des premières affaires du royaume, se déroba quelques moments pour régler celles des comédiens ; il nomma les personnes qui devaient composer la nouvelle troupe, ordonna des parts, des demi-parts, des quarts et trois quarts de part, fit défense de la part du roi aux comédiens du Marais en général de paraître jamais sur ce théâtre, et en tira des particuliers selon qu’il le trouva bon, pour les unir à ceux du Palais-Royal. La déclaration du roi pour cet établissement sera couchée à la fin du livre.

Voilà, en peu de mots, comme les choses se sont passées entre ces deux troupes, qui aujourd’hui n’en font qu’une, sous le nom de la Troupe du Roi, ce qui se voit gravé en lettres d’or dans une pierre de marbre noir, au-dessus de la porte de son hôtel. Cette troupe est assurément belle, forte et accomplie ; on voit toujours chez elle force gens de qualité et de grandes assemblées, et elle se dispose de donner au roi des marques de sa reconnaissance et de lui faire goûter les fruits de ses soins dans les plaisirs qu’elle lui prépare.

 

 

XLII - État présent de la troupe du roi[57]

 

Noms des acteurs et actrices de la troupe du roi, selon l’ordre observé par les auteurs.

ACTEURS : Les sieurs de Brie ; du Croisy ; Dauvilliers[58] ; Destriché[59] de la Grange ; Hubert ; du Pin[60] ; de la Roque[61] ; de Rosimont[62] ; de Verneuil[63].

ACTRICES : Les demoiselles Aubry[64] ; de Brie ; du Croisy ; Dauvilliers ; de la Grange[65] ; Guyot[66] ; de Molière ; l’Oisillon[67] ; du Pin.

Retiré du palais royal et qui touche pension : Béjard.

Comédien auteur de la troupe du roi : ROSIMONT : Le Festin de Pierre. – La Dupe amoureuse. – L’Avocat sans étude. – Les Trompeurs trompez, ou les Femmes vertueuses. – Le Valet étourdi.

Retirées de la troupe du Marais : Les demoiselles de Beaupré[68] ; des Urlis[69], de la Valée.

Comédiens auteurs morts : CHEVALIER : Le Pédagogue. – Les Barbons amoureux, et autres petites comédies. DORIMONT : Le Festin de Pierre et plusieurs autres petites comédies.

Je dois ajouter ici le nom des acteurs et actrices les plus illustres qui ont paru de notre temps sur les théâtres de Paris, et qui ne sont plus.

ACTEURS : MM. Baron ; Beauchâteau ; Beaulieu ; Bellemore ; Bellerose ; Belleville ; d’Orgemont ; l’Épi ; Flechelle ou Gautier Garguille ; la Fleur ou Gros Guillaume ; Gaucher ; S. Jacques ou S. Ardouin, autrement Guillot Gorgeu ; Julien ou Jodelet ; Médor ; Molière ; Mondori ; de Montfleury ; le Noir ; du Parc ou Gros René.

ACTRICES : Les demoiselles Baron ; Béjard la cadette ; du Clos ; Le Noir ; des Œillets[70] ; du Parc ; de la Roche ; Valiote[71] ; de Villiers.

Il y a, tant d’hommes que de femmes qui ont paru de notre âge sur les théâtres de Paris, jusques à quatre-vingt-douze, n’ayant fait mention que des illustres. Mais laissons là les morts et revenons aux vivants.

 

 

XLIII - Grande ambition entre les comédiens

 

Ces deux belles troupes de comédiens qui résident à Paris, et dont le gouvernement, comme je l’ai dit d’abord, tient de l’aristocratie ; ces deux petits États, si bien policés, mais si jaloux de leur gloire, l’un qui règne au septentrion de ce grand monde, et l’autre au midi, séparés par le canal de la Seine, et appuyés chacun de leurs partisans, me représentent ces deux républiques de la Grèce, l’une maîtresse du Péloponnèse et l’autre de l’Achaïe, qui avaient pour commune barrière un isthme fameux, gouvernées par des lois si belles, mais poussées l’une contre l’autre d’une extrême jalousie et chacune tâchant à l’envie de se faire des amis. Les comédiens qui représentent à toute heure des rois et des princes et même qui, hors du théâtre, sont souvent avec les princes et bien venus à la cour, ne méritent pas, pour la gloire de leurs corps, une comparaison moins noble que celle-là, et les deux États qu’ils composent aujourd’hui peuvent, dans le sens que je l’ai pris, entrer fort bien en parallèle avec les villes de Sparte et d’Athènes. Mais j’y trouve d’ailleurs une grande différence ; l’émulation de ces deux fameuses républiques fut ruineuse à la Grèce, et celle de nos deux petits États est, comme je l’ai remarqué, avantageuse à Paris ; c’est à qui donnera plus de plaisir au public et qui soutiendra le mieux la réputation qu’il s’est acquise.

 

 

XLIV - Nombre des spectacles que Paris fournit dans une année

 

Si je ne m’étais prescrit des bornes qui ne me permettent pas de sortir de l’histoire des comédiens français, j’aurais pu aussi parler de l’établissement de la Troupe Italienne, et de l’Académie royale de musique, dite autrement l’Opéra, qui, avec nos théâtres français, rendent Paris le premier lieu de la terre pour les honnêtes et magnifiques divertissements. Car enfin, au commencement de l’année dernière, 1673, avant la jonction des troupes du Palais-Royal et du Marais, et le départ des comédiens italiens pour l’Angleterre, d’où ils reviendront dans peu, Paris donnait régulièrement toutes les semaines seize spectacles publics, dont les trois troupes de comédiens français en fournissaient neuf, l’Italienne quatre et l’Opéra trois, le nombre s’augmentant quand il tombait quelque fête dans la semaine, hors du rang des solennelles. Les quinze jours avant Pasques et huit ou dix autres rabattus, ce nombre montait au bout de l’année à plus de huit cents spectacles, et cette quantité peu diminuée, de grands et magnifiques divertissements dans l’enceinte d’une ville, surprend merveilleusement les étrangers, qui croient voir un lieu enchanté, et ne peut que leur être une forte preuve de la félicité de la France, qui est toujours dans la joie, parce que son roi est toujours victorieux. Mais un seul des spectacles que le roi donne à la cour, et dont il permet aussi la vue à ses peuples, soit dans la pompe royale qui les accompagne, soit dans la richesse du lieu où ils sont représentés, efface la beauté de tous les spectacles de la ville ensemble et des spectacles des anciens Romains, et fait voir à ces mêmes étrangers ce qu’un roi de France peut faire dans son royaume, après avoir vu avec plus d’étonnement ce qu’il peut faire au dehors.

Nous vîmes aussi arriver à Paris une troupe de comédiens espagnols[72], la première année du mariage du roi. La troupe royale lui prêta son théâtre, comme elle avait fait avant aux Italiens, qui occupèrent depuis le petit Bourbon avec Molière, et le suivirent après au Palais Royal. Les Espagnols ont été entretenus depuis par la reine jusques au printemps dernier, et j’apprends qu’ils ont repassé les Pyrénées.

 

 

XLV - Troupes de campagne

 

J’ai compris dans le sujet que je traite les comédiens des provinces, et, autant que je l’ai pu découvrir, ils peuvent faire douze ou quinze troupes, le nombre n’en étant pas limité. Ils suivent à peu près les mêmes règlements que ceux de Paris, et autant que leur condition d’ambulants le peut permettre. C’est dans ces troupes que se fait l’apprentissage de la comédie, c’est d’où l’on tire au besoin des acteurs et des actrices qu’on juge les plus capables pour remplir les théâtres de Paris ; et elles y viennent souvent passer le carême, pendant lequel on ne va guère à la comédie dans les provinces ; tant pour y prendre de bonnes leçons auprès des maîtres de l’art, que pour de nouveaux traités et des changements à quoi elles sont sujettes. Il s’en trouve de faibles et pour le nombre de personnes, et pour la capacité : mais il s’en trouve aussi de raisonnables et qui, étant goûtées dans les grandes villes, n’en sortent qu’avec beaucoup de profit.

 

 

XLVI - Comédiens entretenus par le duc de Savoie

 

Je ne compte pas entre les troupes de campagne les trois qui sont entretenues par des princes étrangers, par le duc de Savoie, par l’électeur de Bavière, et par les ducs de Brunswick et Lunebourg. Le duc de Savoie en a une fort belle, et qui a été fort suivie dans nos provinces. La cour de ce grand prince étant très polie, et pleine de gens d’esprit, la comédie y est bien goûtée, et les comédiens, s’ils n’étaient habiles, n’y plairaient pas. Comme ce n’est pas ici le lieu de faire l’éloge des princes et des princesses qu’en ce qui regarde leur bon goût pour la comédie et pour ceux qui l’exécutent, je dirai seulement que son Altesse Royale a le goût fin pour toutes les belles productions, qu’elle en sait admirablement juger, qu’elle a l’esprit vif et fort ouvert, l’entretien très fertile et agréable. Elle caresse les personnes qui ont du savoir, de la politesse ; elle leur parle et les écoute d’un air obligeant, et comme entre les étrangers elle aime particulièrement les Français, elle prend plaisir de s’entretenir souvent avec un des plus beaux génies de France, qu’elle tient depuis  longtemps à son service, et qui, outre un grand fonds de théologie et d’histoire, possède toutes les beautés de notre langue en prose et en vers. Ceux qui connaissent monsieur Pasturel lui rendent ce juste éloge, et notre théâtre français ou, pour mieux dire, le Parnasse entier, lui est aussi redevable des beaux ouvrages qu’il a faits pour le prince qu’il a l’honneur de servir. La comédie française a donc toujours été très estimée à Turin, et l’on n’y goûte aussi que des gens qui la savent bien exécuter ; ce qui doit persuader que la troupe qui tire pension de Son Altesse Royale est fort accomplie, et pourvue de personnes très intelligentes dans leur profession. Elle se fixe tous les hivers à Turin, et le duc lui permet de s’écarter l’été et de repasser les Alpes, n’y ayant pas de plaisir à se renfermer en Piémont dans une salle de comédie pendant les grandes chaleurs.

 

Acteurs de la troupe de S. A. R de duc de Savoie, selon l’ordre ci-devant observé :

ACTEURS :  Les sieurs de Beauchamp ; de Château Vert ; Guérin ; Provost ; de Rochemore ; de Rosange ; de Valois.

ACTRICES :  Les demoiselles de Lan, Mignot, de Rosange, de Valois.

 

 

XLVII - Troupe française de l’Électeur de Bavière[73]

 

La troupe française qu’entretient Son Altesse Électorale de Bavière n’est pas forte en nombre de personnes, mais elle est bien concertée, et l’ayant vue à Munich, en deux voyages que j’y ai faits, je reconnus que la cour était fort satisfaite. Chacun sait qu’elle est des plus magnifiques de l’Europe, qu’il y a des esprits fort éclairés, et qu’outre plusieurs seigneurs allemands qui entendent parfaitement notre langue, il y en a de lorrains et de savoyards qui en connaissent toutes les beautés. Madame l’Électrice les passe tous de bien loin, et ce n’est pas ici le lieu de poursuivre son éloge.

 

Acteurs et actrices de la troupe de l’Électeur de Bavière, selon le même ordre :

ACTEURS : Les sieurs de Lan, Milo...

ACTRICES : Les demoiselles de Lan, Milo...

 

 

XLVIII - Troupes des ducs de Brunswick et Lunebourg

 

Les ducs de Brunswick et Lunebourg de la branche de Cell[74] entretiennent aussi une troupe que le grand nombre et le mérite des personnes qui la composent rendent très accomplie, et en état de pouvoir paraître avec gloire en quelque lieu que ce fût. Elle exécute parfaitement bien toutes les pièces les plus difficiles, soit dans le sérieux, soit dans le comique, et elle a aussi affaire à des esprits éclairez et délicats, dont les maisons de ces princes sont remplies.

 

Acteurs et actrices de la troupe des Ducs et Brunswick et Lunebourg :

ACTEURS : Les sieurs Bénard ; de Boncourt ; de Bruneval ; Le Coq ; de Lavoys ; de Nanteuil.

ACTRICES : Les demoiselles Bénard ; de Boncourt ; Le Coq ; de Lavoys ; de la Meterie.

 

Voilà quel est l’état présent du Théâtre français, et des troupes de comédiens tant à Paris que dans les provinces, et hors du royaume. Il me reste à parler des officiers de théâtres de Paris, et chacun des deux hôtels en est pourvu d’un beau nombre, dont les gages montent à plus de cinq mille écus payés très exactement. Mais les comédiens de campagne qui ne marchent pas avec grand train, et qui n’ont à ouvrir ni loges, ni amphithéâtres, réduisent toutes les charges à trois, et usant d’épargne, se contentent de deux ou trois violons, d’un décorateur et d’un portier.

 

 

XLIX - Fonctions de l’orateur

 

Pour ce qui est de l’orateur, je le tire du rang des officiers, et comme il représente l’État en portant la parole pour tout le corps, il serait peut être de l’honneur de la troupe qu’il en fût nommé le chef, puisque je lui ai donné la face d’une république, et que je croirais lui faire tort de l’appeler anarchie. Mais comme cet orateur ne doit le plus souvent l’honneur de sa fonction qu’au pur hasard, sans que précisément le mérite y contribue, et que d’ailleurs il n’a pas dans la troupe plus de pouvoir ni d’avantage qu’un autre, ainsi que les comédiens de Paris me l’ont assuré, je ne le nommerai simplement que l’orateur, et je dirai en peu de mots quelles sont ses fonctions.

L’orateur a deux principales fonctions. C’est à lui de faire la harangue et de composer l’affiche, et comme il y a beaucoup de rapport de l’une à l’autre, il suit presque la même règle pour toutes les deux. Le discours qu’il vient faire à l’issue de la comédie a pour but de captiver la bienveillance de l’assemblée. Il lui rend grâce de son attention favorable, il lui annonce la pièce qui doit suivre celle qu’on vient de représenter, et l’invite à la venir voir par quelques éloges qu’il lui donne ; et ce sont là les trois parties sur lesquelles roule son compliment. Le plus souvent il le fait court, et ne le médite point ; et quelquefois aussi il l’étudie, quand ou le roi, ou Monsieur, ou quelque prince du sang se trouve présent ; ce qui arrive dans les pièces de spectacle, les machines ne se pouvant transporter. Il en use de même quand il faut annoncer une pièce nouvelle qu’il est besoin de vanter, dans l’adieu qu’il fait au nom de la troupe le vendredi qui précède le premier dimanche de la Passion, et à l’ouverture du théâtre après les fêtes de Pasques, pour faire reprendre au peuple le goût de la comédie. Dans l’annonce ordinaire, l’orateur promet aussi de loin des pièces nouvelles de divers auteurs pour tenir le monde en haleine, et faire valoir le mérite de la troupe, pour laquelle on s’empresse de travailler. L’affiche suit l’annonce, et est de même nature ; elle entretient le lecteur de la nombreuse assemblée du jour précédent, du mérite de la pièce qui doit suivre, et de la nécessité de pourvoir aux loges de bonne heure, surtout lorsque la pièce est nouvelle et que le grand monde y court. Ci-devant, quand l’orateur venait annoncer, toute l’assemblée prêtait un très grand silence, et son compliment court et bien tourné était quelquefois écouté avec autant de plaisir qu’en avait donné la comédie. Il produisait chaque jour quelque trait nouveau qui réveillait l’auditeur, et marquait la fécondité de son esprit, et soit dans l’annonce, soit dans l’affiche, il se montrait modeste dans les éloges que la coutume veut que l’on donne à l’auteur et à son ouvrage, et à la troupe qui le doit représenter. Quand ces éloges excèdent, on s’imagine que l’orateur en veut faire accroire, et l’on est moins persuadé de ce qu’il tâche d’insinuer dans les esprits. Mais comme les modes changent, toutes ces régularités ne sont plus guère en usage ; ni dans l’annonce ni dans l’affiche, il ne se fait plus de longs discours, et l’on se contente de nommer simplement à l’assemblée la pièce qui se doit représenter.

De plus il serait, ce semble, de la fonction de l’orateur de convoquer la troupe et de la faire assembler ou au théâtre ou ailleurs, soit pour la lecture des pièces qu’on lui apporte, soit pour les répétitions et en général dans toutes les rencontres qui regardent l’intérêt commun. Ce serait à lui d’en faire l’ouverture et de proposer les choses ; et quoi qu’il n’ait que sa voix, elle pourrait être suivie, et l’on pourrait avoir de la déférence pour ses avis, quand on est persuadé qu’il est intelligent et versé dans les affaires, et qu’il a du crédit auprès des grands. Quand cela se rencontre, la troupe se repose sur ses soins, elle lui confie ses intérêts, et il trouve de son côté de la gloire à le servir, ce qui lui tient lieu de récompense. Je donnerais ici la suite des orateurs qui ont paru jusques à cette heure sur les théâtres de Paris, et parlerais du mérite de chacun, si je ne craignais de blesser la modestie de ceux qui vivent ; sans d’autres raisons qui m’imposent silence sur cet article, que je réserve à une autre occasion.

 

 

OFFICIERS DU THÉATRE.

 

 

L - Distinction des officiers du théâtre

 

Les officiers dont j’ai à parler doivent se distinguer en deux classes. Il y a de hauts officiers qui sont ordinairement du corps de la troupe, qui ne tirent point de gages, et qui se contentent de l’honneur de leurs charges et de l’estime qu’on fait de leur probité. Ce sont le trésorier, le secrétaire et le contrôleur. Il y a aussi de bas officiers tirant gages de la troupe, qui sont le concierge, le copiste, les violons, le receveur au bureau, les contrôleurs des portes, les portiers, les décorateurs, les assistants, les ouvreurs de loges, de théâtre et d’amphithéâtre ; le chandelier, l’imprimeur et l’afficheur. À quoi l’on pourrait ajouter les distributrices de limonade[75] et autres liqueurs, qui ne tirent point de gages, mais qui payent plutôt un gros tribut à l’État, à moins que, par une faveur singulière, on ne les en veuille décharger. Prenons chacun de ces officiers à part et voyons quelles sont leurs fonctions.

 

 

LI - Hauts officiers qui ne tirent point de gages

 

Le trésorier assiste ordinairement aux comptes avec le secrétaire et le contrôleur, garde les deniers de la communauté, et les distribue selon qu’il est nécessaire. Ces derniers sont toujours les premiers levés sur la recette de la chambrée après les frais journaliers, et quelquefois ces frais-là payés, la chambrée entière est remise au trésorier, sans qu’il se partage rien entre les particuliers. Car enfin ce petit État a comme d’autres ses nécessités ; le public n’est pas riche, mais il se trouve de riches particuliers qui au besoin lui font des avances, et qui en sont fidèlement remboursés. C’est pour de pareils remboursements, pour le payement des auteurs, pour de nouvelles machines, pour des louages, pour des réparations et d’autres choses de cette nature, qu’on met des deniers à part, et le trésorier, qui en est dépositaire, tire des billets de toutes les sommes qu’il délivre pour en rendre compte tous les mois selon l’ordre établi dans cette communauté.

Le secrétaire tient registre, et couche dessus la recette du jour et la distribution des frais. Il reçoit le compte de celui qui donne les billets au bureau, et qui apporte l’argent à l’issue de la comédie. Il a soin aussi d’écrire les noms des personnes qui entrent dans la troupe, et de marquer à quelles conditions ils y sont reçus. Ces deux charges de trésorier et de secrétaire sont souvent exercées par une même personne, qui peut seule en faire les fonctions.

Le contrôleur est présent aux comptes, et écrit de sa main sur le registre ce qui se tire d’argent pour le coffre de la communauté, qui demeure entre les mains du secrétaire ou du trésorier. Dans la troupe du Marais les deux clefs qui ouvraient deux différentes serrures étaient gardées par des particuliers de la compagnie pour éviter tout abus ; mais cela ne se pratique aujourd’hui dans aucune des deux troupes, et il y a tant de bonne foi entre les comédiens qu’il ne se trouve jamais entre eux un sou de mécompte.

 

 

LII - Bas officiers appelés gagistes, et leurs fonctions

 

Les bas officiers portent entre les comédiens le nom de gagistes, parce qu’ils tirent des gages qui leur sont ponctuellement payés, et il n’y a point de communauté au monde plus régulière que la leur en cet article. Les premiers deniers sont toujours pour eux, et ils sont servis avant les maîtres, ce qui les oblige à bien faire leur devoir. Il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’au détail de leurs gages.

Le concierge a soin d’ouvrir l’hôtel et de le fermer, de le tenir propre et en bon ordre, et après la Comédie de visiter exactement partout, de peur d’accident du feu.

Le copiste est commis aux archives pour la garde des originaux des pièces, pour en copier les rôles et les distribuer aux acteurs. Il est de sa charge de tenir la pièce à une des ailes du théâtre, tandis qu’on la représente, et d’avoir toujours les yeux dessus pour relever l’acteur s’il tombe en quelque défaut de mémoire, ce qui, dans le style des collèges, s’appelle souffler. Il faut pour cela qu’il soit prudent, et sache bien discerner quand l’acteur s’arrête à propos et fait une pause nécessaire, pour ne lui rien suggérer alors, ce qui le troublerait au lieu de le soulager. J’en ai vu en de pareilles rencontres crier au souffleur trop prompt, de se taire, soit pour n’avoir pas besoin de son secours, soit pour faire voir qu’ils sont sûrs de leur mémoire, quoi qu’elle pût leur manquer. Aussi faut-il que celui qui suggère s’y prenne d’une voix qui ne soit, s’il est possible, entendue que du théâtre, et qui ne se puisse porter jusqu’au parterre, pour ne donner pas sujet de rire à de certains auditeurs qui rient de tout, et font des éclats à quelques endroits de comédie où d’autres ne trouveraient pas matière d’entr’ouvrir les lèvres. Aussi ai-je connu des acteurs qui ne s’attendent jamais à aucun secours, qui se fient entièrement à leur mémoire et qui à tout hasard aiment mieux sauter un vers, ou en faire un sur-le-champ. Il y a entre eux des mémoires très heureuses, et il se trouve des acteurs qui savent par cœur la pièce entière, pour ne l’avoir ouïe que dans la lecture et dans les répétitions. Si quelqu’un de ceux qui sont avec eux sur le théâtre vient à s’égarer, ils le remettent dans le chemin, mais adroitement et sans qu’on s’en aperçoive. J’ai remarqué que les femmes ont la mémoire plus ferme que les hommes ; mais je les crois trop modestes pour vouloir souffrir que j’en dise autant de leur jugement.

Les violons sont ordinairement au nombre de six[76] et on les choisit des plus capables.

Ci-devant on les plaçait ou derrière le théâtre ou sur les ailes ou dans un retranchement entre le théâtre et le parterre, comme en une forme de parquet. Depuis peu on les met dans une des loges du fond[77], d’où ils font plus de bruit que tout autre lieu où on les pourrait placer. Il est bon qu’ils sachent par cœur les deux derniers vers de l’acte, pour reprendre promptement la symphonie, sans attendre que l’on leur crie : Jouez ! ce qui arrive souvent.

Le receveur au bureau distribue à ceux qui viennent à la comédie les billets dont il est chargé, et qu’il a reçus par compte. Il est responsable de tout l’argent qui se trouve faux ou léger, et ne doit pas être ignorant en cette matière. Il ne quitte le bureau que lorsque la comédie est achevée et il n’y en a qu’un pour toute la recette du théâtre, de l’amphithéâtre, des loges et du parterre. L’argent est porté d’abord au trésorier et s’il se trouve quelque espèce où il y ait du défaut, le receveur, comme j’ai dit, la doit faire bonne et on la lui rend.

Les contrôleurs des portes, qui sont l’un à l’entrée du parterre et l’autre à celle des loges, sont commis à la distribution des billets de contrôle pour placer les gens qui se présentent, aux lieux où ils doivent aller selon la qualité des billets qu’ils apportent du bureau où ils les ont été prendre. Ils ont soin aussi que ces portiers fassent leur devoir, qu’ils ne reçoivent de l’argent de qui que ce soit[78] et qu’ils traitent civilement tout le monde.

Les portiers, en pareil nombre que les contrôleurs et aux mêmes postes, sont commis pour empêcher les désordres qui pourraient survenir, et pour cette fonction, avant les défenses étroites du roi d’entrer sans payer, on faisait choix d’un brave[79], mais qui d’ailleurs sut discerner les honnêtes gens d’avec ceux qui n’en portent pas la mine. Ils arrêtent ceux qui voudraient passer outre sans billet, et les avertissent d’en aller prendre au bureau ; ce qu’ils font avec civilité ayant ordre d’en user envers tout le monde pourvu qu’on n’en vienne à aucune violence. L’hôtel de Bourgogne ne s’en sert plus, à la réserve de la porte du théâtre, et en vertu de la déclaration du roi elle prend des soldats du régiment de ses gardes autant qu’il est nécessaire ; ce que l’autre troupe, qui a des portiers, peut faire aussi au besoin. C’est ainsi que tous les désordres ont été bannis, et que le bourgeois peut venir avec plus de plaisir à la comédie.

Les décorateurs doivent être gens d’esprit et avoir de l’adresse pour les enjolivements du théâtre. Ils sont ordinairement deux, et toujours ensemble pour les choses nécessaires, et lorsqu’il s’agit de travailler à de nouvelles décorations ; mais pour l’ordinaire il n’y en a qu’un les jours que l’on représente, et ils ont le service alternatif. Tout ce qui regarde l’embellissement du théâtre dépend de leur fonction ; et il est nécessaire qu’ils entendent les machines pour les faire jouer dans les pièces qui en sont accompagnées, quand le machiniste les a mises en état. Il est de leur fonction de faire retirer d’entre les ailes du théâtre de certaines petites gens qui s’y viennent fourrer et qui, outre l’embarras qu’elles causent aux comédiens dans les entrées et les sorties, donnent une méchante figure au théâtre, et blessent la vue des auditeurs ; ce qui ne se voit guère que dans les troupes de campagne, qui ne peuvent pas faire toutes choses régulièrement. C’est aussi aux décorateurs de pourvoir de deux moucheurs pour les lumières, s’ils ne veulent pas eux-mêmes s’employer à cet office. Soit eux, soit d’autres, ils doivent s’en acquitter promptement, pour ne pas faire languir l’auditeur entre les actes ; et avec propreté, pour ne lui pas donner de mauvaise odeur. L’un mouche le devant du théâtre, et l’autre le fond, et surtout ils ont l’œil que le feu ne prenne aux toiles. Pour prévenir cet accident, on a soin de tenir toujours des muids pleins d’eau, et nombre de seaux, comme l’on en voit dans les places publiques des villes bien policées, sans attendre le mal pour courir à la rivière ou aux puits. Les restes des lumières font partie des petits profits des décorateurs.

Les assistants sont ordinairement quelques domestiques des comédiens, à qui l’on donne ce que l’on juge à propos le jour qu’ils sont employez. Dans les pièces de machines il y en a un grand nombre ; et ce sont des frais extraordinaires qu’on ne saurait limiter.

Les ouvreurs de loges de théâtre et d’amphithéâtre, au nombre de quatre ou cinq, doivent être prompts à servir le monde, et donner aux gens de qualité les meilleures places qu’il leur est possible, comme ils en reçoivent aussi quelques douceurs, ce qui ne leur est pas défendu.

Le chandelier doit fournir de bonnes lumières, du poids et de la longueur et grosseur qu’elles sont commandées. Il faut que la blancheur suive, et que la matière qu’il y emploie n’ait aucun défaut. Je ne parle point des lumières extraordinaires, parce qu’on ne peut fixer la quantité non plus que le temps où on les doit employer. Quand le roi vient voir les comédiens ce sont les officiers qui fournissent les bougies.

L’imprimeur doit rendre le lendemain du jour qu’on a annoncé, et de grand matin, le nombre ordinaire d’affiches bien imprimées sur de bon papier, l’original lui en ayant été envoyé dès le soir par celui qui annonce, et qui á accoutumé de les dresser.

L’afficheur doit être ponctuel à afficher de bonne heure à tous les carrefours et lieux nécessaires qui lui sont marqués. Les affiches sont rouges[80] pour l’hôtel de Bourgogne, vertes pour l’hôtel de la rue Mazarine, et jaunes pour l’Opéra. Il y a aussi un homme établi pour tenir nette la place devant la porte de chaque hôtel ; il en va à peu près de la même sorte dans tous les deux pour tous ces articles, et la différence n’y est pas grande.

 

 

LIII - À quoi monte tous les ans la dépense ordinaire de chaque hôtel

 

Les gages des officiers, comme je l’ai remarqué, leur sont payés exactement tous les soirs à l’issue de la comédie, et préférablement à toutes les autres nécessités de l’État ; et en comptant le louage de l’hôtel avec plusieurs mêmes frais, la dépense ordinaire de chaque troupe tous les ans passe quinze mille livres.

 

 

LIV - Grands frais dans les pièces de machines

 

Pour ce qui est des frais dans les pièces de machines qui ne se peuvent jouer qu’à l’hôtel de la troupe du roi rue Mazarine, parce que le théâtre est large et profond, il n’y a rien de réglé mais on se peut aisément imaginer qu’ils sont grands et c’est ce qui oblige les comédiens de prendre le double, parce qu’il y a pour eux le double de dépense et le double plaisir pour l’auditeur.

 

 

LV - Distributrices des douces liqueurs

 

Il me reste à dire un mot de la distributrice des liqueurs et des confitures, qui occupe deux places, l’une près des loges, et l’autre au parterre, où elle se tient, donnant la première à gouverner par commission. Les places sont ornées de petits lustres, de quantité de beaux vases et de verres de cristal. On y tient l’été toutes sortes de liqueurs qui rafraîchissent, des limonades, de l’aigre de cèdre, des eaux de framboise, de groseille et de cerise, plusieurs confitures sèches, des citrons, des oranges de la Chine et l’hiver on y trouve des liqueurs qui réchauffent l’estomac, du rossolis de toutes les sortes, des vins d’Espagne et de Sciontad, de Rivesaltes et de Saint-Laurent. J’ai vu le temps que l’on ne tenait dans les mêmes lieux que de la bière et de la simple ptisane, sans distinction de romaine et de citronnée ; mais tout va en ce monde de bien en mieux, et de quelque côté que l’on se tourne, Paris ne fut jamais si beau ni si pompeux qu’il l’est aujourd’hui. Ces distributrices doivent être propres et civiles, et sont nécessaires à la comédie, où chacun n’est pas d’humeur à demeurer trois heures sans se réjouir le goût par quelque douce liqueur : mais elles ne peuvent entrer dans le rang des officiers, parce qu’elles ne tirent point de gages des comédiens, et qu’au contraire elles leur rendent tous les ans de leurs places, dans chaque hôtel, jusqu’à huit cents livres. Il est vrai que la troupe royale a voulu gratifier pour toujours de cette somme la distributrice qu’elle a reçue depuis peu dans son hôtel. Elle ne paye rien, et cet avantage considérable lui a été accordé de bonne grâce soit pour son propre mérite, soit en faveur d’un de ses proches parents qui est de la troupe et en toutes manières un très excellent comédien. Je ferai suivre ici deux déclarations du roi en faveur de l’une et de l’autre troupe.

 

 

LVI - Déclaration du Roi en faveur de la troupe royale

 

DE PAR LE ROI,

 

Et monseigneur le prévôt de Paris ou Monsieur son lieutenant de police.

Sur ce qui nous a été représenté par le procureur du roi, que certains personnages sans emploi, portants l’épée, qui ont en diverses occasions excité des désordres considérables en cette ville, ayant depuis peu de jours, avec la dernière témérité et un grand scandale, entrepris de forcer les portes de l’hôtel de Bourgogne, se seraient attroupés, pour l’exécution de ce dessein, avec plusieurs vagabonds, lesquels assemblés en très grand nombre, étant armez de mousquetons, pistolets et épées, seraient à force ouverte entrez dans ledit hôtel de Bourgogne pendant la représentation de la comédie, qu’ils auraient fait cesser, et ils y auraient commis de telles violences contre toutes sortes de personnes, que chacun aurait cherché, par divers moyens, de se sauver de ce lieu, où lesdits personnages se disposaient de mettre le feu et dans lequel, avec une brutalité sans  exemple, ils maltraitaient indifféremment toutes sortes de gens. De quoi Sa Majesté ayant été aussi informé, même de ce que depuis on n’avait osé ouvrir les portes de l’hôtel de Bourgogne, et ne voulant souffrir qu’un tel excès demeure impuni, il lui aurait plu de nous envoyer des ordres exprès et particuliers, tant contre ceux qui sont connus pour être les chefs et les principaux auteurs de cette violence publique, que contre ceux qui se trouveront les avoir assistés. Mais comme Sa Majesté nous a pareillement ordonné d’empêcher à l’avenir qu’il n’arrive de semblables désordres, et d’établir dans les lieux destinés aux divertissements publics la même sûreté qui se trouve établie par les soins et par la bonté de Sa Majesté dans tous les autres endroits de Paris, le procureur du roi nous a requis qu’il fût sur ce par nous pourvu, afin que ceux qui voudront prendre part à cette sorte de divertissement d’où présentement tout ce qui pourrait blesser l’honnêteté publique doit être heureusement retranché, aient la liberté de s’y trouver sans craindre aucun des accidents auxquels ils ont été si souvent exposés. Nous, conformément aux ordres de Sa Majesté, avons fait très expresses défenses à toutes sortes de personnes, de quelque qualité, condition et profession qu’elles soient, de s’attrouper et de s’assembler au devant et aux environs des lieux où les comédies sont récités et représentées, d’y porter aucunes armes à feu, de faire effort pour y entrer, d’y tirer l’épée, et de commettre aucune autre violence, ou d’exciter aucun tumulte, soit au dedans ou au dehors, à peine de la vie et d’être procédé extraordinairement contre eux, perturbateurs de la sûreté et de la tranquillité publique. Comme aussi faisons très expresses défenses à tous pages et laquais de s’y attrouper, d’y faire aucun bruit ni désordre, à peine de punition exemplaire et de deux cens livres d’amende, au profit de l’hôpital général, dont les maîtres demeureront responsables, et civilement tenus de tous les désordres qui auront été faits ou causés par lesdits pages et laquais. Et en cas de contravention, enjoint aux commissaires du quartier de se transporter sur les lieux, et aux bourgeois de leur prêter main-forte, même de nous informer sur-le-champ desdits désordres, afin qu’il y soit aussi, dès l’instant, pourvu, et que dans ceux qui s’en trouveront être les auteurs ou complices, de quelque condition qu’ils soient, puissent être saisis et arrêtés, et leur procès fait et parfait selon la rigueur des ordonnances. Et sera la présente lue, publié à son de trompe et cri public, et affiché en tous les lieux de cette ville et faux bourgs que besoin sera, afin que personne n’en prétende cause d’ignorance et exécuté nonobstant oppositions ou appellations quelconques, et sans préjudice d’icelles.

Fait et ordonné par messire Gabriel Nicolas de la Reynie, conseiller du roi en ses conseils d’État et privé maître des requêtes ordinaires de son hôtel et lieutenant de police de la ville, prévôté et vicomté de Paris, le 9e jour de janvier 1673.

DE LA REYNIE.

DE RYANTZ.

SAGOT, greffier.

Lu et publié à son de trompe et cri public è lieux et endroits accoutumés, par moi, Charles Canto, juré crieur ordinaire du roi en ladite ville, prévôté et vicomté de Paris, soussigné accompagné de Hierosme Tronsson, juré trompette de Sa Majesté et de deux autres trompettes, le mardi, 10 janvier 1673. Ledit jour affiché.

Signé CANTO.

 

Autre déclaration de Sa Majesté en faveur de la troupe du roi, pour son établissement dans la rue Mazarine.

 

DE PAR LE ROY,

 

Et Monsieur le prévôt de Paris ou Monsieur le lieutenant de police.

Il est permis, ouï sur le procureur du roi, et suivant les ordres de Sa Majesté, à la troupe des comédiens du roi, qui était ci-devant au Palais-Royal, de s’établir et de continuer à donner au public, des comédies et autres divertissements honnêtes, dans le Jeu de Paume, situé dans la rue de Seine, au faubourg Saint-Germain, ayant issue dans ladite rue et dans celle des Fossés de Nesle, vis-à-vis la rue de Guénégaud ; et à cette fin d’y faire transporter des loges, théâtres, décorations et autres ouvrages étant dans la salle dudit Palais-Royal, appartenant à ladite troupe ; comme aussi de faire afficher aux coins des rues et carrefours de cette ville et faubourgs, pour servir d’avertissement des jours et sujets des représentations. Défenses sont faites à tous vagabonds et gens sans aveu, même à tous soldats et autres personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, de s’attrouper et de s’assembler au devant et è environs du lieu où lesdites comédies et divertissements honnêtes seront représentés ; d’y porter aucunes armes à feu, de faire effort pour y entrer, d’y tirer l’épée et de commettre aucune autre violence, ou d’exciter aucun trouble, soit au dedans ou au dehors, à peine de la vie et d’être procédé extraordinairement contre eux, comme perturbateurs de la sûreté et de la tranquillité publique ; comme aussi défenses sont faites à tous pages et laquais de s’y attrouper, ni faire aucun bruit ni désordre, à peine de punition exemplaire et de deux cens livres d’amende, au profit de l’hôpital général, dont les maîtres demeureront responsables et civilement tenus des désordres qui auront été faits ou causés par lesdits pages et laquais ; et en cas de contraventions, il est enjoint aux commissaires du quartier de se transporter sur les lieux, et aux bourgeois de leur prêter main-forte, même de nous informer sur-le-champ desdits désordres, afin qu’il y soit aussi, dès l’instant, pourvu ; et que ceux qui s’en trouveront être les auteurs ou complices, de quelque qualité et condition qu’ils soient, puissent être saisis et arrêtés, et leur procès fait et parfait selon la rigueur des ordonnances. Défenses sont pareillement faites à la troupe des comédiens du quartier du Marais de continuer à donner au public des comédies, soit dans ledit quartier ou autre de cette ville et faubourgs de Paris ; et afin qu’il n’en soit prétendu cause d’ignorance, sera la présente ordonnance affiché aux portes et principales entrés, tant dudit jeu de paume audit faubourg Saint-Germain, qu’autres endroits accoutumés de ladite ville et faubourgs, et exécuté nonobstant oppositions ou appellations quelconques, et sans préjudice d’icelles.

Fait et ordonné par messire Gabriel-Nicolas de la Reynie, conseiller du roi en ses conseils d’État et privé, maître des requêtes ordinaire de son hôtel et lieutenant de police de la ville, prévôté et vicomté de Paris, le vendredi vingt-troisième juin mil six cens soixante-treize.

Signé : DE LA REYNIE.

DE RYANTZ.

SAGOT, greffier.

 

Suite des orateurs des théâtres de Paris, contenue dans une lettre de l’auteur à une personne de qualité pour réponse aux remarques qu’elle lui a envoyés sur le théâtre français.

 

MONSIEUR,

 

Je me suis pris trop tard à exposer cet ouvrage à votre censure et je ne devais pas attendre à vous l’envoyer que la dernière feuille fût sous la presse. Comme vous aimez passionnément la comédie, parce que vous la connaissez parfaitement, vous m’auriez fourni de bonnes armes pour la défendre contre ceux qui l’attaquent avec si peu de justice et auriez rempli d’excellentes remarques toutes les marges de mon manuscrit. Celles dont vous accompagnez la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire sont très justes et solides, et sans remettre à une seconde édition le plaisir qu’en peut tirer le public, j’aime mieux les placer ici comme hors-d’œuvre, et mon ouvrage semblait me demander cette belle conclusion.

J’avoue, monsieur, que je pouvais ajouter en faveur de la comédie et des auteurs ce que vous avez très judicieusement observé, et qu’il me souvient avec vous d’avoir lu dans un de nos critiques modernes qui a écrit la vie des poètes grecs, qu’un des Pères de l’Église, pour se délasser de ses sérieuses occupations, ne faisait point de scrupule de passer quelques heures à la lecture de Plaute, ce qu’il témoigne lui-même dans une lettre qu’il écrit à une dame ; et qu’un autre tenait Aristophane sous le chevet de son lit, parce qu’avec ceux qui ont quelque sentiment de l’esprit attique et qui savent ce que c’est que le beau grec, il reconnaissait que c’est de ce seul poète que ces deux choses se peuvent apprendre. Nous savons tous que ces deux grands hommes, l’un cardinal, qui a éclairé de sa sainte vie et de son savoir l’Église latine ; l’autre, patriarche, qui ne s’est pas rendu moins célère dans l’Église grecque, avaient hautement renoncé à toutes les vanités du siècle, aux pompes et aux spectacles publics ; mais enfin, comme vous le remarquez bien à propos, ils estimaient l’invention et le style de ces pactes comiques, et les lisant avec un esprit fort détaché des pensés de la terre, il ne s’en peut rien conclure au désavantage de leur piété. Toutes choses sont saines à un corps bien sain, et à un corps mal conditionné les meilleures viandes se tournent en mauvaise nourriture. J’avoue aussi que j’ai passé trop légèrement sur les honneurs qui ont été rendus aux fameux poètes par toutes les nations et dans tous les siècles. J’aurais pu dire que le même Aristophane, duquel je viens de parler, le plus hardi dans ses railleries de tous les comiques de l’antiquité, et qui joua publiquement tous les principaux d’Athènes, sans épargner ni Cléon, ni Démosthène, ni Alcibiade, fut, par un décret public, honoré d’un chapeau fait d’une branche de l’olivier sacré qui était en la citadelle de cette ville ; que cette gloire qu’il mérita, fut une marque éclatante de la reconnaissance des Athéniens, qui lui surent bon gré du soin et de l’affection qu’il avait pour la liberté de la république ; ce qui paraît dans toutes ses comédies, où il leur donne des conseils très salutaires, en leur reprochant leurs fautes et les exhortant à leur devoir. J’aurais pu remarquer qu’en disant des vérité fâcheuses, il ne laissait pas de plaire ; qu’en blessant, il obligeait, et que l’on recevait ses railleries de la même façon qu’on reçoit les douceurs et les louanges des autres ; qu’on courait avec chaleur à ses comédies et qu’on les donnait au public avec le plus grand feu de la guerre du Péloponnèse. Que n’aurais-je pas eu aussi à dire des deux fameux tragiques de son temps, de Sophocle et d’Euripide, dont la gloire a passé dans tous les siècles, le dernier ayant eu l’honneur d’être logé dans le palais d’Archélaos, roi de Macédoine, qui lui fit mille caresses, et porta toute sa cour à avoir beaucoup d’estime pour lui ? En général, et les poètes qui n’ont travaillé que pour le théâtre, et ceux qui se sont dévoués au poète épique et aux odes ou aux élégies, ont été chéris et favorisés de tous les princes, et c’est de quoi, monsieur, vous me dites que j’aurais pu apporter plusieurs exemples.

Vous me marquez, entre autres, qu’Alexandre qui faisait estime des lettres ne trouve rien qui fût digne d’être enfermé dans un petit coffre de pierreries, devenu le fruit de sa victoire après la défaite de Darius que l’Iliade de l’incomparable Homère ; et que si Thèbes ne fut pas rasé après avoir soutenu longtemps l’effet de ses armes victorieuses, elle dut sa conservation à la naissance qu’elle avait donné au poète Pindare, dont le souvenir était si cher à ce puissant roi qu’en faveur d’un homme mort il fit grâce à plus de cent mille qui craignaient qu’on ne leur ôtât la vie. Vous auriez aussi souhaité que j’eusse parlé de Scipion qui mérita le surnom d’Africain par la prise de Carthage, et qui chérissait si tendrement le poète Ennius, qu’il fit placer son portrait dans son tombeau pour laisser des marques de l’estime qu’il avait eue pour lui pendant sa vie. Mais sans chercher si loin des exemples favorables aux poètes, j’ai vu, monsieur, qu’il suffisait de produire celui du plus grand monarque qu’ait jamais eu l’univers, et qui s’est fait distinguer de tous les autres souverains que nous voyons aujourd’hui régner, non-seulement par la gloire éclatante dans ses conquêtes et par la force admirable d’un génie que n’ont point eu ses aïeux, mais aussi par un soin particulier qu’il a pris de faire cultiver les belles-lettres en France, et de donner l’émulation aux savants en les honorant de ses bienfaits. Nos fameux poètes s’en sont ressentis, et il n’y a personne qui ne sache de quelle glorieuse manière il a plu à Sa Majesté de donner des marques de son estime à un Pierre Corneille le Sophocle français, qui de même que le Sophocle grec a passé de beaucoup par la force de ses vers Eschyle et Euripide et tous les tragiques qui les ont suivis.

Sola Sophocleo tua carmina digna cothurno.

D’ailleurs, monsieur, vous vous plaignez de mon trop de délicatesse, et vous soutenez que je ne puis avoir de bonnes raisons pour me dispenser de donner la suite des orateurs des Théâtres de Paris, ce qui rend, selon vous, mon ouvrage défectueux ; que puisque j’ai été si avant dans le détail des choses, et qu’en représentant la face d’un État républicain j’y donné une liste exacte de ses officiers, je ne devais pas oublier celle de ses orateurs illustres que l’on a souvent écoutés avec plaisir. Vous ajoutez que les belles modes devraient toujours durer et que le comédien qui annonce ne fait plus aujourd’hui de ces beaux discours aux auditeurs, parce que cela lui coûterait peut-être quelque étude, et qu’on recherche ses aises plus que jamais. Je suis persuadé monsieur, qu’en toutes choses vous n’avez que des sentiments trop justes et quand il n’y aurait que le respect que je vous dois, et le pouvoir absolu que vous avez toujours eu sur moi, c’en est assez pour m’obliger de vous obéir et de satisfaire à ce dernier article que vous me marquez. Je vous dirai donc, monsieur, selon la connaissance que j’en puis avoir, que la troupe royale a eu de suite deux illustres orateurs, Bellerose et Floridor, qui ont été tout ensemble de parfaits comédiens. Quand ils venaient annoncer, tout l’auditoire prestait un très grand silence, et leur compliment, court et bien tourné, était écouté avec autant de plaisir qu’en avait donné la comédie. Ils produisaient chaque jour quelque trait nouveau qui réveillait l’auditeur, et marquait la fécondité de leur esprit, et j’ai parlé au troisième livre des belles qualités de ces deux illustres. Hauteroche a succédé au dernier, ses camarades qui y ont le même droit, le voulant bien de la sorte, et il s’acquitte dignement de cet emploi. Il a beaucoup d’étude et beaucoup d’esprit, il écrit bien en prose et en vers, et a produit plusieurs pièces de théâtre et d’autres ouvrages qui lui ont acquis de la réputation.

Quatre illustres orateurs ont paru de suite dans la troupe du Marais, Mondory, Dorgemont, Floridor et Laroque. Mondory, l’un des plus habiles comédiens de son temps, mourut du trop d’ardeur qu’il apportait à s’acquitter de son rôle. Dorgemont lui succéda, qui était bien fait, et très capable dans sa profession, qui parlait bien et de bonne grâce, et dont l’on était fort satisfait. Floridor le suivit, et entra en 1643, dans la troupe royale, où il parut avec éclat, et tel que je l’ai dépeint. Laroque remplit sa place en la charge d’orateur, qu’il a exercé vingt-sept ans de suite, et l’on peut dire, sans fâcher personne, qu’il a soutenu le théâtre du Marais jusqu’à la fin par sa bonne conduite et par sa bravoure, ayant donné de bonnes marques de l’une et de l’autre dans des temps difficiles, où la troupe a couru de grands dangers. Comme il est connu du roi qui lui a fait des grâces particulières, et que ses bonnes qualités lui ont acquis de l’estime à la cour et à la ville, il s’est servi avec joie de ces avantages, pour le bien commun du corps, qui lui abandonnait la conduite des affaires, et comme il est généreux, l’intérêt public l’a toujours emporté en lui sur son intérêt particulier. Avant les défenses étroites du roi a toutes sortes de personnes d’entrer à la comédie sans payer, il arrivait souvent de grandes querelles aux portes, et jusques dans le parterre ; et en quelques rencontres il y a eu des portiers tués, et de ceux aussi qui excitaient le tumulte. Laroque, pour apaiser ces désordres et maintenir les comédiens et les auditeurs dans le repos, s’est exposé à divers périls, et attiré de très méchantes affaires sans en craindre le succès ; montrant autant d’adresse et d’esprit qu’il a toujours fait paraître de cœur pour l’assoupissement de ces tumultes. Il s’est fait craindre des faux braves et estimer de ceux qui étaient braves véritablement, suivant en cela les pas de ses frères, qui auraient passé pour des illustres, s’ils avaient eu d’illustres emplois. Il a essayé de la sorte cent fatigues en faveur de la troupe qu’il aimait ; et quand il ne lui aurait été utile qu’en ces deux articles de sa conduite et de son courage, il y en aurait eu assez pour le faire considérer comme le membre le plus utile du corps. Mais il l’était encore dans toutes les autres choses et universellement il s’était rendu très nécessaire à la troupe du Marais. Comme il a très bonne mine et qu’il parle bien, il s’acquittait de l’annonce avec grand plaisir de l’auditeur, et si l’on ne peut pas dire qu’il s’acquitterait d’un rôle avec le même succès, on doit avouer d’ailleurs qu’il sait admirablement comme il faut s’en démêler et que plusieurs des meilleurs comédiens de Paris ont reçu de lui des services considérables par les utiles conseils qu’il leur a donnés dans leur profession. Il n’y a aussi personne à la comédie qui juge mieux que lui du mérite d’une pièce, ni qui en puisse plus sûrement prévoir le succès ; ce qui est un grand article, pour ne pas tomber dans le malheur de produire un ouvrage qui fût rebuté. Je parle de Laroque comme d’une personne que tout le monde sait avoir été très ferme appui du théâtre du Marais, d’où il a passé depuis six mois avec plusieurs de ses camarades dans la troupe du roi, qui se trouvera toujours bien de ses bons avis.

La troupe du Palais-Royal a eu pour son premier orateur l’illustre Molière, qui, six ans avant sa mort, fut bien aise de se décharger de cet emploi, et pria La Grange de remplir sa place. Celui-ci s’en est toujours acquitté très dignement jusqu’à la rupture de la troupe du Palais-Royal, et il continue de l’exercer avec grande satisfaction des auditeurs dans la nouvelle troupe du roi. Quoique sa taille ne passe guère la médiocre, c’est une taille bien prise, un air libre et dégagé et sans l’ouïr parler, sa personne plaît beaucoup. Il passe avec justice pour très bon acteur, soit pour le sérieux, soit pour le comique, et il n’y a point de rôle qu’il n’exécute très bien. Comme il a beaucoup de feu, et de cette honnête hardiesse nécessaire à l’orateur, il y a du plaisir à l’écouter quand il vient faire le compliment ; et celui dont il sut régaler l’assemblé à l’ouverture du théâtre de la troupe du roi était dans la dernière justesse. Ce qu’il avait bien imaginé fut prononcé avec une merveilleuse grâce, et je ne puis enfin dire de lui que ce que j’entends dire à tout le monde, qu’il est très poli, et dans ses discours, et dans ses actions. Mais il n’a pas seulement succédé à Molière dans la fonction d’orateur, il lui a succédé aussi dans le soin et le zèle qu’il avait pour les intérêts communs et pour toutes les affaires de la troupe, ayant tout ensemble de l’intelligence et du crédit. Je crois, monsieur, avoir satisfait à ce que vous souhaitez de moi par votre lettre, et je vous supplie de croire que je serai toute ma vie avec beaucoup de respect votre, etc.


[1] Il était convenu, depuis que Corneille avait purifié le théâtre, que tout y était d’une pureté parfaite, surtout dans les pièces. De Brosse, un des inconnus que nous trouverons plus loin parmi les auteurs, dit dans l’épître dédicatoire de la comédie, qui sera citée aussi, les Songes des hommes éveillés, jouée en 1645, que la comédie, devenue belle en vieillissant, est tellement épurée, « qu’une fille la peut voir avec moins de scandale qu’elle ne parlerait à un capucin à la porte d’un couvent. »

[2] Il n’est pas besoin d’insister sur le goût de Richelieu pour la comédie. Il eut son théâtre, qui devint plus tard celui de Molière, au Palais-Royal ; il eut ses auteurs, dont était Corneille ; il ne lui manqua que des comédiens à lui. Il n’osa pas aller jusque-là. Mondory eut ses bonnes grâces, même contre le Roi, qui ne protégeait que l’hôtel de Bourgogne, mais ce fut tout ; il ne l’eut pas à ses gages, pas plus qu’aucun autre comédien. Lorsqu’il voulait faire jouer quelque pièce chez lui, il fallait qu’il recourût à la troupe royale, à celle de Mondory ou bien encore aux comédiens de quelque grand seigneur, comme il fit en 1635, lorsque le duc de Vendôme lui prêta sa troupe. (V. un extrait de lettre fort curieux dans le Catalogue d’autographes du 22 mars 1847, p. 51, n° 463.)

[3] L’Amphitryon de Molière avait pourtant eu un succès éclatant, quoique écrit en vers libres. Il est vrai que l’essai ne fut pas renouvelé de longtemps, ce qui prouverait que les vers irréguliers n’avaient été applaudis dans l’Amphitryon que parce qu’ils étaient de Molière.

[4] On a trop souvent parlé de la comédie dans les anciens collèges, et M. Victor Fournel a fait sur ce sujet un trop excellent chapitre dans ses Curiosités théâtrales, p. 74-84, pour que je fasse ici une longue note. Je dirai seulement que, pour l’écolier, le droit de jouer sur le théâtre du collège était un privilège, une récompense, il fallait « mériter d’être de la tragédie, » comme l’écrit dans ses Mémoires Jos. Foucault, qui avait eu cet honneur en son temps, au collège de Clermont, le plus célèbre pour ce genre d’exercice. Tout élève qui avait bien joué recevait un prix. Dans le livre des récompenses pour le collège du Plessis, « liber prœmiorum Collegii Sorbonœ Plessœi, ab anno 1683 ad annum 1718, » dont Monteil possédait le manuscrit, se trouve maintes fois cette mention, à la suite du nom de l’élève qui avait été convictor et actor : « Qui etiam... propter bene actam personam... prœmium feret. »

[5] C’est, en effet, sous ce nom de pastorale que cette pièce composite se trouve dans le Théâtre de Quinault, 1715, in-8°, t. IV, p. 1-54. On sait qu’elle est bien moins de Quinault que de Molière, puisqu’elle est faite presque entièrement avec le divertissement de quelques-unes de ses pièces.

[6] On faisait plus, on mettait en scène Jésus-Christ, la Vierge, en des rôles au moins profanes, et le Pape lui-même y devenait le principal personnage d’une comédie. Le baron de Gleichen a donné dans ses mémoires l’analyse de la comédie du Pape Pie V, jouée à Madrid, lorsqu’il y était ambassadeur. (V.W. Duckett, Personnages énigmatiques, 1861, in-18, t. II, p. 298.)

[7] Danieli Heinsii Herodes infanticida, tragedia, 1632, in-8°. Il en parut une autre édition en 1638, suivie d’un discours de Balzac sur cette pièce.

[8] La première est la Sophonisbe de Mairet, jouée en 1629, l’autre est celle de Corneille, donnée en 1663, et qui ne put en effacer ni même en égaler le succès. On lui en voulut presque d’avoir voulu refaire ce qui passait pour être un chef-d’œuvre, et sa pièce s’en ressentit (Sénécé, Œuvres posthumes, p. 322). Corneille n’eut guère pour lui que Saint-Évremond, qui fit de sa tragédie le plus bel éloge à propos de l’Alexandre de Racine, joué deux ans après. Il l’en remercia par une lettre dont Saint-Évremond fut très flatté. (V. ses Œuvres, t. II, p. 343.) Le succès de la Sophonisbe de Mairet avait été si universel que, plusieurs années après sa plus grande vogue, on la représentait encore dans les sociétés. L’abbé Arnault nous apprend, par un passage de ses mémoires (coll. Petitot, 2e série, t. 34, p. 152) qu’il la joua, en compagnie de mesdemoiselles de Clermont et de Rambouillet.

[9] C’est le mot qu’on emploie encore dans les théâtres pour désigner la machine qui sert à enlever ou à descendre les personnages. Dans un sonnet de la Mesnardière au cardinal Mazarin, sur les premières perspectives et les machines du Petit-Bourbon, se trouve tout un quatrain sur ces « vols hardis » qui étaient alors une merveille :

Invisibles ressorts, qui, malgré la nature,
Donnez aux corps massifs les ailes des éclairs ;
Et des hommes volant par le vague des airs,
Suspendez mollement le poids et la figure.

[10] C’est la tragédie que Corneille avait faite, en 1659, sous le premier titre d’Amours de Médée pour le marquis de Sourdéac, et qui ne fut jouée qu’un an plus tard, au château de ce seigneur, à Neubourg en Normandie, après de longs débats pour le prix entre le poète et le marquis impresario. (V. Tallemant des Réaux, édit. P. Paris, t. VII, p. 370, et Histoire de l’Opéra, 1753, in-8°, p. 23.) M. de Sourdéac avait lui-même imaginé les machines ; elles furent reprises par les comédiens du Marais, à qui le marquis les avait données pour les récompenser de ce qu’ils avaient joué à Neubourg ; ils transportèrent la pièce ainsi machinée sur leur théâtre, l’année suivante. (V. la Muse historique, 12 février 1661.) Elle reparut en 1683, avec de nouvelles machines de Dufort. Celles du marquis avaient été employées en 1666 pour les Amours de Jupiter et Sémelé de l’abbé Boyer, et n’avaient pas survécu à la pièce. (Histoire du Théâtre français, par les frères Parfaict, t. X, p. 6, note.)

[11] Gaspard Vigarani avait été appelé en France par Mazarin, pour qui il dut construire d’abord un grand théâtre de bois, dans un espace situé derrière son palais, mais dont le projet fut abandonné pour celui de la salle des machines aux Tuileries, dont Vigarani fut aussi chargé. Voir, à ce sujet, Idée des spectacles anciens et nouveaux, 1668, in-12, p. 312 et suivantes, par l’abbé de Parc, qui tenait le plan de cette salle de Charles Vigarani, fils de Gaspard. Torelli l’avait précédé en France pour l’art des machines, et il en était fort jaloux. Quand Molière, pour qui Torelli avait travaillé, quitta le Petit-Bourbon, Vigarani retint ses machines sous prétexte qu’il les ferait servir dans la nouvelle salle des Tuileries ; mais il les détruisit toutes, « afin qu’il ne restât rien de l’invention de son prédécesseur, dont il voulait ensevelir la mémoire. » Registre de La Grange, à la Comédie française, 11 octobre 1660.

[12] Nous ne connaissons pas cette dernière pièce. La première est l’Empereur indien de Dryden, qui fut joué en effet vers 1668, époque où Chappuzeau dit qu’il était à Londres. (W. Scott, Vie de Dryden, 1826, in-12, t. I, p. 100-101 ; Taine, Histoire de la littérature anglaise, t. II, p. 625). Cette tragédie fut traduite par l’abbé D.B. (Du Bourg), en 1743, sous le titre de Montezuma ou Fernand Cortez.

[13] Nous verrons plus loin que cette fonction d’examinateur était remplie au théâtre du Marais par La Roque. C’est sur son avis que Corneille ne désespéra pas de Polyeucte, condamné par l’hôtel de Rambouillet, et prit le parti de le faire jouer. (De Mouhy, Tablettes dramatiques, p. 187.) C’est à lui qu’avait été soumise aussi la première pièce de Racine, faite en collaboration avec l’abbé Le Vasseur, et dont le titre était Amasie. La Roque l’admit d’abord, puis la rejeta par une lettre circonstanciée que Racine envoya, très mécontent, à l’abbé, « principal conducteur de cette affaire. » (Voir sa lettre du 5 septembre 1660.) Dès qu’une pièce était reçue par les comédiens, ils devaient en inscrire le titre sur leur registre (voir l’ordonnance de police du 12 novembre 1609, relative à la discipline de la comédie).

[14] Racine était des premiers, Corneille était des autres, et en convenait :

Et l’on peut rarement m’écouter sans ennui,
     Que quand je me produis par la bouche d’autrui,

a-t-il dit dans ses vers à Pellisson. « Pour Corneille, écrit Voltaire à La Harpe (31 mars 1774), il récitait ses vers comme il les faisait, tantôt ampoulés, tantôt à faire rire. » Voltaire l’avait appris de mademoiselle Beauval, qui un jour lui récita tout le rôle d’Émilie, tel que Corneille l’avait indiqué à la Beaupré. (Voir le Dictionn. philosoph, art. Chant.)

[15] Cette condition des deux parts fut celle que Molière fit à Racine pour la Thébaïde, sa première pièce, quoiqu’il fût d’usage, comme on le verra tout à l’heure, de n’accorder ce droit des deux parts qu’aux auteurs « de haute volée. » Le bénéfice n’en fut pas plus grand pour lui. Le 20 juillet 1664, un mois après la première représentation, la recette n’ayant été que de 400 livres, il eut 20 francs. (Voir le Registre de La Grange, à cette date.)

[16] Molière usa successivement des deux systèmes. Ainsi D. Garcie et les Fâcheux lui furent payés au comptant. Pour le premier, il reçut 120 louis, c’est-à-dire 1 320 livres, en quatre payements ; pour l’autre pièce, 2 118 livres, en trois fois. Il s’en tint aux deux parts pour l’École des Femmes et les pièces qui suivirent. Or, comme en qualité de chef de la troupe, il avait déjà deux parts depuis 1661, il se trouvait ainsi en avoir quatre, chaque fois qu’on le jouait.

[17] Il en était ainsi depuis longtemps. Dans un petit livret de 1634, l’Ouverture des jours gras, que j’ai reproduite au t. II, p. 347, etc. des Variétés historiques et littéraires, on voit que, par un singulier contraste, les tragédies se donnaient en carnaval.

[18] C’étaient les bons jours pour le public. Molière dut pourtant se contenter des autres en commençant, parce que les Italiens, dont les représentations alternaient avec les siennes, au Petit-Bourbon, où ils étaient les premiers occupants, ne lui avaient pas laissé d’autre choix. Il jouait donc les lundis, mercredis, jeudis et samedis, ce qu’on appelait les jours extraordinaires. En juillet 1659, les Italiens ayant quitté Paris, faute de succès, Molière put prendre à son tour les jours ordinaires.

[19] Cette tragédie de Gabriel Gilbert a pour vrai titre : les Amours de Diane et d’Endymion. Elle fut jouée en 1657, à l’hôtel de Bourgogne, et imprimée la même année. Molière la reprit le 25 juin 1660 sur son théâtre. M. Taschereau, Histoire de Corneille, 2e édit. p. 173, et après lui M. Marty Laveaux, dans sa belle édition de Corneille, t. X, p. 154, pensent que la Du Parc jouait le rôle de la Nuit, et Madeleine Béjard, quoique beaucoup moins jeune, celui de Diane. Le madrigal de Corneille, Pour une Dame qui représentait la Nuit en la comédie d’ENDYMION, retournerait ainsi à son adresse, avec sa vraie date et tout l’esprit de ses allusions :

Si la Lune et la Nuit sont bien représentées,
Endymion n’était qu’un sot,
Il devait, dès le premier mot,
Renvoyer à leur ciel les cornes argentées.
Ténébreuse déesse, un œil mieux éclairé
Dans les obscurités eût cherché sa fortune,
Et je n’en connais pas qui n’ait tôt préféré
Les ombres de la Nuit aux clartés de la Lune.

[20] C’était une pastorale héroïque, en cinq actes, avec prologue, jouée en 1663. Racine eut le projet d’une pièce sous le même titre, qu’il commença, dont il soumit l’idée à mademoiselle Beauchâteau, qui aurait joué le rôle de Julie, qu’il modifia même d’après ses observations, mais qu’il ne paraît pas avoir achevée, et dont rien n’est resté. (Voir sa Lettre à l’abbé Le Vasseur, du mois de juin 1661.)

[21] Ce que Chappuzeau dit ici de cette pièce inconnue de Quinault se retrouve textuellement dans sa Vie manuscrite par Boscheron. On y lit, de plus, quelques détails sur les représentations publiques, qu’elle eût à l’hôtel de Bourgogne, vers la fin du mois de novembre 1660, « où même S. A. R. Monsieur frère du Roi, alla une fois. Depuis, est-il dit encore, le 5 décembre, la même troupe de comédiens joua la même pastorale au Louvre, devant toute la Cour, et se surpassa en animant de si beaux vers. » La Gazette du 11 décembre 1660 parle d’une pastorale de Quinault jouée ainsi devant la cour, et dont, jusqu’à présent, on n’avait pas trouvé le titre : ce ne peut être que celle-ci. Je pense que si on la supprima, et que si elle ne fut pas imprimée, c’est qu’elle faisait allusion aux amours du roi, Lysis, et Hespérie, Marie Mancini.

[22] Cet auteur travailla en effet pour le théâtre, ainsi que le dit Chappuzeau, mais ne se soutint pas beaucoup. Il s’appelait Coqueteau de la Clairière, et il était de Rouen. Dans la Pompe funèbre de Scarron, 1660, in-12, p. 10, il figure « parmi les auteurs dont on n’avait pas réglé les rangs. » Il y est nommé le rotomageois (rouennais) Cocto. » Molière joua de lui une pièce que Chappuzeau n’indique pas. La Grange la mentionne ainsi sur son registre, en 1659 : « Dimanche, 23 novembre, Pylade, pièce nouvelle, par M. Coqueteau La Clairière, de Rouen. Jouée trois fois. » Thomas Corneille, dont La Clairière était l’ami, reçut des nouvelles de ces représentations par l’abbé de Pure, et l’on voit, d’après ce qu’il lui répondit, que sa pièce avait été assez mal jouée, sort ordinaire de toute tragédie sur le théâtre de Molière au Petit-Bourbon, comme ensuite au Palais-Royal. J’ai, dit-il dans cette lettre, datée de Rouen, le 1er décembre 1659, et qu’il faut lire, pour la bien connaître, sur l’autographe même, à la Bibliothèque impériale ; « j’ai eu bien de la joie de ce que vous avez écrit d’Oreste et de Pylade, et je suis fâché en même temps que la haute opinion que M. de La Clérière avait du jeu de M. de Bourbon n’ait pas été remplie avantageusement pour lui. Tout le monde dit qu’ils ont joué détestablement sa pièce ; et le grand monde qu’ils ont eu à leur farce des Précieuses, après l’avoir quittée, fait bien connaître qu’ils ne sont propres qu’à soutenir de pareilles bagatelles, et que la plus forte pièce tomberait entre leurs mains. » Il existe à la Bibliothèque impériale, f. français, n° 15 209, p. 29, une lettre de Coqueteau de La Clairière à l’abbé de Pure, qu’on lira, je crois, avec plaisir ici, à cause des détails qu’on y trouve sur le Galant double, de Thomas Corneille, qui venait d’être joué ; sur une troupe de comédiens nouvellement arrivés à Rouen, parmi lesquels se trouvaient Rosidor, auteur de la Mort du Grand Cyrus et des Amours de Merlin ; sur l’Amant indiscret ou le Maistre étourdi, de Quinault, dont ils donnaient des représentations ; enfin sur la Stratonice, du même auteur, et sur le Stilicon, de Thomas, qui furent donnés peu de temps après : « Rouen, 13 janvier 1660... J’espère à son retour voir M. Delisle... Les nouvelles de son Galant double ont été reçues avec toute sorte de joie, et trop de personnes y prennent part pour ne vous en promettre qu’un remerciement. Je souhaiterais que nous eussions ici de nouveaux ouvrages, comme nous avons de nouveaux comédiens. Je me hasarderais de vous régaler de leur réussite. Ils nous donnèrent hier le Maître étourdi, de Quinault, dont nos critiques condamnèrent la vraisemblance, et les entretiens de la mère et de la fille. Les acteurs réussirent assez bien, et Rosidor, qui faisait le maître et La Roze, le valet, s’acquittèrent autant bien de leur emploi, qu’on le pouvait souhaiter. Si j’étais monsieur Quinault, j’aimerais beaucoup mieux retourner à ce genre d’écrire que de m’abaisser à la farce. Sa réputation lui doit être plus chère que son intérêt, et je ne puis concevoir que Stratonice ait besoin d’un secours si peu honnête. Je ne doute pas que vous n’ayez assez de pouvoir sur lui pour le défendre d’une surprise que sa complaisance aurait soufferte de la part de quelque comédien. Nous attendons avec impatience le succès de Stilicon, la ruine des brigues qu’on avait faites pour en diminuer l’éclat, et le rétablissement de la chaleur des Bourguignons (acteurs de l’hôtel de Bourgogne). » Nous ne savons rien des deux tragédies de La Clairière, Iphigénie et Amurat, citées par Chappuzeau. De Mouhy ne mentionne que la première, Tablettes dramatiques, p. 133. Il ne paraît pas qu’elles aient été publiées.

[23] C’est l’avocat Pousset de Montauban, qui fut ami de Racine, à qui, dit-on, il donna quelques conseils de praticien pour les Plaideurs. Sa pièce de Félicie, que cite Chappuzeau et qui avait pour véritable titre les Charmes de Félicie, fut jouée en 1651, sur le théâtre de la rue Guénégaud, puis reprise, le 10 septembre 1660, chez Molière, où on la joua six fois.

[24] À la page suivante, on le trouvera nommé Salbret, ce qui se rapproche plus de son vrai nom, Sallebray. Sa principale pièce, la Troade, qui fut jouée en 1640, et imprimée la même année, avec une belle gravure de Vignon, est nommée par Chappuzeau Andromaque, à cause du rôle principal, qui a de belles parties. Ainsi, dans une scène avec Ulysse, Andromaque lui dit ce vers remarquable :

Menace-moi de vivre et non pas de mourir.

[25] Ses relations avec Molière, qu’il ne quitta guère, depuis l’Illustre théâtre où ils commencèrent ensemble, l’ont fait plus connaître que ses œuvres, bien qu’elles soient nombreuses et considérables. Il avait, en 1659, le titre d’historiographe du roi, ce qui ne l’empêcha pas d’être mis à la Bastille. On ne l’avait pris que par méprise , et il fut bientôt relâché (Ravaisson, Archives de la Bastille, t. I, p. 199) Trois ans après, 29 avril 1632, il fut tué sur le Pont-Neuf par l’amant de sa femme, qui fut à son tour mis à la Bastille.

[26] Voici le vrai titre de cette pièce du très inconnu Le Bigre : Adolphe ou le Bigame généreux, 1650, in-4°. Il se plaint, dans sa préface, de ce que ce titre, faute d’être compris, à cause du mot bigame, peu connu alors, nuisit au succès de sa pièce : « N’est-il point bien téméraire, dit-il, de s’exposer à la vue de tant d’esprits si pénétrants, qu’ils jugent d’abord d’une pièce sur le titre, et si raffinez en notre langue qu’ils n’entendent point le mot de Bigame... Ce terme, vulgaire qu’il est, leur ayant passé pour arabe, leur a fait prendre la qualité du personnage pour son nom propre. »

[27] C’est la seule pièce sur laquelle l’auteur ait mis son nom. Il l’a signée Brosse.

[28] Voici le vrai titre de cette pièce de Pichou, qui n’est qu’une imitation de celle du comte Bonarelli : la Filis de Scire, comédie pastorale, tirée de l’italien, Paris, François Targa, 1631, in-8°. En tête se trouve une longue préface du médecin Isnard, de Grenoble, ami de Pichou, où il s’étend sur l’admiration du cardinal de Richelieu pour cette pièce « qu’il avait honorée de son assistance et de son approbation, disant que c’était la pastorale la plus juste et la mieux travaillée qu’on eût encore vue. Dans la dédicace faite par Targa, le libraire, à Monsieur, frère unique du Roi, l’on apprend que Pichou avait été lâchement assassiné. »

[29] Rôle qui se trouve dans la tragédie de la Mort de Daire (Darius), par Hardy. Madelaine Béjard était tombée dans ce ridicule des actrices qui ne veulent pas vieillir. On a vu tout à l’heure, Corneille lui reprocher poliment de n’être qu’une vieille lune dans le rôle de Diane ; la petite pièce, la Vengeance des Marquis, scène 5, le lui dit plus brutalement : « À propos du Prince jaloux, que dites-vous de celle qui joue la principale amante ? Le peintre (Molière) dit qu’il faut de gros hommes pour jouer les rois dans les autres troupes ; mais dans la sienne, il ne faut que de vieilles femmes pour jouer les premiers rôles, puisqu’une jeune personne bien faite n’aurait pas bonne grâce.

[30] Dans le registre de La Grange, on voit qu’en outre de 1 livre donnée chaque jour, comme charité, Molière et sa troupe faisaient de fréquentes aumônes. À la date du 26 mars 1662, jour de la clôture, on lit par exemple : « Donné au curé de la paroisse cent francs pour les pauvres. » Le 14 octobre 1661, il avait écrit : « Donné aux capucins 7 liv. 10 s. » Dans le Registre de la Thorillière, qui complète souvent celui-ci, on lit souvent : « Une charité, 11 livres. » C’était le louis du temps.

[31] Ce n’était que trop ordinaire, et la femme de Molière suffirait comme exemple. Pour parer à ces mauvaises mœurs, l’abbé d’Aubignac avait eu la singulière idée de donner aux comédiens un grand maître, et de fonder une grande maison, où ils seraient cloîtrés. (Pratique du théâtre, chapitre Du rétablissement du Théâtre français.)

[32] Chappuzeau doit faire ici allusion à Laffémas qui, avant d’être employé par Richelieu en de très importantes charges, avait, disait-on, été comédien. M. de Sainte-Suzanne a fait bonne justice de ce bruit dans son intéressant ouvrage sur les Intendants de la généralité d’Amiens, dont Laffémas avait été le premier.

[33] Ce point avait été réglé depuis longtemps pour la troupe de l’hôtel de Bourgogne. On n’y était comédien à la part que moyennant portion pour son devancier. Le traité entre les comédiens français, passé en 1623, et que l’on connait par la citation qu’en a faite l’arrêt du conseil d’État du 18 juin 1757, l’avait établi ainsi.

[34] Chappuzeau veut parler de la troupe formée, après la mort de Molière, en juillet 1673, par la réunion de son théâtre avec les débris de celui du Marais dans la salle de la rue Mazarine, en face de la rue Guénégaud. Si le système des pensions y fut nouveau pour les comédiens qui venaient du Marais, il ne le fut pas autant pour ceux de la troupe de Molière, où, trois ans auparavant, il avait été mis en pratique au profit de Louis Béjard, qui prenait sa retraite. Un acte, mentionné avec quelques détails dans le Registre de La Grange, fut passé à cet effet le 16 avril 1670, clôture de l’année théâtrale, par-devant maître Le Vasseur, notaire, rue Saint-Honoré, près la barrière des Sergents. Nous en avons vu la minute chez Me Simon, notaire, rue Richelieu, dernier successeur de Le Vasseur. Il y est dit que les Comédiens du Roi constituent, au profit dudit Louis Béjard, une pension viagère de 1 000 livres, avec charge par leurs successeurs d’en continuer le payement. C’est au théâtre même du Palais-Royal que l’acte fut passé, comme l’indique une mention spéciale. Il est sur parchemin et saupoudré encore de la poudre d’or qui couvrit les signatures. Les voici : J. B. Molière, Claire Gresinde Béjart, Madeleine Béjart, Edme Villequin, sieur de Brie ; Catherine Leclerc, femme De Brie ; Geneviève Béjart de la Villaubrun, Charles Varlet de La Grange, Philibert Gassaud, Vicomte Du Croisy ; François Le Noir de la Thorillière, André Hubert.

[35] Chez Molière, par exemple, rien ne se faisait sans l’avis de Madeleine Béjard, surtout lorsqu’il s’agissait de dépenses. Elle était la caissière. C’est à elle que nous voyons remettre par Molière, d’après le registre de La Grange, les 2 118 livres que lui avaient rapportées les Fâcheux.

[36] Lorsque en 1661, Molière obtint deux parts au lieu d’une qu’il avait, il fut dit que cette seconde part était pour sa femme, s’il se mariait, ce que d’ailleurs il projetait déjà. Sa femme eut assez de talent pour gagner bientôt sa part elle-même. Pour le cas contraire, celui de la femme faisant obtenir une part à son mari, nous citerons Beauval, qui ne l’obtint que par considération pour l’excellente comédienne qu’il avait épousée.

[37] Il est parlé plusieurs fois de cette troupe du prince d’Orange qui, de 1625 à 1629, donna des représentations à l’Hôtel de Bourgogne, dans les Recherches sur Molière de M. Eudore Soulié, pages 158-160. Brécourt en fit partie, avant d’entrer chez Molière. On y jouait le répertoire du théâtre français de ce temps-là. Ainsi l’on sait par les deux jeunes Hollandais, dont M. Faugère a publié le Journal d’un voyage à Paris (pages 11 et 12), qu’en 1656, cette troupe avait joué à Bruges la Mort de Pompée.

[38] Il s’agit des Brunswick de la branche de Zell, dont il sera encore parlé plus loin. La Beauchamp qui avait créé le rôle de Rodogune à Paris, alla finir dans cette troupe et y mourut (Voir le Mercure de mai 1740, page 845.) On sait que le duc de Zell fut le prince le plus hospitalier pour nos réfugiés protestants, et que mademoiselle d’Olbreuse, qu’il épousa, était d’une de ces familles d’exilés.

[39] C’est la troupe d’enfants comédiens, formée par Raisin en 1662, sous le patronage du petit Dauphin. Après quelques représentations à Paris, elle n’avait pas cessé de courir les provinces, où ses petits acteurs ayant grandi, elle était devenue une troupe comme les autres. On sait que Baron y commença, et que c’est là que Molière le prit.

[40] Dans un manuscrit que possédait Monteil, Menus plaisirs du Roi, année 1678, on lit : « Aux comédiens, à chaque représentation, un pain et un setier de vin de table. » Les bougies étaient un présent d’usage partout où était le roi. On finit pourtant par les supprimer. La grande réforme des dépenses projetée vers la fin du règne n’alla guère plus loin : Toute cette réforme dont je vous ai parlé, lit-on dans les Amusements de l’Amitié, de l’abbé De la Varenne, page 26, n’a abouti qu’à supprimer les bougies qu’on donnait à Marly, et cela parce qu’on a dit au Roi, que les particuliers, pour en profiter, ne brûlaient que de la chandelle et gâtaient tous les meubles. »

[41] Molière fut des premiers à accorder cette faveur. On lit dans la Muse historique (19 novembre 1661) que tous ces messieurs du Parnasse, entraient gratis aux représentations des Fâcheux. Un auteur dont la pièce était refusée, mais qui donnait des espérances, obtenait souvent ses entrées. Le Registre de la Comédie pour 1696, portait cette mention : « On a accordé à M. Michault, de qui l’on a lu à l’assemblée une petite pièce intitulée le Moulin de Javelle, d’entrer à la comédie gratis pendant l’année, quoique la pièce n’ait pas été acceptée, afin de l’engager à travailler, et qu’il puisse connaître le théâtre en voyant la comédie. » (Anecdotes Dramatiques, t. I, page 582.)

[42] On se rappelle à ce sujet l’esclandre que firent des mousquetaires à la porte du théâtre de Molière. On peut en lire le récit dans Grimarest. Il fallait en pareil cas recourir à un supplément de force, et au lieu d’un ou deux portiers, ne pas avoir moins de 12 soldats aux gardes avec un sergent, ce qui augmentait de 15 livres les frais de la représentation. (Registre de la Thorillière, 17 juin 1664.) Les ordonnances du 16 novembre 1691 et du 19 janvier 1701, pour la tranquillité des spectacles, amenèrent un peu moins de turbulence à la porte des théâtres.

[43] Quelquefois ils donnaient plus, quand la dépense avait été d’exception. Ainsi le 10 janvier 1664, suivant le Registre de La Grange, M. de Saint-Agnan, premier gentilhomme de la chambre, remit à la troupe de Molière, qui venait de jouer, par son ordre, la Bradamante ridicule, « cent louis d’or pour la dépense des habits, qui étaient extraordinaires. »

[44] On peut voir par l’Inventaire fait après la mort de Molière, et si heureusement découvert par M. Eudore Soulié, le détail des habits simples, mais cossus et de bon air qui formaient la garde-robe de Molière à la ville. (Recherches sur Molière, page 278.)

[45] Il y eut pourtant, même alors, des exceptions. Floridor qui paya 20 000 livres, argent comptant, la place de Bellerose, avec sa garde-robe ; était fort à son aise (voir les frères Parfaict, tome VIII, page 219). Béjart, qui selon Gui Patin, lettre du 27 mai 1659, laissa, en mourant, 24 000 écus en or, pouvait passer pour riche, et enfin Molière avait une fort belle fortune. Il est vrai qu’on le lui reprocha. Voici ce que nous lisons dans un sonnet assez bizarre, qui n’a, je crois, jamais été cité à propos de sa mort :

On dit qu’il a laissé sa famille opulente,
Qu’elle trouve en ses biens du charme à sa douleur.
Mais qui voudrait, hélas ! mourir en bateleur
Pour dix mille livres de rente ?

(Poésies diverses de L. D. S. E. Q. V., 1699, in-8°, page 224.)

[46] C’est la dernière scène de l’Illusion Comique de Corneille.

[47] La Confrérie de la Passion. Elle ne fut supprimée que deux ans après, par édit de décembre 1676. Leurs revenus, dont faisait partie le louage de l’hôtel, furent donnés à l’Hôpital général, pour l’entretien des Enfants Trouvés.

[48] Ce grand portail ouvrait sur la rue Françoise. En 1765, le bas-relief dont il est parlé ici existait encore. (Piganiol, Description de Paris, tome III, page 317.) La rue elle-même vient d’être supprimée.

[49] Voir, sur cette troupe du Marais d’abord établie rue Grenier-Saint-Lazare, puis rue Michel-le-Comte, au jeu de paume de La Fontaine, l’Appendice des Chansons de Gautier Garguille, édit. P. Jannet, pages 160-169, notes.

[50] Mélite fut jouée par cette troupe, dont son succès consolida l’existence. Voir le curieux petit livre trop peu consulté de l’abbé Mervesein, Histoire de la poésie française. 1706, in-12. page 216, et l’édit des Œuvres  de Corneille, donnée avec tant de soins par M. Marty-Laveaux, tome 1, page 258.

[51] La famille de Montfleury, qui n’eût pas moins de six enfants, ne paraît pas avoir été si édifiante : la fille aînée, par exemple, que l’abbé de Choisy appelle cavalièrement la petite Montfleury, » eût les mœurs à l’escarpolette de toutes les comédiennes de son temps. (Aventures de l’abbé de Choisy, 1862, in-18, page 55). Quant aux enfants de Floridor, ils n’ont guère fait parler d’eux. M. Eudore Soulié, Recherches sur Molière, pages 203-206, note, a cité l’acte de naissance de son fils aîné, baptisé le 9janvier 1644, à Saint-Jean en Grève, ayant pour parrain Gédéon Tallemant, oncle de l’auteur des Historiettes, et pour marraine Marie Lamperière, femme de Corneille. Son autre fils, né trois ans après, eut pour parrain Corneille lui-même. Par l’acte de naissance, cité pour la première fois par M. Jal, dans son Dictionnaire critique, page 585, on voit que ce second fils du comédien fut baptisé à Saint-Jean en Grève le 11 octobre 1647, et que le grand poète lui donna pour prénom son nom même de Corneille. Floridor et Corneille étaient en correspondance suivie sur les choses de théâtre, pendant les séjours du poète à Rouen. (Voir la lettre de P. Corneille à l’abbé de Pure, du 12 mars 1659.)

[52] Ce comédien, le plus inconnu de la liste de l’hôtel de Bourgogne, et sur lequel nous nous arrêtons à cause de cela, s’appelait François Juvenon. Il avait été cuisinier avant d’entrer au théâtre, où il joua les rois, quand Montfleury se fut retiré. Il mourut en 1674, l’année même où Chappuzeau le plaçait parmi les acteurs vivants. La Thuilerie, que nous trouvons ensuite, était son fils.

[53] Rien de plus incommode, en effet, que la situation de ce théâtre, dans la rue Vieille-du-Temple, où sa façade existe encore au n° 122. L’égout avait une de ses ouvertures presque en face, comme on peut le voir sur le plan Gomboust. Les frères Parfaict, tome III, page 244, ont parlé des inconvénients de cette situation, qui nuisit beaucoup au théâtre.

[54] C’est Corneille, dont elle jouait le répertoire presque exclusivement, qui l’y attirait.

[55] Voir, sur le talent de Molière à faire des harangues, et sur le plaisir qu’il y prenait, le Roman de Molière, pages 166-167, note. Il se fit toutefois remplacer assez vite dans l’emploi d’orateur, à cause de la faiblesse de sa poitrine ; à partir du 14 novembre 1664, c’est La Grange qui fit l’annonce à sa place.

[56] Ces déserteurs de la troupe de Molière, après sa mort, sont : Baron, La Thorillière, Beauval et sa femme, que nous avons vus en effet figurer tout à l’heure parmi les comédiens de l’hôtel. (Voir la Fameuse Comédienne, 1688, in-12, page 41.)

[57] Nous ne parlerons, comme nous l’avons fait pour la troupe de l’hôtel, que des acteurs les moins connus.

[58] M. Jal lui a consacré quelques lignes curieuses de son Dictionnaire critique, page 87. Son nom, qu’il a rétabli, était Nicolas Dorné. Il joua dans la troupe du Marais, jusqu’à sa réunion avec celle de Molière, au théâtre de la rue Guénégaud, dont il fit dès lors partie, ainsi que sa femme. Un an après l’ouverture, il fit une très vive opposition à la pièce de Circé, de Thomas Corneille, dont les frais de mise en scène n’étaient pas évalués à moins de 10 842 liv. tournois. La Du Pin et la De Brie ayant fait cause commune avec Dauvilliers et sa femme, il y eut un si grand trouble au théâtre qu’il dut faire relâche deux jours : les 2 et 5 octobre 1674. La pièce l’emporta ; Dauvilliers et les comédiennes qui l’avaient soutenu furent obligés de partir pour un temps qui ne fut pas long. Le 12 février suivant, ils rentrèrent, et Circé fut joué un mois après, avec un succès qui leur donna tort. La première représentation rapporta 2 600 liv. 10 s. et la septième alla jusqu’à 2 775 liv. (Voir sur toute cette affaire le Registre de La Grange.) M. Jal, Dictionnaire critique, page 88, parle d’une requête présentée à la cour par Dauvilliers et ses camarades, en 1681, contre le marquis de Sourdéac, mais ne dit pas pour quel motif. Ce devait être, je crois, à cause du payement des 30 000 liv. stipulées avec le marquis propriétaire, pour l’acquisition du théâtre et des machines. Les comédiens n’avaient pas dû être fort exacts à payer une si grosse somme ; M. de Sourdéac poursuivait, et ils réclamaient contre le poursuivant. Dauvilliers mourut fou à Charenton, le 15 août 1690. Sa femme, Victoire Poisson, fille de Raymond Poisson, et sœur de Louise-Catherine, femme de la Thuilerie, que nous avons vue à l’hôtel de Bourgogne avec son mari, quitta le théâtre au mois d’août 1680, se contentant désormais de l’emploi de souffleur, qui était alors assez souvent confié à des femmes. La sœur de Beauval avait postulé le même rôle à l’hôtel de Bourgogne, comme on le voit par cette lettre du frère, conservée aux archives de la Comédie : « Messieurs, ma fame et moy nous preions tres humble mant la compagniet de vous loir bien avoir la bonté de dacorder à ma seur la place du soufleur dont elle san naquitera parfaistemant elle aura une grande obligation a touste la troupe et suis vostre tres humble serviteur, Beauval. Messieurs, messieurs mais camarade à l’hôtel. »

Je ne sais si la requête fut exaucée pour la sœur de Beauval ; quant à la Dauvilliers, elle garda la place de souffleur jusqu’en 1718, époque où elle se retira dans la petite maison de Raymond, son père, à Saint-Germain. Elle y mourut le 16 novembre 1718.

[59] C’est Guerin Destriché, second mari de la femme de Molière.

[60] Mauvais comédien, dont le vrai nom était Joseph Du Landas, seigneur du Bignon. Il venait du Marais, et dut se retirer en 1680, à cause de son peu de succès. Sa femme, qu’on trouvera plus loin, s’appelait Louise Jacob et était fille de Montfleury. Elle se retira le 14 août 1685 et mourut à soixante ans, le 8 avril 1709. Sa sœur aînée, Françoise, plus célèbre qu’elle, est cette demoiselle Dennebault, que nous avons vue à l’hôtel de Bourgogne, où elle jouait les princesses.

[61] C’est le comédien du Marais, dont nous avons déjà souvent parlé. Il venait du Marais, et son grand âge ne lui permit de rester que trois ans au théâtre Guénégaud. On voit par le registre de La Grange, qu’il se retira le 24 mars 1676, déjà malade sans doute, car le même journal nous apprend qu’il mourut le 31 juillet suivant. Il avait quatre-vingt-un ans. (Jal. Dict. crit. p. 741.)

[62] Auteur-acteur, dont le vrai nom était J.-B. Dumesnil, à ce que l’on croit ; il joua presque toujours au Marais, où il donna, en 1663, le Quiproquo ou le Valet étourdi. Après une absence de quelque temps à Grenoble, où il fit jouer, en 1668, sa meilleure pièce, le Duel fantasque, il revint à Paris sur le même théâtre. Les Festins de Pierre étaient alors à la mode. Villiers avait fait jouer le sien à l’hôtel en 1659 ; on avait eu au Palais-Royal celui de Molière en 1665 ; le théâtre du Marais était le seul à qui manquât cette imitation de Tirso de Molina, Rosimond combla cette lacune. En 1670, on joua de lui, au Marais, le Nouveau Festin de Pierre, ou l’Athée foudroyé. Dans sa préface qui rend hommage à la pièce de Molière, où il trouve des beautés « toutes particulières, » il avoue que s’il a traité le même sujet, c’est pour que sa troupe eût aussi son festin. » En 1671, le Marais eut encore de lui les Trompeurs trompés, comédie en un acte ; puis la fermeture du théâtre étant venue, il en suivit les débris, rue Mazarine. Il y fit jouer l’Avocat sans étude, en 1676, et la même année le Volontaire. La piété eut ses derniers jours il composa sous son vrai nom, Dumesnil, une Vie des saints qui ne lui fit pas pardonner son passé profane. Étant mort subitement en 1086, « il fut enterré sans clergé, sans luminaire et sans aucune prière, dans un endroit du cimetière Saint-Sulpice, où l’on met les enfants morts sans baptême. » (P. Le Brun, Discours sur la Comédie, 1721, in-12, p. 259. V. aussi La Monnoye, Œuvres, t. III, p. 113.)

[63] Son vrai nom était Achille Varlet ; frère de La Grange, dont le talent valait beaucoup plus que le sien, il fut admis, grâce à lui, dans la troupe de la rue Mazarine, avec les autres transfuges du Marais. La Grange lui fit aussi obtenir la part entière, quoiqu’il ne jouât que les troisièmes rôles, Il quitta le 19 juin 1696 ; retiré chez un de ses fils, procureur au Parlement, rue de Nevers, il y mourut, le 26 août 1709. (Jal, p. 729.)

[64] C’est la belle-sœur de Molière, Geneviève Béjard, mariée pour la première fois, le 27 novembre 1664, à Léonard de Loménie de Villaubrun, qui la laissa veuve au commencement de 1671. Elle ne le fut guère que le temps légal ; le 19 septembre 1672, elle épousa J.-B. Aubry, paveur, et plus tard, auteur dramatique, dont elle porte ici le nom. Elle mourut trois ans après, le 4 juillet 1675. Aubry, qui était de cinq ans plus jeune qu’elle, lui survécut jusqu’en 1692. Elle avait suivi sa sœur Armande à la rue Mazarine, où La Grange la fait figurer sous le nom de « mademoiselle Hervé-Aubry, » avec demi-part. Ce nom d’Hervé, qui était celui de sa mère, lui est donné par Molière dans l’Impromptu de Versailles où elle joue un petit rôle de soubrette précieuse. Elle créa la Bélise des Femmes savantes. (V. Jal, Dict. crit. p. 182, et Soulié, Recherches sur Molière, p. 212 et 260.)

[65] Femme du comédien distingué dont le registre est le document le plus utile pour l’histoire de la troupe de Molière, et de celle du théâtre Guénégaud. Elle s’appelait Marie Ragueneau et avait pour père ce bizarre pâtissier qui un beau jour quitta sa boutique de la rue Saint-Honoré, pour courir les théâtres de province et y recommencer plus piteusement le roman comique. Il mourut à Lyon, en 1654. Sa fille, qui n’avait que quinze ans, fut recueillie par mademoiselle De Brie, et ainsi se trouva toute portée au théâtre de Molière. Elle y joua d’abord sous le nom de mademoiselle Marotte, et dut créer le rôle de Georgette de l’École des Femmes, car nous la voyons nommée sur le registre de la Thorillière, chaque fois que cette pièce fut représentée à la ville, en visite ; mademoiselle Marotte, qui n’était que gagiste, recevait 3 livres par soirée. Plus tard, elle joua les ridicules, et n’y fut que supportable. Aussi ne fallut-il pas moins que l’autorité du talent de La Grange, qu’elle épousa, le 25 avril 1672, pour la maintenir au théâtre. Il mourut le 1er mai 1692, et un mois après, elle avait quitté la Comédie, avec la pension de 1 000 livres, qui ne fut pas sa seule fortune. Elle avait, dit-on, été coquette au théâtre (voir les frères Parfaict, t. XIII, p. 299) ; elle fut vaine à la ville. M. Jal a retrouvé les armoiries qu’elle se commanda en 1697, et que, moyennant quarante livres, elle eut le droit de faire graver sur sa vaisselle et peindre sur sa chaise à porteur. Voici ce blason de la fille du pâtissier : « Marie Ragueneau, veuve de Charles Varlet de La Grange, officier du roi, porte mi-parti, au premier d’azur à un rocher d’or chargé d’un rameau d’olivier et d’une palme de sinople passés en sautoir, et liés de gueules » (qui est de Varlet) et au second d’argent à un chevron de gueules, accompagné de trois trèfles de sable, et en chef une étoile d’azur. »

[66] Elle venait du Marais, où elle était entrée en 1672. Guérin d’Étriché, avec lequel elle avait été admise au théâtre Guénégaud, était son amant. La veuve de Molière le lui enleva pour l’épouser. (V. la Fameuse comédienne, p. 41, 65, 83.) Son vrai nom était Judith de Nevers. En 1680, elle fut congédiée, à cause de son peu de talent. Elle ne quitta cependant pas le théâtre ; elle resta à la porte pour recevoir les billets. « Elle mourut (le 30 juillet 1690) d’un coup à la tête, dit le Mercure, et par son testament, elle donna tout son bien aux comédiens par forme de restitution. » (Mercure, mai, 1740, p. 847.)

[67] Son vrai nom était Marie Dumont, et son nom de théâtre s’écrivait Auzillon. Elle manquait de talent, comme la plupart des comédiens et comédiennes qui venaient du Marais. Quand elle fut au théâtre Guénégaud, son infériorité ressortit encore plus, à côté des transfuges de la troupe de Molière, telles qu’Armande et La Grange ; elle ne fut donc reçue qu’à force d’intrigues, et ne resta pas longtemps. Elle fut congédiée avec 750 livres de pension, qui ne lui semblèrent pas suffisantes. Elle protesta, se pourvut au Parlement, et obtint par arrêt que ses camarades lui donneraient la pension complète de mille livres. Elle mourut, le 8 juillet 1693.

[68] Chappuzeau la place parmi les actrices retirées du Marais, il aurait pu ajouter « et du Palais-Royal. » Elle avait en effet appartenu aux deux théâtres. Sa tante, l’une des meilleures actrices de l’Hôtel, et la même dont on a si souvent répété le mot, au sujet des trop fortes sommes qu’il fallait donner à Corneille pour ses pièces (Séglaisiana p. 156), l’avait poussée de bonne heure. Elle joua d’abord en province, notamment à Rouen, où Corneille la vit dans l’Amalasonthe, de Quinault, et la remarqua. Il se fit dès lors son protecteur ; c’est à sa recommandation près de M. le duc de Guise, qui avait la haute main sur le théâtre du Marais, son voisin, qu’elle obtient d’y débuter en 1662. Elle y réussit ; l’abbé de Pure en donna la nouvelle à Corneille, qui tout heureux lui répondit de Rouen, le 25 avril : « L’estime et l’amitié que j’ai depuis quelque temps pour mademoiselle Marotte, me fait vous avoir une obligation très singulière de la joie que vous m’avez donnée, en apprenant son succès et les merveilles de son début. Je l’avais vue ici représenter Amalasonthe, et avais conçu une assez haute opinion pour en dire beaucoup de bien à M. de Guise, quand il fut question, vers la mi-carême, de la faire entrer au Marais. Elle y resta jusqu’en 1669. Alors Corneille, qui s’était remis d’amitié avec Molière, la fit entrer à son théâtre, où elle joua dans la Psyché, qu’ils avaient faite ensemble, le rôle d’une des deux sœurs. On dit qu’elle créa d’original le rôle de la Comtesse d’Escarbagnas, et se retira dès 1672. Je crois plutôt qu’à cette époque elle rentra au théâtre du Marais, dont la fermeture définitive devait avoir lieu l’année suivante, et que c’est alors qu’elle le quitta. Voilà pourquoi Chappuzeau, qui oublie son passage chez Molière, ne la place que parmi les actrices de ce théâtre.

[69] C’est Catherine Des Urlis qui fit quelque temps partie de l’Illustre théâtre, avec les Béjard et Molière (v. Soulié, Recherches, p. 29), et passa ensuite au théâtre du Marais, qu’elle ne quitta plus qu’à sa fermeture en 1673. Elle avait été fort galante, mais non pas à bon marché, comme on le voit pas ces vers de Sarrazin, dans son Épître au comte de Fiesque, qui, je ne sais pourquoi, n’ont jamais été rappelés, à propos de cette comédienne :

Et ces mondains tant coints et fort jolis
Sont bien heureux d’avoir la Desurlis,
Qui maintes fois leur est encor cruelle,Car damoiseaux payent mal la chandelle.
Dieu les conserve, et gard’ les gens de bien
De n’y rien perdre et de n’y gagner rien.

C’est elle qui eut avec la Beaupré, tante de celle dont il a été question tout à l’heure, ce duel grotesque, commencé par une dispute qu’elles avaient eue en jouant la farce, V. Tallemant, édit. P. Paris, t. V, p. 475, et t. VII, p. 175, et Sauval, qui dit avoir vu le combat, t. II, p. 578. Catherine Des Urlis mourut en 1679. Sa sœur Étiennette, qui jouait les confidentes, épousa Brécourt, se retira en 1680, et mourut le 2 avril 1713. C’est elle que nous avons vue dans la liste de l’hôtel de Bourgogne, sous le nom de mademoiselle Brécourt.

[70] Alix Fairolle, femme de Nicolas Devints Des Œillet, fut une des meilleures actrices de son temps. C’est elle qui créa la Sophonisbe de Corneille, l’Axiane de l’Alexandre de Racine, Hermione dans Andromaque, et enfin Agrippine dans Britannicus, en 1669. Elle mourut l’année suivante, le 29 octobre, à quarante-neuf ans. (V. la Gazette de Robinet, 1er novembre.) Elle avait eu plusieurs enfants, entre autres une fille, qui fut une des premières maîtresses de Louis XIV : « Il y a eu, lisons-nous dans les Mémoires de Maurepas, t. I, p. 29, une demoiselle Des Œillet, fille d’une comédienne, qui fixa les amitiés du roi, pendant un temps assez considérable pour qu’elle pût espérer en devenir maîtresse déclarée ; mais le goût du roi changea, ce qui lui causa tant de chagrin, qu’elle en mourut d’une maladie de langueur. » Ce fait, qui n’avait pas encore été rappelé, explique une générosité de Louis XIV, qui n’aurait pas sans cela sa raison d’être. Le 25 janvier 1670, à Saint-Germain, «voulant gratifier et traiter favorablement la demoiselle Des Œillet, S. M. lui a fait don de tous et chacun des biens, meubles et immeubles, qui ont ci-devant appartenu à Michel de Moronia, a elle échus et avenus par droit d’aubaine, déshérence ou autrement... » (Registre du secrétariat, année 1670. Bibl. Imp. f. fr. 6632, p. 50 V°.)

[71] Cette comédienne, peu connue, appartint à l’hôtel de Bourgogne jusqu’à sa mort, en 1672. Elle était fille de Jean Valiot, comédien et d’Élisabeth Dispanet, dont M. Jal (p. 409) a retrouvé l’acte de mariage, à Saint-Paul, sous la date du 22 septembre 1620. Mademoiselle Valiot eut elle-même pour fille mademoiselle Chanvalon, qui fut aussi comédienne.

[72] Voir, sur ces comédiens et sur ceux du même pays qui le précédèrent, ou qui leur succédèrent à Paris, notre article l’Espagne et ses comédiens en France au XVIIe siècle, dans la Revue des Provinces, du 15 septembre 1864 ; voir aussi le Dict. crit. de M. Jal, p. 411.

[73] Elle existait encore en 1718. Dauvilliers, qu’il ne faut pas confondre avec celui dont nous avons parlé plus haut, en faisait partie alors. C’est à Munich, devant l’électeur, qu’il fit représenter, cette année-là, sa petite comédie du Faucon.

[74] Chappuzeau, qui aime tant à parler de l’hospitalité des princes de Zell pour les auteurs et les comédiens français, finit par en aller user pour lui-même. Forcé de s’expatrier, après la révocation de l’édit de Nantes, c’est à Zell qu’il se retira. Il y mourut en 1701. (Fournel, les Contemporains de Molière, t. I, p. 358.)

[75] On lit à ce mot, dans le Dictionnaire de Richelet, première édition : « Celle qui a une place près du parterre de la comédie, et qui vend l’été, à ceux qui vont à la comédie, des liqueurs et autres choses rafraîchissantes, et qui l’hiver, vend du rossolis et autres liqueurs qui réchauffent l’estomac. »

[76] Ils n’avaient d’abord été que trois, chez Molière, et n’avaient reçu ensemble que 4 l. 10 s. Quand ils furent quatre, on leur donna 6 l. Il n’y en eut six qu’à l’hôtel Guénégaud, par une permission spéciale de Lulli qui, en qualité de directeur de l’Académie royale de musique, avait droit de limiter le nombre des musiciens dans les autres théâtres. C’est par faveur pour La Molière, avec qui il était bien, qu’il fit cette concession.

[77] Jusqu’à la représentation de Psyché, les chanteurs et les chanteuses, n’osant pas se montrer en public, se plaçaient aussi dans cette loge. C’est Molière qui obtint qu’ils parussent sur la scène. (Voir à ce sujet un passage du registre de La Grange, dans mes notes des Chansons de Gautier Garguille, p. 198.)

[78] Recommandation mal observée, si l’on en juge par ce que dit Petit Jean :

Mais sans argent l’honneur n’est qu’une maladie.
Ma foi ! j’étais un vrai portier de comédie.

[79] Ces défenses de Louis XV se trouvent dans une déclaration du 9 janvier 1673. Il fallut les renouveler le 16 novembre 1691. (Voir au sujet des violences qui se commettaient à la porte pour entrer sans payer, et des blessures qui en résultaient pour les malheureux portiers, une note des Chansons de Gautier Garguille, p. 242.)

[80] Chappuzeau oublie de dire qu’en outre de la couleur de papier, on les distinguait par celle des lettres : chez Molière on imprimait en rouge l’affiche de la veille, et en noir, celle du jour. Sur celle-ci, le nom de l’auteur gardait les lettres rouges : « Je veux dorénavant, dit le poète extravagant, que mon nom paroisse en lettres rouges au coin des rues aussi bien que ceux de ces auteurs célèbres. » (Recueil de diverses pièces... 1671, in-12, p. 179.) Avant Mairet, le nom des auteurs n’avait pas paru sur l’affiche (Édit. Duméril, Hist. de la Comédie, p. 34.) Plus tard, on les dédommagea : on ne se contentait pas d’imprimer le nom de Corneille, on mettait le grand Corneille (V. une note du Boileau de M. Laverdet, p. 478.) Les noms des acteurs n’y parurent qu’en 1789, et par ordre, le 9 décembre. (Voir la Revue rétrospective, 31 janvier 1835, p. 158.) Les acteurs du théâtre de Monsieur, qui jouaient aux Tuileries, s’étaient exécutés dès la veille. Les doubles affiches, y compris la pose, coûtaient 8 liv. 4 s. chez Molière. Un imprimeur en avait le privilège. (Voir dans la collection Colbert, t. V, p. 232, une lettre de Louis XIII au président Molé à ce sujet, datée de Fontainebleau, le 3 juin 1638.)

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