Le Testament de Polichinelle (Eugène SCRIBE - Charles-François-Jean-Baptiste MOREAU DE COMMAGNY - A.-M. LAFORTELLE)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de S. A. R. Madame, le 17 février 1826.

 

Personnages

 

ARMAND DE BEAUFORT

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE, son onde

HUSSON, peintre

DUBREUIL, médecin

JOSEPH, domestique de monsieur de Beaufort

UN PAYSAN

LISE, femme de monsieur de Beaufort

MADAME LA ROCANDIÈRE, tante de monsieur de Beaufort

PAYSANS

PAYSANNES

UN COMMISSAIRE

DEUS SOLDATS DU GUET

UN NOTAIRE

TROUPE DE MASQUES

DOMESTIQUES

 

À Choisy-le-Roi en 1770, dans une maison de campagne.

 

Un salon. Deux portes latérales. Une porte au fond, donnant sur les jardins.

 

 

Scène première

 

LISE, donnant des ordres à QUELQUES DOMESTIQUES

 

Ayez soin d’éclairer la salle, de placer des banquettes... Vous, Poitevin, vous vous occuperez de l’orchestre et des rafraîchissements... vous, Dubois, vous ferez entrer dans le salon tous ceux qui arriveront de Paris... allez...

Les domestiques sortent.

Que de soins ! que de fatigues !... C’est terrible de jouer la comédie en société, à la campagne ; mais c’est égal, ce bruit, ce désordre... c’est amusant ; la seule chose qui m’embarrasse, c’est que je n’ai seulement pas eu le temps d’apprendre mon rôle... heureusement, quand on est la maitresse de la maison, on joue toujours bien ; et l’on est toujours applaudie, c’est de rigueur... Mais je n’ai pas encore vu cet ami de mon mari, qui est la vraie gaieté de nos salons, le mystificateur par excellence... Husson, c’est tout dire.

Air du vaudeville de Haine aux femmes.

Vers le plaisir nous courons tous,
La gaieté nous paraît si bonne !
Mais sans qu’ils amusent personne,
Que de gens se moquent de nous !
Husson, par sa verve féconde
Et par son talent varié,
Fait rire la moitié du monde
Aux dépens de l’autre moitié.

 

 

Scène II

 

LISE, HUSSON

 

LISE.

Enfin, monsieur Husson, vous voilà ! comme vous arrivez tard !

HUSSON.

Est-ce que je peux sortir de Paris ? j’ai trente invitations pour aujourd’hui... deux dîners de fermiers généraux... on voulait m’emmener à Chaillot, jouer des proverbes et des parades... car maintenant tout le monde en joue.

Air des Fraises.

Premier couplet.

Auprès d’un tendron charmant,
Voyez ce galant fade
Jurer langoureusement
Qu’il mourra de son tourment :
Parade, parade, parade !

Deuxième couplet.

D’une prude à sentiments
Les timides œillades
Les querelles des amants,
Les paroles des marchands :
Parades, parades, parades !

LISE.

Vous êtes toujours l’homme à la mode...

HUSSON.

C’est vrai... j’étais peintre... j’avais du talent, personne ne faisait attention à moi... il fallait me fâcher contre les hommes ou me moquer d’eux ; être misanthrope ou farceur... j’ai pris ce dernier parti, il m’a réussi ; et l’on ne parle dans Paris que de mes mystifications... Il faut convenir aussi que la ville est bonne ; il n’y a pas de gens qui s’amusent plus à être mystifiés que les Parisiens... on dirait qu’on leur rend service quand on veut bien se moquer d’eux... c’est un devoir dont je m’acquitte en conscience.

Air : Dieu tout-puissant par qui le comestible.

Pour cet emploi, qui n’est pas ordinaire,
Jugez un peu quel travail est le mien !
Changeant d’habit, d’état, de caractère,
Je suis convive, auteur et comédien.

Pour moi le monde est un théâtre immense,
Des unités le joug m’est étranger ;
Dans le salon, quand la pièce commence,
Elle finit dans la salle à manger.

Voulez-vous voir un vieillard imbécile,
Ou le marmot à la voix de fausset ?
D’un long bâton j’arme ma main débile,
Ou sur mon front je place un bourrelet.

Faux médecin, j’énonce un faux système ;
Monsieur Purgon, qui ne peut le souffrir,
À le combattre emploie un temps extrême,
Dont ses clients profitent pour guérir.

Je suis aveugle auprès d’une grand’mère ;
Dans un concert, pour un sourd on me prend ;
Enfin, j’invente une langue étrangère,
Près d’un savant qui soutient qu’il m’entend.

Un spadassin, croyant que je le raille,
De ma gaieté veut punir les écarts ;
Le voilà prêt à me livrer bataille...
Je me démasque et le livre aux brocards.

Ainsi parfois, à son insu j’enrôle
Dans notre troupe un nouveau débutant,
Au naturel il a joué son rôle...
Beaucoup d’acteurs en feraient-ils autant ?

LISE.

Et vous nous avez sacrifié tout cela ?

HUSSON.

Oui, sans doute... Monsieur de Beaufort, votre mari, n’est-il pas mon plus ancien ami ?... C’est lui qui le premier m’a prêté de l’argent ; depuis ce temps-là, il y en a eu bien d’autres, et je les ai tous oubliés ; mais lui, jamais...

LISE.

Vraiment !

HUSSON.

Oui, madame... des dettes comme celles-là sont impayables, et je les regarde comme telles ; aussi si je peux jamais lui rendre cela en amitiés et en services... il peut compter sur moi... je suis là.

LISE.

Ah ! mon Dieu ! Husson, prenez garde, vous allez tomber dans le sentiment.

HUSSON.

Ça me délasse... quand on n’en a pas l’habitude !... Mais voyons, qu’est-ce que nous faisons aujourd’hui ? Tout notre monde est-il arrivé ?

LISE.

Je pense que oui... mais les costumes ?

HUSSON.

Je les ai apportés de Paris... vous verrez le vôtre... je l’ai soigné.

LISE.

Ah ! vraiment... que vous êtes aimable !

HUSSON.

Quant à mes rôles, je les sais toujours ; car c’est moi qui les fais.

LISE.

Eh bien !... daignez être le directeur de notre troupe.

HUSSON.

Je viens de faire l’inspection, de donner mes ordres... et, tenez, pour être plus sûr du succès, j’ai commencé par me faire un public... j’ai invité tous les paysans de Choisy-le-Roi à venir gratis au spectacle... et déjà les voici qui viennent prendre leurs places.

 

 

Scène III

 

LISE, HUSSON, PAYSANS

 

LES PAYSANS.

Air de La Servante justifiée.

Ah ! quel plaisir nous promettent ces fêtes !
J’allons donc voir,
Cell’ qu’on donne ce soir ;
Pour v’nir chez vous, j’ons rentré tout’s nos bêtes,
Pour vous j’ quittons
Nos choux et nos dindons.

UN PAYSAN.

Ah ! comm’ nous rirons
J’ vous en réponds,
Et par vous-même
Vous pourrez r’marquer
Comme nous allons vous claquer.

HUSSON.

Applaudissez-nous
Et criez tous
Bravo, quand même...
N’ayez pas d’avis.
C’est le droit des billets gratis.

LES PAYSANS.

Ah ! quel plaisir nous promettent ces fêtes, etc.

HUSSON.

Ah çà ! je vous recommande de ne pas faire de bruit, et surtout de ne pas casser de noisettes pendant le spectacle.

PREMIER PAYSAN.

Faudra-t-il rester jusqu’à la fin ?

HUSSON.

Sans doute.

PREMIER PAYSAN.

J’espère qu’après, monsieur donnera quelque chose pour la peine.

HUSSON.

Eh bien ! par exemple.

LES PAYSANS.

Ah ! quel plaisir nous promettent ces fêtes, etc.

Ils entrent tous dans la salle de spectacle qui se trouve au fond à gauche.

 

 

Scène IV

 

LISE, HUSSON

 

LISE.

Et tâchez, je vous prie, que nous nous amusions... ce n’est pas pour moi, mais pour mon mari... depuis quelque temps il est d’une tristesse que rien ne peut dissiper.

HUSSON.

Ça n’est pas possible !... un jeune seigneur riche, aimable et galant... il est vrai qu’il a toujours été un peu bizarre... garçon, il était sage ; marié... il adore sa femme.

LISE.

Eh bien ! monsieur ?...

HUSSON.

Je ne lui en fais pas de reproches... au contraire... j’aime ce qui est original, mais peut-être est-il jaloux ?

LISE.

Nullement... Depuis trois mois que nous sommes mariés, c’est le plus aimable et le meilleur des hommes, il vole au-devant de tous mes désirs, et grâce à lui...

Air : Ah ! si madame me voyait ! (Romagnési.)

Ici, sans l’avoir recherché,
Je jouis du pouvoir suprême ;
Mais si je n’ordonnais moi-même,
Mon mari semblerait fâché ;
C’est une chose résolue,
C’est un joug qui lui paraît doux...
Et je suis maîtresse absolue,
Pour obéir à mon époux,
Par respect pour mon époux.

HUSSON.

Eh bien !... s’il en est ainsi, je vous conseille d’attendre et de prendre patience.

LISE.

Ah ! tenez... c’est lui-même... voyez plutôt comme il a l’air rêveur... et un jour comme celui-ci !

HUSSON.

Peut-être qu’il étudie son rôle du beau Léandre ?

 

 

Scène V

 

LISE, HUSSON, ARMAND sortant de l’appartement à droite, il a l’air rêveur

 

LISE, allant près de lui, tout doucement.

Mon ami... qu’avez-vous donc ?

ARMAND, sortant de sa rêverie.

Ah ! Lise... te voilà... je pensais à toi.

LISE.

C’est différent, monsieur, je ne vous en veux plus ; et à cette condition-là, je vous permets de rêver toute la journée.

HUSSON.

À merveille... nous voici dans l’esprit du rôle ; Léandre répond à Zirzabelle ; Zirzabelle à Léandre.

ARMAND.

Eh ! c’est notre ami Husson !

LISE.

Eh ! mon Dieu, oui... et tout est prêt pour notre comédie... nous avons au moins cent personnes d’arrivées.

ARMAND.

Cent personnes !... tant de monde ?

LISE.

Et puis, mon ami... vous verrez le bal... le souper... c’est moi qui ai tout ordonné, et cela vous fera honneur... car je n’ai rien épargné.

ARMAND, à part.

Ah ! mon Dieu !...

Haut.

Il me semble que nous aurions pu entre nous... et sans tant de fracas...

LISE.

Sans doute... c’est bien mon avis, mais vous aimez le luxe... la dépense.

HUSSON.

Est-ce cela qui te contrarie ?

ARMAND.

Non certainement... mais je prévois que ce spectacle, préparé à grands frais, ne pourra pas avoir lieu... car le docteur devait nous amener de Paris deux fameux acteurs que nous n’aurons pas.

HUSSON.

Et qui donc ?

ARMAND.

monsieur Guénegaud et sa femme.

HUSSON.

Cet ancien échevin qui joue, dit-on, les proverbes et les parades dans la perfection... tant pis, morbleu ! car depuis longtemps j’en ai entendu parler ; et il me tardait de me mesurer avec lui... Sa gloire m’importune... et, nouveau Thémistocle, les lauriers de Guénegaud m’empêchent de dormir.

LISE.

Eh bien ! rassurez-vous... il viendra, car il me l’a promis.

ARMAND.

Il ne viendra pas... car il me l’a écrit... le docteur devait les amener, et...

LISE.

C’est pour mieux vous attraper, et vous préparer quelques surprises.

HUSSON.

Je pense comme madame... nous autres mystificateurs n’en faisons jamais d’autres.

ARMAND.

Et moi, je pense qu’il vaudrait mieux donner relâche...

HUSSON.

Relâche !... quel mot avez-vous prononcé ? quand le théâtre est prêt... une tente dressée sous l’allée des tilleuls... les banquettes du billard disposées pour asseoir le parterre ; et pour rideau d’avant-scène, un grand drap fond blanc avec des découpures... des feuilles de vigne, et un soleil de papier doré... vous verrez l’effet de ce soleil-là aux lumières... relâche !... quand vingt équipages et une centaine de piétons s’acheminent déjà tout le long de la rivière... relâche !... quand tout Choisy-le-Roi compte ce soir pouffer de rire !

ARMAND.

Mais enfin, si quelqu’un de nous était indisposé ?

HUSSON.

Impossible.

Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.

Comme gratis nous charmons le parterre,
Comme en payant on n’entre pas chez nous,
Qu’aucun artiste enfin n’a de salaire,
Nous nous piquons de nous bien porter tous.
Oubliez-vous, mon très cher camarade,
Que pour avoir, acteurs indépendants,
Le droit heureux de se dire malade,
Il faut toucher de gros appointements ?
Oui, pour avoir le droit d’être malade,
Il faut toucher de gros appointements.

LISE.

Il a raison.

HUSSON.

Et s’il vous manque deux acteurs, me voilà... je me mettrai en quatre, je remplacerai monsieur l’échevin... je remplacerai sa femme, et je jouerai leurs rôles et le mien, ensemble ou séparément... on n’a qu’à parler.

LISE.

Que vous êtes aimable !...

HUSSON.

L’essentiel est de ne pas perdre de temps.

 

 

Scène VI

 

LISE, HUSSON, ARMAND, JOSEPH, chargé de plusieurs paquets

 

HUSSON.

Voici déjà noire garçon de théâtre...

À Joseph.

A-t-on placé l’affiche ?

JOSEPH.

J’y vais de ce pas.

LISE.

Ah ! voyons-la.

Joseph présente l’affiche à Husson.

HUSSON.

Elle n’est pas assez grande... il y a tant de gens qui ne jugent que sur l’affiche... et ils auraient de nous une idée bien médiocre... voyons un peu.

Lisant l’affiche.

« À la demande de plusieurs sociétés, les comédiens ordinaires de Choisy-le-Roi donneront aujourd’hui, gratis, au bénéfice de monsieur Husson, le Docteur Pantalon changé en âne, folie sentimentale de monsieur Dubreuil, docteur en médecine ; laquelle sera suivie de Polichinelle dans la lune, drame par monsieur Husson, qui remplira le rôle de Polichinelle. »

ARMAND.

Vraiment... mais ce sera très curieux.

LISE.

N’est-il pas vrai ?

HUSSON.

Vous verrez... le talent et surtout le costume... celui-là tient lieu de comique, car je ne sais pas pourquoi les bosses font toujours rire ; cependant il n’en manque pas... on en voit partout... mais un instant, n’oublions pas la liste des accessoires... une tête d’âne en osier, garnie de deux longues oreilles pour monsieur l’échevin.

JOSEPH.

Il l’a déjà.

HUSSON.

Un éventail de deux pieds de haut pour madame Dubreuil ; un cornet à bouquin pour son mari.

JOSEPH.

Je l’ai là !

HUSSON.

Enfin ma pratique de Polichinelle, et deux épées en lame de fer-blanc pour ma scène de duel avec le capitaine Matamore.

JOSEPH.

Voici votre habit de Polichinelle et les deux épées... celles-là, j’en réponds bien, ne blesseront personne...

Il fait voir que les lames sont rentrantes comme aux poignards de théâtre.

HUSSON, déployant son habit.

Ah ! le beau Polichinelle que je vais faire ! donnez-moi ma pratique, que je l’essaye...

Il la met dans sa bouche.

« Ô amour ! amour ! que tu causes de tourments à un cœur sensible... » ça ira à merveille...

À Joseph.

Porte ceci dans la loge de nos acteurs,

À Lise.

et vous, madame, à votre toilette.

LISE.

Et mon mari ?

HUSSON.

Il fera notre beau Léandre. Je me charge de lui arranger ses moustaches et son nœud d’épée... mais j’ai auparavant deux mots à lui dire.

Lise sort.

 

 

Scène VII

 

HUSSON, ARMAND

 

ARMAND.

À moi ?... que me veux-tu ?

HUSSON.

Parlons bas... c’est une affaire importante... dans la vie que je mène, on n’a pas le temps d’avoir de l’ordre... aussi, je ne pense jamais à l’avenir ; mais j’ai des créanciers qui y pensent pour moi... ces gaillards-là ont tous des mémoires...

ARMAND.

Il se pourrait ! toi Husson ! un artiste, un célèbre peintre, considéré...

HUSSON.

Oui, mais je ne travaille jamais, et un artiste qui ne fait rien fait du moins des dettes... j’ai demain deux ou trois lettres de change... et si tu ne viens pas à mon secours...

ARMAND, à part.

Ô ciel !...

HUSSON.

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

Négligeant un peu mes palettes,
Mais au plaisir donnant toujours accès,
J’ai fait des portraits et des dettes,
On n’obtient point aisément deux succès.
De mes portraits et de leur ressemblance
Les connaisseurs ne furent pas frappés...
Les créanciers !... Ah ! quelle différence !
Je te réponds qu’ils sont bien attrapés.

Je te demande pardon d’en agir sans façon ; mais tu sais qu’il y a quelques années, quand tu étais brouillé avec ta famille et que nous vivions à Rome... en artistes... tout était commun entre nous...

ARMAND.

Oui, sans doute... et je n’ai point oublié qu’alors j’étais souvent ton débiteur... mais aujourd’hui... je ne sais comment te l’avouer... tu me demandes de l’argent...

HUSSON.

Eh bien ?

ARMAND.

Eh bien ! mon ami, j’allais presque t’en demander.

HUSSON.

Il se pourrait !... et ta femme qui nous disait tout à l’heure.

ARMAND.

Silence ! ma femme n’en sait rien... elle me croit riche, elle ne sait pas que je dépends d’un oncle... que cet oncle même ignore mon mariage, et que jamais il n’y consentira.

HUSSON.

Et tu as fait un coup comme celui-là, sans prévenir tes amis... sans me consulter !... car enfin, si on n’a pas d’argent à donner, on a... des conseils.

ARMAND.

Est-ce que je pouvais en profiter ?... Il y a quelques mois, à la suite d’une affaire d’honneur, obligé de me cacher, car il y allait de ma vie... tu connais la sévérité des nouvelles ordonnances sur les duels ?...

HUSSON.

Ordonnances très sages, qui n’empêchent pas nos jeunes gentilshommes de se battre... au contraire.

ARMAND.

Eh bien !... dans la province, dans la maison où j’étais caché... je vis la fille d’un bon bourgeois sans fortune, Lise Duplessis, que j’aimai, que j’adorai... Certain que mon oncle ne consentirait jamais à ce mariage, je laissai croire à ma femme et à sa famille que j’étais libre et indépendant, maître de mon sort et de ma fortune... Depuis deux mois que cette affaire de duel a été arrangée, je suis venu m’établir à Choisy-le-Roi, dans cette maison que j’ai louée... mais les dix mille livres que mon oncle m’avait remises lors de ma fuite sont épuisées et au delà...

Air : Traitant l’amour sans pitié. (Voltaire chez Ninon.)

Ma femme, on doit le penser,
Croit ma richesse infinie ;
Des lois de l’économie
Elle aime à se dispenser.
En fait de goûts et de mode,
Elle trouve plus commode
De ne suivre qu’un seul code :
L’art de plaire et de briller...
Dois-je rompre le silence ?
Elle rêve l’opulence,
Je crains de la réveiller.

Voilà ma position...

HUSSON.

Ma foi, à ta place, je ferais comme l’enfant prodigue, je donnerais toujours aujourd’hui un spectacle, un bal, un bon souper... et demain, j’irais trouver mon oncle.

ARMAND.

Eh ! il n’est pas ici... Il est au fond de la Bretagne... Depuis deux mois, il m’ordonne d’aller le retrouver... je reçois lettre sur lettre.

HUSSON.

Et qu’est-ce que tu as répondu ?

ARMAND.

La première fois, j’ai écrit que j’étais indisposé ; la seconde, que j’étais malade, et toujours de suite en augmentant... de sorte qu’à présent il doit me croire mort pour le moins.

HUSSON.

Ça n’est pas un mal... les morts ont des privilèges, et ils obtiennent bien plus que les vivants ; témoin les réputations posthumes que personne ne conteste... et en écrivant à ton oncle que tu viens de mourir, nous en obtiendrons peut-être de quoi vivre... ou du moins quand il croira que c’est inutile, il te donnera son consentement... son pardon, et cætera... le désespoir est généreux, il accorde tout.

ARMAND.

Mon oncle n’accordera rien... c’est le meilleur homme du monde, opulent, généreux pour tout ce qui l’entoure ; mais des habitudes de province qu’il voulait me faire épouser, ainsi qu’une riche héritière de ce pays-là...

HUSSON.

C’est admirable... Eh bien ! mon ami, rassure-toi... on peut tirer parti de ces caractères-là... dès demain je pars pour la Bretagne et je me charge de tout arranger.

ARMAND.

Il se pourrait !

HUSSON.

Je te réponds du succès... mais aujourd’hui ne songeons qu’au plaisir... tiens, voici ta femme qui est déjà habillée, vois donc comme elle est bien... Du silence, de la discrétion !... compte sur moi ; je vais voir si tout notre monde est habillé et si l’on peut commencer.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

ARMAND, LISE

 

LISE, sortant du cabinet à gauche.

Comment ! monsieur, vous n’êtes pas encore prêt ? qu’est-ce que vous faisiez donc ici, avec monsieur Husson ?

ARMAND.

Mais nous causions d’affaires particulières.

LISE.

Non pas... je vous devine... vous y mettez de l’amour-propre... et vous répétiez votre rôle... moi, de mon côté, je viens d’étudier le mien... et nous allons voir... D’abord, comment me trouvez-vous ?

ARMAND.

Très jolie.

LISE.

Je ne parle pas de moi, mais de mon costume... je me fais de cette fête une idée charmante.

ARMAND.

Vraiment !

LISE.

Oui... je suis heureuse de recevoir vos amis, de leur rendre votre maison agréable... cet air de fête, cette opulence qui nous entoure, et à laquelle je ne suis point accoutumée, tout cela me ravit, m’enchante... non que ce soit là le bonheur... mais quand on s’aime bien, comme nous, et qu’on a de la fortune... il me semble qu’il est doux d’en faire jouir les autres... n’est-ce pas, mon ami ? Eh bien ! vous voilà encore avec cet air triste et préoccupé...

ARMAND.

Moi ? du tout... mais comme tu le disais tout à l’heure, ce rôle m’inquiète.

LISE.

Bien vrai... vous ne l’avez donc pas répété avec monsieur Husson ?

ARMAND.

Non, sans doute.

LISE.

Eh bien ! monsieur, nous allons le repasser ensemble... et je te donnerai mes conseils, le veux-tu ?

ARMAND, la regardant avec tendresse, à part.

Ah ! comment ne pas l’aimer ?... Ma foi, Husson a raison... à demain les affaires sérieuses, aujourd’hui tout au plaisir !

Air : Lise qui règne par la grâce. (Amédée de Beauplan.)

Premier couplet.

Je vous adore, Zirzabelle.

LISE, de même.

Léandre, pourquoi me presser ?

ARMAND.

Je suis hardi, mademoiselle,

S’interrompant.

C’est là que je dois l’embrasser.

LISE, voyant qu’il veut l’embrasser.

Y pensez-vous, quel soin frivole !
À ce soir, galant chevalier.

ARMAND.

Non pas, c’est pour étudier...
Il faut bien répéter son rôle,
Dans la crainte de l’oublier.

Deuxième couplet.

Ah ! combien je te trouve belle !

LISE.

Est-ce Léandre ?

ARMAND,

Non, c’est moi.

LISE.

Ce soir, je joue une cruelle,
Je dois rester dans mon emploi.

ARMAND.

Choisis une plus douce école,
Vois ton amant te supplier !

LISE.

Moi qui croyais étudier...
Au lieu de m’apprendre mon rôle,

Se laissant embrasser.

Monsieur me le fait oublier.

Ah ! mon Dieu, l’on vient.

 

 

Scène IX

 

ARMAND, LISE, JOSEPH

 

JOSEPH.

Monsieur, c’est un vieux monsieur et une dame qui descendent de voiture.

ARMAND.

Un monsieur, une dame... nous n’attendons plus personne. Mais n’importe... est-ce moi qu’ils demandent ?

JOSEPH.

Non, monsieur... ils voudraient d’abord parler en secret à monsieur le médecin qui doit être ici... je l’ai cherché et il n’est pas là.

ARMAND.

Le médecin ?... qu’est-ce que cela veut dire ?

LISE.

Ce sont des personnes de Choisy ou de Paris que le docteur veut nous présenter... mais je n’irai pas les recevoir dans ce costume ; et vous, mon ami, vous n’êtes pas encore habillé...

À Joseph.

Prie-les d’attendre ici, ou dans la salle de spectacle, et bien poliment.

ARMAND.

C’est juste... un public payant... on ne lui doit que son argent, mais un public gratis !... on lui doit des égards.

Lise entre dans le salon à gauche et Armand dans celui de droite

 

 

Scène X

 

JOSEPH, MONSIEUR LA ROCANDIÈRE, MADAME LA ROCANDIÈRE

 

JOSEPH, les introduisant.

Entrez... entrez, monsieur et madame... on m’a dit de vous faire attendre ici.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Attendre !... qui a osé donner un pareil ordre ?

MADAME LA ROCANDIÈRE.

Prenez garde, monsieur, vous allez vous trahir.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

C’est juste ; cet homme, ne vous connaissant point, ne peut vous rendre le respect qu’il vous doit... Asseyez-vous, madame.

MADAME LA ROCANDIÈRE.

Le médecin va-t-il venir ?

JOSEPH.

Je ne l’ai pas trouvé... mais je vais prévenir monsieur Husson.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Quel est ce monsieur Husson ?

JOSEPH.

Un ami de la maison.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE, à sa femme.

C’est à lui seul que je veux me faire connaître, car la surprise pourrait causer au malade une révolution...

À Joseph.

Comment va-t-il ?

JOSEPH.

Qui donc ?

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Monsieur Armand de Beaufort, votre maître.

JOSEPH.

Ces messieurs disent tous qu’il n’ira pas mal ; mais quand il sera habillé ce sera encore mieux, parce que le soir, aux lumières...

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Qu’est-ce que cela signifie ?... il n’est donc plus malade ?

JOSEPH.

Lui, malade !... il ne l’a jamais été...

On entend sonner et appeler : Joseph, Joseph !

Pardon, c’est madame qui m’appelle.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Qu’est-ce que c’est que madame ?

JOSEPH.

Parbleu... c’est ma maîtresse... c’est la femme de monsieur.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE et MADAME LA ROCANDIÈRE.

Il serait marié ?

JOSEPH.

Depuis trois mois... D’où venez-vous donc ?

On sonne toujours.

On y va, on y va... et en même temps je préviendrai monsieur Husson ou te docteur.

On sonne plus fort. Joseph sort.

 

 

Scène XI

 

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE et MADAME LA ROCANDIÈRE

 

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Qu’est-ce que je viens d’apprendre ?

MADAME LA ROCANDIÈRE.

Et qu’est-ce que cela veut dire ?

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

D’après la dernière lettre que j’ai reçue, je croyais notre neveu à l’extrémité... vous savez quel a été mon effroi !... je fais atteler des chevaux de louage à notre carrosse... pour la première fois nous quittons notre province, et quand nous arrivons à Choisy-le-Roi monsieur mon neveu est marié !

MADAME LA ROCANDIÈRE.

Et il se porte bien !

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Se jouer de nous à ce point !...

MADAME LA ROCANDIÈRE.

Manquer à toutes les convenances !

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Cela n’est pas possible... et il y a sans doute quelque erreur... Mon neveu m’a écrit qu’il était à toute extrémité... mon neveu est honnête homme, et un honnête homme n’a que sa parole.

MADAME LA ROCANDIÈRE.

Vous avez raison, et j’espère encore.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Moi de même. Car s’il m’avait trompé, s’il avait contracté mariage sans mou consentement, je jure que jamais...

MADAME LA ROCANDIÈRE.

Ô ciel !... ne jurez pas... lui ! notre seul parent ! le seul héritier de notre nom !

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Il n’est que trop vrai... mais dans ma vengeance, il n’est pas de moyen auquel je n’aie recours pour lui ravir cet héritage... et si vous me secondez... si vous partagez ma colère...

MADAME LA ROCANDIÈRE.

Prenez garde d’aller trop loin, mon ami.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Vous savez bien que ce n’est pas mon habitude... Mais taisez-vous... voici le domestique qui revient.

 

 

Scène XII

 

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE, MADAME LA ROCANDIÈRE, JOSEPH

 

JOSEPH.

Monsieur, monsieur... les voilà qui me suivent. J’ai dit à monsieur Husson qu’il y avait ici deux personnes qui demandaient à parler à lui et au docteur... et en même temps, je lui ai dépeint votre air et vos costumes... « Ce sont eux, s’est-il écrié, allons les recevoir. » Il a aussi ajouté que vous trouveriez ici du rouge et des mouches... mais je ne vous conseille pas d’y loucher... parce que, vraiment, c’est bien comme ça.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Qu’est-ce que cela signifie ?

 

 

Scène XIII

 

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE, MADAME LA ROCANDIÈRE, JOSEPH, HUSSON en polichinelle, DUBREUIL en pierrot, suivis d’une troupe de PIERROTS, d’ARLEQUINS, etc.

 

LE CHŒUR.

Air du Carnaval de Venise.

Sous les drapeaux de la folie,
Vous nous voyez tous accourir,
Il faut embellir cette vie
Par la gaieté, par le plaisir.

MADAME LA ROCANDIÈRE, à son mari.

Mais quel est donc ce monde, je vous prie ?

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Et que nous veut cette troupe de fous ?

HUSSON.

Pour compléter la compagnie.
Il ne nous manquait plus que vous.

LE CHŒUR.

Sous les drapeaux de la folie,
À nous venez vous réunir.
Il faut embellir cette vie
Par la gaieté, par le plaisir.

HUSSON.

Nous apprenons votre arrivée, et nous venons vous faire nos compliments.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

À moi ?

HUSSON.

Oui, sans doute... il y a longtemps que je désirais me rencontrer avec vous... mais déjà rien qu’au costume, je m’avoue vaincu, il y a une vérité, un grotesque...

DUBREUIL.

Un portrait d’après nature.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

À qui ce monsieur en a-t-il ?

MADAME LA ROCANDIÈRE.

Est-ce à nous qu’il s’adresse ?

HUSSON.

Air du vaudeville de L’Écu de six francs.

C’est tout à fait là le vieux style,
Je vous considère et je crois
Voir madame de Sottenville
Auprès du monsieur de Vieux-Bois.
À l’aspect seul de vos figures,
Oui, de rire il faut éclater,
Et vous êtes, sans vous flatter,
D’excellentes caricatures.

TOUS.

Oui vous êtes, sans vous flatter,
D’excellentes caricatures.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Caricatures !... celui-là est trop fort, vous perdez le respect.

HUSSON.

Ah ! ah !... il se met déjà en scène.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Apprenez, saltimbanque que vous êtes... que c’est à La Rocandière que vous parlez.

HUSSON et TOUS LES AUTRES, en riant.

La Rocandière !

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Propriétaire foncier.

HUSSON.

Et moi aussi, je suis propriétaire de la montagne ! et je porte sur mon dos un échantillon de mon domaine.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Vil bossu !

HUSSON.

Bossu !... ça n’empêche pas les sentiments...

S’avançant vers madame La Rocandière.

Je n’en offre pas moins mes hommages à la gentille...

MADAME LA ROCANDIÈRE, s’éloignant.

Air : Rendez-moi mon écuelle de bois.

Ne m’approchez pas, troupe de fous !
Si l’un de vous m’offense,
Sachez qu’à l’instant mon époux
Va prendre ma défense.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Nous n’avons jamais, de père en fils,
Supporté la moindre incartade,
Et je suis, je vous en avertis,
Ferme sur la parade.

HUSSON.

La parade... nous y voilà, ça commence.

DUBREUIL.

C’est vous qui êtes le héros de la parade.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Corbleu !...

HUSSON.

C’est bien cela... un air gourmé... un maintien d’Alcide !... il faut convenir que vous êtes un fier farceur.

MADAME LA ROCANDIÈRE.

Ah ! mon ami... il vous traite de farceur...

HUSSON.

Et la mère Gigogne est une enfant auprès de madame.

MADAME LA ROCANDIÈRE, à son mari.

Ah ! mon cœur... vengez-moi !

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Canaille !...

À Husson.

Il faut que je vous extermine... mon épée... mon épée !...

MADAME LA ROCANDIÈRE.

Hélas ! elle est restée dans la voiture.

Dubreuil va prendre sur la table à droite les deux épées que Joseph a apportées, et passant entre La Rocandière et Husson il les leur présente.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE et HUSSON, se mettant en garde.

Air du Page inconstant.

Ah ! ah !
Je suis en garde.
Ah ! ah !
Comme il y va !
Ah ! ah !
Prenons bien garde
Ah ! ah !
À ce coup-là.

HUSSON.

Quelle fière tournure !
Aussi dès qu’on le voit,
On ne peut, je le jure,

Riant.

Se battre de sang-froid.

Ensemble.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE et HUSSON.

Ah ! ah !
Je suis en garde.
Ah ! ah !
Comme il y va !
Ah ! ah !
Prenons bien garde
Ah ! ah !
À ce coup-là.

LE CHŒUR.

Ah ! ah !
Ils sont en garde.
Ah ! ah !
Comme il y va !
Ah ! ah !
Qu’il prenne garde
Ah ! ah !
À ce coup-là.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Morbleu ! je le transperce !

HUSSON.

Quel feu brille en ses yeux !
Sur la quarte et la tierce
Saint George est moins fameux.
Ah ! ah !
Quel don Quichotte !

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Ah ! ah !
Crains ma fureur !

HUSSON.

Ah ! ah !
Dieu, quelle botte !

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE, le frappant.

Ah ! ah !
Je suis vainqueur !

Husson se laisse tomber sur un fauteuil en criant avec sa pratique ; tous ses amis l’entourent et le soutiennent.

MADAME LA ROCANDIÈRE, de l’autre côté.

Dieu ! m’amour, soutenez-moi... je ne puis supporter la vue d’un homme mort... puis, le danger que vous courez...

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE, la soutenant toujours.

Il est vrai que me voilà sur les bras... une terrible affaire... Venez, fuyons.

Il sort en soutenant madame La Rocandière. Husson crie avec sa pratique et remue les bras et les jambes ; puis tout à coup il saute de dessus son fauteuil et se remet à danser.

DUBREUIL.

Air de la valse des Comédiens.

Mais avant tout, il nous faut rendre hommage
Aux grands talents de ces nouveaux acteurs ;
Dieux ! quel aplomb et surtout quel usage !
Courons, amis, les proclamer vainqueurs.

HUSSON.

Nobles exploits, bataille peu commune,
Et qu’à la guerre on devrait imiter,
Lorsque les morts, sans haine et sans rancune,
Vont aux vainqueurs pour les féliciter.

LE CHŒUR.

Courons, amis, leur rendre hommage :
Oui, ce sont d’excellents acteurs ;
Puisqu’ils ont sur nous l’avantage,
Il faut les proclamer vainqueurs.

Ils vont pour sortir.

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, LISE, accourant

 

LISE.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! où est donc mon mari ? je le cherche.

HUSSON.

Qu’y a-t-il ?

LISE.

Si vous saviez ce qui vient d’arriver... je suis encore toute tremblante.

TOUS.

Qu’est-ce donc ?

LISE.

Tout à l’heure... dans le jardin, je rencontre un cavalier et une dame... hors d’eux-mêmes, éperdus... « Madame, me dit le cavalier, je viens de me battre ici près, et j’ai eu le malheur de blesser à mort mon adversaire... donnez-moi le moyen de fuir, car dans le premier moment, je n’ai point pensé à la rigueur des lois sur le duel... et si l’on m’atteint, je suis perdu. »

DUBREUIL.

Il a, ma foi, raison.

LISE.

Alors, je lui ai répondu : « Vous êtes ici chez monsieur de Beaufort... je suis sa femme... nous vous offrons un asile. – Quoi ! s’est-il écrié... c’est vous... c’est vous qui êtes sa femme !... il est donc vrai !... et c’est à vous que nous devons la vie... Ah ! ma chère ! » a-t-il continué en s’adressant à sa femme...

DUBREUIL.

Est-ce que, par hasard, ce serait un monsieur qui a une tenue si extraordinaire ?

LISE.

Précisément.

HUSSON, riant.

Ah ! ah ! c’est délicieux... c’est notre homme... c’est avec moi qu’il vient de se battre... c’est vous, madame, vous, la maîtresse de la maison, qu’il a mystifiée la première.

LISE.

Que voulez-vous dire ?

HUSSON.

Que je lui cède la palme !... il a un aplomb et un sang-froid... et puis, il paraît que ce gaillard-là est toujours en scène... morbleu ! Husson... tu n’as plus qu’à te pendre, te voilà détrôné.

LISE.

Comment... est-ce que ce serait ?...

HUSSON.

Monsieur Guénegaud et sa femme.

LISE.

Il se pourrait... eh bien ! c’est très mal à lui, il m’a fait une frayeur dont je ne suis pas encore remise... Croiriez-vous qu’ils ont eu le courage de se laisser conduire par moi dans la petite serre qui est au milieu du jardin... là, je les ai enfermés en les priant de rester tranquilles... et il fallait voir comme ils étaient pâles et tremblants !

HUSSON.

Messieurs, quoique vaincu, je ne suis point jaloux... et je propose d’aller délivrer les prisonniers pour les ramener ici en triomphe.

TOUS.

Adopté !

HUSSON.

En avant le cortège !

LE CHŒUR.

Courons, amis, leur rendre hommage, etc.

 

 

Scène XV

 

LES MÊMES, ARMAND, les interrompant et les arrêtant

 

ARMAND.

Où courez-vous ?

HUSSON.

Commencer la parade... et tu n’es pas encore habillé ?

ARMAND.

Il s’agit bien de cela !... je n’ai guère eu le temps d’y penser... et voici bien un autre événement... Apprends, mon ami, que mon oncle, dont je te parlais ce matin... mon oncle arrive de Bretagne... il est ici.

HUSSON.

Ça n’est pas possible.

ARMAND.

Je viens de rencontrer Criquet, leur domestique, qui m’a sauté au cou, en m’apprenant qu’on me croyait mort au pays ; et que c’était pour cela que monsieur et madame La Rocandière avaient quitté leur province.

TOUS.

La Rocandière !

HUSSON.

Ah ! mon Dieu... je devine tout ; mon ami, qu’est-ce que nous avons fait là ?

ARMAND.

Qu’y a-t-il donc ?... est-ce que tu connais mon oncle ?

HUSSON.

Oh ! certainement... nous nous sommes vus de près, et nous venons de faire connaissance... puisque c’est moi qui les ai reçus... mais quelle réception ! J’ai joliment arrangé tes affaires... un oncle que j’ai été prendre pour un farceur !

ARMAND.

Que dis-tu ?

HUSSON.

Si ce n’était que cela... mais pour commencer, je me suis battu avec lui... à telles enseignes qu’il m’a tué.

ARMAND.

Ah çà ! as-tu perdu la tête ?

HUSSON.

Non vraiment... il y allait bon jeu, bon argent... il m’a tué franchement d’un bon coup d’épée... Ah ! mon Dieu ! quelle idée !

ARMAND.

Eh bien !... qu’est-ce qui te prend donc encore ?

HUSSON.

Rien, mon ami... rien... mais c’est moi qui suis coupable, c’est moi qui dois tout réparer.

Air de Marianne. (Dalayrac.)

Oui, sur toi ma faute rassemble
Tous les traits du sort ennemi,
Ce serait trop de perdre ensemble
Et sa fortune et son ami.
Il est certain
Que le destin
D’un autre espoir nous berçait ce matin.
Oui, cher Beaufort,
Je suis bien mort,
Ne pleure pas
Cependant mon trépas.
Au moment même de descendre
Sur les bords effrayants du Styx,
Pour te servir, nouveau phénix,
Je renais de ma cendre.

TOUS.

Il renaît de sa cendre. (Bis.)

HUSSON, bas à Armand.

Emmène ta femme... et dis-lui la vérité... car maintenant il faut tout lui avouer... Laissez-moi faire et ne paraissez que quand il le faudra... à cette condition je réponds de tout... Allez.

Armand et Lise sortent par la gauche.

 

 

Scène XVI

 

HUSSON, DUBREUIL, PIERROTS, ARLEQUINS, etc., UN COMMISSAIRE

 

HUSSON.

Vous, mes amis... priez nos spectateurs de prendre patience et d’attendre une petite demi-heure pour une parade que l’on prépare... et d’abord pour frapper les grands coups...

À un homme habillé en manteau noir.

vous, mon cher commissaire... allez chercher la maréchaussée.

LE COMMISSAIRE.

Y pensez-vous ?

HUSSON.

Ces deux soldats du guet qui doivent être habillés... car ce sont eux qui m’amenaient à mon entrée eu scène... envoyez-les à la petite serre, au milieu du jardin, et qu’ils conduisent ici les deux fugitifs, sans rire.

LE COMMISSAIRE.

Je comprends.

HUSSON.

Et ayez soin qu’ils ôtent leur rouge ; de son état, le guet doit être pâle.

Le commissaire sort. À ceux qui sont restés.

Quant à vous, mes amis, vous allez me seconder... approchez ce fauteuil et n’oubliez pas que je n’ai plus qu’une heure à vivre.

DUBREUIL.

Nous allons te panser, te pleurer, t’enterrer même, s’il le faut.

HUSSON.

M’enterrer... doucement, docteur... il parle bien comme un médecin... il s’agit d’abord d’une opération préalable.

Air : Au clair de la lune.

Je n’ai plus à faire
Que mon testament ;

À Dubreuil.

Va dire au notaire
Qu’il vienne à l’instant,
Suivant la coutume,
Mon ami Pierrot,
Me prêter sa plume
Pour écrire un mot.

DUBREUIL.

Est-ce le notaire de la comédie ?

HUSSON.

Eh ! non, un véritable... celui qui est dans la grande rue... j’ai là mon plan, il ne sera pas dit que je me serai laissé tuer pour rien, et je veux, mes amis, exploiter mon trépas.

DUBREUIL.

Aujourd’hui, qu’on exploite tout !...

HUSSON.

Dépêche-loi, car voici le meurtrier...

Dubreuil sort et rentre quelques instants après.

 

 

Scène XVII

 

HUSSON, dans le fauteuil, enveloppé dans le tapis de la table et entouré de ses amis, MONSIEUR LA ROCANDIÈRE et MADAME LA ROCANDIÈRE, amenés par LES SOLDATS DU GUET, LE COMMISSAIRE et TOUTES LES PERSONNES DE LA SOCIÉTÉ

 

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Qu’est-ce à dire, messieurs, et où me conduisez-vous ?

LE COMMISSAIRE.

On parle d’un duel qui a eu lieu dans cette maison, et mon devoir est de m’assurer du coupable.

MADAME LA ROCANDIÈRE.

Ah ! c’est fait de nous !

HUSSON.

Il n’y point eu de duel, messieurs... comme je le prouverai tout à l’heure... mais je vous prie de vouloir bien me laisser un instant avec monsieur.

DUBREUIL, au commissaire.

Dans l’état où il est, vous ne pouvez le refuser.

Le commissaire fait éloigner les soldats qui restent au fond avec tous les spectateurs.

HUSSON, parlant avec peine.

Monsieur... je ne me doutais pas en venant prendre part, ce matin, à une parade, que le dénouement en serait aussi difficile et aussi pénible pour moi.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

N’y a-t-il donc plus d’espoir ?

HUSSON.

Vous le voyez... on n’a pas même pu me changer... mais je ne vous en veux pas de ce que la fortune m’a tourné le dos... je mourrai comme j’ai vécu... en polichinelle... ce qui m’inquiète... c’est vous, monsieur !

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Moi !

HUSSON.

Vous sentez bien qu’ayant eu l’honneur de mesurer mon épée avec la vôtre... cela m’impose des obligations... et une reconnaissance... aïe !...

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE, à part.

Parbleu ! voici un galant homme !

HUSSON.

Et pour que vous ne soyez pas emprisonné, ou molesté à mon sujet, je suis prêt à déclarer que j’ai moi-même mis fin à mon existence... et qu’on ne doit point vous imputer... les plaies ou bosses que je me suis faites.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Quelle générosité !

Le notaire entre et reste au fond.

HUSSON.

Mais qui vient là ?

DUBREUIL.

C’est le notaire que vous avez envoyé chercher.

HUSSON.

Ah ! oui, le notaire.

Bas à ceux qui l’entourent.

Pleurez donc, vous autres... la scène des mouchoirs...

Haut.

Cette vie est une comédie, où les notaires arrivent toujours à la fin, pour le dénouement obligé... faites approcher le dénouement...

Dubreuil fait avancer le notaire qui se place à la table.

Maître Bonnefoi, mettez-vous là, et écrivez...

Dictant.

« J’ignore si j’en reviendrai... mais en tout cas, attendu que je suis garçon et que je n’ai point d’héritiers, je donne et lègue tout ce que je possède, en biens, meubles et immeubles, à monsieur La Rocandière... »

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Y pensez-vous ?... me léguer toute votre fortune !

HUSSON.

Voilà comme je suis.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

À moi, votre meurtrier !...

HUSSON.

C’est pour cela même... c’est pour mieux dérouter les soupçons.

MADAME LA ROCANDIÈRE.

Monsieur, c’est une action sublime !

HUSSON.

Ces actions-là ne me coûtent rien... Je nomme donc monsieur La Rocandière mon légataire universel, à condition par lui de pardonner à son neveu, et de lui faire seulement douze ou quinze mille livres de rentes, à son choix.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Quinze.

HUSSON.

Douze.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE, insistant.

Quinze...

À madame La Rocandière.

On ne peut rien refuser à un ennemi vaincu... je pardonne.

HUSSON.

À merveille...

Au notaire.

Mettez que monsieur approuve ledit testament dans toutes ses parties, et consent, en l’acceptant, à ladite donation... Je signe le premier.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Moi ensuite.

HUSSON, à ceux qui l’entourent.

Maintenant, avertissez Armand et sa femme de venir embrasser un ami mourant, et un oncle qui leur pardonne.

Pendant que monsieur La Rocandière signe.

J’avais bien encore quelques legs particuliers, mais nous les inscrirons dans un codicille... Je lègue mon habit de polichinelle

Montrant Dubreuil.

à mon ami Pierrot et ma pratique à monsieur le notaire.

 

 

Scène XVIII

 

LES MÊMES, ARMAND et LISE

 

ARMAND et LISE, accourant vers monsieur La Rocandière.

Mon oncle... mon cher oncle !

ARMAND.

Air du Page inconstant.

Grands dieux ! quelles nouvelles !
Quoi ! vous daignez, dit-on,
À mes erreurs nouvelles
Accorder un pardon.

LISE.

Grands dieux ! quelles nouvelles !
Quoi ! vous daignez, dit-on,
À ses erreurs nouvelles
Accorder un pardon.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

De ce pardon sublime,
Remerciez d’abord
Ce guerrier magnanime,
Là sur son lit de mort.

ARMAND.

Qui ? Husson ?

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE et MADAME LA ROCANDIÈRE.

Quel est ce Husson ?

HUSSON, sautant sur son fauteuil et parlant en polichinelle.

Un revenant !

LE CHŒUR.

Ah ! ah !
Bonne nouvelle !
Ah ! ah !
Malgré sa mort,
Ah ! ah !
Polichinelle
Ah ! ah !
Existe encor.

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

Vous n’êtes donc pas à toute extrémité ?

HUSSON.

Pas tout à fait.

Air de Prévale et Taconnet.

Animé d’un joyeux délire,
Lorsqu’entouré d’amis nombreux,
On peut encor chanter et rire
Et faire même des heureux,
Lorsqu’autour d’une table ronde
On est toujours, comme moi, sans souci,
Qu’irait-on faire, hélas ! dans l’autre monde ?
On est si bien dans celui-ci !

TOUS.

Qu’irait-on faire en l’autre monde ?
On est si bien dans celui-ci !

MONSIEUR LA ROCANDIÈRE.

C’est donc une comédie ?

HUSSON.

Non vraiment... nous n’avons pas tant de prétention... c’est tout uniment une parade... et rien n’est vrai, excepté le testament qui est valable, et par conséquent la donation... car je ne m’en dédis pas... après ma mort, vous aurez tout mon bien.

LA ROCANDIÈRE.

S’il en est ainsi... je suis humain, et j’aime autant qu’il ne soit pas mort...

MADAME LA ROCANDIÈRE.

Mais quel est ce monsieur ?... Quelque opulent financier ?

ARMAND.

C’est un artiste.

LA ROCANDIÈRE.

Un artiste !... je renonce à la succession...

HUSSON.

Franchement, vous y gagnerez... mais l’union de votre famille, la joie de vos amis, la satisfaction intérieure ; et plus que tout cela, le bonheur d’avoir fait des heureux... voilà des avantages auxquels vous ne renoncerez pas...

Armand et Lise pressent monsieur la Rocandière ; madame la Rocandière joint ses instances à celles des jeunes gens, monsieur la Rocandière se remet et les embrasse.

et, je le vois, vous confirmez la donation et le testament de Polichinelle.

Vaudeville.

Air du Page inconstant.

HUSSON.

Pan, pan, bonne nouvelle !
Pan, pan, malgré sa mort,
Pan, pan, Polichinelle
Pan, pan, existe encor.

LE CHŒUR.

Pan, pan, bonne nouvelle, etc.

HUSSON.

Lorsque l’on va toujours courant
Vers les honneurs, vers la richesse,
L’un sur l’autre on tombe souvent ;
Voilà pourquoi l’on voit sans cesse
Bosses par-ci, bosses par-là,
Et grâce à ces bosses nouvelles,
Jamais chez nous ne s’éteindra
La race des polichinelles.

Pan, pan, bonne nouvelle !
Pan, pan, grâce à ses tours,
Pan, pan. Polichinelle
Pan, pan, vivra toujours.

LE CHŒUR.

Pan, pan, bonne nouvelle, etc.

ARMAND.

Bien des gens veulent des emplois,
Qui n’ont pas, dit-on, grand génie ;
Mais on prétend qu’ils sont adroits,
Et que leur femme est fort jolie.
Bosses de moins, bosses de plus,
Qu’importe, quand la place est belle !
Et lorsqu’au palais de Plutus
S’en vient frapper Polichinelle.

Pan, pan, bientôt son zèle
Pan, pan, a triomphé ;
Pan, pan. Polichinelle
Pan, pan, est né coiffé.

LE CHŒUR.

Pan, pan, bientôt son zèle, etc.

LA ROCANDIÈRE.

L’Académie, et c’est bien mal,
Aux mauvais plaisants est en butte,
On dit qu’au trône doctoral
On peut tomber de chute en chute !
Quoiqu’ayant derrière et devant
Mainte et mainte bosse assez belle,
À sa porte on dit qu’on entend
Frapper plus d’un polichinelle.

Pan, pan, ouvrez la belle.
In dodo corpore,
Pan, pan, Polichinelle
Dignus est intrare.

LE CHŒUR.

Pan, pan, ouvrez la belle, etc.

LISE, au public.

Polichinelle a son secret,
Il aime à rire, il cherche à plaire ;
De notre auteur c’est le projet,
C’est encor son plus doux salaire ;
Témoins de son zèle éprouvé,
Messieurs, dans cette bagatelle,
Puissiez-vous dire : « Il a trouvé
« Le secret de Polichinelle. »

Pan, pan, jamais de terme,
Pan, pan, à vos bravos,
Pan, pan, tous frappez ferme,
Pan, pan, il a bon dos.

LE CHŒUR.

Pan, pan, jamais de terme, etc.

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