Le Serf et le boyard (Thomas SAUVAGE)

Drame en trois actes, imité de l’Allemand.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 28 décembre 1833.

 

Personnages

 

LE PRINCE ALEXIS WOLODIMIR

LA COMTESSE EMMA LAZINSKI

ISIDORE, frère naturel du prince

OSSIP, serf favori d’Alexis

PETEROFF, serf du prince

FŒDOR, serf du prince

SERFS

 

La scène est au château de Wolodimir, dans l’empire russe.

 

 

ACTE I

 

Une salle du château. Portes latérales, porte au fond.

 

 

Scène première

 

FŒDOR, PETEROFF, OSSIP, SERFS

 

Ils sont tous groupés autour de Peteroff ; Ossip est seul assis à l’écart sur la gauche.

PETEROFF.

Oui, frères, me voilà revenu parmi vous, après quinze ans d’absence et de voyages, je me retrouve aux lieux ou je suis né.

OSSIP.

Et serf en revenant comme serf tu es parti !

PETEROFF.

Oui ; malgré cela, ni moins joyeux ni moins content.

OSSIP.

À la bonne heure !

FŒDOR.

Par Saint Alexandre Newski, je ne m’attendais guère à te revoir des nôtres !

PETEROFF.

Je faisais partie, vous le savez, des quinze cents moujiks donnés par le vieux prince en présent de noce à sa nièce Linska ; la jeune dame, qui aime le luxe, nous changea un jour contre un attelage du Mecklembourg, six chevaux magnifiques, un marché d’or, ils valaient mieux que nous. Une fois dans la circulation, je n’ai plus fait que passer de main en main ; enfin il y a deux mois, un coup de dés m’a rendu au fils de mon premier maître, le Prince m’a gagné au jeu contre l’enseigne Borickloff.

OSSIP.

Notre maître se laisse toujours duper.

PETEROFF.

Ils ont joué très loyalement.

OSSIP.

Loyalement, soit !... mais on l’a payé en mauvaise monnaie.

PETEROFF.

Il n’aurait pas voulu de toi, fou !

OSSIP.

Un joueur n’a pas besoin de la folie des autres.

PETEROFF, bas à Fœdor.

Ossip est donc toujours le même ?

FŒDOR, de même.

Toujours mauvais plaisant ; seulement la tête un peu plus dérangée qu’avant ton départ.

PETEROFF.

Et le favori du jeune prince comme il l’était de son père ?

FŒDOR.

Et, je crois, plus maître ici que lui.

PETEROFF.

Ah ! ça, avant que je reprenne mes travaux, mets moi un peu au courant de tout ce qui se passe ici, car je n’y suis plus du tout.

FŒDOR.

Oui, oui, tout est bien changé depuis quinze ans.

PETEROFF.

Le vieux prince Pierre Wolodimir est mort... je le savais ; mais je pensais que le jeune prince Alexis lui avait seul succédé et je t’ai entendu parler d’un Isidore, d’un frère...

FŒDOR.

Plus âgé qu’Alexis ; il n’était pas au château lorsque tu y vins et n’y parut que pendant ton absence... tu n’as pu le connaître.

OSSIP.

C’est aussi mon cousin.

PETEROFF.

Ah ! bah ! tu plaisantes !

OSSIP.

Nullement ; car cette parenté est une honte pour ma famille. Ma mère avait une sœur... elle était jeune et jolie... elle plut au prince...

PETEROFF.

Ainsi frère illégitime.

OSSIP.

Oui... et pis que cela !

FŒDOR.

La mère d’Isidore mourut ; le prince se maria ; la princesse, qui était un ange de bonté, prit l’enfant, l’éleva comme le sien... elle l’aimait autant et l’on eut dit leur mère à tous deux... C’est ainsi que notre jeune maître apprit dès le berceau à regarder Isidore comme un frère.

PETEROFF.

Je comprends à présent.

FŒDOR.

Les choses continuèrent sur le même pied après la mort de la princesse, jusqu’à ce qu’Isidore partit pour les pays étrangers afin d’achever son éducation, de se perfectionner dans la peinture... que sais-je, moi ? il y a déjà huit ans de cela.

OSSIP, se levant brusquement.

Allons, c’est assez de repos, à l’ouvrage ! vous n’allez pas en manquer, le retour d’Isidore, le frère du prince, peut-être un mariage... partez, préparez tout dans le château pour la réception de ce frère, pour la fête que l’on donne à la comtesse Emma... partez.

Les serfs s’éloignent.

 

 

Scène II

 

PETEROFF, OSSIP

 

PETEROFF.

Un mariage ! serait-ce cette comtesse Emma Lazinski, dont les domaines touchent à cette terre ? Je l’ai vue à Saint-Pétersbourg

OSSIP.

Fâcheuse affaire pour nous. Un amant malheureux est un mauvais, maître et le prince ne me semble pas heureux dans ses amours.

PETEROFF.

Si elle était notre égale j’en serais bien amoureux aussi !

OSSIP, vivement.

Toi ! insensé ! tu penses à l’amour ! un serf, un être qu’on vend, qu’on change, qu’on donne, qu’on joue !... Qui veux-tu aimer ? une femme que ton maître peut enlever à tes côtés pour satisfaire ses désir ou l’offrir aux plaisirs d’un hôte libertin ?... dans quel but veux-tu aimer ? pour augmenter le nombre de ces créatures que l’on bat, que l’on fouette... aimer !... le peux-tu même ? ton âme t’appartient-elle ? peux-tu en disposer sans l’aveu de ton maître ?

PETEROFF.

Voilà de singulières raisons ; à t’entendre on dirait qu’il nous est défendu d’aimer ! cela ne t’est-il jamais arrivé à toi ?

OSSIP, avec un frémissement.

À moi !... oui... oh ! oui, j’ai fait cette folie une fois... c’est une drôle d’histoire.

PETEROFF.

Vraiment ! en effet, toi amoureux ! ça doit être amusant, conte moi ça.

OSSIP.

Vois-tu, Peteroff, je suis né serf : mon père, ma mère l’étaient, et cependant, dans mon enfance, je ne pouvais m’accoutumer à cet état. J’avais peine à comprendre pourquoi il me fallait penser, dire, souffrir, ou faire ce qu’un autre m’or donnait... cela me paraissait bizarre.

PETEROFF.

Rien de plus simple pourtant : tu es serf. Au reste, je ne connais pas d’état plus heureux que le nôtre : nous mangeons à la table d’autrui, burons à son verre, couchons dans son lit, portons ses habits, et pour tout cela, nous n’avons pas un souci... Les soucis sont la part du maître à qui nous naissons, à qui nous mourons.

OSSIP.

Je ne pouvais penser ainsi ; je le payais souvent d’une manière cruelle. Par fois, il est vrai, j’échappais à la punition par des folies et des bons mots ; c’est ainsi que peu à peu je suis devenu le bouffon du château. Homme raisonnable on me traitait en esclave ; fou, j’obtins presque la liberté.

PETEROFF.

C’était bien calculé. Les bouffons sont toujours les mieux traités.

OSSIP.

Oui, comme les singes et les perroquets. En effet, je menais une assez douce vie, notre maitre ne pouvait se passer de moi, je croyais être bien sûr de sa bienveillance... lorsque je vis Axinia : c’était la plus jolie des femmes de la princesse... esclave comme moi. Nous nous prîmes d’amour l’un pour l’autre... dans ce temps-là mes traits n’étaient pas encore déformés par le rire forcé auquel je suis contraint ; l’amour me fit perdre la tête : je commençai à croire que nous n’étions pas tout-à-fait maudits de Dieu, et que nous pouvions prétendre au bonheur comme les hommes libres... Dis, n’étais-je pas bien fou ?

PETEROFF, avec intérêt.

Eh bien ! qu’arriva-t-il ?

OSSIP.

Nous demandâmes au prince la permission de nous marier. Il refusa, disant que je ne serais plus aussi amusant, aussi gai quand j’aurais une femme et des enfants. Et il avait raison ! pour être gai sans cesse, il faut avoir le cour vide. Nous eûmes beau prier, supplier, il nous dit non. C’était justice : il était le maître. Moi, fou que j’étais, je voulus l’emporter : « Il s’apaisera, quand nous serons unis secrètement. »Axinia répondit à mon amour ; bientôt il ne fut plus possible de cacher notre mariage, elle allait devenir mère ; nous nous jetâmes aux genoux du maître, nous baisâmes la poussière de ses pieds... en vain ! Moi je fus rudement châtié... elle, une femme est toujours mieux traitée, le maître la donna à un autre serf, valet d’écurie, qui se maria pour la troisième fois... À l’autel, oh ! ce fut une joyeuse noce ! à l’autel, Axinia dit : non ! On feignit de ne pas l’entendre, car le prince avait ordonné le mariage. Comme elle vit que cela n’empêcherait rien, elle se livra au désespoir, et mourut en mettant au monde mon enfant... mais, Dieu soit loué ! elle l’emporta avec elle dans la tombe... Eh ! bien, frère ! pourquoi ne ris-tu pas !

PETEROF, essuyant une larme.

Rire !... pauvre Ossip !

OSSIP, durement.

Allons, à ton poste... Les voici, les fils du meurtrier d’Axinia.

Des serfs paraissent portant un album, une boîte à pistolets ; bientôt arrivent Isidore et Alexis les bras entrelacés, Isidore remet à Peteroff son manteau, son chapeau ; Ossip, Peteroff et les serfs qui portent les effets d’Isidore sortent par la droite.

 

 

Scène III

 

ISIDORE, ALEXIS

 

ALEXIS, serrant la main de son frère.

Encore une fois sois le bien venu dans la maison paternelle, cher Isidore ?

ISIDORE.

Merci, mon ami. Ton accueil m’est doublement cher aujourd’hui, que la mort a fermé la bouche d’où j’espérais entendre ces paroles bienveillantes. J’étais à Venise lorsque la triste nouvelle m’est venue, je songeais avec regrets à cette de meure... ou je ne devais plus retrouver notre bon père... mais dis, pensait-il à moi ?

ALEXIS.

Sa mort fut prompte ; cependant en ce cruel instant il me serra la main et prononça péniblement ton nom ; sa dernière volonté était sans doute que je fisse pour toi ce qu’il n’avait pu faire... car il est extraordinaire, et, je te l’avouerai, je fus frappé d’étonnement lorsqu’en parcourant les papiers je ne trouvai nulle disposition en ta faveur. Point de testament qui assurât ton sort.

ISIDORE.

En ai-je besoin ? ne sommes-nous pas frères ?

ALEXIS.

Oui, oui ! et tu peux être sans crainte.

ISIDORE.

Je le suis... Te voilà maintenant maître de la destinée de plusieurs milliers d’hommes, sois juste, affable, bon ! Oublie ce malheureux droit que la tyrannie a donné à nos aïeux. Que de fois la rigueur de notre père m’a fait verser des larmes. Tu es un enfant des jours de lumière, laisse ta bonté triompher de l’esprit de ténèbres qui veut encore gouverner le monde par ses gothiques lois.

ALEXIS.

Je ne te dirai pas de croire à mes paroles, mon frère, mais demande quel adoucissement a déjà éprouvé le sort de mes serfs.

ISIDORE.

Reçois mes actions de grâce avec les leurs ; car je sais, je n’oublierai jamais que ma mère était esclave... Oui, tu es bon et tu resteras tel ; mais prends garde à bien choisir celui qui te représentera. Que ce ne soit pas un de ceux qui ont eux mêmes porté la chaine, elle endurcit le cœur comme la main, et l’esclave se, venge de ses maux passés sur ceux qui lui obéissent.

ALEXIS.

J’y veillerai moi-même.

ISIDORE.

En ce moment, sans doute ; mais plus tard...

ALEXIS.

Peut-être toujours.

ISIDORE.

Toujours ! tu pourrais te fixer dans ces contrées éloignées de la capitale, toi ! ami du fracas et du tumulte, qui dans ton enfance ne trouvais jamais la tempête assez bruyante !

ALEXIS.

J’ai suivi nos armées, habité les camps, je me suis embarqué pour l’Amérique sur les flottes de l’Angleterre, rien n’a pu, j’en conviens, affaiblir cette horreur du calme et du repos, assouvir ce besoin d’agitation que j’éprouvais alors. Nulle part je n’ai trouvé le bonheur.

ISIDORE.

Pour y parvenir, ce n’est point à ton imagination vive et ardente qu’il fallait demander des conseils, c’est à ton cœur... Le bonheur se trouve dans l’amour, l’amitié, la culture des arts, les affections douces et les plaisirs purs.

ALEXIS.

Je ne le croyais pas jusqu’ici ; mais à présent je suis de ton avis.

ISIDORE.

Quel heureux changement !

ALEXIS.

Si tu savais... si je pouvais te dire... mais non... plus tard, je t’apprendrai cela. Nous sommes pour longtemps ensemble, n’est-ce pas mon frère ?

ISIDORE.

J’espère que rien ne nous forcera de nous séparer.

ALEXIS.

Oui, tu resteras avec moi... dans cette terre...tu y retrouveras une ancienne connaissance, une amie de notre enfance.

ISIDORE.

Qui donc ?... qui veux-tu dire ?

ALEXIS.

La comtesse Emma Lazinski.

ISIDORE.

Elle !... elle est ici !

ALEXIS.

Depuis un mois ; le château de sa famille est voisin du mien. D’où vient ton étonnement ?

ISIDORE, troublé.

Je ne savais pas qu’elle fût dans ce pays... elle ne m’avait pas dit...

ALEXIS.

Comment... mais, en effet, je me rappelle... elle m’a raconté t’avoir rencontré dans ses voyages en Italie, tu lui enseignais la peinture.

ISIDORE.

Il est vrai ; sa mère, qui l’accompagnait alors, me témoignait de l’amitié...

ALEXIS.

Tu parais fatigué... le voyage ?...

ISIDORE.

Quelques instants de repos suffiront pour me remettre ; per mets-moi de me retirer.

ALEXIS.

Soit ! ton appartement est préparé.

Il frappe dans ses mains : Ossip paraît à la porte de droite.

Ossip, conduis mon frère.

ISIDORE.

Je te reverrai bientôt.

Il sort par la droite.

 

 

Scène IV

 

ALEXIS, seul

 

Quel étonnement ! quel trouble lorsque j’ai nommé la comtesse ! son retour l’a frappé ! Il a passé près d’elle une année, en Italie ; sans doute dans l’intime familiarité des pays étrangers. Il était son maître ; il la voyait tous les jours... S’il était possible... que cela ne soit pas !... Ô ciel ! épargne-nous ce malheur.

Ossip rentre.

 

 

Scène V

 

OSSIP, ALEXIS

 

ALEXIS.

Ossip !

OSSIP.

Excellence !

ALEXIS.

J’ai besoin de ton adresse.

OSSIP.

Disposez-en : elle est à votre service comme tous mes vices et toutes mes qualités.

ALEXIS.

Il m’importe de savoir comment... Quelle sorte de liaison existe entre la comtesse Emma et mon frère...

OSSIP.

Ah ! ah !

ALEXIS.

Je veux dire... sous quels rapports... si c’est une simple connaissance.

OSSIP.

Je vous comprends parfaitement, Excellence.

ALEXIS.

Tu vas fréquemment chez elle, tu connais ses femmes... examine, interroge, et viens me dire ce que tu auras appris.

OSSIP.

Vos ordres seront exécutés. Cela n’est pas difficile... plut au ciel que toutes les vérités fussent confiées à des femmes, l’erreur serait bientôt bannie de la terre.

ALEXIS.

Promptitude et silence !

OSSIP.

Cela s’entend.

ALEXIS.

Je compte sur toi.

 

 

Scène VI

 

OSSIP, seul

 

Voyez donc, il me met lui-même l’arme dans la main... Ces enfants ne sont pas difficiles à mener... J’ai déjà été le confident du père, et je lui ai versé plus d’une fois la cigüe, pour le remercier de ses bontés envers Axinia... Le fils n’aura pas d’hydromel non plus... Eh ! mais, c’est Isidore, avec la comtesse ! Comme l’amour rend clairvoyant... Le prince a deviné juste... S’il en est ainsi... Axinia, tu seras bientôt vengée... Surveillons-les.

Il s’éloigne.

 

 

Scène VII

 

EMMA, ISIDORE

 

Ils entrent en se parlant.

EMMA.

Oui, j’ai compté les secondes, mon ami, et l’aiguille divisa-t-elle le temps en moindres parties, mon cœur impatient les et aussi comptées.

ISIDORE.

Si j’avais pu prévoir que je vous trouverais ici, je n’aurais pris aucun repos.

EMMA.

Votre dernière lettre m’arrivait à peine, lorsque j’appris que votre père n’était plus. J’accourus aussitôt ici, pour qu’auprès d’un grand chagrin vous trouvassiez un peu de joie.

ISIDORE.

Un peu de joie ! Oh ! vous m’apparaissez comme un ange consolateur auprès du tombeau de mon père.

EMMA.

J’acquitte ajosi.une sainte et ancienne dette, car vous avez aussi essuyé mes larmes lorsque je perdis ma mère à Rome... Que ne sommes-nous toujours restés dans cette belle contrée qui vit naître notre amour !

ISIDORE.

Il manque là beaucoup de choses qui nous charment ici. Comme les souvenirs de mon enfance se présentent à moi, au milieu de ces huttes couvertes de mousse ! La lumière pâle du soleil, les nuages grisâtres, me plaisent même en me rappelant mes premiers jours.

EMMA.

Oui, nous sommes dans la patrie, mais aussi il faut songer aux soins de la vie ; ce que vous désiriez, je l’ai fait. Mon bon oncle l’a promis, il vous emploiera dans les ambassades, et mettra à profit votre connaissance des langues étrangères.

ISIDORE.

Merci, aimable amie.

EMMA.

Puissé-je ainsi assurer votre bonheur !

ISIDORE.

Qui s’y oppose ?

EMMA.

À l’étranger, vous avez vécu à votre gré, pendant huit années, libre de toute dépendance ; pourrez-vous vous accoutumer à la contrainte, dans votre pays, supporter la dure réalité ? Ici, rien n’est encore mûr, c’est l’hiver de la civilisation, l’artiste n’y est pas honoré comme il doit l’être ; en Italie, il n’en est pas ainsi.

ISIDORE.

Oh ! que de fois j’ai rêvé que les beaux-arts nous donnaient l’éclat et la gloire... Mais cela ne peut-être... La vie est triste et froide ; il faut s’assujettir et supporter... Moi, surtout, né dans une condition obscure...

EMMA.

Isidore, vous avez appris de quelle façon inconcevable votre père vous a oublié... Il n’a pas même laissé un acte auquel nous ne songeâmes jamais, mais qui devient aujourd’hui indispensable, une lettre d’affranchissement.

ISIDORE.

Une lettre d’affranchissement ! en ai-je besoin ? ne suis-je donc pas libre, n’ai-je pas été élevé en homme libre ? N’est-ce pas assez de la tache de ma naissance, suis-je donc encore né esclave ?

EMMA.

Je ne croyais pas moi-même que cette formalité fût nécessaire ; mais votre mère était esclave, et vous portez son nom ; pardonnez, mon ami, si je m’occupe d’un sujet aussi pénible pour vous, un seul doute sur votre liberté détruirait tous nos projets, tous nos plans.

ISIDORE.

Mon frère me donnera cette lettre dès que je le voudrai.

EMMA.

Veuillez-le donc aujourd’hui même, à l’instant, s’il est possible... car je crains...

ISIDORE.

C’est une âme noble.

EMMA.

Oui, mais il est esclave de ses passions. Toujours entouré de serfs courbés devant leur maître futur, comment aurait-il appris à se maîtriser lui-même ! Non, non, je ne méfie pas à lui... car, hélas !... il m’aime.

ISIDORE.

Lui, grand Dieu !... Voilà donc ce secret qu’il semblait vouloir me confier, qui remplissait son cœur, et paraissait prêt à s’en échapper !

EMMA.

Jusqu’à la mort de votre père, nous ne nous étions vus que rarement ; je vins ici, je le trouvai abattu par la douleur... Il me parut se plaire dans mon château, ou je lui-offris des consolations... Pouvais-je agir autrement avec le frère de mon ami ? Peu à peu son but changea, et lorsque je songeai à me montrer plus réservée, il se montra tout-à-coup avec toute la violence de sa passion... Cachez-lui bien notre amour, jusqu’à ce qu’il ait signé cet acte !

ISIDORE.

Cacher notre amour !...me taire !... Oui, je me tairai, s’il n’est pas trop tard, s’il ne m’interroge pas... N’exigez pas de moi une basse dissimulation.

EMMA.

Obtenez promptement cette lettre, alors cesseront mes craintes, alors nous pourrons espérer un bonheur que vous promettait ma mère, elle avait reçu nos aveux... à son lit de mort, sa main a béni notre union.

ISIDORE.

Rassure-toi, chère Emma, rien ne mettra obstacle à l’accomplissement de ses vœux... Je vais demander cet acte... comment résister à tes désirs... Qu’elle soit libre au moins la main qui presse la tienne !

EMMA.

Adieu, j’attends avec impatience le résultat de cette démarche... Adieu !

Elle sort par le fond, Isidore la reconduit, puis rentre à droite.

 

 

Scène VIII

 

OSSIP, qui a paru de temps en temps pendant la scène précédente

 

Aimé de la comtesse ! De la belle, de la riche Emma ! Son mari ! Pourquoi pas, s’il est libre... On ne s’effarouche pas de sa paissance ; n’a-t-elle pas son manteau d’hermine, qui couvre tout cela ? Ainsi libre, aimé, riche, et même seigneur, propriétaire de serfs, et cependant c’est un bâtard... Et moi, lorsque j’aimais, j’étais à la chaine comme un chien ; foulé aux pieds comme un chien... J’ai vu ma femme trainée à l’autel avec un autre... je l’ai vu, pendant un mois minée par le désespoir... puis mourir, et cependant je suis né d’une union bénie ! Le péché du père et l’infamie de la mère ferons donc la fortune des enfants ? Eh ! ce serait le monde renversé... Il faut qu’il reste serf, je le suis bien, moi, et nos mères étaient sœurs ! Il est né dans l’abjection, pourquoi veut-il s’élever au-dessus de ses frères, et se mêler aux élus ! Il faut qu’il reste serf ; si j’ai empêché son affranchissement auprès du vieux maître, je l’empêcherai bien aussi auprès du jeune. Il faut que personne ne soit libre, je ne le veux pas, personne, que ceux que Dieu a choisis. Contre ceux-là, je ne puis rien... que grincer les dents de rage.

 

 

Scène IX

 

OSSIP, ALEXIS

 

ALEXIS.

Eh bien ! as-tu appris quelque chose... des nouvelles certaines ?...

OSSIP.

Oui, Excellence, je suis encore tout ému du bonheur de mon cousin.

ALEXIS.

Comment, quel bonheur ?

OSSIP.

Je n’ai pas eu besoin d’aller bien loin à la recherche des nouvelles... elles sont venues me trouver.

ALEXIS.

Explique-toi.

OSSIP.

La Comtesse est venue ici...

ALEXIS.

Ici ?

OSSIP.

Pour voir Isidore... causer avec lui.

ALEXIS.

Enfin...

OSSIP.

J’ai entendu leur entretien... Votre Excellence avait bien raison, ils s’aiment depuis des années, depuis leur voyage de Rome. Feue la Comtesse connaissait leur amour et l’approuvait... que Dieu bénisse leur union !

ALEXIS.

Que l’enfer plutôt... mais non, ce sont des contes absurdes... elle, née auprès du trône, pour les grandeurs, porter un tel nom !... héritière d’une si glorieuse race et lui, né dans la hutte d’un esclave !...

OSSIP.

Oui, Monseigneur ; mais c’est un homme sensé que mon cousin, un savant, un peintre habile... les grandes dames aiment la peinture... et la Comtesse est indépendante.

ALEXIS, à lui-même.

Ainsi s’expliquent ses rares visites ici... et la froide politesse...

OSSIP.

Je ne savais pas que Votre Excellence aimât la Comtesse. Bon Dieu ! comme cela s’accorderait bien : la naissance, le rang, la richesse, l’âge...je ne peux plus me réjouir du bonheur de mon cousin... il devrait se retirer par respect pour Votre Excellence... même par amour pour la Comtesse... nais il ne le fera pas, je le connais, il a toujours été orgueilleux... il voudra s’élever... il ne reculera pas.

ALEXIS.

Il ne reculera pas ! et je puis...

OSSIP.

C’est un avantage et aussi un inconvénient d’être de si haute naissance, que Votre Excellence...si, à cause de votre rang, vous n’étiez pas obligé de vous montrer généreux, si vous pouviez agir tout bonnement comme nous autres, vous n’auriez qu’un mot à prononcer, un seul mot et tout serait dit.

ALEXIS.

Un seul mot ?... et ce mot ?

OSSIP.

Ma tante n’appartenait-elle pas à votre père ? c’est-elle pas votre propriété même dans la tombe ? et le fils de votre esclave n’est-il pas votre serf ?... Bien ! si vous lui disiez : tu n’aimeras pas la Comtesse, je ne le veux pas... pourrait-il se mettre en révolte contre son maître ? il l’aimerait en secret... soit ! mais pourrait-il l’épouser sans votre permission ? pourrait-elle donner sa main de comtesse à un serf ?

ALEXIS, qui l’a regardé fixement, après un silence.

N’es-tu donc qu’un fou, qui, sans y songer, joue avec ces terribles idées comme un enfant avec un serpent... ou bien es-tu un envoyé de l’enfer, qui vient au-devant de nos désirs criminels pour nous précipiter dans l’abyme ? fou ou démon, ton conseil est infernal.

OSSIP.

Ce n’est pas un conseil, Excellence ; je sais trop bien qu’il ne me convient pas d’en donner à un prince. Je vous ai dit seulement ce que je pense et c’est mon devoir ; car, si je suis à vous, ma tête vous appartient aussi et les pensées qu’elle enfante de même... mes paroles sont peut-être celles d’un fou... mais elles ont un certain goût de sagesse.

ALEXIS.

Lui ! qui me témoigne tant d’amitié, le bien-aimé de ma mère le fils de mon père, qui dans mon enfance turbulente a mille fois risqué sa vie pour la mienne... lui, mon esclave ! j’oublierais quel sort lui réservait mon père, ce qu’il m’ordonnait à son lit de mort... Ô crime ! crime contre tout ce qui est bon et sacré...

OSSIP.

Votre père n’a rien ordonné... il a prononcé son nom et voilà tout... s’il avait voulu l’affranchir, il l’aurait fait par un testament...

ALEXIS.

Silence ! silence là-dessus. Sors et prie-le devenir... j’ai besoin de lui parler.

OSSIP.

Ah ! comme il va bénir votre bonté !

Il sort.

 

 

Scène X

 

ALEXIS, seul

 

Ils s’aiment ! ils veulent s’épouser ! rêves d’une imagination égarée. Erreur née dans ces pays où règne une folle égalité, où les plus humbles ne craignent pas de porter leurs regards jus qu’aux plus élevés... ici ils reconnaîtront l’impossibilité de leurs projets... Et s’ils persistent ?... s’ils persistent... oh ! non... s’ils le veulent ?... eh bien !... alors...

Isidore entre.

 

 

Scène XI

 

ALEXIS, ISIDORE

 

ISIDORE.

J’ai rencontré ton messager. J’avais le même désir, je voulais te parler.

ALEXIS.

Que voulais-tu de moi ?

ISIDORE.

Te prier d’accomplir une formalité que l’on me dit être nécessaire et qui est sans doute dans tes intentions, de me donner une lettre d’affranchissement.

ALEXIS.

Je te la promets... tu l’auras bientôt.

ISIDORE.

Non pas bientôt, mon frère ; dans une affaire de cette importance ne laissons rien dans le vague.

ALEXIS.

Tu es bien pressant ! te méfies-tu de moi ?

ISIDORE.

Je me méfie du temps qui peut amener des événements inattendus... si un malheur... si je passais à tes héritiers, compté parmi tes esclaves...

ALEXIS.

À la bonne heure demain... après-demain...

ISIDORE.

Non, mon frère, aujourd’hui même ; il ne faut qu’un instant.

ALEXIS.

Soit, aujourd’hui même, si tu me dis le vrai motif de ton impatience.

ISIDORE.

Je te l’ai dit.

ALEXIS.

Non tu ne l’as pas dit... tiens ! tu rougis ! la honte couvre ton front... tu n’entends rien au mensonge... tu aimes, tu bâtis de brillants projets sur cet amour... oui, je l’ai deviné, tu es aimé de la comtesse Emma... ne le nies pas.

ISIDORE.

Pourquoi le nier, si tu le sais ? j’en suis fâché pour toi, tu n’as pas appris par une voie que la loyauté approuve, ce que nous avions le droit et le besoin de tenir secret... Nier ! dois-je craindre ton jugement ? oui, je l’aime ; déjà depuis trois ans nos cœurs sont unis.

ALEXIS.

Cependant...où te conduira cet amour ?

ISIDORE.

À l’autel... au bonheur !

ALEXIS.

Est-il possible ? elle et toi ! c’est bien, elle a été faible et tu la punis de sa faiblesse par le don de ta main... sais-tu bien où tu es né ?

ISIDORE.

Je ne le sais que trop ! mais il eût été généreux à toi de l’oublier... c’est l’être peu que de réveiller les fautes d’un père que la terre recouvre.

ALEXIS.

La faute est à lui, mais à toi la honte. Ne lève pas ainsi le front on y voit le signe de ton abjection... il ne m’est pas permis de songer à la fille des Czars ; si j’avais cette audace, je serais un traître ; car je ne suis pas né sur la pourpre. La naissance règle notre sort ; supporte le tien. Personne ne songe à humilier celui qui se tient à sa place. Si tu fais descendre la noble Emma jusqu’à toi, tu l’exposes à la haine de ses parents, au mépris et à la dérision du monde... alors ta honte est mille fois méritée. Tu es un bâtard d’âme et de corps. Subis ton sort.

ISIDORE.

Wolodimir, modère-toi ! j’ai supporté l’humeur altière de ton enfance... il y a huit ans de cela... je ne pourrais aujourd’hui supporter les injures de l’homme fait ! Que veux-tu de moi ? La Comtesse espère...

ALEXIS.

Elle espère, quelle folie ! elle court à sa ruine, Tu dois la retenir, la préserver d’elle-même, si tu as vraiment de l’amour pour elle.

ISIDORE.

Un bonheur inespéré me donne un ange, peut-être en dédommagement de ma naissance, et je le repousserais ! non ! l’abnégation de soi-même est au-dessus des forces humaines... la vie n’est rien pour moi si ce n’est avec elle...

ALEXIS.

Sais-tu que je l’aime ?

ISIDORE.

Oui, je le sais... je le sais !

ALEXIS.

Elle le sait aussi, il faut que le monde le sache... oui, je l’aime ; je n’aimai jamais, je n’aimerai jamais rien qu’elle : c’est mon amour qui me donne la vie.

ISIDORE.

Pauvre frère !

ALEXIS.

Le suis-je, ton frère ? eh bien ! ne détruis pas mon espoir. Prends pitié de moi... Ton cœur est tranquille, ton âme est calme ; tu peux y renoncer... moi, je ne puis que mourir.

ISIDORE.

C’est à toi, qui l’aimes à peine depuis autant de semaines que moi d’années... à toi qui ne l’aimes pas, qui ne peux l’aimer.

ALEXIS.

Je ne puis l’aimer ! pourquoi ? elle est d’une haute naissance ; je suis de la race de Rourick ; elle est riche, je le suis davantage. Que veut-elle ? de l’éclat : je puis la couvrir de perles et de diamants comme l’image d’une sainte... de l’amour... oh ! qui aime plus ardemment que moi...

Il s’avance vers Isidore.

Je te supplie, et si je voulais...

ISIDORE.

Si tu voulais...

ALEXIS.

Non, non, frère ! tu l’aimes, je le vois bien ; je ne le nie pas... je sais aussi que tu veux ses biens, son or... Prends la moitié de mon héritage ; prends davantage : laisse-moi le plus pauvre de nous deux ; promets-moi seulement, jure-moi que tu ne la verras plus, que tu t’éloigneras, que tu seras mort pour elle... pour toujours...

ISIDORE.

Jeune insensé, qui me croit sans âme parce qu’il me voit sans fureur ! Modère-toi, et, songes-y : à quoi te servirait que je t’écoutasse ? Elle me regretterait ou me mépriserait ; mais elle t’aimerait pas.

ALEXIS.

Elle m’aimerait ! l’oubli entrerait dans son cœur... Au nom de l’amitié fraternelle, Isidore !

ISIDORE.

L’amitié fraternelle ne va pas aussi loin.

ALEXIS.

Tu refuses ton frère ?

ISIDORE.

C’en est assez, te dis-je. Je me mépriserais moi-même si je me rendais à tes prières.

ALEXIS.

Méprise-toi donc, car tu renonceras à la Comtesse.

ISIDORE.

Qui m’y forcera ?

ALEXIS, s’approchant fièrement.

Où est ta lettre d’affranchissement, esclave ?

ISIDORE.

Ô ciel !

ALEXIS.

Tu pâlis, tu trembles devant ton maître... Serf ! entends mes ordres... n’approche plus d’elle, ne la regarde plus... Sois aveugle quand elle paraîtra, sourd quand elle t’adressera la parole... ne songe plus à elle, arrache son image de ton cœur. Je ferai suivre tes pas, surveiller ton sommeil, et si tu’ me désobéis, même de pensée, redoute la colère de ton maître.

ISIDORE.

Insensé ! misérable !... si je ne respectais en toi le souvenir de mon père, de ma bienfaitrice... Fuyons, fuyons pour toujours... que cette pensée ne me fasse pas commettre un crime.

Il va s’éloigner ; le Prince frappe dans ses mains.

 

 

Scène XII

 

ALEXIS, ISIDORE, OSSIP, PETEROW, FŒDOR, SERFS

 

ALEXIS, aux serfs.

Emparez-vous de ce rebelle ; qu’on l’enferme.

ISIDORE.

Que personne ne le tente, s’il tient à la vie.

OSSIP, à demi-voix.

Cédez, rendez-vous ; je connais le Prince : la résistance serait inutile.

ISIDORE.

Oui, tu as raison, ton conseil est bon... Venez, venez.

On l’attache.

OSSIP, à part.

Bravo ! prince Alexis... tu gagneras ainsi la haine de la Comtesse et non son amour ; tu ne l’auras pas, et lui non plus... Il ne faut pas que le bonheur entre dans une maison où ils ont brisé le cœur de ma femme.

ISIDORE, s’avançant au milieu de la scène.

Ô mon père ! du haut du ciel contemple ton ouvrage.

Les serfs l’entourent ; on va l’emmener. Alexis est absorbé ; sur le côté en face, Ossip regarde les deux frères avec une joie féroce.

 

 

ACTE II

 

Une prison ; au fond, une fenêtre grillée ; une porte à gauche.

 

 

Scène première

 

ISIDORE, assis sur une pierre, OSSIP

 

OSSIP, entrant.

Bonjour, Isidore Pawlitsch ; ayez-vous bien dormi ?

ISIDORE.

Je désire que mon frère ait dormi aussi paisiblement que moi.

OSSIP.

Avez-vous un frère ? je n’en savais rien... vous avez rêvé cela... C’est une mauvaise habitude que de regarder ses rêves comme des réalités.

ISIDORE.

Que me veux-tu ?

OSSIP.

Ah ! oui... Notre maître vous fait demander si ayez vous fait vos réflexions.

ISIDORE.

Il n’est pas besoin de réflexions.

OSSIP.

C’est ce que j’ai dit. Je sais ce que c’est que l’amour... et la Comtesse est si belle, si douce, si aimable, que vous ne seriez pas digne... Enfin, il faut vous décider... Si vous obéissez à notre maître, vous aurez votre liberté et de l’argent tant que vous en voudrez... vous pourrez même faire le portrait de la Comtesse et l’emporter. Si vous vous opposez au maître, vous resterez serf, et, comme serf, vous ne pourrez jamais posséder la Comtesse... Eh bien ?

ISIDORE.

Je m’en tiens à ma première réponse.

OSSIP.

J’en étais sûr... et, quand je vois cette noble Comtesse aussi belle... Mais, songez-y bien, au moins.

ISIDORE.

Tu connais ma résolutions, instruis-en ton maître.

OSSIP.

C’est inutile ; dans ce cas, j’ai l’ordre de vous faire habiller.

ISIDORE.

Habiller... pourquoi ?

OSSIP.

Pour prendre le costume de votre état, celui d’un esclave, d’un serf... ne l’êtes-vous pas ?

ISIDORE.

Oui... Ô mon père ! pourquoi avoir éveillé dans mon cœur des sentiments plus nobles et plus généreux, si c’était là le sort que tu me destinais ?

OSSIP.

Ah dam ! lui, il n’y pensait pas ; mais dans cette vie il faut s’attendre à tout... D’ailleurs. que vous demande-t-on ? d’en dosser une livrée.

ISIDORE.

La livrée... moi ! c’est un complot infernal... Non.

OSSIP.

Êtes-vous si fier, mon cousin ? nous la portons tous... votre mère, car les femmes aussi sont esclaves, votre mère la portait ; d’ailleurs, soyez tranquille, c’est une fantaisie, un caprice... À quoi seriez-vous bon comme serf ? il vaut mieux vous laisser libre.

ISIDORE.

Mais paraître à ses yeux, aux regards... d’Emma, peut-être, sous ce costume avilissant... jamais... je ne le puis.

OSSIP.

Vous avez tort de refuser ce que vous feriez pour un bal de carnaval. Ce déguisement ne change rien à votre position... c’est moi qui l’ai choisi : un bel habit de chasseur vert comme le printemps ; vous aurez presque l’air d’un colonel des gardes. Vous allez le voir, je vais le chercher.

Il sort.

 

 

Scène II

 

ISIDORE, UN SERF

 

Isidore est absorbé dans ses réflexions ; un serf frappe en dehors à la fenêtre ; il ouvre, le serf lui remet une lettre et disparaît.

 

 

Scène III

 

ISIDORE, seul

 

Une lettre ! elle est d’Emma... elle sait tout.

Il lit.

« Vous êtes au pouvoir d’un insensé ; au nom du ciel point de résistance à ses volontés... conformez-vous, autant que possible à sa folie ; ne vous attirez pas d’indignes traitements... Je pars cette nuit pour Moscou. La volonté de notre souverain est, Dieu merci, plus forte qu’une loi barbare. Au nom de notre amour, soyez patient dans le malheur. EMMA. » Oui, ta prière est sacrée : il le faut. Qu’amènerait la résistance, d’horribles scènes... du sang... et nous somme fils du même père.

 

 

Scène IV

 

OSSIP, ISIDORE

 

OSSIP, portant un habit de chasseur qu’il dépose sur le banc de pierre.

Le voici, cet habit... Ne faut-il pas se faire tant prier pour paraître quelques instants aux yeux de votre frère sous ce costume ?

Regardant l’habit.

C’est magnifique... j’en serais fier, moi. Il est vrai que je suis serf de nom et d’âme, n’est ce pas ?

ISIDORE.

Elle ne doit plus rester que quelques instants dans ce pays, ainsi je ne paraîtrai pas devant elle.

OSSIP.

C’est devant lui seul, dans un pavillon écarté du jardin que j’ai ordre de vous conduire. Si vous ne le contrariez pas, son caprice passera.

ISIDORE.

Elle le veut... allons, du courage, soumettons-nous.

Il défait son habit.

OSSIP.

À la bonne heure, donc !

ISIDORE, prend l’habit et le repousse.

Je ne puis... il le faut pourtant.

Il l’endosse, Ossip l’aide.

OSSIP.

Et des armes aussi.

Il prend le couteau de chasse et le tire du fourreau.

Et mortelles !

ISIDORE, reculant.

Non... je ne veux pas de cette arme !

OSSIP.

Pourquoi donc ? cela est indispensable avec ce costume.

Il lui passe le ceinturon.

Un fameux chasseur, qui a peur d’un couteau de chasse.

Le regardant.

En vérité cet habit vous va mieux que l’autre... je suis tout joyeux de vous voir ainsi : vous voilà un des nôtres, aussi je veux vous tutoyer, vous appeler mon cousin... Sois le bienvenu, cousin ! que diable aussi allais tu faire parmi les élus ? ils t’auraient regardé par-dessus l’épaule, remercié d’un coup d’œil quand tu les aurais salué très humblement, tu ne pouvais les aimer et il ne t’était pas permis de les haïr. Est-ce là vivre ? La comtesse sans doute... mais tu ne peux l’avoir et il y a de jolies filles parmi nous... te souviens-tu d’Axinia ?

ISIDORE.

Je n’oublierai jamais la compagne des jeux de mon enfance, elle était si bonne et si belle ! une fleur qu’on a écrasée sans pitié ! hier encore, en visitant le tombeau de mon père, je me suis agenouillé sur sa tombe.

OSSIP, lui prenant vivement la main.

Vous l’avez fait ?... tu as prié ?... oui, oui, je le crois tu as bon cœur, tu n’es pas de cette race des maîtres... laisse-les, laisse-les ! tu seras heureux avec nous, je parlerai pour toi, tu ne resteras pas laquais, et, bien que tu ne sois pas un enfant légitime, tu n’es pas moins mon cousin... Mais viens, viens au tombeau d’Axinia, c’est aujourd’hui l’anniversaire de sa mort.

Il l’entraîne. La décoration change.

 

 

Scène V

 

ALEXIS, seul

 

Des jardins élégants. À gauche, un pavillon ouvert dans lequel on voit une table préparée pour un déjeuner.

Il entre sa montre à la main.

Elle va venir ! dans une heure ! j’ai peine à contenir mon impatience, je ne puis respirer... ma poitrine est oppressée ? pourquoi ?... suis-je le coupable ? non, non, c’est elle qui, foulant aux pieds toutes les convenances, s’attache à un esclave, je serai entr’eux comme un juge terrible.

Il se verse du vin et boit.

 

 

Scène VI

 

OSSIP, ALEXIS

 

ALEXIS.

Eh bien, s’est-il rendu ?

OSSIP.

Non, Excellence ! il s’est laissé habiller ; l’habit de chasseur lui sied à ravir.

ALEXIS.

Il s’est laissé faire ?

OSSIP.

Oui, Excellence, sans résister, tranquillement comme si ça lui convenait, comme si c’était le costume de grand-veneur qu’on lui apportât ; seulement il ne sait pas la rencontre que vous lui ménagez.

ALEXIS.

Il est tranquille, et l’enfer est dans mon cœur !... je suis le malheureux, et il est au comble de la félicité... que craint-il ? sa véritable richesse, son bien le plus précieux, l’amour de la Comtesse, il ne peut la perdre. Quoi, je puis couvrir d’or tout cet espace, trente mille créatures humaines sont ma propriété et je ne puis triompher d’un esclave ! Ô je briserai cette fierté ! je rejetterai dans son âme les angoisses qu’il me fait éprouver.

OSSIP.

J’oserai-vous donner un conseil, Monseigneur, ne les laissez pas près l’un de l’autre, cela ne vaut rien, j’y ai songé... envoyez-le plutôt dans vos terres éloignées, à Perme. Cette entrevue serait sans effet, vous pouvez humilier la Comtesse, mais non lui ôter son amour.

ALEXIS.

Je ne veux point de son amour, je la hais. Le prince Wolodimir demandera-t-il en suppliant ce qu’elle accorde à un esclave ?... je ne veux point de son amour ! je ne veux qu’assouvir ma haine ; oui, je le jure, je veux la couvrir de honte.

OSSIP.

N’importe, je vous conseille encore de ne pas les faire trouver ensemble.

ALEXIS.

Silence !silence, fou !

OSSIP.

Fou ! soit ; vous n’avez pas moins suivi mon conseil hier... si je suis un fou, qu’est donc celui qui suit mon avis ?

ALEXIS.

Silence, te dis-je !

 

 

Scène VII

 

OSSIP, ALEXIS, PETEROFF, SERFS

 

PETEROFF.

La Comtesse entre au château.

 

 

Scène VIII

 

ALEXIS, EMMA, PETEROFF, SERFS

 

Le prince est allé au-devant d’Emma ; il lui donne la main et l’amène à l’avant scène. Il fait un signe à Ossip qui disparaît.

ALEXIS.

Vous avez daigné, madame, ne pas rejeter mon invitation.

EMMA.

J’ai d’autant moins voulu vous refuser, que nous seront plus longtemps sans nous voir...

ALEXIS.

Quoi, voulez-vous nous quitter ?

EMMA.

Demain de bonne heure je pars, je me rends dans mes terres, près de Kasan ; je ne les ai pas visitées depuis mon retour, je veux connaître l’état de mes vassaux et savoir s’ils sont traités avec humanité. Vous savez, Prince, combien peu il est permis de se fier aux intendants.

ALEXIS, impatient et sans l’écouter.

Vous avez parfaitement raison.

À Peteroff.

Le déjeuner !

On sert le déjeuner ; Alexis conduit Emma à la table ; ils s’asseyent.

 

 

Scène IX

 

OSSIP, conduisant ISIDORE, en chasseur, ALEXIS, EMMA, assis dans le pavillon, PETEROFF, FŒDOR, SERFS

 

OSSIP.

Avancez, ne craignez rien, vous êtes avec des amis.

ISIDORE, reconnaissant Emma.

Dieu ! que vois-je... Emma ! misérable, ou m’as-tu conduit ?

Il se trouve près du prince et en face d’Emma.

ALEXIS.

Une de vos connaissances, si votre mémoire ne vous trahit pas.

EMMA, regardant Isidore.

En effet... je n’aurais pu reconnaître l’ancien ami de ma mère sous ce costume.

ISIDORE.

Le costume n’a rien changé aux sentiments qui lui avaient mérité cette honorable distinction.

ALEXIS.

Comment, serf, tu parles !

EMMA.

Calmez-vous, Prince je vous prie... je suis la cause de cette injuste rigueur.

ALEXIS.

Du vin, chasseur, du vin.

Ossip passe un flacon à Isidore ; la Comtesse le prend.

EMMA.

Permettez que je me serve moi-même.

ALEXIS.

De grâce.

EMNA.

Permettez que je sois aussi votre échanson.

ALEXIS, à part.

Serpent, ne pourrais-je donc t’écraser ?

Haut.

Ce laquais est d’une maladresse... son séjour à l’étranger l’a entièrement gâté... mais un prompt châtiment.

ISIDORE, s’avançant.

Miséra...

EMMA, l’arrêtant d’un signe.

Il deviendra docile, Prince, il saura céder à la nécessité... mais j’oublie que mes préparatifs de départ m’appellent...

Elle se lève.

Je suis fâchée, Prince, de me montrer si avare de mon temps avec vous.

Elle descend en scène, vers la droite.

ALEXIS, debout, toujours près de la table.

Cette prompte retraite m’annonce que mon accueil n’a pas su vous plaire... Peut-être êtes-vous blessée de voir votre ancien maître changé en valet... Sans doute c’était une plus noble fonction, celle de vous instruire.

EMMA.

Tout homme peut élever jusqu’à lui son état.

ALEXIS.

Malédiction !

Il se verse et rend le flacon à Isidore.

Tiens... De quelle faveur peut se vanter mon esclave... L’air de l’Italie fait tant de miracles qu’il a effacé la trace de son collier, et l’a placé sur la même ligne que la comtesse Emma.

EMMA.

Ce n’est pas l’Italie, mais la noblesse de son âme qui l’a rendu digne de moi.

ALEXIS.

Digne ! Ah ! que ce mot est froid... Point de contrainte pour moi, point de fausse honte ! Une si noble passion, doit-on craindre de l’avouer hautement... Vous croyez peut-être que je serai jaloux du bonheur d’un esclave ?

ΕΜΜΑ.

Prince, je suis chez vous.

ALEXIS.

Le bonheur !... Je veux boire à votre bonheur futur.

À Isidore.

Verse.

Isidore est tremblant, il verse mal, le Prince le saisit à la gorge.

Misérable drôle !

ISIDORE, tirant son couteau de chasse.

Meurs donc, puisque tu le veux, infâme !

EMMA.

Isidore !

Elle se jette entre Isidore et Alexis, au moment où son amant se précipite, le couteau de chasse à la main.

ISIDORE.

Grand Dieu ! êtes-vous blessée, Comtesse !...

Il jette le couteau de chasse, prend Emma dans ses bras, et la place sur une chaise.

Oh ! pardonne à un insensé... ouvre les yeux, laisse moi voir mon pardon dans tes regards.

EMMA, revenant à elle.

Calme-toi, mon ami, ce n’est rien... l’émotion seulement... Au prix de tout mon sang, j’aurais voulu t’épargner ce terrible moment !

ALEXIS, aux serfs.

Quoi ! lâches, vous restez-là... Saisissez l’assassin de votre maître, qu’on l’emmène, qu’on l’enchaîne jusqu’à ce qu’on ait prononcé sa sentence.

On entraine Isidore.

EMMA.

Prince ! un mot, un seul !

ALEXIS.

Qu’on l’emmène.

EMMA.

Au nom du Ciel !

ALEXIS.

Obéissez, ou craignez ma colère.

On emmène Isidore.

 

 

Scène X

 

ALEXIS, EMMA

 

ALEXIS.

Maintenant, Madame, qu’avez-vous à me dire ?

EMMA, accablée.

Rien... je ne sais... je ne sais plus rien.

ALEXIS.

Rien... Eh bien ! achevez votre ouvrage, donnez lui votre main, soyez la femme de mon esclave, et mon esclave vous même.

EMMA, se ranimant.

Oui, je l’aime, et j’en suis fière. Son amour est honorable ; tandis qu’il fait oublier par sa vertu la faute de votre père, vous la rappelez pas vos vices ; vous demandiez mon amour, le vôtre serait celui d’un tigre. Vous n’aurez que ma haine... J’ignorais encore ce poison... mais vous me l’avez fait connaître, je vous hais ! Que cette faute retombe encore sur votre tête.

Elle sort.

ALEXIS, la suivant jusqu’au fond.

Emma ! écoutez-moi, je vous en conjure.

 

 

Scène XI

 

OSSIP, ALEXIS

 

ALEXIS.

Rien ! Je n’ai pu rien obtenir... pas un mot, pas un regard ! Qu’elle est noble et belle dans sa colère ! dois-je l’aimer ou la haïr ! Quelle patience contre mes sarcasmes ! Quelle douceur contre ma rage... Comme elle sacrifiait généreusement sa vie pour son bien-aimé... Oh ! si je pouvais dire seulement une fois elle est à moi... et puis mourir !

À Ossip, qui sort du pavillon en fredonnant et en pinçant une guitare.

Que fais-tu ici ?

OSSIP.

J’essaie une ballade, Excellence, pour vous la chanter ce soir, si vous ne pouvez dormir

ALEXIS.

Plût au Ciel ! qu’on pat m’endormir avec des refrains ! Dormir ! lorsque la rage dévore mon cœur... Dormir ! lorsqu’elle m’est ravie... et par qui ?

OSSIP.

Oh ! celui-là de nuira pas longtemps à votre Excellence ; il est dans les fers, et, si vous le livrez aux juges, marqué, et pour la vie dans les mines.

ALEXIS.

Il le mérite. Je l’ai supplié, conjuré ; il a rejeté mes offres, mon or, levé son arme sur moi ! Ah ! je sens ma tête se briser lorsque je pense à lui... Quelque soit son sort, il le mérite.

OSSIP.

Et c’est ainsi que vous voulez plaire à la comtesse ?

ALEXIS.

Comment l’obtenir ? dis-moi à quel prix... Il me la faut... Entends-tu... Il me la faut.

OSSIP.

Je n’y puis rien, Monseigneur.

ALEXIS.

Non... Eh bien !... cherche... invente un moyen, esclave... pense pour ton maître... Je ne le puis, moi, ma tête est ardente... Tu es calme, toi, comme Satan... réfléchis, tu auras des trésors... la liberté...

OSSIP.

Vraiment... Pourriez-vous ressusciter les morts ?

ALEXIS.

Que veux-tu dire ?

OSSIP.

Vous ne le pouvez pas... alors que m’importe la liberté ?... Je n’ai pas de conseil à vous donner ; mais, tenez, écoutez cette ballade que je repassais quand vous êtes venu ; c’est une histoire à peu près semblable à la vôtre.

ALEXIS.

Voyons, la musique calmera peut-être mes sens.

OSSIP chante.

Air de M. Pâris.

De Fœdora le sort trahit les armes...

Il s’interrompt.

Fœdora, Seigneur, était une princesse qui s’était révoltée contre son souverain.

Il reprend.

De Fœdora le sort trahit les armes,
Son beau visage est inondé de larmes !
Las ! songe-t-elle aux maux qu’elle a soufferts ?
Non ; du vainqueur elle brave l’outrage :
Mais sur un autre il peut porter sa rage,
Celui qu’elle aime, Iwan est dans les fers !
Le Tzar brûlait d’une ardeur non moins vive...
Écoute enfin, dit-il à sa captive,
À ton amour deux partis sont offerts,
Iwan périt si tu restes fidèle,
Mais suis mes pas ce soir à la chapelle,
Et dans l’instant je fais tomber ses fers !

Ossip se tait.

ALEXIS

Et Fœdora, que répond-elle ?

OSSIP.

Je n’en sais rien ; Excellence ; mais sans doute elle y consent, si elle aime en effet Iwan.

ALEXIS.

Eh bien, je veux, comme le Tzar, mettre un prix à la tête de mon esclave, le marchander avec elle... Ô marché infâme ! mais il le faut... elle ou la mort !

Il va pour sortir, Ossip l’arrête.

OSSIP.

Écoutez-moi, Excellence ; au nom de votre amour, n’allez pas chez elle ; ou je me trompe fort, ou avant peu elle viendra vous supplier de rendre la liberté à Isidore... et quand on de mander à capituler, on est prêt à se rendre.

ALEXIS.

N’est-ce pas, elle consentira... tu le crois ?

OSSIP.

Certainement... après bien des soupirs et des pleurs cependant... mais le temps apaise tout, et à la longue elle l’oubliera... Qu’y a-t-il donc de si terrible là-dedans... que de jeune filles sont forcées de se marier contre leur gré... vous aussi vous avez connu une infortunée...

ALEXIS.

C’est bien ! assez...

OSSIP.

Sans doute ! que sont les maux d’un serf ? n’est-il pas né pour souffrir... les larmes des esclaves n’inspirent que du dégout aux maîtres.

ALEXIS.

Et si sa haine pouvait céder à mon amour.

OSSIP.

Oh ! alors... mais c’est un point fort douteux... Rentrez dans votre appartement ; moi, j’attends ici la comtesse, car elle у viendra, soyez en sûr, et tenez la voilà, j’irai vous rendre compte de ses intentions, éloignez-vous.

ALEXIS.

Je t’attends.

Il sort par le pavillon.

 

 

Scène XII

 

EMMA, OSSIP

 

EMMA.

C’est toi que je cherchais, Ossip... il faut délivrer Isidore... je le donnerai de l’or.

OSSIP.

Moi, Madame la comtesse ! Ah ! comment une dame vertueuse comme votre Excellence peut-elle venir tenter ainsi un pauvre serf ?

EMMA.

Permets que l’infortuné ait recours à la fuite, tu le peux je le sais, et nul autre que toi...

OSSIP.

C’est pour cela que votre Excellence ne devrait pas chercher à me séduire ; j’ai toujours servi mes maîtres avec fidélité et je ne commencerai pas à présent à les trahir... j’aime Isidore, c’est mon cousin... mais ce serait mon fils, je ne pourrais le tirer de là et lui épargner le châtiment qu’il a mérité.

EMMA.

Qu’il mérite ! n’as-tu pas vu comme il a été cruellement excité.

OSSIP.

Je l’ai vu et mon cœur en a saigné ; mais l’esclave doit sup porter en silence la colère de son maître... Isidore est serf, et la rébellion à main armée contre le prince est haute trahison...

EMMA.

Ô mon Dieu ! que faut-il faire ?... j’irai trouver le Czar.

OSSIP.

Dieu est en haut et le Czar est loin... si vous voulez le sauver, il faut vous hâter, car une fois livré au tribunal rien ne pourrait l’empêcher de subir son terrible arrêt...

EMMA.

Tout espoir m’est donc ravi.

OSSIP.

Que ne vous adressez-vous au Prince ?

EMMA.

À lui ?

OSSIP.

Lui seul peut faire remise du châtiment.

EMMA, tombant sur un siège.

Lui seul !... Ô mon Dieu ! tes épreuves sont cruelles.

Silence.

Je puis le délivrer !... je le dois ! ah ! mon cœur se révolte... non, non, je dois le sauver, l’amour le plus vrai est celui qui se sacrifie. Je parlerai à ton maître.

OSSIP.

Excellence, que ce soit bientôt, car regardez...

 

 

Scène XIII

 

EMMA, OSSIP, ISIDORE, PETEROFF, FŒDOR, SERFS

 

Isidore, enchainé, est conduit par les serfs. Il paraît au fond.

EMMA.

Grand dieu ! où le conduisent-ils ?

OSSIP.

On va le livrer aux juges...et alors plus d’espoir...

EMMA.

Malheureux !

OSSIP.

Quel chagrin pour votre Excellence, s’il fallait vous-même déposer contre lui.

EMMA, au fond.

Arrêtez !

Le cortège s’arrête à sa voix. Isidore, qui avait la tête baissée, la relève.

ISIDORE.

Emma !

Il veut s’avancer ; on le retient.

EMMA.

C’en est fait, les doux rêves de bonheur sont évanouis... tout est fini pour moi !

À Ossip.

Dis à ton maître... que la lettre d’affranchissement d’Isidore soit remise dans les mains du prêtre, et dans une heure... qu’il vienne à l’autel... il y trouvera sa victime.

Elle tombe évanouie sur le fauteuil.

OSSIP.

Ah ?... une pâle fiancée !

 

 

ACTE III

 

Un immense vestibule, orné de caisses d’arbustes et de fleurs. De chaque côté des portes conduisant aux appartements, vers le milieu du théâtre, des portes en vitrages garnies de grands rideaux. Il fait nuit, le théâtre n’est éclairé que par des candélabres.

 

 

Scène première

 

PETEROFF, FŒDOR, SERFS

 

Au lever du rideau, les portes vitrées sont ouvertes et laissent le théâtre dans toute sa profondeur. Les serfs boivent et se livrent à différents jeux. Peteroff chante ; on danse sur le refrain.

PETEROFF.

Ronde.

Air de C. M. de Weber.
Par fois en cachette,
Fille le matin
Va dans sa retraite
Trouver le devin :
Dis-moi si l’on m’aime,
Dis-moi, si moi-même
Je puis faire le serment
De n’aimer jamais qu’un amant !

– Laissons mon grimoire,
Répond le devin,
J’aime mieux en croire
Tes yeux que ta main.
J’entends leur langage ;
Mais fille à ton âge
Ne peut faire le serment
De n’aimer jamais qu’un amant.

Bientôt vint pour elle
S’offrir un époux ;
D’abord à la belle
Les nœuds semblent doux,
Et dans son ivresse
Elle dit sans cesse :
J’en puis faire le serment,
Mon époux sera mon amant...

Hélas ! la pauvrette
Ignorait l’Amour !
Ce dieu qui la guette
Bientôt eut son tour
L’époux qu’on abuse
De rien ne l’accuse ;
Il sait qu’elle a fait serment
De n’aimer jamais qu’un amant.

 

 

Scène II

 

PETEROFF, FŒDOR, OSSIP, SERFS

 

OSSIP.

Allons, c’est bien ! réjouissez-vous !

PETEROFF, buvant.

Tu vois, nous sommes en train.

OSSIP.

Il y a de quoi.

FŒDOR.

Sans doute ! le maître, en raison de son mariage, nous accorde des grâces, des faveurs, des récompenses...

OSSIP.

Lesquelles ?

PETEROFF.

Dix d’entre nous pourront aller à Pétersbourg exercer un état.

OSSIP.

Pourvu qu’ils payent la permission peut-être plus qu’ils ne gagneront.

FŒDOR.

Cinq autres vont se marier ?

OSSIP.

Tu appelles cela une grâce, une récompense ?

PETEROFF.

Ah ! tu vois toujours tout en noir ; si l’on t’écoutait l’on ne jouirait jamais de rien. Frères, ne faites pas attention à lui, continuons nos jeux.

On se remet à danser.

OSSIP.

Oui, oui, dépêchez-vous de vous amuser.

FŒDOR.

Pourquoi ?

OSSIP.

Pourquoi ? parce que ça ne dure pas longtemps.

FŒDOR.

Notre maître n’est-il pas au comble de ses vœux ?

OSSIP.

À présent ; il est à la chapelle, le prêtre l’unit à celle qu’il aime ; mais attendez son retour, ses réflexions...

À part avec un rire infernal.

ses remords... je vous réponds que ce bonheur-là vous vaudra plus de coups de knout que vous n’avez bu de verres d’hydromel. Rangez-vous et prosternez-vous ; voici nos maîtres.

 

 

Scène III

 

PETEROFF, FŒDOR, OSSIP, EMMA, ALEXIS, SERFS

 

Les serfs sont rangés et inclinés. Alexis conduit Emma par la main : elle est en costume de mariée.

ALEXIS.

Enfin tous mes souhaits sont accomplis, vous êtes à moi.

EMMA.

Oui, le ciel a reçu mes serments.

ALEXIS.

J’ai aussi tenu ma promesse... vous avez l’affranchissement d’Isidore... voulez-vous que je lui fasse remettre ?...

EMMA.

Non... sa présence ici serait également pénible pour tous... je l’engagerai moi-même à s’éloigner.

ALEXIS.

Je m’en rapporte à votre prudence.

EMMA.

Tes événements se sont succédés avec une telle rapidité que vous n’avez pu en instruire votre famille, la mienne... il ne serait pas convenable, je pense, d’attendre plus longtemps.

ALEXIS.

Je vais faire à l’instant partir des courriers, annoncer à tous nos amis, notre bonheur, notre union, et je reviens auprès de vous.

Il baise la main d’Emma. À Ossip.

Tu diras à Isidore que des chevaux l’attendent à la porte du château.

Il sort. On ferme les portes vitrées et les rideaux du fond. Le théâtre reste éclairé par des candélabres. Les esclaves se retirent.

 

 

Scène IV

 

EMMA, OSSIP, DES FEMMES

 

Ossip reste au fond observant Emma ; il feint d’arranger les draperies.

EMMA.

Il va venir !... je vais le voir... encore une fois, et puis jamais... ah !...

Elle porte la main à son cœur et sent le bouquet nuptial ; elle touche sa tête et frémit.

Ces ornements ! pourrai-je, ainsi parée, m’offrir à ses regards... Épargnons-lui ce supplice...

Elle les arrache.

OSSIP, qui s’est avancé et la regarde.

Mon maître a été exigeant... je doute qu’une pareille union ait d’heureux résultats...

EMMA.

Hélas ! je vois de sombres nuages s’amonceler dans l’avenir ; mais je suivrai ma route avec courage... Dieu m’aidera à supporter mes maux. J’ai besoin de forces, à présent ; car mon sort ne peut changer.

OSSIP.

Ne peut-il changer ?... un mariage force serait-il valable ?

EMNA.

Il n’était pas forcé : j’ai consenti volontairement... j’ai seulement contraint mon cœur, et maintenant il me faut estimer, honorer, aimer même, celui...

OSSIP.

Je vais vous envoyer Isidore, Excellence.

Il sort, les femmes sortent aussi.

 

 

Scène V

 

EMMA, seule

 

Je n’ai plus qu’une espérance : c’est de ne pouvoir résister à cette pénible lutte... Ô mon Dieu ! si cette espérance est coupable, pardonne, j’attendrai avec résignation l’heure que tu auras désignée.

Pause.

J’approche d’un moment affreux... Pauvre Isidore !... je vais lui remettre sa lettre d’affranchissement... Si je lui écrivais... non, ce serait une lâcheté cruelle... refuser à cet in fortuné un dernier adieu... Peut-être parviendrai-je à adoucir l’amertume de notre séparation.

 

 

Scène VI

 

EMMA, OSSIP

 

OSSIP.

Isidore, Excellence !

EMMA.

Qu’il entre.

Ossip fait entrer Isidore et se retire.

 

 

Scène VII

 

EMMA, ISIDORE

 

ISIDORE.

Vous m’avez fait appeler ?

EMMA.

Et je vous attendais avec impatience, mon ami... voici la lettre d’affranchissement qu’on vous avait injustement refusés. J’ai pensé que vous aimeriez à la recevoir de la main d’une amie.

ISIDORE, regardant le papier.

Mon affranchissement ! je ne pouvais le recevoir que de vous, puisque c’est vous qui l’avez acheté.

EMMA.

Vous savez...

ISIDORE.

De quel prix vous avez payé ma liberté... Je devrais vous remercier, mais je ne me sens pas capable d’apprécier une action si peu commune.

EMMA.

Je vois peu d’amitié dans ces paroles... Je ne retrouve pas en vous cette force d’âme qui m’a si souvent soutenue moi même dans mes douleurs.

ISIDORE.

Ah ! qu’un instant a tout changé ! une heure dans les fers a renversé toutes mes pensées.

EMMA.

Ah ! quittez ce ton froid et amer, je ne l’ai pas mérité ; il me déchire... Croyez que le combat a été douloureux... interrogez votre cœur... j’ai versé bien des larmes ; mais l’espoir d’un autre avenir a soutenu mes forces... qu’il ranime votre courage... Oui, mon ami, nous serons un jour réunis.

ISIDORE.

Vous vous trompez, Madame, si vous pensez que le chagrin de vous perdre, le désespoir de renoncer à votre amour, me dicte le langage que je vous tiens, tout cela est passé... Aussitôt que je me vis traîné devant vous en habit d’esclave, exposé à ses féroces mépris, je connus les humiliations qui vous attendaient à mes côtés, et je renonçai à vous... Oui, si la liberté m’eut été rendue lorsque ma main était encore armée, je me serais plutôt donné la mort, que de placer cette main flétrie dans la vôtre.

EMMA.

Calmez cette exaltation, Isidore.

ISIDORE.

Écoutez-moi, Madame, et vous saurez me comprendre : on m’a couvert de la livrée d’un valet, on m’a forcé d’en faire les fonctions serviles, pour vous humilier en moi. J’ai dû obéir pour échapper à un châtiment plus avilissant encore... on m’a enchaîné, menacé d’une condamnation infamante, de la flétrissure !... Vous croyez peut-être m’en avoir délivré... non... la honte, l’horreur de moi-même me l’ont fait subir à mes yeux. Et comment m’avez-vous racheté de cette condition de la bête de somme ? à quel prix ? Vous vous êtes sacrifiée à ce jeune audacieux, à ce barbare... vous avez immolé vous, moi et mon amour... et pourquoi ces horreurs ? avais-je commis un crime ? non, j’étais né maudit ; j’étais né pour ramper, pour être foulé aux pieds... Le sentiment de sa propre estime seul peut élever l’homme... Ce sentiment n’est plus en moi, je me méprise...

EMMA.

Mon ami, mon ami, comment pouvez-vous vous mépriser parce que vous êtes malheureux ?

ISIDORE.

Oh ! vous ne pouvez sentir ce que j’éprouvé... votre sexe et le nôtre ne comprendront jamais de la même manière cette horrible situation... Votre honneur, c’est la chasteté ; la liberté est le nôtre... L’esclave est déshonoré... l’esclavage est la mort de l’âme.

EMMA.

C’était un acte d’oppression injuste... Vous êtes libre, ne vous remettez pas vous-même dans les fers... Pourquoi ce découragement ? vous êtes jeune, riche... si vous voulez.

ISIDORE.

C’est cela te jetez-moi une aumône... on ne peut offenser un esclave.

EMMA.

N’ai-je donc plus de droits sur votre sort... Eh bien ! repoussez mes dons... retournez dans le beau pays où nous étions heureux, respirer l’oubli de vos chagrins avec cet air délicieux dont nous enivrait l’Italie... Que les beaux-arts...

ISIDORE.

Les arts ! il faut être libre pour les cultiver. Non... tout est passé... je puis m’ouvrir une autre route... Avez-vous encore quelque chose à m’ordonner ?

EMMA.

Non ; nous allons nous séparer... pour la vie. Il me reste une consolation : c’est de voir que vous avez pris un parti... Qui peut vous ravir la noblesse de l’âme ?... honorez en vous l’ami, que s’était choisi mon cour, et pour lequel il s’est brisé aujourd’hui ; l’ami à qui je n’ai renoncé que pour cette vie. C’est ma dernière prière, ma dernière volonté.

ISIDORE.

Adieu !

Il sort précipitamment.

 

 

Scène VIII

 

EMMA, seule

Elle tombe à genoux.

Je mets son sort en tes mains, ô mon Dieu ! dirige son cœur, prête-lui ta force, et ne le laisse pas succomber.

Elle se relève.

Ah ! la crainte est revenue dans mon âme... Je vais voir cet homme !... Mon courage est prêt à m’abandonner.

 

 

Scène IX

 

OSSIP, EMMA

 

OSSIP.

Le Prince demande s’il peut voir votre Excellence ?

EMMA.

Oui... tout à l’heure... dans quelques instants... Je veux sortir pendant cette nuit tranquille ; le calme de la nature apaisera peut-être l’agitation de mon esprit.

Elle sort.

 

 

Scène X

 

OSSIP, seul

 

Par saint Alexandre ! une joyeuse noce ! oui, une joyeuse noce... comme celle d’Axinia...

Il s’assied dans un fauteuil.

Je veux attendre mon maître ici pour lui présenter le coup du soir : de l’absinthe et du fiel... ce ne sera pas un soporifique. Il ne le faut pas non plus... j’ai passé bien des nuits sans dormir ! Une nuit comme ça, sans sommeil et dans le désespoir est un avant-goût de l’enfer... L’on n’a jamais de si mauvaises pensées que dans ces nuits-là. Il ne faut pas qu’il dorme... Ah ! je l’entends.

Il fait semblant de dormir.

 

 

Scène XI

 

OSSIP, ALEXIS

 

ALEXIS, sans voir Ossip.

Je brûle !... tout me semble en feu !... Je veux et je n’ose la voir...

Il voit Ossip et le regarde quelques moments.

Il dort, je crois... oui, par l’enfer ! un cœur plein de haine et de venin !... pas une bonne action dans sa vie, une foule de noirceurs, et il dort !... Allons, s’il peut dormir, et dormir tranquillement, pourquoi le coupable redouterait-il la mort, qui n’est qu’un sommeil ?

Il le secoue.

Lève-toi.

OSSIP, se réveillant en sursaut.

Ah ! Dieu ! Excellence, pardonnez... Qu’ordonnez-vous ?

ALEXIS.

Est-ce ici que tu dois dormir ?

OSSIP.

Je croyais que votre Excellence ne rentrerait pas ici... qu’elle resterait près de sa belle épouse.

ALEXIS.

Silence... je reste ici.

OSSIP.

Votre Excellence plaisante.

ALEXIS.

Serpent...

Il le pousse.

es-tu ivre ?

OSSIP.

Non Excellence, je vous assure... mais j’ai bu à votre santé et à celle de notre nouvelle princesse, c’était mon devoir... c’est un mauvais serviteur que celui qui ne se réjouit pas du bonheur de ses maîtres. Et puis, je voulais m’étourdir sur mes chagrins... c’est aujourd’hui l’anniversaire de la mort d’Axinia, c’est singulier... jour de noce et jour de mort... comme si cela pouvait aller ensemble... la pauvre Axinia ! celle là aussi on l’avait inhumainement contrainte.

ALEXIS.

Misérable ! n’es-tu pas l’auteur de ce que j’ai fait... ne sont ce pas tes insinuations.

OSSIP.

Sans doute, un serf doit faire tout ce qu’il peut pour le bonheur de son maître... s’il y a faute, cela retombe sur son maître... j’ai dit ce que j’ai voulu... c’était à vous de réfléchir...

ALEXIS.

Isidore est-il déjà parti ?

OSSIP.

Probablement ! du moins ses chevaux sont déjà loin... mais fut-il à dix mille verstes, fut-il dans la tombe, il vous fermera toujours le cœur de la Comtesse... vous auriez dû y penser, comme je vous l’ai déjà dit.

ALEXIS.

Hélas ! oui... le seul bruit de son nom, son ombre, son souvenir, tout élève une barrière entre elle et moi... Oh ! que n’ai-je eu le courage d’y renoncer, je serais heureux... heureux en voyant leur bonheur et leur reconnaissance.

OSSIP.

Je crois seulement que votre bonheur n’aurait pas duré longtemps.

ALEXIS.

Oui, je le pouvais... maintenant elle est à moi !... et... n’a-t-elle pas juré à l’autel de m’aimer ?

OSSIP, riant.

Eh ! eh ! quand on a peur on promet l’impossible.

ALEXIS.

Silence ! infâme reptile ! que peut ton venin contre une créature céleste ? Oh ! qu’elle était belle dans sa tristesse, dans sa pâleur ! lorsqu’elle priait, je l’entendais dire doucement : Seigneur, prenez pitié de moi ! Lorsque le prêtre nous appela, elle s’avança d’un pas ferme et assuré... la piété lui donnait des forces... et moi je tremblais près d’elle, à peine ai-je pu dire oui !... et elle est à moi, cet ange... Oh ! s’il n’existait plus, lui ! mon mauvais génie.

OSSIP.

Certainement, il n’aurait pas da naître du tout.

ALEXIS.

Pourquoi tous deux avons nous vu le jour ? car il n’est pas de paix possible entre nous.

 

 

Scène XII

 

ALEXIS, ISIDORE, OSSIP

 

Isidore est entré en silence pendant la phrase précédente.

ISIDORE.

Peut-être par ma mort...

ALEXIS.

Toi ! encore ici ! que veux-tu ?

ISIDORE.

Tu vas l’apprendre... Ossip, sors.

ALEXIS.

Demeure !

ISIDORE.

J’y consens.

À Ossip.

Reste donc ; mais au premier signe, au premier geste.

Il montre un pistolet.

Tu es mort.

ALEXIS.

Viens-tu m’assassiner ?

ISIDORE.

Silence et écoute-moi ! tu sais ce que tu as fait ; tu as détruit tout le bonheur que j’espérais en ce monde, tu as rompu tous les liens qui m’attachaient à la vie... je ne vis plus que pour un sentiment... la vengeance ! je viens la chercher.

Il lui présente un pistolet.

Prends.

ALEXIS.

Moi, mon frère !

ISIDORE.

Est-ce en frère que tu m’as traité ! Cependant, grâce à ta générosité, je suis libre, je suis ton égal.

ALEXIS.

Ah ! c’était justice.

ISIDORE.

Pourquoi donc y mettre un prix ?

ALEXIS.

J’ai déjà causé ton infortune.

ISIDORE.

Que peux-tu donc craindre encore ?

ALEXIS.

Oui, je comprends tes regrets, ton désespoir... Je ne suis pas insensible à ta peine... nous aurions da nous aimer... Pourquoi cette femme est elle venue se placer entre nous ?... mais notre sort est fixé, elle est à moi, tu n’as plus rien à attendre... va-t’en.

ISIDORE.

Ça n’est pas ainsi que nous devons être séparés.

ALEXIS.

Retire-toi... ta raison est égarée, fuis...

ISIDORE.

S’il en était ainsi, tu baignerais déjà dans ton sang... décidons lequel de nous doit faire place à l’autre, car nous ne pouvons plus vivre tous deux... si je succombe... c’est fini, tu la possèdes sans crainte. Si c’est toi... si c’est toi, je recouvre la paix et le calme... je m’éloigne ; mais dans mon exil, je saurai qu’elle est délivrée à jamais de l’exécrable union que tu l’as forcée de contracter devant Dieu !

Il tend le pistolet.

Prends, Prends !

ALEXIS, le saisissant.

Donne ! tu as raison, je le sens ; nous ne pouvons plus vivre tous deux... Oui, tu es la malédiction que m’a légué mon père... tu es l’envoyé de ce dieu sévère qui punit dans les en fans les fautes de leurs parents... Allons, jouons notre sort avec ces dés de plomb !

Il se place.

Tu es l’offensé, tire.

ISIDORE.

Non, je ne veux point d’avantage ; être ou n’être pas, la balance est égale pour moi... Ossip, prends cette balle ; lorsque tu la laisseras tomber, nous tirerons ensemble.

ALEXIS.

Soit.

Ossip prend la balle, s’éloigne. Les deux frères se placent à dix pas et diagonalement. Alexis au fond à gauche, Isidore vers l’avant-scène à droite. Ossip laisse tomber la balle ; ils tirent, tous deux tombent.

OSSIP, s’avançant entr’eux d’un air terrible et montrant les deux corps, puis levant les mains au ciel.

Axinia !

 

 

Scène XIII

 

ALEXIS, ISIDORE, OSSIP, FŒDOR, PETEROFF

 

PETEROFF

Ô ciel ? que se passe-t-il donc ici ?

OSSIP.

Ils ont joué leur vie et perdu tous les deux... Pauvre cousin ! pourquoi a-t-il voulu être libre ?

 

 

Scène XIV

 

ALEXIS, ISIDORE, OSSIP, FŒDOR, PETEROFF, EMMA

 

EMMA.

Qu’ai-je entendu ?

Ossip lui montre les deux frères.

Dieu !

Elle se jette près d’Isidore.

Ne meurs pas, Isidore, mon ami, ou je meurs avec toi.

Il fait un mouvement.

Ô Dieu ! il respire encore !

ISIDORE.

Toi, ici... ah ! je n’osais espérer te revoir... Pardonne.

Il cherche à baiser sa main.

Merci de ton amour ; il n’a pu me con server la vie, mais il adoucit ma mort.

Il expire.

EMMA, poussant un cri.

Ah ! il meurt...

Elle tombe sur lui en silence, puis se mettant à genoux.

Repose, infortuné, jusqu’au temps où nous serons réunis... Nous avons beaucoup souffert l’un pour l’autre, nous méritons de nous revoir un jour.

OSSIP, s’avançant.

Veuve du prince Wolodimir, tes serfs te présentent leurs hommages.

EMMA, se relevant.

Je repousse ce funeste héritage. Isidore, la liberté de mes serfs est le monument que j’élève à ta mémoire. Tous les serfs frappent la terre de leur front.

OSSIP, seul debout.

Liberté, ce mot ne trouve plus d’écho dans mon cœur... il ne le fait plus tressaillir... chère Axinia ! Pourquoi si tard.

Levant les mains au ciel.

Vois-tu, prince Wolodimir, je suis maintenant plus puissant que toi. Le ver que tu as foulé aux pieds a rongé les solives de ta maison... elle s’écroule, et il rampe sur ses ruines.

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