Le Roman d'Elvire (Alexandre DUMAS Père - Adolphe DE LEUVEN)

Opéra-comique en trois actes.

Musique d’Ambroise Thomas.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Opéra-Comique, le 4 février 1860.

 

Personnages

 

LE CHEVALIER GENNARO D’ALBANI

MALATESTA, chef de la police de Palerme

ASCANIO, ami du Chevalier

ANIELLO, espion

LELIO, ami du Chevalier

LEONI, ami du Chevalier

MARCO, ami du Chevalier

LA MARQUISE DE VILLA-BIANCA

LILLA, jeune devineresse

LA SIRENA, personnage muet

DAMES et GENTILHOMMES

GENS DE JUSTICE

SCRIBES

VALETS

Etc.

 

 

ACTE I

 

Une galerie donnant sur la place de Toledo, et qui se ferme à volonté par de riches tentures.

 

 

Scène première

 

Au lever du rideau, le théâtre reste vide, mais on voit passer au fond, sur la place, un brillant cortège de GENTILHOMMES, entourant une litière d’or et de pourpre, sur laquelle est couchée avec nonchalance LA SIRENA, pompeusement parée

 

CHŒUR.

Fêtons notre étoile chérie,

Notre jeune divinité,

Sirena, qui répand la vie

Sur notre brillante cité !

 

C’est grâce à son heureuse image

Que, pour nous, les nuits et les jours

S’écoulent, sans un seul nuage,

Au sein des plaisirs, des amours !

REPRISE.

Fêtons notre étoile chérie, etc.

Les chants s’éloignent graduellement.

 

 

Scène II

 

MALATESTA, entrant par la droite, suivi d’UN DOMESTIQUE

 

MALATESTA.

Tu dis, mon ami, que madame la marquise de Villa-Bianca est à sa toilette ?... J’attendrai son bon plaisir.

Le valet salue, va fermer les tentures du fond et sort.

 

 

Scène III

 

MALATESTA, puis ANIELLO

 

MALATESTA.

À sa toilette !... Bien ; j’aurai le temps de causer avec ce drôle d’Aniello. Placé par moi dans la valetaille de la marquise, je crois qu’il oublie la mission dont il est chargé céans, et qu’il néglige mes intérêts.

ANIELLO, levant le tapis d’une table chargée de livres et de babioles de luxe.

Non, Excellence, ils sont en bonnes mains...

MALATESTA.

Ah ! ah ! sous cette table ?...

ANIELLO, sans se lever.

On est à merveille ici, pour voir et pour entendre...

MALATESTA.

Que se passe-t-il de nouveau dans ce palais ?... Il y avait des chants, une sérénade tout à l’heure...

ANIELLO, se levant et désignant le fond.

C’était là... au dehors, sur la place de Toledo... La Sirena, avec son cortège de musiciens et d’amoureux, qui se rendait à sa villa de Novello...

MALATESTA, avec impatience.

Voyons, voyons, parle-moi plutôt de la marquise de Villa-Bianca... Tu connais mon amour, ma passion...

ANIELLO.

Pour ses deux cent mille ducats de rente...

MALATESTA.

Non ! pour sa personne... à laquelle l’opulence ne nuit pas... La perte de trois épouses m’a livré à bien des pleurs, et il est temps qu’un nouvel hymen les essuie...

ANIELLO.

Eh bien, je sais quelqu’un qui s’est épris comme vous...

MALATESTA.

De la marquise ?... Qui cela ?...

ANIELLO.

Le chevalier Gennaro d’Albani. Il est vrai que c’est seulement quand il n’a pas le sous dans sa poche.

MALATESTA.

Crois-tu donc que c’est bien sérieusement que le chevalier fait la cour à la marquise ?

ANIELLO.

C’est toujours sérieusement, Excellence, qu’un gentilhomme de vingt-cinq ans fait la cour à une femme de soixante.

MALATESTA.

Mais la marquise n’aura ses deux cent mille ducats de rente que si elle gagne son procès...

ANIELLO.

Avec l’appui de Votre Excellence, elle ne peut faire autrement que de le gagner.

MALATESTA.

C’est ce que j’ai laissé entendre à la noble dame, afin qu’elle accueillît mes amoureux soupirs... et je soupire avec une grâce, une élégance !... Je suis très adroit auprès des femmes, je suis même très dangereux...

ANIELLO.

Prenez garde au chevalier !

MALATESTA.

Nous veillerons sur lui !... Tu sais que j’ai l’œil perspicace.

ANIELLO, se souvenant.

Ah !

MALATESTA.

Quoi ?

ANIELLO.

La marquise a envoyé chercher, hier, par sa camériste...

MALATESTA, vivement.

Qui cela ?...

ANIELLO.

Cette petite Cypriote qui dit la bonne aventure...

MALATESTA.

Lilla ?...

Se frottant les mains.

À merveille !... Comme chef suprême de la police de Palerme, Lilla me redoute, Lilla m’est toute dévouée... Je lui ai fourni des renseignements... Et pourvu que la marquise croie à la science de la devineresse...

ANIELLO.

Elle y croira... Oh ! Lilla n’a que des fanatiques...

Écoutant.

Chut !... Voici la marquise...

MALATESTA.

Sauve-toi vite ! et veille à mes intérêts.

ANIELLO.

Oui, monseigneur.

MALATESTA, à lui-même.

Ah ! ma riche douairière, il faut que vous me nommiez votre vainqueur !

Aniello disparaît.

 

 

Scène IV

 

MALATESTA, LA MARQUISE, costume d’une femme âgée, mais très élégant, beaux cheveux blancs, point de rides. Elle est enveloppée de riches guipures, et s’appuie sur une grande canne

 

LA MARQUISE.

Mille pardons d’avoir fait attendre Votre Seigneurie, mais j’étais à ma toilette... et la toilette est une grande affaire pour une femme qui va compter soixante ans...

MALATESTA.

Vous mettez véritablement de la coquetterie à dire votre âge, madame la marquise.

LA MARQUISE.

C’est que mon miroir met de l’entêtement à me le rappeler.

MALATESTA.

Votre miroir, marquise, est un impertinent qu’à votre place je briserais en mille morceaux !

LA MARQUISE.

Mauvais moyen ! il me redirait mille fois ce qu’il ne me dit qu’une en restant dans son entier...

MALATESTA.

Mais pourquoi vous préoccuper à ce point de votre âge ?...

LA MARQUISE.

Pourquoi, après le jour, se préoccuper de la nuit ?... Ah ! je vous réponds bien d’une chose, mon cher podesta : c’est que, si j’avais eu à plaider contre une jolie femme, au lieu d’avoir à plaider contre un vieux corsaire, je ne me serais pas exposée à soutenir la concurrence... et, au lieu de venir moi-même, j’eusse envoyé à ma place...

MALATESTA.

Qui cela, madame ?

LA MARQUISE.

Ma belle-fille... la comtesse de Villa-Bianca, qui est jeune et que l’on dit jolie...

MALATESTA.

Je ne la connais pas ; mais eût-elle, comme vous, fait des merveilles ?... Vous habitiez Venise, vous étiez inconnue à Palerme, et voilà qu’en moins de trois semaines, vous avez gagné vos juges, grâce à votre esprit si fin, si plein de tact et de délicatesse.

LA MARQUISE.

Et surtout grâce à votre influence, seigneur Malatesta.

Elle lui tend une main que Malatesta baise avec ardeur.

MALATESTA.

Marquise, je suis payé !

LA MARQUISE, prêtant l’oreille.

Pardon... N’entendez-vous pas ?

MALATESTA.

Il me semble que l’on gratte à cette cloison.

LA MARQUISE.

C’est Lilla...

MALATESTA.

La devineresse ?

LA MARQUISE.

Justement... Croyez-vous aux sorcières, seigneur Malatesta ?...

MALATESTA, hochant la tête.

Peuh !

LA MARQUISE.

Vous en avez encore brûlé une la semaine dernière !...

MALATESTA.

Je les brûle, mais je n’y crois pas... Je suis trop perspicace... Cependant, je fais une exception en faveur de Lilla... Sa science, dit-on...

LA MARQUISE.

Maintenant, vous savez que mon procès se plaide aujourd’hui... Une dernière visite à mes juges, je vous prie...

MALATESTA.

Je cours leur rappeler la parole qu’ils m’ont donnée.

LA MARQUISE, avec coquetterie et minaudant.

Allez, et surtout revenez vite...

MALATESTA, passionné.

Toujours trop tard, au gré de mon cœur !... Je ne fais que végéter loin de vous ; je suis un arbrisseaux sans rosée et sans soleil...

À part.

Je triomphe ! c’est avec mon nom qu’elle entrera dans son soixantième printemps.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LA MARQUISE, UN ESCLAVE NOIR

 

La marquise va s’asseoir près de la table et frappe sur un timbre. Un petit esclave noir paraît ; la marquise lui fait un signe : il va ouvrir la porte secrète à gauche, et se retire devant Lilla qui paraît.

 

 

Scène VI

 

LA MARQUISE, LILLA

 

Lilla s’approche de la marquise, met un genou en terre, et place sur son cœur la main de la marquise ; puis elle se relève fièrement et d’un air inspiré.

LILLA.

Vous m’appelez, j’accours, me voilà ! Questionnez ! consultez !... Lilla raconte le passé, dévoile le présent et prédit l’avenir !

Duo.

LA MARQUISE.

J’aime à te voir tant d’assurance !

Ton art va donc se révéler ?...

LILLA.

À vos pieds je mets ma science,

Et me voilà prête à parler !

LA MARQUISE, souriant.

Ma chère, à la sorcellerie

Je ne crois pas autant que toi ;

Mais il se peut que ta magie

Aujourd’hui me donne la foi !

LILLA.

C’est un bel art que la magie,

Quand on l’exerce comme moi ;

J’en réponds, dans l’astrologie,

Dès aujourd’hui vous aurez foi !

La marquise s’assied. Lilla se place à ses pieds sur un coussin.

LA MARQUISE.

Le passé, d’abord !...

LILLA, consultant les lignes de la main.

Aurore sereine !...

Matin pur et plein de clarté...

Dès l’enfance, vous fûtes reine

Par la jeunesse et la beauté !

LA MARQUISE.

Quand ai-je perdu ma couronne ?

Quand mon sceptre a-t-il défleuri ?...

LILLA.

Quand vous avez, sur votre trône,

Fait monter un premier mari.

LA MARQUISE.

De ce premier roi sais-tu l’âge,

Les habitudes et le sort ?...

LILLA.

À vingt ans, joueur et volage,

Dans un duel il trouva la mort...

Et, pourtant, on vous vit, madame,

Pleurer un an sur son portrait !

LA MARQUISE.

C’était douze mois, sur mon âme,

De plus qu’il ne le méritait !

LILLA.

Plus sage alors qu’on n’eût pu croire

Par votre âge et par vos beaux yeux,

Vous épousâtes... pour mémoire,

Un marquis très riche et très vieux...

LA MARQUISE.

Tu sais mon histoire à la lettre...

LILLA.

Après dix mois de paradis,

Le vieux marquis se vit renaître...

Dans un bel héritier...

LA MARQUISE, souriant.

Ce pauvre et bon marquis !

LILLA.

De cet événement sans doute

Le maquis fut si satisfait,

Qu’il mourut d’un accès de goutte...

LA MARQUISE, avec componction.

Le Seigneur fait bien ce qu’il fait.

ENSEMBLE.

Ah ! le bel art que la magie

Quand on l’exerce comme toi ;

Oui, vraiment, dans l’astrologie,

Je crois que bientôt j’aurai foi !

LILLA.

C’est un bel art que la magie,

Quand on l’exerce comme moi ;

J’en réponds, dans l’astrologie,

Dès aujourd’hui vous aurez foi !

LILLA, avec exaltation.

Oui, madame, toute votre existence se dévoile à mes yeux... Le fils de votre second mari a épousé une jeune Vénitienne qu’il a laissée veuve et riche à millions... Mais un frère de votre vieil époux lui conteste aujourd’hui son héritage ; de là procès qui amène madame la marquise à Palerme, où elle vient plaider pour sa belle-fille... et où bientôt un ami puissant, le seigneur Malatesta...

LA MARQUISE, l’arrêtant tout à coup en souriant.

Oh ! très bien, Lilla !

REPRISE DU CHANT.

Donnez-moi votre main jolie...

Ma chère enfant, vous allez voir

Que, près de vous, dans la magie,

On peut gagner quelque savoir.

Elle prend la main de Lilla, qu’elle examine.

LILLA, stupéfaite.

Que faites-vous ?...

LA MARQUISE.

Cela t’étonne ?...

Tu vas avouer, sur ma foi,

Que je suis peut-être, friponne,

Beaucoup plus sorcière que toi !...

LILLA.

C’est impossible !

LA MARQUISE.

Écoute-moi...

Viens !... plus près encor... car personne

Ne saura mon secret que toi !...

Elle lui parle bas à l’oreille.

LILLA, au comble de la surprise.

Qu’entends-je !... se peut-il !... un semblable mystère !...

Se jetant à genoux.

Ne me perdez pas !...

LA MARQUISE, la menaçant.

Cœur loyal,

Qui vit de mensonge !...

LILLA.

Eh ! que faire ?...

La vérité nourrit si mal !...

Elle se relève.

LA MARQUISE.

Eh bien, alors, faisons ensemble

Un petit traité, ma Lilla !...

Veux-tu me servir... que t’en semble...

Au lieu du vieux Malatesta ?

LILLA, avec empressement.

Ordonnez, commandez, madame !

Disposez de votre Lilla !...

Vous avez mon corps et mon âme !...

Dites : « Je le veux !... » Me voilà !...

Ensemble.

LA MARQUISE.

Quelque office que j’en réclame,

Je disposerai de Lilla !

Elle est à moi ! j’aurai son âme,

Et mon esclave obéira !

LILLA.

Ordonnez ! commandez, madame,

Disposez de votre Lilla !

À vous, à vous toute son âme !

Et votre esclave obéira !

LILLA.

Et maintenant, madame, mettez au plus vite mon dévouement à l’épreuve...

LA MARQUISE.

Tu connais le seigneur Gennaro d’Albani ?

LILLA.

C’est mon plus ardent admirateur...

LA MARQUISE.

Il croit à ton pouvoir ?...

LILLA.

En aveugle !... C’est tout simple : son père, savant alchimiste, renommé dans toute l’Italie, ne s’occupait que de sciences occultes...

LA MARQUISE.

Et les impressions de l’enfance sont ineffaçables...

LILLA.

La magie !... mais c’est pour lui une religion, un fanatisme !... Tenez, il a failli se battre, avant-hier, avec son ami Ascanio, qui doutait que j’arrivasse à faire du diamant...

LA MARQUISE.

Oui, je sais que vous vous occupez ensemble de ce grand œuvre... Et où en êtes-vous ?...

LILLA.

Très avancés... Madame la marquise sait que le diamant ne se compose que de charbon cristallisé...

LA MARQUISE, riant.

Et vous avez déjà fait... du charbon ?...

LILLA.

Le diamant viendra...

LA MARQUISE, avec autorité.

Il est venu... Écoute : j’ai besoin que le chevalier ne doute pas un instant de ta science... et comme je m’occupe aussi d’alchimie...

Ouvrant un étui de velours.

regarde !...

LILLA.

Bonté du ciel !... la merveilleuse pierre !... Mais elle vaut plus de vingt mille ducats !...

LA MARQUISE.

Tu la donneras pour dix mille...

LILLA.

À quel heureux acquéreur ?...

LA MARQUISE.

À ton associé, le chevalier Gennaro.

LILLA.

Mais il n’a pas le premier ducat, le pauvre seigneur.

LA MARQUISE.

Il te fera une reconnaissance que tu remettras au Lombard Geronimo...

LILLA.

Mais le chevalier ne la payera point !

LA MARQUISE.

C’est là-dessus que je compte.

LILLA.

Je l’ai juré... Madame, fiez-vous à moi !...

ANIELLO, paraissant par la gauche, au fond.

Le chevalier Gennaro d’Albani est dans la galerie de tableaux...

LA MARQUISE.

Faites-le entrer ici, et dites que je suis à lui tout à l’heure.

Aniello sort.

LILLA.

Où reverrai-je madame la marquise ?

LA MARQUISE.

Ce soir... à ma fête... Oh ! grâce à moi, tu seras une vraie magicienne. Faire de l’or, du diamant, misère !

LILLA, se récriant.

Misère ?...

LA MARQUISE, avec mystère.

Nous ferons mieux que cela... Silence !... À bientôt, gitanelle ! à bientôt !...

Elle sort par la gauche, et Aniello introduit aussitôt le chevalier par la droite.

 

 

Scène VII

 

LILLA, GENNARO

 

GENNARO.

Toi ici, Lilla !... chez la marquise !...

LILLA.

Qu’y a-t-il d’étonnant, chevalier ?... La marquise subit la loi commune.

GENNARO.

Oh ! curiosité, ton nom est femme !... Elle t’a fait venir pour que tu lui dises sa bonne aventure ?

LILLA.

Point...

GENNARO.

Pour quoi faire, alors ?

LILLA.

Pour me consulter sur le grand œuvre...

GENNARO.

Hélas ! en fait d’alchimie, nous ne sommes pas de première force.

LILLA.

Pas si faibles que vous croyez.

GENNARO.

Que veux-tu dire ?

LILLA.

Combien y a-t-il que je ne vous ai vu ?

GENNARO.

Je n’en sais, ma foi, rien...

LILLA.

Trois jours...

GENNARO.

C’est possible.

LILLA.

Eh bien, pendant ces trois jours, où probablement vous vous êtes ruiné au jeu...

GENNARO.

Triplement ruiné, Lilla !

LILLA.

Je me suis enrichie, moi...

GENNARO.

Bah !

LILLA, lui montrant le diamant.

Regardez !

GENNARO.

Un diamant !

LILLA.

Notre charbon cristallisé ; ce qui revient au même...

GENNARO.

Comment ! l’expérience commencée devant moi... ?

LILLA.

A réussi en votre absence... Voilà tout...

GENNARO.

De sorte que ce diamant est à toi ?

LILLA.

C’est-à-dire que ce diamant est à nous...

GENNARO.

À nous ?...

LILLA.

Sans doute... Ne sommes-nous pas associés ?...

GENNARO, vivement.

Lilla, ma part vaut-elle dix mille ducats ?

LILLA.

Il paraît que vous avez besoin de cette somme ?...

GENNARO.

Oui.

LILLA.

Pour quoi faire ?

GENNARO.

Pour faire le tour de l’Italie...

LILLA.

Avec qui ?

GENNARO.

Avec la Sirena...

LILLA.

Vous êtes amoureux d’elle ?...

GENNARO.

Je l’aime comme un fou.

LILLA.

Ce n’est plus la Joconde, alors ?

GENNARO.

C’est toujours la même.

LILLA.

Avec le changement de nom et de personne...

GENNARO.

Qu’importe !...

Stances.

I

J’aime l’or, ducat ou pistole...

Quand j’en manque, il m’en faut encor...

Et, sous quelque aspect qu’il s’envole,

À mes yeux, c’est toujours de l’or !...

Insensé celui qui réclame

Telle forme ou bien tel contour !

Pas si fou d’aimer une femme...

Je suis amoureux de l’amour !

II

À la brune ou bien à la blonde,

Jamais mon cœur ne se borne.

Hier, dis-tu, c’était la Joconde ;

Aujourd’hui, c’est la Sirena...

Demain, Lilla, malgré le blâme,

Si tu veux, ce sera ton tour !

Pas si fou d’aimer une femme...

Je suis amoureux de l’amour !

LILLA.

Eh bien, chevalier, vous avez juste ce qu’il vous faut pour vous passer cette nouvelle fantaisie...

GENNARO.

Comment cela ?

LILLA.

Ce diamant est estimé dix mille ducats...

GENNARO, prenant le diamant.

C’est dix mille ducats que je te dois.

LILLA.

Non, cinq mille !... N’était-il pas convenu que nous partagerions ?

GENNARO.

C’est juste.

LILLA.

Seulement, signez-moi une reconnaissance de cinq mille ducats.

GENNARO.

Qu’en feras-tu, bon Dieu ?

LILLA.

Je la passerai.

GENNARO.

On ne te la prendra pas !

LILLA.

Si fait.

GENNARO, tout en écrivant.

Allons, encore un miracle.

LILLA, à part.

Obéissons à la marquise... Ah ! j’ai trouvé plus démon que moi.

GENNARO, donnant la reconnaissance.

Tiens, voilà mon billet !

Avec gravité.

Serre-le précieusement.

LILLA.

Oui ; car si on me le volait...

GENNARO, riant.

Il te faudrait consoler le voleur...

LILLA.

Au revoir, chevalier.

GENNARO.

Tu t’en vas ?

LILLA.

Me préparer pour la fête de ce soir.

GENNARO.

Et moi, j’irai vendre mon diamant à l’orfèvre de la rue de Tolède...

LILLA.

Après avoir fait votre cour à la marquise. À bientôt, mon associé !

GENNARO.

À bientôt, ma diablesse !

Lilla sort en faisant à part un signe de menace railleuse au chevalier.

 

 

Scène VIII

 

GENNARO, seul, en extase devant le diamant qu’il tient à la main

 

Ah ! vive-Dieu ! la riche pierre !... Pourrais-je douter maintenant du pouvoir de Lilla ? Non ! non ! il faut y croire les yeux fermés... ou plutôt, les yeux ouverts, devant ce merveilleux diamant, devant ce rayon de soleil !...

La marquise, qui est entrée depuis un instant par le fond, a écouté.

 

 

Scène IX

 

GENNARO, LA MARQUISE

 

LA MARQUISE, s’avançant.

C’est vous, chevalier... Pardon, j’étais avec mes avocats et mes procureurs. Vous savez qu’en ce moment je suis en train de perdre toute ma fortune ?

GENNARO.

Ou de la doubler. C’est un beau jeu, madame la marquise : huit millions d’un coup ! Tout le monde n’a pas le bonheur de jouer ce jeu-là...

LA MARQUISE.

Ah ! chevalier, que ne suis-je encore au temps où il m’eût été bien indifférent de perdre !... Un heureux temps !...

GENNARO.

Quel temps, madame ?

LA MARQUISE.

Celui où j’étais jeune et jolie... car j’étais jolie...

Elle lui présente un médaillon qu’elle porte à un bracelet.

Jugez-en vous-même.

GENNARO.

Oh ! le charmant portrait ! quel esprit dans cette petite bouche ! quelle flamme dans ces grands yeux !

LA MARQUISE.

J’avais vingt ans quand il fut peint... À cette époque, j’eusse donné les millions que je viens disputer ici pour un cœur qui m’eût aimé sincèrement.

GENNARO.

Ah ! vive-Dieu ! j’aurais été ce cœur-là... Avec vous, marquise, j’eusse affronté jusqu’au mariage...

LA MARQUISE, allant s’asseoir.

Mais qui vous dit, chevalier, que, moi, j’eusse accepté ce sacrifice ?

GENNARO, s’asseyant auprès d’elle.

Et pourquoi non, je vous prie ?

LA MARQUISE.

Le plus mauvais sujet de Palerme !... joueur, libertin, volage !... Qui voudrait de vous ?

GENNARO.

Oh ! pas moi, à coup sûr, si j’étais femme...

LA MARQUISE.

Ayant déjà mangé...

GENNARO.

Trois oncles et deux tantes... Total : cinq grands parents !

LA MARQUISE.

Ayant dédaigné, jusqu’à présent, les plus beaux mariages...

GENNARO.

Un seul... un seul au moins qui vaille la peine d’être regretté...

LA MARQUISE.

Lequel ?

GENNARO.

Une jeune Vénitienne, veuve, très riche, très belle, disait-on...

LA MARQUISE.

Et que vous nommiez ?

GENNARO.

J’avoue, marquise, que je ne m’étais informé que de la dot.

LA MARQUISE.

Et la dot était... ?

GENNARO.

Splendide !

LA MARQUISE.

Qui a donc empêché le mariage de se faire, alors ?

GENNARO.

La mort de mon troisième oncle... Un héritage, vous comprenez, marquise, c’est une dot sans femme, c’est-à-dire tout bénéfice.

LA MARQUISE, riant.

Impertinent !... Mais votre jeune veuve doit être furieuse ?

GENNARO.

Du service que je lui ai rendu... en ne l’épousant pas ?... Elle serait bien ingrate !

LA MARQUISE.

Refuser cette jeune fille aussi légèrement... Fou que vous êtes !...

GENNARO.

Sage, marquise !... sage comme le grand roi Salomon, au contraire !... Il faut avoir trois cents femmes, ou n’en pas avoir du tout...

LA MARQUISE, se levant.

Vous êtes incorrigible !

GENNARO, de même.

Je l’espère bien ; et la preuve, c’est que, ce soir, à votre fête, je veux jouer un jeu d’enfer...

LA MARQUISE.

Vous y viendrez, alors ?

GENNARO.

Je me garderai bien d’y manquer.

LA MARQUISE.

À moins que vous ne trouviez la Sirena sur votre route !

GENNARO, galamment.

Je regarderai du côté d’où je viens, et non du côté où elle ira.

LA MARQUISE.

Ah ! le triomphe sera grand !... Vingt ans battus par soixante...

GENNARO.

Soixante ans, marquise ?... Elle ne les a pas encore, c’est vrai ; mais vous, quand vous souriez, vous ne les avez plus.

 

 

Scène X

 

GENNARO, LA MARQUISE, MALATESTA

 

MALATESTA, entrant avec joie.

Gagné, marquise ! gagné !...

LA MARQUISE.

Le jugement est rendu ?...

MALATESTA.

À l’unanimité !... pas un juge n’a fait défaut à la justice.

GENNARO, riant.

Non !... mais peut-être est-ce la justice qui a fait défaut aux juges.

LA MARQUISE.

Laissez-moi, mon cher podesta, vous parler de ma reconnaissance...

MALATESTA, montrant Gennaro avec dépit.

Peut-être le moment pourrait-il être mieux choisi...

GENNARO.

En effet... et je remercie le seigneur Malatesta de m’avoir fait apercevoir de mon indiscrétion... Marquise, recevez tous mes compliments...

Il lui baise la main. À part.

Je crois, Dieu me pardonne, que je m’oubliais... Vite, vite, chez le joaillier !

Il sort.

 

 

Scène XI

 

LA MARQUISE, MALATESTA

 

LA MARQUISE.

Ainsi, mon cher podesta, le procès est gagné ?

MALATESTA.

À fond...

LA MARQUISE.

Croyez bien que jamais je n’oublierai... Je suis d’une joie !...

MALATESTA.

Oh ! madame, la mienne surpasserait la vôtre... si je n’avais rencontré chez vous ce maudit Gennaro... Tenez, lorsque je le vois près de vous, marquise...

LA MARQUISE.

Le chevalier ?... Mais je le déteste !...

MALATESTA, stupéfait.

Hein !... quoi !... est-il possible ?... Vous lui témoignez une amitié, une sympathie...

LA MARQUISE.

Pour mieux assurer sa ruine... Oh ! c’est toute une vieille histoire... une haine de famille... Mais ma vengeance ne sera pas une vengeance corse, à coups de stylet... Fi donc ! ce sera une vengeance féminine... à coups d’épingle... qui commencera ce soir...

MALATESTA.

Ce soir ?...

LA MARQUISE.

Oui, je veux que, ce soir, le chevalier perde au jeu tout ce qu’il possède...

MALATESTA.

Comment faire ?...

LA MARQUISE.

N’avez-vous pas sous la main quelque joueur heureux ?...

MALATESTA.

Heureux, non.

LA MARQUISE.

Adroit, alors...

MALATESTA.

C’est différent... J’ai justement l’œil sur un brillant étranger, un seigneur athénien, qui demeure ici près, et que je voulais faire arrêter ce soir...

LA MARQUISE.

Ne le faites arrêter que demain, et envoyez-lui de ma part une de ces invitations...

Elle montre des billets épars sur une table.

MALATESTA.

Je comprends...

LA MARQUISE.

Il se nomme ?

MALATESTA, écrivant l’adresse.

Le seigneur Archicaropoulos...

LA MARQUISE.

Inconnu du chevalier ?...

MALATESTA.

À Palerme depuis peu de jours seulement...

LA MARQUISE.

Est-il habile ?...

MALATESTA.

De première force !...

Couplets

I

C’est un Grec,

C’est un Grec

Poli comme un gentilhomme,

Ayant le sourire au bec ;

Mais, s’il convoite une somme,

Au jeu, pour lui, pas d’échec !...

C’est un Grec,

C’est un Grec !

LA MARQUISE, parlé.

À merveille !

MALATESTA.

II

C’est un Grec,

C’est un Grec !

Vous connaissez le Pactole...

Eh bien, s’il jouait avec,

Ah ! bientôt, sur ma parole,

Le fleuve serait à sec...

C’est un Grec,

C’est un Grec !

LA MARQUISE.

Voici nos invités qui arrivent.

MALATESTA, sortant.

J’envoie à l’instant quérir notre homme...

LA MARQUISE.

Et donnez-lui bien vos instructions !...

Toutes les tentures du fond s’ouvrent. La marquise va recevoir des dames qui entrent.

 

 

Scène XII

 

LA MARQUISE, ASCANIO, DAMES et GENTILHOMMES, MUSICIENS, au fond

 

CHŒUR.

Quel beau jour nous luit !

Oui, tout nous séduit...

Tout vient, en ces lieux,

Enivrer nos yeux...

Musique charmante,

Palais enchanté ;

Qu’on fête et qu’on chante

Une déité !

Oui, chantons

Et fêtons

La beauté,

Les jeux et la gaîté !

ASCANIO.

I

Vive, vive, notre belle Sicile,

Nobles amis !

Le plaisir aimable, doux et facile

Nous est permis !

Sous un ciel pur et tranquille

De nos jours

Charmons le cours !

À nous toujours

Plaisirs, amours !

II

Vive, vive notre riche patrie,

Reine des cœurs !

Sur ces bords charmants, ah ! pour nous la vie

N’a que des fleurs !

Chantons la terre fleurie

Où les jours

Passent si courts !

À nous toujours

Plaisirs, amours !

CHŒUR.

Quel beau jour nous luit, etc.

On entend la musique de la fête qui continue à l’extérieur.

 

 

Scène XIII

 

LA MARQUISE, ASCANIO, INVITÉS, au fond, puis LILLA

 

LA MARQUISE.

Je vous sais gré, mon cher Ascanio, de ne m’avoir point oubliée...

ASCANIO.

Oh ! c’est trop de bonté de me remercier du bonheur que vous me procurez, chère cousine !

LA MARQUISE, vivement, à demi-voix.

Chut !

ASCANIO.

C’est juste ! il ne faut pas que l’on se doute de notre parenté, Gennaro surtout... Moi qui conspire avec vous contre lui !...

LA MARQUISE.

Ainsi, je puis compter sur vous, Ascanio ?...

ASCANIO.

Toujours !... Empêcher une femme de se venger, ce serait porter atteinte à ses plaisirs... Je n’aurais garde !...

LA MARQUISE.

À l’œuvre, alors !

ASCANIO.

À l’œuvre !...

Ascanio s’éloigne d’un côté. Lilla entr’ouvre la porte secrète à gauche et paraît en riche costume de Bohême.

LILLA.

Peut-on entrer ?...

LA MARQUISE.

Je le crois bien !... Comme tu es belle !...

LILLA.

Pour combattre aux côtés de madame la marquise, j’ai mis mon costume de guerre !

LA MARQUISE.

Alors, mes ordres ?...

LILLA.

Sont exécutés.

LA MARQUISE, avec mystère.

Le chevalier n’a aucun doute ?...

LILLA.

Sa confiance en moi est plus grande que jamais... Je me charge de le conduire en enfer rien qu’avec un cheveu de moi...

LA MARQUISE.

Et en paradis ?

LILLA.

Dame ! ce serait plus difficile : la route va en montant... Il me faudrait, pour cela, un cheveu de madame la marquise...

LA MARQUISE.

On te le donnera, démon, lorsque l’heure de te le donner sera venue.

LILLA.

Noir ou blanc ?

LA MARQUISE.

Noir !

LILLA.

Alors, la chose ira toute seule.

LA MARQUISE.

Chut !...

 

 

Scène XIV

 

LA MARQUISE, ASCANIO, INVITÉS, au fond, LILLA, MALATESTA

 

La musique du bal continue toujours dans les galeries du fond.

MALATESTA, s’approchant de la marquise, et à demi-voix.

Notre homme est aux prises avec le chevalier, et la partie s’achève.

LA MARQUISE.

Grand merci !... Vous permettez ?...

Elle se mêle à un groupe d’invités.

MALATESTA, prenant Lilla à part, et rapidement.

As-tu parlé à la marquise ?

LILLA.

Elle vous veut grand bien !

MALATESTA.

Le chevalier ?...

LILLA.

Elle lui veut grand mal !

MALATESTA.

J’ai donc l’espoir... ?

LILLA.

Mieux que cela ! vous avez la certitude...

MALATESTA, avec joie.

Je l’avais deviné... Je suis si perspicace !...

LILLA, voyant paraître à droite Gennaro très agité.

Le chevalier !... Ah ! mon Dieu ! quelle figure !

MALATESTA, regardant Gennaro avec ironie.

Ah ! ah ! pas plus de chance au jeu qu’en amour !... La catastrophe me paraît complète...

Entraînant Lilla par le fond à gauche.

Viens, petite, viens causer de mon bonheur !

 

 

Scène XV

 

GENNARO, puis ASCANIO, puis LA MARQUISE, TOUS LES INVITÉS

 

Musique à l’intérieur.

GENNARO.

Sort maudit !... perdu !... ruiné !... plus un seul ducat !... Ah ! mes beaux rêves de ce matin !...

Il s’assied avec désespoir.

ASCANIO, rentrant et s’approchant de Gennaro.

Chevalier, je te cherchais.

GENNARO, distrait.

Pourquoi ?

ASCANIO.

Pourquoi ?... Pardieu ! pour que tu me payes... Tu sais, notre gageure, à propos de la Sirena... Tu as parié que tu l’enlèverais à tes rivaux...

GENNARO.

Mais ce n’est que demain.

ASCANIO.

Comme, demain, tu sera sous les verrous, et probablement pour longtemps, j’aime autant régler nos comptes tout de suite...

GENNARO.

Sous les verrous ?...

ASCANIO.

Sans doute... Oh ! un cortège brillant t’attend aux portes de ce palais... le Lombard Geronimo en tête... escorté de gens de justice... Il parle, lui, d’une reconnaissance de cinq mille ducats... Ce n’est rien encore ; mais les autres créanciers, entraînés par l’exemple, se sont mis de cette joyeuse partie...

GENNARO.

Saisi, arrêté, appréhendé, alors ?...

ASCANIO.

À ta sortie de chez la marquise... Oh ! ta suite sera pompeuse : tous les vieux usuriers de Palerme...

GENNARO, frappant sur ses poches.

Et plus rien !... rien !... rien !...

La marquise revient en scène, suivie des invités.

UN MAJORDOME, entrant.

Madame la marquise est servie !

LA MARQUISE.

À table, messieurs ! à table !...

S’approchant de Gennaro.

Chevalier, votre bras...

GENNARO, bas.

Madame, un instant d’entretien, je vous prie...

LA MARQUISE.

Volontiers !...

Aux invités.

Messieurs, quelques minutes encore, et je suis toute à vous...

Les invités disparaissent dans les galeries du fond ; à leur sortie, la musique à l’extérieur s’éteint doucement.

 

 

Scène XVI

 

LA MARQUISE, GENNARO

 

LA MARQUISE.

Parlez, chevalier, nous sommes seuls. Je vous écoute...

GENNARO.

Marquise, vous voyez un homme dans le plus grand embarras...

LA MARQUISE.

Vous m’effrayez !... Qu’y a-t-il ?

GENNARO.

Marquise, votre palais est en état de siège !

LA MARQUISE.

Comment cela ?

GENNARO.

Cerné, ni plus ni moins qu’une ville de guerre.

LA MARQUISE.

Et par qui, bon Dieu ?

GENNARO.

Par une armée de Lombards, de créanciers, de recors...

LA MARQUISE.

Impossible !... Je ne connais pas tous ces gens-là...

GENNARO.

Oui, mais je les connais, moi !

LA MARQUISE, avec commisération.

Ah ! mon pauvre chevalier, que puis-je faire pour vous ?...

GENNARO.

Accordez-moi l’hospitalité pour une nuit... Ils se lasseront de m’attendre, et,  

Galamment.

comme je ne me lasserai pas, moi, de rester près de vous, ils finiront par me livrer passage...

LA MARQUISE, se récriant et minaudant.

Y pensez-vous, chevalier ?... Que dirait-on, grand Dieu ! si l’on savait que le plus séduisant mauvais sujet de toute la Sicile a passé la nuit sous mon toit ?... Mais je serais perdue de réputation !...

GENNARO.

Qui le saura, madame ?

LA MARQUISE.

Tout Palerme... N’êtes-vous pas connu pour votre indiscrétion ?... Que de femmes vos méchants propos ont perdues !...

Duo.

GENNARO, suppliant.

Laissez-vous attendrir, marquise !

Vous le voyez, je suis à vos genoux.

Permettez qu’en vos yeux je lise

La faveur que j’attends de vous.

LA MARQUISE.

Chevalier, si j’étais surprise

Avec un beau jeune homme à mes genoux,

On dirait que je m’humanise...

Au nom du ciel, relevez-vous !

GENNARO.

Madame, l’urgence est si grande,

Que, m’exposant à tout votre courroux,

Je renouvelle ma demande,

En dépit des regards jaloux.

LA MARQUISE.

Relevez-vous ! relevez-vous !

Ou bien redoutez mon courroux !...

GENNARO.

J’obéis, madame, et vous prie

D’avoir quelque pitié de moi...

LA MARQUISE.

Les romans de chevalerie

Sont-ils de votre goût ?...

GENNARO, étonné.

Pourquoi ?...

LA MARQUISE.

C’est que je voudrais vous en lire

Un qui n’est point connu de vous...

Vous saurez comment don Ramire,

Par un beau soir, devint l’époux

De la vieille princesse Elvire...

GENNARO, avec quelque impatience.

Qu’ont de commun, marquise, y pensez-vous,

Ce chevalier, cette princesse et nous ?

LA MARQUISE s’est assise près de la table à gauche. Elle a ouvert un livre et fait un signe à Gennaro, qui s’approche. Lisant.

« Elvire régnait à Murcie

Et voyait briller à sa cour

Un chevalier d’Andalousie,

Véritable miroir d’amour.

 

« Par malheur pour la vieille reine,

Il avait juré, par Vulcain,

De ne jamais porter la chaîne

De ce tyran qu’on nomme Hymen.

 

« La vieille princesse, au contraire,

Avait fait serment, sur son nom,

De le ranger sous la bannière

Dont saint Joseph est le patron...

Gennaro, très intrigué, recule avec agitation.

« Or, il advint qu’un jour, Ramire,

De noirs enchanteurs tourmenté,

Vint à la vieille reine Elvire

Demander l’hospitalité.

Elle a posé son livre sur la table et se lève.

« — Ayez pitié de ma détresse !...

Sauvez un pauvre paladin,

Et dans votre château, princesse,

Abritez-le jusqu’à demain !

 

« Mais, à cette prière instante,

Opposant toujours son honneur,

La princesse, en dame prudente,

Répondit au gentil seigneur :

 

« — Hélas ! votre prière est vaine,

Mon beau chevalier, voyez-vous,

Le toit de sage châtelaine

Ne doit abriter qu’un époux !... »

GENNARO, avec effroi.

Un époux !

LA MARQUISE.

Un époux !

Et, maintenant, comprenez-vous

Les rapports existant entre la vieille reine

Le chevalier Ramire... et nous ?...

GENNARO, très agité.

Un époux !... ah ! diable ! un époux !

LA MARQUISE.

Mais j’oubliais... La noble dame

Au chevalier donna le temps de réfléchir...

GENNARO, respirant.

Ah !

LA MARQUISE.

Dix minutes...

GENNARO, à part.

Sur mon âme,

Je me sens près de défaillir !...

Haut.

Voyons, écoutez-moi, madame...

LA MARQUISE.

Chevalier, je vais revenir...

GENNARO.

Marquise !

LA MARQUISE.

Hélas ! votre prière est vaine,

Mon beau chevalier, voyez-vous,

Pour rester chez la châtelaine

Il faut devenir son époux.

GENNARO, à part.

Son époux ! diable ! son époux !

LA MARQUISE.

Son époux !...

Et, maintenant, comprenez-vous

Les rapports existant entre la vieille reine,

Le chevalier Ramire et nous ?

GENNARO, avec un grand dépit.

Oui, oui, je comprends, grâce à vous,

Les rapports existant entre la vieille reine,

Le chevalier Ramire et nous...

À la marquise, avec instance.

Mais écoutez encore !...

LA MARQUISE, faisant une profonde révérence.

Un époux !...

GENNARO, avec désespoir.

Un époux !

Nouvelle révérence de la marquise, qui se retire. En sortant, elle rencontre Lilla, à qui elle fait un signe d’intelligence.

 

 

Scène XVII

 

GENNARO, puis LILLA

 

GENNARO, marchant à grands pas.

Mais c’est un guet-apens abominable !... c’est une trahison infâme !... Ah ! te voilà, Lilla... C’est le ciel qui t’envoie...

LILLA.

Par ma foi, je ne croyais pas descendre de si haut.

GENNARO.

Lilla, je n’ai plus d’espoir qu’en toi...

LILLA.

Vraiment ?

GENNARO.

Tu ne sais pas ce qui m’arrive ?...

LILLA.

Si fait !... La marquise refuse de vous donner l’hospitalité...

GENNARO.

Non !... mais elle y met une condition...

LILLA.

Laquelle ?

GENNARO.

C’est que, ce soir, séance tenante, je l’épouserai...

Frémissant.

Brrrou !...

LILLA.

Comment ! la marquise vous offre sa main ?...

GENNARO.

Oui, Lilla !

LILLA.

Et vous refusez ?...

GENNARO.

Mais elle a soixante ans, Lilla !...

LILLA.

Mais elle a des millions, chevalier !...

GENNARO.

Toutes les femmes se moqueront de moi !

LILLA.

Tous les hommes vous envieront !

GENNARO.

Tais-toi, serpent ! car, sur mon âme, j’accepterais !...

Finale.

LILLA, avec enthousiasme.

Des villas ! des palais !

Des chevaux ! des valets !

Des carrosses brillants,

Et des vins de cent ans !

De vastes coffres-forts

Où l’on peut, sans efforts,

Puiser, avec transports,

Les plus riches trésors !

GENNARO.

Mais la honte, l’affront...

Et la rougeur au front ?...

LILLA.

Que craignez-vous encor ?...

On met un masque d’or.

GENNARO.

Tais-toi !... c’est le démon

Qui me tente !...

LILLA.

Allons donc...

Le diable est bon garçon !

ENSEMBLE.

Des villas ! des palais !

Des chevaux ! des valets !

Des carrosses brillants,

Et des vins de cent ans !

De vastes coffres-forts,

Où l’on peut, sans efforts,

Puiser, avec transports,

Les plus riches trésors !

 

 

Scène XVIII

 

GENNARO, LILLA, DANSEUSES BOHÊMES, TOUS LES INVITÉS, puis LA MARQUISE, MALATESTA, ASCANIO, ANIELLO

 

CHŒUR.

Danse pendant le chœur.

La joyeuse nuit !

Oui, tout nous séduit,

Et vient, en ces lieux,

Enivrer nos yeux !

Musique charmante,

Palais enchanté !

Qu’on fête et qu’on chante

Une déité !...

La marquise s’est avancée doucement et fait un signe mystérieux à Lilla, qui entraîne au fond les invités et les danseurs. La danse continue au fond pendant la scène qui suit.

LA MARQUISE, qui s’est approchée de Gennaro, rêveur, à demi-voix.

Avez-vous au roman d’Elvire,

Beau chevalier, réfléchi jusqu’au bout ?

GENNARO, tristement.

Oui, marquise, et je crois qu’il ne reste à Ramire

Qu’à dire : « Je consens à tout !... »

LA MARQUISE.

Ainsi, lorsqu’à vous je m’adresse,

À qui parlé-je ?...

GENNARO.

À votre fiancé.

LA MARQUISE.

Songez-y bien, cette promesse

N’est point un vain mot prononcé...

GENNARO.

Marquise, à vos genoux j’engage

Ma personne, mon cœur, ma foi !

Prenez-en cet anneau pour gage...

LA MARQUISE, lui donnant un médaillon.

Vous, prenez ce portrait... Ce portrait, c’était moi...

GENNARO.

Ce portrait, c’était vous !...

À part.

Pourquoi

N’est-ce plus elle !... Quel dommage !...

LA MARQUISE, à tous les invités, qui reviennent en scène.

Venez tous, seigneurs ! venez tous !

Je vous annonce une nouvelle...

Regardant Malatesta.

Qui va faire plus d’un jaloux...

À l’amour jusqu’ici rebelle,

Je me marie...

MALATESTA, à part avec joie, s’avançant.

Elle est fidèle

Au pacte souscrit entre nous...

TOUS, s’avançant.

Et quel est cet heureux époux ?...

MALATESTA, tout triomphant.

C’est moi...

LA MARQUISE, présentant Gennaro.

Le voici !

MALATESTA, éperdu.

Quoi !

TOUS.

Gennaro, son époux !

LILLA, ASCANIO, ANIELLO et LE CHŒUR, avec explosion.

Quel brillant hyménée !

Amis, célébrons tous

La belle destinée

De ces nobles époux.

Que cette nuit s’achève

Au bruit des chants d’amour !

L’aurore qui se lève

Présage un plus beau jour !

GENNARO, à part.

Quel fatal hyménée !

Trop malheureux époux

Faut-il, ô destinée !

Subir ainsi tes coups !

Oui, mon malheur s’achève ;

C’en est fait, sans retour !

Adieu donc, mon beau rêve

De plaisirs et d’amour !

LA MARQUISE, regardant tendrement Gennaro.

Quel heureux hyménée !

Auprès d’un tendre époux,

Pour toujours enchaînée,

Du sort bravons les coups !

Que cette nuit s’achève

Au bruit des chants d’amour !

L’aurore qui se lève

Présage un plus beau jour !

MALATESTA, avec fureur, à part.

Trop fatal hyménée !...

Il devient son époux !

Ma flamme est dédaignée...

Qu’il craigne mon courroux !

Oui, mon malheur s’achève ;

C’en est fait, sans retour !

Adieu donc, mon beau rêve

De fortune et d’amour !

LA MARQUISE, aux invités.

Partagez le bonheur que le ciel nous envoie !...

ASCANIO, à ses amis.

Toi qui, dans tes prédictions,

Me promettais bonheur et joie !

LILLA, riant.

Eh bien, vous êtes sur la voie...

Vous épousez des millions !

MALATESTA, avec colère, à Lilla, qui s’est avancée ensuite vers lui d’un air railleur.

Lilla !... Lilla !... gare à la corde !...

Je devais être heureux...

LILLA.

Miséricorde !...

Plaignez-vous donc,

Vous qui restez garçon !

Reprise générale.

LILLA, ASCANIO, ANIELLO et LE CHŒUR.

Quel brillant hyménée !

Amis, célébrons tous

La belle destinée

De ces nobles époux.

Que cette nuit s’achève

Au bruit des chants d’amour !

L’aurore qui se lève

Présage un plus beau jour !

GENNARO, à part.

Quelle fatal hyménée !

Trop malheureux époux !

Faut-il, ô destinée !

Subir ainsi tes coups !

Oui, mon malheur s’achève ;

C’en est fait, sans retour !

Adieu donc, mon beau rêve

De plaisirs et d’amour !

LA MARQUISE, regardant Gennaro d’un air tendrement ironique.

Quel heureux hyménée !

Auprès d’un tendre époux,

Pour toujours enchaînée,

Du sort bravons les coups !

Que cette nuit s’achève

Au bruit des chants d’amour !

L’aurore qui se lève

Présage un plus beau jour !

MALATESTA, avec rage.

Trop fatal hyménée !

Il devient son époux !

Ma flamme est dédaignée...

Ah ! quel est mon courroux !...

Oui, mon malheur s’achève ;

C’en est fait, sans retour !

Adieu donc, mon beau rêve

De fortune et d’amour !

Danse et ballet pendant cette reprise. On entoure la marquise, on la complimente. Gennaro jette un dernier regard sur sa femme et la montre à Lilla en faisant un geste comique de désespoir.

 

 

ACTE II

 

Une terrasse de la villa de la Marquise. À gauche, la façade de la maison, au péristyle de laquelle on arrive par quelques marches de marbre. À droite, un pavillon. La terrasse est garnie de citronniers, de vignes et de jasmins d’Espagne. On aperçoit au fond, derrière la balustrade de marbre de la terrasse, des rochers qui s’étendent au loin. Une table de pierre près du pavillon. Sièges et bancs de jardin sur le devant de la scène.

 

 

Scène première

 

GENNARO, ASCANIO, LEONI, LELIO, MARCO, AMIS et CRÉANCIERS de Gennaro, VALETS

 

Au lever du rideau, Gennaro est assis à la table, devant un coffre plein d’or, dans lequel il puise à pleines mains. Des créanciers l’entourent. Des gentilshommes forment un autre groupe et tiennent des coupes à la main. Ils sont servis par des valets qui circulent avec des plateaux chargés de bouteilles, de sorbets et de conserves.

CHŒUR DES CRÉANCIERS.

À nous tout l’or de la marquise !

Qu’il se répande à flots pressés !

À nous cet or que rien n’épuise !

Nous ne dirons jamais : « Assez ! »

LES GENTILSHOMMES, buvant.

À nous les vins de la marquise !

Pour nous à flots qu’ils soient versés !

À nous ces biens que rien n’épuise !

Nous ne dirons jamais : « Assez ! »

GENNARO.

Je suis dans un jour d’abondance !

Aux usuriers.

Venez, créanciers et malappris,

Qui m’avez fait, par violence,

Le plus fortuné des maris...

Un majordome leur donne des rouleaux d’or et les chasse. À ses amis.

Et vous, mes compagnons de fêtes,

Qui pouviez douter de ma foi...

Venez ! je veux payer mes dettes...

C’est un plaisir nouveau pour moi !...

À un ami.

As-tu tout, Lelio ?

LELIO.

Reprends ceci, j’ai honte

De profiter ainsi de ton esprit distrait :

J’ai vingt ducats plus que mon compte !

GENNARO, gaiement.

Garde, ami, c’est pour l’intérêt !

LEONI, s’avançant.

Cent sequins...

GENNARO.

Les voici ; prends, la mine est féconde...

À un autre.

Tiens, Marco...

MARCO.

Que fais-tu ?

GENNARO.

Quoi ! ne te dois-je pas ?...

MARCO.

Au contraire !... c’est moi qui te dois cent ducats !...

GENNARO.

Huitième merveille du monde !...

Viens ! car, dans ma stupeur profonde,

Je veux contempler du haut jusques en bas !...

À ses amis.

Regardez bien ce beau jeune homme...

Messieurs, il est mon débiteur...

Il me doit cent ducats... Tiens, prends deux fois la somme !...

Nous voilà quittes !

TOUS.

En honneur,

On ne saurait être plus gentilhomme !

On ne saurait être plus grand seigneur !

GENNARO, à Ascanio.

Viens !... à ton tour !

ASCANIO.

C’est ce soir, à nuit close,

Que notre compte, à nous, sera réglé...

GENNARO.

Comment ?...

ASCANIO.

Ce soir, n’oublions pas la clause :

Avec la Sirena, tu dois, furtivement,

Pour l’Arno quitter le Potose...

C’est un pari fait entre nous :

Messieurs, vous en souvenez-vous ?

TOUS.

Oui, nous nous en souvenons tous !

GENNARO.

Je m’engage encor devant vous !

 

Si la brise folle

M’emporte ce soir ;

Si dans ma gondole

Je te laisse voir,

Sirena, dans l’ombre,

Avec moi fuyant

Vers l’occident sombre

Ou vers l’orient ;

 

Si ma noble épouse,

Nouvelle Didon,

Chagrine et jalouse,

Répète mon nom ;

Si son œil humide

Cherche, en l’implorant,

À l’horizon vide

Mon navire errant ;

 

Si, de Naples ou Rome,

Bientôt je t’écris,

En franc gentilhomme

Tu dis : « Je suis pris ! »

Mais si, dans la ville,

On m’a retenu,

Joueur inhabile,

Ami, j’ai perdu !

 

Si, de la gageure,

Je suis le gagnant,

Si, de l’aventure,

Je sors triomphant,

Ami, dans ma gloire,

Je serai peu fier ;

Souvent la victoire

Nous coûte assez cher !

 

Tout, dans cette vie,

Est si décevant !

La route fleurie

Est sable mouvant !...

Est-il cœur de femme

Qui brûle toujours

D’une ardente flamme,

De constants amours ?...

 

On adore un ange,

On perd la raison...

Et puis, en échange,

On trouve un démon !...

Et, dans son martyre,

Amant éperdu,

On ne peut que dire :

« Hélas ! j’ai perdu ! »

TOUS, riant.

Il a raison !...

Reprenant leurs verres et buvant.

À nous les vins de la marquise !

Pour nous à flots qu’ils soient versés !

À nous ces biens que rien n’épuise !

Nous ne dirons jamais : « Assez ! »

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, MALATESTA

 

GENNARO.

Ah ! le signor Malatesta !... Soyez le bienvenu !... Votre Excellence vient-elle pour moi, ou vient-elle pour la marquise ?

MALATESTA.

Pourquoi cela ?

GENNARO.

Parce que si Votre Excellence vient pour moi, comme nous allons faire une petite promenade dans les environs, on fera seller un cheval de plus ; tandis que si, au contraire, Votre Excellence vient pour la marquise...

MALATESTA, ironiquement.

Je viens pour madame la marquise...

GENNARO, à un valet.

Prévenez madame la marquise...

ASCANIO.

Y penses-tu, Gennaro ?... Prends garde ! prends garde !... Ne sais-tu pas que Sa Seigneurie soupirait pour ta femme ?...

GENNARO.

Si fait, parbleu !

ASCANIO.

Sa Seigneurie était même fort éprise... malgré ses douze lustres...

MALATESTA.

Monsieur, vous me donnez un lustre de trop... Je ne l’accepte pas !...

GENNARO.

Sans doute !... et le cœur de Sa Seigneurie est toujours jeune...

ASCANIO.

Oui, oui !... il ressemble à notre volcan, à l’Etna, qui ne flambe plus, mais qui fume toujours...

TOUS, riant.

Ah ! ah ! ah !

GENNARO.

Je vous laisse, seigneur Malatesta ; vous le voyez, je ne suis point un mari jaloux ; faites votre cour à ma femme !... faites !... Elle est charmante, ma femme !... Venez, messieurs, venez !...

Ils sortent par le fond à droite.

 

 

Scène III

 

MALATESTA, puis LA MARQUISE

 

MALATESTA.

Va, va, Gennaro maudit ! je me vengerai ! j’en ai les moyens. On n’est pas chef de la police pour rien... On connaît tes projets, on est perspicace... Je dirai à la marquise... Justement, la voici...

LA MARQUISE, entrant par la gauche, accompagnée d’un petit nègre qui l’abrite avec un parasol et qui va au fond attendre sa maîtresse.

Mon cher podesta, j’apprends que vous êtes ici, et j’accours...

Lui tendant la main.

Vous savez que je vous aime toujours...

MALATESTA.

Vous savez que je vous déteste, que je vous abhorre !...

LA MARQUISE.

Vraiment ?... Et pourquoi ?...

MALATESTA.

Parce que vous avez abusé de ma candeur et porté la désillusion dans mon âme...

LA MARQUISE.

Moi ?...

MALATESTA.

Vous !... Comment ! vous me dites que vous haïssiez le chevalier, que vous n’avez qu’un désir, celui de vous venger de lui...

LA MARQUISE.

Eh bien, quelle meilleure vengeance que de faire épouser à un jeune homme une femme de soixante ans ?...

MALATESTA.

Ah ! marquise, si vous traitez ainsi vos ennemis, que ferez-vous pour vos amis ?...

LA MARQUISE.

Vous trouvez donc son sort bien digne d’envie !...

MALATESTA.

C’est-à-dire que je n’en désirais pas d’autre... tandis que lui...

LA MARQUISE.

Lui ?...

MALATESTA.

Lui, votre époux depuis une heure à peine !...

LA MARQUISE.

Eh bien ?

MALATESTA.

Eh bien, il vous trompe déjà !...

LA MARQUISE, riant.

Mais que voulez-vous donc qu’il fasse, bon Dieu ?...

MALATESTA.

Comment ! marquise, vous n’êtes pas jalouse ?...

LA MARQUISE.

Malatesta, vous m’avez dit cent fois que j’avais de l’esprit...

MALATESTA.

Sans doute.

LA MARQUISE.

Vous avez donc menti cent fois ?

MALATESTA.

Je ne vous comprends pas.

LA MARQUISE.

Croire que j’aurais le ridicule d’être jalouse d’un jeune homme...

MALATESTA.

Cependant...

LA MARQUISE.

Avec mes idées...

MALATESTA.

Mais enfin...

LA MARQUISE.

Avec mes cheveux blancs...

MALATESTA.

Marquise, de grâce...

LA MARQUISE.

Et qu’a donc fait ce pauvre Gennaro ?...

MALATESTA.

Il vient de monter à cheval avec ses amis...

LA MARQUISE.

Pour visiter le parc ?

MALATESTA.

Pour aller à Palerme.

LA MARQUISE.

Et que va-t-il faire à Palerme ?

MALATESTA.

Retrouver une femme avec laquelle il doit partir...

LA MARQUISE, souriant.

Il ne partira pas !

MALATESTA.

Je vous dis que je l’ai vu monter à cheval...

LA MARQUISE.

Cela n’y fait rien...

MALATESTA.

Vraiment, vous êtes d’une sécurité !...

LA MARQUISE.

Et vous, d’une défiance !...

MALATESTA.

Mais quand je vous dis...

LA MARQUISE.

Tenez, le voilà.

 

 

Scène IV

 

MALATESTA, LA MARQUISE, GENNARO

 

GENNARO, entrant par le fond, à droite, d’une voix altérée.

Mille pardons, madame !... mais voudriez-vous bien me faire la grâce de me dire à quel titre je suis dans ce château ?

LA MARQUISE.

Mais à titre de seigneur et maître, mon cher chevalier.

GENNARO.

En ce cas, d’où vient qu’il m’est défendu d’en sortir ?

LA MARQUISE.

Ah ! vraiment...

MALATESTA, à part.

Je vois pourquoi elle était si tranquille.

GENNARO.

D’où vient que les grilles sont fermées, et que, lorsque j’ai voulu me les faire ouvrir, les concierges m’ont répondu que les clefs leur avaient été enlevées par votre ordre ?... Que signifie cela madame ?... Voilà ce que je désire savoir. Ces hommes sont-ils des valets insolents qu’il faut que je châtie... ou bien est-ce à vous que je dois m’en prendre ?

LA MARQUISE, se tournant avec calme vers Malatesta.

Mon cher podesta, vous comprenez que, pour l’explication que j’ai à donner au chevalier...

MALATESTA, à demi-voix.

Mais, madame, rester seule avec ce jeune homme emporté ! Voyez son agitation, sa colère...

LA MARQUISE, bas.

Vous pouvez vous éloigner sans crainte, mon cher Malatesta...

MALATESTA, de même.

En tout cas, madame, je reviendrai bientôt ; car mon inquiétude... Mais pourrai-je sortir, moi ?...

LA MARQUISE.

Parfaitement ; le chevalier seul...

MALATESTA.

Je comprends... À bientôt !

À part.

Oh ! rival odieux !... mon œil perspicace reste fixé sur toi !

Il sort.

 

 

Scène V

 

GENNARO, LA MARQUISE

 

GENNARO, avec impatience.

Maintenant, madame, veuillez me répondre : suis-je prisonnier ici ?...

LA MARQUISE, allant s’asseoir sur un banc, et se débarrassant d’une coiffe et de sa mante de moire, qu’elle laisse sur le siège.

Écoutez-moi, mon cher chevalier...

GENNARO.

Je vous écoute...

LA MARQUISE.

Ne croyez pas que j’aie pris au sérieux les compliments que vous avez bien voulu m’adresser ; mais il faut, vraiment, faire aussi quelque chose pour le monde... Voyons, chevalier, toute femme, jeune ou vieille, a son orgueil ; faites quelque chose pour le mien : accordez-moi huit jours, et je vous rends le reste de votre existence...

GENNARO.

Madame, mes amis m’attendent ; il faut que j’aille les rejoindre ; il faut que je sorte avec eux !...

LA MARQUISE.

Huit jours sont bientôt passés, chevalier... Accordez-moi ces huit jours...

GENNARO.

Impossible, madame !

LA MARQUISE, se levant.

Prenez garde ! si vous ne voulez pas les donner, vous m’obligerez à les prendre.

GENNARO.

Comment ?...

LA MARQUISE.

Vous l’avez dit, vous êtes mon prisonnier.

GENNARO, s’animant.

Madame, vous engagez avec moi une dangereuse partie !... Il n’y a pas de murs si élevés, il n’y a pas de grille si forte qui puissent me retenir là où ma volonté n’est pas de rester...

LA MARQUISE.

Je vous remercie de me prévenir, monsieur...

GENNARO.

Ainsi, vous acceptez la guerre ?...

LA MARQUISE.

La guerre !... et nous verrons à qui restera la victoire.

GENNARO, avec colère.

Madame, songez-y bien, je pourrais dire ici : je veux et j’ordonne !...

LA MARQUISE, avec une grande dignité.

Ah ! j’espère, monsieur, que vous n’oublierez pas que votre adversaire est une femme... et que cette femme est la vôtre !...

Elle fait une profonde révérence et sort par la droite.

 

 

Scène VI

 

GENNARO, seul

 

Ah ! voilà donc où elle voulait en venir et où j’en suis venu moi-même... Mais, morbleu ! je n’en aurai pas le démenti !... Gennaro prisonnier de sa femme !... Ah ! voilà qui réjouirait trop grandement Palerme... Le diable m’emporte si j’oserais m’y remontrer jamais ! Oh ! mais l’on ne me connaît pas...

Air.

Ah ! vive-Dieu ! l’amour m’appelle !

Je saurai briser mes liens !...

Sirena, doux trésor !... toi, si jeune et si belle,

Je l’ai juré, tu m’appartiens !

 

Je languirais dans l’esclavage,

Quand tout vient sourire à mes vœux ?

Non !... l’or et son brillant mirage

M’ouvrent un monde radieux !

 

Suprême puissance,

Toi qui n’as qu’à vouloir,

À mon existence

Viens rendre l’espoir,

Le bonheur et l’espoir !

 

Puisque, dans cette vie,

Sans l’or que l’on envie,

Il n’est pas de beaux jours,

D’amitiés, ni d’amours...

 

Suprême puissance,

Toi qui n’as qu’à vouloir,

À mon existence

Viens rendre l’espoir,

Le bonheur et l’espoir !

 

Je m’abandonne

Et je me donne

À toi !

Douce folie,

Sois de ma vie

La loi !

Fière opulence,

Grande existence

Pour moi !

Que tout m’enivre !

Ah ! je veux vivre

En roi !

 

À moi, trésors, ardents désirs !...

Liberté ! reine des plaisirs...

 

Je m’abandonne, etc.

 

 

Scène VII

 

GENNARO, LILLA

 

LILLA.

Ah ! je vous cherchais, mon pauvre chevalier !

GENNARO.

Tu sais donc... ?

LILLA.

Je sais tout !

GENNARO.

La marquise...

LILLA.

Vous retient prisonnier !

GENNARO.

Oui ; mais je jure bien que je vais être libre...

LILLA.

Et comment vous y prendrez-vous ?

GENNARO, allant à la balustrade du fond.

Pardieu ! quand je devrais sauter par là...

LILLA.

Un précipice de deux cents pieds...

GENNARO, regardant.

Et la mer au fond... Diable ! c’est un peu haut...

LILLA.

Voulez-vous suivre mes conseils, chevalier ?

GENNARO.

Oui, s’ils sont bons.

LILLA.

Employez la ruse, et non la violence.

GENNARO.

Je ne demande pas mieux, si la ruse conduit au même but.

LILLA.

Vous avez fait le tour du domaine ?

GENNARO.

Oui.

LILLA.

Toutes les issues en étaient fermées ?

GENNARO.

Toutes.

LILLA.

Eh bien, derrière une statue de Diane, cachée par des charmilles, avez-vous remarqué... ?

GENNARO.

Une petite porte ?...

LILLA.

Celle par laquelle entre et sort la marquise...

GENNARO.

Et la clef ?...

LILLA.

La marquise ne la quitte jamais !

GENNARO.

Et... ?

LILLA.

Et, celle-là, vous serez sûr de la trouver, au moins...

GENNARO.

Où cela ?

LILLA.

À sa ceinture... Et avec un peu d’adresse...

GENNARO.

À sa ceinture... Diable !...

LILLA.

Pendant son sommeil...

GENNARO.

Mais il faut attendre à ce soir...

LILLA.

Il faut attendre dix minutes...

GENNARO.

La marquise fait-elle sa sieste à onze heures du matin ?

LILLA, avec mystère.

Non ; mais on peut en avancer l’heure.

GENNARO.

Comment cela ?

LILLA.

Quelques gouttes d’un somnifère infaillible...

GENNARO, effrayé.

Lilla !... prends garde !...

LILLA.

Je réponds de tout.

GENNARO.

Sur ta vie, il ne peut arriver aucun mal à la marquise ?

LILLA.

Ne vous ai-je pas donné des preuves irrécusables de ma science ?

GENNARO, la retenant.

Lilla, j’ai peur...

LILLA.

Alors, renoncez à la Sirena !

GENNARO.

Lilla !...

LILLA.

Perdez votre gageure, cuirassez-vous contre les railleries de tout Palerme !...

GENNARO, vivement.

Non ! non, je n’hésite plus !

Duettino.

Endormons

Et fermons

Tous les yeux

Soupçonneux...

Il le faut !

Et bientôt

Les verrous

Devant nous

Vont s’ouvrir.

Quel plaisir !

Grâce à toi,

Je le voi,

À mon gré,

Je pourrai

Défier

Mon geôlier !

LILLA.

Endormons

Et fermons

Tous les yeux

Soupçonneux...

Il le faut !

Et bientôt

Les verrous

Devant vous

Vont s’ouvrir.

Quel plaisir !

Grâce à moi,

Je le voi,

Vous rirez,

Et pourrez

Défier

Le geôlier !

GENNARO, sentimental.

Pourtant, ménageons la pauvre âme,

Et souviens-toi qu’elle est ma femme...

Qu’un doux songe, jusqu’au réveil,

Par ton art, charme son sommeil.

LILLA, avec une sensibilité ironique.

Oh ! oui, ce désir est le nôtre !...

En rêve, offrons-lui son époux

Ivre d’amour à ses genoux...

Pendant qu’il est aux pieds d’une autre...

 

Ah ! c’est vraiment

Attendrissant !

Mais c’est l’instant...

GENNARO.

Va, je t’attends !

GENNARO.

Endormons

Et fermons

Tous les yeux

Soupçonneux...

Il le faut !

Et bientôt

Les verrous

Devant nous

Vont s’ouvrir.

Quel plaisir !

Grâce à toi,

Je le voi,

À mon gré,

Je pourrai

Défier

Mon geôlier !

LILLA.

Endormons

Et fermons

Tous les yeux

Soupçonneux...

Il le faut !

Et bientôt

Les verrous

Devant vous

Vont s’ouvrir.

Quel plaisir !

Grâce à moi,

Je le voi,

Vous rirez

Et pourrez

Défier

Le geôlier !

Lilla entre dans le pavillon à droite.

 

 

Scène VIII

 

GENNARO, seul, marchant avec agitation

 

Que se passe-t-il donc en moi ?... C’est étrange ! je tremble comme si quelque événement suprême allait se décider dans ma vie... Cette bohémienne qui fait des diamants, des breuvages qui donnent le sommeil ou la veille ; ce démon qui touche, en riant, aux mystères de la nature... c’est terrible !... Qui va là ?

 

 

Scène IX

 

GENNARO, ANIELLO

 

ANIELLO.

Moi, Aniello, monseigneur.

GENNARO, avec courroux.

Que veux-tu ? que viens-tu faire ici ? Va-t’en ! va-t’en !...

ANIELLO.

Je viens dire à Votre Excellence que ses amis s’impatientent.

GENNARO.

Retourne vers eux, et dis-leur que, dans cinq minutes, je les rejoins...

ANIELLO.

Avec la clef ?

GENNARO.

Avec la clef !... Quelle clef ?... qui t’a dit que j’attendais une clef ?...

ANIELLO.

Vos amis, qui m’ont dit que vous en étiez venu chercher une...

GENNARO, à part.

Ah ! c’est vrai !... Le drôle m’a ait une peur !...

Haut.

Eh bien, encore ?... Qui donc ordonne ? qui donc obéit ?... Je vous ai dit de sortir, sortez !...

ANIELLO.

Je sors, monseigneur !...

Il sort.

 

 

Scène X

 

GENNARO, seul

 

Bien ! il s’éloigne !...

Il va à la porte du pavillon et écoute.

Je n’entends rien !... Si fait !... j’entends mon cœur qui bat... Ah ! j’ai eu tort de consentir... et, s’il est temps encore... Oh ! les dix minutes sont écoulées... Ô Lilla ! Lilla !...

 

 

Scène XI

 

GENNARO, LILLA

 

LILLA, sortant du pavillon, pâle et agitée.

À moi ! au secours ! à l’aide, seigneur Gennaro !...

GENNARO.

Qu’y a-t-il donc, Lilla ?

LILLA.

Oh ! si vous saviez !...

GENNARO.

Parle !

LILLA.

J’avais sur moi deux flacons...

GENNARO.

Deux flacons !... Lesquels ?...

LILLA.

L’un destiné à endormir la marquise, et l’autre...

GENNARO, avec effroi.

L’autre ?

LILLA.

L’autre... un élixir que ma mère avait rapporté d’Orient... et dont j’ignore la recette... Cet élixir, je le destinais à une riche baronne qui a cinquante ans bien comptés : je m’étais chargée de lui en ôter vingt-cinq...

GENNARO.

Comment ! tu te mêles aussi de rajeunir, démon ?...

LILLA.

Eh bien... là... dans un corridor sombre, j’ai rencontré un page qui portait un sorbet à votre femme... J’ai pris un flacon pour l’autre... je me suis trompée !... Ne dites jamais que c’est moi !... au nom du ciel, ne le dites pas !... Malatesta... l’inquisition... le bûcher... je serais perdue !... Chevalier, ma vie est entre vos mains... Ne me trahissez pas !... Adieu !... adieu !...

Elle se sauve par le fond à droite.

 

 

Scène XII

 

GENNARO, seul

 

Eh bien, que fait-elle ?... Elle fuit ! elle me laisse !... Qu’a-telle dit ? Oh ! une chose impossible, mon Dieu !...

 

 

Scène XIII

 

GENNARO, LA MARQUISE

 

Elle a vingt ans ; elle s’élance radieuse et transportée.

GENNARO.

Que vois-je ? Il y a miracle ! il y a magie !

LA MARQUISE, folle de joie.

Stances.

Est-ce un doux mensonge,

Un rêve réel,

Un merveilleux songe,

Un rayon du ciel ?...

 

Je me sens revivre !

Je n’ai que vingt ans !

Cet air qui m’enivre,

C’est l’air du printemps !

 

Ah ! quel doux prestige !

Quel monde nouveau !

Où suis-je et que suis-je,

Sous ce ciel si beau ?

 

Suis-je l’hirondelle

Qui vole, effleurant

Du bout de son aile

Le lac transparent ?

 

La joyeuse abeille

Qui, dès le matin,

Sur la fleur vermeille,

Cherche son butin ?

 

L’oiseau qui voltige

Sur un frais rameau,

Sans courber la tige

Du frêle arbrisseau ?...

 

Ou bien, fleur qui vole,

Papillon d’azur,

Baisant la corolle

Du lis blanc et pur ?...

 

Tout me plaît, m’enflamme !...

Magique réveil,

Qui verse en mon âme

Joie, amour, soleil !...

 

Mais non... cette ivresse

Qui brûle mes sens,

Ce feu qui m’oppresse,

Ces désirs naissants...

 

Sont un sûr indice :

Je suis un lutin,

Enfant du caprice...

Une femme, enfin !...

 

Je me sens revivre !

Je n’ai que vingt ans !

Cet air qui m’enivre,

C’est l’air du printemps !

Elle va cueillir des fleurs, dont elle respire avec ivresse le parfum.

Duo.

GENNARO, la regardant en extase.

Oh ! non ! je ne dors pas, je veille...

Voilà son regard, ses accents !

Mais c’est, incroyable merveille,

L’hiver qui se change en printemps !...

S’approchant, avec amour.

Bel ange !

LA MARQUISE.

Hein ?...

GENNARO.

Pardonnez, marquise...

LA MARQUISE.

Qui êtes-vous ?... Que me voulez-vous ?...

GENNARO.

Qui je suis ?

LA MARQUISE.

Oui...

GENNARO.

Faut-il que je le dise ?

LA MARQUISE.

Sans doute...

GENNARO.

Je suis votre époux !...

LA MARQUISE.

Mon époux, vous ? La bonne histoire...

J’en rirai longtemps, sur ma foi !...

GENNARO.

Quoi ! vous ne voulez pas me croire ?...

Mais c’est moi, marquise, c’est moi !...

À part.

A-t-elle, avec les ans, perdu toute mémoire ?...

LA MARQUISE.

Qui, vous ?

GENNARO.

Moi, Gennaro !

LA MARQUISE.

Je ne vous connais pas.

GENNARO.

Marquise !...

LA MARQUISE.

Laissez-moi...

GENNARO.

Je m’attache à vos pas !...

LA MARQUISE.

Voyons !... vous m’avez tout à l’heure

Dit qui vous étiez... Maintenant,

Dites-moi qui je suis. Quelle est cette demeure ?...

GENNARO, à lui-même.

Bien !... de plus en plus surprenant !...

N’importe, faisons à sa guise...

Haut.

Ce palais, madame, est à vous !...

LA MARQUISE.

Bon !

GENNARO.

Vous êtes riche et marquise !

Je suis votre troisième époux !

LA MARQUISE.

Très bien !... Continuez ; quel âge

Ai-je ? Répondez sur l’honneur...

Mais pas de galant badinage.

GENNARO.

Vous avez soixante ans...

LA MARQUISE.

Menteur !...

GENNARO.

Mais, par bonheur, une sorcière,

Dont je me souviendrai longtemps,

D’élixir vous fit boire une verre,

Et vous n’avez plus que vingt ans !...

Ensemble.

LA MARQUISE, avec joie.

Oui, je me sens vivre...

Je n’ai que vingt ans !

Cet air qui m’enivre,

C’est l’air du printemps !

GENNARO, avec amour.

Son regard m’enivre ;

Ah ! quels traits charmants !...

Elle sent revivre

Son cœur de vingt ans !...

GENNARO.

Voyez ce portrait que vous-même

M’avez hier donné...

LA MARQUISE, regardant le médaillon.

Vraiment...

GENNARO.

C’est vous !

LA MARQUISE.

Habile stratagème !...

GENNARO.

Je vous jure qu’il est...

LA MARQUISE.

Charmant !

Mais êtes-vous certain, messire,

Que je ressemble à ce portrait ?

GENNARO.

Si j’en suis certain ? C’est-à-dire

Que c’est vous !...

LA MARQUISE.

Moi ?

GENNARO.

Vous, trait pour trait...

D’ailleurs, si vous doutez, marquise,

De votre beauté reconquise,

Par vous-même vous pouvez voir...

Il lui présente une petite glace de Venise, qu’il a prise sur la table à droite.

LA MARQUISE, se mirant.

Oh ! l’adorable créature !...

GENNARO.

Eh bien ?

LA MARQUISE.

Je n’oublierai jamais, je vous le jure,

Que c’est vous qui m’avez présenté ce miroir !

Ensemble.

LA MARQUISE.

Je me sens revivre !

Je n’ai que vingt ans !

Cet air qui m’enivre,

C’est l’air du printemps !

GENNARO, avec transport.

Son regard m’enivre ;

Ah ! quels traits charmants !

Elle sent revivre

Son cœur de vingt ans !

GENNARO.

Oh ! que vous allez être enviée, madame ! jeune, riche, belle !...

LA MARQUISE, vivement.

Et libre ! libre !...

GENNARO.

Ah ! libre... Pardon, pardon...

LA MARQUISE.

Comment ! je ne suis pas libre ?...

GENNARO.

Dame ! pas tout à fait... puisque vous êtes mariée...

LA MARQUISE.

Mariée !... En effet, vous me l’avez dit...

Avec frayeur.

Ah ! mon Dieu !...

GENNARO.

Pourquoi cet effroi, madame ?...

LA MARQUISE.

Si j’allais être la femme de quelque mauvais sujet...

GENNARO.

Allons, allons, la mémoire commence à vous revenir !...

LA MARQUISE.

Mon mari se nomme ?...

GENNARO.

Le chevalier Gennaro d’Albani...

LA MARQUISE.

Gennaro d’Albani !... Quel âge ?...

GENNARO.

Vingt-cinq ans.

LA MARQUISE.

Et il est... ?

GENNARO.

Gentil, très gentil...

LA MARQUISE.

De l’esprit ?

GENNARO.

Il vous en donnera la preuve, madame, en ne faisant pas lui-même son éloge...

LA MARQUISE.

Vous ! vous !

Avez un soupir de regret.

Ah !... ah !...

GENNARO, piqué.

Madame ! madame ! voilà des ah ! vraiment incroyables... Mais cet homme dont le nom ne vous rappelle aucun souvenir, cet homme que vous croyez voir pour la première fois, ce Gennaro d’Albani, enfin... vous aviez le mauvais goût de le trouver fort à votre gré, quand vous aviez soixante ans...

LA MARQUISE.

En vieillissant, la vue baisse...

GENNARO.

Vous en étiez fort jalouse... Si bien jalouse, que, de peur que je n’aille faire la cour à une autre femme, à la Sirena, vous m’avez refusé la clef de la petite porte du parc... Oui, oui, celle que vous avez là, tenez, à la ceinture... Et cela, madame, si fort et si ferme, que, cédant aux avis d’une bohémienne, j’ai consenti à ce qu’elle vous fît prendre un narcotique... Heureusement, elle s’est trompée et vous a donné un élixir de jeunesse...

LA MARQUISE.

Je ne lui en veux pas...

GENNARO.

Ni moi non plus... Doutez-vous encore ?...

Prenant la mantille et la coiffe que la vieille marquise a laissées sur le banc.

Regardez ces habits ; ils n’ont point rajeuni comme vous : ils sont du siècle passé.

LA MARQUISE, regardant les habits.

Oh ! quelle vieillerie ! quelle antiquitaille !... Je portais cela, moi ?... Que ces vêtements disparaissent !... qu’ils aillent avec les jours écoulés !... dans l’abîme !...

Elle court à la balustrade du fond et jette la mantille et la coiffe dans le précipice.

GENNARO, la suivant des yeux.

Oui, les vieux ans dans l’abîme !...

Regardant la jeune femme avec passion.

À moi tant de jeunesse, de beauté !... C’est vous que j’aime... C’est vous que j’aimerai toute la vie... C’est vous, enfin, que je ne veux plus quitter d’un seul instant...

LA MARQUISE.

Comment ! toujours avec moi ?

GENNARO.

Oui, toujours !...

LA MARQUISE.

Oh ! quelle fidélité chagrinante !...

 

 

Scène XIV

 

GENNARO, LA MARQUISE, ASCANIO

 

ASCANIO, à Gennaro.

Ah çà ! mais viendras-tu enfin ? En as-tu fini avec ta sempiternelle ?... Ah ! pardon ! je ne te savais pas en tête-à-tête... Tudieu ! la charmante personne !...

GENNARO, avec orgueil et enthousiasme.

C’est ma femme, Ascanio ! c’est ma femme !

ASCANIO, le regardant avec stupéfaction.

Ta femme ?...

GENNARO.

Oui... Tu ne sais pas... Je vais t’expliquer...

ASCANIO, éclatant de rire.

Ta femme !... Ah ! ah ! ah ! la vieille ?...

GENNARO.

Ascanio, comme toi, d’abord je n’ai pas voulu croire ; mais je te le jure...

ASCANIO.

Ah ! ah ! ah !... Mais c’est qu’il garde son sérieux encore !...

Se retournant vers la marquise, qu’il salue respectueusement.

Est-ce vous, madame, qui lui avez ordonné... ?

LA MARQUISE.

Moi ? Pas le moins du monde... C’est lui, au contraire, qui parle de choses incroyables, me soutient qu’il est mon mari, que j’ai été vieille, douairière respectable... que sais-je ?

Riant.

Ah ! ah ! ah !

Trio.

ASCANIO, riant.

Ah ! ah ! ah ! la bonne folie !...

LA MARQUISE, riant aussi.

N’est-ce pas qu’il est amusant ?...

GENNARO.

Madame, je vous en supplie...

ASCANIO.

Sentimental, lui, c’est plaisant.

À la marquise, avec galanterie.

Il est vrai, près de vous, charmante,

Qu’on doit bientôt perdre l’esprit...

Que d’attraits, de grâce enivrante !

Tout nous séduit !

Tout nous ravit !

Le cœur s’éprend !... On perd l’esprit !

LA MARQUISE, minaudant, à Ascanio.

Ah ! cessez, cessez ce langage

Qui me séduit,

Qui me ravit...

Ah ! je pourrais perdre l’esprit...

GENNARO.

Chaque instant augmente ma rage !

Ascanio !...

ASCANIO.

Quoi donc ?...

GENNARO.

Bandit !...

À la marquise.

Vous allez me suivre, madame...

LA MARQUISE.

De quel droit ?

GENNARO.

Du droit d’un époux.

LA MARQUISE.

Allez où votre vieille femme

Vous attend !...

GENNARO.

Ma femme, c’est vous !...

Avec amour et colère.

N’espérez pas que j’abandonne,

En ce jour, mon bien le plus doux...

Ce trésor que l’hymen me donne,

Je le défendrai contre tous !

ASCANIO, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah ! il est jaloux !

Vraiment, il se croit votre époux !...

LA MARQUISE, de même.

Ah ! ah ! ah ! ah ! il est jaloux !

On dirait qu’il est mon époux !

GENNARO.

Ah ! craignez, craignez mon courroux,

Je suis époux !

Je suis jaloux !

LA MARQUISE, à Gennaro, montrant Ascanio.

Il est fort bien, ce gentilhomme...

GENNARO, avec une jalousie croissante.

Il ne manquait plus que cela, vraiment !...

LA MARQUISE.

Dites-moi comment il se nomme...

ASCANIO, galamment, baisant la main de la marquise.

Ascanio...

GENNARO.

Finis !...

LA MARQUISE, montrant Ascanio à Gennaro.

Il est charmant !

GENNARO, avec colère.

Suivez-moi, madame, à l’instant !...

N’espérez pas que j’abandonne,

En ce jour, mon bien le plus doux...

Ce trésor que l’hymen me donne,

Je le défendrai contre tous !

Ensemble.

ASCANIO, riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah ! ah ! il est jaloux !

Vraiment, il se croit votre époux !

LA MARQUISE, de même.

Ah ! ah ! ah ! ah ! il est jaloux !

On dirait qu’il est mon époux !...

GENNARO.

Ah ! craignez, craignez, mon courroux !...

Je suis époux ! je suis jaloux !

 

 

Scène XV

 

GENNARO, LA MARQUISE, ASCANIO, MALATESTA, suivi de DAMES et de GENTILHOMMES qui s’arrêtent au fond

 

Finale.

MALATESTA, entrant, à Gennaro.

Ah ! je vous trouve enfin, messire !

GENNARO.

Bon ! il nous manquait celui-ci !...

MALATESTA.

Soyez assez bon pour me dire...

GENNARO.

Quoi donc ?...

MALATESTA.

Où la marquise est-elle ?

GENNARO, montrant la jeune femme.

La voici.

MALATESTA.

La marquise !

GENNARO.

Eh ! oui, la marquise...

MALATESTA.

Chevalier, ne plaisantons pas...

GENNARO.

Que voulez-vous que je vous dise ?...

MALATESTA.

Ne raillez pas les magistrats !...

GENNARO.

Les magistrats ?... Allez au diable !...

MALATESTA.

C’est nous qui vous y conduirons !

GENNARO.

Vieux fou !

ASCANIO, près de la marquise.

Vous êtes adorable !

MALATESTA, très irrité.

Vieux fou !... moi ?...

GENNARO.

Vous, oui !

MALATESTA.

Nous verrons !

GENNARO.

Soit !

MALATESTA.

La marquise est disparue...

On la cherche en vain en tout lieu !

Dites, qu’est-elle devenue ?...

GENNARO, à la marquise, avec véhémence.

Mais répondez donc !

LA MARQUISE.

Moi ?...

GENNARO.

Pardieu !...

LA MARQUISE.

À qui faut-il que je réponde ?...

GENNARO.

Mais au seigneur Malatesta...

LA MARQUISE.

Malatesta ?...

GENNARO.

Dieu le confonde !

LA MARQUISE.

Qu’est-ce donc que Malatesta ?

GENNARO, le montrant.

Mais votre ami le podesta...

LA MARQUISE.

Malatesta ?

Le podesta ?...

Mais je n’ai jamais vu cela...

Riant.

Ah ! ah ! ah !

ASCANIO, riant.

Ah ! ah ! ah !

GENNARO.

Vous méconnaissez celui-là ?...

LA MARQUISE, riant plus fort.

Ah ! ah ! ah ! ah !

GENNARO.

Il faut sortir de cette crise !...

Apercevant Lilla, qui, depuis un instant, est sortie du pavillon et cause dans un groupe.

Vous reconnaîtrez bien Lilla ?

Il court à la bohémienne et l’amène.

LA MARQUISE, cherchant.

Lilla ?...

 

 

Scène XVI

 

LES MÊMES, LILLA

 

LILLA.

Que veut-on de moi ?... Me voilà !...

LA MARQUISE.

Elle est gentille, sur mon âme !...

LILLA, envisageant la marquise.

Quelle est donc cette jeune dame ?...

GENNARO.

Eh ! morbleu ! c’est la marchesa

De Villa-Bianca !...

LILLA.

Elle ?...

Éclatant de rire.

Ah ! ah ! ah ! ah !...

GENNARO.

Ah ! c’en est trop !... c’en est trop à la fin !

MALATESTA, à Gennaro.

Vous voudriez laisser la justice indécise...

Mais vous tergiversez en vain...

Qu’avez-vous fait de la marquise ?...

ASCANIO.

Oui ! qu’as-tu fait de la marquise ?...

LA MARQUISE, plus fort.

Qu’avez-vous fait de la marquise ?...

LILLA, plus fort que les autres.

Qu’avez-vous fait de la marquise ?...

GENNARO, parlé, la regardant avec colère.

Maudit démon !

 

 

Scène XVII

 

LES MÊMES, ANIELLO, arrivant par la gauche, suivi d’UN ESTAFIER, tenant des vêtements de femme

 

ANIELLO.

Vous demandez, seigneur Malatesta,

Des nouvelles de la marquise ?

Eh bien, regardez : en voilà !...

Il montre la mantille et la coiffe que la marquise a jetées par-dessus la balustrade dans le précipice.

Sans doute qu’une main cruelle

De la marquise hâta la fin !...

MALATESTA.

Les vêtements qu’elle portait sur elle...

À Gennaro.

Quand je l’ai vue avec vous ce matin !

Ah ! voilà donc un sûr indice !

Où ces habits étaient-ils ?...

ANIELLO.

Accrochés,

Seigneur, aux buissons, aux rochers,

Qui sont là, dans ce précipice !...

TOUS, avec un cri d’honneur.

Ah !

Malatesta dit rapidement quelques mots à l’oreille de l’estafier, qui tient les vêtements. Celui-ci sort en courant.

LA MARQUISE, avec indignation.

Oh ! c’est un horrible attentat...

Justice, seigneur podesta !...

ASCANIO, MALATESTA, LILLA et LE CHŒUR.

Oh ! c’est un horrible attentat !

Mais c’est un monstre, un scélérat !

GENNARO, indigné.

Moi ! de mon nom ternir l’éclat !

Me soupçonner d’un attentat !

 

 

Scène XVIII

 

LES MÊMES, SBIRES et GENS DE JUSTICE, amenés par L’ESTAFIER

 

CHŒUR.

Ah ! quel forfait épouvantable !

Il faut sévir avec rigueur !

Punissons ici le coupable

Qui flétrit ainsi son honneur !

GENNARO.

Oser m’imputer un tel crime !...

MALATESTA.

La marquise est votre victime !...

Bientôt ma voix prononcera...

Votre épée !...

GENNARO, aux Sbires qui s’avancent.

Ah ! malheur à qui me touchera !...

LILLA, qui s’est approchée de la marquise. À demi-voix.

Pauvre chevalier !

LA MARQUISE, souriant et échangeant un regard d’intelligence avec Lilla.

On verra

Comment il sortira de là !...

GENNARO.

Qu’ai-je à faire avec la justice ?...

De mon blason ternir l’éclat !...

Un tel soupçon, c’est un supplice !

Je punirai cet attentat !

CHŒUR.

Il faut, il faut que la justice

Bientôt sévisse avec éclat...

Il faut, il faut que l’on punisse

Cet inconcevable attentat !

Les Sbires entourent le Chevalier, qui se défend en jetant un regard désespéré sur la Marquise, qui est auprès d’Ascanio.

 

 

ACTE III

 

Dans le parc du château de la marquise. Intérieur d’un pavillon moresque, fermé de tous côtés par des tentures. À gauche, sur un petit meuble d’ébène, une glace de Venise.

 

 

Scène première

 

GENNARO, conduit par MALATESTA et DES SBIRES

 

CHŒUR.

Posons des gardes sans nombre

Autour de ce pavillon,

Et bientôt un lieu plus sombre

Lui servira de prison !

MALATESTA.

Deux sbires sous cette fenêtre !

À la porte un arquebusier !

Et, s’il ne veut pas se soumettre,

Faites feu sur le prisonnier !

GENNARO, avec ironie.

Vous êtes prompt comme la foudre,

Capitaine Malatesta...

Mais, de grâce, épargnez la poudre,

Qu’un autre que vous inventa !...

Dans cet esclavage maussade,

Montrant Malatesta.

Avec le geôlier que voici,

Pas n’est besoin d’arquebusade...

On est sûr de mourir d’ennui !...

Malatesta fait un geste de menace.

REPRISE DU CHŒUR.

Posons des gardes sans nombre, etc.

Malatesta se retire. Les tentures du fond se referment.

 

 

Scène II

 

GENNARO, seul

 

De mieux en mieux, seigneur Malatesta !... me voilà dans une charmante position... Harcelé, questionné, gardé à vue dans ce pavillon isolé de mon château... ou plutôt du château de la marquise... Et quelle perspective !... Ce soir, je serai transporté dans les cachots de Palerme... Je n’ai qu’un moyen de défense, un seul... Eh bien, quand je l’emploie, on lève les épaules !... et, en conscience, je ferais comme mes juges si je n’avais pas vu, si je n’étais pas convaincu... Ah ! je me consolerais de tout...

Avec amour.

si j’avais là, près de moi, cette jeune et ravissante femme... ma femme !... oui, ma femme !... Mais que peut-elle être devenue ?... Je ne l’ai pas revue depuis que je l’ai laissée avec Ascanio !...

Avec colère.

Maudit Ascanio !... Ah ! c’est insupportable, d’avoir pour amis des mauvais sujets !

La tenture du fond s’est ouverte, et l’on aperçoit Ascanio et la Marquise, qui s’avancent et parlent au Sbire, qui veut les arrêter.

ASCANIO, au Sbire.

Puisque nous avons un laisser passer...

 

 

Scène III

 

GENNARO, ASCANIO, LA MARQUISE

 

GENNARO, courant à la marquise, avec passion.

Enfin, madame, c’est vous !... je vous revois !...

ASCANIO.

Ce n’est pas sans peine... C’est inouï, ce qu’il a fallu de démarches...

LA MARQUISE.

Nous avons été obligés d’aller à Palerme...

GENNARO.

Nous ! qui nous ?

LA MARQUISE.

Le seigneur Ascanio et moi...

GENNARO.

Comment ! sans mon aveu, avec ma femme ?... Ah ! mais dis-moi...

LA MARQUISE.

Oh ! ne grondez pas le seigneur Ascanio... Remerciez-le, au contraire, c’est un de vos fidèles... et la preuve, c’est qu’il s’est rendu au palais du vice-roi pour intercéder en votre faveur.

GENNARO.

Ah ! vraiment...

Vivement.

Eh bien, Son Altesse me connaît, elle me rend justice, et elle pense bien...

ASCANIO.

Eh ! que veux-tu qu’elle pense, Son Altesse ?... Tu épouses une vieille femme qui disparaît dès que tu as ouvert ses coffres-forts... Dame, cher ami...

GENNARO, indigné.

Mais c’est infâme !... Ce mariage ne m’était jamais venu à l’idée, à moi... à moi qui ai refusé une des plus riches et des plus jolies femmes de Venise.

LA MARQUISE.

Seigneur Gennaro, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de renoncer à ce dangereux système de défense...

ASCANIO, riant.

Que voulez-vous ! il est comme Roland, très sage sur toutes choses, mais perdant l’esprit au seul nom d’Angélique... Aussi, c’est un moyen de justification que j’ai employé près du vice-roi.

GENNARO.

Lequel ?

ASCANIO.

Celui de l’aliénation mentale...

GENNARO.

Comment ! tu as dit... ?

LA MARQUISE.

Dans votre intérêt, oui...

GENNARO, avec impatience.

Voyons, qu’a ordonné le vice-roi ?...

ASCANIO.

Oh ! il a été fort bien.

LA MARQUISE.

Charmant !...

ASCANIO.

C’est une justice à lui rendre... « Du moment que le chevalier a perdu la raison, nous ne le condamnons qu’à une prison perpétuelle. »

GENNARO.

À une prison perpétuelle !... Moi, captif ?... vous, libre ?... moi, séparé de vous ?... Mais c’est être mort de mon vivant...

ASCANIO.

Dame, à peu près... Ce qui fait que ta succession est ouverte... Allons, mon petit chevalier, fais convenablement les choses ; dispose de ce qui te reste, et n’oublie pas ton cher Ascanio... Tu sais que je raffole de Bab-Ali, ton cheval arabe ; en prison, il te devient inutile... Ah ! tu as aussi ta petite maison de Montréal... charmante et mystérieuse retraite...

GENNARO.

Eh bien ?...

ASCANIO.

Eh bien, il me sera doux de les posséder... en mémoire de toi...

Couplets.

I

Puisque de ces biens de la terre

Le sort te défend de jouir,

À l’amitié vive et sincère

Comme un précieux souvenir,

Ton devoir est de les offrir...

Quand notre ciel se décolore,

Quand naissent pour nous les soucis,

Qui peut nous rendre heureux encore ?...

C’est le bonheur de nos amis !...

GENNARO, parlé.

Misérable ! me demander mon cheval, ma maison !... Mais où s’arrêtera-t-il, bon Dieu ?

ASCANIO, le prenant à part et regardant la marquise.

II

Par une compagne céleste

Pylade, dit-on, fut quitté...

Mais il fut quitté pour Oreste...

Et, loin de gémir, attristé,

Ce tendre ami fut enchanté !...

S’il faut perdre ce qu’on adore,

Si nos amis se sont enfuis,

Qui peut nous rendre heureux encore ?...

C’est le bonheur de nos amis...

GENNARO, frappant du pied avec colère.

Ascanio !...

ASCANIO.

Bien ! bien ! je ne veux pas t’influencer... Je te laisse ; mais n’oublie pas Bab-Ali et ta petite maison du lac...

GENNARO, exaspéré.

Va-t’en au diable !...

Ascanio fait un profond salut à la marquise et sort.

 

 

Scène IV

 

GENNARO, LA MARQUISE

 

GENNARO.

Eh bien, madame, que dites-vous de cet ami... qui veut hériter de moi, de mon vivant ?...

LA MARQUISE.

Ah ! chevalier, je dis que ce n’est pas bien !

GENNARO.

C’est-à-dire que c’est affreux !...

LA MARQUISE.

Ce trait-là lui fait le plus grand tort dans mon esprit...

GENNARO.

C’est bien heureux !

LA MARQUISE.

Je l’avais trouvé agréable, d’abord...

GENNARO.

Lui !... un monstre !... physiquement et moralement...

LA MARQUISE.

Ne pas prendre plus de part à la douleur d’un ami... Une prison perpétuelle !... Pauvre Gennaro !... Moi qui vous connais à peine, eh bien, je ne sais... mais, depuis un instant, je me sens là, au cœur...

GENNARO, vivement.

Serait-il vrai ?... Éprouveriez-vous pour moi cet amour ?...

LA MARQUISE.

Oh ! de l’amour... Nous allons trop vite... Non ! ce doit être de la sympathie pour votre infortune... qui donne à votre physionomie un petit air intéressant... Tenez, je vous conseille d’être toujours malheureux ; cela vous va très bien...

GENNARO.

Enfin !... ma femme avoue que je ne lui déplais pas trop...

LA MARQUISE.

Votre femme !... encore !... Mais vous y tenez donc toujours ?...

GENNARO.

Comment, si j’y tiens ?... Plus que jamais !

LA MARQUISE.

Eh bien, voyons, je me prête à cette fantaisie...

GENNARO.

Cette fantaisie ?...

LA MARQUISE.

De cette façon, je pourrai faire des démarches en votre faveur... À l’aide de ce titre, j’en aurai le droit... Je verrai le vice-roi, les juges...

GENNARO.

Hélas ! madame, la justice est aveugle...

LA MARQUISE.

La justice, oui ; mais les juges...

GENNARO.

Précisément !... Le mari d’une jolie femme est une chose importune, dont on ne demande qu’à se débarrasser... Plus on vous trouvera belle, plus ma prison deviendra étroite et sombre... Chaque heure me paraîtra un siècle ; la jalousie...

LA MARQUISE.

Oh ! chevalier, du moment que je prendrai le titre de votre femme, j’en accepterai les devoirs...

GENNARO, avec joie.

Qu’entends-je ! vous partageriez ma captivité, toujours ?...

LA MARQUISE.

Oh ! non, pas toujours !... mais je vous ferai de petites visites... de temps en temps... Je vous raconterai les fêtes brillantes, les joyeux spectacles auxquels j’aurai assisté...

GENNARO.

Comment ! lorsque je serai prisonnier ?...

LA MARQUISE.

Justement !... à cause de cela !... pour vous distraire un peu.

Air.

Je vous dirai la chanson folle,

Les gais propos, le mot frivole,

Qui, tour à tour,

Vivent un jour.

 

Oui, l’on saura, pour vous, retenir et saisir

Doux propos,

Chants nouveaux,

Éclairs du plaisir !

 

Je vous dirai le caquetage

De mes brillants adorateurs ;

Je vous dirai, sur mon passage,

Combien j’enchaînerai de cœurs.

 

Du monde bravant les orages

Qui troublent souvent nos loisirs,

Vous n’en verrez pas les nuages...

Vous n’en aurez que les plaisirs !

 

Vous aurez la danse nouvelle,

Ou tarentelle,

Ou saltarelle,

Que la folie inventera,

La la la la la la !

GENNARO, tristement.

Un grillage !... des verrous !... des geôliers !... Ah ! madame, madame...

LA MARQUISE.

Voyons, calmez-vous, cher mari... Tenez, votre femme espère adoucir encore mieux votre esclavage... Elle va adresser une supplique au vice-roi... Il faut, mon gentilhomme, qu’on vous laisse ce palais pour prison.

GENNARO.

Mais ce sera toujours une prison, madame !...

LA MARQUISE.

Je vais écrire à l’instant même à Son Altesse...

Elle se place au fond à une table, et écrit.

GENNARO, désespéré, à lui-même.

Ah ! Lilla ! Lilla, puissent tous les bûchers de l’inquisition s’allumer pour toi !...

 

 

Scène V

 

GENNARO, LA MARQUISE, LILLA

 

Lilla a écarté une tenture à droite et s’est élancée tout à coup en scène, à côté de Gennaro.

LILLA.

Grand merci du souhait, chevalier !...

GENNARO.

Toi, ici, misérable ! qui, ce matin, as fait cause commune avec mes accusateurs ?...

LILLA.

Il le fallait bien... On me surveille, on m’épie, et si j’étais emprisonnée... comme vous... je ne pourrais plus vous servir...

GENNARO.

Me servir, me servir... Eh bien, ton témoignage, à toi, pouvait être tout-puissant ; tu devais expliquer, tout d’abord, qu’à l’aide d’un breuvage...

LILLA.

Grand Dieu ! chevalier, cela ne vous aurait pas sauvé, puisque vous êtes mon complice ; et moi, j’aurais déjà été brûlée vive !

GENNARO.

Alors, pour ta maladresse, il faut donc que je te maudisse ?

LILLA.

Il faut me plaindre, chevalier... Cette fatale méprise, qui vous coûte la liberté, me coûte ma fortune... Cet élixir que j’ai donné à la marquise, il était vendu cinquante mille sequins.

GENNARO.

Cet élixir, tu le recomposeras...

LILLA.

Impossible !... J’ai eu beau faire, voilà tout ce que j’ai trouvé...

Elle tire un flacon de sa poche.

GENNARO.

Qu’est cela ?...

LILLA.

La recette contraire...

GENNARO, vivement.

La recette contraire !... celle de vieillir !... Il serait possible !... Lilla ! ta fortune est faite !...

LILLA.

Mais, chevalier, qui voudra m’acheter une pareille recette ?

GENNARO.

Moi, Lilla ! moi !... et je te la payerai soixante mille ducats !... le double, le triple de l’autre... Chut ! ma femme !...

La marquise se lève de table.

LILLA, l’apercevant.

Ah ! je comprends...

LA MARQUISE, pliant un écrit.

Le vice-roi ne résistera pas à mes prières...

Voyant Lilla et reculant avec effroi.

Lilla !... cette petite sorcière ici !... Chassez-la, chassez-la bien vite !...

GENNARO.

Ne craignez rien, madame : elle vient pour me sauver !...

LA MARQUISE.

Pour vous sauver ?...

LILLA.

Oui, madame...

LA MARQUISE.

C’est bien différent, alors ; je bénirai son art, et je m’engage...

GENNARO, vivement.

Vous vous engagez ?...

LA MARQUISE.

Sans doute...

LILLA.

C’est qu’il s’agit d’une grande preuve de dévouement...

GENNARO.

Un de ces dévouements dont parle l’histoire ! que la postérité consacre !...

LA MARQUISE.

Pour vous, chevalier, je me jetterais dans un gouffre... pourvu qu’il ne fût pas trop profond...

GENNARO.

Eh bien, ce que j’ai à vous proposer est moins difficile...

Balbutiant.

Il s’agit tout simplement de vous... parce que... vous comprenez... alors... on ne pourrait plus m’accuser...

Bas, à Lilla.

Tiens, Lilla, dis-lui cela, toi... De ta part, cela vaudra mieux...

LILLA, bas, au chevalier.

Soyez tranquille, je vais...

À la marquise.

Oui, madame, oui... il dépendrait de vous...

S’embrouillant aussi.

Par un petit sacrifice, vous n’auriez qu’à consentir à...

Au chevalier, bas.

Ma foi, chevalier, proposer une pareille chose à une jolie femme... je n’ose pas, moi...

LA MARQUISE.

Voyons, j’attends... C’est donc bien terrible, que vous hésitez ?...

GENNARO.

Tout au contraire, madame : c’est uniquement pour votre bonheur... dans votre intérêt...

LA MARQUISE.

Parlez !...

GENNARO.

Le vice-roi me rendrait à la liberté si je représentais la marquise de Villa-Bianca...

LILLA.

Oui, la vieille marquise...

LA MARQUISE.

Je le sais bien... l’ancienne, la première...

GENNARO, d’une voix câline.

Tenez-vous beaucoup à être la seconde ?...

LILLA, de même.

Y tenez-vous beaucoup ?

LA MARQUISE.

Comment, la seconde ?...

GENNARO.

C’est que... si vous consentiez à redevenir la première...

LILLA.

Oui... la première, la vraie...

LA MARQUISE.

La vieille ?...

GENNARO.

Elle n’était pas très vieille...

LILLA.

Mais pas vieille du tout...

LA MARQUISE.

Allons donc, vous riez, chevalier !

GENNARO.

Vous ne savez pas ce que vous refusez... Vous n’avez pas idée comme vous étiez aimable, charmante !...

LILLA, s’extasiant.

Ah !...

GENNARO.

Adorable !

LILLA, de même.

Ah !...

GENNARO.

D’honneur, j’étais un fou, et, depuis que je suis devenu sage, j’apprécie les vrais biens de la vie...

Trio.

Beauté, jeunesse

Et folle ivresse,

C’est vanité !

Mais la couronne

Que Dieu nous donne,

C’est la bonté !

Marquise, un peu d’humanité !...

LILLA.

Beauté, jeunesse

Et folle ivresse,

C’est vanité !

Mais la couronne

Que Dieu nous donne,

C’est la bonté !

Madame, un peu d’humanité !

LA MARQUISE, avec enthousiasme.

Oh ! ma richesse,

C’est la jeunesse

Et la beauté !

Que j’abandonne

Cette couronne,

Ma royauté !

Non, non, jamais, en vérité !

 

D’ailleurs, supposant, bon apôtre,

Que j’accède à votre désir,

Croyez-vous que, d’une heure à l’autre

On puisse tout à coup vieillir ?...

GENNARO.

Je le crois, vrai-Dieu ! sur mon âme ;

La thèse peut se soutenir...

LILLA.

Oui, car un seul instant, madame,

A suffi pour vous rajeunir !...

LA MARQUISE.

Quelle est l’affreuse Moabite,

L’Égyptienne à l’art maudit,

Qui trouva de vieillir si vite

Le secret encore inédit ?

LILLA.

C’est moi !...

GENNARO.

C’est Lilla !...

LA MARQUISE.

Qu’on la pende !

GENNARO.

Ah ! madame, vous avez tort !...

Plus j’y songe, plus je demande

Qui peut vous effrayer si fort !

Ensemble.

Beauté, jeunesse

Et folle ivresse,

C’est vanité !

Mais la couronne

Que Dieu nous donne,

C’est la bonté !

Marquise, un peu d’humanité !

LILLA.

Beauté, jeunesse

Et folle ivresse,

C’est vanité

Mais la couronne

Que Dieu nous donne,

C’est la bonté !

Madame, un peu d’humanité !

LA MARQUISE.

Oh ! ma richesse,

C’est la jeunesse

Et la beauté !

Que j’abandonne

Cette couronne,

Ma royauté !...

Non, non, jamais en vérité !

GENNARO.

Soixante ans, mais c’est le bel âge !...

Des passions on est vainqueur,

Et la sagesse, heureux partage,

Maîtrise les élans du cœur !...

Tandis que la bonté de l’âme,

Astre charmant qui luit toujours,

Jette un reflet de douce flamme

Sur l’ombre de nos derniers jours.

LA MARQUISE.

Mais, pour franchir un tel passage,

Il faut bien des réflexions...

GENNARO.

Marquise, dans un bon ménage,

On se doit des concessions...

LILLA.

Madame, dans un bon ménage,

On se doit des concessions...

LA MARQUISE.

Quarante ans de concessions !

À Gennaro, qui fait un geste de désespoir.

Voyons, pourtant, s’il est un sacrifice,

Pour vous sauver, peut-être on le fera !...

GENNARO, avec transport.

Se peut-il !... Le ciel vous bénisse !...

LILLA.

Le bon cœur !... Le ciel vous bénisse !...

LA MARQUISE.

Mais, au moins, que le préjudice

Soit mutuel... et l’on verra...

GENNARO, intrigué.

Comment !... et quel est ce langage ?

LA MARQUISE.

Vouloir que, seule, je m’engage

À vieillir quand il n’est pas temps ;

C’est trop !... Partageons le breuvage...

Chacun vieillira de trente ans.

GENNARO, avec effroi.

Madame...

LA MARQUISE.

Je fais, il me semble,

Par cette offre, acte de bon cœur...

LILLA, à Gennaro, présentant une petite fiole.

Voici la fatale liqueur.

Chevalier, vieillissez ensemble !

LA MARQUISE.

En partageant cette liqueur,

Très tendrement.

Cher époux, vieillissons ensemble !...

Gennaro recule avec frayeur.

LA MARQUISE, se rapprochant de lui.

Reprise du motif chanté par Gennaro.

« Soixante ans ! mais c’est le bel âge !...

Des passions l’on est vainqueur !... »

Vous l’avez dit...

LILLA, continuant.

« Et la sagesse, heureux partage,

Maîtrise les élans du cœur !... »

Vous l’avez dit...

GENNARO, parlé.

Cependant...

LA MARQUISE.

« Tandis que la bonté de l’âme,

Astre charmant qui luit toujours... »

LILLA.

« Jette un reflet de douce flamme... »

LA MARQUISE.

« Sur l’ombre de nos derniers jours... »

GENNARO.

Mais...

LA MARQUISE.

C’était bien votre langage...

GENNARO.

Hélas ! c’était là mon langage...

LA MARQUISE et LILLA.

Allons, du cœur

Et du courage !

Franchissons } ce fatal passage,

Franchissez   }

En partageant cette liqueur !...

Ensemble.

LA MARQUISE.

Beauté, jeunesse,

Et folle ivresse,

C’est vanité !

Moi, je suis bonne,

Et je vous donne

La liberté !

N’hésitez plus, c’est lâcheté !

LILLA.

Beauté, jeunesse,

Et folle ivresse,

C’est vanité !

Comme elle est bonne !

Elle vous donne

La liberté !...

N’hésitez plus, c’est lâcheté !

GENNARO.

Ah ! la richesse,

C’est la jeunesse,

C’est la beauté !...

Regardant la marquise avec amour.

Mais qu’elle est bonne !...

Elle me donne

La liberté !

N’hésitons plus, c’est lâcheté !...

Tout m’abandonne,

On m’emprisonne,

Cet élixir me rend la liberté !...

LA MARQUISE et LILLA.

Cet élixir vous rend la liberté !

LILLA, qui a été regarder au fond.

Vite ! vite ! voici l’escorte qui doit vous conduire à Palerme !... Dans un instant, il sera trop tard...

LA MARQUISE.

Gennaro, j’ai foi dans votre honneur... Donne, Lilla, donne !...

Elle prend le flacon, va pour boire et s’arrête.

Je voudrais pourtant bien me dire adieu !...

Elle se dirige vers le miroir qui est sur la table à droite.

LILLA, se plaçant devant elle.

Madame...

LA MARQUISE.

Oui, oui, tu as raison, je pourrais me repentir...

GENNARO, avec amour.

Oh ! laissez-moi vous regarder encore...

LA MARQUISE.

Prenez garde, chevalier, la femme est faible !...

GENNARO.

Eh ! qu’importe !... au moment de vous perdre à jamais, je veux m’enivrer de votre vue...

LA MARQUISE.

Chevalier, je vous préviens que je faiblis...

Elle porte le flacon à ses lèvres.

GENNARO, l’arrêtant.

Eh bien, non !... De par le ciel ! cela ne sera pas !...

Stances.

Avec passion.

Ah ! ce serait un crime,

Bel ange du matin,

De vous faire victime

De mon mauvais destin !...

La vieillesse est cruelle !

Vieillir, c’est défleurir !...

Non ! restez jeune et belle,

C’est à moi de mourir !

 

De quel droit oserais-je

Rider ce front si pur,

Ternir ce teint de neige,

Voiler ces yeux d’azur ?...

La fortune cruelle

Me dit : « Sache souffrir !... »

Vous... restez jeune et belle !...

C’est à moi de mourir !

Laissez-moi !... oubliez-moi !... Adieu !... adieu !...

LA MARQUISE, avec sensibilité.

Vous oublier ?... Oh ! non, jamais, Gennaro !... Maintenant que je suis sûre de votre amour, je veux seule vous sauver et je vous sauverai !... Viens, Lilla ! viens !...

Elles sortent par la gauche. La nuit vient peu à peu.

 

 

Scène VI

 

GENNARO, MALATESTA

 

MALATESTA, entrant par le fond, à Gennaro, avec une joie ironique.

Chevalier, voici le soir... Nous allons vous conduire dans une paisible retraite, bien murée, bien grillée, bien gardée !...

GENNARO.

Assez, monsieur, assez !...

MALATESTA.

Et rendez grâce à la clémence du vice-roi ; car si l’on m’avait écouté... Pauvre marquise ! mon amour n’a pu embellir ta vie, il aura du moins vengé ton trépas...

GENNARO.

Trêve à ces lamentations, monsieur...

MALATESTA.

Pauvre marquise ! elle était si bonne, si riche, si vieille...

GENNARO, l’imitant.

Oui... et comme vous étiez déjà triplement et richement veuf, l’espoir d’un quatrième veuvage...

MALATESTA.

Monsieur ! mes veuvages, à moi, ont été naturels, licites et légaux... Je puis marcher tête levée, moi, monsieur... Je suis fier de mes veuvages, moi, monsieur !... tandis que le vôtre...

Avec un geste d’horreur.

Ah ! fi !...

GENNARO, souriant.

Allons, monsieur, je suis prêt... Dépêchons !...

 

 

Scène VII

 

GENNARO, MALATESTA, ANIELLO

 

ANIELLO, entrant vivement.

Seigneur Malatesta ! seigneur Malatesta !

MALATESTA.

Que veux-tu, drôle ?...

ANIELLO.

La marquise de Villa-Bianca demande à parler à Votre Excellence...

MALATESTA, stupéfait.

Hein ! quoi ?... que dis-tu ?...

GENNARO.

La marquise de Villa-Bianca !

MALATESTA.

Celle que nous cherchons ? la vieille ?...

ANIELLO.

Probablement.

GENNARO.

Que veut dire cela ?...

MALATESTA, à Aniello.

Tu ne l’as donc pas vue ?...

ANIELLO.

Non, Excellence... C’est un de vos hommes de justice qui m’a chargé de vous informer que la marquise venait d’arriver à sa villa...

GENNARO.

Grand Dieu !

MALATESTA.

C’est impossible !...

Éperdu.

Pourtant... Mais non... Mais oui... Alors, une séparation...

Montrant Gennaro.

un divorce avec celui-là... et puis une tendre union

Se montrant.

avec celui-ci... Courons... Chère marquise !... si riche !... si vieille ! Viens, Aniello, suis-moi !

Ils sortent tous deux vivement.

 

 

Scène VIII

 

GENNARO, seul

 

Que vient d’annoncer cet homme ?... La vieille marquise rentrée au château ! Oh ! mon Dieu ! ce que je soupçonnais serait-il vrai ?... Elle a emporté ce flacon que j’aurais dû briser... Pour me sauver, elle l’a dit, elle s’est sacrifiée... Oh ! mon Dieu, mon Dieu !... Ah ! c’est toi, Lilla !...

 

 

Scène IX

 

GENNARO, LILLA

 

LILLA, accourant.

Chevalier, chevalier, vous êtes libre !...

GENNARO, avec désespoir.

Il est donc vrai !...

LILLA.

Comment ! vous n’êtes pas dans l’ivresse ?... Oh ! la marquise, c’est bien différent ! elle est heureuse et fière de vous avoir sauvé... Le sacrifice qu’elle vient de faire vous assure de son amour... Maintenant, pour vous, il est extrême, éternel !

GENNARO.

Son amour, dis-tu, Lilla, son amour ?...

LILLA.

Dans un instant, elle sera ici, près de vous... Tombez à ses pieds, couvrez ses mains des baisers les plus ardents...

GENNARO, très troublé.

Les plus ardents... Oui, oui...

Il chancelle.

LILLA.

Mais qu’avez-vous, chevalier ?

GENNARO.

Lilla, je ne me sens pas bien, ma chère amie...

LILLA.

Oh ! c’est l’approche de l’objet aimé... Quand vous allez la revoir...

GENNARO.

Oui, oui, après un tel dévouement, elle a droit à ma reconnaissance...

LILLA.

La reconnaissance ?... Que c’est froid !... Elle a des droits à vos pensées les plus tendres, à votre cœur tout entier... Eh bien, vous pâlissez...

GENNARO.

Lilla, je crains...

LILLA.

Quoi donc ?...

GENNARO.

Je crains... de ne pouvoir être assez reconnaissant...

LILLA, avec reproche.

Chevalier...

GENNARO.

Mais dis-moi, Lilla, la marquise est-elle redevenue absolument ce qu’elle était avant notre mariage ?

LILLA.

Oh ! non, non !

GENNARO.

Comment, non ?

LILLA, faisant le geste de boire.

Elle ne m’a pas consulté sur la quantité...

GENNARO, avec joie.

De sorte qu’elle n’a que trente ans...

LILLA.

Elle en a soixante et dix !... Elle a épuisé la fiole... Elle a trop bien fait les choses !...

GENNARO.

Lilla, décidément, je me sens très mal...

Il tombe dans un fauteuil. La nuit est venue.

LILLA, écoutant.

Je l’entends... la voici... Mais quelle obscurité !... Vite, que ce pavillon s’éclaire !...

Elle va pour frapper sur un timbre.

GENNARO, se levant et l’arrêtant.

Non ! non !... Laisse-moi la croire ce qu’elle était il y a une heure... Ne détruis pas cette illusion chérie, ce doux prestige de jeunesse et de beauté !... car je ne me sens pas la force de voir des traits qui se sont flétris pour moi...

La marquise, enveloppée d’un grand voile, a paru à la porte de gauche. Elle fait un signe à Lilla, qui s’éloigne.

 

 

Scène X

 

GENNARO, LA MARQUISE

 

LA MARQUISE, s’avançant, et d’une voix cassée.

Gennaro !...

GENNARO.

Ah ! mon Dieu !

Il se cache la tête dans ses mains.

LA MARQUISE.

Eh bien, chevalier, vous n’accourez pas auprès de votre femme ?... Cette froideur, cette indifférence...

GENNARO, toujours détournant la tête.

Oh ! n’allez pas croire, madame... Non... mais... Ah ! pourquoi avez-vous consenti à un tel sacrifice ?

LA MARQUISE.

Il fallait vous sauver... c’était mon devoir... car, en reprenant l’âge que j’avais hier, j’ai retrouvé tous mes souvenirs... Pauvre chevalier ! c’est moi, hier, à Palerme, qui vous ai forcé à m’épouser, en vous racontant une vieille légende.

GENNARO.

Oui, un roman de chevalerie...

LA MARQUISE.

C’est singulier comme la mémoire me revient, maintenant... Tenez, je me souviens encore que je ne vous ai pas dit la fin...

GENNARO.

Madame, en ce moment...

LA MARQUISE.

Non, la fin est très intéressante... Le chevalier don Ramire devint possesseur d’un trésor de richesses, de très grands biens... et d’une très vieille femme... Aussi eut-il recours à une petite Morisque, bien savante, qui rendit à la vieille tout ce que l’âge lui avait ravi...

GENNARO.

Quel rapport !...

LA MARQUISE.

Joie, ivresse du chevalier... Mais...

CHANT.

Motif du fabliau du premier acte.

Quand, plein d’amour, il se dispose

À la presser entre ses bras,

À si douce métamorphose

On ne voulut pas croire, hélas !...

 

Il eut beau faire, il eut beau dire,

On condamna le paladin !...

Mais, auprès de son cher Ramire,

La vieille, revenant soudain,

 

Lui dit : « Chassez la crainte affreuse

Qui trouble en ce jour votre esprit...

De vous sauver je suis heureuse...

Et le bonheur me rajeunit ! »

À ce moment, toutes les tentures du pavillon s’ouvrent, et le parc apparaît illuminé de toutes parts pour une fête brillante. Des gentilshommes, des dames, des danseurs se promènent sur les pelouses et dans les allées.

GENNARO, avec ivresse.

Se peut-il ?... Quel nouveau prodige !...

Mais non ! ce n’est pas un prestige !

Voilà mon trésor le plus doux !...

De jeunesse son front rayonne !

C’est une divine madone,

Qu’il faut adorer à genoux !

LA MARQUISE, tendrement.

Votre amour, mon bien le plus doux,

Des beaux jours me rend la couronne,

Et toujours, comme une madone,

Toujours je veillerai sur vous !

 

 

Scène XI

 

GENNARO, LA MARQUISE, LILLA, MALATESTA, ASCANIO, GENTILHOMMES, DAMES, AMIS DE LA MARQUISE

 

TOUS.

Heureux amants, heureux époux,

Que de beaux jours luiront pour vous !

LILLA, s’approchant en riant de Gennaro.

Notre roman, peut-être vous plaira...

GENNARO, revenant à lui.

Mais la marquise ?... la première ?...

LA MARQUISE.

Ah ! oui... ma vieille belle-mère...

De Venise elle arrive... On vous présentera...

GENNARO, se frappant le front.

À mes yeux la vérité brille !...

Vous êtes...

LA MARQUISE, saluant avec humilité.

Cette pauvre fille

Qu’un beau chevalier dédaigna !...

GENNARO.

Et vous avez tant de clémence !...

ASCANIO, riant.

Nous t’avons donné grand souci !...

LA MARQUISE, souriant.

Mais j’ai du temps pour ma vengeance...

LILLA, à Gennaro, avec une grande révérence.

Puisque vous êtes son mari...

GENNARO, à Malatesta qui s’avance.

Vous étiez aussi leur complice,

Pour me tromper jusques au bout...

MALATESTA, se posant fièrement.

Moi !... comme chef de la police...

Moi !... je ne savais rien du tout...

CHŒUR GÉNÉRAL.

Quel brillant hyménée !

Amis célébrons tous

La belle destinée

De ces nobles époux !

Que cette nuit s’achève

Au bruit des chants d’amour !

L’aurore qui se lève

Présage un plus beau jour ! 

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