Le Père Goriot (Emmanuel THÉAULON - Alexis DECOMBEROUSSE - Ernest JAIME)

Drame-Vaudeville en trois actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 6 avril 1835.

 

Personnages

 

LE PÈRE GORIOT, marchand de vermicelle

LE COMTE DE RESTAUD

LE BARON DE NUCINGEN

M. RICHARD, Notaire

EUGÈNE DE RASTIGNAC

VAUTRIN

M. POIRET

LA COMTESSE ANASTASIE, Fille de Goriot

LA BARONNE DELPHINE, Fille de Goriot

MADAME VAUQUIER

MADEMOISELLE MICHONNEAU

VICTORINE

SYLVIE

PENSIONNAIRES

AMIS et VOISINS

DEUX GARDES DE BICÊTRE

 

La scène se passe à Paris ; au premier acte, chez Goriot ; au deuxième, dans une pension bourgeoise ; et au troisième, dans une maison de santé.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une arrière-boutique.

 

 

Scène première

 

RICHARD, VICTORINE

 

VICTORINE.

Oui, monsieur, j’ai prévenu M. Goriot de votre arrivée, et je pense qu’il va venir bientôt.

RICHARD.

Très bien, mon enfant, j’attendrai.

VICTORINE.

Vous savez que c’est pour un mariage.

RICHARD.

Oh ! quand le célèbre vermicellier de la rue de la Jussienne, un homme aussi riche que M. Jean-Joachim-Victor Goriot, marie ses enfants, ce n’est un secret pour personne... tous ses voisins en sont instruits... et, en ma qualité de notaire, je l’ai su le premier.

VICTORINE.

Ah ! monsieur est le notaire, et vous avez tout ce qu’il faut pour faire un contrat ?

RICHARD.

Et pour en faire deux, car on marie, je crois, en même temps, Mlle Delphine et Mlle Anastasie.

VICTORINE, vivement.

Oui, oui, toutes les deux.

RICHARD.

Et vous voudriez bien, j’en suis sûr, qu’on pût dire toutes les trois.

VICTORINE.

Oh ! moi, je ne suis pas leur sœur.

RICHARD.

Je vous l’aurais souhaité, mon enfant, car ce doit être un bonheur d’appartenir à un homme dont la réputation est établie si honorablement dans toute la halle au blé.

VICTORINE.

Ah ! je crois bien, monsieur, et autre part encore ; sa bonté est inépuisable, elle est passée en proverbe dans le quartier ; depuis que je suis ici, j’ai été à même d’en juger... Mais silence, le voici ; il ne veut pas qu’on parle du bien qu’il fait.

 

 

Scène II

 

RICHARD, VICTORINE, GORIOT

 

GORIOT.

Ah ! ah !... bonjour, monsieur Richard... bonjour ; comment ? on ne vous a pas fait asseoir ? Victorine, qu’est-ce que c’est donc que cela ? tu n’entends pas tes intérêts ; une jeune fille doit toujours être polie avec ceux qui font les mariages

Au notaire.

Avec ça que si elle avait voulu aujourd’hui, nous aurions pu signer trois contrats au lieu de deux.

VICTORINE.

Oh ! moi, je ne veux jamais vous quitter, monsieur Goriot.

GORIOT.

Pauvre enfant ! Figurez-vous, monsieur Richard, qu’elle m’a été amenée, il y a cinq ans, elle avait été trouvée sur une grande route ; je l’ai reçue avec plaisir ; nous avons été cinq ans sans revoir celui à qui nous la devions, M. le chevalier de Vautrin, un bon enfant, un farceur aimable qui m’amuse voilà trois mois qu’il est revenu d’un voyage d’Amérique ; il a, depuis, fréquenté ma maison, et, à force de voir sa petite trouvaille, il avait fini par l’aimer, et par me la demander en mariage ; mais elle a refusé, et je ne veux pas la contrarier ; ça se fera peut-être plus tard... car ce n’est pas ton dernier mot. Allons, va retrouver mes filles, elles ont besoin de toi.

VICTORINE.

J’y vais...

À part.

par amitié pour lui, car elles sont aussi fières que leur père est bon et aimable.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

GORIOT, RICHARD

 

Ils s’asseyent près de la table.

RICHARD.

Nous disons donc, monsieur Goriot, qu’il s’agit de contrats ?

GORIOT.

Oui, monsieur Richard, bien dressés, bien clairs, et pas de pattes de mouches... j’aime mieux y mettre le prix... vous savez les noms... Eh ! mais c’est déjà fait.

RICHARD.

Les noms des futurs sont restés en blanc.

GORIOT.

On vous les dira tout à l’heure les noms des futurs. Ah ! monsieur Richard, aujourd’hui, voyez-vous, le roi ne m’irait pas à la cheville du pied. C’est un jour comme celui-ci qu’il faut venir voir le cœur d’un père... le soleil donne en plein dessus.

RICHARD.

J’ai passé par là, monsieur Goriot.

GORIOT.

Eh bien ! tant mieux, vous avez été heureux aussi. Voyons, réglons les différents articles. Je donne à chacune de mes filles un million en argent.

RICHARD, étonné.

Plaît-il ?

GORIOT.

Vous n’avez donc pas entendu ? un million en argent, ça sonne pourtant bien à l’oreille.

RICHARD.

C’est vrai... mais vous pardonnerez mon étonnement... la simplicité de vos goûts, votre état de vermicellier...

GORIOT.

Ah ! dame, oui... ça n’est pas brillant, mais c’est solide ; d’ailleurs, si je me suis enrichi, Dieu merci, on peut savoir comment, et vous plus que tout autre ; dans le temps de la république, j’avais déjà quelque crédit, et comme président de ma section, je fus envoyé en Italie, pour une mission diplomatique.

RICHARD.

Et c’est comme diplomate que vous vous êtes enrichi ?

GORIOT.

C’est comme diplomate, si l’on veut... parce que si, d’un côté, j’ai agi comme un envoyé, de l’autre, je me suis comporté comme un marchand de vermicelle, et entre autres secrets d’état, j’ai surpris le secret des pâtes d’Italie ; ça n’est pas si bête.

RICHARD.

Très bien, et je comprends maintenant.

GORIOT.

Eh bien ! voilà ce qui fait que mes filles sont... riches.

Air : Il est flatteur d’épouser celle.

J’ai suivi jadis le grand homme,
Au sommet du Mont-Saint-Bernard.
Avec lui, de Paris à Rome,
J’accompagnai notre étendard.
Quand, par la victoire opportune,
Il revenait fêté... béni...
Moi, je rapportais ma fortune
Dans un plat de macaroni.

Et j’en ai fait tant manger à mes compatriotes, que je dois avoir bien des indigestions sur la conscience... c’est égal... vous pouvez mettre à chacune un million... Maintenant, passons au nom des futurs.

RICHARD.

Je suis prêt.

GORIOT.

Moi, Jean-Joachim-Victor Goriot... fabricant de pâtes d’Italie, je donne la main de ma fille Anastasie à M. le comte de Restaud.

RICHARD, surpris.

À M. le comte de Restaud !

GORIOT.

Et je marie ma fille Delphine à M. le baron de Nucingen.

RICHARD.

Comment, ce riche banquier ?

GORIOT.

Lui-même... hein ! j’espère que c’est beau... un comte ! un baron ! Ah ! si j’avais songé à cela dans le temps, j’aurais travaillé jour et nuit, car je suis un égoïste ; si j’avais travaillé la nuit, j’en aurais peut-être fait des duchesses. Voyons, continuons. Ma fortune actuelle se compose de deux millions et quelques petits brimborions... les deux millions sont destinés à mes deux filles.

RICHARD.

Ils sont inscrits ici...

GORIOT.

Je possédais encore une autre somme... mais je l’ai placée... à cette heure, vous seul et moi, nous savons ce que j’en ai fait... passons aux brimborions : ils constituent une modique rente de deux mille francs que je me réserve uniquement.

RICHARD.

Y pensez-vous ?...

GORIOT.

Je saurai m’en contenter ; je garde en plus mon argenterie et quelques bijoux.

RICHARD, se levant.

C’est là, monsieur Goriot, ce que je ne puis approuver...

GORIOT, se levant.

Et pourquoi cela, donc ?...

RICHARD.

Parce qu’un père qui se dépouille ainsi pour ses enfants, risque de faire des ingrats et de compromettre son avenir.

GORIOT.

Monsieur Richard... vous êtes un brave et honnête homme !... mais vous ne savez donc pas qu’avant de m’établir je n’avais pas un sou... c’est ma femme qui m’apporta les premiers fonds nécessaires à mon commerce... ce n’est donc réellement que le bien de leur mère que je rends à mes enfants... Depuis que j’ai eu le malheur de perdre ma femme, j’ai travaillé sans relâche... à mesure que mes filles grandissaient, mon courage grandissait aussi... je me suis enrichi... j’ai soigné leur éducation... mon aînée sait trois langues à fond ; ma cadette touche du piano à nous faire danser vous et moi... Tout ce que je possède est donc à elles, bien à elles... d’ailleurs mes filles... sont tout pour moi... je veux qu’elles nagent dans l’or... Ainsi, arrangez tout cela, comme je vous l’ai dit, et n’en parlons plus... tenez, tenez, je les entends vous allez voir si j’ai tort de tant les aimer...

 

 

Scène IV

 

GORIOT, RICHARD, ANASTASIE, DELPHINE

 

TOUTES LES DEUX, entrant.

Bonjour, père...

GORIOT.

Bonjour, mes belles chéries... bonjour.

À Richard.

Hein !... comment les trouvez-vous ?...

À ses filles.

Vous ne connaissez pas monsieur ?... C’est celui qui vous marie... c’est mon notaire... faites-lui une belle révérence.

DELPHINE.

Avec bien du plaisir...

RICHARD.

Je vous fait mon compliment, monsieur, vos filles sont charmantes...

GORIOT.

Tenez... celle-là, c’est tout le portrait de sa mère... encore mieux... car c’est soigné, c’est bichonné... et sa pauvre mère était toujours dans la farine.

DELPHINE.

Mon père, ou ne dit pas ces choses-là.

GORIOT.

C’était pourtant comme ça... et vous-même à cette époque, ne passiez-vous pas la journée à glisser du haut en bas de mes sacs de farine comme deux petites folles ?

ANASTASIE.

Mon père...

GORIOT.

Vous sentez, monsieur Richard, que depuis lors elles ont un peu changé d’amusement... oui, oui... et si nous étions là-haut, ma cadette vous jouerait une contredanse... mais je vais vous faire voir comme l’aînée est instruite... Nasie, parle anglais à monsieur.

RICHARD.

Excusez-moi, je ne sais pas l’anglais.

GORIOT.

Eh bien ! alors... parle-lui allemand.

À Richard.

Elle va vous parler allemand.

ANASTASIE.

Mais non, mon père... cela ennuierait monsieur...

GORIOT.

Au fait, ça se pourrait bien... quand elles me récitent leurs leçons, je ne comprends rien du tout... mais c’est égal, moi, ça m’amuse... et puis quand je parle, elles me reprennent... c’est drôle, on les a vues hautes comme ça, et ça vous reprend... Mais vous n’êtes pas encore parées pour la noce, mes chéries, et ces messieurs vont se rendre ici pour signer le contrat.

RICHARD.

Quant à moi, je ne me ferai pas attendre.

DELPHINE.

Comment, mon père... c’est ici que vous recevrez ces messieurs ?

GORIOT.

Et où donc ?

ANASTASIE.

Dans cette arrière-boutique si pauvre... si mal tenue !...

GORIOT.

Mon enfant, c’est ici que sont venues au monde les femmes que je leur donne, et c’est ici que j’ai gagné l’argent que je leur compte...

À Richard.

Voyez-vous l’ambition... elles n’ont pas tort... ma boutique n’est pas élégante...

DELPHINE.

Ah ! vraiment, vous n’y pensez pas.

Air : Et voilà comme tout s’arrange.

Vous prenez pour gendre un baron.

ANASTASIE.

D’un comte je serai la femme...
Vous auriez dû prendre le ton
Que ce nouvel état réclame.

GORIOT.

Mais je suis sans titre, sans nom...

DELPHINE.

Votre fortune est assez belle...

GORIOT.

Par ma foi, vous avez raison,
Et je ferai sur mon blason
Peindre un potage au vermicelle.

En attendant, je veux que le mariage se fasse ici... et ça n’empêchera pas que, dans tout le quartier, on dise que le père Goriot marie ses filles à un comte et à un baron... Venez, monsieur Richard... je vais vous donner mes dernières instructions.

Il sort avec M. Richard.

 

 

Scène V

 

DELPHINE, ANASTASIE

 

ANASTASIE.

Après tout, ma sœur, nous sommes riches, et si nous le voulions, on sait bien que nous pourrions briller...

DELPHINE.

Dis donc, ma sœur... aimes-tu ton prétendu ?...

ANASTASIE.

Certainement... un comte...

DELPHINE.

Moi, dans le commencement, j’avais bien envie de refuser... car M. de Nucingen ne me plaisait pas du tout.

Air : Baiser au porteur.

Pour m’ annoncer cette alliance,
Quand mon père vint l’autre soir...
Tu crois peut-être que d’avance,
Seule, j’avais pu concevoir
Un tel désir, un tel espoir.
Quand il parlait de mariage,
Je n’éprouvais point de bonheur...
Et ce n’est qu’au mot d’équipage
Que j’ai senti battre mon cœur.

ANASTASIE.

Et c’est aussi pour cela que je me sens heureuse... Songe donc, ma sœur, des cachemires, des diamants, des voitures et une loge à l’Opéra.

DELPHINE.

Et des soirées, des bals... tous les plaisirs à la fois... Mon Dieu ! que ces messieurs se font attendre !...

 

 

Scène VI

 

DELPHINE, ANASTASIE, EUGÈNE

 

EUGÈNE.

Monsieur Goriot, mesdemoiselles ?

DELPHINE.

C’est ici, monsieur ; mais il n’est pas là pour l’instant.

EUGÈNE.

J’attendrai... si vous voulez me le permettre.

À part.

Quelles charmantes personnes !,...

ANASTASIE, à Delphine.

Il est très bien, ce jeune homme-là.

DELPHINE, à Anastasie.

Viens, ma sœur, allons achever notre toilette. Monsieur, veuillez vous asseoir, nous allons vous envoyer quelqu’un.

Appelant.

Victorine ! Victorine ! descendez.

Elles sortent.

 

 

Scène VII

 

EUGÈNE, puis VICTORINE

 

EUGÈNE.

Je ne reviens pas de ma surprise... de l’élégance... des manières charmantes... il est impossible que ce soient les filles du vermicellier...

VICTORINE, entrant.

Ne vous impatientez pas, monsieur... M. Goriot ne peut tarder à venir.

EUGÈNE, à part.

Eh ! mais vraiment... c’est fantastique... encore plus jolie que les deux autres...

Haut.

Seriez-vous une demoiselle Goriot ?

VICTORINE.

Moi, non, monsieur, je n’ai pas ce bonheur ; je ne suis qu’une pauvre orpheline qu’il a recueillie par pitié.

EUGÈNE, vivement.

Il se pourrait ?...

VICTORINE.

Et je me plais à le dire à tout le monde.

Air : Vos maris en Palestine.

Sans appui dès mon enfance,
Je pleurais sur mon destin,
J’attendais qu’à ma souffrance
Quelqu’un vînt tendre la main ;
Je n’attendis pas en vain.
Ici ! dans cette demeure,
Il a daigne m’accueillir,
Et j’aime à m’en souvenir ;
Depuis ce temps, quand je pleure,
Ce n’est plus que de plaisir.

EUGÈNE.

Par bonheur, vous êtes ici, mademoiselle... et la réputation de M. Goriot me répond de votre avenir.

 

 

Scène VIII

 

EUGÈNE, VICTORINE, GORIOT

 

GORIOT, à la cantonade.

C’est ça... des fleurs... des bouquets... j’invite tout le monde... je veux que tout le monde y soit.

VICTORINE.

Voici M. Goriot.

GORIOT, à Eugène.

Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ?

EUGÈNE.

Monsieur, je viens toucher un billet, c’est une faible somme, et j’ai saisi cette occasion pour avoir le plaisir de me présenter chez vous.

GORIOT.

Vous êtes bien bon, monsieur.

Regardant le billet.

En effet... « Il vous plaira payera M. de Rastignac... » Mais je connais ça... Est-ce que vous seriez parent de M. de Rastignac qui habitait Montauban.

EUGÈNE.

C’est mon père... il m’a recommandé, à Paris, de fréquenter les honnêtes gens, et je venais vous voir, monsieur.

GORIOT.

Vous avez très bien fait, jeune homme ; mais vous me surprenez dans une grande occupation.

EUGÈNE.

Alors, je me retire...

GORIOT.

Au contraire... je marie mes filles... Eh ! parbleu ! j’y pense... vous me ferez le plaisir de signer au contrat.

EUGÈNE.

Je serai trop heureux...

À part.

Et je pourrai voir plus longtemps cette jeune fille qui m’intéresse tant.

GORIOT, à Eugène.

Voici d’abord votre argent...

À Victorine.

Ça se trouve à merveille... son père est le baron de Rastignac, que j’ai connu dans le temps à l’armée d’Italie... Pendant la noce je pourrai compter aussi un noble du côté de mes amis ; je n’aurai pas tout-à-fait l’air d’un gueux...

Pendant ce temps, Eugène s’est approché de la jeune fille qui l’écoute en baissant les yeux. On entend un grand bruit dans la rue.

Ah ! voici tout notre monde...

 

 

Scène IX

 

EUGÈNE, VICTORINE, GORIOT, RICHARD, VOISINS et AMIS, bientôt LE COMTE DE RESTAUD, LE BARON DE NUCINGEN, DOMESTIQUES

 

CHŒUR, entrant.

En ce jour le ciel récompense
Le travail et la probité ;
Le noble éclat de la naissance
Vient briller près de la beauté.

PREMIER DOMESTIQUE, annonçant.

M. le comte de Restaud.

SECOND DOMESTIQUE, de même.

M. le baron de Nucingen.

GORIOT.

Ah ! messieurs... recevez mes remerciements...

LE COMTE.

Du tout... mon cher monsieur Goriot, c’est nous qui sommes heureux.

LE BARON.

Certainement, c’est nous qui sommes flattés... d’ailleurs, on le sait généralement, si la finance est devenue une des premières classes de l’État... les financiers ont tous conservé cette aménité, cette douceur et cette modestie qui les distinguent...

EUGÈNE, à part.

En voici un qui m’a bien l’air d’épouser les écus du père Goriot.

GORIOT.

Je vous demande pardon, monsieur le comte et monsieur le baron, de vous recevoir dans cette obscure demeure.

LE COMTE.

Comment donc, cher beau-père ?... je vous jure que ça n’est pas mal... ça a de la couleur... on est bien ici... dans le commerce... c’est un homme honorable, messieurs, qu’un commerçant.

EUGÈNE, à part.

Un commerçant qui donne des dots.

GORIOT.

Permettez-moi de vous présenter mes voisins, mes amis... avec lesquels je me suis enrichi...

LE BARON.

Messieurs, croyez à ma reconnaissance... je ne saurais trop vous remercier d’avoir contribué à la fortune de M. Goriot.

GORIOT, transporté.

Mes filles seront-elles heureuses avec ces deux hommes-là !

LE BARON.

Soyez-en sûr, c’est un beau jour pour nous que celui-ci... cette prospérité... cette richesse due à l’industrie... je me suis laissé dire... que sous l’empire, je crois... plusieurs banquiers avaient commencé comme vous, monsieur Goriot, la sacoche sur l’épaule.

GORIOT.

Dam ! oui... j’en ai connu... mais vous avez changé tout cela...

LE BARON.

Ah ! parbleu ! je le crois bien.

Air : Vaudeville de la petite sœur.

De nos hôtels, de nos palais,
S’il nous faut aller à la Bourse,
Nous avons un cheval anglais,
Qui nous conduit au pas de course.
Il faut réussir à tout prix,
Quand la fortune nous invite ;
Si nous courons en tilbury...

EUGÈNE, au baron, en riant.

C’est afin de verser plus vite.

LE BARON, à Goriot, montrant Eugène.

Quel est ce monsieur ?

GORIOT.

C’est mon premier témoin...

Avec emphase.

M. le chevalier de Rastignac... Je devais avoir pour mon second M. le chevalier de Vautrin... mais il n’a pas pu venir... Voici mes filles...

Final.

Musique de M. Ch. Tolbecque.

CHŒUR.

Que de grâce ! qu’elles sont belles !   } (bis.)
Que leurs deux époux sont heureux ! }
À leurs devoirs toujours fidèles,
Elles sauront combler leurs vœux ! (bis.)

GORIOT, ivre de bonheur.

Voyez comme elles sont brillantes !

LE COMTE et LE BARON.

Sur l’honneur elles sont charmantes !

GORIOT.

Les belles filles que voilà !
Et dire qu’à moi seul (bis), j’ai fait ces anges-là !

EUGÈNE, à part.

Malgré cette grâce divine.
Je leur préfère Victorine.

VICTORINE, à part.

Ce jeune homme me plairait mieux
Que ces deux maris orgueilleux.

GORIOT, avec force.

Mais, allons, allons, monsieur le notaire ;
Prêtez, prêtez-nous votre ministère ;
Monsieur le maire nous attend.
Allons, signons, c’est un heureux instant !

Chaque couple s’approche de la table et signe.

CHŒUR.

En ce jour le ciel récompense
Le travail et la probité !
Le noble éclat ne la naissance
Vient briller près de la beauté !

LE BARON.

Eh bien ! tout est signé.
Partons à l’instant même.

GORIOT.

Déjà me séparer de mes filles que j’aime !

CHŒUR.

Leur bonheur est extrême (bis.)

GORIOT, se plaçant entre les deux couples.

Vous me quittez, mes filles adorées.
Un autre amour vous impose sa loi ;
Par le bonheur vous êtes enivrées,
Regret, chagrin, tout doit être pour moi ;
Mais je vais fuir ces lieux, où sans mélanges
Du vrai bonheur j’ai connu tout le prix...

Au comte et au baron.

Quand vous venez m’enlever mes deux anges,
Cette maison n’est plus mon paradis.

Il embrasse ses filles.

CHŒUR.

Quand vous venez enlever ses deux anges,
Cette maison n’est plus son paradis.
Que de grâce ! qu’elles sont belles, etc.

Delphine et Anastasie prennent la main de leurs maris ; Goriot, resté sur le devant, essuie une larme. Ses deux filles reviennent l’embrasser ; et Victorine, qui reste isolée et pensive dans un coin du théâtre, reçoit un salut et un regard d’Eugène. Tableau.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un salon d’une pension bourgeoise.

 

 

Scène première

 

MADAME VAUQUER, MADEMOISELLE MICHONNEAU, M. POIRET, SYLVIE, PENSIONNAIRES

 

CHŒUR.

Air : Allons aux près Saint-Gervais.

Ah ! le charmant déjeuner,
Et que cette table
Est aimable !
Maintenant jusqu’au dîner,
Il faut aller se promener.

MADEMOISELLE MICHONNEAU.

Eh bien !... où donc est M. Vautrin ?... est-ce qu’il nous quitte déjà, le boute-en-train de cette pension bourgeoise ?

POIRET.

Le satané farceur que ce garçon-là... est-il a nuisant avec ses histoires de l’autre monde, et son vin de Champagne qu’il nous fait boire...

MADEMOISELLE MICHONNEAU.

Où prend-il l’argent pour tout ça ?... je vous le demande.

MADAME VAUQUER.

Je ne sais pas où il le prend... mais tout ce que je sais... c’est qu’il me paie très exactement... Par malheur, c’est lui qui m’a amené le père Goriot, qui me doit déjà trois mois.

MADEMOISELLE MICHONNEAU.

Si j’étais que de vous, je ne lui ferais plus de crédit, non plus qu’à sa petite mijaurée de Victorine. Car enfin vous ne connaissez pas ces gens-là ; en vous les amenant, M. Vautrin ne vous a pas dit d’où ils venaient.

MADAME VAUQUER.

Oh ! mon Dieu ! non ; lui qui est si bavard, impossible de le faire jaser là-dessus ; où a-t-il connu ce père Goriot ?... un homme qui ne tient à rien ; depuis près d’un an qu’il est ici, il n’a pas reçu une seule visite, et pourtant il faut qu’il ait été quelque chose, car j’ai découvert qu’il avait de l’argenterie dans son armoire.

MADEMOISELLE MICHONNEAU.

Oh ! je sais bien pourquoi M. Vautrin a pris le père Goriot sous sa protection ?... c’est à cause de la petite Victorine.

MADAME VAUQUER.

Mais vous n’avez donc pas remarqué que mon jeune pensionnaire, M. de Rastignac...

POIRET.

En v’là encore un qui ne m’a pas l’air d’un agent de change. Voulez-vous que je vous donne un bon conseil ? ne faites pas de crédit.

MADAME VAUQUER.

C’est tout-à-fait mon intention ; je suis lasse d’attendre... Si M. Goriot ne m’a pas payé entièrement aujourd’hui même, il sortira de chez moi.

MADEMOISELLE MICHONNEAU.

Taisons-nous... voilà M. Vautrin qui les protège.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, VAUTRIN, entrant, un cigare à la bouche et un gros bâton à la main

 

VAUTRIN.

Entrez, messieurs, mesdames, entrez ! c’est l’instant... c’est le moment... les habitués viennent de prendre leur nourriture.

MADEMOISELLE MICHONNEAU.

Eh bien ! vous êtes encore poli... vous nous traitez comme des animaux... C’est de soi que monsieur parle apparemment.

VAUTRIN.

Uniquement de soi... douce colombe... de la rue du Vieux-Colombier. Après ça... je ne vous classe pas dans le règne animal... d’une façon fort désavantageuse... vous êtes la colombe de l’arche de Noé... vous datez du déluge, voilà tout.

MADEMOISELLE MICHONNEAU.

Si M. Poiret était un homme il me ferait respecter.

VAUTRIN.

Qui ? Poiret... ici, Poiret !...

Il le prend par la main.

Personnage à demi pétrifié... digérant toute espèce de ragoût... et particulièrement la blanquette de la maison !... Délicieux sous le bonnet de coton, et en fait de domino, enfonçant le chien Munito.

MADEMOISELLE MICHONNEAU.

Allons, laissez-le tranquille, ce pauvre homme.

VAUTRIN.

Quant aux autres carnivores de la maison...

MADAME VAUQUER.

Assez... assez... monsieur Vautrin... il ne faut fâcher personne.

Vautrin fume auprès de Mlle Michonneau.

MADEMOISELLE MICHONNEAU.

Pouah ! Voilà M. Vautrin avec son cigare ; si nous allions au jardin, sous les tilleuls.

VAUTRIN.

C’est ça, douce colombe, allez chercher la branche d’olivier... sous les tilleuls ; moi, je reste ici, car j’ai besoin d’un moment de tranquillité, la blanquette de Mme Vauquer m’étouffe.

Tous rient.

MADAME VAUQUER.

Mauvais plaisant !

CHŒUR.

Ah ! le charmant déjeuner, etc.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

VAUTRIN, seul, s’allongeant sur le canapé

 

Conçoit-on rien à la bêtise du père Goriot... qui va se dépouiller de tout son bien pour ses enfants ; il a poussé la tendresse paternelle jusqu’à l’absurdité. Mais moi, ne suis-je pas plus stupide encore que lui, et toute mon expérience ne vient-elle pas d’échouer près de cette petite Victorine ? Quand je pense que je tiens dans mes mains la destinée de cette enfant. Ah ! si le père Goriot savait ce que je sais, et la petite, hier soir, qui refuse de m’épouser ; elle m’a avoué qu’elle aimait M. Eugène de Rastignac... qui est venu se loger pour elle dans cette pension bourgeoise et manger par sentiments fricassées de Mme Vauquer ; en rival outragé, je pourrais bien chercher à m’en défaire par un duel régulier, car, au pistolet ou à l’épée, je tue mon homme avec une délicatesse de procédés... mais je ne veux plus me brouiller avec la société... Loin de me fâcher, je change mes batteries, et je commence sur un nouveau plan... Attention... le voici.

 

 

Scène IV

 

VAUTRIN, EUGÈNE

 

EUGÈNE, entrant.

Allons ! impossible de rien obtenir pour M. Goriot.

Apercevant Vautrin.

Ah ! ah ! monsieur Vautrin.

VAUTRIN.

Vous n’avez pas déjeuné avec nous ce matin, mon jeune ami...

EUGÈNE.

Non, monsieur... et vous avez sans doute gémi de mon absence...

VAUTRIN.

Du persiflage !... il paraît que nous voulons faire joujou avec papa...

EUGÈNE.

C’est possible, monsieur le chevalier... et puisque nous voilà seuls... je suis bien aise de trouver l’occasion de vous dire que vos assiduités auprès de Mlle Victorine me déplaisent...

VAUTRIN.

Tiens... tiens... Eh bien ! mais ce n’est pas mal, ça... pour un petit bonhomme comme vous...

EUGÈNE, s’avançant.

Monsieur !...

VAUTRIN, lui passant le bras devant la poitrine comme s’il allait lui donner un croc-en-jambe.

Prenez garde... vous allez vous faire mal... mon petit rageur ; ça m’a tout l’air d’un duel improvisé... je connais ça... je vous aime trop pour accepter...

EUGÈNE.

Vous reculez ?...

VAUTRIN, le regardant d’un air de pitié.

Hum !... pauvre chou voyons !... ne faites pas le méchant et écoutez-moi, je ne vous veux pas de mal, je vous aime beaucoup, et je vais vous le prouver...

EUGÈNE, à part.

Il y a chez cet homme quelque chose qui me force à l’écouter malgré moi.

Haut.

Parlez, monsieur.

VAUTRIN.

Ce que j’ai à vous dire ou plutôt à vous proposer vous étonnera, vu ma situation présente et mon extérieur actuel... Ce que je suis ? ça ne vous regarde pas... ce que je fais ?... je fais ce que je veux... ma vie, c’est mon secret... j’ai eu des malheurs... voilà toute mon histoire... mais je vais vous montrer que je suis un bon garçon... Vous êtes venu à Paris pour y faire votre fortune... vous êtes jeune, et c’est pour çà que vous m’intéressez à votre entrée dans le monde, vous avez vu briller une foule de choses... la justice des hommes... l’amour des femmes, un tas de colifichets... celui qui a inventé tout ça... n’était qu’un bijoutier en faux.

EUGÈNE.

Cependant...

VAUTRIN.

La société, mon cher, c’est la goutte d’eau en apparence pure et limpide ; prenez un microscope, vous y voyez des monstres et toutes sortes de choses fantastiques ou invraisemblables, telles que les filles de M. Goriot, qui, après six mois de mariage, ont chassé leur père de leur hôtel, et ne s’occupent pas plus de lui que d’une mode du mois passé.

EUGÈNE.

Il n’est que trop vrai.

VAUTRIN.

C’est donc pour vous dire que vous n’avez pas deux moyens de parvenir. Pour être avocat (car c’est là, je crois, votre projet), nous avons d’abord le Code à manger... ça n’est pas bon... puis c’est échauffant... j’ai passé par ce régime ! et je n’ai pas pu m’y faire !... aussi je quittai l’étude d’un notaire où je végétais en province, pour m’élancer sur la grande route de la fortune, l’intrigue ! Je trébuchai tout d’abord, mais ce fut la faute de mon inexpérience et non pas celle du principe... Le principe, le voici : Pour faire son chemin, il faut marcher sur le corps de tous les autres hommes élevez-vous par le mérite ou par le scandale, n’importe ; faites-vous grand, les hommes seront forcés de lever les yeux, alors vous serez admiré ; restez petit, on vous écrasera !... vous voulez la fortune ; il faut la saisir sans scrupule, c’est de l’ancienne orthographe... Je vous montrerai des femmes qui se promènent aux Tuileries, couvertes de plumes et de bijoux, tandis que leurs maris gagnent de petits appointements dans les bureaux d’un ministère ; des employés à quinze cents francs, qui, le soir, jettent de l’or sur le tapis vert d’un salon : honneur, réputation, tout n’est qu’un trafic infernal ; l’honnête homme, à Paris, n’est qu’un sot. De là une foule de pauvres diables qui, pendant quarante ans de leur vie, tournent comme des écureuils autour de la machine sociale et se retrouvent toujours au même point, la misère... Pour l’éviter, il faut se mettre au-dessus de tout, ainsi va le monde, le monde qui veut vivre !... le monde qui fait vivre !... Offrez à ce monde vos qualités, votre franchise, vos talents, vos vertus, il vous répondra : De l’or, monsieur, de l’or, avez-vous de l’or ?... c’est précisément ce qui vous manque, et ce que je viens vous offrir.

EUGÈNE.

Vous !

VAUTRIN.

Moi !... J’ai cinq cent mille francs à votre service ! ils sont à vous si vous voulez m’en donner cent mille.

EUGÈNE.

Monsieur Vautrin, cette plaisanterie !...

VAUTRIN.

Rien n’est plus sérieux !... écoutez-moi : si j’étais plus jeune, plus aimable, je n’aurais peut-être pas besoin de vous ! il s’agit ici de femmes, de sentiments... je ne m’en mêle plus ; à vous le dé, à vous la partie !

EUGÈNE.

Mais veuillez m’expliquer...

VAUTRIN.

En deux mots, voici la position : ancien clerc de notaire, je suis initié aux secrets de bien des familles, et je connais en ce moment une jeune personne qui doit avoir six cent mille francs en mariage ; je vous la fais épouser, et vous me donnez cent mille francs de la main à la main, vingt pour cent de commission, ce n’est pas cher.

EUGÈNE.

Monsieur Vautrin, pour ma fortune, on ne me fera jamais faire une lâcheté.

VAUTRIN.

Que vous êtes jeune !... c’est une femme de hasard, c’est vrai, mais c’est une fameuse occasion.

EUGÈNE.

Jamais !... Jusqu’à présent j’ai marché le front levé ; vous écouter, ce serait m’y faire une tache !

VAUTRIN, à part.

Pauvre innocent ! si toutes les taches paraissaient au visage, je connais de braves gens qui auraient la figure toute noire.

Haut.

Enfin, vous refusez ma proposition ?

EUGÈNE.

Positivement !

VAUTRIN.

Je vous donne huit jours pour réfléchir ; passé ce délai, j’en cherche un autre. En attendant, je vais au billard du Panthéon gagner mon mois de pension, qui échoit demain matin.

EUGÈNE, riant.

Et vous m’offrez une dot de cinq cent mille francs !

VAUTRIN.

Oh ! mon Dieu ! pas un centime de moins.

Air : Flon, flon, flon, etc.

Réfléchissez
Et choisissez,
Un seul retard.
Il sera trop tard.
Oui, je vous aime au fond du cœur,
Et l’honneur
Je songe à votre bonheur.
De cette circonstance,
Profitez prudemment,
À vous lorsque je pense,
J’crois que j’suis bon enfant.

EUGÈNE.

Je crois qu’il plaisante,
Car s’il avait aujourd’hui
Ce trésor qu’il vante,
Il le prendrait pour lui.

Ensemble.

VAUTRIN.

Réfléchissez, etc.

EUGÈNE.

Je réfléchis.
Et je choisis, etc.

Vautrin sort en faisant le moulinet avec sa canne.

 

 

Scène V

 

EUGÈNE, seul

 

Certainement, je n’accepterai pas une pareille offre... j’ai de l’avenir, ma fortune, je la ferai... plus tard... mais au moins j’aimerai Victorine... Tout ce que cet homme vient de me dire est resté là... comme il traite le monde... et chaque fois que j’aurais voulu le démentir... je sentais que la conduite des filles de M. Goriot venait lui donner raison... Tout à l’heure j’étais allé leur demander cet argent dont leur père a tant besoin, les supplier de venir le voir, et je n’ai pas pu parvenir jusqu’à elles... Le voici, que lui dire ?

 

 

Scène VI

 

EUGÈNE, GORIOT, VICTORINE

 

VICTORINE.

Comme vous marchez vite, mon bon ami !...

GORIOT.

C’est que je suis impatient de voir ce bon M. Eugène... tu sais qu’il doit me donner des nouvelles de mes filles... Eh ! tiens !... justement le voilà... eh bien !... vous les avez vues.

EUGÈNE.

Je suis fâché d’avoir une triste nouvelle à vous apprendre... mais je ne les ai pas rencontrées...

GORIOT.

Vous ne les avez pas vues... donne-moi un siège, Victorine... ma promenade m’a fatigué !...

EUGÈNE.

J’ai peine à me rendre compte de tant de négligence.

GORIOT.

De la négligence !... ne m’ont-elles pas écrit régulièrement tous les mois les lettres les plus tendres... et des lettres affranchies ?... il est vrai que je leur ai donné deux millions pour ça...

EUGÈNE.

Depuis six mois enfin, vous ne les avez pas revues, et leurs maris vous ont forcé de quitter leur hôtel.

GORIOT.

C’est moi qui ai voulu m’en aller ; dam ! dans leur société je ne brillais pas ; j’ignore les belles manières du monde ; les beaux appartements, ça ne me va pas ; je glisse sur les parquets, je m’entortille dans les tapis, et puis je parle, comme disent mes filles, à faire trembler ; un homme qui vous lâche des pataquès dessus un canapé. D’ailleurs, si mes filles ne viennent pas me voir, ce n’est pas étonnant, on les désire partout ; et puis elles savent que je n’ai besoin de rien.

VICTORINE.

Cependant, nous devons trois mois à Mme Vauquer.

GORIOT.

Oui, c’est vrai, nous devons trois mois à Mme Vauquer, et puis nous avons pris un peu par anticipation sur nos petites rentes ; mais...

Air de l’artiste.

N’ayant rien dans ma bourse
Pour payer ces trois mois,
En avant la ressource
Qui me sert quelquefois...
S’en priver, c’est folie
Dans un besoin urgent !
J’ai de l’argenterie,            }
C’est toujours de l’argent. } (bis.)

EUGÈNE.

Quoi !... vous voulez ?...

GORIOT.

J’ai encore une douzaine de couverts... J’y tenais, à ceux-là... car ils sont marqués au chiffre de ma pauvre femme... de la mère de mes deux anges... Vous qui me rendez tant de services, monsieur Eugène... voudriez-vous bien encore vous charger d’aller vendre cette argenterie ?

EUGÈNE.

Je suis fâché que vous soyez forcé d’en venir là.

GORIOT.

Bah ! bah ! un potage est aussi bon avec une cuiller d’étain ou de métal d’Alger ; attendez- moi, je reviens dans une minute.

EUGÈNE.

Je suis tout à vos ordres, monsieur Goriot ; je ne songe qu’à vous, moi.

GORIOT.

Vous êtes bien aimable.

Fredonnant.

J’ai de l’argenterie,            }
C’est toujours de l’argent. } (bis.)

Il entre dans sa chambre.

 

 

Scène VII

 

EUGÈNE, VICTORINE

 

VICTORINE.

L’excellent homme ! il prend tout gaiement... comment ses filles peuvent-elles le négliger ? Oh ! moi, quelle que soit ma destinée, je ne m’en séparerai jamais.

EUGÈNE.

Vous savez bien, chère Victorine, que mon sort sera le vôtre ; bientôt j’espère qu’il va changer. Jusqu’à présent, mon père, dont la fortune est modique, obligé de soutenir son titre de baron dans une petite ville de province, n’a pu que me fournir une faible pension... mais en pensant à vous, je travaillerai, je deviendrai riche, nous prendrons avec nous ce bon M. Goriot, et nous lui ferons oublier l’ingratitude de ses filles.

Air : Attends moi, petite. (Farinelli.)

TOUS DEUX.

Ô douce espérance !
Heureux avenir !
Tout mon cœur d’avance
S’émeut de plaisir...

EUGÈNE.

Donner à ce bon père
Un avenir prospère,
Est ma première loi.

VICTORINE.

C’est le premier bonheur pour moi.

TOUS DEUX.

Ô douce espérance, etc.

VICTORINE.

Silence !... le voici.

Eugène baise la main de Victorine.

 

 

Scène VIII

 

EUGÈNE, VICTORINE, GORIOT, avec un paquet

 

GORIOT, à part.

Ce bon jeune homme qui ne pense qu’à moi !

À Eugène.

Tenez, la voilà, cette argenterie ; c’est un crève-cœur pour moi ; il me semble que je me sépare encore une fois de ma pauvre défunte ; mais puisqu’il le faut...

EUGÈNE.

Je serai bientôt de retour, car il est urgent de vous débarrasser de votre hôtesse, son avarice...

GORIOT.

Dam ! chacun a besoin de son argent. Mille pardons encore, mon bon monsieur Eugène ; savez-vous que c’est très beau, à votre âge, de vouloir être l’ami d’un vieillard ! oh ! que n’êtes-vous mon gendre, vous !

EUGÈNE, à part.

Merci de la préférence ; elles sont aimables ses filles !

Eugène fait un geste gracieux à Victorine, et après avoir serre la main à Goriot, il sort. Musique douce et peignant le sommeil.

 

 

Scène IX

 

GORIOT, VICTORINE

 

GORIOT.

Victorine... il me semble que je dormirais un peu là, dans le grand fauteuil...

VICTORINE.

Vous le pouvez sans crainte ; les pensionnaires sont tous dans leur

chambre... et Mme Vauquer est sortie... vous savez d’ailleurs qu’elle est toujours dans la cuisine, elle en fait son salon.

Elle approche le fauteuil.

GORIOT.

Merci... une petite heure de sommeil avant le dîner me fera du bien... Je rêverai peut-être de mes enfants...

Il se place dans un fauteuil.

Ah ! je suis bien là...

La musique cesse, Sylvie entre.

 

 

Scène X

 

GORIOT, VICTORINE, SYLVIE

 

SYLVIE.

Monsieur Goriot !... monsieur Goriot !...

GORIOT.

Que me veut-on ?...

SYLVIE.

Une grande dame, qui vous appelle son père... demande à vous parler...

GORIOT.

Ma fille !... ma fille... est-ce Delphine ?... est-ce Anastasie ?... ah ! n’importe laquelle, je suis le plus heureux des hommes. Laisse-nous, je t’en prie, Victorine...

SYLVIE, à part.

M. le père Goriot qui a pour fille une dame en voiture... quelle nouvelle pour la maison et le quartier !...

À la cantonade.

Par ici, par ici !

Victorine sort ; Sylvie sort ensuite.

 

 

Scène XI

 

GORIOT, DELPHINE

 

GORIOT.

C’est Delphine... j’étais sûr quelle m’aimait mieux que sa sœur.

DELPHINE, entrant.

Mon père !... mon bon père !

GORIOT.

Ma fille... ma Delphine... je savais bien que tu viendrais.

DELPHINE.

Oh ! mon père, si vous ne m’avez pas revue plus tôt... n’en accusez que mon mari... c’est un homme affreux.

GORIOT.

Tu ne serais pas heureuse ?

DELPHINE.

Heureuse, moi !... je suis la plus malheureuse des femmes.

GORIOT.

Ah ! mon Dieu !... et moi qui te croyais si contente avec ton baron !

DELPHINE.

C’est le plus avare des hommes... il me laisse manquer de tout, sous le prétexte que ses affaires vont très mal... et que toute ma fortune est engagée dans ses spéculations...

GORIOT.

Comment !... ai-je bien entendu ? ta fortune compromise ! Ah ! Delphine, toi, mon orgueil... ma fille, ma beauté... au moment d’éprouver les plus affreuses privations, après avoir connu l’opulence... les plaisirs... scélérat de banquier... est-ce que je t’ai donné mes écus pour ça ?

DELPHINE.

Calmez-vous, mon bon père, les choses n’en sont pas venues à cette extrémité... et tout s’arrangera peut-être... mais pour le moment je suis la femme la plus à plaindre... et je suis venue vous confier mon profond chagrin.

GORIOT.

Viens !... tiens, assieds-toi là... et conte-moi tes peines.

Il lui avance le grand fauteuil.

Qu’est-ce qu’on t’a fait ?...

DELPHINE.

Le croiriez-vous, mon père, moi, votre fille... moi, riche d’un million !

GORIOT.

Que j’ai payé comptant, en bons écus de six livres.

DELPHINE.

Eh bien ! on me refuse une robe lamée pour aller au bal de l’ambassadeur d’Autriche.

GORIOT.

On te refuse une robe lamée...

DELPHINE.

Du prix de cent écus tout au plus.

GORIOT.

Cent écus... gredin de banquier.

DELPHINE.

Et si je n’ai pas cette robe... je suis déshonorée... perdue de réputation... car ma sœur y sera, à ce bal, avec une parure foudroyante.

GORIOT.

Elle en est bien capable.

DELPHINE, se levant.

Elle m’éclipsera et j’en mourrai de chagrin.

GORIOT.

Ça me paraît naturel... il ne faut pas que ma Delphine soit éclipsée par ma Nasie... mais conçoit-on cet animal de baron qui refuse une robe de cent écus à ma fille ?

DELPHINE.

Je n’ai d’espoir qu’en vous, mon bon père, et je suis venue vous prier de me sauver la vie, en me donnant ce que mon mari me refuse.

GORIOT.

Tu as bien fait de compter sur moi... tout ce que j’ai t’appartient.

À part.

Ça me fait penser que je n’ai plus rien.

DELPHINE.

Ma sœur est bien heureuse, son mari lui accorde tout ce qu’elle désire... et elle n’est pas forcée de venir importuner son père.

GORIOT.

Toi, m’importuner ! oh ! ne répète pas ce vilain mot... si j’ai un regret, c’est que ton mari ne soit pas comme celui de ta sœur... elle est si heureuse, elle !

 

 

Scène XII

 

GORIOT, DELPHINE, SYLVIE

 

SYLVIE, accourant.

Père Goriot !... père Goriot...

GORIOT.

Non, non, je suis avec ma fille.

SYLVIE.

Ah ça ! vous en avez donc un régiment de filles... en v’là encore une qui descend d’une voiture deux fois plus belle que l’autre, tout l’monde est rassemblé dans not’ rue Sainte-Geneviève... on n’avait jamais rien vu de si beau.

GORIOT.

Ah ! mon Dieu !... c’est Anastasie.

SYLVIE.

Oui... c’est le nom qu’elle a dit... la comtesse Anastasie de Restaud...

DELPHINE.

Ma sœur !

GORIOT.

Faites-ta entrer...

À part.

Pourvu qu’elle ne vienne pas me demander aussi une robe lamée.

DELPHINE.

Ma sœur... je ne voudrais pas la voir en ce moment... nous sommes brouillées...

GORIOT.

En vérité... comment ! fâchées, mes deux chéries !... Entre dans ma chambre... mais je te préviens que vous ne sortirez pas d’ici sans vous être réconciliées dans mes bras.

SYLVIE, à la cantonade.

Par ici, madame la comtesse de Réchaud... v’là monseigneur Goriot, vot’ père...

Elle sort.

 

 

Scène XIII

 

GORIOT, ANASTASIE

 

GORIOT.

Anastasie !...

ANASTASIE.

Mon père !...

GORIOT.

Comme te voilà changée...

ANASTASIE.

Je suis la plus malheureuse des femmes.

GORIOT, étourdi.

Hein !... comment ?... toi aussi ?

ANASTASIE.

Ah ! mon père !... si vous ne venez pas à mon secours, je suis perdue.

GORIOT.

Perdue !... mon Dieu !... c’est donc mon dernier jour... Ah ça ! voyons... perdue... perdue... est-ce que ton mari te refuse une robe de bal ?

ANASTASIE.

Mon mari !... c’est le meilleur des hommes, mon père... et moi je suis la plus coupable des femmes.

Elle se met à genoux.

GORIOT, la relevant.

Veux-tu bien finir ? c’est moi qui devrais t’écouter à genoux... ma fille, une comtesse, aux pieds d’un marchand de vermicelle, quel anachronisme... parle... qu’est-ce qu’on t’a fait aussi à toi ?

ANASTASIE.

Comme je vous le disais, mon mari est le meilleur des hommes.

GORIOT.

C’est ce qui te rend malheureuse ?...

ANASTASIE.

Oui... car je suis au moment de perdre son amour... son estime... je l’ai trompé...

GORIOT.

Trompé !... trompé !... comment ?...

ANASTASIE.

En contractant des dettes à son insu.

GORIOT, prenant vivement une prise de tabac.

S’il en est quitte pour de l’argent... je lui ai fourni les moyens de réparer cela... explique-toi plus catégoriquement.

ANASTASIE.

Écoutez-moi, mon bon père : vous savez que mon mari a fait d’assez brillantes affaires à la Bourse ; moi, j’ai voulu suivre son exemple, et pour doubler la petite pension qu’il me fait pour ma toilette, j’ai joué aussi.

GORIOT.

Eh bien ! quel mal y a-t-il là ? tu voulais t’enrichir ; tu es bien la fille de ton père.

ANASTASIE.

Oui ; mais voyez un peu le malheur, tandis que mon mari gagnait d’un côté, moi, je perdais de l’autre.

GORIOT.

Comment se fait-il ?

ANASTASIE.

C’est que je jouais à la hausse.

GORIOT.

Et que lui jouait à la baisse ; c’est comme ça dans beaucoup de ménages ; enfin tu as perdu...

ANASTASIE.

Vingt mille francs, mon père.

GORIOT.

Vingt mille francs !

ANASTASIE.

Vous sentez que je ne pouvais m’adresser à mon mari, et j’ai eu recours à mes diamants.

GORIOT, à part.

Comme moi, à mon argenterie.

ANASTASIE.

Ce moyen m’a tiré sur-le-champ d’embarras.

GORIOT.

Eh bien ?

ANASTASIE.

Oui, mais pour me jeter dans un autre ; l’ambassadeur d’Autriche donne ce soir un bal magnifique auquel je suis invitée, et mon mari, qui a de grands projets d’ambition, veut absolument que j’y paraisse avec tous les diamants qu’il m’a donnés ; jugez de mon désespoir, ces diamants, je ne les ai plus, et si M. le comte ne me les voit pas, il voudra savoir ce qu’ils sont devenus ; il ne croira jamais que j’ai perdu cet argent à la Bourse, et comme il est très jaloux, surtout de M. Maxime, son cousin, il pensera peut-être que c’est à lui que j’ai sacrifié mes diamants, et dans sa colère il est capable de me tuer.

GORIOT, avec violence.

Te tuer !... toi, ma fille, ma Nasie ! s’il faisait tomber un seul cheveu de ta tête, il ne mourrait que de ma main !

ANASTASIE.

Sauvez-moi, mon père, sauvez-moi !

GORIOT.

Où veux-tu que je trouve vingt mille francs ?

ANASTASIE.

Je me disais en venant : Si mon père pouvait me prêter ces vingt mille francs, je paraîtrais au bal avec mes diamants, et après-demain, en les remettant en gage, je lui rendrais fidèlement la somme ?

GORIOT.

Et dire que je ne les ai pas ; dire que je ne puis pas obliger ma fille adorée, faute de vingt misérables mille francs.

ANASTASIE.

Croiriez-vous, mon père, que ma sœur a refusé de me prêter cette modique somme.

GORIOT.

Ta sœur ! parbleu, ça ne m’étonne pas... son mari est un avare, qui la laisse manquer de tout...

ANASTASIE.

Lui !... M. de Nucingen un avare... le mari le plus complaisant de Paris... où pourtant il y en a tant... on vous a trompé, mon père... en voulez-vous la preuve ?... écoutez l’aventure que je vais vous dire.

 

 

Scène XIV

 

GORIOT, ANASTASIE, DELPHINE

 

DELPHINE, paraissant vivement.

On voit bien que ma chère sœur s’imagine être la seule femme qui ait des aventures à raconter.

ANASTASIE, à part.

Elle était ici !

Haut.

Ma sœur, il se peut que je me sois trompée ; mais j’avais cru remarquer...

DELPHINE.

Vous êtes dans l’erreur... c’est comme moi qui aurais juré que vous aviez encore vos diamants cette nuit à mon bal...

ANASTASIE, à part.

Elle a tout entendu.

GORIOT.

Eh bien !... qu’est-ce que cela prouve... que vous vous trompiez toutes les deux... qu’est-ce qui ne se trompe pas dans le monde ?... moi, tout le premier, qui croyais que mes filles ne songeaient plus à moi !... Mais je sais que vous vous boudez, mésanges, et je ne veux pas de ça ; embrassez-vous bien vite.

TOUTES DEUX.

Mon père...

GORIOT.

Oh ! je le veux, je l’exige.

Elles s’embrassent.

 

 

Scène XV

 

GORIOT, ANASTASIE, DELPHINE, EUGÈNE

 

EUGÈNE.

Monsieur Goriot...

À part.

Que vois-je ?

GORIOT.

Mes filles, mon ami, mes filles ! et je suis le plus heureux des pères !

À ses filles.

Entrez dans ma chambre, je dois vous tirer d’embarras.

Elles sortent ; à Eugène.

Eh bien ! vous disiez qu’elles ne viendraient pas.

EUGÈNE.

Voici la somme en or.

GORIOT.

Merci, mon cher ami.

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

EUGÈNE, MADAME VAUQUER, MADEMOISELLE MICHONNEAU, M. POIRET, VICTORINE, SYLVIE, PENSIONNAIRES, puis VAUTRIN

 

CHŒUR, à voix basse.

Air de l’Idiote. (Premier chœur.)

Les voilà, (bis.)    }
Ses filles sont là. } (bis.)
Quelles belles parures !
Quelles nobles tournures !
Avec ça des voitures !
C’est vraiment (bis.)    }
Un homme étonnant.  } (bis.)

MADAME VAUQUER, à Vautrin qui entre.

Eh ! arrivez donc, monsieur Vautrin, arrivez donc vous ne m’aviez pas dit que M. Goriot avait des filles armoriées.

VAUTRIN.

C’est ça, vous lui auriez fait payer sa pension le double. Tenez, hôtesse intéressante autant qu’intéressée... voici mon mois... il m’a suffi d’une poule... et d’un dindon que j’ai plumé.

MADAME VAUQUER.

Silence... voici M. Goriot.

POIRET.

Il sort avec ses filles.

Reprise du CHŒUR.

Le voilà, etc.

 

 

Scène XVII

 

LES MÊMES, DELPHINE, GORIOT, ANASTASIE, sortant de la chambre de Goriot, et s’éloignant par le fond

 

POIRET.

Chut ! le voici qui revient...

GORIOT, revenant.

Ah ! je suis heureux !... je suis heureux.

Mme Vauquer, Mlle Michonneau et M. Poiret lui font des courbettes.

Bonjour, bonjour, mes amis... Ah ! monsieur Vautrin... elles sont venues... je les ai vues.

VAUTRIN.

Ah ! ah ! c’est qu’elles avaient besoin de quelque chose.

GORIOT.

Oui ; elles avaient besoin d’une robe lamée.

MADAME VAUQUER.

Besoin d’une robe lamée... ah ça ! monsieur, et votre pension ?...

GORIOT.

C’est juste... nous en parlerons ; aujourd’hui, je suis trop heureux pour m’occuper de vous, je suis tout à mes filles ; elles étaient là, tout à l’heure, après six mois.

VAUTRIN, à part.

Quelle idée !

Bas à Mme Vauquer.

Faites-vous payer à l’instant même, ou je ne vous réponds de rien.

MADAME VAUQUER.

Certainement.

À Goriot.

Monsieur, je ne peux plus attendre : vous avez de l’argenterie... vendez-la, et payez-moi.

GORIOT.

Mon argenterie ?... elle est bien loin, si elle court toujours.

VAUTRIN.

Oh ! je vois ce que c’est... elle est allée au bal, l’argenterie, en robe lamée, elle va danser le galop.

Bas à Mme Vauquer.

Et son contrat de rente ?

MADAME VAUQUER.

Alors, monsieur, vous avez un contrat de rente, faites-vous de l’argent.

GORIOT.

Mon contrat de rente ?... je l’ai prêté à ma fille aînée, mon autre ange.

EUGÈNE et VICTORINE.

Grand Dieu !

MADAME VAUQUER.

Puisque vous ne pouvez pas me payer, vous sortirez de chez moi, avec mademoiselle, aujourd’hui.

GORIOT.

Aujourd’hui... à l’instant même ; j’ai revu mes filles, ça m’est égal... viens, Victorine.

VICTORINE.

Mais où voulez-vous aller ?

GORIOT.

Qu’importe ! partout où j’irai mes enfants viendront me voir... Je vais faire mon paquet.

VAUTRIN.

Ne laissez rien sortir.

MADAME VAUQUER.

Du tout, monsieur, je garde vos effets.

GORIOT.

Eh bien ! alors, Victorine, va me chercher ma canne et mon chapeau ; car je présume que Mme Vauquer ne veut pas garder ma canne et mon chapeau.

VAUTRIN, bas à Eugène.

Monsieur de Rastignac, voyez l’état d’abandon, de misère, où se trouve réduit ce vieillard respectable ; dites un mot, un seul mot, et dans une heure vous êtes riche de quatre cent mille francs.

EUGÈNE.

Non, non, jamais ; je veillerai, je travaillerai pour lui.

VAUTRIN.

Vous n’êtes qu’un égoïste.

EUGÈNE.

Je garde mon honneur, monsieur.

VAUTRIN.

Et moi, je garde mon secret.

Final.

Musique de M. Charles Tolbecque.

EUGÈNE et VICTORINE, à Goriot.

Venez... quand le sort vous accable !...
C’est nous qui soutiendrons vos pas.

CHŒUR.

Allez ! un sort plus favorable
Un jour vous attend dans leurs bras.

GORIOT.

J’ai revu mes filles chéries,
Il n’est plus de malheur pour moi.

VAUTRIN.

Ah ! profitons de ses folies.

GORIOT.

Ah ! je suis plus heureux qu’un roi.

CHŒUR.

Par{tez } quand le sort  {vous  } accable
      {tons   }                       {nous }
            C’est   {vous  } qui soutien{drez    {mes }
                        {nous  }                     {drons  {ses  }  pas
Allez, allez, ils soutiendrons                      {vos  }
            Venez,  } un sort plus favorable
            Allez,    } 
Un jour vous attend dans {leurs } bras.
                                              {nos   }

Tableau.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente le jardin d’une maison de santé. À gauche du spectateur, un pavillon, dont la fenêtre fait face au public.

 

 

Scène première

 

VICTORINE, seule

 

Au lever du rideau, elle est assise et travaille ; bientôt elle se lève et va écouter à la porte du pavillon.

M. Goriot dort encore... Profitons de ce moment pour achever mon ouvrage, c’est un plaisir pour moi... Ce bon monsieur Goriot, avec quelle satisfaction je travaille pour lui !

Air d’Aristippe.

Quand il était dans l’opulence,
Auprès de lui je ne manquais de rien ;
Le soulager dans l’indigence
Ce n’est pour moi que lui rendre son bien,
Oui, je ne fais que lui rendre son bien.
Comme jadis avec tendresse,
Moi, je me plus à le servir ;
Ses filles ont pris la richesse.
Et j’ai gardé tout le plaisir,
Oui, j’ai garde tout le plaisir.

Hélas !... pourquoi faut-il que sa raison nous donne de si vives inquiétudes ?... depuis quelques jours il est parfois d’une gaîté qui fait mal... ou d’une tristesse si profonde !... Pauvre père !... je crois qu’il est éveillé.

Elle va écouter.

Non... il rêve toujours à ses filles... sans doute elles n’oublieront pas que c’est aujourd’hui la fête de leur père... J’y ai songé, moi... et nos bouquets sont là, qui n’attendent que son réveil... Ah ! voici

M. Eugène.

 

 

Scène II

 

VICTORINE, EUGÈNE

 

EUGÈNE.

Bonjour, ma chère Victorine... bonjour, mon amie...

VICTORINE.

Quel air triomphant vous avez ce matin !

EUGÈNE.

C’est que je vous apporte d’excellentes nouvelles !... Vos peines sont finies... plus de travail de nuit... plus d’inquiétudes pour ce bon M. Goriot... Le comte de Restaud, son gendre, entend la raison.

VICTORINE.

Vous l’avez vu ?...

EUGÈNE.

Ce matin...

VICTORINE.

Il vous a reçu ?

EUGÈNE.

Je l’ai attendu aux portes de son hôtel... Au moment où sa voiture en sortait, j’ai fait signe au cocher d’arrêter, et je me suis présenté à la portière ; il m’a reconnu... il a pâli... « C’est encore vous, monsieur, m’a-t-il dit avec hauteur ?... – C’est encore moi, monsieur, lui ai-je répondu avec assurance, et ce sera toujours moi, tant que vous n’aurez pas réparé la plus atroce injustice ; vous pouvez me faire fermer les portes de votre hôtel ; mais la rue appartient à tout le monde, et dussiez-vous ordonner à votre cocher de me passer sur le corps, je vous forcerai de m’entendre. – Mais enfin, que voulez-vous ? – Du pain pour votre père, me suis- je écrié ! – Plus bas, dit-il alors... et montez dans ma voiture. » Je ne me le fais pas dire deux fois ; je me place à côté de lui, et là... je lui parle avec cette éloquence que l’on n’a peut-être qu’une fois dans sa vie... « Monsieur le comte, vous ne pouvez souffrir plus longtemps qu’une pauvre fille travaille nuit et jour pour nourrir votre beau-père... pour lui donner un asile... des vêtements ; je pourrais en appeler à la loi... j’en appelle à votre cœur, à votre âme ! Songez que, si Victorine, déjà faible et souffrante, vient à lui manquer... ce malheureux vieillard, qui vous a donné deux millions, n’aura plus que la charité publique... – Arrêtez, monsieur, s’est-il écrié j’ignorais que M. Goriot fût réduit à cette horrible extrémité... je vais m’occuper de son sort... J’allais chez le ministre... mais je me rends en toute hâte chez mon beau- frère, pour me concerter avec lui... Courez porter cette heureuse nouvelle à M. Goriot, et renouvelez-lui mes profonds respects, je vous prie... » Alors je descends de la voiture... je monte dans le tricycle, et me voilà... Je suis d’une joie !...

VICTORINE.

Mais pourquoi lui avoir parlé de moi !... nous avions fait croire à M. Goriot que ses filles, qu’il ne voit plus depuis qu’elles lui ont emporté les derniers débris de.sa fortune, lui faisaient parvenir tout ce qui lui était nécessaire... Ce secret était entre nous deux... jugez quel nouveau chagrin pour ce pauvre père, si, par quelque indiscrétion... il venait à savoir...

EUGÈNE.

Soyez tranquille... elles ne se vanteront pas de ce que vous avez fait pour lui... Ainsi, vous le voyez, notre avenir va changer, et alors vous ne refuserez plus de devenir ma femme.

VICTORINE.

Nous songerons à cela quand notre vieil ami pourra se passer de nous.

EUGÈNE.

Je vous comprends... vous craignez de vous placer dans une fausse position, parce qu’une fois mariée, on peut se trouver entre des gens qui finissent et des gens qui commencent.

VICTORINE.

Je ne vous comprends pas...

EUGÈNE.

Suivez bien ma pensée.

Air : Soldat français, etc.

Il faut alors partager son plaisir,
Mais comprenez la différence...
Un vieillard... c’est le souvenir,
Un jeune enfant... c’est l’espérance !...
Or, si l’hymen vient nous unir
À l’objet de notre constance,
Comment occuper son loisir
Des soins qu’on doit au souvenir,
Quand il faut bercer l’espérance ?...

Sonnette.

Qui nous vient là ?... c’est Vautrin ; il a découvert notre asile.

 

 

Scène III

 

VICTORINE, EUGÈNE, VAUTRIN

 

VAUTRIN, s’arrêtant au milieu du théâtre.

Eh bien ! excusez... vous êtes gentils ! vous partez sans laisser votre adresse... et voilà trois grands mois que je vous cherche... Je vas chez les filles du père Goriot, impossible de les voir... Comme j’allais leur parler de leur père, on ne me reçoit pas ; enfin, si je ne m’étais pas souvenu de M. Richard, le notaire, je serais encore à battre le pavé.

EUGÈNE.

Que nous voulez-vous, monsieur ?...

VAUTRIN.

Ce que je veux ?... Je viens voir si j’obtiendrai votre dernier mot sur l’affaire en question... attendu, mon chérubin, que, si vous n’avez pas changé d’opinion à cet égard, je vous ai trouvé un remplaçant ?

VICTORINE.

Un remplaçant ?

VAUTRIN.

Un joli petit homme de vingt ans, tout blond, tout rose... un être idéal, possédant toutes les qualités... de la première force au billard, et qui vous emportera le cœur d’une femme comme je fais un carambolage ou un bloqué... avec lui mon affaire est sûre... parce que les femmes... on connaît ça... mais, malgré votre ingratitude, j’ai voulu vous donner la préférence... Décidez-vous, ou je lâche le blondin.

EUGÈNE.

Eh ! monsieur, me poursuivrez-vous sans cesse avec cette extravagance ?

VAUTRIN.

Extravagance... merci !... cherchez monsieur pendant trois mois pour qu’il vous dise des politesses... mais j’en fais juge notre Victorine ; je dis notre, parce qu’elle m’appartient bien aussi à moi... qui l’ai ramassée... je ne vous dirai pas où... et qui l’ai placée chez le père Goriot quand j’aurais pu me l’élever pour faire les délices de mes cheveux blancs.

VICTORINE.

Monsieur, mon cœur gardera une éternelle reconnaissance de ce que vous avez fait pour moi eu me plaçant chez M. Goriot.

VAUTRIN.

Une reconnaissance éternelle... je ne vous en demande pas tant... aidez-moi seulement à prouver à M. de Rastignac qu’il a tort de refuser une femme que je lui offre... jeune... jolie... cinq cent mille francs comptant de dot... et des vertus de la même valeur.

VICTORINE.

Comment, monsieur Eugène, vous auriez refusé pour moi ?

EUGÈNE.

Ah ! pour vous, Victorine, je refuserais un empire, surtout aux conditions de monsieur... mais je n’ai point ici ce mérite... je n’ai jamais cru que le langage de M. Vautrin fût sérieux.

VAUTRIN.

Voilà ce que c’est que d’avoir du génie... on n’est pas compris... comme si des gens de ma trempe avaient besoin de mentir ! Si je voulais vous convaincre, il suffirait d’un mot.

EUGÈNE.

Quel est-il ? voici M. Goriot.

VAUTRIN.

Pauvre chat... attendez que je vous le dise.

VICTORINE.

Monsieur Vautrin, laissons cette plaisanterie.

À Eugène.

N’oublions pas que c’est aujourd’hui sa fête... voici nos bouquets.

Elle prend les bouquets qui sont sur un banc ; le père Goriot, pendant ce temps, sort du pavillon.

 

 

Scène IV

 

VICTORINE, EUGÈNE, VAUTRIN, GORIOT

 

GORIOT.

Bonjour, mes amis... Bonjour... j’ai dormi tard ce matin... mais je n’en suis pas fâché... car j’ai fait des rêves ! oh ! mais des rêves !

EUGÈNE, lui donnant son bouquet.

Aviez-vous rêvé celui-ci ?

GORIOT.

Ah !

VICTORINE, de même.

Et celui-là ?

GORIOT.

Oh !

VAUTRIN.

Et cet autre ?

Il tire un énorme bouquet de son chapeau.

GORIOT.

Quel est ce monsieur ?

VAUTRIN.

Eh quoi ! vous ne me reconnaissez pas, papa Goriot ? c’est Vautrin.

GORIOT.

Ah ! c’est monsieur le chevalier de Vautrin ! Merci, merci, vous ne m’avez pas oublié, vous ; mais pourquoi ces bouquets ?...

VICTORINE.

N’est-ce donc pas aujourd’hui la Saint-Victor ?

VAUTRIN.

Oui... c’est la Saint-Victor... avec une bouteille de Cognac... oh ! vieux patriarche, je vous donne ma bénédiction. Vive le père Goriot !... et là-dessus je vous réitère à tous les trois mon salut amical... et je vais m’occuper de mes affaires.

Bas à Eugène.

Vous savez ce que je veux dire ; je reviendrai chercher votre réponse dans une heure, je ne vous dis que ça.

Il sort en faisant le moulinet avec sa canne.

 

 

Scène V

 

EUGÈNE, GORIOT, VICTORINE

 

GORIOT.

C’est aujourd’hui ma fête... et mes filles ne sont pas là...

VICTORINE.

Elles viendront, mon ami... elles viendront, j’en suis sûre.

EUGÈNE, à part.

Je n’en crois rien.

GORIOT.

Oui, oui, elles viendront ; mes chéries ne peuvent pas oublier la fête de leur père ; elles n’y ont jamais manqué depuis leur enfance, excepté l’année dernière ; je n’y songeais plus, moi, car, depuis quelques jours, j’ai un grand projet dans la tête.

VICTORINE.

Un grand projet ?

EUGÈNE.

Et lequel ?

GORIOT, avec un air d’égarement.

Je vais refaire ma fortune, amasser encore des millions... pour elles... pour vous... pour moi.

Il reste la bouche béante, et comme très satisfait de ce qu’il vient de dire.

EUGÈNE, bas à Victorine.

Le voilà retombé dans ces absences qui nous affligent si souvent.

VICTORINE.

Il me semblait mieux depuis quelques jours.

GORIOT.

Mes amis, je n’ai pas de secret pour vous, il faut que je vous dise ce que j’ai fait ; j’ai écrit au roi.

EUGÈNE et VICTORINE.

Au roi !

GORIOT, tirant un papier de sa poche.

Au roi... écoutez :

Il lit.

« Monseigneur, Victor Goriot, beau-père de M. le comte de Restaud, et beau-père de M. le baron de Nucingen, a l’honneur de demander à votre Majesté la croix d’honneur, comme ancien envoyé... auprès de la république de Gènes ; et de plus il sollicite de votre justice, étant au moment de reprendre son commerce, le titre de vermicellier du Roi. »

VICTORINE.

Ah ! mon Dieu !

GORIOT, continuant de lire.

« Ce faisant, Sire, vous comblerez les vœux d’un honnête homme et de ses gendres, le comte de Restaud... et le baron de Nucingen, qui seront bien aises de voir leur beau-père décoré... J’ai l’honneur de vous saluer avec considération, Sire. Signé Goriot, ancien ambassadeur et vermicellier de la république française une et indivisible... »

EUGÈNE, à part.

Pauvre ami !

GORIOT.

Hein !... qu’en dites-vous ?

EUGÈNE, à Victorine.

Heureusement le placet n’arrivera pas à son adresse.

GORIOT.

Il est parti... le placet !... hier, quand vous n’étiez pas là... l’infirmier de la maison de santé me l’a copié... en lettres moulées, et il l’a mis à la poste.

VICTORINE, à part.

Oh !... j’ai le cœur navré.

GORIOT.

Ainsi, plus de chagrins ! le comte et le baron ne rougiront plus de leur beau-père. Je vais être chevalier... et dans cinq ans je suis capable... de donner encore un million à chacune de mes filles ! oui, oui, je veux travailler... c’est si dur pour un père d’être à charge à ses enfants... ce que mes filles m’envoient... elles le retranchent de leur plaisir... je ne veux point de ça... c’est à moi de leur donner des robes d’argent et même des robes d’or... si elles en ont envie. Je travaillerai... je travaillerai...

Avec bonhomie.

Je vais mettre la main à la pâte, tout de suite.

On sonne à la porte extérieure.

Ah ! ah ! je suis sûr que ce sont mes filles...

VICTORINE, qui est allée au fond.

C’est M. le comte de Restaud.

EUGÈNE.

Ah !... il m’a tenu parole...

GORIOT.

Le comte de Restaud ? je ne veux pas le voir... je ne suis pas encore décoré.

Il rentre dans le pavillon.

 

 

Scène VI

 

VICTORINE, LE COMTE, EUGÈNE

 

LE COMTE.

Ah ! monsieur, je suis bien aise de vous retrouver ici. Je vous salue, mademoiselle.

VICTORINE, à part.

Quel regard dédaigneux !...

EUGÈNE, avec noblesse.

Cette démarche, monsieur le comte, me réconcilie entièrement avec vous.

LE COMTE.

J’ai rempli ma promesse ; mais vous ne m’aviez pas appris que M. Goriot eût entièrement perdu la raison.

EUGÈNE.

Qui vous a dit ?

LE COMTE.

Eh ! morbleu !... il l’a prouvé par le plus grand acte de folie... est-ce vous, monsieur, qui lui avez dicté ce placet ?...

Il lui donne un écrit.

EUGÈNE.

Grand Dieu ! c’est le placet qu’il nous a lu.

VICTORINE.

C’était donc vrai ?

EUGÈNE.

Le style de cette demande vous dit assez, monsieur, que j’ignorais entièrement.

LE COMTE.

Je vous crois... mais jugez de mon embarras et de ma confusion... lorsque ce matin le ministre m’a remis cette étrange pétition ; elle pouvait me compromettre... car le ridicule est mortel... à la cour comme à la ville. Heureusement, la folie de M. Goriot est avérée... et le ministre a ri, connue moi, de cette pièce curieuse... mais vous sentez, monsieur, que nous devions changer nos dispositions... d’après l’état désespéré de notre beau-père.

EUGÈNE.

Je crois, monsieur le comte, que vous vous exagérez la situation de M. Goriot... La tendresse de ses filles... les soins de l’amitié... une aisance honnête et l’air de la campagne lui rendront le calme... la raison.

LE COMTE.

Peut-être... mais, dans la situation d’esprit où il se trouve, ses filles doivent craindre de le revoir... elles nous avaient accompagnés pour lui souhaiter sa fête... Elles sont près d’ici ; mais, comme elles sont faibles et souffrantes, je me suis opposé à cette entrevue ; peut-être même ne les reconnaîtrait-il pas.

EUGÈNE.

Au fait, monsieur le comte... au fait... qu’avez-vous fait pour ce vieillard ?

LE COMTE.

Sa famille ne peut pas souffrir qu’il soit plus longtemps à charge à Mlle Victorine.

VICTORINE.

Plus bas, monsieur... Oh ! de grâce... plus bas.

LE COMTE.

M. Goriot va quitter cette maison de santé ; dans une heure on viendra le chercher... Le ministre, à ma sollicitation, a daigné m’accorder pour lui une place.

EUGÈNE et VICTORINE.

Une place ?

LE COMTE.

Dans la maison royale de Bicêtre.

 

 

Scène VII

 

VICTORINE, LE COMTE, EUGÈNE, GORIOT

 

GORIOT, dans le pavillon, avec un cri terrible.

Bicêtre !

VICTORINE.

Il a tout entendu...

GORIOT, sortant violemment.

Bicêtre !... à vous !... à vous Bicêtre !... aux scélérats... aux assassins... aux voleurs !... Bicêtre !... et mes filles ne sont pas là pour me défendre !... pour me former un rempart de leur corps !... Elles ont donc aussi dit comme ces infâmes : Bicêtre à notre père !

LE COMTE.

Vous le voyez, monsieur, sa folie va jusqu’à la fureur.

EUGÈNE.

Vous me faites pitié, monsieur.

GORIOT.

Bicêtre !... Bicêtre !... je n’irai pas... j’ai pour moi les lois... j’aurai pour moi... tous les pères, et je puis me passer de tout le monde... de tout le monde, entendez-vous ?... car je suis riche... je suis riche encore.

Égaré.

Cinq cent mille francs... à Grenoble.

LE COMTE.

Qu’entends- je ?

GORIOT.

Ils n’étaient pas pour moi... mais Bicêtre !...

EUGÈNE.

Retirez-vous, monsieur.

GORIOT, égaré.

Oui, retirez-vous !... car... c’est du sang de tigre que vous avez mis dans mes veines... Retirez-vous... Je suis capable de vous assassiner.

VICTORINE.

Oh ! j’en mourrai de douleur.

LE COMTE.

Rassurez-le, monsieur, nous allons tout réparer.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

EUGÈNE, GORIOT, VICTORINE

 

EUGÈNE.

Mon ami... calmez-vous...

GORIOT.

Partons !... partons !... je n’ai plus rien qui me retienne ici... et tout m’appelle là-bas ! Oh ! si vous saviez, mes filles m’ont délaissé... C’est bien... cela devait être... je les aimais trop ; mais il m’en reste une encore !... une fille que j’ai abandonnée... et celle-là m’aimera.

VICTORINE.

Une fille ?... Que dit-il ?...

GORIOT.

Oui !... une fille... qu’il fallut cacher à tout le monde... car ici j’étais marié... marié aune femme que j’adorais... mais j’étais jeune encore, et alors...

EUGÈNE.

Achevez, mon ami.

GORIOT.

Partons ! oh ! partons pour Grenoble ! allons venger cette enfant des rigueurs de la loi qui la repousse !... L’argent que j’ai là-bas, c’était pour elle ! c’est toujours pour elle ! nous verrons si celle-là refusera du pain à son père ; oh ! par pitié, partons pour Grenoble.

 

 

Scène IX

 

EUGÈNE, GORIOT, VICTORINE, VAUTRIN, s’arrêtant au fond

 

VAUTRIN.

Grenoble ! ils vont tout savoir !...

GORIOT.

Allons rejoindre la seule fille qui me reste.

VAUTRIN, s’avançant.

Arrêtez, papa Goriot, et vous, mes amis, vous n’irez pas à Grenoble pour retrouver cette fille chérie ; car cette fille chérie...

TOUS.

Eh bien !

VAUTRIN.

C’est Victorine !

GORIOT.

Victorine !

VICTORINE, se jetant dans ses bras.

Mon père !

Ils s’embrassent.

VAUTRIN.

Je suis volé, j’ai fait une bonne action ; c’est drôle.

GORIOT.

Ah ! ne me trompez pas, ne me trompez pas, car j’en mourrais !...

VAUTRIN.

En voici la preuve : cet acte déposé chez le notaire où je travaillais, et que j’avais gardé pour cause.

GORIOT, après avoir lu.

Oui, oui ! je n’en saurais douter, tu es ma fille, mon âme, ma vie !

Pleurant.

Oh ! oh ! mon Dieu, tu me devais celle-là.

VICTORINE.

Oh ! que je suis heureuse à présent !

GORIOT.

Ma fille !

À Eugène.

Mon fils ! mes enfants !... Oh ! j’ai peur de mourir à présent.

On entend sonner au-dehors.

Grand Dieu ! ils viennent peut-être me chercher.

EUGÈNE.

Ce sont vos gendres et vos filles, ils savent tout ; ils auront vu votre notaire.

GORIOT.

Défendez-moi ! – défendez-moi !...

 

 

Scène X

 

EUGÈNE, GORIOT, VICTORINE, VAUTRIN, LE COMTE, LE BARON, DELPHINE, ANASTASIE

 

Ils arrivent empressés, avec de très gros bouquets.

DELPHINE et ANASTASIE.

Mon père...

GORIOT.

Qui êtes-vous ?

ANASTASIE.

Vous ne pouvez méconnaître vos enfants.

GORIOT.

Mes enfants !

Embrassant Victorine et Eugène.

Les voici.

LE COMTE.

Est-ce qu’il aurait retrouvé sa raison ?

GORIOT.

Ma raison, oui !... j’ai tout retrouvé, raison, fortune, et jusqu’à une fille.

Avec solennité.

La voici, celle qui m’a consacré ses jours et ses nuits, tandis que ses sœurs allaient au bal ; maintenant je ne connais plus qu’elle !

ANASTASIE et DELPHINE.

Mon père !

GORIOT.

Retirez-vous !

VICTORINE.

Laissez-vous fléchir !

ANASTASIE et DELPHINE.

Par pitié !

GORIOT.

Sortez ! les portes de Bicêtre nous séparent à jamais !

Delphine et Anastasie tombent à genoux ; Victorine et Eugène se jettent dans les bras de Goriot ; mouvement général. Tableau.

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