Le Protégé de Molière (Déaddé SAINT-YVES - Jean-Pierre LESGUILLON)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 15 janvier 1848.

 

Personnages

 

MOLIÈRE

RACINE

CORAS

LECLERC

MADEMOISELLE BÉJART

LAFORÊT

 

La scène est à Paris dans le salon de Molière.

 

 

Scène première

 

BÉJART, LAFORÊT

 

Elles entrent par le fond.

BÉJART.

La répétition est enfin terminée !

Me voilà du loisir pour toute ma journée.

Écoute, Laforêt ! tu sais qu’au premier jour

Je dois avec éclat jouer devant la cour,

Le roi, les grands seigneurs et les plus hautes dames...

Tu viens de m’écouter dans l’École des femmes...

Comment m’y trouves-tu ? Jouerai-je mal Agnès ?

Je crois que j’y suis bien ; et puis... tu t’y connais.

LAFORÊT.

Il faut un grand talent pour bien rendre ce rôle :

Il est, en le chargeant, fort aisé d’être drôle.

BÉJART.

Toi qui sais distinguer le naturel du faux,

Tu pourras de mon jeu m’indiquer les défauts.

LAFORÊT.

Madame, vous savez que ma franchise est grande.

BÉJART.

Mais c’est de la franchise aussi que je demande :

Ton avis, quel qu’il soit, voilà tout mon désir,

Et savoir te charmer, c’est déjà réussir.

Eh bien ?

LAFORÊT.

Hum !

BÉJART.

Que t’en semble ? Ai-je assez l’air novice ?

LAFORÊT.

Vous négligez le rôle, et vous montrez l’actrice.

BÉJART.

Ah ! j’aurais dû prévoir un reproche pareil !

LAFORÊT.

Vouliez-vous un éloge en place d’un conseil ?

BÉJART.

Rien ne peut désarmer ta rudesse caustique.

LAFORÊT.

On ne s’y connaît plus dès que l’on vous critique.

BÉJART.

Les spectateurs gratis sont les moins indulgents.

LAFORÊT.

Me plaire est le moyen de plaire aux bonnes gens.

BÉJART, avec ironie.

On sait ton sens exquis pour la littérature.

LAFORÊT, avec sévérité.

J’ai le meilleur : celui que donne la nature.

BÉJART, à part.

Elle a raison.

Haut.

Allons ! j’adopte tes avis.

LAFORÊT.

Monsieur s’est bien trouvé de les avoir suivis.

Cette rigueur pour vous deviendra salutaire ;

Mon jugement toujours fut celui du parterre.

BÉJART.

C’est décidé, toujours tu me régenteras.

Qu’est ceci ?

LAFORÊT.

Des billets de visite.

BÉJART.

Ah ! Coras !

Leclerc ! couple rimeur dont l’orgueil m’assassine !

LAFORÊT.

Ils reviendront...

BÉJART.

Tant pis... Ah ! ah ! Monsieur Racine !

Le jeune auteur des vers à la reine adressés,

Du suffrage royal si bien récompensés !

Aussitôt qu’il viendra, tu pourras l’introduire.

LAFORÊT.

S’il n’était pas jeune homme, il faudrait l’éconduire.

BÉJART.

Vas-tu prêcher encor ? C’est de trop bon matin...

Je dors à tout sermon, même à ceux de Cotin.

LAFORÊT.

Toujours ce ton léger, qui, bravant la satire,

Au meilleur des époux fait souffrir le martyre !

Mes sermons là-dessus vous semblent ennuyeux ;

Mais si vous m’écoutiez, tout n’en irait que mieux.

BÉJART.

Comment donc ?

LAFORÊT.

Je voudrais qu’en épouse exemplaire,

À mon maître tout seul vous cherchassiez à plaire.

BÉJART.

Ne pourrai-je accorder des regards innocents,

Faire un pas, dire un mot, sans lui troubler les sens ?

Mais un pareil amour deviendrait frénésie.

LAFORÊT.

Faut-il vous étonner d’un peu de jalousie ?

Si parfois en secret il nourrit un soupçon,

De bonne foi, Madame, est-ce bien sans raison ?

BÉJART.

Qu’est-ce à dire ? Parlez !

LAFORÊT.

Si je voulais...

BÉJART.

Encore !

Voyons !...

LAFORÊT.

Vous m’y forcez... À Monsieur qui l’ignore

Si j’allais raconter que vous ne boudez pas

Le Marquis de Lauzun, épris de vos appas ?

BÉJART.

À quoi bon le bouder ? J’aurais l’air de le craindre.

LAFORÊT.

Et l’abbé Richelieu, vous semblez fort le plaindre ?

BÉJART.

Oh ! lui, je le plains fort... de n’être pas aimé.

LAFORÊT.

Et Monsieur de Guiche... oui, ce galant renommé...

BÉJART.

Qui ? lui, ce vieux seigneur flairant le musc et l’ambre ?

C’est un bouquet d’hiver qui parfume ma chambre.

LAFORÊT, s’animant.

Ah !...

BÉJART.

Que faut-il encore, et que veux-tu ?

LAFORÊT.

Je veux

Que mon maître avec vous ne soit pas malheureux !

C’est peu que d’être honnête : il faut être encor fière

Quand on porte le nom de Madame Molière !

BÉJART.

Tais-toi... j’entends quelqu’un.

LAFORÊT.

Voulez-vous recevoir ?

BÉJART.

Comment, en négligé... Je suis horrible à voir !

LAFORÊT.

La vaniteuse !...

BÉJART.

Allons, voyons ! pas de colère...

Sans prétendre charmer, faut-il vouloir déplaire ?

Elle sort.

 

 

Scène II

 

LAFORÊT, seule un moment, puis RACINE

 

LAFORÊT.

Oui, malgré tant de soins, d’hommages empressés,

Une actrice jamais ne dira : C’est assez...

Elle a du bon pourtant, et, quoique un peu mutine,

À Racine, qu’elle introduit.

Elle est... À qui, Monsieur, ai-je l’honneur...

RACINE.

Racine.

LAFORÊT.

Monsieur...

RACINE.

À peine ici j’ose faire un seul pas.

LAFORÊT.

Entrez... les comédiens ne vous mangeront pas.

À part.

Que veut ce freluquet de si douce manière ?

RACINE.

Ne pourrai-je parler à Madame Molière ?

LAFORÊT.

Je vais la prévenir... Si Monsieur un instant

Veut s’asseoir...

RACINE.

Il suffit... Allez ; je vous attends.

Laforêt sort.

 

 

Scène III

 

RACINE, seul

 

Le premier pas est fait : me voilà donc chez elle !

Du courage ! elle va venir, et je chancelle !

Ce bonheur, qui longtemps fut un rêve pour moi,

Quand je vais l’obtenir, me cause de l’effroi !

Depuis que je l’ai vue enlever au théâtre

Les applaudissements d’une cour idolâtre,

Son regard, ses attraits, ses gestes, son souris,

Enchantent ma pensée et charment mes esprits.

Grâce à la passion dont mon âme est saisie,

Je sens d’un nouveau feu brûler la poésie ;

Pour arriver près d’elle, et gagner son accueil,

Je m’inspire d’amour plus encor que d’orgueil,

L’espérance m’anime, et ma muse enhardie

En moins de quatre mois a fait sa tragédie !

Ah ! puisse chaque élan de mon cœur échappé

Lui donner tout l’amour dont le mien est frappé !

Aux vœux que j’ai formés sera-t-elle rebelle ?

La voici... Tous mes sens frissonnent. Qu’elle est belle !

 

 

Scène IV

 

BÉJART, RACINE

 

RACINE, avec embarras.

Madame... pardonnez... à la témérité...

À l’audace...

BÉJART, souriant.

Monsieur... Cette timidité

Dans l’homme de talent n’a rien qui me surprenne,

Et pourtant le succès de votre ode à la reine

Vers un noble avenir semble vous appeler,

Et c’est à vos rivaux qu’il convient de trembler.

RACINE.

Comment mes vers seraient, j’ose à peine le croire,

Présents à votre esprit !...

BÉJART.

Bien plus, à ma mémoire.

RACINE.

C’est un honneur pour eux, pour moi c’est un bonheur.

BÉJART.

Ils m’ont semblé si beaux que je les sais par cœur.

RACINE.

Ah ! vous mettez à tout cette grâce divine,

Qui nous charme au théâtre et qui...

BÉJART.

Monsieur Racine,

Vous êtes un flatteur...

RACINE.

Ah ! madame, pourtant

Le public, chaque soir, vous en dit tout autant.

BÉJART.

C’est que son indulgence...

RACINE.

Indulgent ! lui ! madame !

Ah ! lorsque, comme vous, on agit, on déclame,

Quand on a ce jeu fin, piquant, ingénieux,

Qui charme tout ensemble et l’oreille et les yeux,

Il écoute, il adore, il jouit en silence,

Et l’admiration n’est pas de l’indulgence.

BÉJART, à part.

Quels termes ! quels accents !

Haut.

Monsieur, puis-je savoir

À quel motif je dois le plaisir de vous voir ?

RACINE.

Madame...

BÉJART.

Mon mari peut-il vous être utile ?

Il a quelque crédit à la cour, à la ville,

Au théâtre...

RACINE.

Au théâtre... Ah ! Madame, comment

Vous dire...

BÉJART.

Allons ! voyons ! parlez-moi franchement.

RACINE.

Je venais... je venais soumettre à sa critique

Un essai... mon premier dans le genre tragique.

BÉJART.

Vous, si jeune ! aborder ce périlleux terrain,

Semé de tant d’écueils, si fécond en chagrin !...

RACINE.

Oh ! je le sais, Madame, aujourd’hui le théâtre

Lasserait les efforts du plus opiniâtre.

On y rencontre au seuil ces seigneurs suzerains

Qui sur tous ses accès veillent en souverains.

Chacun d’eux, enivré de l’amour qu’il s’inspire,

Voudrait dominer seul dans cet immense empire.

Nul n’en a le pouvoir, et nul n’en a le droit ;

Leur taille de pygmée y végète à l’étroit ;

Leur sceptre, trop pesant pour ces tyrans débiles,

Échappe à chaque instant de leurs mains inhabiles ;

Et pourtant qu’un jeune homme audacieux, ardent,

Suivant de son instinct l’essor indépendant,

Vienne un jour plein d’espoir frapper à la barrière,

Leurs voix vont lui crier avec courroux : Arrière !

La scène est notre proie, à nous seuls, sans retour !

Dût-il ne pas venir, jeune homme ! attends ton tour !

Jusque là, sois muet... Non, non, point de partage !

Tu n’auras de talent que par droit d’héritage.

À ces luttes, hélas ! l’âme se sent fléchir ;

Devant ce mur d’airain qu’il ne pourra franchir,

Le poète abattu s’assied ; de son beau rêve,

Au sein du désespoir, l’illusion s’achève ;

Il brise enfin sa plume, et de la gloire exclus,

Meurt, et vole à son siècle un grand homme de plus.

BÉJART.

Rassurez-vous... Celui qui régit notre scène

Sait ce qu’une œuvre coûte et de soins et de peine ;

De tout penser hardi partisan assidu,

Fruit, ou germe à venir, pour lui rien n’est perdu ;

Et, juste pour les deux, sans repousser l’ancienne,

De toute jeune gloire il veut faire la sienne.

RACINE.

Mais qui voudra donner à mes faibles essais

Le secours du talent qui force le succès ?

Où trouver cette belle et magique interprète

Qui double avec le sien les élans qu’on lui prête ?

Oh ! de quel souvenir éternel et puissant

Vous environnerait mon cœur reconnaissant !

Quel délice d’entendre une actrice charmante

Répéter nos accords dont le pouvoir s’augmente,

Par le sublime écho de ses divins accents,

Subjuguer la pensée et dominer les sens,

Leur attacher encor la grâce du sourire,

Et réciter les vers comme on veut les écrire !

Oh ! c’est qu’avec son art, mystérieux secret,

Même à la poésie elle ajoute un attrait ;

Le mot le plus obscur par elle s’illumine,

Le rythme en est plus pur, la forme plus divine ;

À la foule qui pleure elle impose ses lois,

Et lorsque son regard, sa démarche, sa voix

Émeut tout un parterre animé de sa flamme,

Quel bonheur de se dire : Oh oui ! voilà mon âme !

Ah ! c’est qu’en cet instant délicieux et doux,

On sent que devant elle on courbe les genoux,

Et l’on voudrait, rempli d’une ivresse suprême,

Avec tout le public lui dire : Je vous aime !

Il veut se jeter à ses genoux.

BÉJART.

Monsieur... que faites-vous ?

RACINE.

Pardon.

À part.

Ah ! qu’ai-je dit ?

BÉJART.

Monsieur...

À part.

Pauvre jeune homme ! il est tout interdit...

C’est la première fois qu’il m’arrive d’entendre

Un aveu si touchant, fait d’une voix si tendre !

RACINE.

Ah ! Son courroux fatal dans ses yeux est écrit !

BÉJART, avec bonté.

Monsieur Racine ! où donc est votre manuscrit ?

RACINE.

Quoi ! vous daignez encor... !

BÉJART.

Mais pour qu’on l’encourage,

Il faut bien qu’un auteur présente son ouvrage.

RACINE.

Ah ! Madame... Ô bonheur !

BÉJART.

Molière est à la Cour...

Mais il va revenir... Prévenez son retour...

En écolier soumis qui s’en réfère au maître,

Vous même entre ses mains vous pourrez le remettre,

Et Molière, ce juge infaillible et discret,

Comme en dernier ressort prononcera l’arrêt.

Allez donc...

RACINE.

Quel espoir !... Ah mon âme ravie...

Vous tenez en vos mains et ma gloire...

Béjart lui offre sa main : Racine y dépose un baiser et sort en lui disant avec expression.

Et ma vie !

 

 

Scène V

 

BÉJART, seule

 

Quel air noble et charmant ! que de grâce et d’esprit !...

S’il s’exprime si bien, comme est ce qu’il écrit ?

De répondre à ses vœux qui pourrait se défendre ?

Je sentais malgré moi du plaisir à l’entendre...

Oui, sans doute ! au théâtre il doit briller un jour...

Comme il réussira quand il peindra l’amour !

Oh ! mais laissons cela... Songeons à la soirée

Qui bientôt... Ce matin j’étais plus assurée...

J’éprouve maintenant je ne sais quel effroi...

Jouer devant la cour, parler devant le roi !

Et puis, qui sait ? Racine ! il y sera peut-être !...

Étudions, grand Dieu !...

Elle se met à réciter devant sa glace.

J’étais à ma fenêtre...

Non, Non...

Elle se reprend.

À mon balcon, à travailler au frais,

Lorsque je vis passer sous les arbres d’auprès

Un jeune homme...

Elle s’arrête en rêvant.

Un jeune homme !... Oh oui ! dont la venue...

 

 

Scène VI

 

BÉJART, MOLIÈRE, qui l’a écoutée

 

MOLIÈRE.

Bien, très bien !

BÉJART.

Ah ! c’est vous... je jouais l’ingénue.

MOLIÈRE.

Je vois avec plaisir que toute à vos travaux,

Heureuse d’arracher au public ses bravos,

Mais plus calme que moi, vous trouviez dans l’étude

Un remède puissant contre l’inquiétude.

BÉJART.

Auriez-vous, à la cour, reçu mauvais accueil ?

MOLIÈRE.

Oh ! non... comme le roi m’y voit d’un très bon œil,

Tout pour moi s’y confond en offres de services ;

Ceux mêmes dont j’ai dû stigmatiser les vices,

N’en sont pas moins pour moi gracieux, révérends ;

Car ce sont des messieurs bien petits que les grands...

Mais je suis peu crédule à leur trompeuse mine :

Lames à deux tranchants, que le venin termine,

Leurs langues sur mes jours distillent un poison

Que ne peuvent guérir la force ou la raison.

BÉJART.

Est-ce là, mon ami, ce qui vous indispose ?

MOLIÈRE.

Je ne m’afflige pas pour aussi peu de chose ;

Car l’envie, à la cour, est un fruit du terroir :

Il faut s’y résigner ou cesser de la voir.

BÉJART.

D’où vient donc votre humeur ?

MOLIÈRE.

À l’hôtel de Bourgogne,

Auteurs et comédiens se sont mis en besogne,

Pour donner au public, après-demain, je crois,

Une pièce nouvelle où l’on se rit de moi.

BÉJART.

De vous, Molière ?... Mais c’est une grave injure !

MOLIÈRE.

Que voulez-vous ? maintien, gestes, débit, figure,

Dans le fond de son cœur dût-il même en souffrir,

À la critique, hélas ! l’acteur doit tout offrir.

Le public, par nature enclin à la satire,

Croit qu’en un comédien tout doit le faire rire,

Sans songer que souvent, grâce à plus d’un ennui,

Qui fait rire au théâtre est bien triste chez lui.

BÉJART.

Eh bien ! guerre pour guerre à cette sotte engeance !

MOLIÈRE.

Pensent-ils sans danger affronter ma vengeance,

Quand je puis, sur la scène exposant les pervers,

Clouer leur infamie au carcan de mes vers ?

BÉJART.

Que ne le faites-vous ?

MOLIÈRE.

L’occasion est belle.

Le roi, dont la bonté grandit encor mon zèle,

Veut que dans la huitaine, à partir de ce jour,

Je leur donne en réponse une pièce à la cour.

BÉJART.

Dans leur méchanceté vous pourrez les confondre.

MOLIÈRE.

Mais sur le même ton je ne puis leur répondre.

BÉJART.

Quelles armes ont-ils que vous ne trouveriez ?

MOLIÈRE.

C’est que tous ces gens-là ne sont pas mariés !

BÉJART.

Comment ?

MOLIÈRE.

Leur lâcheté n’en est que plus infâme.

BÉJART.

Et qu’attaquent-ils donc ?

MOLIÈRE.

Mais, votre honneur, Madame !

BÉJART.

La critique à la fin outrepasse ses droits...

Ils ont la calomnie, et vous avez les lois.

MOLIÈRE.

Contre un tel ridicule ont-elles des refuges ?

Allez donc fulminer et vous plaindre à des juges !

Allez, de vos douleurs divulguant le secret,

Contre un mot outrageant invoquer un arrêt,

Pour qu’avec un souris de pitié mensongère,

On vous réponde : Eh ! eh ! Votre femme est légère ;

Elle aime des galants le frivole entretien ;

Que personne n’en parle, et l’on n’en dira rien !

BÉJART.

Des sots et des méchants serai-je la victime ?

Ai-je cessé jamais de mériter l’estime ?

Ma vie est toujours pure, et personne, je crois,

Comme de mon honneur ne doute de ma foi.

Qui m’accuse est un fourbe, et c’est bassesse pure

Que se rendre l’écho d’une telle imposture.

Voilà, voilà le fruit de vos soupçons jaloux !

MOLIÈRE.

Jaloux ! si je le suis, eh bien ! c’est grâce à vous !

Croyez-vous que je puisse, affrontant l’épigramme,

Voir rire autour de moi des travers de ma femme ?

J’accuse en vous le cœur moins que la vanité ;

Mais vos airs indiscrets, votre légèreté,

Votre orgueil, triomphant que, même en ma présence,

Un cercle de flatteurs vous suive et vous encense,

Tout cela m’épouvante, et franchement, je crains

Non le sort des époux, mais au moins leurs chagrins.

BÉJART.

Quand vous avez dépeint la terreur débonnaire

De ce pauvre mari, martyr imaginaire ;

Lorsque dans ce tableau, qui fait rire aux éclats,

Vous avez retracé ses plaintes, ses hélas,

Je ne sais pas sur qui vous prîtes ce modèle :

Mais je n’ai point posé pour l’épouse infidèle.

MOLIÈRE.

Le doute du public suffit pour m’irriter.

BÉJART.

C’est vous seul qui de moi semblez toujours douter !

De manquer à l’honneur me croyez-vous capable ?

MOLIÈRE, en colère.

Qui se plaît au danger devient bientôt coupable !

Tout à coup il s’arrête.

Malheureux, qu’ai-je dit ?... fatal emportement !

Ne puis-je donc cacher cet horrible tourment ?

Mais quand souffre le cœur, comment pourrait-on feindre ?

Jaloux ! jaloux ! mieux vaut mourir que de me plaindre.

BÉJART.

Voyons : plaignez-vous bien de mon cœur, de ma foi,

Grondez ; et puis après vous reviendrez à moi.

MOLIÈRE.

Qui ? moi ! moi ! revenir, quand vous osez vous-même... !

BÉJART.

Oui, oui ; car vous savez, après tout, qu’on vous aime.

MOLIÈRE.

Est-il vrai ? Répétez ce mot plein de douceur !

Oh ! que vous savez bien le chemin de mon cœur !

Un sourire de vous, dissipant tout nuage,

Ramène en mon esprit le calme après l’orage.

J’étais fou ! mais qui peut, au bruit de trahison,

Redouter de vous perdre et garder sa raison ?

BÉJART.

Eh bien ! de vos soupçons bannissez donc la trace,

Et baisez à genoux la main qui vous fait grâce.

MOLIÈRE.

Oh oui ! que ce baiser qui me tient sous ta loi,

Aille jusqu’à ce cœur, qui soit toujours à moi !

BÉJART, à part.

Avec beaucoup d’amour un peu d’adresse unie,

On fait tout ce qu’on veut d’un homme de génie.

MOLIÈRE.

Quelqu’un en mon absence est-il venu me voir ?

BÉJART.

Monsieur Racine.

MOLIÈRE.

Eh bien ?

BÉJART.

Il venait dans l’espoir

De vous communiquer un ouvrage...

MOLIÈRE.

Tragique ?

BÉJART.

Eh oui !

MOLIÈRE.

Je m’en doutais. Son style est énergique ;

Il promet.

BÉJART.

Il fait mieux... car il tient... Son talent...

MOLIÈRE.

Oh ! oh !

BÉJART.

Je parierais son ouvrage excellent...

Sa voix est éloquente et ses yeux pleins de flamme.

MOLIÈRE.

Si vous jouiez toujours avec ce feu, madame !

BÉJART.

Je vous y prends encor !

MOLIÈRE.

C’est la dernière fois.

BÉJART.

Il va venir...

MOLIÈRE.

Quand donc ?

BÉJART.

Mais je l’entends, je crois...

Oui, c’est lui ; le front pâle et le cœur en alarmes...

MOLIÈRE.

Et manuscrit en main, comme un soldat en armes.

BÉJART.

Je vous laisse.

MOLIÈRE.

Pourquoi partir ?...

BÉJART.

Pourquoi ?...

MOLIÈRE.

Mais oui...

BÉJART, avec malice.

Peut-être aimez-vous mieux rester seul avec lui.

 

 

Scène VII

 

BÉJART, MOLIÈRE, RACINE

 

RACINE.

Monsieur...

BÉJART.

Monsieur Racine, à votre confiance

J’avais de mon mari promis l’expérience.

Puisse votre début, c’est mon vœu le plus doux,

Être pour vous la gloire, et la vogue pour nous !

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

MOLIÈRE, RACINE

 

MOLIÈRE.

Eh bien, mon jeune ami ?

RACINE.

Monsieur, ce nom...

MOLIÈRE.

Vous l’êtes...

Pour nous apprécier, sommes-nous pas poètes ?

Ayons donc ces vertus qu’en vain l’on cherche ailleurs ;

Car Dieu nous a faits grands pour nous rendre meilleurs.

RACINE.

Ah ! sous tant de bonté le talent qui s’efface

De votre accueil touchant double encore la grâce...

Mais, tandis que vers moi vous étendez la main,

Comme au voyageur pauvre errant sur le chemin,

Moi qui, loin du sommet où la Muse vous place,

Essaie, inaperçu, l’approche du Parnasse,

Jeune aiglon, de mon aire avec peine échappé,

Timide encor de l’aile, et du soleil frappé,

J’ose à peine élever ma tremblante paupière

Vers ce front glorieux où nous lisons : Molière !

MOLIÈRE.

Oh ! mon Dieu ! cet accueil, dont vous êtes flatté,

N’est que de la justice et non de la bonté !

RACINE.

Mais...

MOLIÈRE.

C’est assez !... Causons... Eh bien ! votre courage

Prétend donc sur la scène aller chercher l’orage !

Pour braver du public le sourire moqueur,

Vous sentez donc aussi battre dans votre cœur

Ces nobles mouvements, influence secrète

Que notre ami Boileau demande au vrai poète ?

Il vous apparaît donc ce fantôme enchanté

Qui parle d’avenir et d’immortalité ?

RACINE.

Avant que ma raison eût percé le nuage,

La sainte poésie enivra mon jeune âge :

Poète par instinct, je tournais poliment

Pour les grands jours de fête un pompeux compliment :

Mon vers, insouciant de règle et de mesure,

Faussait parfois la rime et forçait la césure :

Mais sur ce, Port-Royal ne disait rien de clair :

Je croyais qu’on rimait comme on respire l’air.

Bientôt ce germe obscur s’agrandit par l’étude ;

Amant de la lecture et de la solitude,

Sur le bord des ruisseaux, sur le riant chemin,

J’allais m’égarer seul, un livre grec en main ;

C’est Longus qui raconte en prose harmonieuse

De Daphnis, de Cloé l’enfance gracieuse,

Et retrace avec art, dans sa simplicité,

De leurs pures amours la chaste nudité.

C’est Sophocle nerveux et fort ! c’est Euripide

Qui laisse s’écouler de sa source limpide

Ces nobles vers empreints de grâce et de vigueur,

Et qu’on relit toujours quand on les sait par cœur...

Sauvé par ces loisirs de l’orage des vices,

De mon enchantement je goûtais les délices :

Une belle nature appelle les beaux vers

Et l’inspiration plane sur l’univers.

En vain de mes parents l’importune tendresse

Des auteurs malheureux m’opposait la détresse,

Et, traitant mon penchant de crime capital,

Pour terme à mes travaux promettait l’hôpital :

Leur tendre tyrannie, en glissant sur mon âme,

Du feu qui m’embrasait a ranimé la flamme ;

Du courroux maternel déplorant la rigueur,

Je me réfugiais dans le fond de mon cœur :

Là, seul avec mes vœux, sans accuser ma mère,

Mon esprit tout le jour caressait sa chimère,

Et des songes brillants, chassés par le réveil,

De triomphes menteurs agitaient mon sommeil !

MOLIÈRE.

Heureux, heureux enfant, de qui la fantaisie,

Chez les maîtres de l’art puisait la poésie !

Quels songes gracieux ! quels loisirs enchantés !

La Grèce souriait à vos sens transportés.

Elle faisait reluire, au sein des heures sombres,

Ces chantres inspirés, majestueuses ombres,

Ces ouvrages divins, éclatants, radieux,

Dans la lumière éclos sous le souffle des cieux,

Et qui, de l’univers recueillant les hommages,

Arrivent jusqu’à nous sur l’océan des âges...

Moi, pendant ce temps-là luttant contre le sort,

De la muse comique affranchissant l’essor,

Bravant l’hypocrisie et confondant la haine,

Je semais la pensée et je brisais sa chaîne :

Cherchant partout le vrai, car lui seul est le beau,

Sur l’abîme des cœurs je portais le flambeau :

Et déchiffrant l’énigme en études féconde,

Vous lisiez dans le grec, je lisais dans le monde.

RACINE.

Molière, c’est ainsi que ton esprit puissant,

Fut plein à son aurore et complet en naissant !

Guettant l’âme inconstante en ses métamorphoses,

Tu peins en traits vivants les hommes et les choses.

Philosophe profond, ta brusque vérité

Corrige avec un mot la pauvre humanité :

Tu fais rire au reflet de ton miroir suprême

Le type du portrait et l’homme de lui-même :

Dévoilant l’imposteur d’un masque revêtu,

Tu fais même aux méchants respecter la vertu,

Et tes œuvres et nous, tu nous mets en présence

Pour nous épouvanter de notre ressemblance.

Grâce t’en soit rendue à toi, Louis, à toi,

Chez qui l’homme lui-même est plus grand que le roi !

C’est toi qui, sur la France appelant la lumière,

Au rang des nations la places la première !

C’est toi qui, protégeant ses sublimes travaux,

Sauvas l’auteur chrétien du bûcher des dévots !

En vain pour l’étouffer, pour écraser ses œuvres,

Tartuffe redoubla les nœuds de ses couleuvres !...

En vain prudes, bigots, seigneurs et charlatans,

Fripons de tous les lieux, fourbes de tous les temps,

De l’enfer à tes yeux faisant luire la flamme,

D’un cercle de terreurs entourèrent ton âme !

Jéhovah créateur, ta voix qu’on respecta,

Dit : Que Molière soit, et Molière exista !

MOLIÈRE.

Assez, assez, mon Dieu ! vous m’arrachez des larmes !

Travail, voilà ton prix ! gloire, voilà tes charmes !

Oh ! comment refuser de te donner un jour

À qui t’aime si bien et d’un si pur amour !...

RACINE.

Eh quoi !... de mon orgueil pardonnez l’assurance !

Vous ne tromperiez pas ma fragile espérance...

Oh oui ! c’est en vous seul que j’espère aujourd’hui !

C’est vous seul qui serez mon soutien, mon appui !

On ne me verra pas d’une main caressante

Encenser à genoux la bassesse puissante !

Demanderai-je aux grands qu’ils soutiennent mes pas

Dans la lice des arts qu’ils ne connaissent pas,

Ou qu’un fat galonné sur ma jeunesse obscure

De sa protection laisse tomber l’injure :

Je suis fils d’Apollon, et je connais mes droits !

Je m’adresse au génie, il est le roi des rois !

MOLIÈRE.

Et vous avez raison... raison, mon cher Racine ;

Comme s’il m’entendait, votre esprit me devine...

Oui, j’aime cet élan, instinct victorieux ;

Oui, vous réussirez en écoutant des yeux

Un glorieux exemple à suivre, un grand modèle !

Corneille.

RACINE.

Et vous !...

MOLIÈRE.

Songez à sa gloire immortelle !

Marchez à sa lumière, et, si vous l’imitez,

Il vous garde une place à prendre à ses côtés !

RACINE.

Qui ? moi ! moi ! dites-vous ? Cinna, le Cid, Horace,

Trop haut dans la splendeur ont assigné sa place !

MOLIÈRE.

Eh bien ! de sa hauteur vous vous épouvantez ?

Corneille vous attend, et je vous dis : Montez !

RACINE.

Ô noble modestie ! humilité suprême !

Molière en admirant s’oublie encor lui-même...

MOLIÈRE.

Voilà donc un contrat que je signe aujourd’hui...

Allons, c’est convenu, vous avez mon appui.

Les arts gardent pour nous, quand le cœur les seconde,

De pures voluptés une source féconde.

Mais un amour obscur ne fait que peu d’honneur ;

La Muse est orgueilleuse ; il faut pour son bonheur

Que de son favori la vanité coquette

Fasse part au public de sa faveur secrète ;

Femme sur tout le reste, excepté sur ce point,

Elle fait des heureux, et ne s’en cache point !

Voyons ce manuscrit qui vient là si timide...

Le titre...

RACINE, lui donnant le manuscrit.

Le titre est...

MOLIÈRE, lisant.

Comment ? la Thébaïde !...

Épisode fameux ; longtemps j’en ai rêvé...

Sans y toucher.

Mouvement de Racine.

Pour vous il était réservé.

Des frères ennemis prêtent au vers tragique ;

Mais ils convenaient mal à ma plume comique.

Ne sortons point du genre où Dieu nous a mis tous :

Si vous l’avez bien fait, mieux vaut que ce soit vous.

Nos cœurs ne sont-ils pas déjà d’intelligence ?

RACINE.

Ce n’est qu’au vrai talent qu’appartient l’indulgence[1].

MOLIÈRE.

« Ah ! que ne puis-je, hélas ! ainsi vous protéger

« Près du grand tribunal qui vient tous nous juger !

RACINE.

« Oui, pour juge j’aurai cette jeunesse immense

« Qui, de notre pays studieuse espérance,

« De l’étude au plaisir s’élançant tour à tour,

« Sont enfants aujourd’hui pour être hommes un jour !

« Du faible qu’on opprime arborant la défense,

« Les uns protégeront la vieillesse et l’enfance ;

« Contre la perfidie et ses pièges adroits,

« De la veuve timide assureront les droits,

« Et portés par l’honneur à la magistrature,

« Garderont de Thémis l’austère dictature.

« Les autres, embrassant avec activité

« La cause des douleurs et de l’humanité,

« À toute heure, en tous lieux, dans la nuit, dès l’aurore,

« Prodiguant au malheur le secours qu’il implore,

« Dans le sein du malade à leurs soins présenté

« Versent les sucs puissants qui donnent la santé.

« Lorsqu’à l’homme expiré la lumière est ravie,

« Ils puisent dans la mort les secrets de la vie,

« Et soumettant la tombe à leurs scalpels savants,

« Cherchent dans ces débris le salut des vivants.

« De leur sort et du mien l’heureuse ressemblance,

« Bien loin de l’affaiblir, double ma confiance.

« Naguères on me vit mêlé parmi leurs rangs,

« Forçat jurisconsulte enchaîné sur les bancs,

« Savourer à longs traits, auditeur malévole,

« La gaîté de Cujas et l’esprit de Barthole,

« Et d’Accurse épluchant le style délicat,

« Gagner à prix d’ennui mes degrés d’avocat...

« Mais la coutume est lourde et sa prose indigeste :

« La scène me charmait bien plus que le Digeste ;

« Et je laissai moisir, dans mes bouquins gaulois,

« Et le Jus romanum, et le fatras des lois.

« Mais ce que je quittai, parfois je le regrette ;

« Je serais avocat, si je n’étais poète.

« Si donc de ce barreau dramatique apostat,

« Pour un métier plus dur je fuis un noble état,

« Pourront-ils oublier nos jeunes destinées

« Par les mêmes travaux si longtemps enchaînées ?

« Nous nous retrouverons sur ce terrain nouveau,

« Ainsi que des enfants sortis d’un seul berceau.

« Et pourquoi me troubler par des terreurs frivoles ?

« Les plus nobles succès nous viennent des écoles ;

« Public chaud par son âme et vif par son esprit,

« S’il frappe rudement les œuvres qu’il proscrit,

« Lui seul subsiste encore en tribunal suprême,

« Et s’il siffle avec force, il applaudit de même.

« Loin de fuir leurs arrêts, moi ! je leur dis à tous :

« Venez, amis, venez ! car vous êtes chez vous.

« Dérober la victoire est un triste système,

« Et je ne vous crains pas, parce que je vous aime !

« Nos cœurs indépendants ensemble ont palpité

« Au même élan de gloire et de célébrité :

« Vos amours sont les miens, et je n’en veux pas d’autre ;

« Frères, applaudissez, mon triomphe est le vôtre ! »

 

 

Scène IX

 

MOLIÈRE, RACINE, BÉJART

 

BÉJART, à part en arrivant.

Quel est le résultat de l’entrevue ?...

Haut à Molière.

Eh bien !

RACINE, regardant Béjart avec étonnement comme s’il sortait d’un rêve.

Ah !

MOLIÈRE, à Béjart.

Votre protégé va devenir le mien.

BÉJART, à Racine.

Molière a donc tenu ma promesse...

RACINE.

Ah madame !...

À part.

Quel prodige soudain s’est passé dans mon âme ?...

Cet espoir... cet amour... je ne sais où j’en suis !...

J’avais oublié tout en causant avec lui !

Haut.

Ah ! madame, quel nom glorieux que le vôtre !

BÉJART.

Si j’avais à choisir, je n’en voudrais pas d’autre.

À Molière.

Eh bien... et le sujet !

MOLIÈRE.

Sujet grec...

RACINE.

Et touchant...

BÉJART.

Des pleurs... Ah ! si j’avais mon rôle ! sur le champ...

MOLIÈRE.

C’est dans l’ouvrage entier qu’on peut, avec justesse...

BÉJART.

J’ai besoin de mon rôle, et non pas de la pièce.

RACINE.

Ah ! par hasard déjà le vôtre était transcrit.

MOLIÈRE, souriant.

Fort bien... Je m’en vais seul lire le manuscrit.

Vous, pendant qu’en secret je le lis, le contrôle,

Montrant Béjart.

À la jeune première allez chercher son rôle.

RACINE.

Ah ! ce jour est pour moi le plus beau de mes jours.

Lisez, monsieur Molière, et moi...

BÉJART.

Courez...

RACINE.

J’y cours.

Il sort d’un côté, tandis que Molière entre de l’autre dans son cabinet.

 

 

Scène X

 

BÉJART, seule

 

Il s’en va le cœur plein de joie et d’espérance !

Allons ! tout ira bien, j’en suis sûre d’avance...

Molière a tant de goût... L’ouvrage lui plaira...

Racine m’apprendra mon rôle... Il me dira

Ce qu’il faut y jeter de passion, de flamme !

Je le ferai valoir avec toute mon âme !

Molière peut le mettre à l’étude aujourd’hui...

Et je ne veux jouer aucun autre avant lui.

 

 

Scène XI

 

BÉJART, LAFORÊT

 

LAFORÊT.

Madame, deux auteurs désireraient...

BÉJART.

Ma bonne,

Mon mari n’a le temps de recevoir personne.

LAFORÊT.

Mais... c’est monsieur Leclerc et son ami Coras.

Je leur ai dit d’entrer...

BÉJART.

Tu les congédieras !

Ils m’ont déjà donné, dans leur dernier ouvrage,

Un rôle qui m’a fait siffler ; c’est un outrage !

S’ils pensent que pour eux je vais encore ainsi

M’exposer. Oh ! non pas...

LAFORÊT, apercevant Leclerc et Coras.

Madame, les voici.

Elle sort.

 

 

Scène XII

 

BÉJART, LECLERC, CORAS

 

BÉJART, à part.

Je les attends !

CORAS.

Salut à l’actrice charmante,

Dont le regard séduit...

LECLERC.

Aussi bien qu’il tourmente !

BÉJART, à part.

Racine sait mieux qu’eux tourner des compliments.

CORAS.

Comment vont le théâtre et les amusements ?

BÉJART, s’asseyant.

Ah ! je suis lasse encor des travaux de la veille !

LECLERC.

De la scène, toujours, vous êtes la merveille !

CORAS.

L’ornement le plus beau !

BÉJART.

Messieurs, en vérité,

C’est beaucoup trop d’honneur... pour mon indignité.

LECLERC.

Mais...

Bas à Coras.

en notre faveur l’éloge la dispose.

CORAS.

Le talent est modeste.

BÉJART, l’interrompant.

Oh ! parlons d’autre chose.

CORAS.

Soit... Molière, madame, a dû vous annoncer

Que nous vous préparions de quoi vous surpasser.

BÉJART.

Il ne m’a rien appris.

CORAS.

Comment ! Est-ce possible ?

LECLERC.

Pareille négligence est incompréhensible.

BÉJART.

Eh bien ! messieurs, quel est ?...

CORAS.

Un sujet merveilleux !

LECLERC.

Des détails ravissants !

CORAS.

Des traits prodigieux !

Notre littérature à nulle autre est pareille !

LECLERC.

Et nous ne faisons pas les vers comme Corneille.

BÉJART.

Je le crois bien.

CORAS.

Sa vogue est chose de hasard.

LECLERC.

Nous voulons ramener la langue de Ronsard.

BÉJART.

Et le nom, s’il vous plaît, de cet...

CORAS.

Iphigénie.

BÉJART.

Ah ! ah !

LECLERC.

Donnée antique.

CORAS.

Ouvrage de génie !

LECLERC.

Qu’à l’hôtel de Bourgogne on aurait bien voulu...

CORAS.

Que Molière doit lire...

LECLERC.

Et quand il l’aura lu !

CORAS.

De l’art moderne en nous est la science infuse.

LECLERC.

Nos drames ne sont pas des œuvres qu’on refuse,

BÉJART.

Vrai !

CORAS, à Béjart.

Votre personnage est un bijou parfait.

LECLERC.

Rêveur... échevelé...

CORAS.

Vous ferez un effet !...

LECLERC.

Dans les scènes d’amour vous êtes adorable.

CORAS.

Et dans le dénouement vous serez admirable.

LECLERC.

C’est un succès, madame, allez... des plus complets.

BÉJART.

Vous ne redoutez pas encore les sifflets ?

LECLERC.

Les sifflets ?...

CORAS.

Avec vous ?...

LECLERC.

Mais n’êtes-vous pas sûre

Des bravos ?...

BÉJART, à part.

Avec eux ?

Haut.

Oh ! non, je vous assure !

CORAS.

Un beau triomphe est là...

LECLERC.

Bien fait pour vous tenter.

BÉJART.

Je suis au désespoir de vous mécontenter ;

Mais sans vous abuser, et sans vous éconduire,

D’un petit incident je m’en vais vous instruire.

LECLERC.

Serait-il quelque obstacle ?

BÉJART.

Oh ! le plus grand de tous !

Je pourrais bien jouer, messieurs, même avant vous,

Dans un nouvel ouvrage, un rôle qu’un jeune homme

Me destine aujourd’hui.

CORAS.

Ce jeune homme se nomme ?

BÉJART.

Racine.

LECLERC.

Ah ! oui, je sais ! un de ces élégants,

Aux cheveux parfumés, aux canons élégants,

Qui parce qu’ils ont fait des stances à Clélie,

Osent jusqu’au théâtre élever leur folie.

Racine !

CORAS.

Qu’à rimer une ode encouragea.

BÉJART.

N’en riez pas, messieurs, c’est un maître déjà.

Il saura se frayer une route nouvelle.

Ce qu’on doit être un jour le public le révèle.

CORAS.

Le public est un sot qui voit tout de travers.

LECLERC.

Il ne s’y connaît pas, puisqu’il siffle mes vers.

Je doute que Racine un jour fasse merveille,

Car je trouve à son style un faux air de Corneille.

BÉJART.

Messieurs, dans vos arrêts prouvez un meilleur goût.

Racine a ce talent...

LECLERC.

Je n’y crois pas du tout.

CORAS.

Ni moi.

LECLERC, à Béjart.

Ni vous non plus.

BÉJART.

J’y crois, et suis prophète.

Sous ce petit auteur se cache un grand poète.

CORAS.

De sa galanterie on voit là les effets :

Ce ne sont pas ses vers que vous trouvez bien faits...

BÉJART.

Oui, l’auteur et les vers ont conquis mon suffrage,

Messieurs, et je jouerai dans son premier ouvrage,

Ainsi que je jouerais le vôtre, sans ennui,

Si vous saviez écrire et parler comme lui !

Elle sort.

 

 

Scène XIII

 

CORAS, LECLERC

 

LECLERC.

Eh bien ! peut-on agir d’une façon plus leste ?

CORAS.

Il est aisé de voir comme elle nous déteste.

LECLERC.

Elle mériterait une bonne leçon.

Que n’êtes-vous, Coras, un jeune et beau garçon !

CORAS.

Mais je me crois très bien...

LECLERC.

Si nous avions son âge,

Elle aurait avec nous pris un autre visage.

CORAS.

Je suis tout ébahi ! je n’en puis revenir !

LECLERC.

Et moi, je ne puis plus, Coras, me contenir !

Je ne sais quel démon me conseille et me pousse !

Sentez-vous comme moi que la vengeance est douce ?...

Croyez-vous que Molière, oubliant à la fois

Nos intérêts communs, notre honneur et nos droits,

Laisse un Grec pénétrer dans les remparts de Troie,

Qui va nous détrôner, nous voler notre proie !

Du public inconstant les goûts sont absolus :

Dès qu’on jouera Racine, on ne nous jouera plus.

 

 

Scène XIV

 

CORAS, LECLERC, RACINE

 

RACINE entre d’un air préoccupé.

Messieurs...

LECLERC, avec colère.

Monsieur...

RACINE.

Monsieur...

CORAS.

Quel hasard vous amène ?

LECLERC.

Nous parlions à l’instant de vous, de Melpomène...

CORAS.

De votre goût naissant...

LECLERC, avec finesse.

De votre passion.

RACINE, ému.

Ma passion...

LECLERC.

Eh ! oui, votre vocation,

Veux-je dire...

CORAS.

La scène est chose dangereuse...

LECLERC.

Et puis femme... c’est dire un peu capricieuse.

CORAS.

Jeune homme, redoutez le poids d’un tel fardeau.

LECLERC.

L’orgueil nous met parfois sur les yeux un bandeau.

À part.

Orgueilleux !

CORAS.

Ainsi donc votre jeunesse folle

Sous les lois de Phébus étourdiment s’enrôle.

LECLERC.

Votre nom jusqu’à moi n’est pas encor venu !

Pourquoi débutez-vous avant d’être connu ?

CORAS.

On peut rimer sans peine un madrigal, une ode...

LECLERC.

Mais une tragédie... oh ! oh ! c’est moins commode.

CORAS.

Pour parfaire un travail si difficile en soi,

Ce n’est pas trop de deux comme Leclerc et moi.

LECLERC.

Eh ! mais qu’avez-vous donc ? Plus je vous examine...

D’un poète reçu vous n’avez pas la mine :

L’auteur dont on accueille un poétique enfant

A le regard plus fier et l’œil plus triomphant.

Moi, quand je crois qu’on va s’occuper de ma pièce,

J’ai l’esprit tout joyeux, le cœur plein d’allégresse ;

D’avance je me vois vanté, claqué, loué,

Et je n’ai de chagrin que lorsqu’on m’a joué.

CORAS, à Leclerc.

Il ne nous répond pas... Mon cher, prenons courage !

Avec triomphe.

Molière a refusé sans doute son ouvrage...

Et quant au rôle heureux dont il veut la charger,

Sa femme le vantait pour nous faire enrager.

 

 

Scène XV

 

CORAS, LECLERC, RACINE, BÉJART

 

BÉJART, à Racine.

Eh bien ! je vous attends !

RACINE.

Ah ! Madame...

BÉJART.

Et mon rôle ?

RACINE.

Le voici...

BÉJART.

Venez donc.

RACINE, à Coras et à Leclerc.

Au revoir !

LECLERC, furieux.

Petit drôle !

 

 

Scène XVI

 

LECLERC, CORAS

 

CORAS.

Ainsi ce débutant va passer devant nous !

LECLERC.

Il est beau ! Qu’en dira Molière le jaloux ?

CORAS.

Dame !

LECLERC, l’embrassant.

Ah ! mon cher, quel mot et quel trait de lumière !

CORAS.

Je ne la vois pas bien.

LECLERC.

Quoi ! le nom de Molière

Ne vous rappelle pas...

CORAS.

Il ne rappelle rien.

LECLERC.

Que vous comprenez peu !

CORAS.

Vous expliquez si bien !

LECLERC, à part.

Quel cerveau lent et lourd ! Quel esprit léthargique !

Il était vraiment né pour être auteur tragique.

Haut.

J’ai trouvé...

CORAS.

Quoi ?

LECLERC.

Qu’il faut, d’une ou d’autre façon,

Dans l’esprit de Molière éveiller le soupçon ;

Notre jaloux se fâche, il tempête, il s’emporte,

Met la pièce au néant, et Racine à la porte.

CORAS.

Tiens ! tiens ! ce n’est pas sot... Ah ! j’entends !...

LECLERC.

Par nos soins

Le théâtre aujourd’hui compte un auteur de moins.

Nous pouvons, exploitant les terreurs de Molière,

De la scène à jamais lui fermer la carrière.

CORAS.

D’arrêter l’intrigant peut-on venir à bout ?

LECLERC.

Quand on gagne du temps, Coras, on gagne tout.

 

 

Scène XVII

 

LECLERC, CORAS, MOLIÈRE

 

MOLIÈRE, le manuscrit à la main.

Et c’est là son début ! quel art ! quelle science !

Déjà du cœur humain il a l’expérience :

D’amour, de passion quels sublimes éclairs !

Des mots sortis de l’âme, et d’admirables vers

Où se mêlent toujours la force et l’harmonie,

Promettent au théâtre un homme de génie.

Si Corneille lisait, il lui dirait : Bravo !

Il met le manuscrit sur une table.

CORAS, avec ironie.

Voici donc, à la fin, un chef-d’œuvre nouveau !

Quoi ! vous auriez, avec un courage suprême,

Lu ses cinq actes ?

MOLIÈRE.

Non, il reste le cinquième ;

Mais ce que j’en ai lu prouve un vaste avenir.

Qui commence si bien ne peut pas mal finir.

LECLERC.

Ah ! vous ne craignez rien ?

MOLIÈRE.

Rien. Sans inquiétude,

Je mettrai dès demain son ouvrage à l’étude.

LECLERC.

Il paraît que chez vous il a plus d’un appui.

CORAS.

Plus d’un soutien...

LECLERC.

Sans doute on peut compter sur lui :

On doit trouver sans peine et la chaleur et l’âme

Lorsqu’on sait comme lui captiver une femme !

MOLIÈRE.

Dans quel but...

CORAS.

Du beau sexe aimable serviteur,

Il ne devra jamais manquer de protecteur.

LECLERC.

Et surtout quand on sait gagner la protectrice.

CORAS.

C’est un moyen certain quand la femme est actrice.

MOLIÈRE, à part.

Que dit-il ?

LECLERC.

Il est jeune... et quand le cœur épris...

À Molière.

Vous avez fait, je crois, l’École des maris...

MOLIÈRE, à part.

Quoi ! quel soupçon, grand Dieu !

LECLERC.

Comédie éternelle !

Ce que j’aime de vous, surtout, c’est Sganarelle.

Bas, à Coras.

Nous le tenons !

MOLIÈRE.

Messieurs, c’est trop vous occuper...

LECLERC.

Certes, ce n’est pas vous que l’on voudrait tromper ;

Et pour récompenser votre sollicitude,

On ne descendrait pas à tant d’ingratitude.

CORAS.

Le siècle est bien pervers.

MOLIÈRE.

Je ne vous comprends pas ;

Expliquez-vous, messieurs !

LECLERC, avec affectation.

Parlons un peu plus bas !

MOLIÈRE.

Et pourquoi donc cela ? ce mystère m’étonne :

Qui dit la vérité ne redoute personne.

Parlerez-vous enfin ?

LECLERC.

Mon Dieu ! de tout ceci

Je ne souffle plus mot, si je vous fâche ainsi.

À Coras, avec une négligence feinte.

Trouvez-vous pas, Coras, que Madame Molière

Avec lui tout à l’heure était bien familière ?

MOLIÈRE.

Tout à l’heure ! comment ?

LECLERC.

Sans vouloir la blâmer,

Avait-elle avec lui besoin de s’enfermer ?

MOLIÈRE.

S’enfermer ! avec qui ?

LECLERC.

Mais ce jeune poète !...

Pourquoi ? je ne sais ; mais l’audience est secrète.

MOLIÈRE.

Dites-vous vrai ?

CORAS.

Parbleu !

LECLERC.

Mon cher monsieur, je suis

Homme d’honneur... Enfin, elle est seule avec lui !

MOLIÈRE.

Misérables ! Sortez, sortez de ma présence !

De ma part, en effet, c’est trop de complaisance !

Qui ! moi ? croire un moment vos rapports odieux ?

Sortez ! ne paraissez jamais devant mes yeux !

LECLERC.

Nous sortons !

CORAS.

Nous partons !

LECLERC, bas à Coras.

L’idée était divine.

Haut.

Mon pauvre Poquelin, prenez garde à Racine !

Ils sortent.

 

 

Scène XVIII

 

MOLIÈRE, seul

 

Serait-il vrai, grand Dieu ? Mais non ! cet impudent

M’a fait un odieux mensonge... Cependant

Ils sont là, tous les deux tête à tête ! Ah ! sans doute,

Ils ne soupçonnent pas qu’ici je les écoute...

Écoutons ! il faut donc, en secret embusqué,

Imiter les maris dont je me suis moqué.

Il écoute à la porte de Béjart : on entend au dedans Racine dire d’une voix haute et avec énergie.

RACINE.

Qu’avant de vous quitter, je vous contemple encore !

Vous ne haïssez pas celui qui vous adore,

Et vous lui permettez d’emporter loin de vous

Ce souvenir d’un jour si pénible et si doux.

Jamais, le sort pour moi devînt-il favorable,

Je n’oublierai cette âme à mes maux exorable ;

Et je veux, à vos pieds enchaîné sans retour,

Redire le serment d’un éternel amour.

MOLIÈRE.

C’en est fait ; mon arrêt est sorti de sa bouche,

Et ma femme répond à l’amour qui le touche !

Ainsi donc il venait, son ouvrage à la main,

De la séduction se frayer le chemin !

Cherchant près d’une femme une pauvre victoire,

Il rêve mon malheur quand je pense à sa gloire !

Mais il espère en vain, trompant ma bonne foi,

Abuser sa faiblesse et se jouer de moi.

Alors qu’ils sont d’accord pour me jeter l’outrage,

Moi, j’irais à Racine accorder mon suffrage,

Et, plaçant à ma table un lâche empoisonneur,

Donner la renommée à qui m’ôte l’honneur !

À ce talent si vrai tant d’imposture unie !

Que par l’obscurité sa faute soit punie !

La honte et le mépris sont faits pour les ingrats !

Mieux vaut jouer cent fois et Leclerc et Coras,

Pitoyables auteurs, sans esprit et sans âme,

Sots tous deux... Mais du moins ils n’aiment pas ma femme !

Regardant le manuscrit.

Pourtant dans cet essai brille un germe divin !

Ce style est d’un poète et d’un grand écrivain,

Et de Corneille éteint la muse rajeunie

Semble se rallumer au feu de son génie !

Moi, pour qui le talent est un objet sacré,

C’est donc sur son écrit que je me vengerai !

Pourtant l’anéantir serait vraiment un crime.

Son affront est réel, mon courroux légitime :

Mais son œuvre à la France appartient plus qu’à moi !

C’est un dépôt sacré que Dieu met sous ma foi !

La justice a dicté l’arrêt que je dois suivre.

Puisqu’il est immortel, son ouvrage doit vivre !

En face d’un outrage horrible, douloureux,

Restons toujours poète, et soyons généreux !

Ouvrons-lui le théâtre, et lorsque la couronne

Brillera sur son nom, que l’estime environne,

Je veux dire à l’ingrat que j’aurais pu frapper :

Voilà, voilà celui que vous vouliez tromper !

J’aurais pu d’un seul mot tuer votre mémoire :

Je me venge de vous en vous donnant la gloire !

Il vient ! Avec quel art le cruel m’outragea !

Faut-il donc le haïr ? je l’aimais tant déjà !...

 

 

Scène XIX

 

MOLIÈRE, caché, RACINE, BÉJART

 

BÉJART.

À ce brusque retour j’étais loin de m’attendre !

Quel est ce changement que je ne puis comprendre ?

Après m’avoir charmée à ces accords brûlants,

Où je saurai puiser de si tendres élans,

Après me l’avoir lu, me l’avoir fait entendre,

Quand ce rôle me plaît, vous voulez le reprendre ?

RACINE.

Oui ! je le juge faible et peu digne de vous !

Je me livrais sans doute à des rêves trop doux !

Un instant m’a suffi pour bien me reconnaître ;

Je veux fuir une chute, et la honte peut-être,

BÉJART.

Quel affront ! quoi ! monsieur, quand votre empressement...

Mais vous avez le droit de penser autrement ;

On peut toujours à temps ressaisir sa parole ;

Je renonce à la pièce, et voici votre rôle,

Elle sort.

 

 

Scène XX

 

RACINE, MOLIÈRE, toujours caché

 

MOLIÈRE.

Je m’y perds !

RACINE.

Vous avez daigné me protéger !

Merci, mon Dieu ! merci ! car j’échappe au danger !

J’ai besoin, je le sens, de force et de courage !

Une mauvaise idée inspira cet ouvrage.

Mais lorsque méditant ma lâche trahison,

J’ai du noble Molière abordé la maison,

Quand j’ai vu dans celui que le monde renomme

Et l’homme le meilleur, et le plus honnête homme,

J’ai senti qu’aux tourments condamnant son esprit,

Je venais étouffer quelque immortel écrit,

Et faisant au travail succéder la souffrance,

De chefs-d’œuvre à venir déshériter la France.

J’ai frissonné de honte, et de l’amour vainqueur,

Le remords tout-puissant est entré dans mon cœur.

Qu’aux genoux d’une femme, aux fleurettes facile,

On abuse en riant un époux imbécile,

Misérable orgueilleux, dont l’inutilité

S’endort dans sa stupide et lourde vanité,

Le ridicule est fait pour leur foule insensée !

Mais un homme que Dieu nourrit de sa pensée,

L’homme qui parle au monde un langage divin l

Le génie immortel, sacré, Molière, enfin !

Oh ! ce serait affreux ! moi qui l’admire et l’aime !

Moi, qui le reconnais comme mon chef suprême !

Moi, qui du haut du ciel dois, m’adressant aux rois,

De la sainte vertu faire parler la voix,

Moi, dont la poésie est l’auguste domaine,

J’irais prendre ma part de la bassesse humaine !

Non ! laissons aux mortels formés à s’avilir,

Le charme de tromper, la gloire de trahir !

D’après nos actions montrons ce que nous sommes

Et les grands sentiments conviennent aux grands hommes !

Il prend son manuscrit sur la table.

Reprenons cet ouvrage, en me vengeant sur lui !

Complice de mes torts, qu’il l’expie aujourd’hui !

Un triomphe pareil pèserait sur mon âme !

Plutôt perdre un succès que de l’avoir infâme !

Il va pour déchirer son manuscrit.

MOLIÈRE.

Arrêtez !

RACINE.

Ah !... c’est vous !

MOLIÈRE.

Oui, moi ! j’ai tout compris !

Vous avez le cœur pur autant que vos écrits !

Quoi ! lorsqu’en leur faveur je pardonnais moi-même,

Vous iriez sur vos vers prononcer l’anathème !

Condamner à l’oubli d’un néant absolu

Ce travail...

En prononçant ces mots, il ouvre le manuscrit et ses yeux tombent sur une page.

Juste ciel ! que vois-je ? Qu’ai-je lu ?

Il lit.

Qu’avant de vous quitter je vous contemple encore !

Vous ne haïssez pas celui qui vous adore,

Et vous lui permettez d’emporter loin de vous

Ce souvenir d’un jour si pénible et si doux !

Jamais, le sort pour moi devînt-il favorable,

Je n’oublierai cette âme à mes maux exorable,

Et je veux, à vos pieds enchaîné sans retour,

Redire le serment d’un éternel amour !

À lui-même.

Ces mots, qui de terreur frappaient ma jalousie,

Ce n’est pas un aveu, c’est de la poésie !

Tout est resté couvert d’un mystère discret,

Et ma femme elle-même ignore son secret !

Haut et serrant vivement la main de Racine.

Mon ami !

Il appelle.

Quelqu’un...

LAFORÊT, accourant.

Quoi ?

MOLIÈRE.

Venez tous, qu’on s’empresse !

 

 

Scène XXI

 

MOLIÈRE, RACINE, LAFORÊT, BÉJART, puis LECLERC et CORAS

 

BÉJART.

Que voulez-vous, monsieur ?

MOLIÈRE.

Approchez !...

BÉJART.

Eh bien ! qu’est-ce ?

Ici on voit Leclerc et Coras entr’ouvrir la porte et montrer leur visage.

LECLERC.

On querelle !

CORAS.

Je vais jouir de l’embarras...

MOLIÈRE.

Ah ! Leclerc, c’est rentrer à propos... Ah ! Coras...

Venez donc...

LECLERC, bas à Coras.

Cela marche !

CORAS, à part.

Ah ! le pauvre poète !

Je vois cela d’ici... Sa ruine est complète.

MOLIÈRE.

Accourez, grands auteurs, sublimes auteurs, mais

Que trop d’humilité n’étouffera jamais,

D’un Pilade sifflé malencontreux Oreste,

Recevoir des leçons d’un jeune homme modeste !

LECLERC.

Ah !

CORAS.

Ah !

MOLIÈRE.

Ce manuscrit qu’il m’est venu porter

Et que demain matin je voulais répéter...

RACINE.

Quoi ! vous alliez...

LECLERC.

Vraiment !

CORAS, à part, en regardant Racine.

Sa pâleur est extrême !

MOLIÈRE.

Il veut le retirer, et cela de lui-même !

En feriez-vous autant ?

LECLERC.

Qui, moi ?

CORAS.

Jamais, grand Dieu !

Il renonce au théâtre...

MOLIÈRE.

Y renoncer, morbleu !

Avec tant d’avenir, lui ! quitter la partie !

Oh ! que non pas, messieurs ! Par peur, par modestie,

Sur la scène à vingt ans n’osant se hasarder,

Il voulait le reprendre... et je veux le garder !...

Sous mes auspices, moi, je prétends qu’il commence !

Car c’est le premier pas d’une carrière immense...

À Racine.

Si Corneille vieillit, vous lui succéderez...

À tous.

Il fera des chefs-d’œuvre...

À Racine.

Eh, oui ! vous en ferez.

CORAS, bas à Leclerc.

Notre position me semble ici peu drôle...

MOLIÈRE.

Vous, madame, à l’instant reprenez votre rôle.

BÉJART, avec joie, à Laforêt.

Quand j’avais parié qu’il me l’aurait rendu !

LECLERC, bas à Coras.

Je crois Iphigénie un chef-d’œuvre perdu.

MOLIÈRE, à Racine.

Puisse votre triomphe être franc, légitime !

J’ai beaucoup de mépris pour les succès d’estime.

Racine, c’est trop peu d’un succès contesté :

Il vous faut un éclat par la foule attesté !

Qu’une salle déserte horriblement résonne !

Et qu’un théâtre est grand quand on n’y voit personne !...

LAFORÊT, à Racine.

Sans juger ce qu’un jour votre talent vaudra,

Faites-moi du Molière, et le public viendra !

RACINE.

Ah ! mon ami, comment m’acquitter ?

MOLIÈRE.

En poète !

Votre immortalité, Racine, est votre dette...

Lorsque dans l’avenir votre nom grandira,

Un souvenir m’attend peut-être, et l’on dira :

Malgré les envieux qui fermaient la carrière,

Racine est immortel : on le doit à Molière !

RACINE.

Oui, la postérité le dira ; mais aussi

De vous, de vous, Molière, elle dira ceci :

Tout le bien qu’il a fait ajoute à sa mémoire !

La vertu nous honore encor plus que la gloire !


[1] Les vers marqués par des guillemets se passent à la représentation.

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