Le Procureur arbitre (Philippe POISSON)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 25 février 1728.

 

Personnages

 

LA VEUVE

LISETTE

ARISTE

PYRANTE

D’ESQUIVAS

DE VERDAC

LISIDOR

GÉRONTE

LA BARONNE

AGÉNOR

ISABELLE

 

La scène est chez Ariste.

 

 

Scène première

 

LA VEUVE, LISETTE

 

LISETTE.

Personne en ce logis ne sait votre retour,

Madame ; et chez Ariste il n’est pas encor jour :

Je ne vois dans ce lieu pas une âme paraître.

De grâce, expliquez-vous. Si je m’y sais connaître,

Vous avez dans le cœur quelque trouble secret,

Et je soupçonnerais qu’Ariste en est l’objet.

Me tromperais-je ? Hé quoi ! vous soupirez, je pense ?

Bon, je suis à présent ferme dans ma croyance.

Votre retour hâté ne m’instruisait qu’un peu,

Mais le soupir achève, et vaut un plein aveu.

Je vous l’ai toujours dit, madame : le veuvage

Ne convient nullement aux femmes de votre âge.

Ariste est jeune, aimable ; il vous plaît ; vous devez

Partager avec lui le bien que vous avez.

LA VEUVE.

J’aime Ariste, il est vrai ; mais, ma chère Lisette,

Du parti qu’il a pris puis-je être satisfaite ?

Il s’est fait Procureur ; et c’est t’en dire assez.

LISETTE.

Il a de votre Époux la Charge, je le sais ;

Mais c’est avec honneur, dit-on, qu’il s’en acquitte,

Et partout on entend élever son mérite :

Entre nous, du Défunt il ne suit point les pas.

Et c’est le bruit commun...

LA VEUVE.

Cela ne se peut pas.

Mon incrédulité là-dessus est extrême.

LISETTE.

Hé bien ! Madame, il faut en juger par vous-même ;

Il faut voir s’il est vrai tout ce qu’on dit de lui,

Et l’éprouver enfin, même dès aujourd’hui.

LA VEUVE.

Et de quelle façon ?

LISETTE.

C’est ici, d’ordinaire,

Qu’il écoute tous ceux qui lui parlent d’affaire ;

Tout ce rez-de-chaussée est votre appartement.

Je puis vous mettre en lieu, d’où l’on peut aisément

Ouïr, sans être vu, toutes ses audiences,

Même sans perdre rien des moindres circonstances.

Qu’en dites-vous ? Hé quoi ! vous ne répondez rien ?

Vous m’avez dit cent fois (et je m’en souviens bien)

Que si de votre Époux vous aviez connu l’âme,

Vous n’en auriez voulu jamais être la femme.

LA VEUVE.

D’accord.

LISETTE.

Hé bien ! avant de livrer votre cœur,

Voyons si celui-ci peut être homme d’honneur :

C’est, puisque vous l’aimez, le parti qu’il faut prendre.

Par-là vous connaîtrez...

LA VEUVE.

Je viens, je crois, d’entendre

La voix d’Ariste.

LISETTE.

Il va, sans doute, ici venir.

Rentrez, madame. Moi, je vais l’entretenir.

Tandis qu’il sera seul, je veux un peu d’avance

Sonder ses sentiments, et savoir ce qu’il pense.

À part.

La Robe lui sied bien !

 

 

Scène II

 

ARISTE, LISETTE

 

ARISTE.

Ah ! Lisette, bonjour :

Notre charmante veuve est, dit-on, de retour.

LISETTE.

Quoi ! Monsieur, vous savez déjà cette nouvelle ?

ARISTE.

Oui, depuis un moment. Comment se porte-t-elle ?

LISETTE.

C’est toujours même éclat, toujours même embonpoint,

Avec un enjouement qui ne la quitte point.

Aujourd’hui nous allons à ce deuil incommode

Faire enfin succéder les habits à la mode :

C’est, je crois, pour cela qu’elle est venue ici.

ARISTE.

Ah ! que l’on est heureux quand ou vit sans souci !

LISETTE.

Cette réflexion qu’en ce moment vous faites,

Montre que vous avez quelques peines secrètes.

Ah ! que l’on est heureux quand on vit sans souci !

On en a sûrement, lorsque l’on parle ainsi.

ARISTE.

Oui, Lisette, j’en ai ; je ne puis te le taire :

Et la charmante veuve...

LISETTE.

Ah ! j’entends votre affaire.

L’amour vous a gagné ; sur vos sens il agit,

Et la veuve à présent occupe votre esprit.

ARISTE.

Oui, Lisette, je sens pour ta belle Maîtresse

Tout ce que l’amour peut inspirer de tendresse.

Je te dirai bien plus. Quand de feu son Époux

J’eus acheté l’Étude ; ah ! Lisette, entre nous,

Mon cœur de ses attraits faisait déjà l’épreuve,

Et je souhaitais moins la Charge que la veuve.

LISETTE.

Si vous aviez dessein de posséder son cœur,

Il ne fallait donc pas vous faire Procureur :

Elle a pris pour ce titre une haine implacable.

Tout homme de Pratique, est pour elle effroyable.

ARISTE.

Mais son mari l’était : et la haine qu’elle a...

LISETTE.

C’est justement, Monsieur, par cette raison-là.

L’époux avec lequel on l’avait assortie,

Jusqu’au jour qu’il mourut fut son antipathie ;

Et cette aversion règne encore aujourd’hui

Pour tout ce qui peut même avoir rapport à lui :

Le mot de Procureur la fait sauter aux nues.

Nous nous sommes de vous vingt fois entretenues.

« Lisette, disait-elle en dévoilant son cœur,

« Ah ! ne me parle point d’un mari Procureur :

« Quand il serait doué d’un mérite suprême,

« Je m’imaginerais avoir encor le même ».

Du temps que vous étiez maître-clerc en ces lieux,

Avant que le défunt nous eût fait ses adieux,

De tous les Procureurs vous ne faisiez que rire ;

Et tous les jours, enfin, quelque trait de satire

Sortait de votre bouche à leur intention :

Pourquoi donc avoir pris cette Profession,

Vous, qui pouviez fort bien être tout autre chose ?

ARISTE.

Hélas ! et c’est l’amour qui lui-même en est cause.

Quand je pris ce parti, Lisette, je croyais

Que c’était m’approcher de tout ce que j’aimais ;

Qu’il n’était point pour moi d’occasion plus belle

Pour lui marquer mes soins, mes respects et mon zèle.

D’ailleurs, j’ai voulu voir si sous ce vêtement

Un homme ne pouvait aller droit un moment ;

Si cette Robe était d’essence corruptible,

Si l’honneur avec elle était incompatible.

LISETTE.

Elle vient de l’aïeul du père du défunt,

Insigne Grapignan, ou fripon, c’est tout un :

Ensuite elle passa (la chose est bien sincère),

À son fils, qui devint plus fripon que son père :

Et le dernier, enfin, qui s’en vit possesseur,

Fut encor plus fripon que son prédécesseur.

Que vous allez par elle acquérir de science !

Depuis que vous l’avez, dites, en conscience,

Ne vous a-t-elle pas déjà bien inspiré ?

ARISTE.

D’abord elle a voulu me tourner à son gré :

Et dans mes bras, Lisette, à peine je l’eus mise,

Que de l’ardeur du gain mon âme fut éprise ;

La chicane m’offrît tous ses détours affreux ;

Je me sentis atteint de désirs ruineux :

Mais ma vertu pour lors en moi fit un prodige.

Vous en aurez menti, maudite Robe, dis-je ;

Vous ne pourrez jamais me porter dans le cœur

Rien de votre poison, ni de votre noirceur :

Pour soleil d’équité je veux qu’on me renomme,

Et qu’on voie une fois sous vous un honnête homme.

LISETTE.

Avec ces sentiments, comment va le profit ?

ARISTE.

Je vis avec aisance, et cela me suffit.

Je me fais une loi de ne taxer personne,

De prendre aveuglément tout ce que l’on me donne.

J’ai su jusques ici, par un jugement sain,

Accorder comme il faut l’honneur avec le gain.

Il est vrai quelquefois que le diable me tente,

Que l’ardeur de piller m’agite, me tourmente.

L’occasion vingt fois a su se présenter ;

Mais je tiens toujours ferme, et sais la rebuter.

Pour ne pas succomber, ah ! qu’il faut être habile !

Et voilà ce qui rend ce métier difficile.

LISETTE.

Vous ne tramez donc pas des Procès en longueur ?

ARISTE.

Moi, traîner des Procès ! Ils me sont en horreur.

Pour avoir du renom, n’est-il que ce remède ?

Tout au contraire, moi, j’empêche que l’on plaide.

La chicane en ce lieu ne trouve nul crédit ;

Je n’ai de Procureur, en un mot, que l’habit.

J’exerce mes talents sous un plus noble titre.

De tons les différents je suis ici l’Arbitre ;

Et sans Huissier, ni Clerc, Avocat, ni Greffier,

Je dispense les lois en mon particulier.

LISETTE.

La Juridiction me paraît fort nouvelle :

Mais au Public, enfin, quel bien rapporte-t-elle ?

ARISTE.

Quoi ! tu ne le vois pas ?

LISETTE.

Moi ? Non.

ARISTE.

Lorsqu’un Plaideur

Me vient, contre quelqu’un, demander ma faveur,

Et qu’il veut procéder, soit pour un héritage,

Ou pour quelque autre bien dont il faut le partage,

Je fais venir, avant que de rien décider,

Celui contre lequel il est prêt de plaider ;

Et, d’Arbitre équitable alors faisant l’office,

J’oppose à leurs desseins les frais de la Justice.

Si vous plaidez, leur dis-je, il en coûtera tant ;

Et vantant tout le prix d’un accommodement,

Je leur prouve, bien loin de les faire combattre,

Qu’un Procès qu’on évite en sauve souvent quatre.

Ils goûtent mes raisons, voient ma bonne foi,

Et de tous leurs débats se rapportent à moi.

Par-là, j’arrête ainsi leur chicane en sa source,

Et leur épargne, enfin, et la peine et la bourse.

LISETTE.

C’est pousser la justice à sa perfection.

ARISTE.

Mais apprends jusqu’où va ma réputation,

Et comme en peu de temps elle s’est établie.

De monde tous les jours ma maison est remplie.

Gens de toutes façons, et Nobles et Bourgeois,

Viennent me consulter, et passent par mes lois :

Car ce n’est pas toujours sur de graves matières,

Que l’on me vient ici demander mes lumières.

À travers les détails de cent discussions,

Lesquelles on remet à mes décisions,

Je sois souvent instruit des faits les plus bizarres.

LISETTE.

Et témoin, que je crois, de scènes assez rares ?

ARISTE.

Ah ! je t’en citerais pendant un jour entier

Des plus folles. Tantôt, c’est un Cohéritier

Qui demande, pour être unique Légataire,

Quelle fausse manœuvre alors il pourrait faire.

L’un vient secrètement implorer mes avis

Sur les fonds d’une caisse un peu trop divertis.

Un autre me demande, attendu qu’on le blâme,

Des conseils sur les faits et gestes de sa femme.

D’un Brevet de Calotte un autre s’offensant,

Veut intenter Procès à tout le Régiment.

Bon ! j’aurais de quoi faire une belle légende,

De ce qu’il faut ici tous les jours que j’entende.

Je rends, quoi qu’il en soit, justice à tous venants.

Sourd à la brigue enfin, comme aveugle aux présents,

Avec de justes poids je pèse toutes choses.

Point de Grosses, d’Exploits, d’Appointements, de causes.

Je ne suis, en un mot, que la seule équité :

Et l’on me nomme ici, grâce à ma probité,

De Thémis le soutien, des malheureux le frère,

Des veuves le mari, des orphelins le père.

LISETTE.

Et vous pourrez toujours conserver constamment

Cette même droiture ?

ARISTE.

Oui, très certainement.

LISETTE.

Vous vous relâcherez, quoi que vous puissiez dire.

Au son de l’or souvent on se laisse séduire.

ARISTE.

Non, non.

LISETTE.

Quelqu’un viendra vous dire avec ardeur :

Voilà trois cents louis, jugez en ma faveur.

ARISTE.

Non ; je suis là-dessus un homme impitoyable.

LISETTE.

L’on vous fera parler par quelque objet aimable,

Dont les charmes naissants, les grâces, les appas...

ARISTE.

Dont les charmes naissants ?... je ne me rendrai pas.

Je veux être au-dessus de l’humaine faiblesse.

LISETTE.

Vous serez donc, Monsieur, unique en votre espèce.

Mais quelqu’un peut venir ici vous consulter ;

Vos moments vous sont chers, et je vais vous quitter.

ARISTE.

Il est ici des jours où tout Paris abonde :

Mais je crois qu’aujourd’hui je n’aurai pas grand monde,

Et que mes plus grands soins seront d’accommoder

Deux Gascons sur un fait que je dois décider :

Je compte qu’ils viendront ; et je vais les attendre.

LISETTE.

Près de la veuve, moi, Monsieur, je me vais rendre.

ARISTE.

Ah ! Lisette, peins-lui l’excès de mon ardeur ;

Dis-lui que tous mes vœux...

LISETTE.

Je doute que son cœur,

À parler franchement, réponde à votre flamme :

Mais j’agirai pour vous du meilleur de mon âme ;

Et je viendrai vous dire, avant la fin du jour,

L’effet qu’aura produit l’aveu de votre amour.

 

 

Scène III

 

ARISTE, PYRANTE

 

PYRANTE.

Votre esprit, dont partout on vante l’excellence,

Me fait de vos conseils implorer l’assistance,

Monsieur.

ARISTE.

Épargnez-moi dans vos civilités,

Et me dites, Monsieur, ce que vous souhaitez.

PYRANTE.

D’un fils, qui m’est fort cher, la mauvaise conduite

Depuis assez longtemps me chagrine et m’irrite :

Je ne l’ai point contraint tant que j’ai remarqué

Qu’à vivre sagement il était appliqué :

Il voit certaine fille en votre voisinage,

Dont la vertu n’est pas une vertu sauvage ;

Elle est jeune, bien faite, et pleine d’agréments ;

Et je crains pour mon fils les sots engagements :

Chez cette Belle enfin il fait de la dépense,

Le bien qu’il peut attendre, est dissipé d’avance.

Daignez me secourir en cette occasion,

Et m’aidez à détruire une telle union.

ARISTE.

Ne peut-on, dites-moi, faire enfermer la Belle ?

PYRANTE.

Oh ! non, Monsieur, elle a tant de monde pour elle.

Que ce serait tenter ce secours vainement.

ARISTE.

Ne pouvez-vous parler à ce fils vivement,

Et faire un peu valoir l’autorité de père ?

PYRANTE.

Non ; je craindrais pour lui l’effet de ma colère :

Je suis prompt, violent ; et s’il me répondait,

Je ne sais pas, Monsieur, ce qu’il arriverait.

Je le connais, ce fils ; et j’avoue, à ma honte,

Que de tous mes conseils il ne fait aucun compte.

Mais si vous lui parliez ?

ARISTE.

D’accord. Mais, entre nous,

Croyez-vous qu’il fera pour moi plus que pour vous,

Et pensez-vous qu’il veuille ouïr mes remontrances,

Lorsqu’il ne peut avoir pour vous de déférences ?

Tous mes discours sur lui n’auront aucun pouvoir.

PYRANTE.

Comme c’est en vous seul que je mets mon espoir,

En vous, Monsieur, en qui toute l’équité brille,

Faites-moi le plaisir de parler à la fille.

ARISTE.

Monsieur, je le voudrais ; mais c’est, en vérité,

Un pas qui ne va point avec ma gravité.

Mais, vous-même, allez-y, plein d’un air de franchise :

Vous le pouvez sans crainte, et tout vous autorise.

Remontrez-lui vous-même avec un cœur ouvert,

Que pour elle ce fils se dérange et se perd.

Tentez-la du côté de la reconnaissance.

Ces filles prisent mieux l’argent que la constance.

C’est un objet qui met ses grâces à profit,

L’or bien mieux que l’amour établit son crédit.

Allez-y, croyez-moi.

PYRANTE.

Non ; je vous le confesse,

Monsieur, je n’irai point, je connais ma faiblesse :

Je connais ses appas, ils savent tout charmer,

Et je ne pourrais, moi, m’empêcher de l’aimer.

ARISTE.

Ah ! Monsieur, à cela je n’ai point de réplique,

Et je mettrais en vain mes conseils en pratique.

Ne condamnez donc plus votre fils aujourd’hui,

Puisqu’en semblable cas vous feriez comme lui.

C’est pour dernier avis ce que je puis vous dire.

PYRANTE.

Je vais y réfléchir, Monsieur, et me retire.

 

 

Scène IV

 

ARISTE, seul

 

Des hommes la plupart voilà le faible affreux :

Ils blâment dans chacun ce qui domine en eux.

Ma foi, tel qui s’érige en correcteur du vice,

S’y livre bien souvent au gré de son caprice.

Et dans l’occasion, s’il le faut parier,

Le Maître fera pis cent fois que l’Écolier.

 

 

Scène V

 

ARISTE, D’ESQUIVAS

 

ARISTE, à part.

C’est un de nos Gascons : selon tonte apparence,

L’autre à se rendre ici tardera peu, je pense.

D’ESQUIVAS.

Certain billet, Monsieur, écrit de votre main,

Pour me rendre chez vous m’a fait mettre en chemin.

Quel serait le sujet qui près de vous m’appelle ?

Quelque Belle se plaint que je suis infidèle,

Sans doute, et vous a fait sa déposition ?

ARISTE.

Non ; ce n’est point cela dont il est question,

Monsieur. Et sur le fait dont je vais vous instruire,

Vous n’aurez pas, je crois, si grand sujet de rire.

À Monsieur de Verdac, que vous connaissez bien,

Devez-vous mille francs, on ne devez-vous rien ?

D’ESQUIVAS.

À Monsieur de Verdac ? Moi ?

ARISTE.

Vous.

D’ESQUIVAS.

Qu’il me souvienne...

À rappeler cela, ma foi, j’ai de la peine.

Ma mémoire souvent est pleine d’embarras.

Je ne sais si je dois, ou si je ne dois pas.

ARISTE.

D’un ami qui vous sut obliger avec zèle

Vous auriez dû garder un souvenir fidèle.

D’ESQUIVAS.

Qu’on m’ait fait du chagrin, ou qu’on m’ait obligé,

Je ne m’en souviens plus, c’est un défaut que j’ai :

De naissance je tiens ce manque de mémoire.

ARISTE.

La mémoire vous manque ?

D’ESQUIVAS.

Oui.

ARISTE.

J’ai peine à le croire.

D’ESQUIVAS.

Je pourrais vous conter, sans tant de questions,

Comme elle m’a manqué dans cent occasions.

Et, pour vous le prouver, écoutez, je vous prie,

Un trait bien singulier. Un jour je me marie,

C’était dans mon pays, je m’en souviens fort bien :

Après tout le détail du conjugal lien,

Ayant eu bonne dot, et voulant de Toulouse

Emmener à Paris sur-le-champ mon épouse ;

Apparemment troublé dans la possession

D’un objet qui faisait toute ma passion,

Je pris, sans y penser, la poste, sur mon âme :

Bref, j’emportai la dot, et j’oubliai ma femme.

ARISTE.

J’en demeure d’accord, le trait est singulier.

D’ESQUIVAS.

Dernièrement encor, chez un gros Joaillier,

Achetant promptement pour quelques Demoiselles,

Girandoles, brillants, et d’autres bagatelles,

Je sortais sans payer, comptant peu revenir,

Sans le Marchand, Monsieur, qui m’en fit souvenir.

Ce manque de mémoire est fort désagréable.

ARISTE.

Sans doute, et vous doit faire un tort considérable.

D’ESQUIVAS.

Ah ! si cela m’en fait ? Je le crois bien, ma foi.

Voici ce qui m’arrive encore, écoutez-moi.

Avec un homme, un jour, je pris une querelle ;

Ce fut pour une Dame, aimable, riche et belle :

L’endroit où nous étions ne nous permettait pas

De finir sur-le-champ par le fer nos débats :

C’était au Bal ; et là, si l’on eût vu nos lames,

Nous aurions effrayé plus de soixante Dames.

Il me dit à l’oreille : « À tel endroit, demain. »

Tope, lui répondis-je en lui serrant la main.

Hé bien ! le lendemain, quel bonheur pour sa vie !

C’est la première chose, en un mot, que j’oublie.

ARISTE.

Peut-être cet oubli fut pour vous un bonheur.

D’ESQUIVAS.

Un cas où j’aurais pu faire voir ma valeur ?

Ô mémoire pour moi trop désavantageuse !

ARISTE.

Pour moi, je jugerais que vous l’avez heureuse.

Mais parlons sans détour, et que la bonne foi

Se développe ici : vous devez, je le crois.

Quand vous vous rejetez sur le peu de mémoire,

Il suffit de cela pour me le faire croire.

Ne vous reposez pas sur cet expédient :

C’est, pour vous échapper, un mauvais faux-fuyant,

Un prétexte honteux ; et je vous certifie

Qu’il vous condamne plus qu’il ne vous justifie.

D’ESQUIVAS.

Hé bien ! Monsieur, faisons comme si je devais,

Comme si sur-le-champ je m’en ressouvenais.

Je dois, je le veux : mais soyez-moi favorable.

Je voudrais, pour payer, un temps plus convenable.

Mille francs aujourd’hui ne se trouvent pas bien,

Et, pour dire le vrai, par ma foi, je n’ai rien.

Mais, secours merveilleux ! ressources salutaires !

Je fais couper des bois dans une de mes Terres :

Et c’est sur le produit que j’en dois recevoir

Que je m’acquitterai.

ARISTE.

J’entends ; il faudra voir.

La proposition me paraît assez bonne.

Sur ces bois-là l’on peut...

D’ESQUIVAS.

Voyez si je raisonne !

Mes bois étant en vente, ils seront achetés ;

Les écus sur-le-champ me seront tons comptés ;

Et sur l’argent reçu de ces bois qu’on achète,

J’acquitte ma parole, et je paie ma dette.

ARISTE.

Il faut lui proposer cet accommodement :

Et dès qu’il paraîtra... le voici justement.

D’ESQUIVAS.

Avec lui je vous laisse.

ARISTE.

Et pourquoi ce mystère ?

D’ESQUIVAS.

C’est qu’il est violent ; et moi, je suis colère :

Et je serais fâché, Monsieur, que devant vous...

ARISTE.

Non ; tout se passera, croyez-moi, sans courroux.

Vos propositions étant si raisonnables...

D’ESQUIVAS.

Il est assez malin pour les traiter de fables ;

Mais prenez comme il faut mes petits intérêts ;

À votre jugement, Monsieur, je me soumets.

 

 

Scène VI

 

ARISTE, D’ESQUIVAS, DE VERDAC

 

VERDAC, à d’Esquivas.

Ah ! Monsieur, serviteur. Après tant de paroles,

Qui toutes ont été légères et frivoles,

Après tant de délais, pourrai-je me flatter ?...

ARISTE.

Monsieur est galant homme, et songe à s’acquitter.

Il voudrait de bon cœur pouvoir vous satisfaire ;

Mais comme la fortune à ses vœux est contraire,

Qu’il n’est pas aujourd’hui fort en argent comptant,

Il promet vous payer sur des fonds qu’il attend.

VERDAC.

Ah ! s’il attend des fonds, il peut seul les attendre :

Mais moi...

ARISTE.

Ce sont des bois qu’à sa Terre il fait vendre...

VERDAC.

Lui, des bois ?

D’ESQUIVAS.

Oui, des bois que je fais mettre à bas.

VERDAC.

Et qui les a produits ?

D’ESQUIVAS.

La Terre d’Esquivas.

Ce sont les plus beaux bois...

VERDAC.

C’est une rêverie.

J’ai passé dans ce lieu trente fois en ma vie,

Et n’ai vu là, je jure, aucun bois nulle part.

D’ESQUIVAS.

Vous y passâtes donc dans le temps du brouillard ?

VERDAC.

Ah ! fort bien, le brouillard ! La raison est plaisante.

D’ESQUIVAS.

Il est pourtant certain...

VERDAC.

Que le diable m’enchante,

Si dans tous ces bois-là qu’il ose vanter tant,

L’on trouverait de quoi se faire un cure-dent.

De ses subtilités je connais l’étendue ;

Qu’il me paie à présent la somme qui m’est due.

Croit-il que par ses bois nous serons éblouis ?

Hier, il a gagné plus de deux cents louis :

Plus de trente Joueurs en rendraient témoignage.

Il détourne les yeux... Il pâlit, je le gage ?

ARISTE, à d’Esquivas.

Allons, de bonne grâce, acquittez-vous.

D’ESQUIVAS, à part.

Morbleu,

À Ariste.

Me voilà pris. Monsieur, c’est un argent du jeu.

Je voudrais de bon cœur pouvoir le satisfaire ;

Mais sans passer pour fat, je ne puis m’en défaire.

ARISTE.

Vous vous êtes remis à mon seul jugement,

N’est-ce pas ?

D’ESQUIVAS.

Oui, Monsieur.

VERDAC.

Et moi, pareillement.

ARISTE.

La compensation ici doit être faite.

C’est sur l’argent du jeu qu’il faut payer la dette

Que vous avez promis d’acquitter tant de fois,

Et garder pour le jeu la vente de vos bois.

Qu’il n’en soit plus parlé.

D’ESQUIVAS.

Le jugement étrange !

VERDAC.

On vous laisse vos bois ; c’est juger comme un Ange.

D’ESQUIVAS.

Tenez, Monsieur, tenez, voilà tous vos louis.

L’action que je fais n’est pas de mon Pays.

Je devrais appeler ici de la Sentence ;

Mais je fais sur mes bois plus de fonds qu’on ne pense.

VERDAC.

Ce que je tiens ici me paraît plus certain.

ARISTE.

Êtes-vous satisfait ?

VERDAC.

Oui, Monsieur, à la fin.

ARISTE, à d’Esquivas.

C’est comme il faut agir en affaire pareille.

D’ESQUIVAS.

Je ne me sais pas, moi, faire tirer l’oreille.

Serviteur.

 

 

Scène VII

 

ARISTE, DE VERDAC

 

VERDAC.

Adieu donc.

À Ariste.

Je ne sais pas comment

M’acquitter envers vous.

ARISTE.

Trêve de compliment.

VERDAC

Ah ! je n’en ferai point, si cela vous chagrine.

Mais, Monsieur, voici l’heure à-peu-près que l’on dîne :

Voulez-vous d’an repas accepter votre part ?

D’une indigestion vous cornez le hasard.

ARISTE.

Non, je vous remercie ; une affaire m’engage...

VERDAC.

Je ne vous presse pas là dessus davantage.

 

 

Scène VIII

 

ARISTE, seul

 

Ce Monsieur d’Esquivas me vent mal en son cœur ;

C’est sur mon jugement qu’il s’est piqué d’honneur :

Par pure gasconnade il a rendu l’espèce,

Il paye, mais c’est moins pour tenir sa promesse,

Que pour donner du poids à ses subtilités,

Et soutenir l’honneur de ses bois inventés.

 

 

Scène IX

 

ARISTE, LISIDOR, GÉRONTE

 

LISIDOR.

Nous venons vous prier, Monsieur, avec instance,

De vouloir nous donner nu moment d’audience.

GÉRONTE.

Oui, nous vous supplions d’être Médiateur

D’un petit différent.

ARISTE.

Messieurs, de tout mon cœur.

GÉRONTE.

Je vais donc, s’il vous plaît, vous expliquer l’affaire,

La circonstancier, pour la rendre plus claire ;

Et vous pourrez juger qui de nous a raison.

À Monsieur, depuis peu, j’ai vendu ma maison ;

Terre, si vous voulez, ou bien Châtellenie,

Telle que je l’avais de ses meubles garnie,

Avec cour, basse-cour, jardins et potagers,

Bois de haute-futaie, et garenne, et vergers,

Vignobles et taillis, oseraie et communes,

Enfin, j’ai tout vendu, sans réserves aucunes.

Il arrive aujourd’hui qu’en y faisant bâtir,

Il y trouve un trésor ; il m’en vient avertir :

Son scrupule le force à vouloir me le rendre ;

Ma conscience, moi, me défend de le prendre :

Et nous avons recours à votre jugement.

ARISTE.

Voilà, je vous l’avoue, un rare différent,

Messieurs.

LISIDOR.

J’ai, de Monsieur, acheté l’héritage,

Soixante mille francs en tout, pas davantage :

J’y trouve, en bâtissant après l’an et le jour,

Trente-deux mille écus dans le fond d’une tour.

Je sais que de sa Terre il m’a bien fait la vente ;

Mais je puis dire aussi, comme chose constante,

Qu’il n’a pas prétendu, témoin un tel trésor,

Me la céder avec cent mille francs encor.

GÉRONTE.

Quand je vous ai vendu, j’ai prétendu tout vendre :

Le trésor est à vous y c’est à vous de le prendre.

LISIDOR.

Non, Monsieur, s’il vous plaît.

GÉRONTE.

C’est à vous qu’il est dû.

LISIDOR.

Et pourquoi donc à moi ? Me lavez-vous vendu ?

GÉRONTE.

Oui.

LISIDOR.

Mais quand j’achetai, dites-moi, cette Terre,

Ses vignes et ses prés, et tout ce qu’elle enserre,

Saviez-vous qu’un trésor était dedans resté ?

GÉRONTE.

Non.

LISIDOR.

Si vous l’aviez su, l’auriez-vous emporté ?

GÉRONTE.

Oui, sans doute : pour lors il était de mon terme ;

Mais aujourd’hui la Terre, et ce qu’elle renferme,

Est à vous, en un mot, du haut jusques en bas.

LISIDOR.

Oui, mais hors le trésor ; il ne m’appartient pas :

Je maintiendrai toujours ma conscience pure.

GÉRONTE.

Je ne chargerai point la mienne, je vous jure ;

Et ne suis pas venu jusqu’à l’âge où je suis

Pour m’emparer de biens, selon moi, mal acquis.

LISIDOR.

Quelle que soit, Monsieur, de mes ans la faiblesse,

Elle n’altère rien de ma délicatesse.

Le trésor est à vous ; je suis ferme en ce point.

GÉRONTE.

Je soutiens le contraire, et n’en démordrai point.

Il n’est aucun usage, en un mot, qui ne prouve

Qu’un trésor appartient à celui qui le trouve.

ARISTE.

Eh ! Messieurs, doucement. Qu’un trait si généreux :

Ne vous aille pas rendre ennemis tous les deux.

Votre discussion est sans doute admirable ;

Jamais trésor trouvé n’en causa de semblable :

C’est pour le posséder qu’on rendrait des combats,

Et vous vous débattez à qui ne l’aura pas.

Vous avez, il est vrai, de l’âge l’un et l’autre,

Et vous êtes d’un temps bien éloigné du nôtre.

Dans l’univers entier je défie, entre nous,

Que l’on puisse trouver deux hommes comme vous.

Il faut à cet argent trouver pourtant un maître,

Puisque nul de vous deux aujourd’hui ne veut l’être.

Pour vous mettre d’accord il serait un moyen :

À des infortunés on peut donner ce bien,

Le répandre sur ceux qu’un triste sort outrage.

D’accord, on n’en saurait faire un plus digne usage.

GÉRONTE.

Oui, Monsieur, c’est penser comme un bomme d’honneur :

Je souscris à cela du me il leur de mon cœur.

LISIDOR.

Et pour moi, j’y consens de même, je vous jure,

Monsieur ; et, s’il le faut, j’y joins ma signature.

Vous serez de ce bien mis en possession,

Et vous-même en ferez la distribution.

ARISTE.

Volontiers. Cependant il serait nécessaire

De raisonner encore un peu sur cette affaire.

Vous reviendrez tantôt ; nous la terminerons

Avec plus de loisir.

LISIDOR.

Monsieur, nous reviendrons.

 

 

Scène X

 

ARISTE, seul

 

L’emploi de ce trésor m’inquiète, m’agite ;

Il faut y réfléchir, et cela le mérite.

En dispersant ce bien à tons les malheureux ;

Par ma foi, ce sera peu de chose pour eux :

Ils n’auront pas chacun une obole, peut-être ;

Et c’est cent mille francs jetés par la fenêtre.

Cet argent répandu sur tant et tant de gens,

Loin de les enrichir ferait mille indigents ;

Et que toutes ces parts soient réduites en une,

D’un seul homme à l’instant elle fait la fortune,

Même sans se donner le moindre mouvement.

Cette réflexion me plaît infiniment,

Et coule dans mes sens...Mais quelle erreur extrême !

Que dis-je, malheureux ? Ne suis-je plus le même ?

Qui me fait tout-à-coup à ce point m’oublier ?

C’est la maudite Robe ; elle fait son métier :

Ces inspirations ne me viennent que d’elle.

Allons, il faut s’armer d’une force nouvelle.

Laissons à ces Vieillards le soin de partager

Ce trésor à tous ceux qu’ils voudront soulager.

Les trois quarts de ce bien, en m’en voyant le maître,

Dans le fond de mes mains demeureraient peut-être.

Qu’il soit donné par eux, on que, pour cet emploi,

Us cherchent quelques gens moins délicats que moi.

 

 

Scène XI

 

ARISTE, LISETTE

 

LISETTE.

Bon ; je vous trouve seul.

ARISTE.

Ah ! ma chère Lisette,

Que viens-tu m’annoncer ?

LISETTE.

La veuve est inquiète :

Tout va bien.

ARISTE.

Que dis-tu ?

LISETTE.

Qu’elle est de votre amour

Informée ; et j’ai fait, comme il faut, votre cour.

ARISTE.

Après ?

LISETTE.

J’ai su lui faire une peinture vive

De tout votre mérite. Elle, fort attentive

À ce que je disais, baissait la vue.

ARISTE.

Hé bien ?

LISETTE.

Que vous êtes heureux !

ARISTE.

Et qu’a-t-elle dit ?

LISETTE.

Rien.

ARISTE.

Rien ?

LISETTE.

Pas le moindre mot.

ARISTE.

Et sur quelle apparence

Me crois-tu donc heureux, dis-moi ?

LISETTE.

Sur son silence.

ARISTE.

Son silence ?

LISETTE.

Oui, Monsieur ; dans cette occasion

Le silence devient une approbation.

Si l’aveu de vos feux avait su lui déplaire,

Ne m’aurait-elle pas ordonné de me taire ?

Croyez, si mes discours l’avoient mise en courroux,

Qu’elle m’eût dit d’abord : Lisette, taisez-vous.

Mais n’en ayant rien fait, par-là l’on doit comprendre,

Que sur votre chapitre elle aimait à m’entendre.

ARISTE.

Je n’ose me livrer à ce flatteur espoir.

LISETTE.

Si je m’y connais bien, vous devez en avoir.

Mais par vous-même il faut que votre ardeur éclate :

Je ne puis pas toujours être votre Avocate.

On ne fait point l’amour par procuration.

Que ne la voyez-vous ?

ARISTE.

C’est mon intention.

Mais si je te donnais avant tout une lettre

Pour elle ?

LISETTE.

Volontiers ; je saurai lui remettre :

Et cela ne pourra gâter rien.

ARISTE.

Nullement.

Je vais te la donner dans ce même moment.

LISETTE.

Mais n’allez pas, Monsieur, dans votre rhétorique,

Mêler, sans y penser, des termes de pratique ;

Je vous en avertis.

ARISTE.

Ton avis est plaisant.

LISETTE.

Que le style soit bref : nous voulons maintenant,

Abjurant de l’amour les anciennes écoles,

Beaucoup d’effets, Monsieur, et très peu de paroles.

 

 

Scène XII

 

LISETTE, seule

 

Ma Maîtresse tantôt l’observait avec soin,

Et de ses jugements était secret témoin.

Mais quoiqu’elle ait en lui reconnu du mérite,

À se déterminer son cœur encore hésite.

Je ne puis la blâmer ; et l’on doit, selon moi,

Avant que de donner et son cœur et sa foi,

Connaître à fond celui pour lequel on soupire,

Et ne se pas fier à ce qu’on en peut dire.

Une telle prudence est rare parmi nous ;

Et par l’extérieur nos cœurs se prennent tous.

On étale à nos yeux des grâces singulières ;

Ce sera de l’esprit, ce seront des manières :

On se rend ; et l’on voit que ces dehors charmants

Étaient des imposteurs, lorsqu’il n’en est plus temps.

 

 

Scène XIII

 

LISETTE, LA BARONNE

 

LA BARONNE.

Monsieur le Procureur est-il ici, mignonne ?

LISETTE.

Voilà de plaisants airs que celle-là se donne !

Je ne suis pas d’ici. Mais, madame, je crois

Qu’il va bientôt venir.

LA BARONNE.

Écoutez. Dites-moi,

Est-ce un homme entendu ?

LISETTE.

Partout on le renomme,

Pour être fort habile, et pour être honnête homme.

LA BARONNE.

Honnête homme ? Il n’est pas question de cela.

Je voudrais savoir si...

LISETTE.

Madame, le voilà.

 

 

Scène XIV

 

ARISTE, LISETTE, LA BARONNE

 

ARISTE.

Tiens, Lisette, tu peux... Mais quelle est cette dame ?

LISETTE.

Ma foi, c’est un plaisant caractère de femme :

Vous en rirez, sans doute ; elle veut vous parler.

 

 

Scène XV

 

ARISTE, LA BARONNE

 

LA BARONNE.

Monsieur, je ne veux point ici dissimuler.

J’ai, pour mon infortune, un homme insupportable,

Un mari dont l’aspect est pour moi détestable :

Je prétends m’en défaire ; et je viens, sans courroux,

D’un projet que j’ai fait raisonner avec vous.

ARISTE.

Quel sujet vous oblige à faire ainsi divorce,

À prendre un tel parti, lorsqu’on peut...

LA BARONNE.

Tout m’y force ;

Mais il n’est pas besoin d’en dire les raisons.

J’en veux être délaite. En un mot, finissons.

ARISTE.

Madame, calmez-vous. Vous êtes irritée...

LA BARONNE.

Comment ! me croyez-vous une femme emportée ?

ARISTE.

Non pas : mais le dépit quelquefois...

LA BARONNE.

Mon malheur

Est, si vous l’ignorez, d’avoir trop de douceur.

Tâtez mon pouls, tâtez, il vous sera facile

De savoir si je suis une femme tranquille.

Tâtez donc.

ARISTE.

Madame, oui, j’en conviens avec vous.

Jamais tempérament même ne fut plus doux.

À part.

Ô quelle femme !

LA BARONNE.

Allons, venons à notre affaire.

ARISTE.

Soit.

LA BARONNE.

J’ai donc pour Époux un homme vif, colère,

Un homme bilieux, et toujours hors de soi,

Un homme si bouillant, si différent de moi,

Que je l’aurais jeté cent fois par la fenêtre

N’était la bienséance.

ARISTE.

À ce qu’on peut connaître,

Vous en souhaiteriez la séparation ?

LA BARONNE.

Ah ! vraiment, que j’ai bien une autre ambition !

Il faut le chicaner ; la moindre procédure

Va le faire crever à l’instant, j’en suis sûre.

Cherchons, sans différer, à lui faire un Procès.

J’ai quatre cents louis que je vous tiens tout prêts.

Inventons quelque ruse ingénieuse, adroite.

Le plaider est, Monsieur, tout ce que je souhaite.

Faisons quelques billets payables au porteur,

En imitant sa main ; ce serait le meilleur :

Oui, Monsieur, il le faut ; et la moindre saisie

Lui va dans le moment causer l’apoplexie.

ARISTE, à part.

Avec un tel esprit il faut dissimuler ;

Si je la contredis, elle va m’étrangler.

À la Baronne.

Je conçois tout l’effet que cela pourrait faire ;

Mais pour bien réussir, et pour vous satisfaire,

On pourrait vous trouver un autre expédient.

LA BARONNE.

Ne le proposez point s’il n’est plus violent,

Je vous en avertis.

ARISTE.

Un peu de patience.

Raisonnons doucement. En bonne conscience...

LA BARONNE.

Plaît-il ? Hem ?

ARISTE.

Un moment. Dites-moi si l’on doit...

LA BARONNE.

Vous me feriez quitter à la fin mon sang-froid.

Comment donc si l’on doit ? Il n’est pas nécessaire

De dire si Ton doit sur ce que je veux faire.

ARISTE.

Oh ! je n’y puis tenir. Madame, dussiez-vous

Vous armer contre moi de tout votre courroux,

Me battre, me tuer, il faut que je vous dise

Que je ne puis en rien aider votre entreprise.

Ce n’est point pour plaider qu’ici l’on doit venir.

J’arrête les Procès, loin de les soutenir.

Je suis pour que l’on vive en bonne intelligence,

Et ne fais jamais rien contre la conscience.

LA BARONNE.

Quoi ! vous n’êtes donc pas Procureur ?

ARISTE.

Non, vraiment.

LA BARONNE, avec fureur.

Il fallait donc le dire.

ARISTE.

Ah ! quel emportement !

LA BARONNE.

Je ne me serais pas vainement déclarée.

Jarni ! si je n’étais modeste et tempérée...

Monsieur, de mon secret vous êtes seul instruit ;

Si dans le monde, un jour, il fait le moindre bruit,

Si de ce que je viens à vous-même de dire,

Le moindre mot éclate, ou seulement transpire,

Sans l’instant je reviens vous trouver en ce lieu :

Mais ce ne sera pas le même flegme. Adieu.

 

 

Scène XVI

 

ARISTE, seul

 

Quelle femme ! quel flegme ! ou plutôt quelle bile !

Ce n’est qu’avec transport qu’elle se dit tranquille.

Comment est-elle donc quand elle est en courroux ?

Je n’en puis revenir. Si Monsieur son Époux

Est aussi furieux qu’elle en rend témoignage,

Par ma foi, ce doit être un fort joli ménage.

Mais quelqu’un vient encore ici.

 

 

Scène XVII

 

ARISTE, AGÉNOR, ISABELLE

 

AGÉNOR.

Permettez-nous,

Monsieur, dans nos chagrins d’avoir recours à vous.

ARISTE.

En quoi puis-je vous être aujourd’hui favorable ?

Parlez. Vous me semblez un couple assez aimable.

Qu’êtes-vous, s’il vous plaît ? Comment vous nomme-t-on ?

ISABELLE.

Je me nomme Isabelle.

AGÉNOR.

Agénor est mon nom.

ISABELLE.

De Géronte, Monsieur, je suis l’unique fille.

AGÉNOR.

Moi seul de Lisidor compose la famille.

ARISTE.

Géronte et Lisidor ? Je ne sais si ces noms

Ne me sont point connus. Quoiqu’il en soit, venons

Au fait dont il s’agit. Quelles sont vos affaires ?

AGÉNOR.

Il s’agit de parler pour tous deux à nos pères :

Et, puisque vous croyez qu’ils sont connus de vous,

Je me livre d’avance à l’espoir le plus doux.

L’amour depuis longtemps, par l’ardeur la plus belle,

A su lier mon cœur à celui d’Isabelle ;

Des nos plus jeunes ans, unis par l’amitié,

L’âge insensiblement l’augmenta de moitié ;

Et l’Amour, dont notre âme est sujette et captive,

L’a rendue aujourd’hui plus parfaite et plus vive.

ARISTE.

Et vous souhaiteriez, sans doute, qu’à son tour,

L’Hymen vint achever l’ouvrage de l’Amour ?

AGÉNOR.

C’est ce que nos parents ne veulent point entendre.

ARISTE.

Et que vous disent-ils ?

AGÉNOR.

Que nous pouvons attendre.

Mon père à mon égard se montre scrupuleux ;

Il dit qu’il faut, avant que former de tels nœuds,

Mûrement réfléchir, et que de l’hyménée

Le repentir suivait bien souvent la journée ;

Que ses liens alors produisaient les dégoûts,

Qu’ils paraissaient affreux autant qu’ils semblaient doux,

Et que ce qu’on croyait à ses vœux si propice,

Devenait par la suite un éternel supplice.

ARISTE, à Isabelle.

Le vôtre en dit autant, à ce qu’on peut juger ?

ISABELLE.

Il prétend qu’à l’hymen je ne dois point songer,

Et que je suis trop jeune.

ARISTE.

Et quel est donc votre âge ?

ISABELLE.

Quinze ans.

ARISTE.

Et vous ?

AGÉNOR.

J’en ai deux davantage.

ARISTE.

Je ne les blâme point, je l’avoue ; et je sens

Qu’ils pensent l’un et l’autre en hommes de bon sens.

Vos pères, là-dessus, agissent en vrais pères :

Et quand à votre hymen ils se montrent contraires,

Quand ils veulent encore attendre la saison

Qui fait mûrir l’esprit, ainsi que la raison,

Ils travaillent pour vous, et font par là connaître

Que vous êtes aimés autant qu’on le peut être.

Concevez leurs raisons. Iront-ils, dites-moi,

Si jeunes, vous laisser sur votre bonne foi ?

Et ne doivent-ils pas attendre, en conscience,

Que vous ayez acquis certaine expérience,

Certain usage, enfin, dont l’âge nous instruit,

Et par qui tous les jours le monde se conduit ?

AGÉNOR.

Sans l’avoir pratiqué, du monde j’ai l’usage ;

Et je sens que chez moi tout a devance l’âge.

J’ignore à quoi l’on doit m’employer quelque jour,

Si je serai de Guerre, ou de Robe, ou de Cour ;

Mais si je dois remplir quelque poste honorable,

Je m’en sens, croyez-moi, dès aujourd’hui capable.

S’il faut être de Guerre ; hé quoi ! ne sais-je pas

Le renom qu’on acquiert au milieu des combats ?

Qu’on y doit de son sang soutenir la noblesse ?

Que l’honneur s’y ternit par la moindre faiblesse ?

Et que dans ce métier, soutenu du bonheur,

On s’avance bientôt avec de la valeur ?

Si pour la Robe on veut que je me détermine ;

Je sais que l’on doit être (au moins je l’imagine)

Sage, judicieux, rempli d’intégrité,

Et sans cesse n’avoir pour but que l’équité.

S’il faut être à la Cour, sans beaucoup de méthode,

Je suivrai, comme un autre, et l’usage et la mode ;

Peu de sincérité, beaucoup d’airs empressés,

Rire toujours de rien, flatter les moins sensés ;

Sur le masque des Grands composer son visage :

Voilà, je crois, la Cour. En faut-il davantage ?

ARISTE.

Non, vous avez raison. J’admire en ce moment

Jusqu’où va votre esprit et votre jugement.

Je vois qu’à vos désirs il faudra se soumettre,

Et de votre parti, ma foi, vous m’allez mettre.

ISABELLE.

Pour moi, je suis encor bien jeune, je le sais ;

Mais je pense, Monsieur ; et crois que c’est assez :

Et sans expérience, et malgré mon peu d’âge,

Je conçois aisément à quoi l’hymen engage.

Faire de son Époux tout son contentement,

Ne mettre qu’en lui seul tout son attachement,

Régler ses volontés sans cesse sur les siennes,

Ainsi qu’à ses plaisirs, prendre part à ses peines,

Donner à ses enfants de l’éducation ;

C’est, je crois, ce qu’exige une telle union.

ARISTE.

Ma foi, je me rétracte : il est incontestable

Que, quand on pense ainsi, l’on est très mariable.

 

 

Scène XVIII

 

ARISTE, GÉRONTE, LISIDOR, AGÉNOR, ISABELLE

 

GÉRONTE.

Nous voilà de retour, Monsieur ; et sur l’espoir

Que vous...

ARISTE.

Je suis fort aise aussi de vous revoir.

GÉRONTE.

Que vois-je ici ? Ma fille !

ISABELLE.

Ô disgrâce cruelle !

AGÉNOR.

Ah ! ciel ! quelle rencontre !

LISIDOR.

Et mon fils avec elle ?

Que veut dire ceci ?

ARISTE.

Quoi ! ce sont vos enfants ?

LISIDOR.

Oui, Monsieur, ce les sont.

ARISTE.

Ah ! ah ! ce que j’apprends,

Vraiment me fait plaisir. Ils sont pleins de mérite,

De sagesse, et d’esprit ; je vous en félicite.

Sachez quelle raison ici les a conduits :

Mais il faut, s’il vous plait, avant d’en être instruits,

Que sur vos différents mon jugement éclate.

L’occurrence m’anime, elle me plait, me flatte.

J’aime que mes Arrêts soient toujours prononcés

En présence de gens spirituels, sensés.

Avec joie ils verront quel est le sacrifice

Que vous faites tous deux, et quelle est ma justice.

GÉRONTE.

Chacun de nous, Monsieur, aujourd’hui s’est remis

À vos décisions : nous y serons soumis.

LISIDOR.

Nous consentons à tout. Vous êtes équitable ;

Et ce que vous ferez ne peut qu’être louable.

ARISTE, aux enfants.

Pour vous, dont l’embarras se voit facilement,

Et qui cherchez en vain dans votre étonnement

Pourquoi chacun de vous ici rencontre un père,

Vous serez par la suite éclaircis du mystère.

Aux vieillards.

Demeurez en repos. Je vais donc vous juger,

Et du poids du trésor tous deux vous soulager.

LISIDOR.

Volontiers.

GÉRONTE.

Prononcez.

ARISTE.

Que dès cette journée,

Soit, sans aucun appel, jointe par l’hyménée

La fille de Géronte au fils de Lisidor,

Et qu’aux jeunes Époux soit donné le trésor.

AGÉNOR.

Ah. ! ciel !

ISABELLE.

Qu’entends-je ?

ARISTE, aux Vieillards.

Hé bien ! avez-vous à répondre

À cet Arrêt ? Mais non : il vient de vous confondre,

Et vous fait trop sentir, témoins ces deux enfants,

À quel point vous étiez l’un et l’autre imprudents.

Vous ne répondez rien ? Ce que je viens de faire

Vous parait-il injuste ?

GÉRONTE.

Ah ! Monsieur, au contraire.

Vous nous ouvrez les yeux par ces décisions,

Et nous faites bien voir l’erreur ou nous étions.

LISIDOR.

En effet, je conçois à quel point nos scrupules

Nous avaient aveuglés.

ARISTE.

Ils étaient ridicules.

GÉRONTE.

Que l’ancienne amitié renaisse entre nous deux,

Et que cet hyménée en resserre les nœuds.

LISIDOR.

Se tout mon cœur.

ARISTE, aux enfants.

Et vous, selon toute apparence,

Vous n’appellerez pas du jugement, je pense ?

AGÉNOR.

Non, rien n’est comparable au bien que je reçois.

Qui pourra m’acquitter de ce que je vous dois ?

ARISTE.

Je suis assez payé lorsque je rends service.

Le plaisir d’obliger est mon droit de justice.

Laissez-moi seulement envier le bonheur

Dont vous allez jouir dans votre tendre ardeur.

Quelle félicité, quelle douceur extrême,

Que celle de pouvoir posséder ce qu’on aime !

Votre contentement me cause ce transport :

J’aime aussi bien que vous, et n’ai pas même sort.

AGÉNOR.

Vous ne méritez point une telle disgrâce.

ARISTE, voyant la Veuve.

Ah ! ciel !

 

 

Scène XIX

 

LA VEUVE, LISETTE, ARISTE, GÉRONTE, LISIDOR, AGÉNOR, ISABELLE

 

LA VEUVE.

Si, pour changer votre destin de face,

Il ne faut que ma main, vous ne vous plaindrez plus ;

Je vous la donne, Ariste.

LISETTE.

Avec cent mille écus.

Tout ce qu’eut le Défunt, vous l’aurez en partage ;

Mais, mieux que lui, je crois, vous en ferez usage.

ARISTE.

J’ai peine à revenir de mon étonnement,

Et ne puis m’exprimer dans mon ravissement.

AGÉNOR.

Puisque notre destin devient pareil au vôtre,

Il faut que votre hymen se fasse avec le nôtre :

N’y consentez-vous pas ?

GÉRONTE.

On ne peut mieux penser ;

Et Lisidor, et moi, prétendons y danser.

À ma légèreté si la sienne est pareille,

Nous pourrons figurer l’un et l’autre à merveille.

LISIDOR.

Vous croyez vous moquer, mais je n’y suis pas neuf

Et j’ai fort bien dansé.

LISETTE.

Du temps de Charles-Neuf.

ARISTE.

L’amour vient de remplir ma plus chère espérance ;

Mais il mêle à mes feux beaucoup d’impatience.

Suivons, sans différer, ce qu’a dit Agénor,

Et hâtons un hymen dont mon cœur doute encor.

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