Le Photographe (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 24 décembre 1864.

 

Personnages

 

RAOUL DE GARDEFEU

LE COLONEL BARON DE GOURDAKIRSCH

ALEXANDRE, domestique de Gardefeu

UN COMMIS DE MAGASIN

LA BARONNE DE GOURDAKIRSCH

MÉTELLA

GERTRUDE, femme de chambre

DEUX COMMISSIONNAIRES.

 

Un salon chez M. de Gardefeu. Porte d’entrée au fond ; à droite et à gauche, portes donnant dans l’appartement ; ou pans coupés, de chaque côté de la porte d’entrée, des fenêtres.

 

 

Scène première

 

ALEXANDRE, puis DEUX COMMISSIONNAIRES et UN COMMIS DE MAGASIN

 

Alexandre est assis sur un fauteuil. Coup de sonnette.

ALEXANDRE, se levant à moitié.

Vous croyez que je ne m’y attendais pas... je m’y attendais. C’est le dix-huitième depuis ce matin.

La porte du fond s’ouvre. Entre le premier commissionnaire avec une enseigne sous le bras.

PREMIER COMMISSIONNAIRE.

On m’a dit d’apporter ça chez M. de Gardefeu.

ALEXANDRE.

Qu’est-ce que c’est ?

PREMIER COMMISSIONNAIRE.

C’est une enseigne, monsieur.

ALEXANDRE.

Très bien. Posez cette pancarte contre le mur et allez-vous-en !

PREMIER COMMISSIONNAIRE, dépose l’enseigne retournée contre le mur, sans la laisser voir.

Bonjour, monsieur.

ALEXANDRE.

Bonjour !

Sort le commissionnaire.

Il y a eu dix-huit coups de sonnette comme ça... le premier a été donné vers trois heures du matin ; c’était monsieur, je ne l’attendais pas ; il se précipita dans ma chambre... C’était d’une indiscrétion, il aurait pu me trouver avec... avec un de ses cigares. Lève-toi, me dit-il, il s’agit de faire subir à mon appartement une transformation complète... mon salon est celui d’un homme du monde... il faut qu’en quelques heures nous en fassions l’atelier d’un photographe... Lève-toi... descends... Tu recevras les diverses personnes que je vais l’envoyer... Monsieur dit et s’éloigne, me laissant en proie à un épatement indicible !

Coup de sonnette.

Ça fait dix-neuf !

Entre le deuxième commissionnaire.

DEUXIÈME COMMISSIONNAIRE.

M. Raoul de Gardefeu...

ALEXANDRE.

C’est ici.

DEUXIÈME COMMISSIONNAIRE.

Voici des cartes et puis une collection de vues, des paysages, des monuments.

ALEXANDRE.

Mettez tout cela dans ce coin ; maintenant vous pouvez filer.

DEUXIÈME COMMISSIONNAIRE, sortant.

Je file !

ALEXANDRE.

Je flairai une aventure galante et je sautai en bas de mon lit. La procession commença.

Coup de sonnette.

Elle continue...

Entre un commis de magasin ; il est chargé de fioles et de bouteilles.

LE COMMIS.

M. Raoul de Gardefeu.

ALEXANDRE.

C’est ici, qu’est-ce que vous apportez ?...

LE COMMIS.

Collodion liquide... acide pyrogallique... acide acétique cristallisable...

ALEXANDRE.

Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ?...

LE COMMIS.

Ce sont des produits chimiques de la maison Tricot... Proto-sulfate de fer.

ALEXANDRE.

Et vous êtes bien sûr de tout ça ?

LE COMMIS.

Parfaitement sûr.

ALEXANDRE.

Vous ne me comprenez pas. Je vous demande s’il n’y a pas de danger pour les personnes qui se serviront de toutes vos machines...

LE COMMIS.

Machines !... Aucun danger, monsieur, à la condition cependant que les personnes qui se serviront de mes... machines sauront bien leur métier...

ALEXANDRE.

Ah ! ah ! il faut savoir ?...

LE COMMIS.

Sans doute. Ammoniaque... iodure d’argent... bitume de Judée... albumine... hyposulfite de soude... solution de chlorure d’or... C’est tout, monsieur, j’ai l’honneur de vous saluer.

À part en sortant.

Machines !...

ALEXANDRE.

Votre serviteur, monsieur... J’ai bien envie de flanquer tout ça par la fenêtre, moi... Quand je ne connais pas, je me méfie.

Coup de sonnette.

Encore !... dix-neuf et deux ça fait vingt et un.

Entre Gardefeu portant à la main une de ces tringles à cercle de cuivre servant chez les photographes à fixer la tête pendant la pose ; derrière Gardefeu un commissionnaire portant un appareil de photographe.

Tiens, c’est monsieur... Bonjour, monsieur.

 

 

Scène II

 

GARDEFEU, ALEXANDRE

 

GARDEFEU.

On a apporté l’enseigne !

ALEXANDRE.

Oui, monsieur, elle est là...

GARDEFEU, lui montrant l’appareil qu’il tient à la main.

Qu’est-ce que tu dis de cette invention ? Hein ! c’est pour Gardefeu, tenir la tête du patient... ça donne plus de naturel à la pose...

Au commissionnaire.

Placez l’appareil, mon ami... placez et disparaissez...

Le commissionnaire s’en va.

ALEXANDRE.

Monsieur, il y a là quelque chose qui m’inquiète...

GARDEFEU.

Quoi donc ?

ALEXANDRE.

Un tas de fioles...

Avec force.

Savez-vous ce qu’il y a là dedans, monsieur ?

GARDEFEU.

Vous avez peur, vous... un artiste...

ALEXANDRE.

Je ne suis pas artiste, monsieur... je suis...

Il fait le geste d’épousseter.

GARDEFEU.

Tu ne l’es plus. Tu es mon préparateur. Je l’élève au grade de piston.

ALEXANDRE.

Oh ! alors...

GARDEFEU.

Je te reproche d’avoir peur et moi-même je tremble...

ALEXANDRE.

Vous voyez bien...

GARDEFEU.

Au bout de la rue j’ai aperçu le coupé de Métella...

ALEXANDRE.

Métella.

GARDEFEU.

Elle vient ici, sans doute ; c’est toi qui la recevras... Dis que je suis parti pour un lointain voyage, dis ce que tu voudras, mais arrange-toi de façon à ce qu’elle s’en aille et à ce qu’elle ne revienne pas de la journée.

Coup de sonnette.

La voici...

ALEXANDRE.

Son coup de sonnette... ça fait vingt-deux...

GARDEFEU.

Elle doit être furieuse... Hier soir, je devais aller prendre une tasse de thé chez elle...

ALEXANDRE.

Farceur !

GARDEFEU.

Monsieur Alexandre !...

ALEXANDRE.

Puisque je suis piston... vous savez bien... vous m’avez élevé...

GARDEFEU.

C’est juste.

Il sort par la gauche.

 

 

Scène III

 

ALEXANDRE, puis MÉTELLA

 

ALEXANDRE.

On a peur de Métella... je me le disais bien qu’il s’agissait d’une galante aventure...

Entre Métella.

MÉTELLA.

Ah ! te voilà... toi ?

ALEXANDRE.

Oui, me voilà, moi.

MÉTELLA.

Et monsieur de Gardefeu ?

ALEXANDRE.

Monsieur de Gardefeu ?

MÉTELLA.

Oui...

ALEXANDRE.

Vous ne savez pas où il est ?... Je croyais bien que tout le monde savait ça, par exemple... Il est... il est... à Beauvais, mon maître...

MÉTELLA.

À Beauvais !

ALEXANDRE.

Oui, madame !...

MÉTELLA.

Et pourquoi est-il allé à Beauvais ?

ALEXANDRE.

Écoutez-moi, Madame, je vous en prie, écoutez-moi... Hier soir, monsieur était là... bien tranquille... près de moi... il s’habillait pour aller prendre une tasse de thé chez madame, quand tout à coup... paf... il reçoit quelque chose dans la poitrine...

MÉTELLA.

Qu’est-ce que c’était ?...

ALEXANDRE.

C’était une dépêche télégraphique que lui envoyait son oncle de Beauvais... qui est enrhumé ? Il est incroyable, cet oncle-là !... autrefois, quand pour nous envoyer une dépêche il fallait y aller de ses jolis huit francs cinquante, il y mettait une certaine discrétion, mais depuis que ça ne coûte plus que quarante sous !...

Métella passe à droite.

Néanmoins monsieur est parti... parce que c’est un oncle à héritage, et vous comprenez... à cause même de l’affection que monsieur a pour madame...

MÉTELLA, regardant autour d’elle.

Qu’est-ce que c’est que tout ça ?...

ALEXANDRE.

Tout ça ?...

MÉTELLA.

Oui...

ALEXANDRE.

Comment madame ne voit pas ?...

MÉTELLA.

Je vois que ce sont des appareils de photographie.

ALEXANDRE.

Madame voit très bien ; ce sont des appareils...

MÉTELLA.

Eh bien ?

ALEXANDRE.

Écoutez-moi, madame, je vous supplie de m’écouter. Hier soir... monsieur était sur son départ... je recevais ses adieux... quand tout à coup, paf... il lui arrive quelque chose dans la tête...

MÉTELLA.

Encore une dépêche ?...

ALEXANDRE.

Non, madame, c’était une idée... Alexandre, me dit-il, je veux, à mon retour, faire moi-même le portrait de celle que j’adore. Tu achèteras tout ce qu’il faut.

MÉTELLA.

À quoi bon, puisque je lui ai donné une photographie...

ALEXANDRE.

C’est vrai, madame, et même une photographie assez vaporeuse... elle est dans la chambre de monsieur... de temps à autre je la regarde... et je deviens rêveur...

MÉTELLA.

Eh bien, alors, qu’a-t-il besoin ?

ALEXANDRE.

Ah ! Madame... faire photographier la femme que l’on aime par l’objectif du coin... c’est une chose... la photographier soi-même, c’en est une autre... Voyez le Titien...

MÉTELLA, à part.

C’est bien drôle...

ALEXANDRE, à part.

Ah ! tu ne veux pas l’en aller... nous allons voir...

Haut.

Et puis tenez, je vais tout vous dire...

MÉTELLA.

Je n’en serai pas lâchée.

ALEXANDRE.

Si nous faisons de la photographie ce n’est pas pour ceci, ce n’est pas pour cela... c’est pour tâcher de gagner un peu d’argent...

MÉTELLA, stupéfaite.

Un peu d’argent !...

ALEXANDRE.

Oui, madame...

MÉTELLA.

Mais... je croyais M. de Gardefeu très riche...

ALEXANDRE.

Oh ! là là... très riche... Est-ce qu’on est riche ?... on a une trentaine de billets de banque, un peu d’œil chez un bijoutier... on achète des chevaux et une voiture sans débourser un sou...  si le marchand de chevaux demande une garantie, on lui montre la voiture ; si le carrossier a des doutes, on lui fait voir les chevaux, et allez donc, voilà un homme riche ! Tant que ça flambe, ça brûle... au bout du fossé la culbute...

MÉTELLA.

Et vous en êtes à la... ?

ALEXANDRE.

À la culbute !... oui, madame !...

MÉTELLA, à part.

On se moque de moi...

Haut.

Comment ! mes pauvres amis ?...

ALEXANDRE.

Nous nous relèverons par le travail... il nous reste nos bras.

MÉTELLA.

Dites bien à votre maître... au moins... dites-lui que cela n’enlève rien à l’estime toute particulière...

ALEXANDRE.

Avec laquelle vous avez l’honneur d’être, pas vrai, madame ?...

MÉTELLA.

Adieu, Alexandre.

ALEXANDRE.

Adieu, madame.

MÉTELLA, à part.

Décidément on se moque de moi.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

ALEXANDRE, puis GARDEFEU

 

ALEXANDRE.

Allons donc ! j’en étais bien sûr... venez, monsieur, elle est partie et elle ne reviendra pas.

GARDEFEU, entrant.

Très bien, faisons le ménage... emporte les chaises.

ALEXANDRE.

Vous appelez ça faire le ménage... moi, j’aurais dit : défaisons le ménage.

Ils sortent en emportant des chaises.

GARDEFEU, dans la coulisse.

Prends garde à toi, Alexandre...

ALEXANDRE.

Vous même, monsieur, méfiez-vous.

GARDEFEU.

Y sommes-nous ?...

ALEXANDRE.

Nous y sommes !

Alexandre rentre poussant une échelle. Gardefeu apportant un fond de paysage représentant des rochers, une forêt, un torrent et, au milieu de tout cela, très en évidence, un monsieur en habit noir.

GARDEFEU.

C’est gentil, n’est-ce pas ?

ALEXANDRE.

Oui c’est très gentil, je l’ai déjà vu.

Il sort.

GARDEFEU.

Un torrent au fond... un torrent avec une forêt, et sur le premier plan... un monsieur en habit noir.

ALEXANDRE, dans la coulisse.

Oh ! la, la, patron...

GARDEFEU.

Qu’est-ce que c’est ?...

Il va rejoindre Alexandre dans la coulisse.

ALEXANDRE.

Oh ! comme c’est lourd... aidez-moi un peu.

Tous deux rentrent apportant un piédestal.

GARDEFEU.

Qu’est-ce que peut faire là ce monsieur en habit noir ? Et qu’est-ce que tu lui as dit à Métella pour la faire partir ?...

ALEXANDRE.

Que monsieur s’était fait photographe parce qu’il n’avait plus le sou.

GARDEFEU.

Par exemple !

ALEXANDRE.

Monsieur en sera quitte pour lui dire qu’il est encore opulent...

GARDEFEU.

Je connais Métella... les paroles ne suffiront pas, il faudra des preuves. Enfin, je n’ai pas le temps de penser... Accroche ça là-bas.

Alexandre et Gardefeu prennent les cadres remplis de photographies qui out été apportés par le deuxième commissionnaire.

ALEXANDRE.

Oui, monsieur.

GARDEFEU, accrochant un cadre.

Il y a de tout là-dedans...

ALEXANDRE, même jeu.

C’est bien vrai ça, il y a de tout...

GARDEFEU.

Des avocats...

ALEXANDRE.

Des pédicures.

GARDEFEU.

Des actrices.

ALEXANDRE.

Et des hommes d’État !...

GARDEFEU, accroche un autre cadre.

Des demoiselles qui, en réalité, sont des dames, et des dames qui ont diablement l’air d’être de ces demoiselles.

ALEXANDRE, même jeu.

La vie humaine quoi, la vie humaine !...

GARDEFEU.

À la bonne heure, cela commence à prendre une tournure...

ALEXANDRE.

Maintenant ça vous a un air...

GARDEFEU.

Eh bien ! Alexandre...

ALEXANDRE.

Eh bien ! quoi ?

GARDEFEU.

L’enseigne... où est l’enseigne ?...

ALEXANDRE.

Il fallait dire : Où est l’enseigne... vous dites : Eh bien ?... La voici, monsieur.

Il lui montre l’enseigne qui, sur un fond rouge très vif et avec un grand paraphe, étale ces mots : Edgar, photographe.

GARDEFEU.

On m’a compris... c’est bien là le paraphe que j’avais rêvé... allez, Alexandre, et accrochez celle enseigne au-dessus de la porte de notre hôtel.

ALEXANDRE.

Je sors, monsieur, et quand je reviendrai...

GARDEFEU.

Quand tu reviendras ?

ALEXANDRE.

Je ne vous dis que ça... vous serez surpris...

GARDEFEU.

Du mystère... avec le meilleur des maîtres...

ALEXANDRE.

Je ne vous dirai pas autre chose... on est artiste ou on ne l’est pas... vous serez surpris quand je reviendrai.

Il sort en emportant l’enseigne.

 

 

Scène V

 

GARDEFEU

 

Cet imbécile d’Alexandre qui s’en va dire que si je me suis fait photographe, c’est parce que je n’avais plus... ce n’est pas du tout pour ça...

Tout en parlant il regarde des cartes photographiques déposées sur la table.

C’est parce que j’ai un ami qui s’appelle Robert et qui est farceur. Hier soir, ne sachant que devenir pendant les deux heures que j’avais à passer avant d’aller prendre le thé chez... Tiens, voilà de ses portraits à Métella... je me suis laissé mener par ce Robert dans un bal de bienfaisance... à l’Opéra. Au milieu de ce bal, nous avons rencontré mademoiselle Mirza Frimousse, une petite des Variétés, fort gentille, mais qui, à ce qu’il paraît, n’a pas de Très bons yeux, car, en m’apercevant, elle m’a fait l’honneur de me prendre pour son photographe ordinaire... « J’espère, m’a-t-elle dit, j’espère, monsieur Edgar, que je vous en fait gagner de cet argent, avec mon portrait ! Je me vends bien, n’est-ce pas ? » Jusque-là, le quiproquo n’avait rien de bien pittoresque, mais vous allez voir les conséquences... Minuit arrive, j’allais m’en aller, quand nous apercevons une femme... oh ! mais une femme, avec des épaules... de ces épaules qui font dire : Voilà une personne chez qui il me serait fort agréable d’aller prendre une tasse de thé... et quel sourire ! « Est-ce que tu la connais ? dis-je à Robert. – Parfaitement, c’est une baronne allemande... la baronne de Gourdakirsch... femme d’un colonel honoraire au service de l’électeur de Birkenfeld... Veux-tu que je le présente ?... «  Volontiers... – Alors Robert, voilà où le farceur se révèle !... alors Robert me pousse en avant et dit : « Madame la baronne, permettez-moi de vous présenter monsieur Edgar, photographe. » Là-dessus, il se campe, attendant son effet ; moi je ne bronche pas et je m’incline. Une idée assez folâtre venait de germer dans mon esprit... Il vous faut dire que je soupçonne violemment le baron de Gourdakirsch, le colonel honoraire,

Il va prendre un cadre pour l’accrocher et commence à monter sur l’échelle.

je le soupçonne violemment d’aller lui aussi prendre de temps en temps une lasse de thé chez Métella... on fait une grande consommation de thé, chez Métella.

Revenant sur le devant de la scène.

Il y est excellent, d’ailleurs !...

Il retourne à son échelle, monte un échelon de temps à autre, et à la fin du monologue se trouve en haut de l’échelle.

J’entrevis je ne sais quelle lointaine espérance d’une revanche ; je résolus de pousser jusqu’au bout la plaisanterie de ce farceur de Robert et puisqu’il lui avait plu de m’improviser photographe, de rester photographe. Je savais à quoi cela m’obligeait, il fallait être brillant, spirituel, original... Je le fus ; je parlai de mes voyages, de mes travaux, de mes découvertes, de mes rêves d’artiste et de mes souffrances... La baronne fut émue ! je conclus en lui déclarant que bien heureux étaient ceux de mes confrères qui avaient eu l’occasion de mettre le soleil au service de sa beauté !... Je vous arrête là, me dit-elle ; jamais ils n’ont pu faire de moi un portrait passable... je ne viens pas en photographie... – Ah ! madame, répliquai-je, permettez-moi de vous dire que si vous vouliez bien venir chez moi... vous viendriez tout de suite ! – Croyez-vous ?... – J’en suis sûr, j’ai, moi, des appareils particuliers et je fais une certaine photographie qui n’est pas celle de tout le monde... – Vous me donneriez envie d’essayer... – Essayez donc, madame ! Demain, à deux heures, si vous le voulez, je serai à vos ordres. – Votre atelier ? – 64, rue Saint-Georges... – Eh bien, dit-elle, c’est convenu, demain, à deux heures, je serai chez vous... Chez moi !... Je l’attends ! Elle va venir ! Et voilà pourquoi je suis photographe !

Rentre Alexandre, costume d’artiste au moyen-âge, toquet sur l’oreille, poignard à la ceinture, Gardefeu sur son échelle.

 

 

Scène VI

 

GARDEFEU, ALEXANDRE

 

GARDEFEU.

Qu’est-ce que c’est que ça ? une mascarade !

ALEXANDRE.

École vénitienne... piston renaissance... et si j’avais un conseil à donner à monsieur...

GARDEFEU.

Ce serait ?...

ALEXANDRE.

De suivre mon exemple...

GARDEFEU.

J’y pensais...

ALEXANDRE.

Descendez alors et hâtez-vous...

Gardefeu descend de son échelle.

GARDEFEU.

Un mot encore, si la baronne vient...

ALEXANDRE.

C’est une baronne.

GARDEFEU, faisant signe que oui.

Ai-je besoin d’ajouter que je compte sur une discrétion...

ALEXANDRE.

Absolue !... Cependant vous me permettrez d’en parler dans le quartier...

GARDEFEU.

À la condition que ça n’ira pas plus loin. Si la baronne vient ici tu la recevras...

ALEXANDRE.

Avec transport, vous verrez ça...

GARDETEU.

S’il vient d’autres personnes, tu le dépêcheras de les envoyer.

ALEXANDRE.

Chez Nadar ?...

GARDEFEU.

Si tu veux...

ALEXANDRE.

On se doit ça, entre confrères...

GARDEFEU.

À tout à l’heure, Alexandre. Toi aussi... tout à l’heure, tu seras surpris.

ALEXANDRE.

Chacun son tour !

Sort Gardefeu.

 

 

Scène VII

 

ALEXANDRE, puis GOURDAKIRSCH

 

ALEXANDRE.

Nous n’avons pas mal arrangé tout ça avec le patron.

Il prend un cadre et va l’accrocher dans un des coins de la pièce.

« Vue prise dans la Basse-Égypte... » As-tu fini ?... c’est les Batignolles ! fiez-vous donc aux voyageurs...

 

 

Scène VIII

 

ALEXANDRE, GOURDAKIRSCH

 

GOURDAKIRSCH, regardant autour de lui.

Il faudrait être tout à fait bête pour ne pas avoir de soupçons ! Hier au soir je vais chez Métella, mon intention était de lui demander une tasse de thé... Il est excellent le thé chez Métella ! Virginie, la femme de chambre, me reçoit et me dit : « Madame a sa migraine, la théière est renversée. » Je suis jaloux, je ne réponds rien, je m’en vais... et ce matin j’étais sous les fenêtres de la cruelle ! Je la vois monter dans son coupé... je me cache, et je me mets à courir... derrière la voiture... Elle vient dans cette maison... 64, rue Saint Georges ; dix minutes après, elle en sort, je me recache et je me remets à courir... Métella rentre chez elle, moi je reviens, rue Saint-Georges, au pas, et arrivé devant ce même numéro, devant le numéro 64, je me trouve en face d’une enseigne : « Edgar, photographe » et cette enseigne n’y était pas il y a une heure. Qu’est-ce que cela signifie ? Il faudrait être tout à fait bête pour ne pas avoir de soupçons !...

ALEXANDRE.

Écoutez-moi, monsieur...

GOURDAKIRSCH.

Je vous écoute.

ALEXANDRE.

Vous allez aller chez Nadar.

GOURDAKIRSCH.

Pourquoi faire ?

ALEXANDRE.

Pour vous faire photographier... si vous y tenez...

GOURDAKIRSCH.

Je n’y tiens pas... Je viens pour acheter des photographies...

ALEXANDRE, à part.

Tiens, mais au fait, Monsieur achète et paie, moi je revends, on me paie, c’est une affaire.

Haut.

Entrez donc, monsieur ; si monsieur veut une vue des Batignolles ?

GOURDAKIRSCH.

Comment ?...

ALEXANDRE.

Je veux dire de la Basse-Égypte. Monsieur préfère des avocats ?

GOURDAKIRSCH.

Je vous remercie.

ALEXANDRE.

J’y suis ; monsieur demande à voir des femmes.

GOURDAKIRSCH.

Oh !

ALEXANDRE.

J’ai deviné... Il y a eu un éclair dans le regard de monsieur quand j’ai dit : les femmes.

GOURDAKIRSCH, baissant les yeux.

Un Allemand ne dit pas : les femmes

Avec une violence contenue.

il dit : une femme, et il meurt...

ALEXANDRE.

Chaque peuple a ses usages... Monsieur est Allemand.

GOURDAKIRSCH.

Népomuc, baron de Gourdakirsch.

ALEXANDRE, avec intérêt.

De la forêt Noire ?...

GOURDAKIRSCH.

Vous dites ?...

Saisissant une des cartes que lui présente Alexandre.

Ah ! la voici...

ALEXANDRE.

Métella !

GOURDAKIRSCH.

Elle avait ce costume-là le jour où je la vis pour la première fois.

ALEXANDRE.

Alors vous achetez...

GOURDAKIRSCH.

Je crois bien...

ALEXANDRE.

Voici un autre portrait...

GOURDAKIRSCH.

Ah ! elle avait ce costume le jour où je lui écrivis cette lettre...

ALEXANDRE.

Une troisième toilette.

GOURDAKIRSCH.

Celle que portait Métella le jour où voyant qu’elle ne répondait pas à ma lettre... je pris le parti de me faire annoncer chez elle.

ALEXANDRE.

Vous êtes un gaillard avec votre air.

GOURDAKIRSCH.

Oui ! je suis un gaillard... Elle me mit à la porte.

ALEXANDRE.

Vous m’étonnez... baron.

GOURDAKIRSCH.

Mais je ne perdis pas courage, je me présentai une seconde fois... et ce jour-là...

ALEXANDRE.

Achevez, Gourdakirsch...

GOURDAKIRSCH.

Ce jour-là je ne fus pas mis à la porte.

Bousculant toutes les photographies.

Ah ! j’aurai beau chercher, je ne la trouverai pas avec cette robe de chambre mauve sur mauve, gaze sur gaze, qu’elle avait chez elle le jour où je ne fus pas mis à la porte et où elle m’offrit cette tasse de thé ?...

ALEXANDRE, à part.

Une idée !

Haut.

Écoutez-moi, Gourdakirsch.

Mouvement de Gourdakirsch.

Baron, je vous supplie en grâce de m’écouter.

GOURDAKIRSCH.

Eh bien ?

ALEXANDRE, mystérieusement.

Il y a encore un portrait de mademoiselle Métella... il y en a encore un... mauve sur mauve, gaze sur gaze.

GOURDAKIRSCH.

Où ça ? où ça ?

ALEXANDRE.

Je vais aller le chercher...

S’arrêtant.

Mais il faudra faire un petit sacrifice... c’est une épreuve de choix...

GOURDAKIRSCH.

Cinq louis...

ALEXANDRE.

Mettons en dix... et vous aurez cette photographie...

GOURDAKIRSCH.

Vite...

ALEXANDRE, à part.

Je vais lui coller celle qui est dans la chambre de monsieur...

À part, en sortant.

celle qui me rend rêveur !

GOURDAKIRSCH, seul.

Il faudrait être tout à l’ait bête pour ne pas avoir de soupçons !

ALEXANDRE, arrivant avec une photographie dans un cadre.

Voilà, monsieur.

GOURDAKIRSCH, ébloui.

Oh !

ALEXANDRE.

C’est bien cela, n’est-ce pas ?...

GOURDAKIRSCH, regardant le portrait, sur un mélodrame de l’orchestre qui joue la valse de Faust jusqu’à la sortie de Gourdakirsch.

Le jour où le docteur Faust demanda à Satan le mot suprême, le dernier mot de toutes les choses humaines, le diable lui montra une enfant de seize ans, belle comme celle-ci, étendue sur un canapé rouge...

ALEXANDRE.

Eh ! mais, il raisonnait comme un ange, ce diable-là...

GOURDAKIRSCH.

Le canapé de Métella n’est pas rouge, il est bleu de ciel, mais en photographie celle différence est un détail. Vous avez vos dix louis.

Il sort en couvrant le portrait de baisers.

 

 

Scène IX

 

ALEXANDRE, seul

 

Monsieur, monsieur... vous emportez le cadre...

Avec force.

Que pensera t-il, mon maître, quand en entrant dans sa chambre il ne verra ni son cadre, ni sa photographie ?...

Entre Gardefeu, costume de photographe insensé.

 

 

Scène X

 

ALEXANDRE, GARDEFEU

 

GARDEFEU, avec orgueil.

Qu’en dis-tu ?

ALEXANDRE, cherchant à se remettre.

Tout à fait bien, monsieur, vous êtes tout à fait bien.

GARDEFEU.

Qu’est-ce que cela signifie ? tu as un air...

ALEXANDRE.

Écoutez-moi, monsieur, il est venu un baron.

GARDEFEU.

Lequel ?

ALEXANDRE.

Népomuc, baron de Gourdakirsch.

GARDEFEU.

Ciel ! est-ce qu’il se douterait que sa femme ?...

ALEXANDRE.

Sa femme !...

GARDEFEU.

C’est elle que j’attends.

ALEXANDRE.

Comme ça se trouve.

Froidement.

Il ne m’a pas parlé de sa femme.

GARDEFEU.

Je respire.

ALEXANDRE.

Il désirait acheter des photographies, voilà tout, des portraits de mademoiselle Métella.

GARDEFEU.

Il y en avait trois, justement.

ALEXANDRE.

Il y en avait trois, oui, monsieur.

À part.

Gardons-nous bien de lui avouer.

GARDEFEU.

Tu les lui as vendus.

ALEXANDRE.

Parbleu...

Coup de sonnette.

GARDEFEU.

On vient de sonner, Alexandre !...

ALEXANDRE.

On ne fait que ça... depuis ce matin...

GARDEFEU.

Deux heures... ce doit être elle...

Allant à la fenêtre.

En effet, c’est elle.

ALEXANDRE.

Parole d’honneur... ça me fait quelque chose, à moi aussi...

GARDEFEU.

Vite... vite... ayons l’air d’être de vrais photographes... Qu’est-ce que nous pourrions bien faire pour avoir l’air d’être de vrais photographes.

ALEXANDRE, prenant une plaque.

V’là une plaque. Je vas frotter...

GARDEFEU.

Et moi, mon Dieu... et moi... qu’est-ce que je pourrais donc ?... Ah ! j’ai trouvé... Attention, Alexandre.

ALEXANDRE.

Solide au poste, ne craignez rien.

Gardefeu sous le voile qui couvre l’appareil. Alexandre frotte sa plaque avec fureur. Entrent la baronne et Gertrude ; la femme de chambre porte sur le bras une robe de sa maîtresse.

 

 

Scène XI

 

ALEXANDRE, GARDEFEU, LA BARONNE, GERTRUDE, dans le fond

 

LA BARONNE.

Monsieur...

ALEXANDRE, frottant sa plaque.

Mande pardon, madame, mande pardon.

LA BARONNE.

Je viens pour...

ALEXANDRE.

Mande pardon, madame... mais comment a-t-on laissé monter madame ?

LA BARONNE.

Je viens pour faire faire ma photographie.

ALEXANDRE.

Alors madame a retenu son tour, madame a un rendez vous pris d’avance, sans cela, mande pardon, nous sommes écrasés, madame, nous sommes écrasés...

LA BARONNE.

Mais... j’ai eu le plaisir de rencontrer M. Edgar hier soir, et nous avons pris rendez-vous...

ALEXANDRE.

C’est différent, madame.

Appelant.

Eh ! m’sieu Edgar...

LA BARONNE.

Où donc est-il ?

ALEXANDRE.

M’sieu Edgar !

À part.

où s’est-il fourré ?

Haut.

M’sieu Edgar...

GARDEFEU, sous le voile.

Hum ! hum !

LA BARONNE.

Ah ! il est là...

ALEXANDRE, à part.

Qu’est-ce qu’il fabrique là-dessous ?...

Haut.

C’est une dame.

GARDEFEU, parlant sous le voile.

Quelle dame ?...

ALEXANDRE, criant par la petite lunette de cuivre qui est devant l’appareil.

Une dame qui dit qu’elle a pris rendez-vous.

LA BARONNE.

Oui, monsieur Edgar, c’est moi.

GARDEFEU.

Le nom de cette dame... le nom...

ALEXANDRE.

Mande pardon... madame... vous entendez...

LA BARONNE.

Baronne Charlotte de Gourdakirsch.

ALEXANDRE, répétant.

Baronne Charlotte de Gourdakirsch.

GARDEFEU, avec éclat.

Baronne Charlotte de Gourdakirsch.

Il jette le voile en l’air et salue.

Je m’occupais de vous, madame la baronne, je faisais jouer mes appareils.

LA BARONNE.

Je suis exacte, comme vous voyez.

ALEXANDRE, entraînant Gardefeu.

Monsieur ! monsieur !

GARDEFEU, bas.

Qu’est-ce qu’il y a ?

ALEXANDRE, bas.

La femme de chambre...

GARDEFEU, bas.

Eh bien !

ALEXANDRE, bas.

Elle est jolie...

GARDEFEU, bas.

Très jolie... mais qu’est-ce qu’elle tient donc à la main ?...

LA BARONNE.

Monsieur Edgar.

GARDEFEU.

Madame...

LA BARONNE.

Voulez-vous avoir la bonté de me dire dans quel salon je pourrai changer de toilette ?...

GARDEFEU.

Changer de toilette, madame...

LA BARONNE.

Mais oui ; plusieurs personnes m’ont dit hier, et vous même m’avez affirmé que la robe que j’avais à ce bal...

GARDEFEU.

Elle vous allait divinement.

LA BARONNE.

L’idée m’est venue de me faire photographier avec cette même robe, et alors...

GARDEFEU.

Excellente idée, madame !

À part.

Je vais donc les revoir...

ALEXANDRE, bas.

Quoi, monsieur ?

GARDEFEU.

Les épaules qui m’ont enchanté.

ALEXANDRE, bas.

Pas lâché de ça, moi, je les verrai aussi.

LA BARONNE.

Voulez-vous avoir la bonté de m’indiquer ?...

GARDEFEU.

Tout de suite, madame !... Alexandre...

ALEXANDRE.

Patron...

GARDEFEU.

Quel salon indiquerai-je à madame la baronne ?

ALEXANDRE.

Le boudoir olive...

GARDEFEU, bas.

Fichtre, il y a des tableaux... mes Fragonard...

LA BARONNE.

Mais il me semble que chez tous les photographes il y a un salon ?...

GARDEFEU.

Un salon, madame, il y en a dix chez moi... il y en a vingt ; mais je cherche celui qui est le plus digne...

LA BARONNE.

Oh ! monsieur...

GARDEFEU.

Alexandre...

ALEXANDRE.

Patron...

GARDEFEU.

Introduisez madame dans le boudoir olive...

À part.

Bah ! si ça l’amuse de regarder mes Fragonard, elle les regardera...

ALEXANDRE, bas.

Je les regarde bien, moi !...

GARDEFEU.

Si madame veut se donner la peine...

LA BARONNE.

Monsieur...

Elle entre à gauche.

ALEXANDRE, à Gertrude qui suit sa maîtresse.

Si l’on vous le disait, pourtant, que l’on vous aime !...

GERTRUDE, souriant.

Ist thre liebe familie wohl !

Elle entre à droite.

 

 

Scène XII

 

ALEXANDRE, GARDEFEU

 

ALEXANDRE, chantant.

Air de Litchen et Frischen.

Elle est Alsacienne
Soyons Alsacien !

GARDEFEU, indiquant la gauche.

Elle est là ! elle est là ! et tout à l’heure... Tu auras soin de l’emmener, l’Alsacienne !...

ALEXANDRE.

Sois tranquille, Edgar ! mon vieux...

GARDEFEU.

Monsieur Alexandre.

ALEXANDRE.

Puisque je suis piston...

GARDEFEU.

C’est juste... et il y a des gens qui disent du mal de la photographie...

ALEXANDRE.

Des infirmes !

GARDEFEU.

La baronne est venue... vive la photographie !

ALEXANDRE.

L’Alsacienne est venue ! vive la photographie !

GARDEFEU.

Frottons des plaques, Alexandre.

ALEXANDRE.

Frottons des plaques, monsieur !

Ils frottent chacun une plaque et frottent avec les signes de la joie la plus vive. Entre Gourdakirsch avec son cadre.

 

 

Scène XIII

 

ALEXANDRE, GARDEFEU, GOURDAKIRSCH

 

GOURDAKIRSCH, arrivant sur eux sans être vu.

Vous êtes gais ?...

GARDEFEU.

Le travail rend l’homme joyeux... que désire monsieur ?

ALEXANDRE, bas.

C’est le baron...

GARDEFEU, à part.

Patatras !

Bas à Alexandre.

Appuie-toi vite sur cette porte, et si la baronne veut entrer, empêche-la...

ALEXANDRE, bas.

Compris !...

Il s’appuie sur la porte de gauche.

GOURDAKIRSCH.

C’est vous qui êtes le photographe en chef ?...

GARDEFEU.

Oui, monsieur... mais...

GOURDAKIRSCH.

Je suis venu chez vous tout à l’heure, j’ai acheté des portraits...

GARDEFEU.

De Métella...

GOURDAKIRSCH, avec dignité.

De mademoiselle Métella...

GARDEFEU.

Je sais... Vous en avez acheté trois...

GOURDAKIRSCH.

Pardonnez-moi, j’en ai acheté quatre...

ALEXANDRE, à part.

Ça va se gâter...

GOURDAKIRSCH.

Voici le quatrième !

GARDEFEU, se retournant furieux vers Alexandre et lui donnant un coup de pied.

Comment ?

ALEXANDRE, criant comme un garçon de café.

Collodion... Bismuth... versez !... Proto-sulfite de proto-sulfate... Voilà ! voilà ! Boum !...

Il se sauve en bousculant Gourdakirsch.

GARDEFEU.

Le misérable !... et il lâche la porte...

Il se précipite à son tour et s’appuie de toutes ses forces sur la porte de droite.

GOURDAKIRSCH, l’observant.

Il faudrait être tout à fait bête pour ne pas avoir de soupçons...

Regardant à son côté.

Si j’avais là ma lourde lame de Birkenfeld...

Pause.

GARDEFEU.

Monsieur, je suis vraiment désolé, mais il m’est impossible maintenant...

GOURDAKIRSCH.

Le temps seulement de vous demander une explication.

Lui montrant la photographie.

Voyez-vous ce qu’il y a d’écrit là, au bas de cette photographie... au bas de cette photo graphie qui ne se trouvait pas avec les autres ?

GARDEFEU.

Je déclare que je ne vois rien !

À part.

Si je le tenais, cet Alexandre...

GOURDAKIRSCH, lisant.

« Ô mon Fernand, tous les biens de la terre ! 15 février 1864, minuit et quart ; signé Métella... »

GARDEFEC.

Ô mon Fernand !

GOURDAKIRSCH.

Tous les biens de la terre.

GARDEFEU.

15 février 1864.

GOURDAKIRSCH.

Vous êtes Fernand ?

GARDEFEU.

Je suis Edgar... Fernand, c’est dans la Favorite... Edgar, c’est dans Lucie, vous confondez.

GOURDAKIRSCH.

C’est du même auteur.

GARDEFEU.

Ça n’est pas une raison !

GOURDAKIRSCH.

Cette explication est insuffisante, pouvez-vous m’en donner une meilleure ?

GARDEFEU.

Impossible pour le moment.

GOURDAKIRSCH.

Un mot encore, voulez-vous vous ôter de devant cette porte ?...

GARDEFEU.

Par exemple !...

GOURDAKIRSCH.

Et me permettre d’entrer dans cette chambre !...

GARDEFEU.

Jamais !

GOURDAKIRSCH.

Il suffit... j’aurai l’honneur de vous revoir d’ici à peu de temps !

À part, avec un geste de menace.

Ah ! si j’avais là ma lourde lame de Birkenfeld...

Haut, en saluant.

À bientôt !

Il sort et rentre aussitôt.

Monsieur !

GARDEFEU, se rejetant sur la porte.

Monsieur !

GOURDAKIRSCH, l’observant.

Il faudrait l’être tout à fait... pour ne pas en avoir.

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

GARDEFEU, puis ALEXANDRE

 

GARDEFEU.

Grâce au ciel, la baronne n’a pas bougé !...

Appelant.

Alexandre... Alexandre...

Allant à la porte du fond.

Faudra-t-il que j’aille vous chercher, monsieur Alexandre !

Entre Alexandre ; il s’avance sur le devant de la scène et chante le couplet suivant sans accompagnement d’orchestre.

Air : De sommeiller encore ma chère.

Je conviens que je fus coupable,
Et cependant écoutez-moi ;
En songeant à l’objet aimable,
Qui vous tient captif sous sa loi,
Je me suis dit sans raillerie,
Qu’il vous serait sans doute égal,
De ne plus avoir la copie,
Quand vous gardiez l’original !
Si vous n’avez plus la copie
Il vous reste l’original !

GARDEFEU, étonné.

Un couplet !

ALEXANDRE.

Je comptais sur cette stupéfaction, vous me pardonnez !...

GARDEFEU.

Je te pardonne parce que j’ai besoin de toi !... Tu te tiendras en bas devant la porte, et si le baron de Gourdakirsch revient, de gré ou de force, tu l’empêcheras d’entrer.

Entre Gertrude.

GERTRUDE, accent allemand.

Ma maîtresse est prête, monsieur.

GARDEFEU.

Donnez-vous la peine d’entrer, madame la baronne.

Entre la baronne.

 

 

Scène XXV

 

GARDEFEU, ALEXANDRE, LA BARONNE, en toilette de bal, décolletée, GERTRUDE, au fond

 

LA BARONNE.

Suis-je bien ainsi ?

GARDEFEU.

Oh ! madame la baronne !... Alexandre...

ALEXANDRE.

Patron !

GARDEFEU, montrant Gertrude.

Conduisez mademoiselle dans le salon d’attenté !...

ALEXANDRE.

Certainement, patron, je vais l’y conduire.

À part.

Et si les dieux sont justes...

LA BARONNE.

Ne puis-je garder ma femme de chambre près de moi ?

GARDEFEU, avec éclat.

Garder votre femme de chambre !

LA BARONNE.

Mais... sans doute...

GARDEFEU, avec violence.

Oh ! non, madame, vous ne le pouvez pas...

ALEXANDRE avec plus de violence.

Oh ! non, madame, vous ne le pouvez pas.

GARDEFEU.

Les autres photographes permettraient peut-être, mais moi... vous comprenez ?...

LA BARONNE, souriant.

Non, je ne comprends pas... mais ça ne fait rien... allez ! Gertrude...

ALEXANDRE, à Gertrude.

Ne permettrez-vous pas, ma belle demoiselle, qu’on vous offre le bras pour faire le chemin.

GERTRUDE, tendrement.

Sie sind sehr gütig, mein herr.

ALEXANDRE.

Précisément !...

Ils sortent.

 

 

Scène XVI

 

GARDEFEU, LA BARONNE

 

LA BARONNE.

Et alors, monsieur Edgar...

GARDEFEU.

Madame la baronne ?

LA BABONNE.

Vous opérez vous-même ?...

GARDEFEU.

Ah ! je crois bien, madame, que j’opère moi-même !

LA BARONNE, à part.

Ce photographe est exalté !

GARDEFEU.

Si vous le permettez, nous nous occuperons de la pose.

LA BARONNE.

Très volontiers... quelle pose choisirons-nous ?

GARDEFEU.

La pose la plus naturelle à madame la baronne.

LA BARONNE.

La plus naturelle ?

GARDEFEU.

Oui, madame.

LA BARONNE.

Il me semble que debout, tenant à la main un livre... que je ne lirais pas...

GARDEFEU.

Debout ?... et avec un livre ?...

LA BARONNE.

Vous n’aimez pas ?

GARDEFEU.

Oh ! non... oh ! non...

LA BARONNE.

Cherchons autre chose.

GARDEFEU.

Voyons... voyons... la pose la plus naturelle... pas de bout, d’abord, madame la baronne ne doit pas être debout.

LA BARONNE.

Assise, alors...

GARDEFEU.

Les Arabes ont un joli mot ; ils disent qu’il vaut mieux être assis que debout... ils ajoutent même qu’il y a quelque chose qui vaut mieux.

LA BARONNE, l’interrompant.

Monsieur...

GARDEFEU.

Mais il n’y a qu’un fauteuil, madame, asseyez-vous donc sur ce fauteuil, je vous en prie ; abandonnez-vous, madame la baronne, ne craignez pas de vous abandonner un peu...

LA BARONNE.

Est-ce bien ainsi ?

GARDEFEU, la contemplant.

Ah !

LA BARONNE.

Qu’avez-vous, monsieur ?

GARDEFEU.

Rien...

LA BARONNE, à part.

De plus en plus exalté, il ne semble.

GARDEFEU.

Le bras, maintenant... Voulez-vous pas que nous nous occupions du bras et de la main ?...

Il prend la main.

LA BARONNE.

Mais, monsieur...

GARDEFEU, froidement.

Je suis photographe, madame.

LA BARONNE, à part.

C’est vrai, je suis absurde.

GARDEFEU.

Le coude un peu en dehors... Là, ne bougeons plus. Ah ! quelle main !... une baronne qui a une aussi jolie main doit avoir un bien joli pied...

LA BARONNE.

Monsieur Edgar.

GARDEFEU.

Il serait fâcheux qu’on ne vit pas ce pied...

LA BARONNE.

Mais... quel moyen ?...

GARDEFEU.

En en risquant un... un seul, sur ce petit tabouret. Voulez-vous pas, madame, risquer un pied petit tabouret ?

LA BARONNE.

Si vous le croyez bon...

GARDEFEU.

Je le crois très bon...

LA BARONNE.

C’est que... il m’a été dit que la photographie grossissait les objets que l’on mettait en avant.

GARDEFEU.

Très vrai... très vrai... avec les appareils de mes confrères... mais pas avec les miens. Mes appareils à moi rapetissent les objets...

LA BARONNE.

Oh ! alors...

Elle avance un pied.

GARDEFEU, exalté.

Merci, madame.

LA BARONNE.

Vous avez quelque chose, décidément... Seriez-vous malade ?

GARDEFEU.

Non, madame.

LA BARONNE, à part.

Singulier photographe...

GARDEFEU.

Maintenant, nous arrivons au point délicat.

LA BARONNE.

Comment ?

GARDEFEU.

La position de la tête !

LA BARONNE.

Ah !

GARDEFEU.

Regardez-moi, madame, regardez-moi... en mettant un peu la tête de trois quarts...

LA BARONNE.

Comme ceci ?

GARDEFEU.

Oui... de façon à ce que pour me regarder la prunelle de madame la baronne soit obligée de glisser doucement... Là !... ne bougeons plus... Regardez-moi... regardez-moi ainsi !... le plus tendrement, je veux dire le plus naturellement que vous pourrez !

LA BARONNE.

Voyons, monsieur !... commençons-nous ?

GARDEFEU.

Nous commençons, madame, seulement...

Il ferme un rideau d’une des deux fenêtres. Le jour diminue sur la scène.

LA BARONNE.

Mais, monsieur ?...

GARDEFEU.

Je ferme un rideau, nous avions un peu trop de jour, madame, nous avions un peu trop de jour.

LA BARONNE, stupéfaite.

Vous faites de la photographie sans lumière !...

GARDEFEU.

Vous allez comprendre, madame... Mes confrères font la chambre noire dans l’appareil, moi, je fais la chambre noire autour de l’appareil, toute la différence est là !

Il ferme le second rideau de la même fenêtre.

LA BARONNE, se levant.

Que faites-vous, monsieur ?...

GARDEFEU.

Je fais la chambre noire.

La baronne en se levant a laissé glisser le châle de dentelle qui lui enveloppait les épaules, et Gardefeu apercevant les épaules.

Ah madame ! madame !

LA BARONNE.

Oh ! cette fois, monsieur...

GARDEFEU.

Pardonnez-moi, j’avoue que je n’ai pas été maître... que voulez-vous, je ne suis pas un ange...

LA BARONNE, avec une dignité hautaine.

Non, cela est vrai, vous n’êtes pas un ange ; mais vous êtes un photographe, et il me semble que vous l’oubliez.

Passant à gauche.

GARDEFEU, amèrement.

Vous avez raison, madame. À c’t’ appareil, photographe, tout de suite !... qui es-tu pour oser dire à une grande dame qu’elle est belle ?... un artiste, c’est-à-dire un de ces hommes qui ont une flamme bleue sur le front. Qu’est-ce que c’est que cela ? On s’en fiche pas mal de la flamme bleue que tu as sur le front et de celle que tu as dans le cœur peut-être...

LA BARONNE.

Monsieur Edgar...

GARDEFEU.

Ne faites pas attention, madame !...

LA BARONNE.

Dès le commencement de cette séance, j’ai remarqué que vous étiez exalté.

GARDEFEU.

Ah !

LA BARONNE.

Si vous voulez nous remettrons à un autre jour.

GARDEFEU, allant à son appareil.

Non, madame, vous êtes venue ici pour faire faire votre photographie ; car je suis photographe, moi, vois me l’avez rappelé...

LA BARONNE.

Je n’ai certes pas voulu vous offenser...

GARDEFEU.

Est-ce qu’on nous offense, nous autres...

Amèrement.

un photographe, un photographe obscur...

Avec éclat.

Et à propos d’obscurité...

LA BARONNE.

Vous dites ?

GARDEFEU.

Il y a encore trop de jour... Décidément, il y a encore trop de jour !

Il ferme d’un seul coup les deux rideaux de la seconde fenêtre, obscurité sur la scène.

LA BARONNE, se sauvant.

Monsieur, monsieur ! mais il est fou !

GARDEFEU, marchant à tâtons.

Ne bougeons plus !... madame, ne bougeons plus !

 

 

Scène XVII

 

GARDEFEU, LA BARONNE, ALEXANDRE, entrant précipitamment

 

ALEXANDRE.

Monsieur, monsieur... c’est le baron.

GARDEFEU.

Toujours le même ?...

ALEXANDRE.

Oui, monsieur, celui de Gourdakirsch.

Alexandre rouvre les rideaux d’une fenêtre.

LA BARONNE.

Mon ami !

GARDEFEU.

Vous êtes perdue, madame la baronne.

LA BARONNE.

Perdue... parce que je suis chez un photographe !

ALEXANDRE.

Lui, un photographe, jamais de la vie.

GARDEFEU.

On m’appelle le chevalier Raoul de Gardefeu !

LA BARONNE.

Monsieur de Gardefeu !

ALEXANDRE.

Le séducteur à la mode !

LA BARONNE.

Mais vous avez raison... je suis perdue... mon mari est si violent.

La baronne se cache derrière les rideaux d’une fenêtre et Gardefeu roule le fond de paysage devant cette fenêtre.

GARDEFEU.

Cachez-vous, madame, cachez-vous.

À Alexandre.

Pourquoi ne l’as-tu pas empêché d’entrer ?

ALEXANDRE.

Vous allez voir pourquoi.

 

 

Scène XVIII

 

GARDEFEU, LA BARONNE, ALEXANDRE, GOURDAKIRSCH, entrant l’épée au poing, grand uniforme de colonel allemand, cuirasse, grosses épaulettes, bottes à l’écuyère, casque pointu, culotte de peau blanche

 

GOURDAKIRSCH.

J’ai ma lourde laine de Birkenfeld...

GARDEFEU.

Un colonel... le colonel chez moi !

GOURDAKIRSCH.

J’ai endossé mon uniforme afin de me faire respecter. Et puis remarque... j’ai ma lourde lame de Birkenfeld...

ALEXANDRE.

Voilà pourquoi je n’ai pas pu l’empêcher...

GOURDAKIRSCH.

Ah ! ah ! tu n’avais pas deviné celle là, que je n’aurais qu’à endosser mon uniforme de colonel pour avoir le droit de faire irruption chez toi, avec ma lourde lame. Allons, passage.

GARDEFEU.

Où voulez-vous aller ?

GOURDAKIRSCH.

Derrière ce paysage, afin de voir la femme qui s’y cache.

GARDEFEU.

Il n’y a pas de femme...

GOURDAKIRSCH.

Il n’y a pas... écoute... Entends-tu le frou frou de la soie... Ah ! ce bruit est bien doux dans de certaines circonstances... mais il y en a d’autres, n’est-ce pas, Fernand ?...

GARDEFEU.

Edgar.

GOURDAKIRSCH.

Edgar ou Fernand... tu me laisseras passer.

GARDEFEU.

Faudra voir.

GOURDAKIRSCH.

On verra.

GARDEFEU.

Eh bien, oui... c’est vrai... Il y a là une femme.

GOURDAKIRSCH.

Tu avoues ?

ALEXANDRE.

Quelle imprudence.

GARDEFEU.

Mais cette femme est chez un photographe... et chez les photographes les paravents c’est sacré... Tout le monde vous dira ça.

GOURDAKIRSCH.

Je le l’accorde.

GARDEFEU.

Eh bien ?

GOURDAKISCH.

Mais si ce photographe... en est un autre...

GARDEFEU.

Quoi ?

GOURDAKIRSCH.

Si tu es photographe... rien de plus facile pour toi que de faire mon portrait.

GARDEFEU.

Sans doute.

GOURDAKIRSCH.

Eh bien... tu vas voir à quel point je suis sûr de mon affaire. Si tu parviens à faire mon portrait... je jure... entends-tu bien... je jure, après le portrait fait, de m’en aller sans chercher à voir la femme qui est là.

GARDEFEU.

Vous jurez ?

GOURDAKIRSCH.

Par ma bonne lame de Birkenfeld.

GARDEFEU.

Alexandre !

ALEXANDRE.

Patron !

GARDEFEU.

Nous allons faire le portrait de monsieur le baron.

ALEXANDRE, bas.

Mais nous ne savons pas, monsieur.

GARDEFEU, bas.

L’honneur d’une femme, Alexandre...

ALEXANDRE, bas.

Je ne dis pas... mais.

GOURDAKIRSCH.

Eh bien, ce portrait ?

GARDEFEU.

Nous allons le faire, Alexandre, nous allons le faire !

ALEXANDRE.

Oui, nous allons le faire.

GARDEFEU.

Permettez-moi de vous poser.

Il l’oblige à tourner le dos.

GOURDAKIRSCH.

Le dos tourné.

GARDEFEU.

C’est plus original.

GOURDAKIRSCH, se débattant.

Un Allemand pose toujours de face...

ALEXANDRE.

Ne bougeons plus, monsieur...

GOURDAKIRSCH.

Eh bien ! eh bien !... à moi l’Allemagne.

Il se dégage.

Si vous croyez que c’est comme ça que vous arriverez à détruire mes soupçons...

GARDEFEU.

Cependant, colonel, il faut que nous adoptions une pose.

GOURDAKIRSCH.

Cherchez-en une qui soit digne de moi

Il monte sur un fauteuil.

quelque chose d’élevé...Si je pouvais voir...

GARDEFEU.

Alexandre !

ALEXANDRE.

Patron !

GARDEFEU.

Quelle pose connaissez-vous qui soit digne de M. le baron ?

ALEXANDRE.

Quelque chose d’élevé.

GARDEFEU.

Oui, Alexandre.

ALEXANDRE.

Le piédestal...

Ils apportent le piédestal.

GARDEFEU.

C’est une idée... vous allez monter là-dessus...

GOURDAKIRSCH.

Je ne demande pas mieux.

À part.

En me haussant je pourrai voir peut-être...

GARDEFEU.

Ne bougeons plus, au moins...

GOURDAKIRSCH, debout sur le piédestal.

Je ne bougerai plus, mais dépêchons-nous.

GARDEFEU.

La plaque a été frottée, n’est-ce pas, Alexandre ?

ALEXANDRE.

Pour ça oui, nous n’avons fait que ça.

GARDEFEU.

Alors préparons le bain.

ALEXANDRE.

Quel bain ?

GOURDAKIRSCH.

Qu’est-ce qui parle de bain ?

GARDEFEU.

C’est une image.

GOURDAKIRSCH.

J’attends la mienne...

GARDEFEU.

Apporte la table, Alexandre, nous allons faire un petit mélange.

ALEXANDRE.

Avec quoi, monsieur ?

GARDEFEU.

Avec ce qu’il y a dans ces fioles.

ALEXANDRE, à part.

V’là ce que je craignais.

GOURDAKIRSCH.

J’attends, moi.

GARDEFEU.

Voilà... voilà... Voyons, Alexandre.

ALEXANDRE.

Voilà monsieur... Qu’est-ce que nous mettrons ?

GARDEFEU.

Mettons de tout.

ALEXANDRE.

Une fois qu’on y est ?...

GOURDAKIRSCH.

Vous permettez... je ne sais pas combien de temps ça peut durer ?

Il s’assied sur le piédestal.

GARDEFEU.

Mettons de ça.

ALEXANDRE.

Et puis de ça...

GARDEFEU.

Et puis de ça...

ALEXANDRE.

Et puis de ça...

GARDEFEU.

Et puis de ça...

ALEXANDRE.

Oh ! le flacon de rhum... j’allais verser.

GARDEFEU.

Bah ! verse tout de même.

ALEXANDRE.

Alors, ça fera un petit punch.

GARDEFEU.

Qu’est-ce que nous pourrions mettre encore ?

GOURDAKIRSCH.

Voulez-vous de l’eau de Cologne ?

GARDEFEU.

J’en cherchais.

GOURDAKIRSCH.

C’est le portrait de madame Gibou que vous allez faire là...

Il remue le mélange avec son sabre.

GARDEFEU.

Qu’est-ce que vous faites ?

GOURDAKIRSCH.

Je touille, je touille.

GARDEFEU.

En vous remerciant. Maintenant il faut glisser la plaque là-dedans, et fourrer le tout dans l’appareil... Adieu, Alexandre.

Il se prépare à rentrer sous le voile.

ALEXANDRE.

Où allez-vous ?

GARDEFEU.

Là-dessous.

ALEXANDRE, très ému.

Monsieur, si j’osais... je vous demanderais...

GARDEFEU.

Quoi donc ?

ALEXANDRE.

La permission de...

GARDEFEU.

Bon serviteur...

Ils s’embrassent.

GOURDAKIRSCH, essuyant une larme.

On a beau être soldat, on est ému.

GARDEFEU, au colonel.

Debout... nous y sommes.

À Alexandre.

Dis donc, Alexandre ?

ALEXANDRE.

Patron !

GARDEFEU.

Ce qu’il y aurait de drôle... mais là de vraiment drôle, c’est que nous arrivions à le faire, le portrait.

ALEXANDRE.

On ne sait pas... il y a tout ce qu’il faut.

GARDEFEU.

Ne bougeons plus.

Il entre sous le voile.

GOURDAKIRSCH.

Eh bien, ce portrait ?

GARDEFEU.

Comment voulez-vous que je le fasse, votre portrait, je n’y vois rien du tout... Alexandre, donne-moi une bougie...

ALEXANDRE, donnant la bougie.

Voilà ! monsieur.

Gardefeu rentre sous le voile avec sa bougie, explosion de l’appareil ; Gourdakirsch est à moitié renversé, le paravent tombe, découvrant la baronne dont le visage est caché par le voile de dentelles ; Gourdakirsch saule sur elle.

GOURDAKIRSCH.

Bon !... cachez le visage... la main me suffira !... Ah ! ah ! madame, vous n’aviez pas deviné celle-là, que la main me suffirait.

LA BARONNE.

Je suis perdue...

GOURDAKIRSCH, après avoir regardé la main avec étonnement.

Monsieur, je ne sais comment vous dire... je vous demande mille fois pardon... cette main est bien jolie... mais je ne la connais pas, ce n’est pas celle de Métella. La main de Métella est plus petite.

GARDEFEU.

Ah ! bah l... Il ne reconnaît pas...

GOURDAKIRSCH.

Monsieur de Gardefeu, et vous surtout, madame, je vous prie encore une fois de recevoir mes excuses.

GARDEFEU.

Vous me connaissez, monsieur...

GOURDAKIRSCH.

Oui, monsieur, je vous connais et j’espère que j’aurai le plaisir de vous revoir... Madame la baronne de Gourdakirsch est chez elle le soir, tous les mercredis... Vous vous en souviendrez.

GARDEFEU.

Oui, monsieur.

Appelant.

Alexandre !

ALEXANDRE.

Patron...

GARDEFEU.

Accompagnez monsieur le baron de Gourdakirsch.

ALEXANDRE.

On y va...

GOURDAKIRSCH, souriant.

Je vous laisse...

À part.

Courons chez Métella... Il faudrait être tout à fait bête pour avoir encore des soupçons.

Il sort.

LA BARONNE.

Cela est donc vrai que vous n’êtes pas photographe ?

GARDEFEU.

Je ne le suis pas.

LA BARONNE, se dirigeant vers la porte.

J’espère que vous n’oublierez pas ce que vous a dit mon mari... madame la baronne de Gourdakirsch est chez elle.

GARDEFEU, avec un grand salut.

Le soir ?

LA BARONNE, avec une grande révérence.

Tous les mercredis.

Elle se dirige vers la porte.

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