Le Ménage du maçon (Charles DESNOYERS - DUBOIS-DAVESNES)

Pièce dramatique en six Journées, tirée du roman intitulé Le Maçon.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 5 janvier 1829.

 

Personnages

 

GAUTHIER, maçon

LEROUX, maçon

BERNARD, maçon

VINCENT, maçon

BAPTISTE, maçon

PERGOT, maçon

DURAND, maçon

MONSIEUR MEUNIER, maître maçon

UN GARÇON MARCHAND DE VIN

MADAME MOREAU, fruitière

LOUISE, sa fille, femme de Gauthier

VICTOIRE, blanchisseuse de fin

JULIE, blanchisseuse de fin

CHARLES, frère de Louise, personnage muet

MAÇONS

GRISETTES

SOLDATS

 

L’action se passe à Paris.

 

 

PREMIÈRE JOURNÉE

 

La Courtille, vaudeville

 

La scène se passe à la Courtille. Le Théâtre représente un grand jardin rempli de tables garnies. Au milieu, l’orchestre et l’emplacement pour la danse. À la droite du Public, deux degrés conduisant à un des salons.

 

 

Scène première

 

BERNARD, BAPTISTE, DURAND, PERGOT, VINCENT, PLUSIEURS AUTRES MAÇONS

 

BERNARD introduit ses compagnons avec un air de mystère, et les amène sur le devant de la scène.

Air du Comte Ory.

C’est ici,
C’est ici
Qu’il faut tout vous dire :
Jeudi
Tout sera fini ;
Et c’est aujourd’hui
Lundi.

BAPTISTE.

Quel mystère ! Et de quoi
Veux-tu nous instruire ?
Parle donc, explique-toi.

BERNARD.

Compagnons, écoutez-moi :

Chut !

C’est ici, etc.

TOUS LES COMPAGNONS.

C’est ici ; (bis.)
Que va-t-il nous dire ?
Jeudi, etc.

Les ouvriers se sont groupés autour de Bernard, et l’écoutent avec attention.

BERNARD, d’un ton solennel.

Braves amis et compagnons, vous tous, que l’on voit tous les jours, la truelle à la main, rédiger au-dessus de la terre, ou plutôt au-dessus des pavés de cette grande ville, un certain nombre de maisons pour le riche comme pour le pauvre ; vous tous...

BAPTISTE.

Après ?

BERNARD.

Vous tous, enfin.

PERGOT.

Achève donc.

BERNARD.

Garçon, du vin.

BAPTISTE.

À la bonne heure, et pas de phrases.

PERGOT.

Nous n’y comprenons rien.

BAPTISTE.

Au fait.

TOUS.

Oui, au fait.

VINCENT.

Surtout, dépêche-toi, car Leroux ne va pas tarder à venir, et, tu l’ sais bien, Bernard, il ne faut pas qu’il nous entende. Allons, allons, conte-leur un peu l’affaire en douceur.

BERNARD.

Eh bien, il s’agit... De quoi s’agit-il donc, Vincent ? car c’est toi qui m’a dit ça.

VINCENT.

Il s’agit d’un grand coup, d’un coup de tête.

BERNARD.

T’as pas dit ça ; t’as parlé d’une farce, d’une bamboche, histoire de passer un instant entre gens d’ l’état, sans s’ dire des raisons.

VINCENT.

Comme tu voudras, les mots n’y font rien. Qu’est-c’ qu’est l’ami de Gauthier, parmi nous ?

BERNARD.

Ce n’est pas moi.

PERGOT.

Ni moi.

VINCENT.

Ni moi.

BERNARD.

D’où je conclus, assensation générale.

BAPTISTE.

Ah ! minute... y a Leroux qu’est l’amide Gauthier.

BERNARD.

Oui, mais Leroux, c’est différent ; ils sont pays, ils sont Francs-Comtois tous les deux, ça s’ pardonne.

VINCENT.

Leroux est un ami, un homme sur lequel ou peut compter, tandis que Gauthier...

TOUS.

Oui, oui, c’est un capon.

BERNARD.

Un compagnon sans foi, sans honneur et sans délicatesse, qui prend les intérêts des maîtres, et qui ne perd pas un instant de travail, pendant qu’on traite les autres de mauvais sujets et de faignants.

TOUS.

C’est vrai.

VINCENT.

Avec ça, un faiseur d’embarras, parc’ qu’il sait lire et calculer, et que l’ maître, M. Meunier, lui fait écrire ses mémoires à la fin de chaque semaine.

BERNARD.

V’là-t-il pas d’ quoi être ben fier ? Moi aussi, j’ai reçu d’ l’inducation, et d’ la plus soignée, j’ose le dire ; j’ai en main la plume et la parole, et pour ça, j’ n’ai pas l’air d’écorner les amis.

VINCENT.

C’est un fait.

BERNARD.

Vous autres, pauvres malheureux qui n’êtes pas tout-à-fait aussi spirituels que moi, qui n’avez pas les mêmes qualités morales et intelligibles, ça n’m’empêche pas d’ vous z’hanter, de vous fréquenter comme un particulier ordinaire... Pourquoi ? parce que j’suis tout à la fois un homme instruit et un bon enfant... Voilà la chose.

VINCENT.

Rev’nons au Franc-Comtois... je l’hais... il n’a fait du tort auprès des bourgeois... Tout’s les fois que M. Meunier m’ dit des raisons, il a toujours l’ nom de Gauthier à la bouche... Faites comme Gauthier... imitez Gauthier... Ça m’ vexe, et je m’ vengerai... Tu l’hais aussi, toi, pas vrai ?

BERNARD.

Dame ! il n’a pas mon estime... D’abord, de deux choses l’une : ou bien, avant de v’nir travailler avec nous, il n’avait pas exercé auparavant, pour lors, il s’est faufilé dedans la partie par un mensonge ; ou bien, il avait exercé ailleurs, alors, il sait comment il faut s’ conduire, car entre tous les ouvriers, il n’y a pas deux moules pour les manières. Il faut donc, sans que Leroux s’y oppose, sans qu’il s’en doute même, et malgré la protection du patron, M. Meunier, près duquel sa caponnerie et sa... sa... sa féodalité le mettent en bonne odeur, il faut l’émincer de parmi nous.

VINCENT.

Bien dit, il faut l’émincer !

TOUS.

Il le faut !

PERGOT.

Un instant... Comment qu’ nous ferons pour ça ?

TOUS.

Oui, comment 

BERNARD.

Comment ! comment ! j’ n’en sais rien.

TOUS.

Ni moi non plus.

VINCENT.

Eh ! pardine ! faut-il tant se tarabuster la tête ?... La petite maison neuve n’est pas loin d’être terminée, n’est-ce pas ?...

BERNARD.

Eh bien ?

VINCENT.

Eh bien, de quoi c’ que nous sommes conv’nus, c’ matin ?...

BERNARD.

C’est vrai, toutefois et quand qu’une édifice est finite, on pose un bouquet.

VINCENT.

C’est lui qu’aura l’honneur de poser l’ bouquet.

PERGOT.

Ah ! ah !

BERNARD.

Mais dis donc, j’ai pas réfléchi à une chose... c’t’honneur-là appartient à Leroux... il s’ fâch’ra p’t’être.

VINCENT.

Tant mieux, raison d’ plus ; faut qu’il s’fâche !

BERNARD.

Pourquoi ?

VINCENT.

Pourquoi ?... De qui s’ fâchera-il ? de qui s’ra-t-il jaloux ?... De Gauthier, de son ami, de son intime... alors...

BERNARD.

Alors...

VINCENT.

Du moment qu’ils s’ront ennemis l’un de l’autre, du moment qu’ Leroux n’soutiendra plus Gauthier...

BERNARD.

Le v’là émincé.

VINCENT.

Probable.

BERNARD.

Sûr, certain... En voilà une bonne, de farce !

VINCENT.

Et c’est moi qui me charge de la terminer.

BERNARD.

Comment ?

VINCENT.

Suffit ; j’ai une idée, je vous laisse la surprise.

BERNARD.

Au fait, c’est juste ; laisse-nous la surprise, nous aurons plus d’agrément.

BAPTISTE.

J’entends du bruit.

VINCENT.

C’est Leroux !

BAPTISTE.

Et Gauthier !

TOUS.

Gauthier !

BERNARD.

Silence !

VINCENT.

Nous en reparlerons.

Entrée de Leroux et Gauthier.

BERNARD, reprenant son verre.

À la santé des amis !

TOUS.

À la santé des amis !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, LEROUX, GAUTHIER

 

BERNARD.

Ça te regarde, ça, Leroux.

LEROUX.

Et j’y fais honneur... À la vôtre, Camarades.

Il boit.

BERNARD.

Te voilà aussi, toi, Gauthier ?

BAPTISTE.

Par quel hasard ?

VINCENT.

C’est la première fois que tu viens, faire le lundi avec les compagnons.

GAUTHIER.

Dam’ ! voyez-vous, c’est que je suis marié...

LEROUX.

Oui, oui, c’est vrai... Je suis marié, il n’a jamais que ce mot-là à la bouche.

BERNARD.

Moi aussi j’suis marié, ça n’m’empêche pas de faire le garçon.

LEROUX.

Mais j’ai pris le dessus ; j’ai dit à Gauthier, c’est des bêtises, les femmes, ça ne doit passer qu’après les amis, et en avant ; j’l’ai conduit à la Courtille ; et puis vous n’savez pas, il у a encore une raison qui l’a décidé... Oh ! t’as beau faire des signes, j’parlerai... Figurez-vous que mam’zelle Julie doit venir à c’soir à la Courtille.

BERNARD.

Ah ! ah ! mam’zelle Julie...

GAUTHIER.

Tais-toi donc, Leroux !

BERNARD.

La jolie blanchisseuse.

LEROUX.

Précisément ! et Gauthier a un faible pour mam’zelle Julie, il n’veut pas en convenir, mais moi qui sais c’que c’est que l’sentiment, on n’m’en fait pas accroire là-dessus.

BERNARD.

Voyez-vous, ce farceur de Gauthier !

VINCENT.

Est-il hypocrite !

GAUTHIER.

Hypocrite ! hein ? qu’est-ce que tu dis, toi ?

LEROUX.

Silence ! en v’là assez sur ce sujet-là... les volontés sont libres... et nous n’sommes pas ici pour nous disputer... D’ailleurs ; v’là du monde qu’arrive... en attendant l’heure de la danse, suivez-moi dans le salon, et mettons nous à table.

TOUS.

C’est ça, à table, à table !

LEROUX.

Air de la Treille de Sincérité.

Garçons, servez-nous, servez vite,
Amis, le plaisir nous invite,
Nous avons soif, nous avons faim ;
Buvons, chantons jusqu’à demain,
Riches, gardez votre opulence,
Non, malgré notre pauvreté,
Mieux que vous, nous faisons bombance ;
Vous n’avez pas notre gaité.
Pour vous le Champagne pétille,
Eh bien ! j’suis plus heureux que vous,
Quand le dimanche, à la Courtille,
Je sable le vin à dix sous.

TOUS.

Garçons, servez-nous, etc.

Ils entrent dans une salle voisine, placée au rez-de-chaussée, à la gauche du Public.

 

 

Scène III

 

UN GARÇON MARCHAND DE VIN, puis JULIE, VICTOIRE, MADAME MOREAU

 

Plusieurs personnes, hommes et femmes, appartenant à la classe du peuple, entrent de différents côtés et traversent le théâtre.

UN GARÇON.

Ah ! mon dieu ! mon dieu ! quel bruit ! quel tapage nous allons avoir ce soir ! ces maudits ouvriers, il est vrai que ça fait d’la recette, et qu’outre ça y a toujours quelque chose pour les garçons. Par ici, par ici, Mesdames, y a encore deux tables de libres, une que v’là, et l’autre à deux pas.

D’un côté entrent madame Moreau, fruitière, et Louise sa fille, femme de Gauthier ; de l’autre, Victoire et Julie, grisettes.

JULIE et VICTOIRE.

Air de M. Amédée de Beauplan.

Tous les deux ils vont venir ;
Quel plaisir
De se réunir !
Trop tôt cet instant va finir,
Le bonheur est prompt à s’enfuir.

MADAME MOREAU, de l’autre côté du théâtre, à Louise.

Ce soir ici ton mari doit se rendre ;
Il nous verra.

LOUISE.

Soins superflus !

MADAME MOREAU.

Monsieur Gauthier, nous allons vous surprendre.

LOUISE.

Hélas ! Gauthier ne m’aime plus ;
Non, mon mari ne m’aime plus.

VICTOIRE et JULIE.

Tous les deux ils vont venir ;
Quel plaisir, etc.

Elles traversent le théâtre et disparaissent.

 

 

Scène IV

 

MADAME MOREAU, LOUISE

 

Madame Moreau et sa fille se sont assises sur le devant de la scène, à gauche du Public. Un garçon est venu apporter du vin, madame Moreau le paie, mais en témoignant qu’elle ne boira pas.

MADAME MOREAU.

Allons, allons, du courage, ma pauvre enfant...

LOUISE.

Du courage ! ah ! maman, j’en ai besoin !... Gauthier ! Gauthier !

MADAME MOREAU.

Moi j’suis ben sûre qu’on peut encore le ramener, c’n’est pas un pécheur endurci.

LOUISE.

Depuis trois semaines, il n’est plus le même avec moi.

MADAME MOREAU.

Oui, d’puis qu’il ne quitte plus c’vilain M. Leroux.

LOUISE.

M. Leroux, ah ! je ne puis le souffrir !

MADAME MOREAU.

C’est une peste pour un homme marié qu’les mauvaises connaissances.

LOUISE.

Sans lui je serais heureuse.

MADAME MOREAU.

Aussi pourquoi ton mari s’laisse-t-il gouverner comme ça ? Il n’a pas plus d’tête... J’lavais ben prédit quand vous vous êtes mariés, et c’est ben malgré moi que j’ai donné mon consentement... Au lieux de prendre pour mari le maître maçon, M. Meunier, un homme raisonnable, un homme qu’a d’quoi, tu vas choisir ce p’tit écervelé de Gauthier... bon enfant, c’est vrai, mais pas d’caractère, et pas l’sou.

MADAME LOUISE.

Ma mère, je l’aime.

MADAME MOREAU.

Je l’aime, je l’aime, v’là déjà c’que tu m’disais à c’t’ époque-là : j’aime Gauthier, j’aime Gauthier, sans lui je serai malheureuse... Et moi, bonasse, j’ai donné là-dedans, j’ai dit oui. Ah ! je m’en repens bien aujourd’hui !

LOUISE.

Air : Vaudeville du Charlatanisme.

Vous repentir, que dites-vous ?
Non, vous êtes trop bonne mère.

MADAME MOREAU.

Gauthier ne s’rait pas ton époux.
Ma fill’, si c’était à refaire.

LOUISE.

Quand de ses feux il me parla,
Vous même avez été séduite ;
Jamais ils ne s’éteindront.

MADAME MOREAU.

Oui dà,
C’est superbe ; mais ces feux là
Ne font pas bouillir la marmite.

Et tout d’même quand on a une femme et un enfant, faut leur z’y gagner de quoi vivre.

LOUISE.

Mais, maman, Gauthier travaille.

MADAME MOREAU.

Beaucoup moins d’pais sa liaison avec Leroux, et si ça continuait... Enfin suffit... V’là-t-il pas qu’il s’avise de v’nir faire le lundi à la Courtille... tout ça coûte de l’argent, et, qui plus est, ça dérange un ménage... et puis c’est pas l’tout, c’monsieur Leroux, ça vous connait des créatures...

LOUISE.

Ma mère ! tout à l’heure je me désespérais, et c’était vous qui m’consoliez... à présent c’est tout le contraire...

MADAME MOREAU.

C’est vrai, c’est vrai, j’ai tort, c’n’est qu’un temps à passer, ma fille, tu mérites d’être heureuse, et tu l’seras, parce qu’au fond Gauthier est bon enfant.

LOUISE.

Oui, oui, ma mère ; ah ! que je vous aime quand vous parlez comme ça !

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

N’est-il pas vrai que mon mari
Ne sera jamais infidèle ?
Pour calmer ma peine cruelle,
Vous, ma mère, mon seul appui,
Ah ! dites-moi du bien de lui.
Dit’s moi qu’il est toujours sincère,
Qu’mon amour est son premier bien ;
Et si vous pensiez le contraire,
Ah ! du moins, ne m’en dites rien,
Par pitié, ne m’en dites rien.

MADAME MOREAU.

Oui, sois tranquille, ma fille, ce soir nous n’pouvons manquer d’ rencontrer Gauthier, et tu verras comme je m’y prendrai. C’est toujours par la douceur qu’il faut ramener les maris.

LOUISE.

N’est-ce pas ? Oh ! je suis de ton avis, maman ! par la douceur !

On entend Leroux chanter dans la salle du rez-de-chaussée.

À boire ! à boire ! à boire !
Garçons ! du vin ! du vin !

TOUS LES MAÇONS.

À boire ! etc.

MADAME MOREAU.

C’est la voix de Leroux.

LOUISE.

Maman, il est là...

MADAME MOREAU.

Oui, il est là. Quand je te dis qu’ nous l’ verrons.

LOUISE.

Sortons, sortons, ma mère.

MADAME MOREAU.

Du tout... faut qu’il r’vienne avec nous à la maison... Asseyons-nous et attendons.

Elles se rasseyent, Julie et Victoire rentrent en scène.

 

 

Scène V

 

MADAME MOREAU, LOUISE, JULIE, VICTOIRE

 

JULIE.

Sais-tu qu’il n’est guère de parole, ton M. Leroux ?

VICTOIRE.

J’te dis qu’il viendra, il m’ la promis, et avec Leroux, chose promise, chose faite.

JULIE.

C’est égal, attendre comme ça, c’est contrariant, pour des jeunesses.

VICTOIRE.

Surtout dans un endroit public.

JULIE.

Quand l’on a un quant à moi à garder... Quoique tu en dises, ma chère, Mosieux Leroux n’ me fait pas l’effet d’un être bien civil.

VICTOIRE.

A ! dame, son ami est plus sentimental.

JULIE.

Son ami !

VICTOIRE.

Oui, M. Gauthier, celui qui te fait les yeux doux.

JULIE.

Pas vrai qu’il est genti ?

VICTOIRE.

Oui, pas trop mal... l’air un peu bête.

JULIE.

Quequ’ ça fait, Mademoiselle ? on est bête, et on est aimable.

LEROUX, dans la coulisse.

J’te dis qu’ non.

VINCENT, de même.

J’te dis qu’ si.

 

 

Scène VI

 

MADAME MOREAU, LOUISE, JULIE, VICTOIRE, LEROUX, VINCENT, puis BERNARD, GAUTHIER et LES AUTRES MAÇONS

 

LEROUX, sortant du salon.

Ah ! ça, mais dis donc, malin, est-ce que tu voudrais t’aligner avec moi ?

VINCENT.

Tiens ! et pourquoi pas ?

Bernard et tous les ouvriers entrent en scène.

BERNARD.

Allons, allons, qu’est-ce que ça veut dire ? des amis !

LEROUX.

Pourquoi qu’il a l’air de mal parler de Gauthier ?

Madame Moreau et Louise d’un côté, Julie et Victoire de l’autre.

GAUTHIER.

N’ te fâche pas, Leroux, c’est mon affaire, et je n’souffrirai pas...

VINCENT.

Eh ! ben, avance, avance donc...

LEROUX.

Du tout, ça sera moi.

VICTOIRE, s’avançant.

Leroux !

LOUISE.

Gauthier !

GAUTHIER.

Ma femme !

Des soldats se sont approchés en même temps.

TOUS.

Sa femme !

LEROUX.

Et Victoire !

BERNARD.

Et la garde, par-dessus le marché !

TOUS.

Air : Je pique, etc.

Sa femme, (bis.)
Ell’ le réclame
Jusqu’ici.

BERNARD.

Quell’ tête !
Qu’ c’est bête
D’être mari !

LOUISE.

Gauthier, suis-moi, je t’en supplie.

MADAME MOREAU.

Oui, quittez cette compagnie...

LEROUX.

Que tout débat soit mis de côté,
Faut des égards pour la beauté.

BERNARD saluant les soldats.

Et pour l’autorité.

LOUISE et MADAME MOREAU.

Ta femme
Réclame
Ici le cœur de son mari ;
Faut suivre ta femme,
Sortons d’ici.

GAUTHIER.

Ma femme, (bis.)
Ell’ me réclame,
Jusqu’ici,
Ma femme, (bis)
Pauvre mari !

LES AUTRES PERSONNAGES.

Sa femme, (bis.)
Ell’ le réclame jusqu’ici.
Qu’ell’ tête !
Qu’ c’est bête
D’être mari !

LOUISE.

Viens, viens, mon ami.

LEROUX.

Un instant, madame Gauthier, et vous, la mère Moreau, vous me permettrez de vous faire observer...

MADAME MOREAU.

Vous m’permettrez d’emmener mon gendre à l’instant même, et d’ vous dire à tous que c’est une infamie, une in dignité, de v’nir débaucher comm’ ça les hommes mariés ; allons, suivez-moi, Gauthier.

Elle prend son bras. Leroux le retient. Les Musiciens garnissent l’orchestre, placé au fond du théâtre.

UN GARÇON.

Les cachets ! les cachets ! en place pour la première.

LEROUX.

Au moins vous laisserez danser un instant c’pauvre garçon !

VICTOIRE.

Il a invité Julie pour la première.

GAUTHIER.

Mam’zelle Julie ! c’est vrai, je l’ai invitée...

MADAME MOREAU.

Mam’zelle Julie ira chercher un autre cavalier ; quand on est aussi jolie qu’elle, on n’en manque pas ; on n’a pas besoin d’en prendre dans les ménages des autres.

JULIE.

Madame, Madame... pas de mots à double entente, vous en prie.

GAUTHIER.

Belle-mère, je ne vous en veux pas de ce que vous me dites à moi ! mais des égards pour les personnes de ma société.

MADAME MOREAU.

Ta société ! elle est belle, ta société !

LOUISE.

Ma mère !

VICTOIRE.

Par exemple !

JULIE.

C’est un peu fort !

VINCENT, bas à Bernard.

C’est Gauthier qui paiera tout ça.

LEROUX, BERNARD, VINCENT et LES AUTRES MAÇONS.

Air : Clic, clac. (de M. Adam.)

Vite en place, la danse
Commence ;
Amis, c’est le bal,
En voici le joyeux signal ;
Nous n’avons qu’un seul jour pour la danse ;
C’est peu ; mais enfin
Dansons toujours jusqu’à demain.

MADAME MOREAU.

Vite, vite, il faut partir, mon gendre.
Venez, mon ami,
Votre place n’est point ici,
Suivez-moi, sortons sans plus attendre.

GAUTHIER.

Non, j’ me fâcherai,
Et malgré vous, je resterai.

CHŒUR, au fond du théâtre.

Quel plaisir ! v’là la danse
Qui commence !
Le bal !
Rendons-nous, amis, à ce joyeux signal,
Nous n’avons ; etc.

LOUISE, à Gauthier.

Autrefois Louise t’était chère ;
Quand elle pleurait,
Gauthier toujours la consolait ;
Mais, hélas ! j’ai cessé de te plaire.

GAUTHIER.

Tu pleures, vraiment !
Louise, partons à l’instant,
Et pourtant, v’là le bal
Qui commence !
C’est égal.
Pour toi, ce soir, Gauthier laisse le bal,
N’ pas danser un’ seule contredanse,
C’est dur, mais enfin
Je n’ veux pas l’ faire du chagrin.

Allons, allons, madame Moreau, emmenez-moi, car sans ça j’ n’aurai pas l’courage de m’en aller.

MADAME MOREAU.

À la bonne heure, v’là comment il faut prendre les hommes, par la douceur, toujours par la douceur, Allons, allons, marchons.

Elle le prend par le bras, et l’emmène.

GAUTHIER, se retournant.

Adieu, Leroux ! adieu, mam’zelle Julie.

Il sort avec sa femme et sa belle-mère.

LEROUX.

Adieu, mon garçon. Pauvre Gauthier, quelle bêtise de s’être marié à son âge !

JULIE.

Un jeune homme qui était dans une si belle passe !

BERNARD.

Mam’zelle Julie, puisqu’il est parti, me v’là, moi, j’suis vot’ homme.

LEROUX.

C’est vrai, au fait, amusons-nous sans lui ; mam’zelle Victoire, en ayant pour la seconde.

Leroux donne la main à Victoire ; Bernard à Julie, et ils se mêlent aux danseurs. L’orchestre a continué en sourdine l’air de la contredanse. Ici il reprend crescendo.

CHŒUR GÉNÉRAL.

En avant la danse,
Recommence.
Le bal !
Rendons-nous, amis, à ce joyeux signal,
Nous n’avons qu’un seul jour pour la danse ;
C’est peu ; mais enfin
Dansons toujours jusqu’à demain.

 

 

DEUXIÈME JOURNÉE

 

Le Bouquet, drame mêlé de couplets

 

Le Théâtre représente une rue de Paris. Au fond, une petite maison neuve, encore entourée de l’échafaudage des maçons. À la droite du public, sur le devant, un débitant d’eau-de-vie et liqueurs. À gauche, la boutique de madame Moreau.

 

 

Scène première

 

VINCENT, BERNARD, PERGOT, DURAND, PLUSIEURS AUTRES MAÇONS

 

Au lever du rideau, plusieurs ouvriers, parmi lesquels est Bernard, entrent chez la fruitière.

VINCENT, à lui-même, en regardant le bâtiment.

V’là l’ moment qu’approche ; ayant une heure, il va poser l’ bouquet, c’est moi qui ai préparé l’échelle ; l’ nœud est détaché, j’ serai vengé. Pourquoi qu’il fait faire des ava nies aux compagnons ?

Ici Bernard sort de chez la fruitière, en mangeant du fromage.

VINCENT.

Tiens ! est-il bête, ce Bernard ?

BERNARD, mangeant son fromage.

Pourquoi j’suis bête ?

VINCENT.

Oui, t’es bête, toi et tous les autres ; pourquoi qu’ vous achetez du fromage chez la mère Moreau ?

BERNARD.

Ah ! c’est juste, t’as raison, Vincent, le fromage de la belle-mère d’un ennemi !... ça me porterait malheur,

Il jette son fromage.

je n’en veux pas.

Aux ouvriers.

Faites comme moi, vous autres.

BAPTISTE.

Du tout, faut que j’ déjeune.

PERGOT et DURAND.

Et moi aussi.

BERNARD.

Ah ça ! ils n’ont donc pas pour deux liards d’expérience, ces muffeteaux-là ?

VINCENT.

Vous n’ sentez donc pas que, si vous alimentez le commerce de la fruitière, vos pièces deux sous resteraient à Gauthier.

DURAND.

C’est vrai, je n’y avais pas pensé.

VINCENT.

Si Gauthier a d’autres ressources, il lui sera facile de travailler au rabais, tandis qu’ nous, ça nous ruine.

BERNARD.

C’est un principe.

TOUS.

C’est juste, c’est juste !

VINCENT.

Mais rev’nons à notre affaire ; l’ bouquet est-il préparé ?

BERNARD.

Oui, il est là, dans la maison, toujours pour la plaisanterie.

VINCENT.

Bien ! c’est ça, il ne s’agit plus que d’engager Gauthier à placer l’ bouquet...

BERNARD.

Chose convenue...

VINCENT.

Surtout pas d’ caponnerie, faut s’ soutenir.

BERNARD.

Silence ! v’là l’ maître, v’là M. Meunier.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, MONSIEUR MEUNIER

 

MEUNIER.

Bonjour, mes enfants.

TOUS.

Bonjour, M. Meunier.

BERNARD.

J’vous salue, not’ bourgeois.

MEUNIER.

J’vous r’trouve ici, Bernard, et vous aussi, Vincent ; n vous rappelez-vous pas que j’ vous ai donné votre compte hier soir ?

BERNARD.

C’est vrai, M. Meunier, mais...

VINCENT.

La maison neuve est achevée.

BERNARD.

On va poser le bouquet.

VINCENT.

Et nous voulons notre part du pourboire.

MEUNIER.

Vot’ part ? l’avez-vous méritée ?

BERNARD.

Dam’ !

MEUNIER.

Pourtant j’y consens, à condition qu’ ce sera la dernière fois qu’ vous r’paraîtrez devant moi.

BERNARD.

Oui, M. Meunier.

À part.

Chien de maître, va...

VINCENT.

Allez, quoiqu’on vous ait fait des rapports sur mon compte, j’ n’en suis pas moins un bon compagnon.

BERNARD.

Moi aussi, et si vous vouliez me reprendre, vous verriez bien...

MEUNIER.

Jamais ! j’ n’aime pas les paresseux, j’ veux qu’on gagne l’argent que je donne ; celui quine le fait pas, me vole.

BERNARD.

Vous vole, M. Meunier ?

VINCENT.

M. Meunier, v’là des mots qui sont d’ trop.

MEUNIER.

Ils sont justes.

BERNARD.

Il n’est pas permis d’attaquer et de détériorer la réputation d’un homme qui sait c’ qu’il vaut.

VINCENT.

V’là c’ que c’est d’être malheureux ; vous n’êtes pas si sévère pour tout l’monde. Lundi, Gauthier n’a pas été à sa besogne, ni l’ mardi, ni l’ mercredi.

BERNARD.

Et nous sommes le jeudi...

VINCENT.

Pourtant vous n’ lui dites rien.

BERNARD.

Vous n’ le traitez ni d’voleur ni d’ faignant...

MEUNIER.

Gauthier ! c’ n’est pas d’lui-même qu’il se dérange, c’est vous et Leroux qui le détournez de ses occupations, qui profitez de sa faiblesse... mais j’espère qu’il se corrigera.

BERNARD.

V’là c’ que c’est, parce que vous êtes lié avec sa famille.

VINCENT.

Parce que vous êtes l’ parrain d’ son premier.

BERNARD.

C’est d’ la coterie.

MEUNIER.

Hein ? que dites-vous ?

BERNARD.

J’ dis que moi aussi, j’suis père de famille, et qu’ vous deviez avoir plus d’égards.

MEUNIER.

C’est vrai, tiens, prend cela.

Il lui donne de l’argent.

C’est pour acheter du pain à tes enfants, ça te donnera le temps de trouver de l’ouvrage.

Il rentre dans le bâtiment.

BERNARD, le reconduisant.

Merci bien, M. Meunier.

Se retournant après que Meunier est parti.

Hum ! le cancre !

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, excepté MEUNIER

 

Pendant la scène précédente, les ouvriers s’étaient écartés des principaux personnages, ici ils se rapprochent de Vincent et de Bernard.

BAPTISTE.

Eh ! bien ! qu’est-ce qu’il vous a dit ?

BERNARD.

Rien d’ bon, c’est un Juif.

VINCENT.

Tiens, il t’a donné quequ’ chose, pourtant.

BERNARD.

Vingt francs.

VINCENT.

Il ne m’a rien donné, à moi. 

BERNARD.

T’es pas père de famille, toi. J’ serai ben gras avec ses vingt francs.

VINCENT.

C’est pourtant genti.

BERNARD.

C’est genti ! c’est genti ! Pas moins faudra que j’ cherche de l’ouvrage... Eh ! ben’ v’là les maîtres, ca n’ vit qu’ des secours de l’ouvrier... C’est égal, v’là quoi faire la noce.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, GAUTHIER, LEROUX

 

VINCENT.

Eh ! bien, arrive donc, Gauthier, on n’attend plus que toi.

GAUTHIER.

Moi ! et pourquoi faire ?

VINCENT.

Comment, pourquoi faire ? et la pose du bouquet ?

GAUTHIER.

Vous n’ pouvez pas la faire sans moi ?...

BERNARD.

Impossible !

LEROUX.

Pourquoi ?

BERNARD.

Parce que c’est lui qui doit le poser.

GAUTHIER.

Moi !

LEROUX.

Comment, c’est lui ? Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? du tout, du tout.

TOUS.

Si, si, c’est Gauthier.

LEROUX.

J’ n’entends pas ça, c’est un passe-droit qu’on veut me faire, et foi d’ Leroux, je ne le souffrirai pas.

GAUTHIER, le prenant à part.

Je t’en prie, mon ami !

LEROUX.

N’ y a pas d’ami qui tienne.

GAUTHIER, bas.

C’est vrai, t’as raison, l’honneur t’appartient, mais laisse le moi, c’est un service que tu me rendras.

LEROUX.

Un service !

GAUTHIER, bas.

Tu sais bien que la fenêtre de mam’zelle Julie donne juste en face de la cheminée sur laquelle on posera le bouquet.

LEROUX, bas.

Ah ! je te comprends, tu veux briller à ses yeux. Au fait, ces choses-là, ça fait r’sortir un homme aux yeux d’une femme.

GAUTHIER, bas.

N’est-ce pas ? Eh ! ben alors...

LEROUX, bas.

Alors, je ne chicane plus.

GAUTHIER.

Ah ! t’est un ami.

LEROUX, haut.

Allons, les autres, nous sommes tous d’accord ; c’est un passe-droit que vous m’avez fait, mais c’est pour un ami, c’est comme si c’était pour moi.

VINCENT, à part.

Il y consent !

BERNARD, bas à Vincent.

Eh ! bien, il ne se fâche pas, la plaisanterie est manquée, elle est mauvaise la plaisanterie !

GAUTHIER.

C’ n’est pas tout. C’est à trois heures que j’ planterai l’ bouquet, il n’est que deux heures trois quarts : pour reconnaître vos bons procédés, je paye la goutte. Garçon, une chopine !

LEROUX.

C’est ça, en avant la consolation !

BERNARD.

En avant la consolation !

VINCENT, regardant la maison avec un sentiment de crainte.

Quand je regarde c’te maison, ça m’ fait d’  l’effet, j’ n’ai pas l’ courage d’aller trinquer avec lui.

Il rentre dans la maison neuve, M. Meunier en sort par autre issue ; madame Moreau se trouve au même instant sur le pas de sa boutique, ils s’accostent.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, MONSIEUR MEUNIER, MADAME MOREAU

 

MADAME MOREAU.

Bonjour, M. Meunier.

MEUNIER.

Ah ! c’est vous, ma bonne madame Moreau ?

MADAME MOREAU.

Oui, je voulais vous parler, m’sieur Meunier.

MEUNIER.

Et de quoi donc ?... vous avez l’air triste !

MADAME MOREAU.

Ah ! m’sieur Meunier, je n’ suis pas heureuse.

MEUNIER.

Comment cela ? est-ce que votre fils est tombé au sort ?...

MADAME MOREAU.

Non, dieu merci ; on n’a commencé le tirage que d’aujourd’hui, et il n’est qu’ pour le dernier jour, mais j’ suis bien inquiète sur le sort de ma pauvre fille, je sais que mon gendre se dérange... T’nez, le v’là qui boit avec les autres.

MEUNIER.

Il n’est pas méchant, pourtant.

MADAME MOREAU.

Non, mais les mauvaises connaissances... T’nez, m’sieur Meunier, tâchez d’ lui faire entendre raison ; vous êtes le parrain de son premier-né, et quand ce n’ serait qu’ pour ma pauvre fille...

MEUNIER.

Vous avez raison ; je tiens autant que vous à son bonheur. Vous savez si je l’aime...

MADAME MOREAU.

Ah ! c’est vrai, vous êtes bon, généreux... Pourquoi faut-il que j’ vous l’aie refusée en mariage pour la donner à c’ t’étourneau-là !... Mais j’suis mère, je n’ voulais pas forcer son inclination... Pauvre jeunesse, que deviendra-t-elle, si son homme tourne à mal ?...

MEUNIER.

Nous tâcherons que cela ne soit pas ; en tous cas, votre fille peut toujours compter sur moi... Si je n’ai pu obtenir le titre de son époux, je veux du moins mériter son estime.

MADAME MOREAU.

Vous êtes un bien brave homme, M. Meunier ; quoi ! au lieur de lui en vouloir...

MEUNIER.

Lui en vouloir ! et pourquoi ? Elle m’a refusé, c’est tout simple... j’ai bientôt cinquante ans, madame Moreau.

Air de Téniers.

Que voulez-vous, il faut bien qu’on raisonne ;
Pour moi les beaux jours ne sont plus ;
Déjà mon front et se ride et grisonne ;
Mais loin de moi les regrets superflus.
Sans trop d’efforts, j’ai dompté ma faiblesse,
Et du bonheur je garde la moitié,
Puisque mon cœur, pour charnier une vieillesse,
Faute d’amour, se donne à l’amitié.

MADAME MOREAU.

Excellent homme !

Trois heures sonnent, les Maçons sortent de chez le marchand d’eau-de-vie.

BERNARD, rentrant en scène, et achevant de boire un petit verre.

Dans le fond, il gagne à être connu Gauthier.

LEROUX, bas à Gauthier.

Allons, v’là l’ moment.

VINCENT, sortant du bâtiment, le bouquet à la main.

Tiens, Gauthier, l’ bouquet.

GAUTHIER, prenant le bouquet, bas à Leroux.

Mon ami, elle est à sa croisée.

LEROUX, bas.

Tant mieux.

GAUTHIER, bas.

Le cœur me bat.

Air : Ah ! quel plaisir d’être soldat.

Ah ! quel plaisir ! que j’ suis heureux
D’aller sur la cheminée
Planter ce bouquet à ses yeux !

LEROUX.

De t’voir, ell’ sera fortunée ;
Car le sexe est si vaniteux...

GAUTHIER.

Pour moi quelle belle journée !

LEROUX, à part.

Qu’on est bêt’ quand on est amoureux !

Ensemble.

GAUTHIER.

Ah ! quel plaisir ! que j’suis heureux ! etc.

CHŒUR de tous les personnages, excepté Vincent.

Ah ! quel plaisir ! qu’il est heureux
D’aller sur la cheminée,
Planter ce bouquet glorieux !
Ah ! quel plaisir ! qu’il est heureux !

Gauthier s’élance sur l’échafaudage ; tous les yeux sont fixés sur lui.

MEUNIER.

Ah ! mon dieu ! le nœud se détache !

LEROUX.

L’échelle n’est pas assurée !

MADAME MOREAU.

Ô ciel !

LEROUX.

Arrête, Gauthier.

MEUNIER.

Ne montez pas plus haut.

MADAME MOREAU.

Il est perdu !

TOUS.

Arrêtez ! arrêtez ! Ah !

Cri général. Une partie de l’échafaudage s’écroule ; Gauthier disparait derrière la maison.

LEROUX.

Gauthier, mon ami !...

MEUNIER.

Le malheureux !

MADAME MOREAU.

Mon gendre !

Ils sortent en courant.

 

 

Scène VI

 

VINCENT, BERNARD, PERGOT, BAPTISTE, DURAND

 

Les Compagnons veulent suivre M. Meunier.

VINCENT, les retenant.

Arrêtez !... taisez-vous... pas un mot, pas un geste... Il ne faut pas nous compromettre.

BERNARD.

Comment ça ?

PERGOT.

Quel malheur !

BERNARD.

C’ pauvre Gauthier ! C’est ta faute à toi, Vincent.

VINCENT.

Tais-toi donc... Allons, vivement ; ça vous remettra...

BERNARD.

J’ai pas soif.

PERGOT.

Ni moi.

LES AUTRES.

Ni moi.

VINCENT, essayant de boire.

Ni moi non plus... surtout n’allons pas jaser... n’allons pas nous trahir... Un mot d’ trop, et nous sommes tous perdus !

TOUS.

Perdus !...

BERNARD.

Comment, perdus ?...

VINCENT.

Taisez-vous donc, v’là Leroux !

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, LEROUX

 

Il accourt, pâle, les yeux hagards, et tenant deux gourdins à la main.

LEROUX.

Ah ! je vous trouve tous !

Vincent s’est approche de la table, et a pris un verre qu’il offre en tremblant à Leroux.

VINCENT.

Tiens, Leroux, un verre !

LEROUX.

Non, pas d’ verre... Eh ben, laisse-le, puisqu’il y est aussi bien, j’ai soif, j’ai chaud, j’ai froid... J’étouffe tout ensemble...

Il boit.

Savez-vous ce que vous êtes tous ?... un tas d’assassins !

TOUS.

Leroux !

LEROUX.

Silence !... j’ vous ai d’vine maintenant : c’était pas moi qu’ vous jalousiez, en m’faisant un passe-droit, c’ n’était pas pour moi qu’ vous aviez détaché la corde qui tenait l’échelle.

VINCENT.

Qu’est-ce que tu veux dire ?

LEROUX.

Silence ! Je n’ viens pas ici pour vous dénoncer ; votre emprisonnement ne guérirait pas l’ pauvre diable ; mais s’il a reçu un mauvais coup, alors... oui, alors, il faut que vous la sautiez tous aussi, ou ben, c’est qu’ vous m’donnerez mon affaire... Jusque-là, j’ n’en veux qu’un.

Montrant ses gourdins.

Ça s’ passera sans bruit... Gauthier est mon ami, l’ mal qu’on lui fait, on me l’ fait aussi à moi.

Air de la Sentinelle.

Il mourra, p’t’êt’, mais je l’ veng’rai bientôt,
J’ veux qu’à l’instant l’un d’ vous me satisfasse,
Il n’m’en faut qu’un, j’ vous l’ai dit, mais me l’ faut,  
Et l’un d’ nous deux, doit rester sur la place.
Qu’est c’ qui s’ nomm’ra ? voyons, pas de détours,
Je veux savoir seul’ment parmi les vôtres,
Si lorsqu’on veut jouer d’ ces tours,
On saura défendre ses jours,
Comme on sait les ôter aux autres.

Eh ben ! personne ne répond... je ne suis pourtant qu’un homme... Qu’est-ce donc qui dira : c’est moi ?... Faut-il que j’ crie tout haut qu’est-c’ qu’est l’assassin de Gauthier ?... et que j’ vous fasse prendre à tous le chemin d’ la force ?... Allons, qu’est-c’ qui lève la main ?... Est-ce toi ? est-ce toi ?...

À Vincent, en le prenant au collet.

Est-ce toi ?...

VINCENT.

Ah ! ça, mais crois-tu me faire peur ?

LEROUX.

Ah ! à la bonne heure... j’ t’estime, toi ; j’vas t’faire ton affaire... Marchons, marchons.

Il l’entraine.

 

 

TROISIÈME JOURNÉE

 

L’Anniversaire, comédie mêlée de couplets

 

La scène se passe chez Gauthier. Une chambre, pauvrement meublée. Au-dessus de la cheminée, une vieille horloge.

 

 

Scène première

 

GAUTHIER, LOUISE, MADAME MOREAU

 

Gauthier est assis près de la cheminée.

LOUISE, lui offrant de la tisane.

Allons, allons, buvez ; ça vous fera da bien.

GAUTHIER.

Quand j’ te dis, Louise, que j’ suis guéri, tout-à-fait guéri.

LOUISE.

C’est égal, je le veux.

GAUTHIER.

Allons, c’est pour te faire plaisir.

LOUISE.

À la bonne heure.

MADAME MOREAU.

C’est bien heureux tout d’ même, mon pauvre Gauthier, que tu en aies été quitte à si bon compte.

GAUTHIER.

C’est vrai : au fait, il n’y a pas tout-à-fait quinze jours que je garde la chambre.

MADAME MOREAU.

Et, d’après c’ que Leroux m’a conté, votre camarade Vincent, avec qui il s’est battu, pour te venger, s’est fait là une belle affaire ; le v’là maintenant dans les mains à la justice, et comment s’en tirera-t-il ?

GAUTHIER.

Comment ? il s’ pourrait ?

MADAME MOREAU.

Je n’ le plains pas ; il l’a bien mérité. Quant à Leroux, il s’est bien comporté dans c’t’affaire-là.

GAUTHIER.

Oh ! oui, c’est un bon ami que Leroux ; aussi il peut compter sur moi, à la vie et à la mort !

LOUISE.

Sans doute M. Leroux a un bon cœur... Quel dommage !...

GAUTHIER.

Comment ? quel dommage ! Après ?

LOUISE.

Gauthier !...

GAUTHIER.

Louise !...

LOUISE.

Eh bien ! toutes les fois que ton ami viendra te voir, il sera le bienvenu ici ; nous nous mettrons en frais tant que nous pourrons pour le bien recevoir ; mais...

GAUTHIER.

Mais...

LOUISE.

Je t’en prie, ne sors plus avec lui, n’ vas plus à la Courtille, et surtout quand mam’zelle Julie...

GAUTHIER, se levant.

Mam’zelle Julie ; allons, encore !

LOUISE.

Convenez-en, Monsieur, d’puis qu’ vous la connaissez, vous n’ m’aimez plus comme autrefois.

GAUTHIER, se promenant avec colère.

C’est ça, c’est ça ; faites moi des scènes, j’ vous en prie.

MADAME MOREAU.

Allons, allons, mes enfants, apaisez-vous... Un jour de convalescence... Et puis ce n’est pas tout... un jour d’anniversaire...

GAUTHIER.

Comment ?...

LOUISE.

Et de quoi donc ?

MADAME MOREAU.

Le combien sommes-nous aujourd’hui ?

LOUISE et GAUTHIER.

Le... le...

MADAME MOREAU.

Le 19 septembre.

GAUTHIER.

Eh bien !...

LOUISE.

Le jour de votre mariage...

GAUTHIER.

C’est vrai.

MADAME MOREAU.

Air : Par l’amitié. (de la Mansarde.)

Rappelez-vous, (bis.)
Enfants, cette heureuse journée ;
Pauvres époux ! (bis.)
Faites la paix, embrassez-vous.

GAUTHIER.

Quoi ! le jour de notre hyménée,
Un tel souvenir m’est bien doux.

LOUISE.

Ah ! combien je m’crus fortunée,
Quand je te nommai mon époux.

GAUTHIER.

Faisons la paix, embrassons-nous.

LOUISE.

Embrassons-nous.

Ensemble.

MADAME MOREAU.

Rappelez-vous, etc.

LOUISE et GAUTHIER.

Rappelons-nous, etc.

GAUTHIER.

Merci, merci, la mère Moreau, une bonne idée qu’ vous avez eu là pour nous raccommoder.

MADAME MOREAU.

N’est-ce pas ? oh ! j’en ai quelquefois des bonnes, de idées.

On frappe à la porte, elle va ouvrir.

M. Meunier !

 

 

Scène II

 

GAUTHIER, LOUISE, MADAME MOREAU, MONSIEUR MEUNIER

 

MEUNIER.

Bonsoir, bonsoir, mes enfants... Eh ben ! il m’ paraît qu’ ça n’ va pas trop mal aujourd’hui ?

GAUTHIER.

Mon dieu, merci, ça va bien, très bien, même, et vous y êtes pour quelque chose, mon brave Monsieur.

MEUNIER.

Moi ! que voulez-vous dire, Gauthier ?

GAUTHIER.

Comment ! c’ que j’veux dire ? Pendant qu’j’ai été malade, n’êtes-vous pas venu me voir presque tous les jours ? et plus d’une fois, sans faire semblant de rien, ne vous êtes vous pas approché de la cheminée pour... et maintenant encore, M. Meunier, qu’est-ce que c’est que cette pièce d’or-là ?

LOUISE et MADAME MOREAU.

Une pièce d’or !

MEUNIER.

C’est bon, c’est bon, n’ parlons pas d’ ça.

GAUTHIER.

Ah ! par exemple, celle-ci, je n’ la prendrai pas ; dieu merci, je n’ suis plus malade, et demain je r’tourne à l’ouvrage.

MEUNIER.

Du tout, c’est à mon service que vous vous êtes blessé, et j’exige...

GAUTHIER.

Je ne la prendrai pas.

MEUNIER.

Je te dis que si...

GAUTHIER.

J’ vous dis qu’ non.

Air : Il me faudra quitter l’empire.

Faudra-t-il me mettre en colère ?

MEUNIER.

Non, ça nuirait à ta santé,
Et tu l’ tairas, si tu crains de m’ déplaire.

GAUTHIER.

Mais cet argent, je n’ l’ai pas mérité,
Je n’en veux pas.

MEUNIER.

Est-on plus entêté !
Fair’ des heureux, a pour moi tant de charmes !
Pour un tel bien rien n’ doit être épargné ; (bis.)
Et si mon or peut sécher quelques larmes,
Ah ! c’est pour moi cent pour cent de gagné !

Allons, allons, ne t’avise pas de me répliquer, ou je me fâcherai à mon tour.

LOUISE.

Ah ! M. Meunier, ma reconnaissance...

MADAME MOREAU, pleurant.

C’est bien, c’est très bien, ces traits-là. Voyez, qu’est-ce qui frappe à c’t’ heure ?

Elle ouvre. Leroux entre en scène.

TOUS.

Leroux !

 

 

Scène III

 

GAUTHIER, LOUISE, MADAME MOREAU, MONSIEUR MEUNIER, LEROUX

 

LEROUX.

Bonsoir, madame Moreau, et la compagnie... Ah ! vous v’là, M. Meunier, vot’ serviteur ; je n’ savais pas vous trouver ici, sans ça, je s’rais venu plutôt... ou plus tard, parce que vous ne m’aimez guère...

MEUNIER.

À vous parler franchement, vous ne vous trompez pas ; vous êtes un bon ouvrier, j’en conviens, mais vot’ caractère, vos mœurs...

LEROUX.

Ah ! dam’ ! voilà... c’est que j’ soutiens la cause des compagnons ; c’est pas l’ moyen de m’ faire bien venir des bourgeois...

MEUNIER.

Si vous aviez raison, les bourgeois ne vous en voudraient pas.

LEROUX.

Ma foi, tous les maîtres qu’ils sont, y en a p’t’être qui n’ me valent pas.

GAUTHIER.

Leroux ! Leroux !

LEROUX.

Moi, du moins, c’est pas par calcul que j’m’intéresse aux gens... tout le monde n’en peut pas dire autant, mossieu Meunier.

MEUNIER.

Je ne vous comprends pas.

LEROUX.

Mais moi, j’m’entends, suffit...

GAUTHIER.

Leroux, que veux-tu dire ?

LOUISE.

Ah ! mon dieu !

MADAME MOREAU.

M. Meunier, venez donc voir votre filleul. Pauvre enfant, il est là dans la chambre voisine ; il y a bien longtemps qu’ vous n’ l’avez vu.

LOUISE.

Oui, venez, j’ vous en prie.

MEUNIER.

Allons... car aussi bien, j’ai peu de plaisir à rester avec M. Leroux.

LEROUX.

Merci.

Meunier sort avec madame Moreau et Louise.

 

 

Scène IV

 

GAUTHIER, LEROUX

 

LEROUX.

C’est égal, il est vexé... faut ca, faut leur river leur clou de temps en temps.

GAUTHIER.

Mais tu semblais vouloir lui en faire entendre plus que tu n’en disais... Qu’est-ce qu’il y a donc ?

LEROUX.

Oh ! rien, c’est un cancan.

GAUTHIER.

Un cancan ! lequel ?

LEROUX.

Non, je ne dois pas te dire ça.

GAUTHIER.

Pourquoi ?

LEROUX.

Parce qu’on n’ sait pas c’ que ça peut d’venir ; t’as la tête chaude.

GAUTHIER.

Comment ! ça me regarde donc ?

LEROUX.

Un peu.

GAUTHIER.

J’ veux qu’ tu t’expliques.

LEROUX.

J’ te dis que je n’ peux pas.

GAUTHIER.

Leroux, tu n’es pas un ami !

LEROUX.

Eh ben ! vois-tu, mon garçon, c’est des bruits, des ouï dire, il n’y a rien de positif... mais enfin faut prendre garde... faut toujours prendre garde.

GAUTHIER.

Je n’ te comprends pas, achève...

LEROUX.

Ton M. Meunier, vois-tu, je m’en défie, moi ; c’est un ladre qui ne me paierait pas, à moi ni aux autres, un quart d’heure en sus de nos semaines.

GAUTHIER.

Eh bien ! après.

LEROUX.

Après ! après ! si tu avais entendu c’ que disaient tout à l’heure les compagnons en trinquant ensemble : « le maître maçon, M. Meunier, qui va tous les jours chez Gauthier. – Bah ! vraiment – et puis, tandis qu’il est malade, il lui paie ses journées à ne rien faire. – en vérité, c’est drôle tout d’ même, et puis il laisse queuqu’ fois des pièces d’or sur la cheminée. »

GAUTHIER.

Des pièces d’or, c’est vrai...

LEROUX.

Et là-dessus on jasait, on cancanait des histoires, des contes, des suppositions... « Pourquoi qu’il est si généreux ? d’où ça vient-il ? qu’est-ce qu’on peut en croire ? » Et patati, et patata ; le diable d’un côté, ta femme de l’autre... enfin...

GAUTHIER.

Ma femme !

Air : Restez, restez, troupe jolie.

Ciel qu’as-tu dit ?

LEROUX.

Oui, sur mon âme,
On la nominait, et l’on disait :
« Elle est gentille, au moins, sa femme,
« Et Mossieu Meunier s’y connaît.

GAUTHIER.

Leroux, arrête... Il se pourrait !

LEROUX.

« Aussi, comme il est équitable,
« Il prend Gauthier pour favori.
« Si la femme était moins aimable,
« Il aimerait moins le mari. »

GAUTHIER.

Leroux ! Leroux !... ah ! voilà des idées que je n’avais jamais eues... Et pourtant... oui, oui, ces visites, cet or, tout cela s’accorde, j’en suis sûr maintenant. Louise ! Louise !

LEROUX.

Eh ben ! v’là-t-il pas qu’ tu t’emportes comme un fou, sans être sûr de rien, j’ te dis d’ te méfier, et v’là tout ; d’abord, quant à ta femme, j’suis ben sûr qu’elle t’aime toujours.

GAUTHIER.

Hein ? que dis-tu ? Elle m’aime, oui, tu as raison, elle m’aime, je le crois, j’en suis certain, mais M. Meunier.

LEROUX.

Ah !... M. Meunier, j’te l’répète, défie-toi-z’en : surtout quand il va rentrer tout à l’heure, n’va pas faire du tapages un esclandre, mauvais moyen, avec ça tu n’saurais jamais la vérité, faut du calme, faut beaucoup de calme.

GAUTHIER.

Du calme ! oui, j’en aurai, sois tranquille, va.

Il marche avec colère d’un bout à l’autre du théâtre.

Leroux !

LEROUX.

Eh ben ?

GAUTHIER.

Mon ami, mon cher Leroux !

LEROUX.

Après ?

GAUTHIER.

Va-t’en.

LEROUX.

Comment, que j’ m’en aille ?

GAUTHIER.

Oui, j’ vas leur parler, et je n’ veux pas que tu sois là... tu serais de trop...

LEROUX.

C’pendant, mon ami...

GAUTHIER.

Laisse-moi, j’ te dis, j’ t’aime beaucoup, j’ t’estime... mais enfin...

Air de Fernand Cortès.

Va-t’en, va-t’en, va-t’en,
C’ mot là n’est pas aimable ;
Non, mais au nom du diable,
Va-t’en, pars à l’instant.

LEROUX.

Dans un mouv’ment jaloux,
N’ va pas fair’ de bêtise,
J’ suis sûr que ta Louise
T’es fidèl’, foi de Leroux.
Va-t’en, va-t’en, va-t’en,

Ensemble.

C’ mot la n’est pas aimable ;
Mais je suis un bon diable,
Et je pars à l’instant.

GAUTHIER

Va-t’en, va-t’en, va-t’en, etc.

Leroux sort.

 

 

Scène V

 

GAUTHIER, seul

 

Il continue de marcher avec beaucoup d’agitation.

M. Meunier ! M. Meunier !... Ses pièces d’or, où sont-elles ? j’ n’en veux pas.

Prenant celle qui est sur la cheminée.

En v’là déjà une ; et les autres ?...

Il fouille dans la commode.

J’ vas lui rendre tout ça, et j’lui dirai... Ah ! le voilà !...

Ici Meunier entre en scène avec Louise et madame Moreau.

 

 

Scène VI

 

GAUTHIER, MONSIEUR MEUNIER, MADAME MOREAU, LOUISE

 

Gauthier regarde Meunier d’un air furieux, et lui tourne le dos.

MEUNIER.

Qu’avez-vous donc, mon cher Gauthier ?

GAUTHIER.

C’que j’ai ! c’que j’ai !... Tenez, le v’là, votre or... le v’là... r’prenez-le... r’prenez-le, que j’ vous dis... j’ n’en veux pas... et puis, r’gardez bien cette porte, j’ vous invite à n’y jamais rentrer...

TOUS.

Comment ?

MEUNIER.

Je n’ puis comprendre...

LOUISE.

Mon ami...

GAUTHIER.

Tais-toi, j’ suis pas ton ami.

MADAME MOREAU.

C’est ainsi que tu reconnais les bontés... 

GAUTHIER.

Ses bontés... il en trouvera’ d’autres qui les r’cevront avec plaisir... quant à moi... je n’suis pas d’ ces gens-là...

MADAME MOREAU.

Mais enfin, mon gendre...

GAUTHIER.

Ma belle-mère, mêlez-vous de c’ qui vous r’garde.

Air du Barbier.

N’ vous en déplaise,
Je suis bien aise,
De fair’ chez moi mes volontés.
Ici, peut-être, Je suis le maître !

À M. Meunier.

V’là votre or, prenez et partez.

Il le force à reprendre son or.

MEUNIER.

Vit-on jamais, hélas ! pareille rage ?

LOUISE.

Dis-moi, Gauthier, as-tu perdu l’esprit ?

GAUTHIER.

Je l’ai perdu, l’ jour d’ mon mariage ;
Mais pas d’ raisons, j’ vous l’ai déjà dit ;
N’ vous en déplaise,
Je suis bien aise, etc.

Meunier, sort avec Madame Moreau.

 

 

Scène VII

 

GAUTHIER, LOUISE

 

Louise est allée s’asseoir sur le devant de la scène ; Gauthier ferme la porte et tire le verrou, puis il redescend la scène, toujours avec la même fureur, renverse une chaise qui se trouve sous ses pieds, la relevant d’un air impatient, il la brise, et s’assied sur une autre, et regarde Louise qui versé des larmes.

GAUTHIER.

Oui, oui, pleure, va, tu ne m’attendriras pas, sois tranquille.

Il ramasse un des morceaux de la chaise qu’il a brisée, en frappe un miroir accroché au-dessus de la cheminée, et le met en pièces. Ce mouvement fait lever la tête à Louise, mais elle garde toujours le silence. Impatienté, il se rapproche d’elle, et lui frappant légèrement sur l’épaule.

Louise...

LOUISE.

Monsieur...

GAUTHIER.

C’est aujourd’hui l’anniversaire de notre mariage.

LOUISE.

Oui, Monsieur.

GAUTHIER.

Si c’était à r’faire, je n’ me marierais pas.

Moment de silence. 

Et vous... Répondez donc.

LOUISE.

Je n’ai rien à vous dire, mais... je pleure...

GAUTHIER.

Ah ! oui, vous pleurez, vous regrettez d’être ma femme... Vous aimeriez mieux maintenant avoir épousé... M. Meunier...

LOUISE.

M. Meunier ?

GAUTHIER.

Au fait, il est riche... Il a des pièces d’or.

LOUISE.

Gauthier... je comprends maintenant... votre colère de tout à l’heure... j’ commence à en deviner la cause. Allez, Monsieur, c’est bien mal, c’est affreux ! Et qu’est-ce qui a donné ces idées-là ? M. Leroux, sans doute... car c’est toujours lui qu’ vous croyez : S’il y a un conseil à prendre, c’est toujours à lui qu’ vous l’ demandez... aussi ; ils vous font faire de belles choses, ses conseils.

GAUTHIER, à part.

Eh bien ! j’ai une querelle à lui faire, et c’est elle qui me gronde, à présent !

LOUISE.

Vous qui osez sans aucun motif, être jaloux avec moi, n’avez-vous pas de reproche à vous faire ?... Grâce à M. Leroux, si vous aimez une femme à présent, c’ n’est pas la vôtre.

GAUTHIER.

Louise, que dis-tu ?

LOUISE.

Laissez-moi, Monsieur, allez faire des scènes à mademoiselle Julie.

Elle va se rasseoir.

GAUTHIER, à part.

Au fait, elle a raison... c’est ce maudit Leroux qu’est cause de tout cela... Il n’me fait jamais faire des sottises...

Haut.

Allons, Louise, j’ai tort... pardonne moi...

LOUISE.

Jamais, Monsieur, jamais !

GAUTHIER.

Je t’en prie, Louise.

LOUISE.

Laissez-moi.

GAUTHIER.

Air : Si je m’en souviens bien !

Ah ! loin de moi mon injuste colère,
La jalousie a troublé ma raison ;
Mais c’est fini, si j’ai pu te déplaire,
À tes genoux j’en demande pardon.
Il fut un temps, oui, je me le rappelle,
Où, malgré moi, me laissant entraîner,
À chaque instant je te cherchais querelle,
Louise alors aimait à pardonner.

LOUISE.

Ce souvenir a fait couler mes larmes.
Il est bien loin ce jour, cet heureux jour,
Ou nos débats avaient pour moi des charmes !
Ils m’étaient chers, ils venaient de l’amour !
D’une autre, hélas ! quand votre âme est éprise,
Tous vos discours, Monsieur, sont superflus ;
Non, plus d’amour, et la pauvre Louise,
Depuis longtemps ne vous pardonne plus.

GAUTHIER, lui prenant la main.

Tu as beau dire, tu n’auras pas le courage de me garder rancune,

LOUISE.

Si fait.

GAUTHIER.

Non pas.

LOUISE.

Je l’ sais mieux qu’ vous, peut-être.

L’horloge sonne dix heures.

GAUTHIER.

Dix heures... dis donc, Louise.

LOUISE.

Eh bien ?

GAUTHIER.

Il у deux ans, à dix heures du soir...

LOUISE.

Ne m’ parlez pas d’ ça, Monsieur, depuis deux ans, tout est bien changé.

GAUTHIER.

Non, non, ma Louise, c’était ici, dans cette chambre là... la noce était terminée... tout le monde était parti...

Air du Vaudeville de la haine d’une femme.

À c’ moment, je crois être encore ;
Enfin, j’étais seul avec toi,
J’ te disais : je t’aim’, je t’adore,
Et Louis’ disait comme moi.

LOUISE.

Mais alors, Monsieur, je m’rappèle,
Vous me juriez d’être fidèle.

GAUTHIER.

Oui, ce serment là fut le mien,
Louise, il fut aussi le tien.

LOUISE.

Je m’en souviens ; (bis.)
Mais vous, Gauthier ?

GAUTHIER.

Je m’en souviens,
Je m’en souviens, (bis.)
Ma Louise, je m’en souviens.
Ah ! je ne l’oublierai de ma vie,
Jamais autant je n’ fus heureux...
Comme ma femme était jolie !
Et moi, comm’ j’étais amoureux !
Puis, me servant d’ mon privilège,
Louise, un p’tit baiser, disais-je,
Et Louis’ ne refusait rien.
Je m’en souviens, (bis.)
Ma Louise, je m’en souviens.

LOUISE.

Je m’en souviens, (bis.)
Mon cher Gauthier, je m’en souviens.

Ils s’embrassent.

 

 

QUATRIÈME JOURNÉE

 

L’Emprunt forcé, drame.

 

La chambre de Gauthier, plus pauvrement meublée qu’au tableau précédent.

 

 

Scène première

 

LOUISE, seule

 

La porte de la chambre est ouverte, Louise s’adresse à quelqu’un qui est censé descendre l’escalier.

Adieu, adieu, mon frère... adieu, Charles, bonne chance.

Fermant la porte.

C’est aujourd’hui qu’il va tirer au sort... pourvu qu’il soit heureux !... Il aime tant sa chère Henriette !... Quel dommage, s’il avait un mauvais numéro ! Celui-là, du moins, rendra sa femme heureuse. Pauvre frère !... il est actif, lui, laborieux... voilà ses petites épargnes de quatre années.

Elle tire une petite boîte de sa commode.

C’est à moi qu’il les a confiées... 400 francs ; si le sort ne le favorise pas, avec ça, peut-être, tout espoir n’est pas perdu pour lui ; tandis que moi...

Elle va regarder à l’horloge.

Onze heures, et pas encore de retour ! Allons, il ne rentrera pas déjeuner... il est sans doute avec Leroux, avec mademoiselle Julie... Ah ! je suis bien malheureuse !

On frappe.

C’est lui !

Elle ouvre.

Leroux aussi !

 

 

Scène II

 

LOUISE, GAUTHIER, LEROUX, BERNARD

 

LEROUX.

Bonjour, petite mère... Eh bien ! vous n’avez pas l’air enchanté de m’ voir.

LOUISE.

Si j’ vous disais l’ contraire, M. Leroux, vous n’ me croiriez pas.

LEROUX.

À la bonne heure, v’là à la franchise, mais j’aime mieux ça... la sournoisie n’est pas mon genre.

GAUTHIER.

Allons, allons, laissons cela. Louise, as-tu un morceau à offrir aux amis ? nous avons faim.

BERNARD.

Et soif.

LOUISE.

Je n’ai rien.

LEROUX.

Rien... c’est pas grand chose, ça.

GAUTHIER.

Ah ! diable ! Eh ben ! va chercher quelque chose... va donc.

LOUISE.

Vous savez bien que pour acheter, il faut d’ l’argent.

LEROUX.

C’est assez juste.

LOUISE.

Et d’puis qu’ vous n’ travaillez plus...

GAUTHIER.

Ah ! toujours la même chose !

BERNARD.

V’là c’ que c’est : chez nous, c’est tout d’ même... au lieur que, quand j’étais célibataire, j’était indépendant...Quand j’avais plus pouf dans un Cadran-Bleu, j’ te vous en allais dans un autre ; mais, quand on a un ménage sur les bras, c’ n’est plus ça... Ah ! dieu de dieu ! qu’on est quequ’ fois cornichon de s’ marier !

LEROUX, bas.

Tais-toi donc, imbécile, ces choses-là n’ se disent pas d’vant les femmes.

BERNARD.

C’est vrai, c’est une inconséquence irréfléchie.

LEROUX.

Comment, c’est là qu’ vous en êtes réduits ?... C’est égal, n’ vous désolez pas, madame Gauthier, avant peu, tout ça changera.

BERNARD.

Oui, ça changera.

LEROUX.

En attendant, j’ai encore par là une vieille pièce trente sous... La v’là, c’est moi qui paie aujourd’hui ; bientôt nous en aurons plus que nous n’ voudrons.

LOUISE.

Comment ?

LEROUX.

Oh ! rien ; c’est un projet.

LOUISE.

Un projet !

BERNARD.

C’est bon, c’est bon, c’est une chose qui nous regarde nous autres gens de l’état... les femmes n’y sont pour rien.

GAUTHIER.

C’est juste. Allons, va nous chercher d’ quoi déjeuner.

LOUISE.

J’y vais.

LEROUX.

Tâche qu’elle n’ rentre pas tout de suite.

GAUTHIER, bas.

C’est bon.

À Louise.

Apporte-moi donc des nouvelles de la mère Moreau, en même temps.

LOUISE.

Oui, j’irai chez maman.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

GAUTHIER, LEROUX, BERNARD

 

GAUTHIER.

Elle est partie... reprenons notre affaire. Vous pensez donc, Bernard ?...

BERNARD.

Qu’ ça s’rait un coup hardi ; un grand bénifice à faire.

GAUTHIER.

Et vous espérez que nous aurons beaucoup pour nous ?

BERNARD.

C’est invariable.

LEROUX.

Tous les ouvriers du quartier.

BERNARD.

Et nous sommes une cinquantaine, rien qu’ ça.

LEROUX.

Tous sont bien décidés à n’ plus travailler, à moins qu’on augmente le prix des journées... Dans deux heures, nous avons rendez-vous aux carrières ; ils y seront tous, et nous nous entendrons pour tenir un mois.

GAUTHIER.

Ce n’est pas trop.

LEROUX.

C’est assez pour dégoûter ceux qui ne peuvent vivre à rien faire... Alors, ceux-là retourneront dans leur pays, tout l’ouvrage nous restera, et nous f’rons payer c’ que nous voudrons.

BERNARD.

C’est bien dit, ça, et nous rattraperons c’ que les maîtres nous r’doivent.

GAUTHIER.

Mais il faudra être raisonnables.

BERNARD.

Pardine ! nous n’ demanderons pas des milles et des cents !

GAUTHIER.

D’ailleurs, on m’ doit rien, à moi.

BERNARD.

On n’ vous doit rien !... et quand l’maître éprouve des faillites, quand, sous prétexte qu’on n’ le paie pas, il dit qu’ ça lui fait du tort et, qu’il nous engage à travailler au rabais, est-c’ qu’il n’ s’enrichit pas de tout c’ qu’il nous r’tranche ?

LEROUX.

De tout c’ qu’il nous vole... Crois-tu pas qu’ si nous n’avions jamais perdu d’argent, et sans la baisse des journées, Meunier s’rait aussi à son aise qu’il l’est ?

GAUTHIER.

Meunier, Meunier, dis-tu ?... Ah ! ce nom-là me décide ! Eh bien ! oui, je suis des vôtres.

LEROUX.

Ainsi, c’est convenu... dans deux heures, aux carrières...

GAUTHIER.

J’y serai.

BERNARD.

C’est pas tout... au préalable, faut vivre.

LEROUX.

Nous nous cotiserons pour une caisse d’assurance.

BERNARD.

C’est dit. Moi, j’ vas tout mettre en plan chez nous ; et toi, Leroux, combien mets-tu ?

LEROUX.

Tout c’ que j’ pourrai ramasser d’argent et d’effets... chez Victoire.

BERNARD.

Bien. Et vous Gauthier ?

GAUTHIER.

Ah ! dam’ ! moi, j’n’ai rien ; d’puis qu’ je n’ travaille plus, nous sommes dans une gêne extrême, et même nous avons été obligés, pour vivre, d’engager bien des choses.

LEROUX.

Eh ben ! t’as tes reconnaissances, ça s’ vend.

BERNARD.

Oui, il y a un petit endroit, rue Neuve-Saint-Eustache, où ça s’achète.

GAUTHIER.

Mais ma femme, que dira-t-elle ?

BERNARD.

Elle dira c’ qu’elle voudra ; les intérêts particuliers doivent céder le pas devant les intérêts générals.

GAUTHIER.

Dam ! si vous croyez...

BERNARD.

J’ vous dis qu’ c’est une affaire d’or.

LEROUX.

Et d’honneur pour les ouvriers.

GAUTHIER.

Allons.

LEROUX.

C’est décidé, n’est-ce pas ?

BERNARD.

Oui, c’est décidé.

LEROUX, serrant la main de Gauthier.

À la vie, à la mort.

BERNARD.

Allons, vivement, les reconnaissances.

GAUTHIER.

Oui, dépêchons-nous avant qu’ ma femme ne r’vienne.

LEROUX.

Quand elle reviendrait, est-ce que tu n’es pas chez toi ? est-ce que tu n’es pas l’ maître ?

BERNARD.

Au fait, est-ce qu’il dépend d’elle ?

GAUTHIER.

Non, mais j’aime autant qu’elle n’ sache rien... Les femmes, ça n’entend pas toujours les grandes affaires.

LEROUX.

Ça peut ben être... alors, dépêchons-nous.

Ils ouvrent le tiroir de la commode, et en tirent des papiers.

GAUTHIER.

Tiens, les voici, prends toi-même.

LEROUX.

N’y a qu’ ça ?

BERNARD.

C’ n’est guère.

LEROUX.

Surtout pour nous faire adjuger la caisse... Vois donc encore.

GAUTHIER.

Ah ! il n’y a plus rien, à moins qu’ ma femme n’en ait mis dans le tiroir d’en bas.

BERNARD.

Cherchez toujours.

GAUTHIER.

Non, il n’y a rien.

Il prend une boîte.

LEROUX.

Queuqu’ c’est c’te boîte-là ?

GAUTHIER.

Je n’ la lui ai jamais vue.

LEROUX.

C’est lourd, tout d’ même.

BERNARD.

Y a d’ l’argent, c’est sûr... Les femmes, ça a toujours des cachettes.

LEROUX.

Dam’ ! faut voir.

GAUTHIER.

Coupe la ficelle.

LEROUX.

De l’or !

GAUTHIER.

Comment !

BERNARD.

De l’or !... n’crions pas... ça d’vient intéressant.

LEROUX.

Et un papier !

BERNARD.

Y a d’ l’écriture dessus.

GAUTHIER.

Voyons.

Il lit.

Cet argent n’ m’appartient pas, c’est à... Le resté est déchiré, effacé...

BERNARD.

C’est une ruse... voyez-vous la cachotière !... combien y a-t-il ?

LEROUX.

Quatre cents francs.

BERNARD et GAUTHIER.

Quatre cents francs !

LEROUX.

Avec ça nous pourrions être à la tête de la coalition.

GAUTHIER.

Leroux ! Leroux ! ça n’ se peut pas... si il n’est pas à nous, c’t’ argent.

LEROUX.

Eh ben ! est-ce que j’ te dis de l’ prendre.

GAUTHIER.

À la bonne heure, j’ te r’connais.

LEROUX.

Moi, te conseiller un vol ! c’ n’est qu’un emprunt.

BERNARD.

V’là tout.

GAUTHIER.

Du moins attendons le retour de ma femme, elle nous apprendra...

BERNARD.

Bah ! est-c’ qu’une femme n’a pas toujours des colles à nous conter ?

LEROUX.

Ah ça ! qu’est-ce que tu as à craindre ? tu penses bien qu’une pareille mise de fonds nous attirera la confiance générale, nous serons trésoriers ; alors que c’t’ argent t’appartienne ou non, tu n’ cours aucun risque ; la caisse sera dans nos mains, tu pourras reprendre tes quatre cents francs quand tu voudras ; c’est sensible.

GAUTHIER.

Non, je n’oserai jamais.

LEROUX.

Eh bien ! j’oserai pour toi.

GAUTHIER.

Leroux !...

LEROUX.

Je n’ t’écoute plus.

BERNARD.

C’est çà, filons, filons. 

GAUTHIER, se mettant devant la porte.

Non, vous ne sortirez pas.

BERNARD.

Ah ça ! il n’a donc pas d’ sang dans les veines ? Jeune homme, vous n’avez pas d’ sang dans les veines.

LEROUX.

Eh bien ! la v’là, ta boîte... je le vois, tu n’ veux pas gagner d’argent avec nous, tu préfères que Meunier t’en donne.

GAUTHIER.

Meunier !... Leroux ! qu’est-ce que tu as dit là ?... Meunier !... Une sueur froide a passé sur tous mes membres.

LEROUX.

Qu’as-tu donc, mon pauvre Gauthier ?

BERNARD.

Oui, qu’avez-vous donc, être faible ? qu’avez-vous donc ?

GAUTHIER.

Tiens, tiens, Leroux, prends cet or, emporte-le, que je ne le voie plus.

BERNARD.

À la bonne heure, te v’là raisonnable.

LEROUX.

V’là toujours une pièce vingt francs que j’te laisse pour en attendant.

GAUTHIER, jetant la pièce.

Non, non, garde-là, je n’en veux pas... emporte, emporte tout.

LEROUX.

Comme tu voudras.

BERNARD, ramassant la pièce d’or.

Au fait, faut pas l’ contrarier.

LEROUX.

Adieu, Gauthier.

GAUTHIER.

Bonsoir.

LEROUX.

Ah ! j’oubliais, faut un mot pour nous reconnaître.

BERNARD.

Oui, faut un mot.

GAUTHIER, sans les écouter.

M. Meunier.

BERNARD.

Du tout, pas M. Meunier ; c’est pas un mot, ça, M. Meunier... Écoutez, une bonne idée...

LEROUX.

Laquelle ?

BERNARD.

Cent sous par jour.

LEROUX.

Oui, nous demanderons cent sous par jour. Après ?

BERNARD.

Eh bien ! le v’là, l’mot, v’là le mot de la chose.

LEROUX.

C’est vrai, au fait... le v’là ; n’est-ce pas, Gauthier ?

GAUTHIER, sans l’écouter.

Oui, oui, tu as raison ; adieu.

LEROUX.

Ainsi, c’est convenu ; dans deux heures aux carrières...

BERNARD.

Aux carrières.

TOUS DEUX ENSEMBLE.

Cent sous par jour.

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

GAUTHIER, seul

 

Oui, aux carrières, dans deux heures. Adieu, portez-vous bien... Cent sous par jour !... Qu’est-ce que je dis ? de quoi diable vais-je m’occuper ? Que m’importent tous leurs projets ? C’ n’est pas d’ ça, non, c’ n’est pas d’ ça qu’il s’agit... Cet or ne pouvait nous appartenir... d’où vient-il ? Pouvoir me l’avoir caché ? faut qu’elle ait eu ses raisons. Mais je les connaîtrai. Où est Louise ?... que fait-elle ?... qu’a-t-elle besoin de rester si longtemps chez sa mère ? j’ vas l’aller chercher.

 

 

Scène V

 

GAUTHIER, LOUISE

 

GAUTHIER.

Ah ! vous voilà... c’est heureux !... vous n’avez pas été longtemps.

LOUISE.

J’ai été chez ma mère, comme tu me l’avais dit... Où sont donc tes amis ?

GAUTHIER.

Vous pensez p’t’être qu’ils avaient l’ temps d’ vous attendre.

LOUISE.

C’ n’est pas ma faute... pourquoi te fâcher ainsi ?

GAUTHIER.

Pourquoi ? pourquoi ? Louise ?

LOUISE.

Eh bien ?

GAUTHIER.

Écoute... ne cherche pas à me tromper... promets moi de me dire la vérité.

LOUISE.

Je te l’ promets.

GAUTHIER.

Là, dans ce tiroir, une boîte remplie d’or...

LOUISE.

Tu l’as vue ?

GAUTHIER.

Oui, d’où vient-il ? qui te l’a donné ?

LOUISE.

Il ne m’appartient pas.

GAUTHIER.

À qui est-il donc ? parleras-tu ?

LOUISE.

Il est à mon frère.

GAUTHIER.

À ton frère !... comment ?

LOUISE.

Ce sont ses épargnes de quatre ans.

GAUTHIER.

Quoi ? c’est à ton frère ?

LOUISE.

Il m’avait demandé le secret... Le pauvre garçon espérait l’apporter en dot à son Henriette... mais s’il tombe au sort, pour s’en délivrer, il sera obligé de donner tout, trop heureux encore si cela suffit...

GAUTHIER, à part.

Non, je n’ puis en revenir encore ; c’est à son frère...

LOUISE.

Cela est même écrit sur un papier qui est au fond de la boîte ; tu vas voir.

Elle marche vers la commode.

GAUTHIER, l’arrêtant.

Non, non, je te crois... il est inutile...

LOUISE.

Si... je veux te prouver...

GAUTHIER.

N’approche pas...

LOUISE.

Pourquoi ?

GAUTHIER.

Louise ! Louise ! ah ! je suis un grand misérable !

LOUISE.

Comment... que veux-tu dire ?

GAUTHIER.

Leroux !... c’est lui...

LOUISE.

Achève !

GAUTHIER.

Il est venu me proposer une association... nous devon nous réunir... il s’agit d’un grand projet...

LOUISE.

Leroux !... d’un grand projet !... Gauthier, n’écoute pas cet homme, il te perdra.

GAUTHIER.

Non, au contraire... nous sommes sûrs d’avoir de l’ouvrage ; la coalition des ouvriers nous assure...

LOUISE.

Quoi ? une révolte, et tu en es ?

GAUTHIER.

Non, non.

LOUISE.

Tu me trompes ! je le vois à ton air embarrassé...Songe à ta femme, à ton enfant... si tu te compromets, j’en mourrai.

GAUTHIER.

Eh bien ! je n’irai pas, je resterai, mais pourtant c’est le seul moyen, Louise, sans cela tout est perdu.

LOUISE.

Perdu !

GAUTHIER.

Cet or dont je te parlais...

LOUISE.

Je tremble... cet or ?

GAUTHIER.

Je ne l’ai plus.

LOUISE.

Tu ne l’as plus !

GAUTHIER.

Je l’ai livré à Leroux pour not’ caisse d’assurance.

LOUISE.

Malheureux ! qu’as lu fait ? c’est un dépôt sacré, c’est la seule, l’unique ressource de mon pauvre frère !

GAUTHIER.

Ton frère !... c’est vrai... ah ! maudite tête !... Que faire à présent ?... Leroux ! Leroux !... pourquoi m’avoir entraîné...

LOUISE.

Il faut courir le rejoindre. Gauthier, mon ami, je t’en supplie...

GAUTHIER.

Oui, j’y cours... Ah ! mon dieu, pourvu qu’il n’ait pas encore disposé de la somme.

On entend un roulement de tambour.

Hein ! qu’est-ce que c’est que ça ?

LOUISE, regardant à la fenêtre.

C’est fini... v’là les conscrits qui reviennent... mon frère est-il avec eux ? Je n’y vois pas, ma vue se trouble ; regarde, toi, le vois-tu ?

GAUTHIER.

Non, non, je n’ vois pas... Ah ! le v’là !... il entre dans l’allée...

LOUISE.

Il vient ici ?

GAUTHIER, allant à la porte.

Oui, oui, il monte l’escalier... le voici.

LOUISE.

Eh bien ? eh bien ? le numéro ? le vois-tu ? sommes-nous perdus ? parle, parle...

Charles entre en scène ayant le numéro quatre à son chapeau.

GAUTHIER.

Le quatre !

LOUISE.

Ah ! mon frère !

Elle tombe évanouie.

 

 

CINQUIÈME JOURNÉE

 

La Conspiration, comédie

 

La scène se passe au fond d’une carrière. Au lever du rideau le Théâtre entier est rempli de maçons, tous pressés les uns contre les autres.

 

 

Scène première

 

DURAND, BAPTISTE, MAÇONS

 

BAPTISTE.

Leroux n’arrive pas.

DURAND.

Ni Gauthier non plus.

BAPTISTE.

Ni Bernard.

DURAND.

C’est étonnant, c’est eux qu’ont mis ça en train, et nous ne les voyons pas.

BAPTISTE.

Halte là, toi... qu’est-ce que tu viens faire ici ?

GAUTHIER, dans la coulisse.

Laissez-moi donc passer...

Il entre en scène.

Cent sous par jour.

BAPTISTE.

Ah ! bien, il a dit le mot, c’est un camarade, c’est un frère !

BAPTISTE et DURAND.

C’est Gauthier !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, GAUTHIER, puis, un instant après, LEROUX

 

GAUTHIER.

Leroux ! Leroux ! où est-il ?

LEROUX, dans une coulisse opposée à celle par où Gauthier est entré.

Me voici ! me voici !

TOUS.

Leroux !

BAPTISTE.

Place ! place à Leroux !

TOUS.

Place ! place !

Leroux entre au milieu des acclamations générales.

LEROUX.

Bonjour, bonjour, les amis... Te v’là, Gauthier, c’est très bien d’être exact.

GAUTHIER, bas.

Leroux...

LEROUX, bas.

Eh bien ?

GAUTHIER, bas.

Mon argent, ces 400 francs que j’t’ai laissé prendre...

LEROUX, bas.

Après ?

GAUTHIER, bas.

À l’instant, à l’instant même, rends-les moi.

LEROUX, bas.

Du tout... et la masse ?

GAUTHIER, bas.

Mon ami...

LEROUX, bas.

Laisse-moi donc tranquille.

Il monte sur une pierre de taille placée au milieu de la carrière. Haut.

Compagnons, attention à c’ que j’ vais vous dire.

BAPTISTE.

Silence ! tout le monde.

DURAND.

Écoutons Leroux.

TOUS.

Écoutons ! silence ! silence !

LEROUX.

Compagnons, camarades et amis, vous devez être instruits de quoi qu’il retourne ; or, il s’agit de savoir une chose, quels sont ceux qui méritent le plus d’ gagner d’ l’ argent ? les maîtres ou les ouvriers ? les ouvriers ou les maîtres ?

BAPTISTE.

C’est les ouvriers.

TOUS.

Oui, c’est les ouvriers.

LEROUX.

Je n’ vous l’ fais pas dire, c’est les ouvriers. Qu’est-ce qui se donne le plus de mal ? qu’est-ce qui se fatigue le plus ? qu’est-ce qu’a le plus d’ vigueur, le plus d’patience, le plus d’adresse, le plus... enfin, vous me comprenez.

TOUS.

Les ouvriers.

LEROUX.

Les ouvriers, toujours, toujours les ouvriers... C’est nous qui bâtissent les maisons ; c’est nous qui font la fortune des propriétaires ; c’est nous qui nourrissent, qui engraissent les architectes, les maîtres et les contremaîtres... et, après tout ça, comment nous traitent-ils ? comment nous regardent-ils ? comme des animaux, comme des chiens !... qu’est-ce que je dis ? comme des individus !... Compagnons, ça n’ peut pas durer comme ça, un maître... est un maître, c’est vrai, j’en conviens ; mais un compagnon est un compagnon.

PLUSIEURS VOIX.

Oui ! oui !

D’AUTRES VOIX.

Bravo ! bravo !

D’AUTRES.

Silence, silence !

LEROUX.

Maintenant, pour en venir à nos fins, qu’est-ce que nous allons faire ?

BAPTISTE.

Au fait ; c’est juste, qu’est-ce que nous allons faire ?

DURAND.

Il m’ semble qu’il faudrait...

BAPTISTE.

Moi, j’suis d’avis qu’ les maîtres...

DURAND.

Ou plutôt qu’ les ouvriers...

BAPTISTE.

Si on s’arrangeait de manière...

LEROUX.

Du tout, du tout, c’n’est pas ça... J’ai toute notre affaire dans la tête... attention !

TOUS.

Attention !

LEROUX.

Il faut dire notre mot aux bourgeois ; cent sous par jour...

TOUS.

Oui, cent sous par jour !

LEROUX.

Ils feront d’abord les récalcitrants ; mais, comme nous serons tous d’accord ; comme nous allons nous cotiser pour nous faire une masse un peu conséquente, nous pourrons nous passer d’eux, pendant plus d’un mois, et, ayant ce temps-là, ils nous reviendront.

BAPTISTE.

Bien dit : à la masse.

TOUS.

À la masse ! à la masse !

GAUTHIER, bas à Leroux.

Leroux, j’ te l’ répète, rends-moi, rends-moi mes quatre cents francs, je n’ veux pas qu’ tu en disposes.

LEROUX, bas à Gauthier.

Encore une minute ! je ne te demande que ça.

Haut.

Camarades, une nouvelle proposition.

TOUS.

Quoi donc ? qu’est-ce que c’est ?

LEROUX.

Si ceux qui s’ sentent la langue assez bien pendue pour endoctriner les faibles, et l’ bras assez fort pour mettre du bon parti, ceux qu’une poussée persuade mieux qu’un discours, si ceux-là méritent le respect de la masse ; d’un autre côté, celui qui apporte son argent, pour entretenir l’enthousiacre général, a bien droit d’être mis aussi à la tête de la conspiration... Gauthier offre quatre cents francs.

TOUS.

Quatre cents francs !

LEROUX.

Voilà ! voilà !

Il montre la boîte, et jette l’or sur un vieux morceau de tapis, autour duquel on fait cercle.

TOUS.

De l’or !

BAPTISTE.

Vive Gauthier !

LEROUX, bas à Gauthier.

Vois-tu comme on l’honore, comme on te regarde avec respect... sans compter l’ profit qui te reviendra de c’t’ affaire-là... remercie-moi donc, Gauthier, remercie-moi.

Haut.

Honneur à Gauthier.

TOUS.

Honneur à Gauthier !

GAUTHIER.

Mes amis... mes bons amis...

LEROUX.

Assez causé. Que chacun d’ vous fasse déposer ici c’ qu’il apporte à la masse... et d’abord... quelqu’un qui sache écrire et calculer... Tiens, Gauthier, assois-toi là : tu en registreras toutes les sommes, et nous verrons après sur combien nous pouvons compter.

Il tire de sa poche une écritoire commune, une plume et une grande feuille de papier.

GAUTHIER.

J’y suis.

Il s’assied sur le tapis.

LEROUX.

Allons, allons, faites vos collecques... en avant, l’un après l’autre, peloton par peloton, doucement, doucement.

Chaque maçon vient jeter de l’argent sur le tapis, et salue avec respect Gauthier et Leroux, À mesure que Gauthier enregistre, Baptiste et Durand mettent l’argent dans un grand sac. Pendant ce mouvement, on entend une dispute dans la coulisse.

BAPTISTE.

On n’ passe pas... c’est un faux-frère...

PLUSIEURS VOIX.

Non, non... on n’ passe pas.

LEROUX.

Hein ! qu’est-ce que c’est ?

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, BERNARD, ivre, un œil poché

 

Il entre au milieu des coups de poing de tous les ouvriers.

BERNARD.

J’ vous dis que j’ suis un honnête homme, un père de famille... Si on peut traiter comme ça un père de famille !

LEROUX.

Lâchez-le donc, je le connais, c’est Bernard.

BERNARD.

Eh oui ! c’est Bernard... Leroux, mon bon Leroux mon ami Leroux... sans toi, j’étais mort, vois-tu... tu es mon sauveur... tu viens de rendre un père à ses enfants.

LEROUX.

Recule-toi donc ; aller se griser un jour comme celui-ci. Qu’est-ce que tu apportes à la masse, voyons ?

BERNARD.

À la masse ? j’apporte... j’apporte rien... j’ suis père de famille... d’ailleurs, ces juifs de marchands de vin...

LEROUX.

Allons, allons, va-t’en ; un homme sur qui j’avais compté, j’ suis fâché maintenant qu’on n’ t’ait pas buché davantage.

Il le pousse. Bernard, passant de main en main et finit par tomber dans un coin du théâtre. Il s’assied, et appuie sa tête sur une pierre. À Gauthier.

Est-ce fini ?

GAUTHIER.

Oui, nous y voilà... j’en suis au total.

Il écrit et se lève.

LEROUX.

Attention pour le total.

PLUSIEURS VOIX.

Silence !

GAUTHIER, lisant.

Total : douze cents francs.

TOUS.

Douze cents francs !

LEROUX.

Tant qu’ ça ! quel bonheur ! quelle noce nous allons faire !

BERNARD.

Faut partager ça.

BAPTISTE.

Oui, faut partager ça.

Mouvement général des ouvriers, qui se portent vers la masse.

LEROUX.

Oui, faut partager la moitié de la masse.

TOUS.

Eh ben ! et l’autre !

LEROUX.

L’autre restera en réserve dans les mains du caissier.

PLUSIEURS VOIX.

Qui ça ? le caissier ?

LEROUX.

C’est moi.

GAUTHIER.

C’est moi !

BERNARD.

Du tout, c’est moi !

TOUS.

C’est moi.

LEROUX.

Gauthier et moi nous avons eu la première idée de la coalition... c’est nous qui devons garder la masse.

BAPTISTE.

C’ n’est pas prouvé.

LEROUX.

Comment ! c’ n’est pas prouvé.

BERNARD.

C’est moi qui offre le plus de garanties.

BAPTISTE.

Tais-toi donc, Bernard.

BERNARD.

Non, je n’me tairai pas, ma moralité est connue, j’ suis un homme marié, un père de famille.

BAPTISTE.

Eh bien ! aux voix.

TOUS.

Oui, oui, aux voix !

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, PERGOT

 

PERGOT, perçant la foule.

Laissez-moi passer. Cent sous par jour. Il y a des traîtres parmi nous... En venant ici, j’ai rencontré à la Courtille des camarades qui sortaient d’ici, et qui m’ont dit : va dire aux tiens que leur conspiration est une ruse pour attraper l’argent des imbéciles ; mais, à l’aide des Limousins, qui n’ reculent pas dans l’occasion, nous ferons voir aux récalcitrants qu’il n’ leur est pas permis d’empêcher un ouvrier d’donner du pain à ses enfants.

LEROUX.

Les capons ! faut un exemple ! quand on en aura relevé un de dessus le pavé, ça fera réfléchir les autres.

BAPTISTE.

Mes amis ! mes amis ! la garde !

TOUS.

La garde ! la garde ! la garde !

Ce mot passe de bouche en bouche. Confusion générale.

BAPTISTE.

Sauve qui peut !

TOUS.

Oui, oui, sauve qui peut !

LEROUX, écartant tout le monde.

La masse ! la masse ! ous’ qu’est la masse ?

GAUTHIER.

Oui, où est la masse ? elle n’y est plus.

BERNARD.

Qu’est-ce qu’à pris la masse ?

LEROUX.

C’est c’ coquin de Baptiste qu’est venu nous annoncer qu’ la garde arrivait, et qu’a profité du tumulte pour emporter l’argent.

DURAND.

C’est affreux !

PERGOT.

C’est abominable !

DURAND.

Voler ainsi des amis !

LEROUX.

Des ouvriers !

BERNARD.

Des pères de famille !

GAUTHIER.

Mes quatre cents francs ! ils sont perdus. Ah ! ma pauvre femme !

LEROUX.

Faut le poursuivre ! Compagnons, à la Courtille ! le rendez-vous est la Courtille ! Guerre à mort aux voleurs et aux capons ! À la Courtille !

TOUS.

À la Courtille !

 

 

SIXIÈME JOURNÉE

 

Les Adieux, drame mêlé de couplets

 

Le Théâtre représente la chambre de madame Moreau.

 

 

Scène première

 

MADAME MOREAU, LOUISE

 

MADAME MOREAU.

Allons, allons, mon enfant, console-toi.

LOUISE.

Je ne le puis, je suis trop inquiète... Il faut que je retourne chez moi.

MADAME MOREAU.

Reste, je t’en prie ; après ce qui s’est passé, Gauthier aura été obligé de se cacher, il n’aura pas retourné de suite chez lui, ici, peut-être, nous le reverrons.

LOUISE.

On dit qu’un combat violent a eu lieu entre les ouvriers ; il y en a eu de tués, d’autres arrêtés... et il ne revient pas !

MADAME MOREAU.

Il ne faut point encore se désespérer.

LOUISE.

Maman, si je ne devais plus le revoir...

MADAME MOREAU.

Quelle idée, Louise !... Allons, il faut être raisonnable.

LOUISE.

Air de Colalto.

S’il est vrai qu’un destin jaloux,
Me l’ait ravi, je veux le suivre ;
Oui, si j’ai perdu mon époux,
Je l’ sens a ma douleur, je n’ pourrai lui survivre.
Reviens, Gauthier, reviens auprès de moi,
J’ai bien souffert ; mais j’aurai le courage
De souffrir encor davantage,
Pourvu que je sois avec toi.

On frappe... C’est lui, sans doute...

Elle va ouvrir. Leroux entre.

Non !

 

 

Scène II

 

MADAME MOREAU, LOUISE, LEROUX

 

LEROUX.

Ah ! vous v’là, madame Gauthier ?... Je viens de chez vous.

LOUISE.

Mon mari, où est-il ?

LEROUX.

J’espérais le trouver ici... Séparés au milieu du tumulte, obligés de fuir, de nous cacher, j’ignore ce qu’il est devenu.

LOUISE.

Grand dieu ! pourquoi l’avoir quitté ?... C’est vous qui l’avez entraîné, qui l’avez perdu, et vous vous dites son ami, et vous l’abandonnez au moment du danger !...

LEROUX.

Louise !... J’ n’ai pas la force de vous répondre ; vous avez raison, je suis un fou, un misérable... je mérite toute votre colère... Eh bien ! tenez, battez-moi, tuez moi, je l’ai mérité ; mais n’ me dites plus qu’ je n’ suis pas son ami, c’ mot-là m’ fait trop d’ mal.

GAUTHIER, riant au dehors.

Louise ! Louise !

 

 

Scène III

 

MADAME MOREAU, LOUISE, LEROUX, GAUTHIER

 

LOUISE.

C’est lui ! Mon ami !...

Elle se jette dans ses bras.

GAUTHIER, à sa femme.

J’avais besoin d’ te revoir !...

À Leroux.

Leroux, que viens-tu faire ici ?... On est sur mes traces, bientôt, peut-être...

Leroux court fermer la porte.

LOUISE.

Ô ciel !

GAUTHIER.

Du courage, Louise, du courage, il nous en faut. J’ai été entraîné, tu le sais, mais on n’ m’en croira pas moins coupable comme les autres.

LEROUX.

Et c’est moi, moi, qui suis cause de tout cela !

MADAME MOREAU.

Paix, on ouvre la porte de l’allée.

GAUTHIER.

Ce sont eux ! on vient m’arrêter, sans doute.

LOUISE.

T’arrêter !

LEROUX.

Ça n’ s’ra pas si facile que tu le penses,

Il prend une chaise.

car le premier qui approche...

GAUTHIER.

Que veux-tu faire ?... la résistance est inutile.

On frappe.

MADAME MOREAU.

On a frappé.

LEROUX.

Chut ! faut pas répondre.

On frappe de nouveau.

GAUTHIER.

Allons, il faut ouvrir.

TOUS.

Bernard !

 

 

Scène IV

 

MADAME MOREAU, LOUISE, LEROUX, GAUTHIER, BERNARD

 

BERNARD, entrant effaré.

N’ crions pas... il y en a, dans la rue, qui courent après nous, et faut éviter leur visite.

LEROUX.

Que viens-tu faire ici, toi ?

BERNARD.

J’vous cherchais... Mes amis, faut du calme, de la résignation... Savez-vous la nouvelle ?

GAUTHIER.

Quoi donc ?

BERNARD.

L’autorité n’est pas content, nous n’avons plus son estime... Il nous est ordonné à tous de quitter Paris avant vingt-quatre heures.

TOUS.

Quitter Paris !

GAUTHIER.

Ô ciel ! ma femme, mon enfant... il faudra me séparer de vous !

BERNARD.

Du tout, ça n’ te regarde pas.

GAUTHIER.

Comment ?

BERNARD.

Tu es délibéré de la chose, toi.

LEROUX.

Explique-toi.

BERNARD.

C’est c’ que j’ vas faire... J’avais un peu bu hier, et je n’ sais pas au juste ce qui s’est passé... C’ matin, j’ me suis réveillé à la porte d’un cabaret d’ la Courtille, où ç’ que personne ne faisait attention à moi, vu que j’ n’ai pas l’ vin méchant... Tout-à-coup, j’entends une voix qui m’appelle... – Eh ! mauvais sujet ! J’ me retourne. – Plaît-il, que j’ réponds... C’était M. Meunier. – Où est Gauthier ? m’ dit-il, sans doute, il s’est caché dans les environs ; si vous le rencontrez avant moi, rassurez-le : dites-lui que j’ai fait des démarches pour lui, auprès de l’autorité, il peut retourner près de sa femme, sans rien craindre, on ne l’inquiétera pas.

LOUISE.

Il se pourrait !

LEROUX.

Eh bien ! c’est un brave homme, que l’ maître.

BERNARD.

– Et pour moi, qu’ je r’prends, et pour Leroux, vous n’avez pas d’mandé grâce, notre bourgeois ? – Ah ! je vous en prie, si vous rencontrez l’autorité, dites-y donc que j’ suis un bon enfant. – J’ m’en garderais bien, qu’il a dit, car le plus grand bonheur qui puisse arriver à Gauthier, c’est d’être séparé de vous, et surtout de Leroux.

LEROUX.

Il a raison, ma société t’a fait trop d’ tort, Gauthier ; je l’ sens, je n’ vaux rien pour être l’ami d’un homme marié, et est ben heureux pour toi que j’ m’en aille Malgré moi, j’ te ferais faire encore quelque sottise, car, tout bon garçon qu’ t’es, t’est un peu imbécile... c’est-à-dire un peu faible, n’ disputons pas sur les mots. T’as besoin d’être guidé, vois-tu : dorénavant, suis les conseils de ta femme, elle est plus intéressée qu’un autre à t’en donner de bons.

GAUTHIER.

Toujours, toujours, Louise... tu n’auras plus à t’ plaindre de moi, dès d’main, je r’tourne à l’ouvrage.

LOUISE.

Mon ami...

MADAME MOREAU.

À la bonne heure.

BERNARD.

Oui, vous ferez bien, jeune homme, et j’en suis un exemple vivant ; comme vous, j’ai eu ces passions vives. À quoi tout ça m’a-t-il conduit ? qu’est-ce que j’en ai retiré ? de l’humiliation, un œil poché, et cinq sous par étape, pour quitter la capitale, voilà le résultat... Viens-tu, Leroux ?... Eh bien, qu’est-ce que tu fais donc là ?... tu pleures ?

GAUTHIER, quittant sa femme, et courant à Leroux.

Mon ami.

LEROUX.

Oui, je pleure, pour la première fois de ma vie... Dire qu’il faut que j’ te quitte ! Ah ! elle est bien forte, la punition... mais c’est égal, t’es sauvé, toi ; quand tu n’ m’auras plus auprès de toi, vous s’rez heureux tous les deux, et ça m’ console.

BERNARD.

Eh bien ! v’là que j’ pleure aussi, à présent, est-on bête !

LEROUX.

Adieu, mon ami, adieu, Louise.

LOUISE.

Vous partez, bien sûr ?

LEROUX.

Il le faut bien. Vous n’en êtes pas fâchée, n’est-ce pas, p’tite mère ? c’est assez naturel, j’ vous ai causé tant d’ chagrin !... mais c’est sans le vouloir, je vous en prie, n’ me gardez pas rancune ; au milieu d’ vot’ bonheur, souv’nez vous quelquefois de c’ pauvre Leroux, un mauvais sujet, mais un bon enfant.

Air de Michel et Christine.

Mon cher Gauthier, et vous, Madame,
Je pars, recevez mes adieux !
Excusez le trouble de mon âme :
Quoi ! pour toujours quitter ces lieux !
Oui, ce départ me désespère.

À Louise, qui fait un mouvement.

Mais j’m’en irai’, rassurez-vous.
Allons, Gauthier, embrassons-nous ;
Encore une fois, c’est la dernière !

GAUTHIER.

Leroux ! Leroux !

LEROUX.

Adieu, adieu pour toujours.

Il s’éloigné avec Bernard.

 

 

Scène V

 

MADAME MOREAU, LOUISE, GAUTHIER

 

MADAME MOREAU.

Le calme succède à l’orage,
Vous allez être heureux, enfin.

LOUISE.

Non, le bonheur de not’ ménage
Hélas ! n’est pas encor certain.

Au Public.

Daignez ce soir exaucer ma prière.

GAUTHIER.

Ne soyez pas, Messieurs, sourds à ma voix :
Rev’nez souvent.

LOUISE.

Et dites chaque fois,
Ce n’est pas encor la dernière.

CHŒUR.

Rev’nez souvent ; et dites chaque fois,
Ce n’est pas encor la dernière.

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