Le Méchant (Jean-Baptiste-Louis GRESSET)

Comédie en cinq actes et en vers

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 15 avril 1747.

 

Personnages

 

CLÉON, méchant

GÉRONTE, frère de Florise

FLORISE, mère de Chloé

CHLOÉ

ARISTE, ami de Géronte

VALÈRE, amant de Chloé

LISETTE, suivante

FRONTIN, valet de Cléon

UN LAQUAIS

 

La scène est à la campagne, dans un château de Géronte. 

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LISETTE, FRONTIN

 

FRONTIN.

Te voilà de bonne heure, et toujours plus jolie. 

LISETTE.

Je n’en suis pas plus gaie.

FRONTIN.

Eh ! pourquoi, je te prie ?

LISETTE.

Oh ! pour bien des raisons.

FRONTIN.

Es-tu folle ? comment !

On prépare une noce, une fête...

LISETTE.

Oui vraiment,

Crois cela ; mais pour moi, j’en suis bien convaincue,

Nos affaires vont mal, et la noce est rompue.

FRONTIN.

Pourquoi donc ?

LISETTE.

Oh ! pourquoi ? dans toute la maison

Il règne un air d’aigreur et de division

Qui ne le dit que trop. Au lieu de cette aisance

Qu’établissait ici l’entière confiance,

On se boude, on s’évite, on bâille, on parle bas ;

Et je crains que demain on ne se parle pas.

Va, la noce est bien loin, et j’en sais trop la cause :

Ton maître sourdement...

FRONTIN.

Lui ! bien loin qu’il s’oppose

Au choix qui doit unir Valère avec Chloé,

Je puis te protester qu’il l’a fort appuyé,

Et qu’au bon homme d’oncle il répète sans cesse

Que c’est le seul parti qui convienne à sa nièce.

LISETTE.

S’il s’en mêle, tant pis ; car, s’il fait quelque bien,

C’est que, pour faire mal, il lui sert de moyen.

Je sais ce que je sais ; et je ne puis comprendre

Que, connaissant Cléon, tu veuilles le défendre.

Droit, franc comme tu l’es, comment estimes-tu

Un fourbe, un homme faux, déshonoré, perdu,

Qui nuit à tout le monde, et croit tout légitime ?

FRONTIN.

Oh ! quand on est fripon, je rabats de l’estime.

Mais autant qu’on peut voir, et que je m’y connais,

Mon maître est honnête homme, à quelque chose près.

La première vertu, qu’en lui je considère,

C’est qu’il est libéral ; excellent caractère !

Un maître, avec cela, n’a jamais de défaut ;

Et, de sa probité, c’est tout ce qu’il me faut.

Il me donne beaucoup, outre de fort bons gages.

LISETTE.

Il faut, puisqu’il te fait de si grands avantages,

Que de ton savoir-faire il ait souvent besoin.

Mais tiens, parle-moi vrai, nous sommes sans témoin :

Cette chanson qui fit une si belle histoire...

FRONTIN.

Je ne me pique pas d’avoir de la mémoire.

Les rapports font toujours plus de mal que de bien :

Et de tout le passé je ne sais jamais rien.

LISETTE.

Cette méthode est bonne, et j’en veux faire usage.

Adieu, monsieur Frontin.

FRONTIN.

Quel est donc ce langage ?

Mais, Lisette, un moment.

LISETTE.

Je n’ai que faire ici.

FRONTIN.

As-tu donc oublié, pour me traiter ainsi,

Que je t’aime toujours, et que tu dois m’en croire ?

LISETTE.

Je ne me pique pas d’avoir de la mémoire.

FRONTIN.

Mais que veux-tu ?

LISETTE.

Je veux que, sans autre façon,

Si tu veux m’épouser, tu laisses là Cléon.

FRONTIN.

Oh ! le quitter ainsi, c’est de l’ingratitude ;

Et puis, d’ailleurs, je suis animal d’habitude.

Où trouverais-je mieux ?

LISETTE.

Ce n’est pas l’embarras.

Si, malgré ce qu’on voit, et ce qu’on ne voit pas,

La noce en question parvenait à se faire,

Je pourrais, par Chloé, te placer chez Valère.

Mais à propos de lui, j’apprends avec douleur

Qu’il connaît fort ton maître, et c’est un grand malheur.

Valère, à ce qu’on dit, est aimable, sincère,

Plein d’honneur, annonçant le meilleur caractère ;

Mais, séduit par l’esprit ou la fatuité,

Croyant qu’on réussit par la méchanceté,

Il a choisi, dit-on, Cléon pour son modèle ;

Il est son complaisant, son copiste fidèle...

FRONTIN.

Mais tu fais des malheurs et des monstres de tout.

Mon maître a de l’esprit, des lumières, du goût,

L’air et le ton du monde ; et le bien qu’il peut faire

Est au-dessus du mal que tu crains pour Valère.

LISETTE.

Si pourtant il ressemble à ce qu’on dit de lui,

Il changera de guide ; il arrive aujourd’hui :

Tu verras ; les méchants nous apprennent à l’être ;

Par d’autres, ou par moi, je lui peindrai ton maître :

Au reste, arrange-toi, fais tes réflexions :

Je t’ai dit ma pensée et mes conditions :

J’attends une réponse, et positive, et prompte.

Quelqu’un vient, laisse-moi... Je crois que c’est Géronte.

Comment ! il parle seul !

 

 

Scène II

 

GÉRONTE, LISETTE

 

GÉRONTE, sans voir Lisette.

Ma foi, je tiendrai bon.

Quand on est bien instruit, bien sûr d’avoir raison,

Il ne faut pas céder. Elle suit son caprice :

Mais moi, je veux la paix, le bien, et la justice :

Valère aura Chloé.

LISETTE.

Quoi ! sérieusement ?

GÉRONTE.

Comment ! tu m’écoutais ?

LISETTE.

Tout naturellement.

Mais n’est-ce point un rêve, une plaisanterie ?

Comment, monsieur ! j’aurais, une fois en ma vie,

Le plaisir de vous voir, en dépit des jaloux,

De votre sentiment, et d’un avis à vous ?

GÉRONTE.

Qui m’en empêcherait ? je tiendrai ma promesse ;

Sans l’avis de ma sœur, je marierai ma nièce :

C’est sa fille, il est vrai ; mais les biens sont à moi :

Je suis le maître enfin. Je te jure ma foi

Que la donation, que je suis prêt à faire,

N’aura lieu pour Chloé qu’en épousant Valère :

Voilà mon dernier mot.

LISETTE.

Voilà parler, cela !

GÉRONTE.

Il n’est point de parti meilleur que celui-là.

LISETTE.

Assurément.

GÉRONTE.

C’était pour traiter cette affaire,

Qu’Ariste vint ici la semaine dernière.

La mère de Valère, entre tous ses amis,

Ne pouvait mieux choisir pour proposer son fils.

Ariste est honnête homme, intelligent et sage :

L’amitié qui nous lie est, ma foi, de notre âge ;

Il est parti muni de mon consentement,

Et l’affaire sera finie incessamment ;

Je n’écouterai plus aucun avis contraire ;

Pour la conclusion l’on n’attend que Valère :

Il a dû revenir de Paris ces jours-ci ;

Et ce soir au plus tard je les attends ici.

LISETTE.

Fort bien.

GÉRONTE.

Toujours plaider m’ennuie et me ruine ;

Des terres du futur cette terre est voisine,

Et confondant nos droits, je finis des procès

Qui, sans cette union, ne finiraient jamais.

LISETTE.

Rien n’est plus convenable.

GÉRONTE.

Et puis d’ailleurs, ma nièce

Ne me dédira point, je crois, de ma promesse,

Ni Valère non plus. Avant nos différents,

Ils se voyaient beaucoup, n’étant encor qu’enfants ;

Ils s’aimaient ; et souvent cet instinct de l’enfance

Devient un sentiment quand la raison commence.

Depuis près de six ans qu’il demeure à Paris

Ils ne se sont pas vus : mais je serais surpris

Si, par ses agréments et son bon caractère,

Chloé ne retrouvait tout le goût de Valère.

LISETTE.

Cela n’est pas douteux.

GÉRONTE.

Encore une raison

Pour finir : j’aime fort ma terre, ma maison ;

Leur embellissement fit toujours mon étude.

On n’est pas immortel : j’ai quelque inquiétude

Sur ce qu’après ma mort tout ceci deviendra :

Je voudrais mettre au fait celui qui me suivra,

Lui laisser mes projets. J’ai vu naitre Valère :

J’aurai, pour le former, l’autorité d’un père.

LISETTE.

Rien de mieux : mais...

GÉRONTE.

Quoi, mais ? J’aime qu’on parle net.

LISETTE.

Tout cela serait beau : mais cela n’est pas fait.

GÉRONTE.

Eh ! pourquoi donc ?

LISETTE.

Pourquoi ? pour une bagatelle

Qui fera tout manquer. Madame y consent-elle ?

Si j’ai bien entendu, ce n’est pas son avis.

GÉRONTE.

Qu’importe ? ses conseils ne seront pas suivis.

LISETTE.

Ah ! vous êtes bien fort, mais c’est loin de Florise :

Au fond, elle vous mène en vous semblant soumise :

Et, par malheur pour vous et toute la maison,

Elle n’a pour conseil que ce monsieur Cléon,

Un mauvais cœur, un traître, enfin un homme horrible,

Et pour qui votre goût m’est incompréhensible.

GÉRONTE.

Ah ! te voilà toujours. On ne sait pas pourquoi

Il te déplait si fort.

LISETTE.

Oh ! je le sais bien, moi.

Ma maîtresse autrefois me traitait à merveille,

Et ne peut me souffrir depuis qu’il la conseille.

Il croit que de ses tours je ne soupçonne rien ;

Je ne suis point ingrate, et je lui rendrai bien...

Je vous l’ai déjà dit, vous n’en voulez rien croire,

C’est l’esprit le plus faux, et l’âme la plus noire ;

Et je ne vois que trop que ce qu’on m’en a dit...

GÉRONTE.

Toujours la calomnie en veut aux gens d’esprit.

Quoi donc ! parce qu’il sait saisir le ridicule,

Et qu’il dit tout le mal qu’un flatteur dissimule,

On le prétend méchant ! c’est qu’il est naturel :

Au fond, c’est un bon cœur, un homme essentiel.

LISETTE.

Mais je ne parle pas seulement de son style.

S’il n’avait de mauvais que le fiel qu’il distille,

Ce serait peu de chose, et tous les médisants

Ne nuisent pas beaucoup chez les honnêtes gens.

Je parle de ce goût de troubler, de détruire,

Du talent de brouiller, et du plaisir de nuire :

Semer l’aigreur, la haine et la division,

Faire du mal enfin, voilà votre Cléon ;

Voilà le beau portrait qu’on m’a fait de son âme,

Dans le dernier voyage où j’ai suivi madame :

Dans votre terre ici fixé depuis longtemps,

Vous ignorez Paris et ce qu’on dit des gens.

Moi, le voyant là-bas s’établir chez Florise,

Et lui trouvant un ton suspect à ma franchise,

Je m’informai de l’homme, et ce qu’on m’en a dit

Est le tableau parfait du plus méchant esprit ;

C’est un enchainement de tours, d’horreurs secrètes,

De gens qu’il a brouillés, de noirceurs qu’il a faites,

Enfin, un caractère effroyable, odieux.

GÉRONTE.

Fables que tout cela, propos des envieux.

Je le connais, je l’aime, et je lui rends justice.

Chez moi, j’aime qu’on rie, et qu’on me divertisse ;

Il y réussit mieux que tout ce que je vois.

D’ailleurs, il est toujours de même avis que moi ;

Preuve que nos esprits étaient faits l’un pour l’autre,

Et qu’une sympathie, un goût comme le nôtre,

Sont pour durer toujours ; et puis, j’aime ma sœur ;

Et quiconque lui plaît, convient à mon humeur :

Elle n’amène ici que bonne compagnie ;

Et, grâce à ses amis, jamais je ne m’ennuie.

Quoi ! si Cléon était un homme décrié,

L’aurais-je ici reçu ? l’aurait-elle prié ?

Mais quand il serait tel qu’on te l’a voulu peindre,

Faux, dangereux, méchant, moi, qu’en aurais-je à craindre ?

Isolés dans nos bois, loin des sociétés,

Que me font les discours et les méchancetés ?

LISETTE.

Je ne jurerais pas qu’en attendant pratique,

Il ne divisât tout dans votre domestique.

Madame me paraît déjà d’un autre avis

Sur l’établissement que vous avez promis,

Et d’une... Mais enfin je me serai méprise,

Vous en êtes content ; madame en est éprise.

Je croirais même assez...

GÉRONTE.

Quoi ? qu’elle aime Cléon ?

LISETTE.

C’est vous qui l’avez dit, et c’est avec raison

Que je le pense moi ; j’en ai la preuve sûre.

Si vous me permettez de parler sans figure,

J’ai déjà vu madame avoir quelques amants ;

Elle en a toujours pris l’humeur, les sentiments,

Le différent esprit. Tour-à-tour je l’ai vue

Ou folle ou de bon sens, sauvage ou répandue ;

Six mois dans la morale, et six dans les romans,

Selon l’amant du jour et la couleur du temps ;

Ne pensant, ne voulant, n’étant rien d’elle-même,

Et n’ayant d’âme enfin que par celui qu’elle aime.

Or, comme je la vois, de bonne qu’elle était,

N’avoir qu’un ton méchant, ton qu’elle détestait

Je conclus que Cléon est assez bien chez elle.

Autre conclusion tout aussi naturelle :

Elle en prendra conseil ; vous en croirez le sien

Pour notre mariage, et nous ne tenons rien.

GÉRONTE.

Ah ! je voudrais le voir ! corbleu ! tu vas connaître

Si je ne suis qu’un sot, ou si je suis le maître.

J’en vais dire deux mots à ma très chère sœur,

Et la faire expliquer. J’ai déjà sur le cœur

Qu’elle s’est peu prêtée à bien traiter Ariste ;

Tu m’y fais réfléchir : outre un accueil fort triste,

Elle m’avait tout l’air de se moquer de lui,

Et ne lui répondait qu’avec un ton d’ennui :

Oh ! par exemple, ici tu ne peux pas me dire

Que Cléon ait montré le moindre goût de nuire,

Ni de choquer Ariste, ou de contrarier

Un projet dont ma sœur paraissait s’ennuyer,

Car il ne disait mot.

LISETTE.

Non, mais à la sourdine,

Quand Ariste parlait, Cléon faisait la mine ;

Il animait madame en l’approuvant tout bas :

Son air, des demi-mots que vous n’entendiez pas,

Certain ricanement, un silence perfide ;

Voilà comme il parlait, et tout cela décide.

Vraiment il n’ira pas se montrer tel qu’il est,

Vous présent : il entend trop bien son intérêt ;

Il se sert de Florise, et sait se satisfaire

Du mal qu’il ne fait point, par le mal qu’il fait faire.

Enfin, à me prêcher vous perdez votre temps :

Je ne l’aimerai pas, j’abhorre les méchants :

Leur esprit me déplaît comme leur caractère ;

Et les bons cours ont seuls le talent de me plaire.

Vous, monsieur, par exemple, à parler sans façon,

Je vous aime ; pourquoi ? c’est que vous êtes bon.

GÉRONTE.

Moi ! je ne suis pas bon. Et c’est une sottise

Que pour un compliment...

LISETTE.

Oui, bonté c’est bêtise,

Selon ce beau docteur : mais vous en reviendrez.

En attendant, en vain vous vous en défendrez,

Vous n’êtes pas méchant, et vous ne pouvez l’être.

Quelquefois, je le sais, vous voulez le paraître ;

Vous êtes comme un autre, emporté, violent,

Et vous vous fâchez même assez honnêtement :

Mais au fond la bonté fait votre caractère,

Vous aimez qu’on vous aime, et je vous en révère.

GÉRONTE.

Ma sœur vient : ta vas voir si j’ai tant de douceur,

Et si je suis si bon.

LISETTE.

Voyons.

 

 

Scène III

 

FLORISE, GÉRONTE, LISETTE

 

GÉRONTE, d’un ton brusque.

Bonjour, ma sœur.

FLORISE.

Ah dieux ! parlez plus bas, mon frère, je vous prie.

GÉRONTE.

Eh ! pourquoi, s’il vous plaît ?

FLORISE.

Je suis anéantie :

Je n’ai pas fermé l’œil ; et vous criez si fort...

GÉRONTE, bas à Lisette.

Lisette, elle est malade.

LISETTE, bas à Géronte.

Et vous, vous êtes mort ;

Voilà donc ce courage ?

FLORISE.

Allez savoir, Lisette,

Si l’on peut voir Cléon... Faut-il que je répète ?

 

 

Scène IV

 

FLORISE, GÉRONTE

 

FLORISE.

Je ne sais ce que j’ai, tout m’excède aujourd’hui :

Aussi c’est vous... hier...

GÉRONTE.

Quoi donc ?

FLORISE.

Qui, tout l’ennui

Que vous m’avez causé sur ce beau mariage,

Dont je ne vois pas bien l’important avantage,

Tous vos propos sans fin m’ont occupé l’esprit

Au point que j’ai passé la plus mauvaise nuit.

GÉRONTE.

Mais, ma sœur, ce parti...

FLORISE.

Finissons-là, de grâce :

Allez-vous m’en parler ? je vous cède la place.

GÉRONTE.

Un moment : je ne veux...

FLORISE.

Tenez, j’aide l’humeur,

Et je vous répondrais peut-être avec aigreur.

Vous savez que je n’ai de désirs que les vôtres :

Mais, s’il faut quelquefois prendre l’avis des autres,

Je crois que c’est surtout dans cette occasion.

Eh bien ! sur cette affaire entretenez Cléon :

C’est un ami sensé, qui voit bien, qui vous aime.

S’il approuve ce choix, j’y souscrirai moi-même.

Mais je ne pense pas, à parler sans détours,

Qu’il soit de votre avis, comme il en est toujours.

D’ailleurs, qui vous a fait hâter cette promesse ?

Tout bien considéré, je ne vois rien qui presse.

Oh ! mais, me dites-vous, on nous chicanera :

Ce seront des procès ! Eh bien ! on plaidera.

Faut-il qu’un intérêt d’argent, une misère,

Nous fasse ainsi brusquer une importante affaire ?

Cessez de m’en parler, cela m’excède.

GÉRONTE.

Moi !

Je ne dis rien, c’est vous...

FLORISE.

Belle alliance !...

GÉRONTE.

Eh ! quoi...

FLORISE.

La mère de Valère est maussade, ennuyeuse,

Sans usage du monde, une femme odieuse :

Que voulez-vous qu’on dise à de pareils oisons ?

GÉRONTE.

C’est une femme simple et sans prétentions,

Qui, veillant sur ses biens...

FLORISE.

La belle emplette encore

Que ce Valère ! un fat qui s’aime, qui s’adore.

GÉRONTE.

L’agrément de cet âge en couvre les défauts :

Eh ! qui donc n’est pas fat ? tout l’est, jusques aux sots.

Mais le temps remédie aux torts de la jeunesse.

FLORISE.

Non : il peut rester fat ; n’en voit-on pas sans cesse

Qui jusqu’à quarante ans gardent l’air éventé,

Et sont les vétérans de la fatuité ?

GÉRONTE.

Laissons cela. Cléon sera donc notre arbitre.

Je veux vous demander sur un autre chapitre

Un peu de complaisance, et j’espère, ma sœur...

FLORISE.

Ah ! vous savez trop bien tous vos droits sur mon cœur.

GÉRONTE.

Ariste doit ici...

FLORISE.

Votre Ariste m’assomme :

C’est, je vous l’avouerai, le plus plat honnête homme...

GÉRONTE.

Ne vous voilà-t-il pas ? j’aime tous vos amis ;

Tous ceux que vous voulez, vous les voyez admis :

Et moi je n’en ai qu’un, que j’aime pour mon compte ;

Et vous le détestez : oh ! cela me démonte.

Vous l’ayez accablé, contredit, abruti 

Croyez-vous qu’il soit sourd, et qu’il n’ait rien senti,

Quoiqu’il n’ait rien marqué ? vous autres, fortes têtes,

Vous voilà ! vous prenez tous les gens pour des bêtes ;

Et ne ménageant rien...

FLORISE.

Eh mais ! tant pis pour lui,

S’il s’en est offensé ; c’est aussi trop d’ennui

S’il faut, à chaque mot, voir comme on peut le prendre ;

Je dis ce qui me vient, et l’on peut me le rendre ;

Le ridicule est fait pour notre amusement,

Et la plaisanterie est libre.

GÉRONTE.

Mais vraiment,

Je sais bien, comme vous, qu’il faut un peu médire.

Mais en face des gens, il est trop fort d’en rire.

Pour conserver vos droits, je veux bien vous laisser

Tous ces lourds campagnards que je voudrais chasser

Quand ils viennent : raillez leurs façons, leur langage,

Et tout l’arrière-ban de notre voisinage ;

Mais grâce, je vous prie, et plus d’attention

Pour Ariste : il revient. Faites réflexion

Qu’il me croira, s’il est traité de même sorte,

Un maître à qui bientôt on fermera sa porte :

Je ne crois pas avoir cet air là, Dieu merci.

Enfin, si vous m’aimez, traitez bien mon ami.

FLORISE.

Par malheur je n’ai point l’art de me contrefaire.

Il vient pour un sujet qui ne saurait me plaire,

Et je lui manquerais indubitablement :

Je ne sortirai pas de mon appartement.

GÉRONTE.

Ce serait une scène.

FLORISE.

Eh non ! je ferai dire

Que je suis malade.

GÉRONTE.

Oh ! toujours me contredire !

FLORISE.

Mais, marier Chloé ! mon frère, y pensez-vous ?

Elle est si peu formée, et si sotte, entre nous...

GÉRONTE.

Je ne vois pas cela. Je lui trouve, au contraire,

De l’esprit naturel, un fort bon caractère ;

Ce qu’elle est devant vous ne vient que d’embarras.

On imaginerait que vous ne l’aimez pas,

À vous la voir traiter avec tant de rudesse.

Loin de l’encourager, vous l’effrayez sans cesse,

Et vous l’abrutissez, dès que vous lui parlez.

Sa figure est fort bien d’ailleurs.

FLORISE.

Si vous voulez.

Mais c’est un air si gauche, une maussaderie...

GÉRONTE élève la voix, apercevant Lisette.

Tout comme il vous plaira. Finissons, je vous prie.

Puisque je l’ai promis, je veux bien voir Cléon,

Parce que je suis sûr de sa décision.

Mais quoi qu’on puisse dire, il faut ce mariage ;

Il n’est point pour Chloé d’arrangement plus sage :

Feu son père, on le sait, a mangé tout son bien ;

Le vôtre est médiocre, elle n’a que le mien :

Et quand je donne tout, c’est bien la moindre chose

Qu’on daigne se prêter à ce que je propose.

Il sort.

FLORISE.

Qu’un sot est difficile à vivre !

 

 

Scène V

 

FLORISE, LISETTE

 

FLORISE.

Eh bien, Cléon

Paraîtra-t-il bientôt ?

LISETTE.

Mais oui, si ce n’est non.

FLORISE.

Comment donc ?

LISETTE.

Mais, madame, au ton dont il s’explique,

À son air, où l’on voit dans un rire ironique

L’estime de lui-même et le mépris d’autrui,

Comment peut-on savoir ce qu’on tient avec lui ?

Jamais ce qu’il vous dit n’est ce qu’il veut vous dire.

Pour moi, j’aime les gens dont l’âme peut se lire,

Qui disent bonnement oui pour oui, non pour non.

FLORISE.

Autant que je puis voir, vous n’aimez pas Cléon.

LISETTE.

Madame, je serai peut-être trop sincère.

Mais il a pleinement le don de me déplaire.

On lui croit de l’esprit, vous dites qu’il en a :

Moi, je ne voudrais point du tout cet esprit là,

Quand il serait pour rien. Je n’y vois, je vous jure,

Qu’un style qui n’est pas celui de la droiture ;

Et sous cet air capable, où l’on ne comprend rien,

S’il cache un honnête homme, il le cache très bien.

FLORISE.

Tous vos raisonnements ne valent pas la peine

Que j’y réponde :mais pour calmer cette haine,

Disposez pour Paris tout votre arrangement :

Vous y suivrez Chloé ; je l’envoie au couvent.

Dites-lui de ma part...

LISETTE.

Voici mademoiselle :

Vous-même apprenez-lui cette belle nouvelle.

FLORISE, à Chloé, qui lui baise la main.

Vous êtes aujourd’hui coiffée à faire horreur.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

CHLOÉ, LISETTE

 

CHLOÉ.

Quoi ! suis-je donc si mal ?

LISETTE.

Bon ! c’est une douceur

Qu’on vous dit en passant, par humeur, par envie ;

Le tout pour vous punir d’oser être jolie :

N’importe ; là-dessus allez votre chemin.

CHLOÉ.

Du chagrin qui me suit quand verrai-je la fin ?

Je cherche à mériter l’amitié de ma mère ;

Je veux la contenter, je fais tout pour lui plaire ;

Je me sacrifierais : et tout ce que je fais

De son aversion augmente les effets.

Je sais bien malheureuse !

LISETTE.

Ah ! quittez ce langage ;

Les lamentations ne sont d’aucun usage :

Il faut de la vigueur. Nous en viendrons à bout

Si vous me secondez : vous ne savez pas tout.

CHLOÉ.

Est-il quelque malheur au-delà de ma peine ?

LISETTE.

D’abord, parlez-moi vrai, sans que rien vous retienne.

Voyons ; qu’aimez-vous mieux du cloître ou d’un époux ?

CHLOÉ.

À quoi bon ce propos ?

LISETTE.

C’est que j’ai près de vous

Des pouvoirs pour les deux. Votre oncle m’a chargée

De vous dire que c’est une affaire arrangée

Que votre mariage ; et, d’un autre côté,

Votre mère m’a dit, avec même clarté,

De vous notifier qu’il fallait sans remise

Partir pour le couvent : jugez de ma surprise.

CHLOÉ.

Ma mère est ma maîtresse, il lui faut obéir ;

Puisse-t-elle à ce prix cesser de me haïr !

LISETTE.

Doucement, s’il vous plaît, l’affaire n’est pas faite,

Et ma décision n’est pas pour la retraite ;

Je ne suis point d’humeur d’aller périr d’ennui :

Frontin veut m’épouser, et j’ai du goût pour lui ;

Je ne souffrirai pas l’exil qu’on nous ordonne.

Mais vous, n’aimez-vous plus Valère, qu’on vous donne ?

CHLOÉ.

Tu le vois bien, Lisette, il n’y faut plus songer.

D’ailleurs, longtemps absent, Valère a pu changer :

La dissipation, l’ivresse de son âge,

Une ville où tout plaît, un monde où tout engage,

Tant d’objets séduisants, tant de divers plaisirs,

Ont loin de moi sans doute emporté ses désirs.

Si Valère m’aimait, s’il songeait que je l’aime,

J’aurais dû quelquefois l’apprendre de lui-même.

Qu’il soit heureux du moins ! pour moi j’obéirai :

Aux ennuis de l’exil mon cœur est préparé ;

Et j’y dois expier le crime involontaire

D’avoir pu mériter la haine de ma mère.

À quoi rêves-tu donc ? tu ne m’écoutes pas.

LISETTE.

Fort bien... Voilà de quoi nous tirer d’embarras...

Et sûrement Florise...

CHLOÉ.

Eh bien ?

LISETTE.

Mademoiselle,

Soyez tranquille ; allez, fiez-vous à mon zèle ;

Nous verrons sans pleurer la fin de tout ceci.

C’est Cléon qui nous perd, et brouille tout ici :

Mais malgré son crédit je vous donne Valère.

J’imagine un moyen d’éclairer votre mère

Sur le fourbe insolent qui la mène aujourd’hui ;

Et nous la guérirons du goût qu’elle a pour lui :

Vous verrez.

CHLOÉ.

Ne fais rien que ce qu’elle souhaite :

Que ses vœux soient remplis, et je suis satisfaite.

 

 

Scène VII

 

LISETTE

 

Pour faire son bonheur je n’épargnerai rien.

Hélas ! on ne fait plus de cours comme le sien.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CLÉON, FRONTIN

 

CLÉON.

Qu’est-ce donc que cet air d’ennui, d’impatience ?

Tu fais tout de travers : tu gardes le silence ;

Je ne t’ai jamais vu de si mauvaise humeur.

FRONTIN.

Chacun a ses chagrins.

CLÉON.

Ah ! tu ne fais l’honneur

De me parler enfin. Je parviendrai peut-être

À voir de quel sujet tes chagrins peuvent naître.

Mais, à propos, Valère ?

FRONTIN.

Un de vos gens viendra

M’avertir en secret dès qu’il arrivera.

Mais pourrais-je savoir d’où vient tout ce mystère ?

Je ne comprends pas trop le secret de Valère :

Pourquoi, lui qu’on attend, qui doit bientôt, dit-on,

Se voir avec Chloé l’enfant de la maison,

Prétend-il vous parler sans se faire connaître ?

CLÉON.

Quand il en sera temps, je le ferai paraître.

FRONTIN.

Je n’y vois pas trop clair : mais le peu que j’y vois

Me paraît mal à vous, et dangereux pour moi.

Je vous ai, comme un sot, obéi sans mot dire :

J’ai réfléchi depuis. Vous m’avez fait écrire

Deux lettres, dont chacune, en honnête maison,

À celui qui l’écrit, vaut cent coups de bâton.

CLÉON.

Je te croyais du cœur. Ne crains point d’aventure :

Personne ne connaît ici ton écriture ;

Elles arriveront de Paris, et pourquoi

Veux-tu que le soupçon aille tomber sur toi ?

La mère de Valère a sa lettre, sans doute ;

Et celle de Géronte ?...

FRONTIN.

Elle doit être en route :

La poste d’aujourd’hui va l’apporter ici.

Mais sérieusement tout ce manège-ci

M’alarme, me déplaît, et, ma foi, j’en ai honte :

Y pensez-vous, Monsieur ? Quoi ! Florise et Géronte

Vous comblent d’amitié, de plaisirs et d’honneurs,

Et vous mandez sur eux quatre pages d’horreurs !

Valère, d’autre part, vous aime à la folie :

Il n’a d’autre défaut qu’un peu d’étourderie ;

Et, grâce à vous, Géronte en va voir le portrait

Comme d’un libertin et d’un colifichet.

Cela finira mal.

CLÉON.

Oh ! tu prends au tragique

Un débat qui pour moi ne sera que comique ;

Je me prépare ici de quoi me réjouir,

Et la meilleure scène, et le plus grand plaisir...

J’ai bien voulu pour eux quitter un temps la ville :

Ne point m’en amuser, serait être imbécile ;

Un peu de bruit rendra ceci moins ennuyeux,

Et me paiera du temps que je perds avec eux.

Valère à mon projet lui-même contribue :

C’est un de ces enfants dont la folle recrue

Dans les sociétés vient tomber tous les ans,

Et lasse tout le monde, excepté leurs parents.

Crois-tu que sur ma foi tout son espoir se fonde ?

Le hasard me l’a fait rencontrer dans le monde :

Ce petit étourdi s’est pris de goût pour moi,

Et me croit sou ami, je ne sais pas pourquoi.

Avant que dans ces lieux je vinsse avec Florise,

J’avais tout arrangé pour qu’il eût Cidalise :

Elle a, pour la plupart, formé nos jeunes gens :

J’ai demandé pour lui quelques mois de son temps

Soit que cette aventure, ou quelqu’autre l’engage...

Voulant absolument rompre son mariage,

Il m’a vingt fois écrit d’employer tous mes soins

Pour le faire manquer, ou l’éloigner du moins ;

Parbleu, je vous le sers de la bonne manière.

FRONTIN.

Oui, vous voilà chargé d’une très belle affaire !

CLÉON.

Mon projet était bien qu’il se tint à Paris ;

C’est malgré mes conseils qu’il vient en ce pays.

Depuis longtemps, dit-il, il n’a point vu sa mère ;

Il compte, en lui parlant, gagner ce qu’il espère.

FRONTIN.

Mais vous, quel intérêt... Pourquoi vouloir aigrir

Des gens que pour toujours ce nœud doit réunir ?

Et pourquoi seconder la bizarre entreprise

D’un jeune écervelé qui fait une sottise ?

CLÉON.

Quand je n’y trouverais que de quoi m’amuser,

Oh ! c’est le droit des gens, et je veux en user.

Tout languit, tout est mort sans la tracasserie ;

C’est le ressort du monde, et l’âme de la vie ;

Bien fou qui là-dessus contraindrait ses désirs ;

Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs.

Mais un autre intérêt que la plaisanterie

Me détermine encore à cette brouillerie.

FRONTIN.

Comment donc ! à Chloé songeriez-vous aussi ?

Florise croit pourtant que vous n’êtes ici

Que pour son compte, au moins. Je pense que sa fille

Lui pèse horriblement ; et la voir si gentille

L’afflige : je lui vois l’air sombre et soucieux

Lorsque vous regardez longtemps Chloé.

CLÉON.

Tant mieux.

Elle ne me dit rien de cette jalousie :

Mais j’ai bien remarqué qu’elle en était remplie ;

Et je la laisse aller.

FRONTIN.

C’est-à-dire, à-peu-près,

Que Valère écarté sert à vos intérêts.

Mais je ne comprends pas quel dessein est le vôtre ;

Quoi ! Florise et Chloé ?...

CLÉON.

Moi ! ni l’une, ni l’autre.

Je n’agis ni par goût, ni par rivalité :

M’as-tu donc jamais vu dupe d’une beauté ?

Je sais trop les défauts, les retours qu’on nous cache :

Toute femme m’amuse, aucune ne m’attache ;

Si par hasard aussi je me vois marié,

Je ne m’ennuierai point pour ma chère moitié ;

Aimera qui pourra. Florise, cette folle,

Dont je tourne à mon gré l’esprit faux et frivole,

Qui, malgré l’âge, encore a des prétentions,

Et me croit transporté de ses perfections,

Florise pense à moi. C’est pour notre avantage

Qu’elle veut de Chloé rompre le mariage,

Vu que l’oncle à la nièce assurant tout son bien,

S’il venait à mourir, Florise n’aurait rien.

Le point est d’empêcher qu’il ne se dessaisisse ;

Et je souhaite fort que cela réussisse :

Si nous pouvons parer cette donation,

Je ne répondrais pas d’une tentation

Sur cet hymen secret dont Florise me presse ;

D’un bien considérable elle sera maîtresse ;

Et je n’épouserais que sous condition

D’une très bonne part dans la succession.

D’ailleurs Géronte m’aime : il se peut très bien faire

Que son choix me regarde en renvoyant Valère ;

Et sur la fille alors arrêtant mon espoir,

Je laisserai la mère à qui voudra l’avoir.

Peut-être tout ceci n’est que vaines chimères.

FRONTIN.

Je le croirais assez.

CLÉON.

Aussi n’y tiens-je guère,

Et je ne m’en fais point un fort grand embarras :

Si rien ne réussit, je ne m’en pendrai pas.

Je puis avoir Chloé, je puis avoir Florise ;

Mais, quand je manquerais l’une et l’autre entreprise,

J’aurai, chemin faisant, les ayant conseillés,

Le plaisir d’être craint et de les voir brouillés.

FRONTIN.

Fort bien ! mais si j’osais vous dire en confidence

Où cela va tout droit.

CLÉON.

Eh bien ?

FRONTIN.

En conscience,

Cela vise à nous voir donner notre congé ;

Déjà, vous le savez, et j’en suis affligé,

Pour vos maudits plaisirs on nous a pour la vie

Chassés de vingt maisons.

CLÉON.

Chassés ! quelle folie !

FRONTIN.

Oh ! c’est un mot pour l’autre, et puisqu’il faut choisir,

Point chassés, mais priés de ne plus revenir.

Comment n’aimez-vous pas un commerce plus stable :

Avec tout votre esprit, et pouvant être aimable,

Ne prétendez-vous donc qu’au triste amusement

De vous faire haïr universellement ?

CLÉON.

Cela m’est fort égal : on me craint, on m’estime ;

C’est tout ce que je veux ; et je tiens pour maxime

Que la plate amitié, dont on fait tant de cas,

Ne vaut pas les plaisirs des gens qu’on n’aime pas :

Être cité, mêlé dans toutes les querelles,

Les plaintes, les rapports, les histoires nouvelles,

Être craint à la fois et désiré partout,

Voilà ma destinée et mon unique goût.

Quant aux amis, crois-moi, ce vain nom qu’on se donne

Se prend chez tout le monde, et n’est vrai chez personne ;

J’en ai mille, et pas un. Veux-tu que limité

Au petit cercle obscur d’une société,

J’aille m’ensevelir dans quelque coterie ?

Je vais où l’on me plaît, je pars quand on m’ennuie,

Je m’établis ailleurs, me moquant au surplus

D’être haï des gens chez qui je ne vais plus :

C’est ainsi qu’en ce lieu, si la chance varie,

Je compte planter là toute la compagnie.

FRONTIN.

Cela vous plaît à dire, et ne m’arrange pas :

De voir tout l’univers vous pouvez faire cas ;

Mais je suis las, monsieur, de cette vie errante :

Toujours visages neufs, cela m’impatiente ;

On ne peut, grâce à vous, conserver an ami,

On est tantôt au nord, et tantôt au midi :

Quand je vous crois logé, j’y compte, je me lie

Aux femmes de madame, et je fais leur partie,

J’ose même avancer que je vous fais honneur :

Point du tout, on vous chasse, et votre serviteur,

Je ne puis plus souffrir cette humeur vagabonde,

Et vous ferez tout seul le voyage du monde.

Moi, j’aime ici, j’y reste.

CLÉON.

Et quels sont les appas,

L’heureux objet ?...

FRONTIN.

Parbleu, ne vous en moquez pas ;

Lisette vaut, je crois, la peine qu’on s’arrête ;

Et je veux l’épouser.

CLÉON.

Tu serais assez bête

Pour te marier, toi ? ton amour, ton dessein,

N’ont pas le sens commun.

FRONTIN.

Il faut faire une fin ;

Et ma vocation est d’épouser Lisette :

J’aimais assez Marton, et Nérine, et Finette,

Mais quinze jours chacune, ou toutes à la fois ;

Mon amour le plus long n’a point passé le mois :

Mais ce n’est plus cela, tout autre amour m’ennuie ;

Je suis fou de Lisette, et j’en ai pour la vie.

CLÉON.

Quoi ! tu veux te mêler aussi de sentiment ?

FRONTIN.

Comme un autre.

CLÉON.

Le fat ! Aime moins tristement ;

Pasquin, Lolive, et cent d’amour aussi fidèle,

L’ont aimée avant toi, mais sans se charger d’elle :

Pourquoi veux-tu payer pour tes prédécesseurs ?

Fais de même ; aucun d’eux n’est mort de ses rigueurs.

FRONTIN.

Vous la connaissez mal, c’est une fille sage.

CLÉON.

Oui, comme elles le sont.

FRONTIN.

Oh ! monsieur, ce langage

Nous brouillera tous deux.

CLÉON, après un moment de silence.

Eh bien ! écoute-moi.

Tu me conviens, je t’aime, et si l’on veut de toi,

J’emploierai tous mes soins pour t’unir à Lisette ;

Soit ici, soit ailleurs, c’est une affaire faite.

FRONTIN.

Monsieur, vous m’enchantez.

CLÉON.

Ne va point nous trahir.

Vois si Valère arrive, et reviens m’avertir.

 

 

Scène II

 

CLÉON

 

Frontin est amoureux ; je crains bien qu’il ne cause :

Comment parer le risque où son amour m’expose ?

Mais si je lui donnais quelque commission

Pour Paris ? oui, vraiment, l’expédient est bon :

J’aurai seul mon secret ; et si, par aventure,

On sait que les billets sont de son écriture,

Je dirai que de lui je m’étais défié,

Que c’était un coquin, et qu’il est renvoyé.

 

 

Scène III

 

FLORISE, CLÉON

 

FLORISE.

Je vous cherche partout. Ce que prétend mon frère

Est-il vrai ? vous parlez, m’a-t-il dit, pour Valère :

Changeriez-vous d’avis ?

CLÉON.

Comment ! vous l’avez cru ?

FLORISE.

Mais il en est si plein et si bien convaincu...

CLÉON.

Tant mieux. Malgré cela, soyez persuadée

Que tout ce beau projet ne sera qu’en idée,

Vous y pouvez compter, je vous réponds de tout ;

En ne paraissant pas contrarier son goût,

J’en suis beaucoup plus maître ; et la bête est si bonne,

Soit dit sans vous fâcher...

FLORISE.

Ah ! je vous l’abandonne ;

Faites-en les honneurs : je me sens, entre nous,

Sa sœur on ne peut moins.

CLÉON.

Je pense comme vous ;

La parenté m’excède, et ces liens, ces chaînes

De gens dont on partage ou les torts ou les peines,

Tout cela préjugés, misères du vieux temps ;

C’est pour le peuple enfin que sont faits les parents.

Vous avez de l’esprit, et votre fille est sotte,

Vous avez pour surcroît un frère qui radote,

Eh bien ! c’est leur affaire après tout : selon moi

Tous ces noms ne sont rien, chacun n’est que pour soi.

FLORISE.

Vous avez bien raison ; je vous dois le courage

Qui me soutient, contre eux, contre ce mariage.

L’affaire presse au moins, il faut se décider :

Ariste nous arrive, il vient de le mander ;

Et, par une façon des galants du vieux style,

Géronte sur la route attend l’autre imbécile ;

Il compte voir ce soir les articles signés.

CLÉON.

Et ce soir finira tout ce que vous craignez.

Premièrement, sans vous on ne peut rien conclure ;

Il faudra, ce me semble, un peu de signature

De votre part ; ainsi tout dépendra de vous :

Refusez de signer, grondez, et boulez-nous ;

Car, pour me conserver toute sa confiance,

Je serai contre vous moi-même en sa présence,

Et je me fâcherais, s’il en était besoin :

Mais nous l’emporterons sans prendre tout ce soin.

Il m’est venu d’ailleurs une assez bonne idée,

Et dont, faute de mieux, vous pourrez être aidée...

Mais non ; car ce serait un moyen un peu fort :

J’aime trop à vous voir vivre de bon accord.

FLORISE.

Oh ! vous me le direz. Quel scrupule est le vôtre ?

Quoi ! ne pensons-nous pas tout haut l’un devant, l’autre ?

Vous savez que mon goût tient plus à vous qu’à lui ;

Et que vos seuls conseils sont ma règle aujourd’hui :

Vous êtes honnête homme, et je n’ai point à craindre

Que vous proposiez rien dont je puisse me plaindre ;

Ainsi, confiez-moi tout ce qui peut servir

À combattre Géronte, ainsi qu’à nous unir.

CLÉON.

Au fond je n’y vois pas de quoi faire un mystère...

Et c’est ce que de vous mérite votre frère.

Vous m’avez dit, je crois, que jamais sur les biens

On n’avait éclairci ni vos droits ni les siens,

Et que, vous assurant d’avoir son héritage,

Vous aviez au hasard réglé votre partage :

Vous savez à quel point il déteste un procès,

Et qu’il donne Chloé pour acheter la paix :

Cela fait contre lui la plus belle matière,

Des biens à répéter, des partages à faire ;

Vous voyez que voilà de quoi le mettre aux champs

En lui faisant prévoir un procès de dix ans :

S’il va donc s’obstiner, malgré vos répugnances,

À l’établissement qui rompt nos espérances,

Partons d’ici, plaidez ; une assignation

Détruira le projet de la donation :

Il ne peut pas souffrir d’être seul ; vous partie,

On ne me verra plus lui tenir compagnie ;

Et quant à vos procès, ou vous les gagnerez,

Ou vous plaiderez tant que vous l’achèverez.

FLORISE.

Contre les préjugés dont votre âme est exempte

La mienne, par malheur, n’est pas aussi puissante,

Et je vous avouerai mon imbécillité :

Je n’irais pas sans peine à cette extrémité.

Il m’a toujours aimée, et j’aimais à lui plaire ;

Et soit cette habitude, ou quelque autre chimère,

Je ne puis me résoudre à le désespérer :

Mais votre idée au moins sur lui peut opérer ;

Dites-lui qu’avec vous, paraissant fort aigrie,

J’ai parlé de procès, de biens, de brouillerie,

De départ ; et qu’enfin, s’il me poussait à bout,

Vous avez entrevu que je suis prête à tout.

CLÉON.

S’il s’obstine pourtant, quoiqu’on lui puisse dire...

On pourrait consulter pour le faire interdire,

Ne le laisser jouir que d’une pension :

Mon procureur fera cette expédition ;

C’est un homme admirable, et qui, par son adresse,

Aurait fait enfermer les sept sages de Grèce,

S’il eût plaidé contre eux. S’il est quelque moyen

De vous faire passer ses droits et tout son bien,

L’affaire est immanquable, il ne faut qu’une lettre

De moi.

FLORISE.

Non, différez... Je crains de me commettre :

Dites-lui seulement, s’il ne veut point céder,

Que je suis, malgré vous, résolue à plaider.

De l’humeur dont il est, je crois être bien sûre

Que sans mon agrément il craindra de conclure ;

Et pour me ramener ne négligeant plus rien,

Vous le verrez finir par m’assurer son bien.

Au reste vous savez pourquoi je le désire.

CLÉON.

Vous connaissez aussi le motif qui m’inspire,

Madame : ce n’est point du bien que je prétends,

Et mon goût seul pour vous fait mes engagements.

Des amants du commun j’ignore le langage,

Et jamais la fadeur ne fut à mon usage ;

Mais je vous le redis tout naturellement,

Votre genre d’esprit me plaît infiniment ;

Et je ne sais que vous avec qui j’aie envie

De penser, de causer, et de passer ma vie ;

C’est un goût décidé.

FLORISE.

Puis-je m’en assurer ?

Et loin de tout ici pourrez-vous demeurer ?

Je ne sais, répandu, fêté comme vous l’êtes,

Je vois plus d’un obstacle au projet que vous faites :

Peut-être votre goût vous a séduit d’abord ;

Mais tout Paris...

CLÉON.

Paris ! il m’ennuie à la mort,

Et je ne vous fais pas un fort grand sacrifice

En m’éloignant d’un monde à qui je rends justice ;

Tout ce qu’on est forcé d’y voir et d’endurer

Passe bien l’agrément qu’on peut y rencontrer ;

Trouver à chaque pas des gens insupportables,

Des flatteurs, des valets, des plaisants détestables,

Des jeunes gens d’un ton, d’une stupidité !...

Des femmes d’un caprice, et d’une fausseté !...

Des prétendus esprits souffrir la suffisance,

Et la grosse gaieté de l’épaisse opulence,

Tant de petits talents où je n’ai pas de foi ;

Des réputations on ne sait pas pourquoi ;

Des protégés si bas ! des protecteurs si bêtes...

Des ouvrages vantés qui n’ont ni pieds ni têtes ;

Faire des soupers fins où l’on périt d’ennui ;

Veiller par air, enfin se tuer pour autrui ;

Franchement, des plaisirs, des biens de cette sorte,

Ne font pas, quand on pense, une chaîne bien forte :

Et, pour vous parler vrai, je trouve plus sensé

Un homme sans projets dans sa terre fixé,

Qui n’est ni complaisant, ni valet de personne,

Que tous ces gens brillants qu’on mange, qu’on friponne,

Qui, pour vivre à Paris avec l’air d’être heureux,

Au fond n’y sont pas moins ennuyés qu’ennuyeux.

FLORISE.

J’en reconnais grand nombre à ce portrait fidèle.

CLÉON.

Paris me fait pitié, lorsque je me rappelle

Tant d’illustres faquins, d’insectes freluquets...

FLORISE.

Votre estime, je crois, n’a pas fait plus de frais.

Pour les femmes ?

CLÉON.

Pour vous je n’ai point de mystères,

Et vous verrez ma liste avec les caractères :

J’aime l’ordre, et je garde une collection

Des lettres dont je puis faire une édition.

Vous ne vous cloutiez pas qu’on pût avoir Lesbie ;

Vous verrez de sa prose. Il me vient une envie

Qui peut nous réjouir dans ces lieux écartés,

Et désoler là-bas bien des sociétés ;

Je suis tenté, parbleu, d’écrire mes mémoires ;

J’ai des traits merveilleux, mille bonnes histoires

Qu’on veut cacher...

FLORISE.

Cela sera délicieux.

CLÉON.

J’y ferai des portraits qui sauteront aux yeux.

Il m’en vient déjà vingt qui retiennent des places :

Vous y verrez Mélite avec toutes ses grâces ;

Et ce que j’en dirai tempérera l’amour

De nos petits messieurs qui rôdent à l’entour ;

Sur l’aigre Céliante, et la fade Uranie

Je compte bien aussi passer ma fantaisie ;

Pour le petit Damis, et monsieur Dorilas,

Et certain plat seigneur, l’automate Alcidas,

Qui, glorieux et bas, se croit un personnage ;

Tant d’autres importants, esprits du même étage ;

Oh ! fiez-vous à moi, je veux les célébrer

Si bien que de six mois ils n’osent se montrer.

Ce n’est pas sur leurs mœurs que je veux qu’on en cause,

Un vice, un déshonneur, font assez peu de chose,

Tout cela dans le monde est oublié bientôt ;

Un ridicule reste, et c’est ce qu’il leur faut.

Qu’en dites-vous ? cela peut faire un bruit du diable,

Une brochure unique, un ouvrage admirable,

Bien scandaleux, bien bon : le style n’y fait rien ;

Pourvu qu’il soit méchant, il sera toujours bien.

FLORISE.

L’idée est excellente, et la vengeance est sûre.

Je vous prierai d’y joindre avec quelque aventure

Une madame Orphise, à qui j’en dois d’ailleurs,

Et qui mérite bien quelques bonnes noirceurs ;

Quoiqu’elle soit affreuse, elle se croit jolie,

Et de l’humilier j’ai la plus grande envie :

Je voudrais que déjà votre ouvrage fût fait.

CLÉON.

On peut toujours à compte envoyer son portrait,

Et dans trois jours d’ici désespérer la belle.

FLORISE.

Et comment ?

CLÉON.

On peut faire une chanson sur elle ;

Cela vaut mieux qu’un livre, et court tout l’univers.

FLORISE.

Oui, c’est très bien pensé ; mais faites-vous des vers ?

CLÉON.

Qui n’en fait pas ? est-il si mince coterie

Qui n’ait son bel esprit, son plaisant, son génie ?

Petits auteurs honteux, qui font, malgré les gens,

Des bouquets, des chansons, et des vers innocents.

Oh ! pour quelques couplets, fiez-vous à ma muse :

Si votre Orphise en meurt, vous plaire est mon excuse ;

Tout ce qui vit n’est fait que pour nous réjouir,

Et se moquer du monde est tout l’art d’en jouir.

Ma foi, quand je parcours tout ce qui le compose,

Je ne trouve que nous qui valions quelque chose.

 

 

Scène IV

 

CLÉON, FLORISE, FRONTIN

 

FRONTIN, un peu éloigné.

Monsieur, je voudrais bien...

CLÉON.

Attends...

À Florise.

Permettez-vous ?...

FLORISE.

Veut-il vous parler seul ?

FRONTIN.

Mais, madame...

FLORISE.

Entre nous

Entière liberté. Frontin est impayable ;

Il vous sert bien ; je l’aime.

CLÉON, à Florise qui sort.

Il est assez bon diable,

Un peu bête...

 

 

Scène V

 

CLÉON, FRONTIN

 

FRONTIN.

Ah ! monsieur, ma réputation

Se passerait fort bien de votre caution ;

De mon panégyrique épargnez-vous la peine.

Valère entrera-t-il ?

CLÉON.

Je ne veux pas qu’il vienne.

Ne t’avais-je pas dit de venir m’avertir,

Que j’irais le trouver ?

FRONTIN.

Il a voulu venir :

Je ne sais point garant de cette extravagance ;

Il m’a suivi de loin, malgré ma remontrance,

Se croyant invisible, à ce que je conçois,

Parce qu’il a laissé sa chaise dans le bois.

Caché près de ces lieux, il attend qu’on l’appelle.

CLÉON.

Florise heureusement vient de rentrer chez elle.

Qu’il vienne. Observe tout pendant notre entretien.

 

 

Scène VI

 

CLÉON

 

L’affaire est en bon train, et tout ira fort bien

Après que j’aurai fait la leçon à Valère

Sur toute la maison, et sur l’art d’y déplaire :

Avec son ton, ses airs, et sa frivolité,

Il n’est pas mal en fonds pour être détesté ;

Une vieille franchise à ses talents s’oppose ;

Sans cela l’on pourrait en faire quelque chose.

 

 

Scène VII

 

VALÈRE, en habit de campagne, CLÉON

 

VALÈRE, embrassant Cléon.

Eh ! bonjour, cher Cléon ! je suis comblé, ravi

De retrouver enfin mon plus fidèle ami.

Je suis au désespoir des soins dont vous accable

Ce mariage affreux : vous êtes adorable !

Comment reconnaîtrai-je !...

CLÉON.

Ah ! point de compliments ;

Quand on peut être utile, et qu’on aime les gens,

On est payé d’avance... Eh bien ! quelles nouvelles

À Paris ?

VALÈRE.

Oh ! cent mille, et toutes des plus belles :

Paris est ravissant, et je crois que jamais

Les plaisirs n’ont été si nombreux, si parfaits,

Les talents plus féconds, les esprits plus aimables :

Le goût fait chaque jour des progrès incroyables ;

Chaque jour le génie et la diversité

Viennent nous enrichir de quelque nouveauté.

CLÉON.

Tout vous paraît charmant, c’est le sort de votre âge ;

Quelqu’un pourtant m’écrit (et j’en crois son suffrage)

Que de tout ce qu’on voit on est fort ennuyé ;

Que les arts, les plaisirs, les esprits font pitié ;

Qu’il ne nous reste plus que des superficies,

Des pointes, du jargon, de tristes facéties ;

Et qu’à force d’esprit et de petits talents,

Dans peu nous pourrions bien n’avoir plus le bon sens.

Comment, vous qui voyez si bien les ridicules,

Ne m’en dites-vous rien ? tenez-vous aux scrupules,

Toujours bon, toujours dupe ?

VALÈRE.

Oh ! non, en vérité ;

Mais c’est que je vois tout assez du bon côté :

Tout est colifichet, pompon et parodie ;

Le monde, comme il est, me plaît à la folie.

Les belles tous les jours vous trompent, on leur rend ;

On se prend, on se quitte, assez publiquement ;

Les maris savent vivre, et sur rien ne contestent ;

Les hommes s’aiment tous ; les femmes se détestent

Mieux que jamais : enfin c’est un monde charmant ;

Et Paris s’embellit délicieusement.

CLÉON.

Et Cidalise ?...

VALÈRE.

Mais...

CLÉON.

C’est une affaire faite ?

Sans doute vous l’avez ?... Quoi ! la chose est secrète ?

VALÈRE.

Mais cela fût-il vrai, le dirais-je ?

CLÉON.

Partout ;

Et ne point l’annoncer c’est mal servir son goût.

VALÈRE.

Je m’en détacherais si je la croyais telle.

J’ai, je vous l’avouerai, beaucoup de goût pour elle ;

Et pour l’aimer toujours, si je m’en fais aimer,

J’observe ce qui peut me la faire estimer.

CLÉON, avec un grand éclat de rire.

Feu Céladon, je crois, vous a légué son âme :

Il faudrait des six mois pour aimer une femme,

Selon vous ; on perdrait son temps, la nouveauté,

Et le plaisir de faire une infidélité

Laissez la bergerie, et, sans trop de franchise,

Soyez de votre siècle, ainsi que Cidalise :

Ayez-la, c’est d’abord ce que vous lui devez ;

Et vous l’estimerez après si vous pouvez :

Au reste affichez tout. Quelle erreur est la vôtre !

Ce n’est qu’en se vantant de l’une qu’on a l’autre,

Et l’honneur d’enlever l’amant qu’une autre a pris

À nos gens du bel air met souvent tout leur prix.

VALÈRE.

Je vous en crois assez... Eh bien !mon mariage ?

Concevez-vous nia mère, et tout ce radotage ?

CLÉON.

N’en appréhendez rien. Mais, soit dit entre nous,

Je me reproche un peu ce que je fais pour vous ;

Car enfin, si, voulant prouver que je vous aime,

J’aide à vous nuire, et si vous vous trompez vous même

En fuyant un parti peut-être avantageux ?

VALÈRE.

Eh ! non : vous me donnez un ridicule affreux.

Que dirait-on de moi, si j’allais, à mon âge,

D’un ennuyeux mari jouer le personnage ?

Ou j’aurais une prude au ton triste, excédant,

Une bégueule enfin qui serait mon pédant ;

Ou, si pour mon malheur ma femme était jolie,

Je serais le martyr de sa coquetterie.

Fuir Paris, ce serait m’égorger de ma main.

Quand je puis m’avancer et faire mon chemin,

Irais-je, accompagné d’une femme importune,

Me rouiller dans ma terre et borner ma fortune ?

Ma foi, se marier, à moins qu’on ne soit vieux,

Fi ! cela me paraît ignoble, crapuleux.

CLÉON.

Vous pensez juste.

VALÈRE.

À vous en est toute la gloire :

D’après vos sentiments je prévois mon histoire

Si j’allais m’enchaîner ; et je ne vous vois pas

Le plus petit scrupule à m’ôter d’embarras.

CLÉON.

Mais malheureusement on dit que votre mère

Par de mauvais conseils s’obstine à cette affaire :

Elle a chez elle un homme, ami de ces gens-ci,

Qui, dit-on, avec elle est assez bien aussi ;

Un Ariste, un esprit d’assez grossière étoffe ;

C’est une espèce d’ours qui se croit philosophe :

Le connaissez-vous ?

VALÈRE.

Non, je ne l’ai jamais vu ;

Chez moi depuis six ans je ne suis pas venu ;

Ma mère m’a mandé que c’est un homme sage,

Fixé depuis longtemps dans notre voisinage ;

Que c’était son ami, son conseil aujourd’hui,

Et qu’elle prétendait me lier avec lui.

CLÉON.

Je ne vous dirai pas tout ce qu’on en raconte ;

Il vous suffit qu’elle est aveugle sur son compte :

Mais moi, qui vois pour vous les choses de sang-froid,

Au fond je ne puis croire Ariste un homme droit :

Géronte est son ami, cela depuis l’enfance.

VALÈRE.

À mes dépens peut-être ils sont d’intelligence ?

CLÉON.

Cela m’en a tout l’air.

VALÈRE.

J’aime mieux un procès :

J’ai des amis là-bas, je suis sûr du succès.

CLÉON.

Quoique je sois ici l’amide la famille,

Je dois vous parler franc ; à moins d’aimer leur fille,

Je ne vois pas pourquoi vous vous empresseriez

Pour pareille alliance : on dit que vous l’aimiez

Quand vous étiez ici ?

VALÈRE.

Mais assez, ce me semble ;

Nous étions élevés, accoutumés ensemble ;

Je la trouvais gentille, elle me plaisait fort :

Mais Paris guérit tout, et les absents ont tort.

On m’a mandé souvent qu’elle était embellie ;

Comment la trouvez-vous ?

CLÉON.

Ni laide, ni jolie ;

C’est un de ces minois que l’on a vus partout,

Et dont on ne dit rien.

VALÈRE.

J’en crois fort votre goût.

CLÉON.

Quant à l’esprit, néant ; il n’a pas pris la peine

Jusqu’ici de paraître, et je doute qu’il vienne ;

Ce qu’on voit à travers son petit air boudeur,

C’est qu’elle sera fausse, et qu’elle a de l’humeur :

On la croit une Agnès ; mais comme elle a l’usage

De sourire à des traits un peu forts pour son âge,

Je la crois avancée ; et, sans trop me vanter,

Si je m’étais donné la peine de tenter...

Enfin, si je n’ai pas suivi cette conquête,

La faute en est aux dieux, qui la firent si bête.

VALÈRE.

Assurément Chloé serait une beauté,

Que sur ce portrait-là j’en serais peu tenté.

Allons, je vais partir ; et comptez que j’espère

Dans deux heures d’ici désabuser ma mère :

Je laisse en bonnes mains...

CLÉON.

Non ; il vous faut rester.

VALÈRE.

Mais comment voulez-vous ici me présenter ?

CLÉON.

Non pas dans le moment, dans une heure.

VALÈRE.

À votre aise.

CLÉON.

Il faut que vous alliez retrouver votre chaise :

Dans l’instant que Géronte ici sera rentré,

(Car c’est lui qu’il nous faut) je vous le manderai ;

Et vous arriverez par la route ordinaire,

Comme ayant prétendu nous surprendre et nous, plaire.

VALÈRE.

Comment concilier cet air impatient,

Cette galanterie, avec mon compliment ?

C’est se moquer de l’oncle, et c’est me contredire :

Toute mon ambassade, est réduite à lui dire

Que je serai (soit dit dans le plus simple aveu)

Toujours son serviteur, et jamais son neveu.

CLÉON.

Et voilà justement ce qu’il ne faut pas faire :

Ce ton d’autorité choquerait votre mère :

Il faut dans vos propos paraître consentir,

Et tâcher, d’autre part, de ne point réussir.

Écoutez : conservons toutes les vraisemblances ;

On ne doit se lâcher sur les impertinences

Que selon le besoin, selon l’esprit des gens ;

Il faut, pour les mener, les prendre dans leur sens :

L’important est d’abord que l’oncle vous déteste ;

Si vous y parvenez, je vous réponds du reste :

Or, notre oncle est un sot, qui croit avoir reçu

Toute sa part d’esprit en bon sens prétendu ;

De tout usage antique amateur idolâtre,

De toutes nouveautés frondeur opiniâtre ;

Homme d’un autre siècle, et ne suivant en tout

Pour ton qu’un vieux honneur, pour loi que le vieux goût ;

Cerveau des plus bornés, qui, tenant pour maxime

Qu’un seigneur de paroisse est un être sublime,

Vous entretient sans cesse avec stupidité

De son banc, de ses soins, et de sa dignité :

On n’imagine pas combien il se respecte ;

Ivre de son château, dont il est l’architecte,

De tout ce qu’il a fait sottement entêté,

Possédé du démon de la propriété,

Il réglera pour vous son penchant ou sa haine

Sur l’air dont vous prendrez tout son petit domaine.

D’abord, en arrivant, il faut vous préparer

À le suivre partout, tout voir, tout admirer,

Son parc, son potager, ses bois, son avenue ;

Il ne vous fera pas grâce d’une laitue.

Vous, au lieu d’approuver, trouvant tout fort commun,

Vous ne lui paraîtrez qu’un fat très importun,

Un petit raisonneur, ignorant, indocile,

Peut-être ira-t-il même à vous croire imbécile.

VALÈRE.

Oh ! vous  êtes charmant...Mais n’aurais-je point tort ?

J’ai de la répugnance à le choquer si fort.

CLÉON.

Eh bien !... mariez-vous... Ce que je viens de dire

N’était que pour forcer Géronte à se dédire,

Comme vous désiriez : moi, je n’exige rien ;

Tout ce que vous ferez sera toujours très bien ;

Ne consultez que vous.

VALÈRE.

Écoutez-moi, de grâce ;

Je cherche à m’éclairer.

CLÉON.

Mais tout vous embarrasse,

Et vous ne savez point prendre votre parti.

Je n’approuverais pas ce début étourdi

Si vous aviez affaire à quelqu’un d’estimable,

Dont la vue exigeât un maintien raisonnable ;

Mais avec un vieux fou dont on peut se moquer,

J’avais imaginé qu’on pouvait tout risquer,

Et que, pour vos projets, il fallait sans scrupule

Traiter légèrement un vieillard ridicule.

VALÈRE.

Soit. Il a la fureur de me croire à son gré :

Mais, fiez-vous à moi, je l’en détacherai.

 

 

Scène VIII

 

CLÉON, VALÈRE, FRONTIN

 

FRONTIN.

Monsieur, j’entends du bruit, et je crains qu’on ne vienne.

CLÉON.

Ne perdez point de temps ; que Frontin vous ramène.

 

 

Scène IX

 

CLÉON

 

Maintenant éloignons Frontin, et qu’à Paris

Il porte le mémoire où je demande avis

Sur l’interdiction de cet ennuyeux frère.

Florise s’en défend ; son faible caractère

Ne sait point embrasser un parti courageux :

Embarquons-la si bien, qu’amenée où je veux,

Mon projet soit pour elle un parti nécessaire.

Je ne sais si je dois trop compter sur Valère...

Il pourrait bien manquer de résolution,

Et je veux appuyer son expédition :

C’est un fat subalterne ; il est né trop timide :

On ne va point au grand, si l’on n’est intrépide.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CHLOÉ, LISETTE

 

CHLOÉ.

Oui, je te le répète, oui, c’est lui que j’ai vu ;

Mieux encor que mes yeux mon cœur l’a reconnu :

C’est Valère lui-même : et pourquoi ce mystère ?

Venir sans demander mon oncle ni ma mère,

Sans marquer pour me voir le moindre empressement !

Ce procédé m’annonce un affreux changement.

LISETTE.

Eh ! non, ce n’est pas lui ; vous vous serez trompée.

CHLOÉ.

Non, crois-moi ; de ses traits je suis trop occupée

Pour pouvoir m’y tromper ; et nul autre sur moi

N’aurait jamais produit le trouble où je me vois :

Si tu le connaissais, si tu pouvais l’entendre,

Ah ! tu saurais trop bien qu’on ne peut s’y méprendre ;

Que rien ne lui ressemble, et que ce sont des traits

Qu’avec d’autres, Lisette, on ne confond jamais.

Le doux saisissement d’une joie imprévue,

Tous les plaisirs du cœur m’ont remplie à sa vue :

J’ai voulu l’appeler, je l’aurais dû, je crois ;

Mes transports m’ont ôté l’usage de la voix,

Il était déjà loin... Mais, dis-tu vrai, Lisette ?

Quoi ! Frontin !...

LISETTE.

Il me tient l’aventure secrète ;

Son maître l’attendait, et je n’ai pu savoir...

CHLOÉ.

Informe-toi d’ailleurs ; d’autres l’auront pu voir ;

Demande à tout le monde... Eh ! va donc.

LISETTE.

Patience !

Du zèle n’est pas tout, il faut de la prudence ;

N’allons pas nous jeter dans d’autres embarras ;

Raisonnons : c’est Valère, ou bien ce ne l’est pas :

Si c’est lui, dans la règle il faut qu’il vous prévienne ;

Et si ce ne l’est pas, ma course serait vaine ;

On le saurait ; Cléon, dans ses jeux innocents,

Dirait que nous courons après tous les passants :

Ainsi, tout bien pensé, le plus sûr est d’attendre

Le retour de Frontin, dont je veux tout apprendre...

Serait-ce bien Valère ?... Eh ! mais, en vérité,

Je commence à le croire... Il l’aura consulté :

De quelque bon conseil cette fuite est l’ouvrage ;

Oui, brouiller des parents le jour d’un mariage,

Pour prélude chasser l’époux de la maison,

L’histoire est toute simple, et digne de Cléon :

Plus le trait serait noir, plus il est vraisemblable.

CHLOÉ.

Il faudrait que ce fût un homme abominable :

Tes soupçons vont trop loin ; qu’ai-je fait contre lui ?

Et pourquoi voudrait-il m’affliger aujourd’hui ?

Peut-il être des cours assez noirs pour se plaire

À faire ainsi du mal pour le plaisir d’en faire ?

Mais toi-même pourquoi soupçonner cette horreur ?

Je te vois lui parler avec tant de douceur.

LISETTE.

Vraiment, pour mon projet, il ne faut pas qu’il sache

Le fond d’aversion qu’avec soin je lui cache.

Souvent il m’interroge, et du ton le plus doux

Je flatte les desseins qu’il a, je crois, sur vous :

Il imagine avoir toute ma confiance,

Il me croit sans ombrage et sans expérience ;

Il en sera la dupe : allez, ne craignez rien :

Géronte amène Ariste, et j’en augure bien.

Les desseins de Cléon ne nuiront pointaux nôtres :

J’ai vu ces gens si fins plus attrapés que d’autres ;

On l’emporte souvent sur la duplicité

En allant son chemin avec simplicité,

Et...

FRONTIN, derrière le théâtre.

Lisette !

LISETTE, à Chloé.

Rentrez ; c’est Frontin qui m’appelle.

 

 

Scène II

 

FRONTIN, LISETTE

 

FRONTIN, sans voir Lisette.

Parbleu, je vais lui dire une bonne nouvelle !

On est bien malheureux d’être né pour servir :

Travailler, ce n’est rien : mais toujours obéir !

LISETTE.

Comment ! ce n’est que vous ? Moi je cherchais Ariste.

FRONTIN.

Tiens, Lisette, finis, ne me rends pas plus triste ;

J’ai déjà trop ici de sujet d’enrager,

Sans que ton air fâché vienne encor m’affliger : 

Il m’envoie à Paris, que dis-tu du message ?

LISETTE.

Rien.

FRONTIN.

Comment, rien ! un mot, pour le moins.

LISETTE.

Bon voyage,

Partez, ou demeurez, cela m’est fort égal.

FRONTIN.

Comment as-tu le cœur de me traiter si mal ?

Je n’y puis plus tenir, ta gravité me tue ;

Il ne tiendra qu’à moi, si cela continue,

Oui... de mourir.

LISETTE.

Mourez.

FRONTIN.

Pour t’avoir résisté

Sur celui qui tantôt s’est ici présenté...

Pour n’avoir pas voulu dire ce que j’ignore...

LISETTE.

Vous le savez très bien, je le répète encore :

Vous aimez les secrets : moi, chacun a sou goût,

Je ne veux point d’amant qui ne me dise tout.

FRONTIN.

Ah ! comment accorder mon honneur et Lisette ?

Si je te le disais.

LISETTE.

Oh ! la paix serait faite,

Et pour nous marier tu n’aurais qu’à vouloir.

FRONTIN.

Eh bien ! l’homme qu’ici vous ne deviez pas voir,

Était un inconnu... dont je ne sais pas l’âge...

Qui, pour nous consulter sur certain mariage

D’une fille... non, veuve... ou les deux... au surplus

Tout va bien... M’entends-tu ?

LISETTE.

Moi ? non.

FRONTIN.

Ni moi non plus :

Si bien que pour cacher et l’homme et l’aventure...

LISETTE.

As-tu dit ? À quoi bon te donner la torture !

Va, mon pauvre Frontin, tu ne sais pas mentir ;

Et je t’en aime mieux : moi, pour te secourir,

Et ménager l’honneur que tu mets à te taire,

Je dirai, si tu veux, qui c’était.

FRONTIN.

Qui ?

LISETTE.

Valère.

Il ne faut pas rougir, ni tant me regarder.

FRONTIN.

Eh bien ! si tu le sais, pourquoi le demander ?

LISETTE.

Comme je n’aime pas les demi-confidences,

Il faudra m’éclaircir de tout ce que tu penses

De l’apparition de Valère en ces lieux,

Et m’apprendre pourquoi cet air mystérieux :

Mais je n’ai pas le temps d’en dire davantage ;

Voici mon dernier mot, je défends ton voyage ;

Tu m’aimes, obéis. Si tu pars, dès demain

Toute promesse est nulle, et j’épouse Pasquin.

FRONTIN.

Mais...

LISETTE.

Point de mais... On vient. Va, fais croire à ton maître

Que tu pars ; nous saurons te faire disparaître.

 

 

Scène III

 

ARISTE, GÉRONTE, CLÉON, LISETTE

 

GÉRONTE.

Que fait donc ta maîtresse, où chercher maintenant ?

Je cours... j’appelle...

LISETTE.

Elle est dans son appartement.

GÉRONTE.

Cela peut être, mais elle ne répond guère.

LISETTE.

Monsieur, elle a si mal passé la nuit dernière...

GÉRONTE.

Oh ! parbleu, tout ceci commence à m’ennuyer :

Je suis las des humeurs qu’il ne faut essuyer ;

Comment ! on ne peut plus être un seul jour tranquille :

Je vois bien qu’elle boude, et je connais son style ;

Oh bien ! moi, les boudeurs sont mon aversion.

Et je n’en veux jamais souffrir dans ma maison :

À mon exemple ici je prétends qu’on en use ;

Je tâche d’amuser, et je veux qu’on m’amuse :

Sans cesse de l’aigreur, des scènes, des refus,

Et des maux éternels, auxquels je ne crois plus ;

Cela m’excède enfin. Je veux que tout le monde

Se porte bien chez moi, que personne n’y gronde,

Et qu’avec moi chacun aime à se réjouir ;

Ceux qui s’y trouvent mal, ma foi, peuvent partir.

ARISTE.

Florise a de l’esprit : avec cet avantage

On a de la ressource ; et je crois bien plus sage

Que vous la rameniez par raison, par douceur,

Que d’aller opposer la colère à l’humeur :

Ces nuages légers se dissipent d’eux-mêmes :

D’ailleurs je ne suis point pour les partis extrêmes ;

Vous vous aimez tous deux.

GÉRONTE.

Et qu’en pense Cléon ?

CLÉON.

Que vous n’avez pas tort, et qu’Ariste a raison.

GÉRONTE.

Mais encor quel conseil...

CLÉON.

Que voulez-vous qu’on dise ?

Vous savez mieux que nous comment mener Florise :

S’il faut se déclarer pourtant de bonne foi,

Je voudrais, comme vous, être maître chez moi.

D’autre part, se brouiller... À propos de querelle,

Il faut que je vous parle : en causant avec elle,

Je crois avoir surpris un projet dangereux,

Et que je vous dirai pour le bien de tous deux ;

Car vous voir bien ensemble est ce que je désire.

GÉRONTE.

Allons, chemin faisant, vous pourrez me le dire.

Je vais la retrouver ; venez-y ; je verrai,

Quand vous m’aurez parlé, ce que je lui dirai.

Ariste, permettez qu’un moment je vous quitte.

Je vais avec Cléon voir ce qu’elle médite,

Et la déterminer à vous bien recevoir ;

Car de façon ou d’autre... Enfin nous allons voir.

 

 

Scène IV

 

ARISTE, LISETTE

 

LISETTE.

Ah ! que votre retour nous était nécessaire,

Monsieur ; vous seul pouvez rétablir cette affaire :

Elle tourne au plus mal ; et si votre crédit

Ne détrompe Géronte, et ne nous garantit,

Cléon va perdre tout.

ARISTE.

Que veux-tu que je fasse ?

Géronte n’entend rien : ce que je vois me passe ;

J’ai beau citer des faits, et lui parler raison,

Il ne croit rien, il est aveugle sur Cléon.

J’ai pourtant tout espoir dans une conjecture

Qui le détromperait si la chose était sûre ;

Il s’agit de soupçons, que je puis voir détruits :

Comme je crois le mal le plus tard que je puis,

Je n’ai rien dit encor ; mais aux yeux de Géronte

Je démasque le traitre et le couvre de honte,

Si je puis avérer le tour le plus sanglant

Dont je l’ai soupçonné, grâces à son talent.

LISETTE.

Le soupçonner ! comment c’est là que vous en êtes ?

Ma foi, c’est trop d’honneur, monsieur, que vous lui faites ;

Croyez d’avance, et tout...

ARISTE.

Il s’en est peu fallu

Que pour ce mariage on ne n’ait pas revu :

Sans toutes mes raisons, qui l’ont bien ramenée,

La mère de Valère était déterminée

À les remercier.

LISETTE.

Pourquoi ?

ARISTE.

C’est une horreur

Dont je veux dévoiler et confondre l’auteur ;

Et tu m’y serviras.

LISETTE.

À propos de Valère,

Où croyez-vous qu’il soit ? 

ARISTE.

Peut-être chez sa mère

Au moment où j’en parle ; à toute heure on l’attend.

LISETTE.

Bon ! il est ici.

ARISTE.

Lui ?

LISETTE.

Lui, le fait est constant.

ARISTE.

Mais quelle étourderie !

LISETTE.

Oh ! toutes ses mesures

Semblaient, pour le cacher, bien prises et bien sûres :

Il n’a vu que Cléon ; et, l’oracle entendu,

Dans le bois près d’ici Valère s’est perdu,

Et je l’y crois encor : comptez que c’est lui-même,

Je le sais de Frontin.

ARISTE.

Quel embarras extrême !

Que faire ? L’aller voir, on saurait tout ici :

Lui mander mes conseils est le meilleur parti.

Donne-moi ce qu’il faut ; hâte-toi, que j’écrive.

LISETTE.

J’y vais... J’entends, je crois, quelqu’un qui nous arrive.

 

 

Scène V

 

ARISTE

 

Ce voyage insensé, d’accord avec Cléon,

Sur la lettre anonyme augmente mon soupçon :

La noirceur masque en vain les poisons qu’elle verse,

Tout se sait tôt ou tard, et la vérité perce :

Par eux-mêmes souvent les méchants sont trahis.

 

 

Scène VI

 

VALÈRE, ARISTE

 

VALÈRE.

Ah ! les affreux chemins, et le maudit pays !

À Ariste.

Mais, de grâce, monsieur, voulez-vous bien m’apprendre

Où je puis voir Géronte ?

ARISTE.

Il serait mieux d’attendre :

En ce moment, monsieur, il est fort occupé.

VALÈRE.

Et Florise. On viendrait, ou je suis bien trompé :

L’étiquette du lieu serait un peu légère ;

Et quand un gendre arrive, on n’a point d’autre affaire.

ARISTE.

Quoi ! vous êtes...

VALÈRE.

Valère.

ARISTE.

En quoi ! surprendre ainsi !

Votre mère voulait vous présenter ici,

À ce qu’on m’a dit.

VALÈRE.

Bon ! vieille cérémonie :

D’ailleurs, je sais très bien que l’affaire est finie,

Ariste a décidé... Cet Ariste, dit-on,

Est aujourd’hui chez moi maître de la maison :

On suit aveuglément tous les conseils qu’il donne :

Ma mère est, par malheur, fort crédule, trop bonne.

ARISTE.

Sur l’amitié d’Ariste, et sur sa bonne foi...

VALÈRE.

Oh ! cela...

ARISTE.

Doucement ; cet Ariste, c’est moi.

VALÈRE.

Ah ! monsieur...

ARISTE.

Ce n’est point sur ce qui me regarde

Que je me plains des traits que votre erreur hasarde ;

Ne me connaissant point, ne pouvant me juger,

Vous ne m’offensez pas : mais je dois m’affliger

Du ton dont vous parlez d’une mère estimable,

Qui vous croit de l’esprit, un caractère aimable

Qui veut votre bonheur : voilà ses seuls défauts.

Si votre cœur au fond ressemble à vos propos...

VALÈRE.

Vous me faites ici les honneurs de ma mère,

Je ne sais pas pourquoi : son amitié m’est chère ;

Le hasard vous a fait prendre mal mes discours,

Mais mon cœur la respecte et l’aimera toujours.

ARISTE.

Valère, vous voilà ; ce langage est le vôtre :

Oui, le bien vous est propre ; et le mal est d’un autre.

VALÈRE.

Oh !

À part.

Voici les sermons, l’ennui !...

Haut.

Mais, s’il vous plaît,

Ne ferions-nous pas bien d’aller voir où l’on est ?

Il convient...

ARISTE.

Un moment : si l’amitié sincère

M’autorise à parler au nom de votre mère,

De grâce, expliquez-moi ce voyage secret

Qu’aujourd’hui même ici vous avez déjà fait.

VALÈRE.

Vous savez... ?

ARISTE.

Je le sais.

VALÈRE.

Ce n’est point un mystère

Bien merveilleux ; j’avais à parler d’une affaire

Qui regarde Cléon, et m’intéresse fort ;

J’ai voulu librement l’entretenir d’abord,

Sans être interrompu par la mère et la fille,

Et nous voir assiégés de toute une famille ;

Comme il est mon ami...

ARISTE.

Lui ?

VALÈRE.

Mais assurément.

ARISTE.

Vous osez l’avouer ?

VALÈRE.

Ah ! très parfaitement :

C’est un homme d’esprit, de bonne compagnie,

Et je suis son amide cœur et pour la vie.

Ah ! ne l’est pas qui veut.

ARISTE.

Et si l’on vous montrait

Que vous le haïrez ?

VALÈRE.

On serait bien adroit.

ARISTE.

Si l’on vous faisait voir que ce bon air, ces grâces,

Ce clinquant de l’esprit, ces trompeuses surfaces,

Cachent un homme affreux, qui veut vous égarer,

Et que l’on ne peut voir sans se déshonorer ?

VALÈRE.

C’est juger par des bruits de pédants, de commères.

ARISTE.

Non, par la voix publique ; elle ne trompe guères.

Géronte peut venir, et je n’ai pas le temps

De vous instruire ici de tous mes sentiments :

Mais il faut sur Cléon que je vous entretienne,

Après quoi choisissez son commerce ou sa haine.

Je sens que je vous lasse, et je m’aperçois bien,

À vos distractions, que vous ne croyez rien :

Mais, malgré vos mépris, votre bien seul m’occupe ;

Il serait odieux que vous fussiez sa dupe.

L’unique grâce encor qu’attend mon amitié,

C’est que vous n’alliez point paraître si lié

Avec lui : vous verrez avec trop d’évidence

Que je n’exigeais pas une vaine prudence.

Quant au ton dont il faut ici vous présenter,

Rien, je crois, là-dessus ne doit m’inquiéter ;

Vous avez de l’esprit, un heureux caractère,

De l’usage du monde, et je crois que pour plaire,

Vous tiendrez plus de vous que des leçons d’autrui.

Géronte vient ; allons...

 

 

Scène VII

 

GÉRONTE, ARISTE, VALÈRE

 

GÉRONTE, d’un air fort empressé.

Eh ! vraiment oui, c’est lui.

Bonjour, mon cher enfant... Viens donc que je t’embrasse.

À Ariste.

Comme le voilà grand... Ma foi, cela nous chasse.

VALÈRE.

Monsieur, en vérité...

GÉRONTE.

Parbleu ! je l’ai vu là,

Je m’en souviens toujours, pas plus haut que cela ;

C’était hier, je crois... Comme passe notre âge !

Mais te voilà, vraiment, un grave personnage.

À Ariste.

Vous voyez qu’avec lui j’en use sans façon ;

C’est tout comme autrefois, je n’ai pas d’autre ton.

VALÈRE.

Monsieur, c’est trop d’honneur...

GÉRONTE.

Oh ! non pas, je te prie ;

N’apporte point ici l’air de cérémonie,

Regarde-toi déjà comme de la maison.

À Ariste.

À propos, nous comptons qu’elle entendra raison.

Oh ! j’ai fait un beau bruit : c’est bien moi qu’on étonne :

La menace est plaisante ! ah ! je ne crains personne :

Je ne la croyais pas capable de cela.

Mais je commence à voir que tout s’apaisera,

Et que ma fermeté remettra sa cervelle.

Vous pouvez maintenant vous présenter chez elle :

Dites bien que je veux terminer aujourd’hui ;

Je vais renouveler connaissance avec lui.

Allez, si l’on ne peut la résoudre à descendre,

J’irai dans un moment lui présenter son gendre.

 

 

Scène VIII

 

GÉRONTE, VALÈRE

 

GÉRONTE.

Eh bien ; es-tu toujours vif, joyeux, amusant ?

Tu nous réjouissais.

VALÈRE.

Oh ! j’étais fort plaisant.

GÉRONTE.

Tu peux de cet air grave avec moite défaire ; 

Je t’aime comme un fils, et tu dois...

VALÈRE, à part.

Comment faire ?

Son amitié me touche.

GÉRONTE, à part.

Il paraît bien distrait.

Eh bien... ?

VALÈRE.

Assurément, monsieur... j’ai tout sujet

De chérir les bontés...

GÉRONTE.

Non ; ce ton-là m’ennuie :

Je te l’ai déjà dit, point de cérémonie.

 

 

Scène IX

 

CLÉON, GÉRONTE, VALÈRE

 

CLÉON.

Ne suis-je pas de trop ?

GÉRONTE.

Non, non, mon cher Cléon ;

Venez, et partagez ma satisfaction.

CLÉON.

Je ne pouvais trop tôt renouer connaissance

Avec monsieur.

VALÈRE.

J’avais la même impatience.

CLÉON, bas à Valère.

Comment va ?

VALÈRE, bas à Cléon.

Patience.

GÉRONTE, bas à Cléon.

Il est complimenteur ;

C’est un défaut.

CLÉON.

Sans doute ; il ne faut que le cœur.

GÉRONTE.

J’avais grande raison de prédire à ta mère

Que tu serais bien fait, noblement, sûr de plaire :

Je m’y connais, je sais beaucoup de bien de toi.

Des lettres de Paris et des gens que je crois...

VALÈRE.

On reçoit donc ici quelquefois des nouvelles ?

Les dernières, monsieur, les sait-on ?

GÉRONTE.

Qui sont-elles ?

Nous est-il arrivé quelque chose d’heureux ?

Car, quoique loin de tout, enterré dans ces lieux,

Je suis toujours sensible aux biens de ma patrie :

Eh bien ? voyons donc, qu’est-ce ? apprends-moi, je te prie...

VALÈRE, d’un ton précipité.

Julie a pris Damon, non qu’elle l’aime fort ;

Mais il avait Phriné, qu’elle hait à la mort.

Lisidor à la fin a quitté Doralise :

Elle est bien, mais, ma foi ! d’une horrible bêtise ;

Déjà depuis longtemps cela devait finir,

Et le pauvre garçon n’y pouvait plus tenir.

CLÉON, bas à Valère.

Très bien : continuez.

VALÈRE.

J’oubliais de vous dire

Qu’on a fait des couplets sur Lucile et Delphire :

Lucile en est outrée, et ne se montre plus ;

Mais Delphire a mieux pris son parti là-dessus ;

On la trouve partout s’affichant de plus belle,

Et se moquant du ton, pourvu qu’on parle d’elle.

Lise a quitté le rouge, et l’on se dit tout bas

Qu’elle ferait bien mieux de quitter Licidas ;

On prétend qu’il n’est pas compris dans la réforme,

Et qu’elle est seulement bégueule pour la forme.

GÉRONTE.

Quels diables de propos me tenez-vous donc là ?

VALÈRE.

Quoi ! vous ne saviez pas un mot de tout cela ?

On n’en dit rien ici ? l’ignorance profonde !

Mais c’est, en vérité, n’être pas de ce monde ;

Vous n’avez donc, monsieur, aucune liaison ?

Eh mais ! où vivez-vous ?

GÉRONTE.

Parbleu ! dans ma maison,

M’embarrassant fort peu des intrigues frivoles

D’un tas de freluquets, d’une troupe de folles ; 

Aux gens que je connais paisiblement borné.

Eh ! que m’importe à moi si madame Phriné

Ou madame Lucile affichent leurs folies ?

Je ne m’occupe point de telles minuties,

Et laisse aux gens oisifs tous ces menus propos,

Ces puérilités, la pâture des sots.

CLÉON, à Géronte.

Vous avez bien raison...

Bas à Valère.

Courage.

GÉRONTE.

Cher Valère,

Nous avons, je le vois, la tête un peu légère,

Et je sens que Paris ne t’a pas mal gâté :

Mais nous te guérirons de ta frivolité.

Ma nièce est raisonnable, et ton amour pour elle

Va rendre à ton esprit sa forme naturelle.

VALÈRE.

C’est moi, sans me flatter, qui vous corrigerai

De n’être au fait de rien, et je vous conterai...

GÉRONTE.

Je t’en dispense.

VALÈRE.

On peut vous rendre un homme aimable,

Mettre votre maison sur un ton convenable,

Vous donner l’air du monde au lieu des vieilles mœurs :

On ne vit qu’à Paris, et l’on végète ailleurs.

CLÉON, bas à Valère.

Ferme !...

Bas à Géronte.

Il est singulier.

GÉRONTE.

Mais c’est de la folie...

Il faut qu’il ait...

VALÈRE.

La nièce est-elle encor jolie ?

GÉRONTE.

Comment encor ! je crois qu’il a perdu l’esprit ;

Elle est dans son printemps, chaque jour l’embellit.

VALÈRE.

Elle était assez bien.

CLÉON, bas à Géronte.

L’éloge est assez mince.

VALÈRE.

Elle avait de beaux yeux pour des yeux de province.

GÉRONTE.

Sais-tu que je commence à m’impatienter,

Et qu’avec nous ici c’est très mal débuter ?

Au lieu de témoigner l’ardeur de voir ma nièce,

Et d’en parler du ton qu’inspire la tendresse...

VALÈRE.

Vous voulez des fadeurs, de l’adoration ?

Je ne me pique pas de belle passion.

Je l’aime... sensément.

GÉRONTE.

Comment donc ?

VALÈRE.

Comme on aime...

Sans que la tête tourne... Elle en fera de même :

Je réserve au contrat toute ma liberté ;

Nous vivrons bons amis chacun de son côté.

CLÉON, bas à Valère.

À merveille ! appuyez.

GÉRONTE.

Ce petit train de vie

Est tout-à-fait touchant, et donne grande envie...

VALÈRE.

Je veux d’abord...

GÉRONTE.

D’abord il faut changer de ton.

CLÉON, bas à Valère.

Dites, pour l’achever, du mal de la maison.

GÉRONTE.

Or, écoute...

VALÈRE.

Attendez, il me vient une idée.

Il se promène au fond du théâtre, regardant de côté et d’autre, sans écouter Géronte.

GÉRONTE, à Cléon.

Quelle tête ! Oh ! ma foi ! la noce est retardée :

Je ferais à ma nièce un fort joli présent !

Je lui veux un mari sensible, complaisant ;

Et s’il veut l’obtenir (car je sens que je l’aime)

Il faut sur mes avis qu’il change son système...

Mais qu’examine-t-il ?

VALÈRE.

Pas mal... cette façon...

GÉRONTE.

Tu trouves bien, je crois, le goût de la maison ?

Elle est belle, en bon air ; enfin c’est mon ouvrage ;

Il faut bien embellir son petit hermitage :

J’ai de quoi te montrer pendant huit jours ici.

Mais quoi ?

VALÈRE.

Je suis à vous... En abattant ceci...

CLÉON, à Géronte.

Que parle-t-il d’abattre ?

VALÈRE.

Oh ! rien.

GÉRONTE.

Mais je l’espère.

Sachons ce qui l’occupe : est-ce donc un mystère ?

VALÈRE.

Non, c’est que je prenais quelques dimensions

Pour des ajustements, des augmentations.

GÉRONTE.

En voici bien d’une autre ! eh ! dis-moi, je te prie,

Te prennent-ils souvent tes accès de folie ?

VALÈRE.

Parlons raison, mon oncle ; oubliez un moment

Que vous avez tout fait, et point d’aveuglement :

Avouez, la maison est maussade, odieuse,

Je trouve tout ici d’une vieillesse affreuse :

Vous voyez...

GÉRONTE.

Que tu n’as qu’un babil importun,

De l’esprit, si l’on veut, mais pas le sens commun.

VALÈRE.

Oui... vous avez raison ; il serait inutile

D’ajuster, d’embellir...

GÉRONTE, à Cléon.

Il devient plus docile ;

Il change de langage.

VALÈRE.

Écoutez, faisons-mieux :

En me donnant Chloé, l’objet de tous mes vœux,

Vous lui donnez vos biens, la maison ?

GÉRONTE.

C’est-à-dire

Après ma mort.

VALÈRE.

Vraiment, c’est tout ce qu’on désire,

Mon cher oncle : or voici mon projet sur cela :

Un bien qu’on doit avoir est comme un bien qu’on a.

La maison est à nous, on ne peut rien en faire ;

Un jour je l’abattrais : donc il est nécessaire,

Pour jouir tout à l’heure et pour en voir la fin,

Qu’aujourd’hui marié, je bâtisse demain :

J’aurai soin...

GÉRONTE.

De partir : ce n’était pas la peine

De venir m’ennuyer.

CLÉON, bas à Géronte.

Sa folie est certaine.

GÉRONTE.

Et quant à vos beaux plans et vos dimensions,

Faites bâtir pour vous aux Petites-Maisons.

VALÈRE.

Parce que pour nos biens je prends quelques mesures,

Mon cher oncle se fâche, et me dit des injures !

GÉRONTE.

Oui, va, je t’en réponds, mon cher oncle ! oh ! parbleu,

La peste emporterait jusqu’au dernier neveu,

Je ne te prendrais pas pour rétablir l’espèce.

VALÈRE, à Cléon.

Par malheur j’ai du goût ; l’air maussade me blesse ;

Et monsieur ne veut rien changer dans sa façon !

Sous prétexte qu’il est maître de la maison,

Il prétend...

GÉRONTE.

Je prétends n’avoir point d’autre maître.

CLÉON.

Sans doute.

VALÈRE.

Mais, monsieur, je ne prétends pas l’être.

À Cléon.

Faites ici ma paix ; je ferai ce qu’il faut...

Arrangez tout, je vais faire ma cour là-haut.

 

 

Scène X

 

GÉRONTE, CLÉON

 

GÉRONTE.

A-t-on va quelque part un fonds d’impertinences

De cette force-là ?

CLÉON.

Si sur les apparences...

GÉRONTE.

Où diable preniez-vous qu’il avait de l’esprit ?

C’est un original qui ne sait ce qu’il dit,

Un de ces merveilleux gâtés par des caillettes,

Ni goût, ni jugement, un tissu de sornettes,

Et monsieur celui-ci, madame celle-là,

Des riens, des airs, du vent, en trois mots le voilà.

Ma foi, sauf votre avis...

CLÉON.

Je m’en rapporte au vôtre ;

Vous vous y connaissez tout aussi bien qu’un autre :

Prenez qu’on m’a surpris et que je n’ai rien dit ;

Après tout, je n’ai fait que rendre le récit

De gens qu’il voit beaucoup ; moi, qui ne le vois guère

Qu’en passant, j’ignorais le fond du caractère.

GÉRONTE.

Oh ! sur parole ainsi ne louons point les gens :

Avant que de louer j’examine longtemps ;

Avant que de blâmer, même cérémonie :

Aussi connais-je bien mon monde ; et je défie,

Quand j’ai toisé mes gens, qu’on n’en impose en rien.

Autrefois j’ai tant vu, soit en mal, soit en bien,

De réputations contraires aux personnes,

Que je n’en admets plus ni mauvaises ni bonnes ;

Il faut y voir soi-même ; et, par exemple, vous,

Si je les en croyais, ne disent-ils pas tous

Que vous êtes méchant ? ce langage m’assomme :

Je vous ai bien suivi, je vous trouve bon homme.

CLÉON.

Vous avez dit le mot ; et la méchanceté

N’est qu’un nom odieux par les sots inventé ;

C’est là, pour se venger, leur formule ordinaire :

Dès qu’on est au-dessus de leur petite sphère,

Que, de peur d’être absurde on fronde leur avis,

Et qu’on ne rampe pas comme eux ; fâchés, aigris,

Furieux contre vous, ne sachant que répondre,

Croyant qu’on les remarque, et qu’on veut les confondre ;

Un tel est très méchant, vous disent-ils tout bas :

Et pourquoi ? c’est qu’un tel a l’esprit qu’ils n’ont pas.

Un laquais arrive.

GÉRONTE.

Eh bien, qu’est-ce ?

LE LAQUAIS.

Monsieur, ce sont vos lettres.

GÉRONTE.

Donne. Cela suffit.

Le laquais sort.

Voyons... Ah ! celle-ci n’étonne...

Quelle est cette écriture ? Qui-da ! j’allais vraiment

Faire une belle affaire ! Oh ! je crois aisément

Tout ce qu’on dit de lui, la matière est féconde :

Je vois qu’il est encor des amis dans le monde.

CLÉON.

Que vous mande-t-on ? Qui ?

GÉRONTE.

Je ne sais pas qui c’est ;

Quelqu’un sans se nommer, sans aucun intérêt...

Mais je ne sais s’il faut vous montrer cette lettre :

On parle mal de vous.

CLÉON.

De moi ! daignez permettre...

GÉRONTE.

C’est peu de chose ; mais...

CLÉON.

Voyons : je ne veux pas

Que sur mes procédés vous ayez d’embarras,

Qu’il soit aucun soupçon, ni le moindre nuage.

GÉRONTE.

Ne craignez rien ; sur vous je ne prends nul ombrage :

Vous pensez comme moi sur ce plat freluquet :

Tenez, vous allez voir l’éloge qu’on en fait.

CLÉON lit.

« J’apprends, monsieur, que vous donnez votre nièce à Valère : vous ignorez apparemment que c’est un libertin, dont les affaires sont très dérangées, et le courage fort suspect. Un amide sa mère, dont on ne m’a pas dit le nom, s’est fait le médiateur de ce mariage, et vous sacrifie. Il m’est revenu aussi que Cléon est fort lié avec Valère ; prenez garde que ses conseils ne vous embarquent dans une affaire qui ne peut que vous faire tort de toute façon ».

GÉRONTE.

Eh bien, qu’en dites-vous ?

CLÉON.

Je dis, et je le pense,

Que c’est quelque noirceur sous l’air de confidence.

Pourquoi cacher son nom ?

Il déchire la lettre.

GÉRONTE.

Comment ? vous déchirez !...

CLÉON.

Oui... Qu’en voulez-vous faire ?

GÉRONTE.

Et vous conjecturez

Que c’est quelque ennemi ; qu’on en veut à Valère ?

CLÉON.

Mais je n’assure rien : dans toute cette affaire

Me voilà suspect, moi, puisqu’on me dit lié...

GÉRONTE.

Je ne crois pas un mot d’une telle amitié.

CLÉON.

Le mieux sera d’agir selon votre système ;

N’en croyez point autrui, jugez tout par vous-même.

Je veux croire qu’Ariste est honnête homme, mais ;

Votre écrivain peut-être... Enfin sachez les faits ;

Sans humeur, sans parler de l’avis qu’on vous donne,

Soit calomnie ou non, la lettre est toujours bonne.

Quant à vos sûretés, rien encor n’est signé :

Voyez, examinez...

GÉRONTE.

Tout est examiné :

Je renverrai mon fat, et mon affaire est faite.

Il vient... proposez-lui de hâter sa retraite ;

Deux mots : je vous attends.

 

 

Scène XI

 

CLÉON, VALÈRE, d’un air rêveur

 

CLÉON, fort vite et à demi-voix.

Vous êtes trop heureux ;

Géronte vous déteste : il s’en va furieux ;

Il m’attend, je ne puis vous parler davantage ;

Mais ne craignez plus rien sur votre mariage.

 

 

Scène XII

 

VALÈRE

 

Je ne sais où j’en suis, ni ce que je résous.

Ah ! qu’un premier amour a d’empire sur nous !

J’allais braver Chloé par mon étourderie :

La braver ! j’aurais fait le malheur de ma vie ;

Ses regards ont changé mon âme en un moment ;

Je n’ai pu lui parler qu’avec saisissement.

Que j’étais pénétré ! que je la trouve belle !

Que cet air de douceur, et noble et naturelle,

A bien renouvelé cet instinct enchanteur,

Ce sentiment si pur, le premier de mon cœur !

Ma conduite à mes yeux me pénètre de honte.

Pourrai-je réparer mes torts près de Géronte ?

Il m’aimait autrefois ; j’espère mon pardon.

Mais comment avouer mon amour à Cléon ?

Moi sérieusement amoureux !... Il n’importe :

Qu’il m’en plaisante ou non, ma tendresse l’emporte.

Je ne vois que Chloé... Si j’avais pu prévoir...

Allons tout réparer : je suis au désespoir.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CHLOÉ, LISETTE

 

LISETTE.

En quoi ! mademoiselle, encor cette tristesse !

Comptez sur moi, vous dis-je ; allons point de faiblesse.

CHLOÉ.

Que les hommes sont faux ! et qu’ils savent, hélas !

Trop bien persuader ce qu’ils ne sentent pas !

Je n’aurais jamais cru l’apprendre par Valère :

Il revient, il me voit, il semblait vouloir plaire ;

Son trouble lui prêtait de nouveaux agréments,

Ses yeux semblaient répondre à tous mes sentiments ;

Le croiras-tu, Lisette, et qu’y puis-je comprendre ?

Cet amant adoré que je croyais si tendre,

Oui, Valère, oubliant ma tendresse et sa foi,

Valère me méprise !... il parle mal de moi.

LISETTE.

Il en parle très bien ; je le sais, je vous jure.

CHLOÉ.

Je le tiens de mon oncle, et ma peine est trop sûre :

Tout est rompu ; je suis dans un chagrin mortel.

LISETTE.

Ouais ! tout ceci me passe, et n’est pas naturel 

Valère vous adore, et fait cette équipée !

Je vois là du Cléon, ou je suis bien trompée.

Mais il faut par vous-même entendre votre amant ;

Je vous ménagerai cet éclaircissement

Sans que dans mon projet Florise nous dérange :

Ma foi, je lui prépare un tour assez étrange,

Qui l’occupera trop pour avoir l’œil sur vous.

Le moment est heureux ; tous les noms les plus doux

Ne reviennent-ils pas ? c’est ma chère Lisette,

Mon enfant... On m’écoute, on me trouve parfaite ;

Tantôt on ne pouvait me souffrir : à présent,

Vu que pour terminer, Géronte est moins pressant,

Elle est d’une gaité, d’une folie extrême :

Moi, je vais profiter de l’instant où l’on n’aime

Dès qu’à tous ses propos Cléon aura mis fin :

Il est délicieux, incroyable, divin ;

Cent autres petits mots qu’elle redit sans cesse.

Ces noms dureront peu, comptez sur ma promesse.

Géronte le demande ; on le dit en fureur :

Mais je compte guérir le frère par la sœur.

CHLOÉ.

Eh ! que fait Valère ?

LISETTE.

Ah ! j’oubliais de vous dire

Qu’il est à sa toilette, et cela doit détruire

Vos soupçons mal fondés ; car vous concevez bien

Que, s’il va se parer, ce soin n’est pas pour rien.

Ariste est avec lui, j’en tire bon augure.

Pour Valère et Cléon, quoique je sois bien sûre

Qu’ils se connaissent fort, ils s’évitent tous deux :

Serait-ce intelligence ou brouillerie entre eux ?

Je le démêlerai, quoiqu’il soit difficile...

Votre mère descend ; allez, soyez tranquille.

 

 

Scène II

 

LISETTE

 

Moi, tout ceci me donne une peine, un tourment !...

N’importe si mes soins tournent heureusement.

Mais que prétend Ariste ? et pour quelle aventure

Veut-il que je lui fasse avoir de l’écriture

De Frontin ? Comment faire ? Et puis d’ailleurs Frontin

Au plus signe son nom, et n’est pas écrivain.

 

 

Scène III

 

FLORISE, LISETTE

 

FLORISE.

Eh bien, Lisette ?

LISETTE.

Eh bien, madame ?

FLORISE.

Es-tu contente ?

LISETTE.

Mais, madame, pas trop : ce couvent m’épouvante.

FLORISE.

Pour y suivre Chloé je destine Marton ;

Ta resteras ici. Je parlais de Cléon.

Dis-moi, n’en es-tu pas extrêmement contente ?

Ai-je tort de défendre un esprit qui m’enchante ?

J’ai bien vu tout à l’heure (et ton goût me plaisait)

Que tu t’amusais fort de tout ce qu’il disait :

Conviens qu’il est charmant ; et laisse, je te prie,

Tous les petits discours que fait tenir l’envie.

LISETTE.

Moi, madame ! eh, mon dieu ! je n’aimerais rien tant

Que d’en croire du bien : vous pensez sensément ;

Et, si vous persistez à le juger de même,

Si vous l’aimez toujours, il faut bien que je l’aime.

FLORISE.

Ah ! tu l’aimeras donc ; je te jure aujourd’hui

Que de tout l’univers  je n’estime que lui :

Cléon a tous les tons, tous les esprits ensemble ;

Il est toujours nouveau : tout le reste me semble

D’une misère affreuse, ennuyeux à mourir ;

Et je rougis des gens qu’on me voyait souffrir.

LISETTE.

Vous avez bien raison : quand on a l’avantage

D’avoir mieux rencontré, le parti le plus sage

Est de s’y tenir ; mais...

FLORISE.

Quoi ?

LISETTE.

Rien.

FLORISE.

Je veux savoir...

LISETTE.

Non.

FLORISE.

Je l’exige.

LISETTE.

Eh bien !... J’ai cru m’apercevoir

Qu’il n’avait pas pour vous tout le goût qu’il vous marque :

Il me parle souvent, et souvent je remarque

Qu’il a, quand je vous loue, un air embarrassé :

Et sur certains discours si je l’avais poussé...

FLORISE.

Chimère ! Il faut pourtant éclaircir ce nuage ;

Il est vrai que Chloé me donne quelque ombrage,

Et que c’est à dessein de l’éloigner de lui

Qu’à la mettre au couvent je m’apprête aujourd’hui :

Toi, fais causer Cléon, et que je puisse apprendre...

LISETTE.

Je voudrais qu’en secret vous vinssiez nous entendre ;

Vous ne m’en croiriez pas.

FLORISE.

Quelle folie !

LISETTE.

Oh ! non.

Il faut s’aider de tout dans un juste soupçon ;

Si ce n’est pas pour vous, que ce soit pour moi même :

J’ai l’esprit défiant : vous voulez que je l’aime,

Et je ne puis l’aimer comme je le prétends

Que quand nous aurons fait l’épreuve où je l’attends.

FLORISE.

Mais comment ferions-nous ?

LISETTE.

Ah ! rien n’est plus facile :

C’est avec moi tantôt que vous verrez son style ;

Faux ou vrai, bien ou mal, il s’expliquera là.

Vous avez va souvent qu’au moment où l’on va

Se promener ensemble au bois, à la prairie,

Cléon ne part jamais avec la compagnie ;

Il reste à me parler, à me questionner :

Et de ce cabinet vous pourriez vous donner

Le plaisir de l’entendre appuyer ou détruire...

FLORISE.

Tout ce que tu voudras ; je ne veux que m’instruire

Si Cléon pour ma fille a le goût que je crois :

Mais je ne puis penser qu’il parle mal de moi.

LISETTE.

Eh bien ! c’est de ma part une galanterie ;

L’éloge des absents se fait sans flatterie.

Il faudra que sur vous, dans tout cet entretien,

Je dise un peu de mal, dont je ne pense rien,

Pour lui faire beau jeu.

FLORISE.

Je te le passe encore.

LISETTE.

S’il trompe mon attente, oh !ma foi, je l’adore.

FLORISE, voyant venir Ariste et Valère.

Encor monsieur Ariste avec son protégé !

Je voudrais bien tous deux qu’ils prissent leur congé ;

Mais ils ne sentent rien ; laissons-les.

 

 

Scène IV

 

ARISTE, VALÈRE, paré

 

VALÈRE.

On m’évite ;

Ô ciel ! je suis perdu.

ARISTE.

Réglez votre conduite

Sur ce que je vous dis, et fiez-vous à moi

Du soin de mettre fin au trouble où je vous vois :

Soyez-en sûr, j’ai fait demander à Géronte

Un moment d’entretien ; et c’est sur quoi je compte.

Je vais de l’amitié joindre l’autorité

Au ton de la franchise et de la vérité,

Et nous éclaircirons ce qui nous embarrasse.

VALÈRE.

Mais il a, par malheur, fort peu d’esprit.

ARISTE.

De grâce,

Le connaissez-vous ?

VALÈRE.

Non ; mais je vois ce qu’il est :

D’ailleurs ne juge-t-on que ceux que l’on connaît ?

La conversation deviendrait fort stérile ;

J’en sais assez pour voir que c’est un imbécile.

ARISTE.

Vous retombez encore, après m’avoir promis

D’éloigner de votre air et de tous vos avis

Cette méchanceté qui vous est étrangère ;

Eh ! pourquoi s’opposer à son bon caractère ?

Tenez, devant vos gens je n’ai pu librement

Vous parler de Cléon : il faut absolument

Rompre...

VALÈRE.

Que je me donne un pareil ridicule !

Rompre avec un ami !

ARISTE.

Que vous êtes crédule !

On entre dans le monde, on en est enivré,

Au plus frivole accueil on se croit adoré ;

On prend pour des amis de simples connaissances :

Et que de repentirs suivent ces imprudences !

Il faut pour votre honneur que vous y renonciez.

On vous juge d’abord par ceux que vous voyez :

Ce préjugé s’étend sur votre vie entière ;

Et c’est des premiers pas que dépend la carrière.

Débuter par ne voir qu’un homme diffamé !

VALÈRE.

Je vous réponds, monsieur, qu’il est très estimé :

Il a les ennemis que nous fait le mérite ;

D’ailleurs on le consulte, on l’écoute, on le cite :

Aux spectacles surtout il faut voir le crédit

De ses décisions, le poids de ce qu’il dit ;

Il faut l’entendre après une pièce nouvelle ;

Il règne, on l’environne ; il prononce sur elle ;

Et son autorité, malgré les protecteurs,

Pulvérise l’ouvrage et les admirateurs.

ARISTE.

Mais vous le condamnez en croyant le défendre :

Est-ce bien là l’emploi qu’un bon esprit doit prendre ?

L’orateur des foyers et des mauvais propos !

Quels titres sont les siens ? l’insolence et des mots,

Des applaudissements, le respect idolâtre

D’un essaim d’étourdis, chenilles du théâtre,

Et qui, venant toujours grossir le tribunal

Du bavard imposant qui dit le plus de mal,

Vont semer d’après lui l’ignoble parodie

Sur les fruits des talents et les dons du génie :

Cette audace d’ailleurs, cette présomption

Qui prétend tout ranger à sa décision,

Est d’un fat ignorant la marque la plus sûre :

L’homme éclairé suspend l’éloge et la censure ;

Il sait que sur les arts, les esprits, et les goûts,

Le jugement d’un seul n’est point la loi de tous ;

Qu’attendre est pour juger la règle la meilleure,

Et que l’arrêt public est le seul qui demeure.

VALÈRE.

Il est vrai ; mais enfin Cléon est respecté,

Et je vois les rieurs toujours de son côté.

ARISTE.

De si honteux succès ont-ils de quoi vous plaire ?

Du rôle de plaisant connaissez la misère :

J’ai rencontré souvent de ces gens à bons mots,

De ces hommes charmants qui n’étaient que des sots ;

Malgré tous les efforts de leur petite envie,

Une froide épigramme, une bouffonnerie,

À ce qui vaut mieux qu’eux n’ôtera jamais rien ;

Et, malgré les plaisants, le bien est toujours bien.

J’ai vu d’autres méchants d’un grave caractère,

Gens laconiques, froids, à qui rien ne peut plaire ;

Examinez-les bien, un ton sentencieux

Cache leur nullité sous un air dédaigneux :

Cléon souvent aussi prend cet air d’importance ;

Il veut être méchant jusque dans son silence :

Mais qu’il se taise ou non, tous les esprits bien faits

Sauront le mépriser jusque dans ses succès.

VALÈRE.

Lui refuseriez-vous l’esprit ? j’ai peine à croire...

ARISTE.

Mais à l’esprit méchant je ne vois point de gloire :

Si vous saviez combien cet esprit est aisé,

Combien il en faut peu, comme il est méprisé !

Le plus stupide obtient la même réussite :

Eh ! pourquoi tant de gens ont-ils ce plat mérite ?

Stérilité de l’âme, et de ce naturel

Agréable, amusant, sans bassesse et sans fiel.

On dit l’esprit commun ; par son succès bizarre,

La méchanceté prouve à quel point il est rare :

Ami du bien, de l’ordre, et de l’humanité,

Le véritable esprit marche avec la bonté.

Cléon n’offre à nos yeux qu’une fausse lumière :

La réputation des mœurs est la première ;

Sans elle, croyez-moi, tout succès est trompeur :

Mon estime toujours commence par le cœur ;

Sans lui l’esprit n’est rien ; et malgré vos maximes,

Il produit seulement des erreurs et des crimes.

Fait pour être chéri, ne serez-vous cité

Que pour le complaisant d’un homme détesté ?

VALÈRE.

Je vois tout le contraire, on le recherche, on l’aime ;

Je voudrais que chacun me détestât de même :

On se l’arrache au moins ; je l’ai vu quelquefois

À des soupers divins retenu pour un mois ;

Quand il est à Paris il ne peut y suffire :

Me direz-vous qu’on hait un homme qu’on désire ?

ARISTE.

Que dans ses procédés l’homme est inconséquent !

On recherche un esprit dont on hait le talent :

On applaudit aux traits du méchant qu’on abhorre ;

Et loin de le proscrire, on l’encourage encore.

Mais convenez aussi qu’avec ce mauvais ton,

Tous ces gens, dont il est l’oracle ou le bouffon,

Craignent pour eux le sort des absents qu’il leur livre,

Et que tous avec lui seraient fâchés de vivre :

On le voit une fois, il peut être applaudi ;

Mais quelqu’un voudrait-il en faire son ami ?

VALÈRE.

On le craint, c’est beaucoup.

ARISTE.

Mérite pitoyable !

Pour les esprits sensés est-il donc redoutable ?

C’est ordinairement à de faibles rivaux

Qu’il adresse les traits de ses mauvais propos.

Quel honneur trouvez-vous à poursuivre, à confondre,

À désoler quelqu’un qui ne peut vous répondre ?

Ce triomphe honteux de la méchanceté

Réunit la bassesse et l’inhumanité.

Quand sur l’esprit d’un autre on a quelque avantage,

N’est-il pas plus flatteur d’en mériter l’hommage,

De voiler, d’enhardir la faiblesse d’autrui,

Et d’en être à la fois et l’amour et l’appui ?

VALÈRE.

Qu’elle soit un peu plus, un peu moins vertueuse,

Vous m’avouerez du moins que sa vie est heureuse :

On épuise bientôt une société ;

On sait tout votre esprit, vous n’êtes plus fêté

Quand vous n’êtes plus neuf ; il faut une autre scène

Et d’autres spectateurs : il passe, il se promène

Dans les cercles divers, sans gêne, sans lien ;

Il a la fleur de tout, n’est esclave de rien...

ARISTE.

Vous le croyez heureux ? Quelle âme méprisable !

Si c’est là son bonheur, c’est être misérable,

Étranger au milieu de la société,

Et partout fugitif, et partout rejeté.

Vous connaîtrez bientôt par votre expérience

Que le bonheur du cœur est dans la confiance :

Un commerce de suite avec les mêmes gens,

L’union des plaisirs, des goûts, des sentiments,

Une société peu nombreuse, et qui s’aime,

Où vous pensez tout haut, où vous êtes vous-même,

Sans lendemain, sans crainte, et sans malignité,

Dans le sein de la paix et de la sûreté ;

Voilà le seul bonheur honorable et paisible

D’un esprit raisonnable, et d’un cœur né sensible.

Sans amis, sans repos, suspect et dangereux,

L’homme frivole et vague est déjà malheureux :

Mais jugez avec moi combien l’est davantage

Un méchant affiché, dont on craint le passage ;

Qui trainant avec lui les rapports, les horreurs,

L’esprit de fausseté, l’art affreux des noirceurs,

Abhorré, méprisé, couvert d’ignominie,

Chez les honnêtes gens demeure sans patrie.

Voilà le vrai proscrit, et vous le connaissez.

VALÈRE.

Je ne le verrais plus si ce que vous pensez

Allait m’être prouvé : mais on outre les choses ;

C’est donner à des riens les plus horribles causes :

Quant à la probité, nul ne peut l’accuser ;

Ce qu’il dit, ce qu’il fait n’est que pour s’amuser.

ARISTE.

S’amuser, dites-vous ? Quelle erreur est la vôtre !

Quoi ! vendre tour-a-tour, immoler l’une à l’autre

Chaque société, diviser les esprits,

Aigrir des gens brouillés, ou brouiller des amis,

Calomnier, flétrir des femmes estimables,

Faire du mal d’autrui ses plaisirs détestables ;

Ce germe d’infamie et de perversité

Est-il dans la même âme avec la probité ?

Et parmi vos amis vous souffrez qu’on le nomme !

VALÈRE.

Je ne le connais plus s’il n’est point honnête homme :

Mais il me reste un doute ; avec trop de bonté

Je crains de me piquer de singularité :

Sans condamner l’avis de Cléon, ni le vôtre,

J’ai l’esprit de mon siècle, et je suis comme un autre.

Tout le monde est méchant ; et je serais partout

Ou dupe, ou ridicule avec un autre goût.

ARISTE.

Tout le monde est méchant ? oui, ces cœurs haïssables,

Ce peuple d’hommes faux, de femmes, d’agréables,

Sans principes, sans mœurs, esprits bas et jaloux,

Qui se rendent justice en se méprisant tous.

En vain ce peuple affreux, sans frein et sans scrupule,

De la bonté du cœur veut faire un ridicule ;

Pour chasser ce nuage, et voir avec clarté

Que l’homme n’est point fait pour la méchanceté,

Consultez, écoutez pour juges, pour oracles,

Les hommes rassemblés ; voyez à nos spectacles,

Quand on peint quelque trait de candeur, de bonté,

Où brille en tout son jour la tendre humanité,

Tous les cours sont remplis d’une volupté pure, 

Et c’est là qu’on entend le cri de la nature.

VALÈRE.

Vous me persuadez.

ARISTE.

Vous ne réussirez

Qu’en suivant ces conseils ; soyez bon, vous plairez ;

Si la raison ici vous a plu dans ma bouche,

Je le dois à mon cœur, que votre intérêt touche.

VALÈRE.

Géronte vient : calmez son esprit irrité,

Et comptez pour toujours sur ma docilité.

 

 

Scène V

 

GÉRONTE, ARISTE, VALÈRE

 

GÉRONTE.

Le voilà bien paré ! ma foi, c’est grand dommage

Que vous ayez ici perdu votre étalage !

VALÈRE.

Cessez de m’accabler, monsieur, et par pitié

Songez qu’avant ce jour j’avais votre amitié.

Par l’erreur d’un moment ne jugez point ma vie :

Je n’ai qu’une espérance, ah ! m’est-elle ravie ?

Sans l’aimable Chloé je ne puis être heureux :

Voulez-vous mon malheur ?

GÉRONTE.

Elle a d’assez beaux yeux...

Pour des yeux de province.

VALÈRE.

Ah ! laissez là, de grâce,

Des torts que pour toujours mon repentir efface,

Laissez un souvenir...

GÉRONTE.

Vous-même laissez-nous :

Monsieur veut me parler. Au reste arrangez-vous

Tout comme vous voudrez, vous n’aurez point ma nièce.

VALÈRE.

Quand j’abjure à jamais ce qu’un moment d’ivresse...

GÉRONTE.

Oh ! pour rompre, vraiment, j’ai bien d’autres raisons.

VALÈRE.

Quoi donc ?

GÉRONTE.

Je ne dis rien : mais sans tant de façons

Laissez-nous, je vous prie, ou bien je me retire.

VALÈRE.

Non, monsieur, j’obéis... À peine je respire...

Ariste, vous savez mes vœux et mes chagrins,

Décidez de mes jours, leur sort est dans vos mains.

 

 

Scène VI

 

GÉRONTE, ARISTE

 

ARISTE.

Vous le traitez bien mal ; je ne vois pas quel crime...

GÉRONTE.

À la bonne heure ; il peut obtenir votre estime ;

Vous avez vos raisons apparemment ; et moi

J’ai les miennes aussi ; chacun juge pour soi.

Je crois, pour votre honneur, que du petit Valère

Vous pouviez ignorer le mauvais caractère.

ARISTE.

Ce ton-là m’est nouveau ; jamais votre amitié

Avec moi jusqu’ici ne l’avait employé.

GÉRONTE.

Que diable voulez-vous ? Quelqu’un qui me conseille

De m’empêtrer ici d’une espèce pareille,

M’aime-t-il ? Vous voulez que je trouve parfait

Un petit suffisant qui n’a que du caquet,

D’ailleurs mauvais esprit, qui décide, qui fronde,

Parle bien de lui-même, et mal de tout le monde ?

ARISTE.

Il est jeune, il peut être indiscret, vain, léger ;

Mais quand le cœur est bon, tout peut se corriger.

S’il vous a révolté par une extravagance,

Quoique sur cet article il s’obstine au silence,

Vous devez moins, je crois, vous en prendre à son cœur,

Qu’à de mauvais conseils, dont on saura l’auteur.

Sur la méchanceté vous lui rendrez justice :

Valère a trop d’esprit pour ne pas fuir ce vice ;

Il peut en avoir eu l’apparence et le ton

Par vanité, par air, par indiscrétion ;

Mais de ce caractère il a vu la bassesse :

Comptez qu’il est bien né, qu’il pense avec noblesse...

GÉRONTE.

Il fait donc l’hypocrite avec vous : en effet

Il lui manquait ce vice, et le voilà parfait.

Ne me contraignez pas d’en dire davantage ;

Ce que je sais de lui...

ARISTE.

Cléon...

GÉRONTE.

Encor ! J’enrage :

Vous avez la fureur de mal penser d’autrui ;

Qu’a-t-il à faire là ? Vous parlez mal de lui

Tandis qu’il vous estime et qu’il vous justifie.

ARISTE.

Moi ! me justifier ! eh ! de quoi, je vous prie ?

GÉRONTE.

Enfin...

ARISTE.

Expliquez-vous, ou je romps pour jamais :

Vous ne m’estimez plus, si des soupçons secrets...

GÉRONTE.

Tenez, voilà Cléon, il pourra vous apprendre,

S’il veut, des procédés que je ne puis comprendre.

C’est de mon amitié faire bien peu de cas...

Je sors... car je dirais ce que je ne veux pas...

 

 

Scène VII

 

CLÉON, ARISTE

 

ARISTE.

M’apprendrez-vous, monsieur, quelle odieuse histoire

Me brouille avec Géronte, et quelle âme assez noire...

CLÉON.

Vous n’êtes pas brouillés ; amis de tous les temps,

Vous êtes au-dessus de tous les différents :

Vous verrez simplement que c’est quelque nuage ;

Cela finit toujours par s’aimer davantage...

Géronte a sur le cœur nos persécutions

Sur un parti qu’en vain vous et moi conseillons.

Moi, j’aime fort Valère, et je vois avec peine

Qu’il se soit annoncé par donner une scène ;

Mais, soit dit entre nous, peut-on compter sur lui ?

À bien examiner ce qu’il fait aujourd’hui,

On imaginerait qu’il détruit notre ouvrage,

Qu’il agit sourdement contre son mariage ;

Il veut, il ne veut plus : sait-il ce qu’il lui faut ?

Il est près de Chloé, qu’il refusait tantôt.

ARISTE.

Tout serait expliqué si l’on cessait de nuire,

Si la méchanceté ne cherchait à détruire...

CLÉON.

Oh bon ! quelle folie ! Êtes-vous de ces gens

Soupçonneux, ombrageux ? croyez-vous aux méchants ?

Et réalisez-vous cet être imaginaire,

Ce petit préjugé quine va qu’au vulgaire ?

Pour moi, je n’y crois pas : soit dit sans intérêt,

Tout le monde est méchant, et personne ne l’est ;

On reçoit et l’on rend ; on est à-peu-près quitte 

Parlez-vous des propos ? comme il n’est ni mérite,

Ni goût, ni jugement qui ne soit contredit,

Que rien n’est vrai sur rien ; qu’importe ce qu’on dit ?

Tel sera mon héros, et tel sera le vôtre ;

L’aigle d’une maison n’est qu’un sot dans une autre ;

Je dis ici qu’Éraste est un mauvais plaisant ;

Eh bien ! on dit ailleurs qu’Éraste est amusant.

Si vous parlez des faits et des tracasseries,

Je n’y vois dans le fond que des plaisanteries ;

Et si vous attachez du crime à tout cela,

Beaucoup d’honnêtes gens sont de ces fripons-là.

L’agrément couvre tout, il rend tout légitime :

Aujourd’hui dans le monde on ne connaît qu’un crime,

C’est l’ennui ; pour le fuir tous les moyens sont bons ;

Il gagnerait bientôt les meilleures maisons

Si l’on s’aimait si fort ; l’amusement circule

Par les préventions, les torts, le ridicule :

Au reste chacun parle et fait comme il l’entend.

Tout est mal, tout est bien, tout le monde est content.

ARISTE.

On n’a rien à répondre à de telles maximes :

Tout est indifférent pour les âmes sublimes.

Le plaisir, dites-vous, y gagne ; en vérité,

Je n’ai vu que l’ennui chez la méchanceté :

Ce jargon éternel de la froide ironie,

L’air de dénigrement, l’aigreur, la jalousie,

Ce ton mystérieux, ces petits mots sans fin ;

Toujours avec un air qui voudrait être fin ;

Ces indiscrétions, ces rapports infidèles,

Ces basses faussetés, ces trahisons cruelles ;

Tout cela n’est-il pas, à le bien définir,

L’image de la haine, et la mort du plaisir ?

Aussi ne voit-on plus où sont ces caractères,

L’aisance, la franchise, et les plaisirs sincères.

On est en garde, on doute enfin si l’on rira :

L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a.

De la joie et du cœur on perd l’heureux langage

Pour l’absurde talent d’un triste persiflage.

Faut-il donc s’ennuyer pour être du bon air ?

Mais, sans perdre en discours un temps qui nous est cher,

Venons au fait, monsieur ; connaissez ma droiture :

Si vous êtes ici, comme on le conjecture,

L’ami de la maison ; si vous voulez le bien ;

Allons trouver Géronte, et qu’il ne cache rien.

Sa défiance ici tous deux nous déshonore :

Je lui révélerai des choses qu’il ignore ;

Vous serez notre juge : allons, secondez-moi,

Et soyons tous trois sûrs de notre bonne foi.

CLÉON.

Une explication ! en faut-il quand on s’aime ?

Ma foi, laissez tomber tout cela de soi-même.

Me mêler là-dedans !... ce n’est pas mon avis :

Souvent un tiers se brouille avec les deux partis ;

Et je crains... Vous sortez ? Mais vous me faites rire.

De grâce, expliquez-moi...

ARISTE.

Je n’ai rien à vous dire.

 

 

Scène VIII

 

CLÉON, ARISTE, LISETTE

 

LISETTE.

Messieurs, on vous attend dans le bois.

ARISTE, bas à Lisette, en sortant.

Songe au moins...

LISETTE, bas à Ariste.

Silence.

 

 

Scène IX

 

CLÉON, LISETTE

 

CLÉON.

Heureusement nous voilà sans témoins :

Achève de m’instruire, et ne fais aucun doute...

LISETTE.

Laissez-moi voir d’abord si personne n’écoute

Par hasard à la porte, ou dans ce cabinet ;

Quelqu’un des gens pourrait entendre mon secret.

CLÉON, seul.

La petite Chloé, comme me dit Lisette,

Pourrait vouloir de moi ! l’aventure est parfaite :

Feignons ; c’est à Valère assurer son refus,

Et tourmenter Florise est un plaisir de plus.

LISETTE, à part en revenant.

Tout va bien.

CLÉON.

Tu me vois dans la plus douce ivresse ;

Je l’aimais sans oser lui dire ma tendresse.

Sonde encor ses désirs : s’ils répondent aux miens,

Dis-lui que dès longtemps j’ai prévenu les siens.

LISETTE.

Je crains pourtant toujours.

CLÉON.

Quoi ?

LISETTE.

Ce goût pour madame.

CLÉON.

Situ n’as pour raison que cette belle flamme...

Je te l’ai déjà dit ; non, je ne l’aime pas.

LISETTE.

Ma foi, ni moi non plus. Je suis dans l’embarras,

Je veux sortir d’ici, je ne saurais m’y plaire :

Ce n’est pas pour monsieur ; j’aime son caractère,

Il est assez bon maître, et le même en tout temps,

Bon homme...

CLÉON.

Oui, les bavards sont toujours bonnes gens.

LISETTE.

Pour madame !... Oh ! d’honneur...Mais je crains ma franchise :

Si vous redeveniez amoureux de Florise...

Car vous l’avez été sûrement, et je crois...

CLÉON.

Moi, Lisette, amoureux ! tu te moques de moi :

Je ne me le suis cru qu’une fois en ma vie ;

J’eus Araminte un mois ; elle était très jolie,

Mais coquette à l’excès ; cela m’ennuyait fort :

Elle mourut, je fus enchanté de sa mort.

Il faut, pour m’attacher, une âme simple et pure,

Comme Chloé, qui sort des mains de la nature,

Faite pour allier les vertus aux plaisirs,

Et mériter l’estime en donnant des désirs ;

Mais madame Florise !...

LISETTE.

Elle est insupportable ;

Rien n’est bien : autrefois je la croyais aimable,

Je ne la trouvais pas difficile à servir ;

Aujourd’hui, franchement, on n’y peut plus tenir ;

Et pour rester ici, j’y suis trop malheureuse.

Comment la trouvez-vous ?

CLÉON.

Ridicule, odieuse...

L’air commun, qu’elle croit avoir noble pourtant ;

Ne pouvant se guérir de se croire un enfant :

Tant de prétentions, tant de petites grâces,

Que je mets, vu leur date, au nombre des grimaces ;

Tout cela dans le fond m’ennuie horriblement ;

Une femme qui fuit le monde en enrageant,

Parce qu’on n’en veut plus, et se croit philosophe ;

Qui veut être méchante, et n’en a pas l’étoffe ;

Courant après l’esprit, on plutôt se parant

De l’esprit répété qu’elle attrape en courant ;

Jouant le sentiment : il faudrait, pour lui plaire,

Tous les menus propos de la vieille Cythère,

Ou sans cesse essuyer des scènes de dépit,

Des fureurs sans amour, de l’humeur sans esprit ;

Un amour-propre affreux, quoique rien ne sou tienne...

LISETTE.

Au fond je ne vois pas ce qui la rend si vaine.

CLÉON.

Quoiqu’elle garde encor des airs sur la vertu,

De grands mots sur le cœur, qui n’a-t-elle pas eu ?

Elle a perdu les noms, elle a peu de mémoire ;

Mais tout Paris pourrait en retrouver l’histoire :

Et je n’aspire point à l’honneur singulier

D’être le successeur de l’univers entier.

LISETTE, allant vers le cabinet.

Paix ! j’entends là-dedans... Je crains quelque aven ture.

CLÉON, seul.

Lisette est difficile, ou la voilà bien sûre

Que je n’ai point l’amour qu’elle me soupçonnait ;

Et si, comme elle, aussi Chloé l’imaginait,

Elle ne craindra plus...

LISETTE, à part, en revenant.

Elle est, ma foi ! partie,

De rage, apparemment, ou bien par modestie.

CLÉON.

Eh bien ?

LISETTE.

On me cherchait. Mais vous n’y pensez pas,

Monsieur ; souvenez-vous qu’on vous attend là-bas.

Gardons bien le secret, vous sentez l’importance...

CLÉON.

Compte sur les effets de ma reconnaissance

Si tu peux réussir à faire mon bonheur.

LISETTE.

Je ne demande rien, j’oblige pour l’honneur.

À part, en sortant.

Ma foi, nous le tenons.

CLÉON, seul.

Pour couronner l’affaire

Achevons de brouiller et de noyer Valère.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

FRONTIN, LISETTE

 

LISETTE.

Entre donc... ne crains rien, te dis-je, ils n’y sont pas.

Eh bien ! de ta prison tu dois être fort las ?

FRONTIN.

Moi ! non. Qu’on veuille ainsi me faire bonne chère,

Et que j’aie en tout temps Lisette pour geôlière,

Je serai prisonnier, ma foi, tant qu’on voudra.

Mais si mon maître enfin...

LISETTE.

Supprime ce nom-là ;

Tu n’es plus à Cléon, je te donne à Valère :

Chloé doit l’épouser, et voilà ton affaire ;

Grâce à la noce, ici tu restes attache,

Et nous nous marierons par-dessus le marché.

FRONTIN.

L’affaire de la noce est donc raccommodée ?

LISETTE.

Pas tout-à-fait encor, mais j’en ai bonne idée ;

Je ne sais quoi me dit qu’en dépit de Cléon

Nous ne sommes pas loin de la conclusion :

En gens congédiés je crois me bien connaître,

Ils ont d’avance un air que je trouve à ton maître ;

Dans l’esprit de Florise il est expédié.

Grâce aux conseils d’Ariste, au pouvoir de Chloé,

Valère l’abandonne : ainsi, selon mon compte,

Cléon n’a plus pour lui que l’erreur de Géronte,

Qui par nous tous dans peu saura la vérité :

Veux-tu lui rester seul ? et que ta probité...

FRONTIN.

Mais le quitter ! jamais je n’oserai lui dire.

LISETTE.

Bon ! Eh bien ! écris-lui... Tu ne sais pas écrire

Peut-être ?

FRONTIN.

Si, parbleu !

LISETTE.

Tu te vantes ?

FRONTIN.

Moi ? non :

Tu vas voir.

Il écrit.

LISETTE.

Je croyais que tu signais ton nom

Simplement ; mais tant mieux : mande-lui, sans mystère,

Qu’un autre arrangement que tu crois nécessaire,

Des raisons de famille enfin, t’ont obligé

De lui signifier que tu prends ton congé.

FRONTIN.

Ma foi, sans compliment, je demande mes gages :

Tiens, tu lui porteras...

LISETTE.

Dès que tu te dégages

De ța condition, tu peux compter sur moi,

Et j’attendais cela pour finir avec toi ;

Valère, c’en est fait, te prend à son service.

Tu peux dès ce moment entrer en exercice :

Et, pour que ton état soit dûment éclairci 

Sans retour, sans appel, dans un moment d’ici

Je te ferai porter au château de Valère

Un billet qu’il m’a dit d’envoyer à sa mère :

Cela te sauvera toute explication,

Et le premier moment de l’humeur de Cléon...

Mais je crois qu’on revient.

FRONTIN.

Il pourrait nous surprendre,

J’en meurs de peur : adieu.

LISETTE.

Ne crains rien : va m’attendre.

Je vais t’expédier.

FRONTIN, revenant sur ses pas.

Mais à propos vraiment,

J’oubliais...

LISETTE.

Sauve-toi : j’irai dans un moment

T’entendre et te parler.

 

 

Scène II

 

LISETTE

 

J’ai de son écriture :

Je voudrais bien savoir quelle est cette aventure,

Et pour quelle raison Ariste n’a prescrit

Un si profond secret quand j’aurais cet écrit.

Il se peut que ce soit pour quelque gentillesse

De Cléon ; en tout cas je ne rends cette pièce

Que sous condition, et s’il m’assure bien

Qu’à mon pauvre Frontin il n’arrivera rien :

Car enfin bien des gens, à ce que j’entends dire,

Ont été quelquefois pendus pour trop écrire.

Mais le voici.

 

 

Scène III

 

ARISTE, FLORISE, LISETTE

 

LISETTE, à part, à Ariste.

Monsieur, pourrais-je vous parler ?

ARISTE.

Je te suis dans l’instant.

 

 

Scène IV

 

FLORISE, ARISTE

 

ARISTE.

C’est trop vous désoler ;

En vérité, madame, il ne vaut point la peine

Du moindre sentiment de colère ou de haine :

Libre de vos chagrins, partagez seulement

Le plaisir que Chloé ressent en ce moment

D’avoir pu recouvrer l’amitié de sa mère,

Et de vous voir sensible à l’espoir de Valère.

Vous ne m’étonnez point, au reste, et vous deviez

Attendre de Cléon tout ce que vous voyez.

FLORISE.

Qu’on ne m’en parle plus : c’est un fourbe exécrable,

 Indigne du nom d’homme, un monstre abominable.

Trop tard pour mon malheur je déteste aujourd’hui

Le moment où j’ai pu me lier avec lui.

Je suis outrée !

ARISTE.

Il faut, sans tarder, sans mystère,

Qu’il soit chassé d’ici.

FLORISE.

Je ne sais comment faire,

Je le crains ; c’est pour moi le plus grand embarras.

ARISTE.

Méprisez-le à jamais, vous ne le craindrez pas.

Voulez-vous avec lui vous abaisser à feindre ?

Vous l’honoreriez trop en paraissant le craindre ;

Osez l’apprécier : tous ces gens redoutés,

Fameux par les propos et par les faussetés,

Vus de près ne sont rien ; et toute cette espèce

N’a de force sur nous que par notre faiblesse.

Des femmes sans esprit, sans grâces, sans pudeur,

Des hommes décriés, sans talents, sans honneur,

Verront donc à jamais leurs noirceurs impunies,

Nous tiendront dans la crainte à force d’infamies,

Et se feront un nom d’une méchanceté

Sans qui l’on n’eût pas su qu’ils avoient existé !

Non ; il faut s’épargner tout égard, toute feinte ;

Les braver sans faiblesse, et les nommer sans crainte.

Tôt ou tard la vertu, les grâces, les talents,

Sont vainqueurs des jaloux, et vengés des méchants.

FLORISE.

Mais songez qu’il peut nuire à toute ma famille,

Qu’il va tenir sur moi, sur Géronte et ma fille,

Les plus affreux discours...

ARISTE.

Qu’il parle mal ou bien ;

Il est déshonoré, ses discours ne sont rien ;

Il vient de couronner l’histoire de sa vie :

Je vais mettre le comble à son ignominie

En écrivant partout les détails odieux

De la division qu’il semait en ces lieux ;

Autant qu’il faut de soins, d’égards, et de prudence

Pour ne point accuser l’honneur et l’innocence,

Autant il faut d’ardeur, d’inflexibilité

Pour déférer un traitre à la société ;

Et l’intérêt commun veut qu’on se réunisse

Pour flétrir un méchant, pour en faire justice.

J’instruirai l’univers de sa mauvaise foi

Sans me cacher ; je veux qu’il sache que c’est moi :

Un rapport clandestin n’est pas d’un honnête homme ;

Quand j’accuse quelqu’un, je le dois, et me nomme.

FLORISE.

Non ; si vous m’en croyez, laissez-moi tout le soin

De l’éloigner de nous sans éclat, sans témoin.

Quelque peine que j’aie à soutenir sa vue,

Je veux l’entretenir, et dans cette entrevue

Je vais lui faire entendre intelligiblement

Qu’il est de trop ici : tout autre arrangement

Ne réussirait pas sur l’esprit de mon frère ;

Cléon plus que jamais a le don de lui plaire ;

Ils ne se quittent plus, et Géronte prétend

Qu’il doit à sa prudence un service important.

Enfin, vous le voyez, vous avez eu beau dire

Qu’on soupçonnait Cléon d’une affreuse satire,

Géronte ne croit rien : nul doute, nul soupçon

N’a pu faire sur lui la moindre impression...

Mais ils viennent, je crois : sortons ; je vais attendre

Que Cléon soit tout seul.

 

 

Scène V

 

GÉRONTE, CLÉON

 

GÉRONTE.

Je ne veux rien entendre ;

Votre premier conseil est le seul qui soit bon,

Je n’oublierai jamais cette obligation :

Cessez de me parler pour ce petit Valère ;

Il ne sait ce qu’il veut, mais il sait me déplaire :

Il refusait tantôt, il consent maintenant.

Moi, je n’ai qu’un avis, c’est un impertinent.

Ma sœur sur son chapitre est, dit-on, revenue :

Autre esprit inégal sans aucune tenue ;

Mais ils ont beau s’unir, je ne suis pas un sot :

Un fou n’est pas mon fait, voilà mon dernier mot.

Qu’ils en enragent tous, je n’en suis pas plus triste.

Que dites-vous aussi de ce bon homme Ariste ?

Ma foi, mon vieux ami n’a plus le sens commun ;

Plein de préventions, discoureur importun :

Il veut que vous soyez l’auteur d’une satire

Où je suis pour ma part ; il vous fait même écrire

Ma lettre de tantôt : vainement je lui dis

Qu’elle était clairement d’un de vos ennemis,

Puisqu’on voulait donner des soupçons sur vous même ;

Rien n’y fait ; il soutient son absurde système.

Soit dit confidemment, je crois qu’il est jaloux

De tous les sentiments qui m’attachent à vous.

CLÉON.

Qu’il choisisse donc mieux les crimes qu’il me donne ;

Car moi, je suis si loin d’écrire sur personne,

Que, sans autre sujet, j’ai renvoyé Frontin

Sur le simple soupçon qu’il était écrivain ;

Il m’était revenu que dans des brouilleries

On l’avait employé pour des tracasseries :

On peut nous imputer les fautes de nos gens,

Et je m’en suis défait de peur des accidents.

Je ne répondrais pas qu’il n’eût part au mystère

De l’écrit contre vous ; et peut-être Valère,

Qui refusait d’abord, et qui connaît Frontin

Depuis qu’il méconnaît, s’est servi de sa main

Pour écrire à sa mère une lettre anonyme.

Au reste... il ne faut point que cela vous anime

Contre lui ; ce soupçon peut n’être pas fondé.

GÉRONTE.

Oh ! vous êtes trop bon : je suis persuadé,

Par le ton qu’employait ce petit agréable,

Qu’il est faux, méchant, noir, et qu’il est bien capable

Du mauvais procédé dont on veut vous noircir.

Qu’on vous accuse encore ! oh ! laissez-les venir.

Puisque de leur présence on ne peut se défaire,

Je vais leur déclarer d’une façon très claire

Que je romps tout accord ; car, sans comparaison,

J’aime mieux vingt procès qu’un fat dans ma maison.

 

 

Scène VI

 

CLÉON

 

Que je tiens bien mon sot ! Mais par quelle inconstance

Florise semble-t-elle éviter ma présence ?

L’imprudente Lisette aurait-elle avoué ?

Elle consent, dit-on, à marier Chloé.

On ne sait ce qu’on tient avec ces femmelettes :

Mais je l’ai subjuguée... un mot, quelques fleurettes

Me la ramèneront... ou, si je suis trahi,

J’en suis tout consolé, je me suis réjoui.

 

 

Scène VII

 

CLÉON, FLORISE

 

CLÉON.

Vous venez à propos : j’allais chez vous, madame...

Mais quelle rêverie occupe donc votre âme ?

Qu’avez-vous ? vos beaux yeux me semblent moins sereins ;

Faite pour les plaisirs, auriez-vous des chagrins ?

FLORISE.

J’en ai de trop réels.

CLÉON.

Dites-les-moi, de grâce,

Je les partagerai, si je ne les efface.

Vous connaissez...

FLORISE.

J’ai fait bien des réflexions,

Et je ne trouve pas que nous nous convenions.

CLÉON.

Comment, belle Florise ? et quel affreux caprice

Vous force à me traiter avec tant d’injustice ?

Quelle était mon erreur ! quand je vous adorais,

Je me croyais aimé...

FLORISE.

Je me l’imaginais ;

Mais je vois à présent que je me suis trompée :

Par d’autres sentiments mon âme est occupée ;

Des folles passions j’ai reconnu l’erreur,

Et ma raison enfin a détrompé mon cœur.

CLÉON.

Mais est-ce bien à moi que ce discours s’adresse ?

À moi dont vous savez l’estime et la tendresse,

Qui voulais à jamais tout vous sacrifier,

Qui ne voyais que vous dans l’univers entier ?

Ne me confirmez pas l’arrêt que je redoute ;

Tranquillisez mon cœur : vous l’éprouvez, sans doute ?

FLORISE.

Une autre vous aurait fait perdre votre temps,

Ou vous amuserait par l’air des sentiments ;

Moi, qui ne suis point fausse...

CLÉON, à genoux, et de l’air le plus affligé.

Et vous pouvez, cruelle,

M’annoncer froidement cette affreuse nouvelle ?

FLORISE.

Il faut ne nous plus voir.

CLÉON, se relevant, et éclatant de rire.

Ma foi, si vous voulez

Que je vous parle aussi très vrai, vous me comblez.

Vous m’avez épargné, par cet aveu sincère,

Le même compliment que je voulais vous faire.

Vous cessez de m’aimer, vous me croyez quitté ;

Mais j’ai depuis longtemps gagné de primauté.

FLORISE.

C’est trop souffrir ici la honte où je m’abaisse ;

Je rougis des égards qu’employait ma faiblesse.

Eh bien ! allez, monsieur : que vos talents sur nous

Épuisent tous les traits qui sont dignes de vous ;

Ils partent de trop bas pour pouvoir nous atteindre.

Vous êtes démasqué, vous n’êtes plus à craindre :

Je ne demande pas d’autre éclaircissement,

Vous n’en méritez point. Partez dès ce moment ;

Ne me voyez jamais.

CLÉON.

La dignité s’en mêle !

Vous mettez de l’humeur à cette bagatelle !

Sans nous en aimer moins, nous nous quittons tous deux.

Épargnons à Géronte un éclat scandaleux,

Ne donnons point ici de scène extravagante ;

Attendons quelques jours, et vous serez contente :

D’ailleurs il m’aime assez, et je crois mal aisé...

FLORISE.

Oh ! je veux sur-le-champ qu’il soit désabusé.

 

 

Scène VIII

 

GÉRONTE, ARISTE, VALÈRE, CLÉON, FLORISE, CHLOÉ

 

GÉRONTE.

Eh bien !qu’est-ce, ma sœur ? Pourquoi tout ce tapage ?

FLORISE.

Je ne puis point ici demeurer davantage,

Si monsieur, qu’il fallait n’y recevoir jamais...

CLÉON.

L’éloge n’est pas fade.

GÉRONTE.

Oh ! qu’on me laisse en paix ;

Vu, si vous me poussez, tel ici qui m’écoute...

ARISTE.

Valère ne craint rien : pour moi, je ne redoute

Nulle explication. Voyons, éclaircissez...

GÉRONTE.

Je m’entends, il suffit.

ARISTE.

Non, ce n’est point assez :

Ainsi que l’amitié la vérité m’engage...

GÉRONTE.

Et moi je n’en veux point entendre davantage :

Dans ces misères-là je n’ai plus rien à voir,

Et je sais là-dessus tout ce qu’on peut savoir...

ARISTE.

Sachez donc avec moi confondre l’imposture ;

De la lettre sur vous connaissez l’écriture...

C’est Frontin, le valet de monsieur que voilà.

GÉRONTE.

Vraiment oui, c’est Frontin ! je savais tout cela :

Belle nouvelle !

ARISTE.

En quoi ! votre raison balance ?

Et vous ne voyez pas avec trop d’évidence...

GÉRONTE.

Un valet, un coquin !...

VALÈRE.

Connaissez mieux les gens ;

Vous accusez frontin, et moi je le défends.

GÉRONTE.

Parbleu ! je le crois bien, c’est votre secrétaire.

VALÈRE.

Que dites-vous, monsieur ? et quel nouveau mystère...

Pour vous en éclaircir interrogeons Frontin.

CLÉON.

Il est parti, je l’ai renvoyé ce matin.

VALÈRE.

Vous l’avez renvoyé : moi je l’ai pris ; qu’il vienne.

À un laquais.

Qu’on appelle Lisette, et qu’elle nous l’amène.

GÉRONTE, à Valère.

Frontin vous appartient ?

À Cléon.

Autre preuve pour nous !

Il était å monsieur même en servant chez vous,

Et je ne doute pas qu’il ne le justifie.

CLÉON.

Valère, quelle est donc cette plaisanterie ?

VALÈRE.

Je ne plaisante plus, et ne vous connais point.

Dans tous les lieux, au reste, observez bien ce point,

Respectez ce qu’ici je respecte et que j’aime ;

Songez que l’offenser, c’est m’offenser moi-même.

GÉRONTE.

Mais vraiment il est brave ; on me mandait que non.

 

 

Scène IX

 

CLÉON, GÉRONTE, ARISTE, VALÈRE, FLORISE, CHLOÉ, LISETTE

 

ARISTE, à Lisette.

Qu’as-tu fait de Frontin ? et par quelle raison...

LISETTE.

Il est parti.

ARISTE.

Non, non : ce n’est plus un mystère.

LISETTE.

Il est allé porter la lettre de Valère :

Vous ne m’aviez pas dit...

ARISTE.

Quel contretemps fâcheux !

CLÉON.

Comment ! malgré mon ordre il était en ces lieux !

Je veux de ce fripon...

LISETTE.

Un peu de patience,

Et moins de compliments ; Frontin vous en dispense.

Il peut bien par hasard avoir l’air d’un fripon,

Mais dans le fond il est fort honnête garçon ;

Montrant Valère.

Il vous quitte d’ailleurs, et monsieur en ordonne :

Mais comme il ne prétend rien avoir à personne,

J’aurais bien à vous rendre un paquet qu’à Paris

À votre procureur vous auriez cru remis ;

Mais...

FLORISE, se saisissant du paquet.

Donne cet écrit ; j’en sais tout le mystère.

CLÉON, très vivement.

Mais, madame, c’est vous... Songez...

FLORISE.

Lisez, mon frère.

Vous connaissez la main de monsieur ; apprenez

Les dons que son bon cœur vous avait destinés,

Et jugez par ce trait des indignes manœuvres...

GÉRONTE, en fureur, après avoir lu.

M’interdire ! corbleu !... Voilà donc de vos œuvres !

Ah ! monsieur l’honnête homme, enfin je vous connais :

Remarquez ma maison pour n’y rentrer jamais.

CLÉON.

C’est à l’attachement de madame Florise

Que vous devez l’honneur de toute l’entreprise :

Au reste, serviteur. Si l’on parle de moi,

Avec ce que j’ai vu, je suis en fonds, je crois,

Pour prendre ma revanche.

Il sort.

 

 

Scène X

 

GÉRONTE, ARISTE, VALÈRE, FLORISE, CHLOÉ, LISETTE

 

GÉRONTE, à Cléon qui sort.

Oh ! l’on ne vous craint guère...

Je ne sais pas plaisant, moi, de mon caractère ;

Mais morbleu ! s’il ne part...

ARISTE.

Ne pensez plus à lui.

Malgré l’air satisfait qu’il affecte aujourd’hui,

Du moindre sentiment si son âme est capable,

Il est assez puni quand l’opprobre l’accable.

GÉRONTE.

Sa noirceur me confond... Daignez oublier tous

L’injuste éloignement qu’il m’inspirait pour vous.

Ma sœur, faisons la paix... Ma nièce aurait Valère,

Si j’étais bien certain...

ARISTE.

S’il a pu vous déplaire,

(Je vous l’ai déjà dit) un conseil ennemi.

GÉRONTE, à Valère.

Allons, je te pardonne...

À Ariste.

Et nous, mon cher ami,

Qu’il ne soit plus parlé de torts ni de querelles,

Ni de gens à la mode, et d’amitiés nouvelles.

Malgré tout le succès de l’esprit des méchants,

Je sens qu’on en revient toujours aux bonnes gens.

PDF