Le Menuet de Danaë (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 20 avril 1861.

 

Personnages

 

VINCENT

GERVAIS, menuisier

MANICOU

CLORIDON

LA DUTHÉ

SIX MUSICIENS

 

À Paris, 1772.

 

Un atelier de menuisier. Au fond, à droite, porte vitrée donnant sur la rue ; à gauche de la porte, une fenêtre ; deux autres portes à droite et à gauche. Un établi à droite ; un sac de copeaux dans un coin. Une table à gauche. Un banc au fond ; des planches, des outils ; un buffet au fond, entre la porte et la fenêtre ; chaises grossières, dont une dépaillée, près de l’établi.

 

 

Scène première

 

VINCENT, puis MANICOU

 

Au lever du rideau, Vincent est assis près de la fenêtre sur le banc ; il tient une bouteille et un verre, se verse un verre de vin et boit ; puis il se lève, pose sa bouteille et son verre sur le buffet et descend la scène.

VINCENT.

Pas un sou à la maison... et personne pour louer ma chambre !... Il y a bien des gens qui regardent l’écriteau, mais, quand ils ont regardé... ils passent !...

Il va à la fenêtre.

Oh ! en voilà un qui s’arrête... il regarde... il se met à rire... – Connaîtrait-il ma chambre ?... Il s’en va, il l’a connaît !... Ah ! ce petit là-bas, qui arrive... il s’arrête aussi... il regarde aussi... Il ne rit pas !... Oh ! il a une bonne figure !... Si celui-là ne loue pas, je suis perdu ! Il s’en va !... Ah ! il revient... il va entrer !... il entre !... il est entré !...

MANICOU, qui est entré sur les dernières paroles de Vincent.

Monsieur ?...

VINCENT.

Bon jeune homme ?

MANICOU.

Vous avez une chambre à louer ?...

VINCENT.

Oui, monsieur.

MANICOU.

Peut-on la voir ?

VINCENT.

Est-ce que vous tenez absolument à la voir ?

MANICOU.

Dame ! monsieur...

VINCENT, à part, passant à droite.

Il a une bonne figure ! Je vais la lui montrer...

Haut.

La voici !

Il ouvre la porte, à droite.

MANICOU, allant regarder la chambre.

Elle n’est pas grande...

VINCENT.

Vous non plus... vous n’êtes pas grand...

MANICOU.

C’est juste !... – Mais... il n’y a pas de porte, dans votre chambre ?

VINCENT.

Non... mais il y a une fenêtre...

MANICOU.

Alors, j’entrerai par le fenêtre ?

VINCENT.

Non pas... vous entrerez par ici...

Il montre la porte du fond.

Je vous tracerai un petit chemin à la craie... là... le long du mur...

MANICOU.

Maintenant... il reste une grosse question.

VINCENT.

Laquelle ?

MANICOU.

Celle du prix.

VINCENT, à part.

Il a une bonne figure... Je vais lui demander une somme... étonnante !

Haut.

Cent écus par an.

MANICOU.

Cent écus ?...

VINCENT.

Vous avez des meubles ?

MANICOU.

Oui, j’ai des meubles.

VINCENT.

Eh bien, payez un trimestre d’avance... et tout est dit.

MANICOU.

Ce n’est pas dit du tout... Je trouve ça beaucoup trop cher.

VINCENT.

Comment, trop cher ? Mais, si vous logez là, savez-vous de qui vous serez le voisin ?

MANICOU.

De qui !...

VINCENT.

De Gervais.

MANICOU.

Qu’est-ce que c’est que Gervais ?

VINCENT.

Gervais, le menuisier.

MANICOU.

Un menuisier ?... merci !... Ça fait du bruit quand ça rabote...

Il passe à gauche.

VINCENT.

Il y a six mois que Gervais ne rabote plus.

MANICOU.

Qu’est-ce qu’il fait, alors ?

VINCENT.

Il aime !

MANICOU.

Quoi ?...

VINCENT.

Une femme !

Lui donnant une chaise.

Asseyez-vous, mon bon jeune homme ; écoutez-moi, et vous allez voir le voisinage que vous refusez... Un jour... il y a six mois, nous étions là, Gervais et moi ; lui, rabotait... moi, je me li vrais à mon occupation favorite...

MANICOU, qui s’est assis.

Qui est ?...

VINCENT.

Qui est de sentir que le vin me monte peu à peu dans la tête... et peu à peu m’envahit le cerveau... et d’attendre ainsi, dans une douce quiétude, le moment où je serai complètement gris...

MANICOU.

Sage occupation, monsieur.

VINCENT.

Tout à coup... grand fracas dans la rue... et voici venir, écornant les bornes... se cognant aux murs... décrochant les enseignes... et cassant les réverbères... un carrosse... Ah ! quel carrosse !... Bon jeune homme, écoutez-moi : il était bleu de ciel, avec de l’or partout... quatre chevaux le trainaient, conduits par deux petits nègres qui avaient des culottes de satin rouge et des anneaux d’or aux jambes... derrière, il y avait deux grands laquais ponceau... Oh ! ne cherchez pas, vous ne pourrez jamais vous imaginer ce que c’était !... Il s’arrêta là... devant la porte... Une femme... ah ! une jolie femme, je dois en convenir... sauta en bas... elle était mise comme une grisette... « Vous êtes les seuls que je n’aie pas payés, dit elle aux nègres et aux laquais... prenez la voiture et les chevaux... vendez-les et payez-vous... Ce que je vous donne vaut cent fois ce que je vous dois... et je n’ai plus besoin de voiture... maintenant, j’irai à pied... » Le carrosse partit, la femme resta... Gervais cria : « Madeleine ! » La femme au carrosse cria : « Gervais ! »

MANICOU, à part.

C’est bien elle !

Il se lève.

VINCENT.

Vous dites ?...

MANICOU.

Rien, rien... Continuez...

VINCENT.

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, et...

MANICOU.

Et ?...

VINCENT.

Et comme, à ce moment-là, le vin avait définitivement pris possession de mon cerveau, il me serait à peu près impossible de vous dire bien exactement ce qui s’en suivit... mais cherchez, si vous voulez !... C’est plus facile à imaginer que je carrosse.

MANICOU, comprenant, et donnant une tape sur le ventre de Vincent.

Eh, eh !...

VINCENT.

Eh bien, bon jeune homme, louez-vous, maintenant ?

MANICOU.

Oui !... mais à une condition... vous me ferez dîner avec cette femme extraordinaire.

VINCENT.

Dimanche prochain... mais vous apporterez votre plat.

MANICOU.

Cette fois, c’est dit !

VINCENT.

Et le trimestre d’avance ?...

MANICOU, lui donnant de l’argent.

Voici vingt-cinq écus... Mais vous me promettez bien qu’il ne rabote plus ?

VINCENT.

Il n’a pas touché un rabot depuis qu’elle est ici... Ça n’a pas tardé à nous faire une jolie réputation dans le quartier, allez ! Quand on a su que nous vivions avec une danseuse... le petit commerce s’est retiré de nous, et la gargotière du coin nous a refusé tout crédit.

 

 

Scène II

 

VINCENT, MANICOU, GERVAIS

 

GERVAIS, entrant par le fond.

Au diable le bijoutier !...

VINCENT.

Qu’est-ce que tu as ?...

GERVAIS.

Il ne veut pas me faire crédit...

MANICOU, bas à Vincent.

Il paraît qu’il n’y a pas que la gargotière ?...

VINCENT, bas.

Je vous le disais, monsieur, tout le petit commerce.

MANICOU, bas.

C’est M. Gervais ?...

GERVAIS.

Qu’est-ce qui parle là-bas ?...

VINCENT.

Ça, c’est...

À Manicou.

Au fait, comment vous appelez vous ?...

MANICOU.

Manicou.

VINCENT, à Gervais.

C’est Manicou...

GERVAIS.

Qu’est-ce que c’est que ça, Manicou ?...

VINCENT.

C’est mon ami...

À Manicou. Bas.

Allez-vous-en, Manicou... Je le connais... il est de mauvaise humeur... et, dans ces moments-là... Revenez dans une heure... il sera plus calme.

MANICOU, bas.

Et bien, je reviendrai dans une heure avec mes meubles.

Il remonte.

VINCENT, de même.

Et moi, j’aurai déménagé...

Haut.

Allez, allez.

MANICOU, saluant.

Messieurs... messieurs !...

Il sort par le fond.

 

 

Scène III

 

VINCENT, GERVAIS

 

GERVAIS.

Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?...

À Vincent qui rit.

Vois, tu as déjà bu ce matin !

VINCENT.

Moi ?

GERVAIS.

Ah ! c’est que, quand tu es comme ça, tu te lies avec le premier venu... Qu’est-ce que c’est que ça, Manicou ? Parleras-tu ?...

VINCENT.

Que voilà bien les menuisiers !... toujours injustes !...

GERVAIS.

Tu dis ?...

VINCENT.

Aimés par les danseuses, mais injustes !

GERVAIS.

Ah ! tu répondras !...

VINCENT.

Tais-toi, Lauzun de la montagne Sainte-Geneviève et prépare-loi à admirer... D’où venais-tu tout à l’heure ?...

GERVAIS.

De chez le petit bijoutier de la place Saint-Michel.

VINCENT.

Un homme aimable... qui a refusé de te livrer à crédit les boucles d’oreilles que tu voulais donner à Madeleine, à l’occasion de sa fête...

GERVAIS.

Eh bien ?...

VINCENT.

Eh bien, retournes-y chez ton bijoutier... Richelieu de l’établi !...

GERVAIS.

Pour qu’il refuse encore ?...

VINCENT.

Il ne refusera plus... marquis de la Rabotière, voici de l’or !

Il montre les écus.

GERVAIS.

De l’or ?...

VINCENT.

Vingt-cinq écus ! faisant sonner l’argent.

 

 

Scène IV

 

VINCENT, GERVAIS, LA DUTHÉ

 

LA DUTHÉ, entrant par la gauche.

Vingt-cinq écus ?

VINCENT.

Oui, Madeleine, vingt-cinq écus !

LA DUTHÉ.

Je croirai quand j’aurai vu.

Elle s’assied près de la table.

VINCENT.

Que voilà bien les danseuses !... dès qu’il s’agit d’argent, elles demandent à voir. Tenez, Madeleine, regardez et comptez...

Il lui donne l’argent.

LA DUTHÉ.

C’est, ma foi, vrai !

En les faisant sauter.

Vingt-cinq écus !...

GERVAIS.

J’en retiens un, mon petit Vincent.

VINCENT.

Bon ! des bassesses, maintenant !

Petite querelle muette entre eux deux.

LA DUTHÉ.

Air nouveau de M. Victor Chéri.

Vingt-cinq écus !
Dans les jours de joie et d’ivresse,
Ô main avide de richesse,
Main qui faisais danser sans cesse
L’or de Crésus...
Ô ma main, qui t’aurait naguère
Prédit qu’un jour, quelle misère !
Tu ferais sauter, toute fière,
Vingt-cinq écus !

Elle rend l’argent à Vincent.

GERVAIS.

Et d’où te vient-il, cet argent ?...

VINCENT.

De Manicou, de ce bon Manicou, que tu as si mal reçu tout à l’heure.

Il donne un écu à Gervais.

LA DUTHÉ, qui s’est levée.

Mais à quel propos ?...

VINCENT.

Ce matin, après ton départ, remarquant que notre position : financière était déplorable, attendu que l’homme qui avait trois livres se trouvait justement avoir un écu de plus que nous... J’ai eu une idée... j’ai écrit : Chambre à louer sur un écriteau... et j’ai accroché l’écriteau à la porte...

LA DUTHÉ.

Votre chambre ?...

GERVAIS.

Et il s’est trouvé quelqu’un pour louer ce taudis-là ?...

VINCENT.

Il s’est trouvé Manicou !... Je la lui ai louée cent écus par an ! Voici le premier trimestre...

Il montre l’argent.

LA DUTHÉ.

C’est une fortune !...

GERVAIS.

Bonne idée ! Mais toi, où logeras-tu ?...

VINCENT.

Moi... n’importe où... ici, dans un coin... Je vais m’arranger un petit intérieur... Pourvu que j’aie de la place pour mes meubles...

Il passe à gauche.

LA DUTHÉ et GERVAIS.

Vos } meubles ?...
Tes }

VINCENT.

Oui... mes meubles... Vous allez m’aider à les enlever... Manicou va apporter les siens...

Il va vers la chambre de droite.

MANICOU.

Déménageons... ça m’amusera peut-être...

VINCENT.

Attention, au moins !... mes meubles sont fragiles... n’allez pas les casser.

GERVAIS.

Et, d’abord, où te mets-tu ?...

VINCENT, montrant la gauche.

Là !... il y a un rayon de soleil de temps en temps.

À la Duthé.

Ôtez votre table, je vais apporter la mienne...

Il entre dans le cabinet de droite.

LA DUTHÉ, qui porte la table au fond, aidée de Gervais.

Votre table ?... Qu’est-ce que vous appelez votre table ?...

Vincent rentre, roulant un tonneau.

VINCENT.

Ça, parbleu !...

Il roule le tonneau et le dresse à gauche.

LA DUTHÉ, à Gervais.

Pourquoi ne lui fais-tu pas une vraie table ?...

VINCENT.

Lui ?... Il me ferait une table avec quatre pieds, et je serais toujours dessous... Avec celle-là, ça ne m’arrive jamais... Voilà la table !... allez me chercher mes chaises !...

LA DUTHÉ.

Vos chaises ?... Qu’est-ce que vous appelez vos chaises ?...

VINCENT.

Les choses sur lesquelles je m’assieds.

GERVAIS et LA DUTHÉ.

Ah ! très bien !...

Ils entrent tous deux dans le cabinet de droite.

VINCENT.

Mon lit... je le laisse à Manicou... Je vais m’en offrir un neuf...

Il prend le sac de copeaux et l’étend à terre, contre le mur de gauche. Gervais et la Duthé rentrent avec deus petites barriques qu’ils placent de chaque côté du tonneau.

LA DUTHÉ.

Voilà les chaises !...

GERVAIS.

Qu’est-ce que tu fais là ?...

VINCENT.

Mon lit !...

Gervais entre de nouveau dans le cabinet.

LA DUTHÉ, à Vincent.

Voulez-vous que je vous aide ?...

VINCENT.

Non, madame...

LA DUTHÉ.

Je vous en prie...

VINCENT.

N’y touchez pas !... c’est celui de la vertu !...

LA DUTHÉ.

Ah ! monsieur Vincent !...

GERVAIS, rentrant avec deux chandelles dans deux bouteilles.

Voici les candélabres...

Il les pose sur le tonneau.

VINCENT.

Ah ! cela se meuble !... Il ne manque plus que mes livres.

LA DUTHÉ.

Vos livres ?... Qu’est-ce que vous appelez vos livres ?...

VINCENT.

Vous allez voir. Disposez là ce banc... il me servira de bibliothèque...

Il entre dans le cabinet ; Gervais et la Duthé placent le banc faisant face au public, derrière le tonneau.

LA DUTHÉ.

Qu’est-ce qu’il va apporter ?...

GERVAIS.

Eh bien, voyons tes livres !...

VINCENT, rentrant, chargé de quatre bouteilles, deux dans les mains, deux sous les bras.

Les livres, les voilà !... premier voyage !... J’ai pris les éditions rares... allez chercher les autres... dépêchons nous !...

GERVAIS et LA DUTHÉ.

Voilà ! voilà !...

La chaîne s’établit de la chambre de Vincent au banc ; Gervais est sur la porte, la Duthé au milieu de la scène, Vincent reçoit les bouteilles et les range sur le banc.

VINCENT, tenant toujours ses bouteilles.

Livres à lire !... la vraie philosophie est là !... oubli des femmes... admiration de soi-même... mépris des autres... art de voir tourner les maisons... multiplication des lumières...

Il les pose sur le banc.

GERVAIS.

Tu les veux tous ?...

VINCENT.

Oui, tous !...

LA DUTHÉ.

Tenez, prenez !... Il n’y a rien dans celle-là...

VINCENT.

Livre lu !...

LA DUTHÉ.

En voilà une dans laquelle il y a encore quelque chose.

VINCENT.

Livre commencé !... Il reste encore un chapitre, je le lirai pour m’endormir... Est-ce tout ?...

GERVAIS.

Oui !...

Il se rapproche.

VINCENT.

Ça se meuble... ça se meuble !...

À Gervais.

C’est gentil, hein ?

GERVAIS, allant à lui, une bouteille à la main.

Oui ! mais, dis donc, je conçois que tu gardes les bouteilles pleines... je me doute bien de ce que tu veux en faire... mais celles-là, les vides... pourquoi les gardes-tu ?...

VINCENT, lui prenant la bouteille.

Pourquoi je les garde ?... Ah ! mon ami !... Tiens, celle-là... j’étais bien triste un jour... je pensais à... elle m’a fait oublier !... ses camarades aussi !... Toutes... toutes... chacune a eu son heure !... Elles m’ont consolé... soutenu...

Gervais passe à gauche.

LA DUTHÉ, riant.

Oh ! soutenu ?...

VINCENT.

Moralement !...

GERVAIS.

À la bonne heure !...

VINCENT, toujours sa bouteille à la main.

Les bouteilles, voyez-vous... c’est comme les femmes... on boit... on aime... on se grise des deux façons... Ce jour-là, on se mettrait à genoux devant... Le lendemain, la bouteille est vide... on n’aime plus la femme... faut pas casser pour ça... faut se souvenir.

Il va mettre la bouteille sur le banc.

LA DUTHÉ, à elle-même.

C’est bête ce qu’il dit là... mais il a du cœur...

À Gervais.

Quand tu ne m’aimeras plus, tu casseras la bouteille, toi...

GERVAIS, allant à elle.

Je n’aurai pas à la casser, puisque je t’aimerai toujours...

LA DUTHÉ.

Ah ! tu m’aimeras toujours ?...

GERVAIS.

Tu en doutes ?...

LA DUTHÉ.

Tu crois ça ?... Je ne l’accuse pas... tu es peut-être sincère maintenant... Mais le temps, les réflexions... il viendra un jour où tu ne m’aimeras plus...

GERVAIS.

Jamais, Madeleine... jamais !...

LA DUTHÉ.

Ah ! jamais !... Tu travaillais autrefois, et tu ne travailles plus... Tu gagnais de l’argent !... six livres !... c’était quelque chose... tu ne gagnes plus un sou aujourd’hui.

GERVAIS.

Qu’est-ce qu’il te prend ?...

LA DUTHÉ.

Ah ! je sais bien ce que je dis...

GERVAIS.

Tiens ! tu es folle !...

Il l’embrasse plusieurs fois. La Duthé se laisse faire sans bouger.

Tu verras bien que je t’aime toujours. Permets-moi seulement de sortir un quart d’heure !...

LA DUTHÉ.

Où vas-tu ?...

GERVAIS.

Laisse-moi ne pas te le dire.

LA DUTHÉ.

Comme tu voudras.

GERVAIS.

À bientôt, Madeleine, à bientôt !...

Il l’embrasse de nouveau.

LA DUTHÉ, pendant qu’il l’embrassé.

Oui, oui, à bientôt, à bientôt !

Gervais sort par le fond.

 

 

Scène V

 

VINCENT, LA DUTHÉ

 

VINCENT, allant à la Duthé, qui est toute pensive.

Madeleine !...

LA DUTHÉ.

Quoi ?

VINCENT.

Pourquoi ne le quittez-vous pas de suite ?...

LA DUTHÉ.

Vous dites ?...

VINCENT.

Je dis qu’il vaudrait mieux en finir, puisque vous ne l’aimez plus...

LA DUTHÉ.

Moi... je ne l’aime plus ?...

VINCENT.

Oh ! que vous les connaissez bien, les symptômes de l’amour qui s’en va !... Je vous écoutais tout à l’heure... le temps... les réflexions... les six livres qu’on gagnait et qu’on ne gagne plus... C’était très juste, très juste !... Seulement, ce n’est pas pour Gervais, que c’était vrai...

LA DUTHÉ.

Pour qui donc ?...

VINCENT.

Pour vous !...

LA DUTHÉ.

Pour moi ?... Vous êtes très savant !

VINCENT.

Oh ! oui, je suis savant !...

À part.

Rosalinde !... Rosalinde !...

LA DUTHÉ, s’asseyant près de l’établi.

Si je ne l’aimais plus, pourquoi resterais-je ici ?

VINCENT.

Par entêtement... Il n’y a pas plus d’amour dans ce qui vous fait rester, qu’il n’y en a eu dans ce qui vous a fait venir...

LA DUTHÉ.

Non, monsieur Vincent... Je suis venue, parce que j’aimais Gervais... Je reste, parce que je l’aime encore.

VINCENT.

Allons donc !... Vous vous étiez toujours assise dans des fauteuils dorés... À la longue, ça vous a ennuyée... Vous vous êtes dit : « Je suis trop bien ici... Si j’étais mal, je serais peut-être mieux !... » Vous êtes venue vous asseoir sur la chaise où vous êtes maintenant...

LA DUTHÉ, se levant et passant à gauche.

Ah ! vous m’impatientez !...

VINCENT.

Elle vous a tentée, parce qu’elle était de paille, et qu’il en manquait même de la paille... elle vous a tentée, parce qu’elle était cassée... Aujourd’hui, vous vous apercevez que vous êtes plus mal assise, mais que vous ne vous amusez pas plus...

LA DUTHÉ.

Je ne vous comprends pas...

VINCENT.

Autre chose, alors ! Un jour, vous sortiez, vous étiez de mauvaise humeur... Vous n’aviez pas touché à votre dîner... Votre cuisinier vous avait servi des ortolans... des ortolans merveilleux... Seulement, c’étaient toujours les mêmes depuis deux ans... Vous passez devant la loge de votre suisse... vous êtes arrêtée par un parfum étrange et nouveau pour vous... vous entrez... C’était un grand plat de choux et de lard... Vous vous asseyez et vous dévorez la moitié du plat... Ça ne prouve pas que vous aimiez les choux... ça prouve que vous aviez assez des ortolans...

LA DUTHÉ.

Ah ! c’est trop fort ! Avoir fait pour un homme... pour un menuisier... ce que pas une danseuse n’a fait avant moi... et trouver un vieux sceptique qui vient vous parler de choux... de lard... de chaise de paille !... Non, c’est affreux !... Ce Gervais, je ne vis que pour lui, je ne m’occupe que de lui !... Ainsi, tenez, depuis que vous avez de l’argent, je n’ai qu’une pensée...

VINCENT.

Me le prendre ?...

LA DUTHÉ.

Oui... pour lui acheter quelque chose, à cet homme que je n’aime pas... quelque chose dont il a envie...

VINCENT.

Quoi donc ?

Entre Manicou par le fond.

 

 

Scène VI

 

VINCENT, LA DUTHÉ, MANICOU

 

MANICOU.

Eh bien, mon logement est-il prêt ?

VINCENT.

Oui, mon cher Manicou... car c’est Manicou, Madeleine, c’est Manicou !

LA DUTHÉ, saluant.

Monsieur...

À part.

Voilà une figure que je connais...

VINCENT.

Et vos meubles, mon cher locataire ?

MANICOU.

Ils me suivent... Si vous me permettez... je vais aller regarder... prendre mes mesures...

VINCENT.

Comment donc ! Mais, faites !...

MANICOU.

À bientôt !...

VINCENT.

À bientôt !...

Manicou entre dans la chambre de droite.

LA DUTHÉ, le regardant sortir, à part.

J’ai vu cette tête-là à l’Opéra... Il marche les pieds en dehors... C’est bien ça !...

 

 

Scène VII

 

VINCENT, LA DUTHÉ

 

VINCENT, à la Duthé, lui offrant de l’argent.

Tenez, Madeleine, vous voulez de l’argent ?... Voici !

LA DUTHÉ, distraite.

Ah ! oui... de l’argent !

VINCENT.

Mais, prenez donc !...

LA DUTHÉ.

Vincent, mon petit Vincent, vous devriez bien aller chercher ça vous-même... Vous savez... Gervais n’aime pas que je sorte seule...

VINCENT.

Oh ! je veux bien ! Mais, qu’est-ce qu’il faut lui acheter ?

LA DUTHÉ.

Ce que vous voudrez ; mon Dieu ! n’importe quoi !...

VINCENT.

Bien ! bien ! j’y vais !... Mais, tout à l’heure, vous saviez...

LA DUTHÉ, regardant toujours la porte par laquelle est sorti Manicou.

Eh bien... je ne sais plus maintenant !... Achetez ce que vous voudrez... Mais, allez, allez donc !...

VINCENT.

J’y vais ! j’y vais !...

À part.

En voilà une qui va remanger des ortolans !... Ça ne prouvera pas qu’elle les aime... ça prouvera qu’elle a assez de la chaise de paille !...

Il sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

LA DUTHÉ, puis MANICOU

 

La Duthé s’assure que Vincent est parti, et s’en va rapidement heurter à la porte de Manicou.

LA DUTHÉ.

Voisin !... voisin !...

Elle regagne le milieu du théâtre.

MANICOU, sortant de sa chambre.

Voisine ?...

LA DUTHÉ.

Venez donc un peu ici, qu’on vous regarde !...

MANICOU, s’approchant un peu.

Regardez, voisine...

LA DUTHÉ.

Plus près !...

MANICOU, venant tout près d’elle.

Aussi près que vous voudrez, voisine...

LA DUTHÉ, reculant.

Oh ! pas tant !... C’est vous, n’est-ce pas ?

MANICOU.

C’est moi, assurément... Mais, qui... moi ?...

LA DUTHÉ.

Le Faune ?...

MANICOU.

Quoi, le Faune !...

LA DUTHÉ.

Eh oui ! le Faune, dans le ballet de Danaë... Vous aviez un maillot abricot...

MANICOU.

Comment, un maillot abricot !...

LA DUTHÉ.

Et une peau de bête ?

MANICOU.

Comment, une peau de bête !

LA DUTHÉ.

Mais oui, à l’Opéra... Vous dansiez... Voyons !

MANICOU.

Moi... danseur à l’Opéra ? Jamais ! Je suis commis chez M. Guillaume, marchand drapier.

LA DUTHÉ.

Vraiment !

MANICOU.

J’avoue que, si vous n’étiez pas une jolie femme... vous me dites là des choses... Je ne suis pas un artiste... j’ai des meubles !... Ils vont même arriver.

Il remonte la scène et va à la porte du fond regarder dans la rue.

Oui !... les gens sont là... Vous permettez ?...

LA DUTHÉ.

Faites, monsieur, faites. Je vous laisse !...

Elle se dispose à rentrer chez elle.

Mais vous lui ressemblez terriblement !...

MANICOU.

Au danseur ?...

LA DUTHÉ.

Oui, au danseur !

MANICOU.

Tant pis pour lui ! car alors il n’est pas joli...

LA DUTHÉ, à part.

Cet homme-là se moque de moi... il ment !... L’interroger... il ne me dira rien... il vaut mieux attendre et regarder.

Haut.

Adieu, voisin !...

MANICOU.

Adieu, voisine !...

La Duthé sort par la gauche.

 

 

Scène IX

 

MANICOU, LES MUSICIENS, puis CLORIDON

 

Manicou va voir est entrée chez elle ; puis il ne à la porte du fond, et fait un sigue dans la rue. Six hommes entrent, un à un, portant des paquets bizarres.

Air nouveau de M. Victor Chéri.

MANICOU.

Vous voici ?

LES MUSICIENS.

Nous voilà !

MANICOU, indiquant la droite.

Entrez vite et passez par là !

LES MUSICIENS.

Entrons vite et passons par là !

MANICOU.

Messieurs, préparez tout,
Et, surtout,
Agissez avec prudence !
Placez tout comme il faut,
Et, bientôt,
Cela va prendre apparence !
Glissez,
(bis) ne marchez pas ; (bis)
Parlez bas ! (bis.)

LES MUSICIENS.

Glissons, ne marchons pas ;
Parlons bas !

Pendant la fin de ce morceau, il fait suivre aux musiciens le long du mur et les introduit dans la chambre qu’il a louée.

Un, deux, trois, quatre, cinq, six...

Il va pour fermer la porte du fond et voit entrer Cloridon.

Sept !... Qu’est-ce que c’est-ce que ça ?... J’en ai un de trop !

CLORIDON.

Chut !...

MANICOU.

Monsieur Cloridon, le receveur général !

CLORIDON.

Le petit Manicou !

MANICOU.

Oui !

CLORIDON.

Que viens-tu faire ici ?

MANICOU.

Probablement la même chose que vous...

CLORIDON.

Chercher la Duthé ?

MANICOU.

Justement !

CLORIDON.

Et c’est toi qu’on a chargé !...

MANICOU.

Oui, parce que je suis prodigieusement intelligent...

CLORIDON.

Et... l’as-tu vue, la Duthé ?...

MANICOU.

Elle sort d’ici !

CLORIDON.

Où est-elle ?...

MANICOU, montrant la gauche.

Là !...

CLORIDON.

Que t’a-t-elle dit ?

MANICOU.

Rien !... Elle ne m’a pas reconnu... Obscur coryphée, je n’ai commencé à m’habiller en Faune à l’Opéra que huit jours avant le moment où elle a cessé de se déshabiller en bacchante... Aussi, ne pouvait-elle avoir de moi un souvenir bien net...

CLORIDON.

Mon ami, il y a, au bas de la montagne Sainte-Geneviève, un cabaret, près duquel mon carrosse est arrêté... Va t’y attabler.

Lui jetant sa bourse.

Voici pour boire à ma santé... Dans un quart d’heure, je remonterai dans mon carrosse... Si je suis avec la Duthé, tu n’auras plus rien à faire ici...

MANICOU.

Rien de plus juste.

CLORIDON.

Si je suis seul, eh bien, permis à toi de te servir de ta prodigieuse intelligence... Mais je pense que je ne serai pas seul.

MANICOU.

Nous verrons, monsieur Cloridon, nous verrons... Je vous laisse...

CLORIDON, montrant la gauche.

Elle est-là, dis-tu ?... Un joli moyen pour la faire venir... je vais raboter et cogner... Elle croira que c’est son Gervais, et elle viendra...

Cloridon va à l’établi, dépose dessus son chapeau et sa canne, et se prépare à cogner.

MANICOU.

Excellente idée ! Puisque les menuisiers se mêlent de faire le métier des financiers, il faut bien que les financiers fassent le métier des menuisiers... Tapez... et tapez ferme !...

CLORIDON.

Oui, mais va-t’en !...

MANICOU, faisant sauter la bourse.

Je vais boire à votre santé... Bonne journée que je fais là !... Votre bourse... et puis ce qu’on me donnera à l’Opéra, quand je ramènerai la Duthé...

CLORIDON.

Mais c’est moi qui vais l’emmener...

MANICOU.

On ne sait pas... on ne sait pas !...

Il sort par le fond.

 

 

Scène X

 

CLORIDON, puis LA DUTHÉ

 

CLORIDON, prenant le maillet.

Je le trouve superbe avec son... « On ne sait pas... »

Il cogne.

Aïe !... je me suis écrasé le doigt !

Il se remet à cogner. Entre la Duthé par la gauche.

LA DUTHÉ.

Comment ! on travaille ici ?... Qu’est-ce que c’est que ça ?

Reconnaissant Cloridon, et riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !...

CLORIDON, s’approchant après avoir pris le rabot.

Duthé, belle Duthé !...

LA DUTHÉ, riant toujours.

Ah ! non ! là-bas... là-bas... Retournez raboter. Ah ! ah ! ah !...

CLORIDON.

Toujours charmante !...

LA DUTHÉ, riant toujours.

Là ! je vous en prie, encore un peu !...

CLORIDON, retournant à l’établi.

Je veux bien... Elle est adorable !...

Il se remet à raboter.

LA DUTHÉ, allant à l’établi.

Il ne sait même pas !

Prenant le rabot.

Donnez-moi ça... je vais vous apprendre... Et d’abord... quand on rabote, il faut chanter... Il y a un air pour ça ; vous ne le savez pas ?... moi, je le sais...

Cloridon passe à gauche. La Duthé rabote en chantant.

Air nouveau de M. Victor Chéri.

Premier couplet.

Lorsque, dans son atelier,
Travaille un bon menuisier,
Il chante...
(bis.)
Et sa voix retentissante
S’unit au bruit du marteau ;
Et sa voix retentissante
S’unit au bruit du ciseau.
Ce qu’il chante d’ordinaire,
C’est le refrain populaire...

Prenant le maillet et frappant.

Frappe, frappe, mon marteau,
Frappe, frappe, mon ciseau !

Elle vient près de Cloridon.

Deuxième couplet.

À l’Opéra, je dansais...
Et maintenant, chez Gervais,
Je chante...
(bis.)
Point de musique savante !...
Messieurs Gluck et Piccini
Ne viennent pas jusqu’ici.
(bis.)
Et ma chanson ordinaire
C’est le refrain populaire...

Retournant à l’établi et frappant.

Frappe, frappe, mon marteau,
Frappe, frappe mon ciseau !

Elle rabote.

CLIORIDON.

C’est un ange !

LA DUTHÉ, rabotant toujours.

Certainement... Mais vous n’êtes pas venu ici pour prendre une leçon de rabotage ! Qu’est-ce que vous voulez ?...

CLORIDON.

Vous ne le devinez pas ?

LA DUTHÉ, quittant l’établi.

Oh ! je m’en doute, au moins ! Enfin, ça ne fait rien... parlez... Mais, d’abord, donnez-vous la peine de vous asseoir.

CLORIDON, regardant autour de lui.

S’asseoir ?...

LA DUTHÉ, lui donnant une chaise.

Oh ! il a une chaise à peu près bonne, elle est pour vous.

Elle s’assied sur la chaise près de l’établi et balance une de se jambes, que Cloridon se met à regarder avec attention.

Maintenant, je vous écoute.

CLORIDON, qui s’est assis.

Duthé, belle Duthé... je... je... je... viens...

LA DUTHÉ.

Eh bien ?...

CLORIDON.

Oh ! je vous demande pardon... mais ne remuez pas comme ça, je vous en prie, parce que, voyez-vous...

LA DUTHÉ.

Oh ! Cloridon, un financier ! Je ne vous aurais pas cru si jeune que ça... pauvre Cloridon !... Allons ! je vais vous le dire ce que vous ne pouvez pas dire !... Vous êtes venu ici avec une belle phrase que voici : « Duthé, belle Duthé, revenez à nous !... On ne soupe plus sans vous !... »

CLORIDON.

C’est vrai.

LA DUTHÉ.

« On ne danse plus sans vous... »

CLORIDON.

C’est vrai.

LA DUTHÉ.

« On n’aime plus sans vous !... »

CLORIDON, se levant.

Eh bien, oui, je veux vous arracher d’ici, je veux vous ramener...

LA DUTHÉ.

À la vertu ?

CLORIDON.

À l’Opéra.

LA DUTHÉ, se levant.

Ah ! voilà le grand mot !... Eh bien, non ! je n’y retournerai pas, à l’Opéra... Je suis bien chez Gervais... je suis bien chez mon menuisier, et... j’y reste !

CLORIDON.

Allons, cela n’est pas sérieux... cela était bon pour une semaine... c’était même drôle... c’a été à la mode... chacune a voulu avoir son menuisier... Cléophile n’a pas gardé le sien huit jours... il est vrai que ce n’était pas un menuisier... elle s’était trompée... c’était un ébéniste.

LA DUTHÉ, riant.

Pauvre Cléophile !...

CLORIDON.

Ne dites pas : « Pauvre Cléophile !... » Depuis qu’il n’y a plus de Duthé, c’est Cléophile qui est la Duthé...

LA DUTHÉ.

Par exemple !...

CLORIDON.

Elle a un hôtel, trois carrosses, vingt laquais...

LA DUTHÉ.

En vérité ?... tant que cela ?

CLORIDON.

Oui... Eh bien, Duthé ?

LA DUTHÉ.

Allons donc !... voilà le financier qui reparaît ! Si je veux vous suivre, j’aurai deux hôtels, six carrosses, quarante laquais... et les plus beaux diamants du monde !... ils sont là, dans votre poche !... Allons, montrez-les... vos diamants... Je suis mauvaise, vous aviez un effet... je vous l’ai volé.

CLORIDON, tirant un écrin de sa poche.

Eh bien, oui... et les voici.

LA DUTHÉ, prenant l’écrin, et l’ouvrant.

Pas mal ! pas mal... C’est de chez Bœhmer, n’est-ce pas ?

Lui rendant l’écrin.

Eh bien, reprenez-les vos diamants !... portez-les à la Cléophile, si vous le voulez, je n’en ai pas besoin, moi !... Croyez-vous qu’on la regarderait beaucoup, la Cléophile, et ses trois carrosses, et ses vingt laquais, si je m’en allais à pied aux Champs-Élysées, en petit bonnet, en jupon court, avec cette petite jambe-là ?...

CLORIDON.

À mon bras ?

LA DUTHÉ.

Non... au bras de Gervais.

CLORIDON.

Mais il existe donc, ce Gervais ?... et vous l’aimez ?

LA DUTHÉ.

À la folie !

CLORIDON.

Mais, pourquoi l’aimez-vous ?

LA DUTHÉ.

Pourquoi ne vous aimé-je pas ?

CLORIDON.

C’est bien ce que je me demande !... Il est impossible, cependant, que vous restiez ici !... il doit bien у avoir un moyen...

LA DUTHÉ.

Un moyen de me décider à partir ?... Oui... il y en a un.

CLORIDON.

Lequel, mon Dieu ! lequel ?

LA DUTHÉ.

Bien simple, et qui ne vous coûtera rien.

CLORIDON

Ah !

LA DUTHÉ.

Cela vous inquiète ?

CLORIDON.

Enfin, qu’est-ce que c’est ?

LA DUTHÉ.

Mettez-vous à genoux... là !

CLORIDON.

Comment !... à genoux ?

LA DUTHÉ.

Oui, à genoux.

CLORIDON.

Sur le carreau ?...

LA DUTHÉ.

Oui, sur le carreau, à mes pieds !

CLORIDON, se mettant à genoux.

M’y voici.

LA DUTHÉ.

Maintenant, dites-moi : « Je t’aime ! »

CLORIDON.

Je t’aime !

LA DUTHÉ.

Oh ! que c’est mal dit !... Enfin, la première fois... Recommencez !

CLORIDON.

Oui, attendez... je cherche une intonation.

LA DUTHÉ.

Ah ! il ne faudrait pas chercher...

CLORIDON.

Voilà !... j’y suis !... Je t’aime !... je t’aime !!... je t’aime !!!

LA DUTHÉ.

Assez ! assez !... Ah ! vous n’y arriverez jamais !

Entre Gervais par le fond.

 

 

Scène XI

 

CLORIDON, LA DUTHÉ, GERVAIS

 

GERVAIS.

Un homme !... Ah ! pardieu ! nous allons...

Il veut s’élancer ; la Duthé le retient en riant ; Cloridon, effaré, est resté à genoux.

LA DUTHÉ.

Tu es jaloux ?...

Un moment de silence ; tous trois se regardent.

GERVAIS.

Oui, je suis jaloux !

LA DUTHÉ.

Pourquoi ?...

GERVAIS, tombant à genoux.

Parce que... je l’aime !... oh ! oui, je t’aime !...

LA DUTHÉ, à Cloridon.

Voilà ce qu’il fallait savoir dire !

Les deux hommes sont toujours à genoux.

Ah ! à propos, Gervais,

Montrant Cloridon.

M. Cloridon, receveur général...

À Cloridon.

M. Cloridon, Gervais, menuisier.

Cloridon et Gervais se lèvent.

GERVAIS.

Je serais assez curieux de savoir ce que monsieur est venu faire ?...

LA DUTHÉ.

Une grande maladresse !...

CLORIDON.

Hein ?...

LA DUTHÉ.

Oui, une grande maladresse ! Voilà ce que c’est que d’avoir dit si mal : « Je t’aime ! » dans la maison d’un homme qui le dit si bien.

CLORIDON.

Allons, je pars sans vous... car on ne peut lutter contre M. Gervais...

GERVAIS.

Si vous voulez dire que personne ne peut l’aimer autant que moi... vous avez raison.

CLORIDON.

En vérité ?...

GERVAIS.

Vous, par exemple... combien y a-t-il eu de femmes pour vous ?

CLORIDON, avec fatuité.

Oh ! oh !

GERVAIS, passant près de Cloridon.

Peut-être pas tant que ça... mais, enfin, il y en a eu beaucoup. Pour moi, il n’y en a jamais eu qu’une, Madeleine.

LA DUTHÉ.

Madeleine... c’est moi...

GERVAIS.

Depuis le premier jour où j’ai eu cette tête-là devant les yeux, elle y est toujours restée... Il y a quatre ans de cela... j’étais soldat, ma compagnie traversait un village, et dans un jardin, par-dessus la haie, une jeune fille nous regardait passer... Une voix aigre cria : « Madeleine ! »

LA DUTHÉ.

Madeleine... c’était moi...

GERVAIS.

La jeune fille disparut, mais j’avais eu le temps de la voir... Il y a six mois, j’étais à Paris, je n’étais plus soldat, j’étais menuisier... je m’en vais à l’Opéra, tout en haut... pour mes douze sous... Je vois d’abord sauter derrière les quinquets une quarantaine de petites femmes... le diable m’emporte si j’aurais pu distinguer une seule figure... et puis, voilà qu’après il en entre une toute seule... Ah ! je l’ai bien reconnue tout de suite, celle-là !... Je me lève, et je me mets à crier : « Madeleine ! Madeleine !... »

LA DUTHÉ.

Madeleine... c’était toujours moi.

GERVAIS.

Elle s’arrête, elle lève la tête... je crie encore une fois : « Madeleine ! » Toute la salle crie : « À la porte ! » et deux suisses me saisissent par les bras, n’enlèvent et me jettent dans un corps de garde... « C’est Madeleine, disais je... je suis bien sûr que c’est Madeleine !... – Taisez-vous donc, me dit le sergent, il n’y a pas de Madeleine à l’Opéra !... » Le lendemain, je rentre chez moi ; un domestique tout galonné d’or n’y attendait... « C’est vous, me dit-il, qui avez fait du tapage à l’Opéra... prenez vos outils, et suivez-moi, » Je ne comprenais pas trop... En fin, je pris mes outils, et je le suivis... J’arrive... un bel hôtel, ma foi !... j’entre dans un salon magnifique... il y avait là deux personnes... D’abord, je n’en vis qu’une, et je m’écriai...

CLORIDON.

Madeleine !... je m’y attendais !...

GERVAIS.

Et je tombai à genoux...

CLORIDON.

Très joli !... plein de fraîcheur !... mais... l’autre personne... qu’est-ce qu’elle faisait ?...

LA DUTHÉ.

L’autre personne... c’était Fontaine, l’intendant de Bretagne. Il ricanait... comme vous maintenant... mais, comme vous, il ricanait du bout des lèvres... j’eus pitié de cet embarras... je pris son chapeau, et je lui dis : « Voici votre chapeau ! »

Gervais passe à gauche ; elle prend chapeau de Cloridon et le lui donne.

CLORIDON.

Ah ! ah !...

LA DUTHÉ.

Je pris sa canne, et je lui dis : « Voici votre canne ! »

Elle prend sa canne et la lui donne.

Il salua... comme vous saluez maintenant...

CLORIDON.

Et il partit ?...

LA DUTHÉ.

Oui.

CLORIDON.

Comme je pars ?...

LA DUTHÉ.

Justement !... Adieu !...

CLORIDON.

Vous voulez dire au revoir ?

LA DUTHÉ, passant à gauche.

Non... adieu !...

CLORIDON.

Ne dites donc jamais adieu à un receveur général...

Posant, sans être vu, l’écrin sur l’établi.

Au revoir !...

À Gervais.

Monsieur, votre serviteur !

GERVAIS.

Monsieur...

CLORIDON, à part.

Ce petit Manicou avait raison... Allons le retrouver.

Cloridon sort par le fond. Gervais le suit jusqu’à la porte.

 

 

Scène XII

 

LA DUTHÉ, GERVAIS

 

LA DUTHÉ, qui s’est assise à gauche.

Mais viens donc ici que je t’embrasse, toi !...

Elle l’embrasse.

GERVAIS, s’agenouillant près d’elle.

C’est donc bien vrai que tu m’aimes ?...

LA DUTHÉ.

Oui, va... Le malheureux !... il est en nage !

GERVAIS.

Ah ! c’est que j’ai bien couru, va !...

LA DUTHÉ.

Et pourquoi ?...

GERVAIS.

Pour toi, parbleu !...

LA DUTHÉ.

Pour moi ?...

GERVAIS.

Je voulais le faire un cadeau.

LA DUTHÉ.

À cause ?...

GERVAIS.

À cause de ta fête !... C’est aujourd’hui !...

Il se relève.

LA DUTHÉ.

Tu y as pensé ?... C’est gentil !

À part, se levant.

Que de madrigaux je recevais ce jour-là... et que de diamants !...

GERVAIS.

Je suis allé chez un bijoutier.

Il tire une petite boîte de sa poche.

LA DUTHÉ, à part.

Lui aussi !...

Haut.

Un bijoutier ?

GERVAIS.

Oh !... un tout petit !...

LA DUTHÉ.

Tu te seras ruiné ?...

GERVAIS.

Ah ! dame... ça ma coûté trois livres...

LA DUTHÉ.

Oh ! oh !...

GERVAIS.

Mais je crois que c’est joli... Viens voir ça.

LA DUTHÉ.

Voyons !

Gervais s’approche de l’établi, et aperçoit l’écrin de Cloridon.

GERVAIS.

Ah ! mon Dieu ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

LA DUTHÉ.

Les diamants de Cloridon... Je lui avais dit de les reprendre.

GERVAIS.

Il les a oubliés ?...

LA DUTHÉ, à part.

Un grand seigneur les aurait oubliés... mais un financier !... S’il les a laissés, c’est qu’il a une idée...

GERVAIS.

Il faut les lui reporter...

LA DUTHÉ.

Oui, plus tard... Montre-moi d’abord ce que tu m’as acheté avec tes trois livres.

GERVAIS.

Dame !... c’est que je n’ose plus, moi...

LA DUTHÉ.

Pourquoi ?...

GERVAIS.

À côté de...

Il désigne les diamants.

LA DUTHÉ.

Montre toujours... Qu’est-ce que c’est ?

GERVAIS, montrant la petite boîte.

Des boucles d’oreilles...

LA DUTHÉ.

Des boucles d’oreilles de trois livres ?...

GERVAIS.

Tu vois bien...

LA DUTHÉ.

Tu es bête, va ! Des diamants comme ceux-là, on m’en a tant donné !... Mais je te promets bien qu’on ne m’a jamais donné de boucles d’oreilles de trois livres... Montre vite !...

GERVAIS, ouvrant la boîte.

Les voici !

LA DUTHÉ, prenant les boucles d’oreilles.

Ah !

GERVAIS.

Qu’est-ce que tu en dis ?...

LA DUTHÉ.

Eh ! mais c’est charmant, charmant... positivement !...

GERVAIS.

Vrai ?... tu trouves ?...

LA DUTHÉ.

Sans doute... Il faut que je t’embrasse pour la peine...

GERVAIS.

Ça... Je veux bien...

Ils s’embrassent. Manicou est entré par le fond ; il s’arrête, en les voyant.

 

 

Scène XIII

 

LA DUTHÉ, GERVAIS, MANICOU

 

MANICOU.

Ah ! ah !...

GERVAIS, se retournant.

Qu’est-ce que c’est ?...

MANICOU.

C’est moi, monsieur... Manicou, le petit Manicou...

GERVAIS.

Qu’est-ce que vous faites-là ?...

MANICOU.

Je rentre chez moi, monsieur Gervais... par mon petit chemin.

LA DUTHÉ.

Eh ! oui ! tu sais bien que monsieur a loué... Il a le droit de passer...

GERVAIS.

Et il peut bien passer, sans faire : « Ah ! ah ! »

MANICOU.

C’était un ah ! ah ! de satisfaction... vous vous aimez... Rien ne m’amuse comme de regarder les gens qui s’aiment !...

GERVAIS.

Vraiment, monsieur ?... Mais croyez-vous que cela amuse beaucoup les gens qui s’aiment... d’être regardés ?...

MANICOU.

Monsieur, je ne le crois pas, et je vous salue. Au revoir, voisine...

LA DUTHÉ.

Au revoir, voisin !

À part.

Décidément, je connais cette figure-là !...

Manicou est rentré chez lui.

 

 

Scène XIV

 

LA DUTHÉ, GERVAIS

 

GERVAIS.

Ah çà, il se moque de nous, cet animal ?... Je ne sais pas quelle idée ce Vincent a eue de prendre un locataire...

LA DUTHÉ.

Ah ! il ne faut pas s’en plaindre... Sans son argent, comment aurais-tu fait pour acheter.

GERVAIS.

Ah ! ça, c’est vrai...

LA DUTHÉ, regardant les boucles d’oreilles qu’elle tient toujours.

Et ça aurait été dommage... parce que c’est très gentil... Gentil ?... non... parce que c’est vilain... Mais... c’est drôle... cela ne ressemble pas aux autres boucles d’oreilles...

GERVAIS.

Ah ! c’est vilain maintenant ?...

LA DUTHÉ.

Ah ! vilain... non... Je conçois bien que, pour trois livres on ne peut pas avoir... Cependant, trois livres, c’est déjà une petite somme... Est-ce qu’on ne t’a pas volé ?... Tu n’as pas marchandé ?...

GERVAIS.

Non.

LA DUTHÉ.

Tu as eu tort !... Vois-tu... ça ne doit guère valoir plus de trente sous !... C’est gentil, parce que tu me le donnes... mais là, sérieusement... entre nous... tu dois bien voir que c’est très laid...

GERVAIS.

Très laid ?...

LA DUTHÉ.

Dame !... il faut être juste...

GERVAIS.

Ah ! c’est parce que les autres diamants sont là...

LA DUTHÉ.

Non... c’est tout bonnement... parce que c’est atroce...

GERVAIS.

Atroce, maintenant !...

LA DUTHÉ.

Oui... atroce !...

GERVAIS, reprenant les boucles d’oreilles.

Ah ! Madeleine !

Il les jette à l’autre bout de l’atelier. La Duthé va s’asseoir à gauche d’un air boudeur.

 

 

Scène XV

 

LA DUTHÉ, GERVAIS, VINCENT

 

VINCENT, entrant par le fond.

Que voilà bien les danseuses et les menuisiers, toujours exagérés !... Autrefois, des embrassades, que c’en était fabuleux !... maintenant, des querelles !... Et pourquoi ça ?...

GERVAIS.

Parbleu ! c’est mon cadeau... j’ai eu là une jolie idée !

VINCENT.

Tu n’as pas réussi ?... C’est que tu n’as pas choisi aussi bien que moi !... Moi aussi, j’apporte un cadeau... oui, un cadeau pour toi !

GERVAIS.

Pour moi ?

VINCENT, montrant la Duthé.

Oh ! de sa part, pas de la mienne.

GERVAIS, allant à la Duthé.

Quoi ! tu as eu la même idée que moi ?

LA DUTHÉ.

Eh bien, oui... ça t’étonne ?

GERVAIS.

Non, ça ne m’étonne pas !... je sais bien que tu m’aimes, au fond ! Allons, plus de fâcheries.

À Vincent.

Et toi, montre ce que tu as choisi !

La Duthé se lève.

VINCENT, exhibant de dessous son habit une vieille bouteille.

Oui, une bouteille... et quelle bouteille ?... Elle me plaît cette bouteille !... elle me ressemble : vénérable au dehors... exquise au dedans !

GERVAIS.

Mais tu sais bien que je ne bois pas !

Il remonte.

VINCENT.

Oui, mais je sais que tu boiras ! Moi aussi, il y a eu un temps où je ne buvais pas !...

LA DUTHÉ, à Vincent.

Tenez, vous êtes un mauvais homme ! Je vois bien ce que vous voulez dire avec votre bouteille !

Elle remonte pers de Gervais. Vincent passe à gauche.

GERVAIS.

Un mauvais homme ? Non !... Un habile homme, qui s’est fait un cadeau à lui-même !...

VINCENT.

Jamais !... C’est Madeleine qui te la donne, cette bouteille, et je ne la déboucherai que pour toi...

Il va poser la bouteille sur le buffet.

GERVAIS.

Je ne lui donne pas dix minutes pour changer d’avis... Mettons le couvert et soupons !

VINCENT.

Ça, ça me va !

Pendant les répliques suivantes, ou met le couvert sur la table que la Duthé apporte.

GERVAIS, mettant sur la table un plat contenant un pâté et une assiette de poires.

Tiens ! voilà qui est particulier...

LA DUTHÉ.

Quoi donc ?...

GERVAIS, à la Duthé.

Nous avons justement le même souper qu’il y a six mois, le soir de ton arrivée.

LA DUTHÉ.

Il me semble pourtant qu’il était meilleur que celui-ci, ce premier souper dont tu parles.

GERVAIS.

Absolument la même chose : du pain, des poires... et du pâté à l’aune.

VINCENT.

Ah ! oui... je me rappelle... j’en avais acheté quinze pouces, juste comme aujourd’hui.

Ils se mettent à table.

GERVAIS, à la Duthé.

En veux-tu ?

LA DUTHÉ.

Non... je ne l’aime pas, votre pâté !

GERVAIS.

Mais, ce soir-là, tu l’adorais !

LA DUTHÉ.

Je ne l’aime plus, alors.

VINCENT.

C’est son droit, pardieu !... On a aimé le pâté à l’aune, on ne l’aime plus... c’est la vie, ça !... tu ne veux pas comprendre...

GERVAIS.

Ah !...

LA DUTHÉ.

Il fait froid ici.

GERVAIS.

Comment, froid ?... nous sommes au printemps !... Tu as passé l’hiver sans feu, et tu ne te plaignais pas !

VINCENT.

C’est encore son droit... On n’a pas froid en hiver, on a froid au printemps... le temps qu’il fait dehors n’a rien à voir là-dedans !

Il se frappe la poitrine.

LA DUTHÉ.

Vous dites ?...

VINCENT.

Je ne dis rien... je mange ; faites comme moi, Duthé !...

LA DUTHÉ.

Je n’ai plus faim.

On commence à jouer un menuet dans la chambre louée à Manicou. La musique continue dans la coulisse pendant toute cette scène.

GERVAIS.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

VINCENT.

Mais, c’est de la musique !

GERVAIS.

Oui, ça me paraît être de la musique.

VINCENT.

Est-ce que j’aurais loué à un ménétrier ?

LA DUTHÉ.

Ne parlez donc pas !... Écoutez...

VINCENT.

Moi, écouter de la musique ?

LA DUTHÉ, se levant, et écoutant.

Taisez-vous donc !

GERVAIS.

Oui... tais-toi !

LA DUTHÉ.

C’est le Menuet de Danaë... c’est le pas que je dansais à l’Opéra !

GERVAIS, se levant.

Ah ! c’est le Menuet de Danaë ?

LA DUTHÉ.

Oui, oui, mon dernier, mon plus grand succès.

GERVAIS, à Vincent.

Une jolie idée que tu as eue de louer ta chambre !... Qu’est-ce que c’est que ce Manicou ?

Il se rassied.

VINCENT, se levant.

Attends ! attends... je n’aime pas la musique, moi !

GERVAIS, le faisant rasseoir.

Ne bouge pas... C’est son droit, puisqu’il a loué... et puis, tu vois bien qu’elle écoute... elle !

LA DUTHÉ.

Le grand mal, d’ailleurs... de souper en musique !

GERVAIS.

Oui... soupons ! Mais ça m’étonnera diablement si tu manges beaucoup à ce souper-là ?...

LA DUTHÉ, se rasseyant.

Si ! j’ai faim, maintenant... Donne-moi une poire...

GERVAIS, lui en mettant une sur son assiette.

Tiens !

La Duthé ne prend pas la poire.

Eh bien ?

LA DUTHÉ.

Non, tu avais raison... je ne pourrais pas... cet air... ce qu’il me rappelle...

VINCENT.

Moi aussi, je me souviens !... Oh ! la Rosalinde ! la Rosalinde !

GERVAIS, à part.

Oh ! c’est fini !... c’est bien fini !...

LA DUTHÉ, se levant.

Oh ! l’Opéra !... En entendant cette musique, il me semble que j’y suis encore !

Regardant la salle.

Oui, j’y suis !... Voici la salle toute pleine de monde !... du monde dans les loges, du monde au parterre, du monde partout !... Ah ! tous ces yeux sur moi :... ils sont là tous !... c’est pour moi qu’ils sont venus !... Villarceaux !... Vaugiron !... Bellegarde !... Ah !... que c’est beau, une salle pleine de grands seigneurs !...

VINCENT.

Mais, qu’est-ce qu’elle dit ? qu’est-ce qu’elle dit ?...

GERVAIS, à Vincent.

Tais-toi ! tais-toi donc !...

LA DUTHÉ.

Ils savent que je vais danser... c’est mon pas qu’ils attendent !... le Menuet de Danaë !... Oui... je me rappelle... cette ritournelle... c’était mon entrée... J’étais seule en scène... et je dansais... je dansais !...

Elle fait quelques pas de menuet.

VINCENT, à Gervais, pendant qu’elle danse.

Veux-tu boire ?

GERVAIS.

Non !...

Se levant, et allant près de la Duthé, qui s’arrête.

Tu te trompes, Madeleine... tu n’es pas à l’Opéra... tu es chez Gervais, le menuisier !...

VINCENT, se levant.

Attends !... la Duthé a dansé... je vais faire danser l’orchestre !...

Allant frapper à la porte de droite.

Hé ! l’ami !...

 

 

Scène XVI

 

LA DUTHÉ, GERVAIS, VINCENT, MANICOU

 

MANICOU, paraissant sur le seuil de la porte.

Plaît-il, voisin ?...

VINCENT.

Je sais ce que vous êtes venu faire ici.

MANICOU.

De la musique.

VINCENT.

Vous voulez enlever la Duthé.

LA DUTHÉ.

Est-ce vrai ?

MANICOU.

Eh bien, oui... je viens vous chercher... Je viens de l’Opéra... un engagement superbe...

VINCENT, allant au fond, et prenant un manche à bal.

Attends, attends !...

MANICOU.

Et un début dans un ouvrage nouveau... et votre nom sur l’affiche en lettres grandes...

VINCENT, se jetant sur Manicou.

Comme mon bâton !

MANICOU, disparaissant.

Monsieur Vincent, je suis chez moi...

VINCENT, le suivant dans la chambre.

Tiens, bon jeune homme !...

La musique s’interrompt au milieu d’un brouhaha de notes criardes, de pupitres renversés, etc.

 

 

Scène XVII

 

GERVAIS, LA DUTHÉ

 

GERVAIS.

Tu as entendu ce que cet homme a dit ?...

LA DUTHÉ.

Il l’a dit assez haut, je présume.

GERVAIS.

Et qu’est-ce que tu veux faire ?

LA DUTHÉ.

Je ne sais pas...

GERVAIS.

Je le sais, moi.

LA DUTHÉ.

Ah !...

GERVAIS.

Tu veux retourner à l’Opéra...

LA DUTHÉ.

Quand cela serait ?...

GERVAIS, menaçant et levant presque la main sur elle.

Madeleine !...

 

 

Scène XVIII

 

GERVAIS, LA DUTHÉ, VINCENT

 

VINCENT, rentrant et se mettant entre eux.

Bois donc, ça vaut mieux... J’ai jeté le Manicou par la fenêtre !

GERVAIS.

Qu’est-ce que tu as donc fait de la bouteille, Vincent ?

VINCENT.

Tu la veux ?... Je vais te l’apporter...

GERVAIS.

Non, pas toi...

À la Duthé.

Toi, Madeleine !...

LA DUTHÉ.

Moi ?...

GERVAIS.

Oui, toi !... C’est toi qui me l’as donnée, c’est toi qui me la fais boire !... Va la chercher !... va la chercher !

Il s’assied près de la table.

VINCENT, prenant la bouteille sur le buffet.

Dame, c’est votre cadeau, Madeleine !

Il débouche la bouteille et la donne à la Duthé.

GERVAIS, tendant son verre.

Verse !... Mais verse donc !

La Duthé lui verse à boire.

Merci !...

Vincent va s’asseoir à droite de Gervais.

LA DUTHÉ.

Gervais !...

Elle a rendu la bouteille à Gervais, qui l’a posée sur la table.

GERVAIS, avec violence, se levant, à la Duthé.

Tu veux t’en aller ?... Va-t’en !...

Il jette sa chaise.

LA DUTHÉ.

Gervais ! ne bois plus !

GERVAIS.

Que tu t’en ailles... c’est tout simple !... mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi tu es venue.

Il se rassied près de Vincent.

VINCENT.

Pourquoi est-elle venue ?... Ah ! Rosalinde !... Rosalinde !...

GERVAIS.

Tu dis ?...

VINCENT.

Être toujours prise, ça ennuie... Un jour, on veut prendre !...

Passant près de la Duthé.

Écoutez bien ça, vous... vous partirez après, si vous voulez !... Vous avez entendu parler de la Rosalinde ?... Vous dansez... elle chantait !... Moi, je jouais de la flûte à l’orchestre !... Un soir, je traversais le théâtre... il y avait dix personnes autour d’elle, dix personnes qui avaient l’air de bien l’ennuyer... faut être juste... Elle vint à moi, me regarda et se mit à rire... Moi, je devins blanc... « Ce serait drôle, » dit-elle entre ses dents... Deux heures après, elle était chez moi !...

LA DUTHÉ.

Chez vous ?

VINCENT.

Oh ! elle n’y est pas restée six mois !... Le lendemain, quand je la saluai, elle ne me reconnut pas... Vingt-quatre heures après, j’étais mis à la porte du théâtre. Je vis qu’elle ne m’avait pas oublié tout à fait. Depuis, sans Gervais, je ne sais pas ce que je serais devenu ! Elle s’était distraite, elle !... Moi, j’étais mort !...

Allant s’asseoir à la droite de Gervais.

Buvons ensemble, Gervais !

Il boit.

LA DUTHÉ, à Gervais, qui ne paraît plus entendre.

Gervais, Gervais !

VINCENT.

Ah ! il ne vous entend plus ! Sa première bouteille !... Qu’est-ce que vous voulez... il n’en a pas l’habitude, il s’y fera...

On entend dans la rue le menuet qui va toujours en se rapprochant.

Ah ! mon Dieu ! mais c’est la musique qui revient ! Ah ! les misérables !... je vas les chasser !...

Il veut se lever, mais il est complètement gris et il retombe. Manicou et Cloridon entrent alors par le fond.

 

 

Scène XIX

 

GERVAIS, LA DUTHÉ, VINCENT, MANICOU, CLORIDON

 

MANICOU, tremblant.

Oh ! oh ! passez le premier, monsieur Cloridon... je sais trop ce que je dois !...

Montrant un papier.

Monsieur Vincent, voici un petit papier du commissaire, qui m’autorise à faire chez moi toute espèce de musique.

VINCENT, avec dignité, et se levant en chancelant.

Monsieur Manicou, il y a des heures dans la vie où je m’en moque pas mal des petits papiers du commissaire... et une de ces heures-là vient de sonner pour moi !...

Il retombe assis.

CLORIDON, à la Duthé.

Je vous avais bien dit que je reviendrais !

LA DUTHÉ, prenant l’écrin sur l’établi.

Vous avez bien fait de revenir, quand ce ne serait que pour reprendre vos diamants...

CLORIDON.

Vous refusez ?

LA DUTHÉ, lui donnant l’écrin.

Oui, les voici, portez-les à Cléophile...

MANICOU, tirant un papier de sa poche.

Et moi, et cet engagement dont je vous ai parlé, et l’Opéra qui vous attend... et le public, et les succès ?...

LA DUTHÉ, prenant l’engagement et allant à Gervais.

Tu m’accuseras, Gervais, mais tu auras tort, car je t’ai bien aimé...

Cloridon se met à rire. Se retournant vers lui.

Ne riez pas, vous !... Sur tous les gens qui se sont cru aimés par moi, je n’ai pas laissé tomber la moitié de l’amour que j’ai laissé tomber sur cette tête-là... Je t’ai aimé plus qu’eux tous, Gervais... mais j’aime l’Opéra plus que toi.

MANICOU, à Cloridon.

Que ceci vous apprenne, monsieur, que, quand on veut prendre une danseuse, c’est par les jambes qu’il faut la prendre...

Passant près de la Duthé.

Venez !...

LA DUTHÉ, reculant lentement.

Oui, oui, me voici...

Arrivée jusqu’au fond de la scène, elle revient brusquement, prend la tête de Gervais et l’embrasse avec une espèce de fureur.

Allons, adieu, Gervais, adieu !...

GERVAIS, se levant à demi.

Madeleine !...

VINCENT.

Hein ?... quoi ?...

LA DUTHÉ, vivement.

Tu m’as entendue ?

Gervais retombe sans lui répondre.

Non ?... Adieu !...

Elle sort par le fond avec Manicou et Cloridon. La musique, qui a duré au dehors depuis la rentrée de Manicou, s’éloigne peu à peu. Dès que la Duthé est sortie, Gervais se lève lentement et court violemment à la porte du fond.

GERVAIS, avec désespoir.

Partie !... partie !...

VINCENT.

Mais, tu n’es donc pas gris ?... Viens reboire, alors !... Quand il est arrivé à un homme ce qui nous est arrivé à tous les deux, quand il y a eu dans la vie d’un homme une Duthé ou une Rosalinde... il ne reste que ça...

Il se rassied et se verse à boire.

GERVAIS, allant à son établi, prenant son rabot et commençant à travailler.

Tu te trompes, Vincent... il y a encore ça qui vaut miens...

L’orchestre reprend le refrain chanté par la Duthé dans la scène X.

Frappe, frappe, mon marteau,
Frappe, frappe mon ciseau !

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