Le Mariage fait par lettre de change (Philippe POISSON)

Comédie en un acte avec un divertissement et en vers.

Représentée pour la première fois le 13 juillet 1735.

 

Personnages

 

CLÉON, riche Négociant

PHILINTE, Ami de Cléon

OLIMPE, Tante de Philinte

HORTENSE, Prétendue de Cléon

UNE INCONNUE

FRONTIN, Valet de Cléon

HABITANTS DE L’ÎLE

 

La Scène est au Canada.

 

 

Scène première

 

FRONTIN, seul

 

Depuis quinze ans mon Maître a fait fortune ici ;

Et moi, j’y suis Valet depuis quinze ans aussi.

Hors les biens, le mérite, et je crois, la naissance,

Il n’est, entre nous deux, aucune différence.

Je suis tout comme lui. Je m’abuse ; et je vois

Que cette différence est tout, en bonne foi.

Sortons de cette erreur. Voilà notre folie.

Venu souvent de rien, voilà comme on s’oublie.

Parce qu’avec Cléon je suis assez lié,

Que je vis avec lui comme un associé,

Qu’en ce lieu, mon aisance est semblable à la sienne,

Que mon bien est le sien, que sa caisse est la mienne,

Et que l’argent nous vient comme un flux et reflux,

Je change de nature, et ne me connais plus !

Soyons plus raisonnable. Ah ! qu’on en voit paraître,

Qui changeraient leur ton, s’ils voulaient se connaître.

 

 

Scène II

 

PHILINTHE, FRONTIN

 

PHILINTHE.

Que, fais-tu là, Frontin ?

FRONTIN.

Moi, je m’entretenais

Sur la faiblesse humaine, et je moralisais.

C’est de cette façon que mon esprit s’aiguise.

Lorsque je me vois seul, d’abord je moralise.

Depuis que je me fais à l’air du Canada...

PHILINTHE.

Dis-moi, mon cher Frontin, Cléon serait-il là ?

FRONTIN.

Oui, Monsieur.

PHILINTHE.

Que fait-il ?

FRONTIN.

Ce n’est plus au commerce

Qu’il s’applique, Monsieur ; un autre soin l’exerce.

Il calcule à présent tout ce qu’un tendre amour

Rapporte de soupirs et de larmes par jour.

L’amour vient le troubler au fond de l’Amérique ;

Qui l’eût dit ? et si près de la mer pacifique ?

Il a, dans ses discours et dans ses actions,

Depuis un certain temps mille distractions :

Il parle toujours seul, et même hier à table,

Quel objet ! (disait-il) quel esprit agréable ?

« Ah, que j’en suis charmé ! » Comme il me regardait,

Je croyais que c’était de moi dont il parlait.

PHILINTHE.

Bon ! Pour toi peux-tu prendre un semblable langage ?

FRONTIN.

Voilà comme souvent se trompe le plus sage.

Mais ne savez-vous point quelle est la belle Iris,

Dont il est devenu si vivement épris ?

PHILINTHE.

Il est donc amoureux ? L’aventure est plaisante ?

FRONTIN.

Je ne la trouve pas pour lui divertissante ;

Et ce nouvel amour va le mettre en des lacs,

Qui pourront lui causer de tristes embarras.

Car vous savez, Monsieur, que, par correspondance,

Il lui doit arriver une Épouse de France ;

Que par sa Lettre écrite à son Correspondant,

Il promet satisfaire à son engagement ;

Qu’avec la cargaison, cette belle envoyée

Voudra que sur-le-champ la Lettre soit payée,

Il n’en faut point douter. Moi, j’admire Cléon.

Fit-on jamais hymen d’une telle façon ?

Il traite d’une femme avec pleine franchise,

Comme un Négociant traite de marchandise.

Par ma foi, j’ai trouvé si comique le fait,

Que j’ai voulu tirer de sa Lettre un extrait.

Je crois l’avoir sur moi. Vous allez voir le style,

Et la précaution d’un Commerçant habile.

Il lit.

Numéro... et cætera.

« Plus, attendu que j’ai besoin d’une femme, et que je n’en trouve point ici qui soient d’assez bonne fabrique, ne manquerez de m’envoyer, par le premier vaisseau, une fille de la qualité et figure qui suit... De dot, je n’en demande point. »

Il a raison : les biens qu’il possède aujourd’hui,

Sont plus que suffisants, et pour elle et pour lui.

Il lit.

« Du reste, d’honnête famille ; entre vingt et vingt-cinq ans ; de visage agréable ; d’humeur douce ; de mœurs sans reproche ; d’un bon usé ; et de constitution assez forte, pour résister au changement de climat, et supporter l’état de mariage ; et qu’il ne soit besoin d’un second envoi, si le premier venait à manquer ; à quoi il faut obvier autant qu’il se pourra, vu l’éloignement et les risques du transport. »

La première, Monsieur, fit un triste voyage :

Nous nous entretiendrons après de son naufrage.

Il lit.

« Arrivant ici, conditionnée comme ci-dessus, et rapportant la présente Lettre endossée de votre part, ou du moins copie d’icelle, marquée au numéro sept, bien et dûment légalisée, à ce qu’il n’y ait erreur ou surprise, je m’oblige et m’engage à acquitter ladite Lettre, en épousant dans les six mois la personne qui en sera chargée. En foi de quoi, j’ai signé la présente... » et cætera.

Voilà son mariage arrêté plaisamment :

Il se fait sur la foi de son Correspondant.

PHILINTHE.

La Lettre qu’il écrit ne doit point te surprendre :

Car, à l’Égard du style, il est bon de t’apprendre,

Que Cléon sur ce ton n’écrit uniquement

Que pour se faire entendre à son Correspondant.

Chez les gens de trafic ce style est en usage.

Ils ne comprennent rien à tout autre langage ;

C’est leur genre d’écrire ; il tient du vrai Fermier :

Et Cléon, j’en suis sûr, en a ri le premier.

FRONTIN.

Je m’étonnais aussi de ce style féroce ;

Car Cléon noblement sait faire son négoce.

Pour moi, je suis surpris, attendu le danger,

Qu’une fille pour lui risque de voyager,

Après le triste sort qu’on sait qu’eut la première.

PHILINTHE.

Qu’il faisait donc venir de la même manière ?

FRONTIN.

Vraiment, pour l’épouser elle venait exprès,

Avec pareille Lettre : et, quelques mois après,

On nous apprit ici qu’elle avait fait naufrage ;

Que le vaisseau périt avec tout l’équipage :

C’est depuis plus d’un an qu’arriva ce malheur.

Mon Maître, quelque temps, en eut de la douleur.

Mais comme elle est partie, enfin, pour l’autre monde,

Il veut s’en consoler avec une seconde.

Il va donc arriver une femme pour lui ;

Et le voilà, d’une autre amoureux aujourd’hui !

À sa Lettre-de-Change il faut qu’il satisfasse.

Et c’est là, j’en suis sûr, le point qui l’embarrasse.

PHILINTHE.

Cléon ne sera pas longtemps embarrassé,

Et peut voir, dès ce jour, son feu récompensé.

FRONTIN.

Dès ce jour ? Et comment ? Ma surprise est extrême.

PHILINTHE.

En recevant la main de la beauté qu’il aime.

FRONTIN.

Et que fera-t-il donc de celle qui viendra ?

Voilà mon embarras.

PHILINTHE.

Mais... il l’épousera.

FRONTIN.

Monsieur, vous voulez rire. Est-ce une loi commune

D’avoir, en ce pays, deux femmes, au lieu d’une ?

PHILINTHE.

Devine, si tu peux, Je vais trouver Cléon.

 

 

Scène III

 

FRONTIN, seul

 

Que je devine, moi ? Je n’eus jamais ce don.

Deux épouses !... je vois tout le nœud de la Pièce.

L’une sera sa femme, et l’autre sa maîtresse.

Oui, sans doute, voilà le mystère éclairci.

C’est la mode de France ; elle vient jusqu’ici.

 

 

Scène IV

 

CLÉON, PHILINTHE, FRONTIN

 

PHILINTHE.

Je ne vais pas plus loin, puisqu’ici je te trouve,

CLÉON.

J’allais aussi te voir. Ami, ce que j’éprouve

Ne se peut exprimer. Que je suis malheureux !

Tu me vois...

À Frontin.

Laisse-nous.

 

 

Scène V

 

CLÉON, PHILINTHE

 

CLÉON.

Tu me vois amoureux.

PHILINTHE.

Tout de bon ? Et de qui ?

CLÉON.

De ta belle Parente,

Ah ! que ton sort est doux, et celui de ta Tante !

vous possédez tous deux cette jeune beauté,

Dont les grâces, l’esprit... Ah ! j’en suis enchanté.

PHILINTHE.

Je m’étais aperçu, puisqu’il faut te le dire,

Que ses yeux, sur ton cœur avaient pris quelque empire.

À son premier abord tu parus te troubler ;

Et je me gardai bien de vouloir t’en parler,

Sachant que tu devais bientôt faire alliance

Avec celle qui vient exprès pour toi de France ;

Et j’aurais souhaité du meilleur de mon cœur,

Qu’Hortense, au lieu de celle...

CLÉON.

Et voilà ma douleur.

Tu m’as plus de cent fois instruit de ta famille,

Sans jamais me parler de cette aimable fille.

Ah ! puisque tu savais que jusqu’en ces climats

Elle viendrait...

PHILINTHE.

Ma foi ! je ne l’attendais pas.

CLÉON.

Je me suis engagé, sans croire que mon âme

Pût jamais être ici susceptible de flamme ;

Je me suis engagé... (Quelle folle action !)

Sans amour, sans conseil, et sans réflexion,

Je voulais prendre femme ; et, dans cette contrée,

Je crus, voyant d’ailleurs ma fortune assurée,

Qu’un doux hymen manquait à ma félicité ;

Et je me mariais pour la société.

Qui pensait qu’en ces lieux, un objet tout aimable

Viendrait mettre en mon cœur le trouble qui m’accable ?

Aurais-je pu prévoir qu’en ces lointains climats,

Tout-à-coup il viendrait ?... Allons, n’y pensons pas.

PHILINTHE.

Allons, mon cher Cléon, il faut bien, en grand homme,

Prendre ici ton parti.

CLÉON.

Mais ce parti m’assomme,

Quand je songe à présent, qu’il faut, par d’autres nœuds,

Que je sois captivé... Quel parti rigoureux !

Ah ! si j’osais ici, Philinte, avec franchise,

T’ouvrir à fond mon cœur ; l’amitié l’autorise.

PHILINTHE.

Que dis-tu ? ce serait entre nous la trahir,

Si ton cœur tout entier hésitait de s’ouvrir.

Parle donc.

CLÉON.

Ce discours me rassure, et d’avance,

Fait naître dans mon cœur une douce espérance.

Tu peux me rendre heureux.

PHILINTHE.

Et de quelle façon ?

CLÉON.

Ne te lasses-tu point de demeurer garçon ?

PHILINTHE.

Pourquoi cela ? Depuis que je suis dans cette île,

Mon cœur, je l’avouerai, jouit d’un sort tranquille.

CLÉON.

L’hymen te fait-il peur ?

PHILINTHE.

Il pourrait m’étonner.

À part.

(Où cette question va-t-elle nous mener ?)

Non, qu’autrefois je n’eusse en lui trouvé des charmes

Avec celle pour qui j’ai versé tant de larmes ;

Et, puisque j’en rappelle ici le souvenir,

De ce sujet, Cléon, je vais t’entretenir,

Et t’en veux, en deux mots, faire un récit fidèle.

Je devins, à Paris, amoureux d’une belle,

Toute pleine d’esprit, de grâces et d’appas :

Mes soins, je l’avouerai, ne lui déplaisaient pas.

Comme elle dépendait de parents durs, bizarres,

(Il s’en trouve par tout ; ceux-là ne sont pas rares,)

Nous ne pouvions nous voir qu’avec précaution.

Enfin, je pris un jour la résolution

D’aller leur demander Camille en mariage.

(C’est le nom qu’elle avait) longtemps on m’envisage,

Sans me répondre rien ; et, dans le même instant,

On va prendre la fille, et la mettre en Couvent.

Ce procédé, pour moi, fut d’autant plus sensible,

Que de revoir Camille, il me fut impossible.

J’employai vainement artifice, détour ;

Je ne pus découvrir le lieu de son séjour ;

Et j’appris, par la suite, en ma douleur profonde,

Qu’elle avait résolu de renoncer au monde.

De ce revers mon feu ne fut point amorti ;

Mais, je m’armai de force, et je pris le parti

De venir en ces lieux vivre auprès d’une Tante,

Qui, de me retrouver, parut assez contente.

Depuis deux ans, je vis tranquillement ici.

Voilà, mon cher Cléon, mon sort en raccourci.

CLÉON.

Le temps sait mettre un terme à toutes nos faiblesses.

Ami, je te connais plein de délicatesses.

Mais pourrais-tu, mon cher, être si scrupuleux,.

Que de ne vouloir point lever l’obstacle affreux

Qui s’oppose à ma Hamme ? Ah ! tu pourrais le faire.

PHILINTHE.

Explique-moi comment je puis te satisfaire.

CLÉON.

Cette fille, qu’enfin j’ai promis d’épouser...

PHILINTHE.

Eh bien ?

CLÉON.

Au lieu de moi, je puis lui proposer...

Pour époux...

PHILINTHE.

Et qui ?

CLÉON.

Toi. C’est là mon espérance.

PHILINTHE.

Je te suis obligé de cette préférence.

C’est-à-dire, qu’il faut, aux dépens de ma foi,

Faire honneur à ta Lettre, et la payer pour toi ?

Je voudrais t’obliger du meilleur de mon âme,

Et te soulagerais volontiers d’une femme ;

Mais je me suis lié par serment, de façon

Que je me vois forcé de demeurer garçon.

J’en suis fâché.

CLÉON.

Voilà mon espérance vaine.

PHILINTHE.

Quoique ton embarras me fasse de la peine,

Je ne puis m’empêcher de le trouver plaisant,

Dans le fond.

CLÉON.

En effet, il est fort amusant !

Ah ! Morbleu, que n’es-tu maintenant à ma place ?

PHILINTHE.

Aussi veux-tu m’y mettre ; et moi, je t’en rends grâce.

CLÉON.

Tu ne rirais pas tant.

PHILINTHE.

Peut-être. Mais dis-moi

Cette fille vient-elle aujourd’hui ?

CLÉON.

Je le crois.

Que pour moi, désormais, je prévois de contrainte !

J’en ai déjà senti de cruelles, Philinte.

Ah ! qu’à se déguiser mon cœur souffre de maux !

Il en éprouve, ami, tous les jours de nouveaux :

Mais celle, qui surtout ici m’impatiente,

Te le dirai-je ? C’est...

PHILINTHE.

Qui serait-ce ?

CLÉON.

Ta Tante.

Je ne la conçois point. Il semble, à tout moment,

Qu’elle prenne plaisir à causer mon tourment.

Elle a des questions qui me feraient connaître

Qu’elle a pu, de mon cœur... Mais je la vois paraître,

Ami, de tout ceci, ne vas rien découvrir.

PHILINTHE.

Ah ! Cléon, que dis-tu ? j’aimerais mieux mourir.

 

 

Scène VI

 

CLÉON, PHILINTHE, OLIMPE

 

CLÉON.

Et comment, sans la Nièce ?...

OLIMPE.

Elle est dans la parure ;

Car elle veut ici recevoir la future.

On assure partout qu’elle arrive aujourd’hui.

Que vous allez avoir, en ce jour, de joie ?

CLÉON.

Oui,

À part.

Ah ! que je vais souffrir !

OLIMPE.

Parlons en conscience.

Ne vous êtes-vous point fait son portrait d’avance ?

Car on se fait toujours des portraits à son gré.

CLÉON.

Moi ? non ; je ne me suis encor rien figuré.

OLIMPE.

Je m’imagine, moi, qu’elle est brune, piquante,

Qu’elle a les yeux brillants et la bouche riante,

Une humeur enjouée, avec l’esprit parfait.

CLÉON.

Ah ciel ! elle me fait d’Hortense le portrait.

OLIMPE.

Une taille à peu près comme celle d’Hortense,

L’aimeriez-vous ainsi ?

CLÉON.

Qu’il faut de patience !

OLIMPE.

Ma Nièce est faite au tour, parlez donc ?

CLÉON.

Oui, vraiment.

OLIMPE.

Vous avez, aujourd’hui, l’air bien indifférent.

À quoi songez-vous donc ? Est-ce à votre négoce ?

On doit être plus gai, la veille d’une noce.

Peut-être voulez-vous seul vous entretenir.

Je retourne empêcher Hortense de venir.

Nous vous détournerions...

CLÉON.

Et non, non, non, Madame ;

Croyez que...

OLIMPE.

Vous voulez songer à votre femme ;

Ce serait vous contraindre, et vous désobliger...

CLÉON.

Et non, Madame, non, je n’y veux point songer...

À part.

Ah ciel ! quel embarras !

OLIMPE.

Parlons donc d’autre chose.

Savez-vous le parti qu’à ma Nièce on propose ?

CLÉON.

Un parti ?

OLIMPE.

Des meilleurs qui soient dans ce pays ;

Un homme de Québec, mais tout des plus polis.

CLÉON, à Philinte.

Tu ne m’en as rien dit ?

PHILINTHE.

Moi ? j’allais te l’apprendre.

OLIMPE.

Combien de temps faut-il, dites-moi, pour se rendre

À Québec ?

CLÉON.

Quoi ! déjà songer à son départ ?

OLIMPE.

Il faut bien qu’elle parte, et plus tôt que plus tard.

Car, entre nous, Cléon, l’affaire est terminée.

CLÉON, à part.

Ciel !

OLIMPE.

Tout est arrêté ; la parole est donnée.

CLÉON.

Elle est donnée ?

OLIMPE.

Eh quoi ! vous paraissez surpris ?

CLÉON.

Je vous dirai comment, et pourquoi je le suis.

Votre Nièce est à peine en ces lieux arrivée,

Qu’il faut qu’elle vous soit tout d’un coup enlevée.

C’est depuis quinze jours qu’elle est ici, je crois ?

OLIMPE.

C’est depuis près d’un mois que ma Nièce est chez moi.

CLÉON.

Suffit-il de ce temps pour jouir d’une Nièce,

Qui plaît infiniment, qu’on aime avec tendresse ?

Ah ! que j’en crains pour vous la séparation !

OLIMPE.

J’en aurai, je l’avoue, un peu d’affliction.

CLÉON.

Il faudrait différer, Madame, ce voyage.

D’ailleurs, le mauvais temps à cela vous engage.

On ne s’embarque point du tout dans ce temps-ci.

Philinte que voilà... peut vous le dire aussi.

PHILINTHE.

Tu te trompes, Cléon, c’est le temps des voyages.

CLÉON.

Non, non, ce ne l’est pas, et l’on voit des naufrages,

Si fréquents à présent...

PHILINTHE.

Allez, le temps est beau.

Hortense peut partir, croyez-moi.

CLÉON, à part.

Le bourreau !

OLIMPE.

Mais elle ne vient point. Je cours au-devant d’elle,

Et vais vous l’amener.

 

 

Scène VII

 

CLÉON, PHILINTHE

 

CLÉON.

Tu montres peu de zèle

Pour un ami, Philinte ; au contraire, il paraît

Que tu ris de mon sort, loin d’y prendre intérêt :

Je sais que le changer, serait chose impossible ;

Mais tu devrais, au moins, y paraître sensible.

PHILINTHE.

Veux-tu que je te dise ici mon sentiment ?

CLÉON.

Parle.

PHILINTHE.

Je ne te trouve à plaindre nullement.

CLÉON.

Je ne suis point à plaindre ! Ah ! ah ! ceci m’étonne.

Est ce que ta raison quelquefois t’abandonne ?

PHILINTHE.

Je vais te dire plus. Je voudrais, par ma foi,

Avoir dans mon amour même destin que toi.

CLÉON.

Sais-tu que ton discours ici m’impatiente,

Mille fois plus encor que tous ceux de ta Tante ?

Quoi ! je perds ce que j’aime, et tu veux aujourd’hui

Envier le destin que mon cœur éprouve ?

PHILINTHE.

Oui.

CLÉON.

Je ne puis concevoir...

 

 

Scène VIII

 

CLÉON, PHILINTE, OLIMPE, HORTENSE

 

OLIMPE.

Voici ma Nièce Hortense,

HORTENSE.

Oui, je viens, à Cléon, faire ma révérence.

CLÉON.

Ah ! quel honneur pour moi ! Mais qu’est-ce que j’apprends ?

Vous ferez un heureux, et bien des mécontents.

Quoi ! nous allons vous perdre ? Ô ciel ! est-il possible ?

HORTENSE.

Cette perte, pour vous, est-elle si sensible ?

CLÉON.

Oui, sans doute ; elle l’est plus que vous ne croyez.

HORTENSE.

Tout de bon ?

CLÉON.

Tout de bon.

HORTENSE.

Ah ! Cléon, vous riez ?

Je regarde cela comme une politesse...

CLÉON.

Politesse, ou tendresse...

HORTENSE.

Oh ! c’est une autre espèce.

Réservez la tendresse à présent, croyez-moi,

Pour celle à qui bientôt vous donnez votre foi.

Il faut la conserver toujours à votre épouse ;

Qu’elle l’ait toute entière. En serais-je jalouse ?

Au contraire, je veux que vous l’aimiez autant

Qu’elle prendra de joie à vous rendre content.

Voir par vous aujourd’hui votre épouse chérie,

Est le plus grand plaisir que j’aurai de ma vie.

CLÉON.

Quelle en est la raison ? Et pourquoi, s’il vous plaît,

Votre cœur, à cela, prend-il tant d’intérêt ?

HORTENSE.

Une union parfaite émeut si fort mon âme,

Que cette seule idée et m’enchante, et m’enflamme.

À celui qui m’attend, et qui m’est destiné,

Aussi je vais offrir un cœur passionné.

Que l’hymen et l’amour vont nous être propices !

Que nous allons goûter de charmes, de délices !

Que mon cœur...

CLÉON.

Vous percez le mien de mille coups.

HORTENSE,

Et comment ? Qu’est-ce donc que cela fait à vous !

CLÉON.

Il est vrai, j’oubliais...

OLIMPE.

Avoue ici, ma Nièce,

Que Cléon aurait bien mérité ta tendresse ;

Et que, si tu n’étais liée en d’autres nœuds,

Vous auriez pu goûter ensemble un sort heureux.

L’aimable caractère !

HORTENSE.

Il mérite qu’on l’aime.

OLIMPE.

Toujours d’égale humeur, d’une douceur extrême.

C’est la douceur qui plaît dans un engagement.

 

 

Scène IX

 

CLÉON, PHILINTHE, OLIMPE, HORTENSE, FRONTIN

 

FRONTIN.

Monsieur, on aperçoit venir un bâtiment

Assez proche d’ici. Ce pourrait être celle

Qui vient exprès pour vous...

CLÉON, lui donnant un soufflet.

Voilà pour ta nouvelle.

FRONTIN.

Admirez la douceur !

HORTENSE.

À propos, j’oubliais

Que je porte sur moi, parmi plusieurs billets,

Une Lettre, Monsieur, que j’ai sur vous à prendre.

CLÉON.

Une Lettre ?

HORTENSE.

Ceci ne doit point vous surprendre.

PHILINTHE, bas à Olimpe.

Écoutons.

HORTENSE.

Assez loin votre renom s’étend ;

Et je sais que pour moi c’est de l’argent comptant.

CLÉON.

Avec bien du plaisir je payerai, Madame.

Voyons, Ciel ! c’est ma Lettre ! Ah ! quel trouble en mon âme !

Ne me trompai-je point ? Voyons l’endossement.

C’est justement le seing de mon Correspondant.

Se pourrait-il ?... Lisons.

Il lit.

Celle qui doit remettre...

(Que mon cœur est troublé !)

Il lit.

Dans vos mains cette Lettre,

Est la personne en question,

Dont je serai la caution :

Vous pouvez l’épouser avec pleine assurance.

Elle est sage, bien née ; et son nom est Hortense...

Que vois-je ? Juste Ciel ! Ah ! Madame, c’est vous !

Il faut que mon transport éclate à vos genoux.

Mais depuis quand ici ? je ne saurais comprendre.

Pourquoi jusqu’à présent...

HORTENSE.

Vous allez tout apprendre.

En arrivant ici, je formai le dessein

De connaître celui qui demandait ma main,

Et de m’en informer secrètement dans l’Île.

J’en trouvai le moyen heureusement facile.

Madame, qu’un hasard avait conduite au port,

Me voyant débarquer, s’en vint à mon abord ;

Et d’un cœur généreux faisant voir tout le zèle,

M’offrit, sans me connaître, un asile chez elle.

J’acceptai de bon cœur ses propositions ;

Je lui fis un aveu de mes intentions ;

Et, secondant ici ma ruse avec adresse,

Elle me fit passer à l’instant pour sa Nièce.

J’ai, sous ce nom, causé quelque temps votre erreur ;

Par lui, j’ai satisfait et mes yeux et mon cœur.

Acceptez donc ma main, puisqu’elle vous est chère ;

Trop heureuse qu’Hortense à Cléon ait su plaire !

CLÉON, à Olimpe.

Il faut que cent baisers... À vous Madame...

À Philinte.

À toi...

PHILINTHE.

Mais tu vas m’étouffer.

CLÉON.

Mon cher Philinte !

FRONTIN.

À moi.

OLIMPE.

Oh çà ! n’ai je pas bien ici joué la Tante ?

CLÉON.

Oui, vous avez été très impatientante.

PHILINTHE.

Et moi, qui du Billet devais être payeur !

CLÉON.

Oh ! je l’acquitterai ; je suis ton serviteur.

OLIMPE.

À notre aise, à présent rions de l’aventure.

Cependant je prétends, avant que rien conclure,

Vous régaler ce soir. Donnez ordre au plus tôt,

Philinte, qu’on ait soin...

PHILINTHE.

Je ferai ce qu’il faut.

 

 

Scène X

 

OLIMPE, HORTENSE, CLÉON, FRONTIN

 

HORTENSE.

Enfin, il est donc vrai, je suis de vous aimée ?

CLÉON.

Ah ! dès que je vous vis, mon âme fut charmée.

Que je me voulus mal alors d’être engagé !...

HORTENSE.

Et moi, j’aimais assez à vous voir affligé ;

Non, qu’en secret déjà vous n’eussiez ma tendresse ;

Mais je la déguisais.

CLÉON.

Cette délicatesse

M’enchante, me ravit ; et jamais, à mon gré...

HORTENSE.

Votre Correspondant a donc bien rencontré !

CLÉON.

Que vous êtes aimable ! et, lorsque j’envisage...

HORTENSE.

Je compte, après l’hymen, l’être encor davantage.

CLÉON.

Allons, sans différer...

FRONTIN.

Quelle est donc celle-ci ?

 

 

Scène XI

 

UNE INCONNUE, OLIMPE, HORTENSE, CLÉON, FRONTIN

 

L’INCONNUE.

Je demande Cléon.

FRONTIN.

Madame, le voici.

L’INCONNUE, présentant une Lettre à Cléon.

Après tous les périls d’un assez long voyage ;

À peine revenue encor de mon naufrage,

Vous voulez bien, Monsieur, qu’avec ce Passeport ?-

CLÉON, prenant la Lettre.

Ô Ciel !

L’INCONNUE.

Je m’aperçois qu’en ce lieu, mon abord

Apporte un peu de trouble ; et ma Lettre, peut-être,

L’augmentera beaucoup, si je sais m’y connaître.

CLÉON.

Madame, sur le bruit qui de vous a couru...

FRONTIN.

Ah ! voilà l’embarras ! Je l’avais bien prévu.

CLÉON, d’un air embarrassé.

Et ne vous voyant point... je n’ai pu satisfaire...

FRONTIN.

Ah ! comment fera-t-il pour se tirer d’affaire ?

HORTENSE.

Comment ? Qu’avez-vous donc ?

CLÉON.

Depuis près de deux ans...

Que cette Lettre... Ah Ciel ! quel cruel contretemps !

HORTENSE.

Ne puis-je savoir rien de ce mystère étrange ?

FRONTIN.

Madame, c’est encore une Lettre-de-Change.

CLÉON.

Elle est écrite, hélas ! depuis près de deux ans ;

Et je n’y songeais plus. Ce fut devers ce temps

Que j’appris qu’un vaisseau, parti de la Rochelle,

En route avait péri ; le bruit de la nouvelle

Fut même confirmé par quelques Matelots

Qui surent se sauver, luttant contre les flots.

Ils crurent que Madame, en ce malheur extrême,

N’avait pu réchapper ; et, je l’ai cru de même.

Cependant la voilà ; vous la voyez ici ;

Elle en est revenue.

FRONTIN.

Avec la Lettre aussi.

CLÉON.

Jugez donc de l’état... Fortune trop ingrate !...

Que vais-je devenir ?

FRONTIN.

Elle est première en date ;

Et voilà le malheur.

OLIMPE.

Ne pourrait-on trouver

À lever cet obstacle ?

CLÉON.

Eh ! comment le lever ?

Quel en est le moyen ? Cette Lettre cruelle

Lui donne droit d’avoir...

HORTENSE.

Mais j’ai mon droit comme elle.

CLÉON.

Que je suis malheureux ! Aurait-on pu prévoir,

Que si près d’être unis... Je suis au désespoir.

L’INCONNUE.

Rassurez-vous, Monsieur, je vois quelle est la peine

Que vous cause en ce jour le sujet qui m’amène ;

Je vois qu’une autre engage aujourd’hui votre foi ;

Et, quoique par ce titre elle soit due à moi,

Je ne demande ici, Monsieur, que votre estime :

Triste jouet du sort, de mes parents victime,

Ce fut contre mon gré qu’ils me firent partir,

Et je ne viens à vous que pour leur obéir.

Mais, après avoir fait jusqu’ici, pour leur plaire,

(Je le puis avouer) plus que je n’ai dû faire,

Qu’ils me laissent du moins maîtresse de mes jours,

Puisqu’au Ciel il a plu d’en conserver le cours ;

Et dans quelque retraite à mon sort convenable...

HORTENSE.

Ah ciel ! qu’elle me touche !

FRONTIN.

Elle est très raisonnable.

CLÉON.

Vous méritez, Madame, un destin plus heureux ;

Disposez de mes biens, au gré de tous vos vœux ;

Du moins, partageons-les, si cela peut vous plaire :

N’étant point votre époux, je serai votre père.

OLIMPE.

Que mon cœur compatit...

L’INCONNUE.

Ah ! Madame, le mien,

Depuis un certain temps, n’est plus sensible à rien.

FRONTIN.

Oh ! oh ! cette fille a dans le cœur quelque chose.

 

 

Scène XII

 

CLÉON, PHILINTHE, OLIMPE, HORTENSE, L’INCONNUE, FRONTIN

 

PHILINTHE.

Eh bien ! on vous attend ; et pendant qu’on dispose

Tout...

CLÉON.

Ah ! mon cher ami, pourrais-tu concevoir

Quel obstacle a pensé renverser mon espoir ?

PHILINTHE.

Qu’est-il donc arrivé ?

CLÉON.

Celle qui fit naufrage...

L’INCONNUE, regardant Philinte.

Que vois-je ?

CLÉON.

Est réchappée.

PHILINTHE.

Et comment ?

FRONTIN.

À la nage.

PHILINTHE.

Mais... ô ciel ! Qu’aperçois-je ? en croirai-je mes yeux ?

L’INCONNUE.

Philinte !...

PHILINTHE.

Quoi ! Camille... Ah ! Camille en ces lieux ?

OLIMPE.

Quoi ? mon Neveu, c’est celle...

CAMILLE.

En quel trouble est mon âme ?

CLÉON.

Comment ? C’est...

PHILINTHE.

Oui, Cléon ; oui, c’est-elle... Madame,

Par quel sort, et comment jusques en ce pays ?...

CAMILLE.

J’ai peine à respirer dans le trouble où je suis.

Le sort qui du naufrage a préservé Camille,

Est le même aujourd’hui qui l’amène en cette île ;

Il vous offre à mes yeux ; et contre mon espoir...

Je ne puis achever.

OLIMPE.

Laissez-la se rasseoir...

Rassurez-vous, Madame, et reprenez courage ;

Tout ceci n’est pour vous que d’un heureux présage :

Votre sort se décide, et quels qu’en soient les coups,

Il veut que vous restiez désormais parmi nous :

Vous n’aurez point ici de parenté fâcheuse ;

Et nous ne songerons qu’à vous y rendre heureuse.

CAMILLE.

Je n’ai point mérité ces générosités,

Et n’oublierai jamais, Madame, vos bontés.

HORTENSE.

Madame, embrassons-nous. Les charmes, le mérite,

Tout, en votre faveur, aujourd’hui sollicite ;

Et si vous n’aviez pas retrouvé votre amant,

Mon sort était douteux ; je le dis franchement !

PHILINTHE.

Ô trop heureux Philinte ! Excusez-moi, Madame ;

Je ne puis retenir les transports de mon âme.

Mais par quel sort enfin ?...

CLÉON.

Philinte, de ceci

Sans peine tu seras, par la suite, éclairci.

Allons hâter l’hymen où j’ai su me soumettre.

FRONTIN.

Oui, de peur qu’il ne vienne encore quelque Lettre.

CLÉON.

L’amour nous offre ici trop de contentements,

Pour n’en pas aujourd’hui presser tous les moments.

Que nos cœurs à jamais soient unis dans cette île,

Et que l’exemple soit imité par Camille !

FRONTIN.

C’est bien dit. De vos cœurs allez remplir les vœux.

Ces mariages-là, je crois, seront heureux.

S’il faut que sous l’hymen, quelque jour je me range,

Je ne me marierai que par Lettre-de-Change.

Mais tous nos habitants viennent danser ici,

Et célébrer ce jour ; je veux danser aussi.

 

 

Divertissement

 

Entrée

UN HABITANT.

Jeunes Beautés, venez descendre
Dans cet agréable séjour ;
Ne craignez point de vous y rendre,
C’est un domaine de l’Amour,

On danse.

PREMIER AIR.

Que d’amour les engagements,
De ceux d’hymen sont différents !
Dures contraintes,
Regrets, courroux,
Reproches, plaintes,
Transports jaloux,
C’est le commerce des époux.
Doux soins de plaire,
Empressements
Dans le mystère,
Transports charmants.
C’est le commerce des amants,

SECOND AIR.

La Raison et l’Amour sur mer faisaient voyage ;
Il survint un si grand orage,
Que la barque se renversa :
Mais l’Amour se sauva ;
La Raison fit naufrage.

On se rit des dangers dans l’amoureux voyage
On se fait si bien à l’orage,
Qu’on voudrait toujours s’embarquer
Il ne faut que risquer
Une fois le naufrage.

On danse.

 

 

Vaudeville

 

Avec l’amour on négocie,
On s’associe ;
Et dans le siècle d’aujourd’hui,
Chacun fait fortune avec lui.
Lorsque sur nos cœurs il s’exerce,
Il donne pour quelques soupirs,
En échange, tous ses plaisirs.
Le joli commerce !

Que le trafic d’amour est tendre !
Il faut l’apprendre.
En veux-tu, Belle, sans façon
Avoir la première leçon ?
Sans craindre ici nulle traverse,
Pour commencer un doux lien,
Troque ton cœur contre le mien.
Le joli commerce !

Je pourrais suivre ici sans peine,
D’amour la chaîne ;
Mais je fuis ses trompeurs appas ;
Non, non, je ne m’y livre pas.
De mon cœur, la raison traverse
Les mouvements trop incertains,
Que j’aimerais ; mais que je crains
Le joli commerce !

UN MATELOT.

Pourquoi vouloir faire en cette île,
La difficile ;
Ce commerce doux et charmant
Peut s’enseigner dans un moment :
Tu vas savoir comme il s’exerce ;
On se parle d’abord des yeux,
Ensuite, on s’explique bien mieux :
Le joli commerce !

UNE HABITANTE DE L’ÎLE.

Que contre amour on se déchaîne,
J’aime sa peine :
Le tendre penchant de mon cœur,
Toujours me parle en sa faveur ;
Et par le trait dont il me perce,
Il me fait assez concevoir,
Qu’avec lui, l’on ne peut avoir
Qu’un joli commerce !

Ma Grand’Maman me dit sans cesse,
Que rien ne presse,
Pour donner mon cœur et ma foi.
Hélas : qui le sait mieux que moi !
De ses discours elle me berce.
Ce sont contes de mère-grand.
Je suis dans l’âge où l’on apprend,
Le joli commerce.

Au Parterre.

Faire ici notre unique affaire
De l’art de plaire,
Messieurs, contenter vos esprits,
Par l’heureux choix de nos écrits ;
Loin qu’ils tombent à la renverse,
Vous y voir en foule venir,
Vous entendre nous applaudir ;
Le joli commerce !

Branle.

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