Le Lion amoureux (François PONSARD)
Comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, au Théâtre-Français, par les comédiens ordinaires de l’Empereur, le 18 janvier 1866.
Personnages
LE GÉNÉRAL HOCHE
LE VICOMTE DE VAUGRIS
LE COMTE D’ARS
HUMBERT
ARISTIDE
UN MUSCADIN
ÉPICTÈTE, officieux d’Humbert
BARRAS
LE GÉNÉRAL BONAPARTE
PREMIER SOLDAT
DEUXIÈME SOLDAT
MIKEL
M. GUILLAUME
LA MARQUISE DE MAUPAS
MADAME TALLIEN
CÉRÈS
UNE JEUNE FEMME
IVONE
MARGAÏT
ACTE I
L’appartement d’Humbert. Appartement simple et sévère, presque pauvre. L’ameublement se compose d’une bibliothèque, d’une commode, d’une table à écrire chargée de papiers, et de deux ou trois chaises.
Scène première
HUMBERT, HOCHE, ARISTIDE
HUMBERT, à Hoche.
Ainsi cette Circé, qui nous prend tous les nôtres,
A su l’ensorceler. Hoche, comme les autres ;
Madame Tallien t’invite à ses banquets ;
Tu savoures son philtre entre les freluquets,
Les muscadins, les beaux, la jeunesse dorée
Et tous les collets noirs dont elle est adorée ;
Ton sabre y fraternise avec leur gros bâton ;
Toi, républicain pur, qu’on façonne au bon ton,
Tu mets ta noble main dans les mains scélérates
Des fripons enrichis et des aristocrates.
– Morbleu ! la République est perdue.
ARISTIDE, se levant.
Oui, morbleu !
Tout ce qu’elle a frappé reparaît depuis peu :
On ne voit que suspects qui relèvent la tête,
Spéculateurs en joie et fournisseurs en fête ;
Le ci-devant s’étale et le chouan surgit ;
L’émigré rentre à flots ; en masse on élargit ;
Il n’est plus de prison que pour le patriote ;
Dans les salons rouverts, on intrigue, on complote,
Et la réaction marche d’un tel essor
Qu’elle fera bientôt regretter Thermidor.
HUMBERT.
Partout luxe et plaisirs. Paris refait Versailles.
ARISTIDE.
Le phaéton du riche écrase la canaille.
HUMBERT.
Le pauvre recommence à rougir.
ARISTIDE.
La Phryné
Promène en char lascif son triomphe effréné.
HUMBERT.
Que deviendra notre œuvre, et quelle vertu forte
Promet une jeunesse instruite de la sorte !
HOCHE.
Holà ! la République a le cœur encor chaud,
Et vous prenez, je crois, son deuil un peu trop tôt ;
Pour moi, selon mon bras, je l’ai déjà servie ;
Je la servirai mieux, si Dieu me prête vie ;
Mais je ne puis tenir pour un crime effrayant
Quelques soirs employés dans un cercle attrayant ;
À franchement parler, j’y trouve plus de charmes
Qu’à ceux que je passais dans la prison des Carmes,
Et je n’ai pas sujet de savoir mauvais gré
Aux thermidoriens qui m’en ont retiré.
– Quoi ! parce qu’une femme a l’aimable génie
De rappeler chez nous l’urbanité bannie,
Et que sa loi s’impose avec tant de douceurs,
Qu’on sent l’apaisement rentrer dans tous les cœurs ;
Parce qu’en ses salons chaque parti se touche
Et, gardant sa croyance, y perd l’aspect farouche ;
Que des hommes ardents, fils du même pays,
Sans s’être jamais vus s’étant toujours haïs,
Se trouvent étonnés, venant à se connaître,
De se moins exécrer, de s’estimer peut-être,
Et que l’heureux effet de ces rapprochements
Éteint là des soupçons, là des ressentiments,
Voilà la République aussitôt abattue !
Ne peut-elle donc vivre, à moins qu’elle ne tue ?
N’est-ce pas l’affermir que de la faire aimer ?
Est-ce une trahison que le don de charmer ?
Qu’au moment du péril et des luttes fébriles,
Elle ait mis sa massue entre des mains viriles,
Bien ; qu’elle ait opposé la fureur aux fureurs,
Et rendu coup pour coup et terreurs pour terreurs,
Soit ; mais le temps n’est plus de ces fortes secousses ;
Notre œuvre est achevée et veut des mains plus douces :
C’est l’heure de calmer d’orageuses rumeurs,
D’épurer le langage et de polir les mœurs ;
C’est l’heure de la paix, l’heure de la clémence :
La femme reparaît ; son règne recommence.
HUMBERT.
Tant pis ! ce règne, aimé des thermidoriens,
Forme des courtisans et non des citoyens.
Les femmes ont toujours haï la République.
ARISTIDE.
C’est à la renverser que tout leur soin s’applique.
HOCHE.
Pourquoi cela ?
HUMBERT.
Pourquoi ? C’est que leurs vanités
Ne s’accommodent point de nos austérités.
Un titre, un tabouret, des dentelles, des pierres,
Du rouge à leurs talons, du noir à leurs paupières,
Voilà le seul souci qui trouble leur cerveau ;
Leur rage de briller s’indigne du niveau ;
La liberté superbe et l’égalité mâle
Ont la voix trop grossière et la main trop brutale ;
Le bon goût est choqué par les cris des faubourgs ;
Le madrigal s’éteint dans le bruit des tambours,
Et les rugissements de la tribune fauve
Étouffent les caquets de l’élégante alcôve.
HOCHE.
J’ignore en vérité, cher Humbert, quels forfaits
Ont commis envers toi les femmes que tu hais ;
Mais c’est trop afficher de colère contre elles,
Que de les confiner dans l’amour des dentelles,
Et de ne pas vouloir que de beaux mouvements
Les portent comme nous vers les fiers sentiments.
En tout cas, ce serait fâcheux pour notre tâche :
Comme on ne les peut pas supprimer, que je sache,
Et qu’en dépit de tout ce qu’on pourrait tenter,
Pour moitié dans l’État il faut bien les compter,
Si leur sexe et nos lois ne peuvent vivre ensemble,
C’est aux lois à céder la place, ce me semble.
HUMBERT.
Ah ! déjà tout frein cède à leur luxe impudent,
Et de notre déclin c’est le signe évident ;
Tant que de grands desseins ont occupé nos âmes,
La sévère décence a régné chez les femmes.
HOCHE, souriant.
Elles filaient la laine et gardaient la maison.
HUMBERT.
Et, menant cette vie, elles avaient raison.
C’est depuis que vers l’or nos âmes sont tournées,
Qu’aux parures on voit les femmes adonnées,
Qu’on les voit afficher, au théâtre Feydeau,
Leur coiffure bouclée où s’enroule un bandeau,
Leurs pieds nus, appuyés sur la sandale plate
Que rattache à la jambe un ruban écarlate,
Et leur tunique grecque, et leur corsage ouvert
À peine retenu sur le bras découvert.
Dieu me garde ! je crois que, si ce train-là dure,
Pour voile elles n’auront bientôt qu’une ceinture.
HOCHE.
Voyons, tu n’es pas d’âge à sermonner ainsi.
À t’entendre, on croirait que jamais jusqu’ici
Deux beaux yeux, triomphant de ton humeur chagrine,
N’ont plaidé dans ton cœur la cause féminine.
HUMBERT.
On croirait bien.
HOCHE.
Eh quoi ! nulle femme jamais...
HUMBERT.
Jamais ! Les plus beaux yeux me laissent fort en paix.
Les luttes au forum, la guerre à la frontière,
Voilà ce qui remplit mon existence entière ;
Ou soldat ou tribun, je n’ai point de loisirs
Que je puisse donner aux amoureux soupirs.
Qu’un muscadin s’exerce à la galanterie ;
Ma seule passion à moi, c’est la patrie ;
Tous les transports fiévreux que l’on prèle aux amants,
Leurs adorations et leurs emportements,
Brouilles et repentirs, je ressens tout pour elle ;
Je tressaille d’orgueil à la voir grande et belle ;
Et je ne conçois pas que, vivant de nos jours,
Un homme puisse au cœur avoir d’autres amours.
HOCHE.
J’en ai connu beaucoup, de ces fiers Hippolytes
Qui se sont vus liés par des chaînes subites,
Et, rangés sous les fers qu’ils avaient insultés,
Devenaient plus soumis qu’ils n’étaient révoltés.
J’en veux faire l’épreuve. – Oui. Prépare ta vue
À soutenir l’aspect d’une race inconnue :
Avant que de partir, j’ai promis de dîner
Chez... Circé.
HUMBERT, froidement.
Libre à toi.
HOCHE.
Je prétends t’y mener.
HUMBERT.
Moi ?
HOCHE.
Toi-même.
HUMBERT.
Allons donc ! c’est une raillerie.
ARISTIDE, à Humbert.
Tiens ferme ! Point de pacte avec l’idolâtrie !
HOCHE, à Humbert.
Plus qu’un mot, après quoi je n’insisterai plus.
– Le flot de Thermidor n’aura pas de reflux,
Et le courant nouveau, par des pentes certaines,
S’est éloigné de Sparte et rapproché d’Athènes.
Choisis d’être impuissant parmi les vieux débris,
Ou de vivre et d’agir en suivant les esprits.
Crois-moi, laisse aux héros des clubs et de la rue
Les habits négligés et la mine bourrue ;
Mais, toi, hardi soldat, orateur éloquent,
Qu’ont deux fois illustré la tribune et le camp,
Ta place est avec ceux que les destins attendent.
Viens à ce rendez-vous où tes pareils se rendent,
Viens y voir, réunis dans le même salon,
Ce jeune général à qui l’on doit Toulon,
Jourdan, Kléber, Moreau, ces vaillantes épées
Par qui l’invasion eut ses trames coupées,
Marceau, Championnet, qui, prêts à s’élancer,
Brûlent de les atteindre et de les dépasser ;
Viens y voir dans Sieyès la science profonde,
L’honneur dans Lanjuinais, reste de la Gironde,
La gloire avec Carnot, la Muse avec Chénier,
Tous soumis au bon goût qu’on leur sait enseigner,
Tous d’accord pour bénir l’art qui réconcilie
Avec la liberté l’élégance polie,
Et si bien subjugués par cet empire exquis,
Que le boucher Legendre y salue un marquis.
HUMBERT, passant devant Hoche.
Non. Je m’entends trop mal aux lois du bel usage,
Et n’en veux point du tout faire l’apprentissage ;
Je souffre trop de voir tous ces relâchements,
Où s’éteignent nos mœurs et nos ressentiments.
Qui ? moi, dans vos salons ? mais, en voyant paraître
Un traître à mes côtés, je crierais : « C’est un traître ! »
Par les femmes gêné, par les hommes choqué.
Je serais gauche ou brusque, insultant ou moqué.
– Laisse-moi mes manants ; va vers tes suzeraines ;
Puisses-tu rester pur au milieu des sirènes,
Et bien battre en Vendée, où ton nom met l’effroi,
Ces mêmes émigrés qui dînent avec toi.
HOCHE.
C’est ton dernier mot ?
HUMBERT.
Oui.
HOCHE.
Bonsoir.
Il donne une poignée de main à Humbert.
HUMBERT, lui serrant la main.
Adieu.
Hoche sort. Humbert s’assied près de la table pour examiner quelques papiers.
Scène II
HUMBERT, ARISTIDE
ARISTIDE, frappant sur l’épaule d’Humbert.
Victoire !
D’un dangereux assaut c’est sortir avec gloire.
Va, ne regrette pas leurs cercles fastueux ;
Ce soir, aux Jacobins, nous irons tous les deux ;
Nous aurons, nous aussi, des femmes dans la salle :
Non celles sur qui l’or ou la pourpre s’étale,
Mais des femmes du peuple, en coiffe de basin,
En fichu de coton croisé devant le sein,
En jupon, en sabots, de bonnes patriotes
Qui tricotent nos bas, applaudissent nos votes,
Et n’ont pas. Dieu merci, rudes et sans apprêt,
Ce charme féminin qui nous énerverait.
Scène III
HUMBERT, ARISTIDE, ÉPICTÈTE
ÉPICTÈTE, présentant des papiers à Humbert.
Envoi du comité.
HUMBERT.
Bien.
Épictète sort.
Qu’est-ce qu’on m’envoie ?
Ouvrant les papiers.
Des élargissements à signer. – Avec joie !
Il signe plusieurs listes, puis tout à coup s’arrêtant.
Morbleu ! que vois-je là ! Quoi ! des chefs de complots !
Des agents de l’Anglais !
À Aristide, en se levant.
Je hais les échafauds ;
Toujours en mission, je n’ai ma main trempée
Que du sang ennemi versé par mon épée ;
Mais soustraire au jury, chargé de les juger,
Des Français qui livraient la France à l’étranger ?
Non.
ARISTIDE.
Non ! non !
Scène IV
HUMBERT, ARISTIDE, ÉPICTÈTE, rentrant
ÉPICTÈTE, à Humbert.
Une femme est là qui le demande.
HUMBERT, avec impatience.
Une femme !
ÉPICTÈTE.
Elle prie en grâce qu’on l’entende.
HUMBERT.
Quel air a-t-elle ?
ÉPICTÈTE.
Un air... qu’on ne voit pas souvent,
Un certain air... enfin l’air d’une ci-devant.
HUMBERT.
Jeune ou vieille ?
ÉPICTÈTE.
Très jeune et très jolie.
ARISTIDE.
Ah ! diantre !
Sauvons-nous !
Il sort précipitamment par la porte, à droite.
HUMBERT, à Épictète.
Fais entrer.
Épictète sort.
Scène V
HUMBERT, LA MARQUISE DE MAUPAS, debout vers le seuil, sans parler
LA MARQUISE, à part.
Me voici devant l’autre !
– Bah ! du cœur !
Elle fait quelques pas en avant.
HUMBERT, sans la regarder et tout en parcourant ses papiers.
Que veux-tu, citoyenne ?
LA MARQUISE.
Avant tout,
Je voudrais bien, monsieur, ne pas rester debout.
– Veuillez être assez bon pour approcher un siège.
HUMBERT la regarde un moment, étonné ; puis il lui offre une des deux chaises qui sont près de la table.
Le voici.
LA MARQUISE, s’asseyant.
C’est fort bien.
HUMBERT, debout.
Et maintenant, saurai-je... ?
LA MARQUISE.
Maintenant, seyez-vous, vous-même.
Humbert prend la seconde chaise vers la table et s’assoit.
Bon. Je vois
Que je suis, grâce à Dieu, chez un hôte courtois.
HUMBERT.
Eh quoi ! teniez-vous donc pour histoire certaine
Que tout républicain est un croquemitaine ?
LA MARQUISE, souriant.
Dame ! on me l’avait dit, – et je tremblais d’abord ;
Mais je crois à présent qu’on exagère fort.
HUMBERT.
Vous êtes bien bonne.
LA MARQUISE.
Oui ; justice vous est due :
La vieille urbanité n’est pas encor perdue ;
On peut être, il paraît, patriote accompli,
Démocrate sans tache, et se montrer poli,
Conserver les égards que mon sexe réclame,
Et, sans la tutoyer, accueillir une femme.
HUMBERT.
Si quelque chose encor manquait à nos façons,
Près de vous volontiers on prendrait des leçons.
LA MARQUISE.
Oui-da ? – C’est un début qui permet que l’on cause,
Et je vais, s’il vous plaît, vous exposer ma cause.
J’invoque des liens toujours puissants, dit-on,
Entre ceux qui sont nés dans le même canton.
HUMBERT.
Comment ! vous êtes née...
LA MARQUISE.
Auprès de Villeneuve.
Nous habitions tous deux les bords du même fleuve.
– Ne vous souvient-il pas de l’antique château
Qui se dressait jadis sur le premier coteau ?
HUMBERT, se levant.
Oh ! si, je m’en souviens, de la vieille tour sombre,
Et des droits féodaux embusqués dans son ombre ;
Je m’en souviens. De là, sur nos toits ruinés,
S abattaient, comme autant de corbeaux acharnés,
Dérobant la moisson au bras qui la cultive,
Et dimes, et corvée, et mainmorte, et censive,
Tout ce qu’ont entassé d’humiliations,
De pillages, de vols, mille ans d’oppressions,
Tout ce qui dans un jour, jour de sainte colère,
Disparut, balayé par le vent populaire.
Il se rassied.
Des liens entre nous ! Enfants des châtelains,
Qu’aviez-vous de commun avec ceux des vilains ?
Quels rapports rapprochaient votre monde du nôtre ?
Notre espèce grossière était-elle la vôtre ?
Songiez-vous sans horreur que l’on pût marier
Le sang patricien et le sang roturier ?
Nous, laboureurs rongés par les tailles, ilotes,
Soldats sans avenir, nous, les compatriotes
De possesseurs de fiefs, de seigneurs méprisants,
Exempts de tout impôt, colonels à quinze ans ?
Non, non ! Votre patrie à vous, ce sont vos castes ;
Tous ceux dont le blason est inscrit dans vos fastes,
Anglais ou Prussiens, sont bien plus, à vos yeux,
Vos vrais concitoyens qu’un Français sans aïeux.
LA MARQUISE.
Si des abus, tombés devant votre victoire,
Laissent en vous, monsieur, cette longue mémoire,
N’en garderez-vous point pour vous ressouvenir
De quelques actions qui nous faisaient bénir ?
Au fond de vos hameaux jamais aucune veuve
De nos compassions ne fit-elle l’épreuve ?
Au chevet d’un mourant n’a-t-on jamais pu voir
La fille du seigneur pieusement s’asseoir,
Ou dotant l’épousée, assistant l’indigence,
Et sur les braconniers appelant l’indulgence ?
HUMBERT, la regardant fixement.
J’ai connu, je l’avoue, un de ces nobles cœurs,
– Une enfant, dont la main a séché bien des pleurs.
LA MARQUISE.
Les enfants ont grandi ; l’âge métamorphose
La figure indécise et pâlit le teint rose ;
Mais mes yeux, en perdant leur rayon ingénu,
De leurs premiers regards n’ont-ils rien retenu ?
– Cherchez : retrouvez-vous la petite compagne
À qui vous apportiez les fruits de la montagne ?
HUMBERT, se levant.
C’était vous ?
LA MARQUISE, se levant aussi.
C’était moi. – Déjà robuste et grand,
Vous m’aidiez d’un bras ferme à passer le torrent.
HUMBERT.
Fier de mon doux fardeau, sur les pierres humides,
De crainte de glisser, marchant à pas timides,
Je ne respirais pas qu’il ne fût déposé,
Sans que l’eau l’effleurât, sur le bord opposé.
LA MARQUISE.
Et vous rappelez-vous nos chasses à l’insecte ?
HUMBERT.
Et nos moulins tournants, dont j’étais l’architecte ?
LA MARQUISE.
Et les feux de broussaille ?
HUMBERT.
Et vos livres si beaux,
Qui me faisaient envie entre tous vos joyaux ?
J’avais soif de lecture, et vous aviez coutume
De me laisser chez nous emporter un volume.
LA MARQUISE.
Que de choses depuis !
HUMBERT.
Et pourtant je croirais
Ces souvenirs d’hier, tant ils sont vifs et frais.
Jeunes émotions, à travers les années
Comme vous remuez l’âme où vous êtes nées !
LA MARQUISE.
Je vous suivis des yeux, quand vous fûtes parti.
Votre nom illustré chez nous a retenti ;
Mon père s’irritait et froissait la gazette ;
Mais, moi qui ramassais le journal en cachette,
Comblant à votre insu votre plus cher souhait,
J’allais vers votre mère, assise à son rouet,
Lui lire le récit de vos premiers faits d’armes,
Qu’elle écoutait, les mains jointes, l’œil plein de larmes.
HUMBERT, tremblant d’émotion.
Vous avez fait cela !
LA MARQUISE.
J’ai donc bien fait ?
HUMBERT.
Oh ! oui.
LA MARQUISE.
Quand votre père est mort, vous n’étiez plus chez lui ;
La mainmorte frappait dès lors son héritage
Que le seigneur du lieu recueillait sans partage ;
J’obtins que ma maison abandonnât ce droit,
Et votre mère a pu s’endormir sous son toit.
HUMBERT.
Soyez remerciée et mille fois bénie,
Ange gardien, charmant et bienfaisant génie !
LA MARQUISE.
Ainsi la paix est faite, et vous reconnaîtrez
Qu’il est de bonnes gens dans nos rangs exécrés ?
HUMBERT.
Ah ! madame !
LA MARQUISE.
D’ailleurs, est-ce que la rancune
Chez des cœurs généreux survit à l’infortune ?
Nous avons, nous aussi, comme sous l’humble toit,
Connu le dénouement, et la faim, et le froid,
Et nous avons subi sur la terre étrangère
Toutes les dures lois qu’impose la misère.
– Tenez, moi qui vous parle, eh bien, j’ai, de ma main,
Lavé les gobelets aux environs du Mein.
HUMBERT.
Quoi ! vous, madame ! vous !
LA MARQUISE.
Moi-même, et je me vante
Que jamais cabaret n’eut meilleure servante.
HUMBERT, regardant la main de la Marquise.
Cette main...
LA MARQUISE.
Cette main apportait lestement
Une bière écumeuse au buveur allemand,
Et savait en retour serrer, là, dans sa paume,
Les kreutzers qu’empochait le brasseur économe.
HUMBERT.
Est-il possible ? ô ciel ! – Quelles nécessités
Vous avaient pu résoudre à ces extrémités ?
LA MARQUISE.
Eh ! mon Dieu ! ne pouvant, au travers de la guerre,
Pénétrer dans la ville où je cherchais mon père,
Seule...
HUMBERT.
Votre mari ne vous suivait donc pas ?
LA MARQUISE.
Je n’ai plus de mari. Le marquis de Maupas
A péri, foudroyé par l’horrible tempête.
Moi-même, à l’échafaud je dérobais ma tête ;
Et, ma bourse vidée, il me fallut enfin
Travailler, mendier, ou bien mourir de faim.
C’est le premier parti que je préférai prendre ;
Et, comme je n’avais ni le loisir d’attendre,
Ni l’espoir de trouver des travaux à mon gré,
J’acceptai tout d’abord ceux que je rencontrai.
HUMBERT.
Vous, servante ! barbare hôtelier ! âme vile !
Osais-tu bien meurtrir, dans une œuvre servile,
Ces délicates mains faites pour commander,
Et que de tout affront leur blancheur doit garder !
Bourreau !
LA MARQUISE.
La ! calmez-vous ; de pires catastrophes
M’avaient fait sur ce point des esprits philosophes.
Le pays était beau, l’air pur ; un gai bosquet
Donnait à notre auberge un petit air coquet ;
Une vigne grimpait sur la muraille blanche,
Et ces bons Allemands, accoudés sur la planche,
De leurs yeux rêveurs, pleins d’étonnements naïfs,
Admiraient ma tournure et mes mouvements vifs.
Parfois, en me voyant de gros souliers chaussée,
Avec un tablier sur ma jupe troussée,
Il me semblait, devant un public diverti,
Jouer, pour mon plaisir, un rôle travesti.
Et puis j’avais l’orgueil tout nouveau de me dire
Que je gagnais ma vie et savais me suffire.
En souriant.
– Sous cet accoutrement, le sang des châtelains
Offusquait-il encor des yeux républicains ?
Purifiée ainsi de tout notre ancien faste,
De tout vain préjugé, de tout orgueil de caste,
Puis-je espérer d’avoir sur vous les mêmes droits
Que celles qui vivaient de l’œuvre de leurs doigts,
Saluant.
D’être votre payse au même titre qu’elles,
Et que le cabaret absoudra les tourelles ?
HUMBERT.
Oh ! madame, soyez plus clémente ! Oubliez
Des mots que mes remords ont assez châtiés !
Demandez ! commandez ! Que faut-il que je fasse
Pour expier mon crime et mériter ma grâce ?
LA MARQUISE.
Eh bien, j’entends que vous, membre du comité,
Des listes d’émigrés, où son nom fut porté,
Vous retranchiez demain le comte d’Ars, mon père.
HUMBERT, s’asseyant près de la table et examinant une liste.
Mais il est émigré.
LA MARQUISE passe, en parlant, de l’autre côté de la table.
Non, il tient la frontière ;
En deçà des confins ou d’un pas au delà.
Qu’importe ! Le salut de l’État n’est pas là.
– Bref, je veux l’embrasser ; il faut qu’on me le rende.
Puisque vous m’avez dit : « Commandez ! » je commande.
HUMBERT.
Quel tyran !
LA MARQUISE.
Attendez : certain beau-frère à moi,
Le comte de Maupas, est en prison ; pourquoi
L’y garde-t-on pendant qu’on élargit les autres ?
Je veux qu’il sorte. – Allez ; agissez près des vôtres.
HUMBERT, se levant.
Je verrai...
LA MARQUISE, s’approchant de lui.
C’est tout vu. Servez premièrement
Mon père, puis le comte ; et faites promptement.
HUMBERT.
Mais je ne suis pas seul au comité.
LA MARQUISE.
Sans doute ;
Aussi vais-je d’abord vous marquer votre route.
– Madame Tallien me prête son appui ;
Tous ceux du comité vont chez elle aujourd’hui.
HUMBERT.
Quoi ! tous ?
LA MARQUISE.
Vous manqueriez seul, et sur vous je compte,
Si le succès demande une manœuvre prompte.
L’effet d’un oui final dit par vous, puritain,
Sur nos gens à demi séduits, sera certain.
– Il faut que vous veniez.
HUMBERT.
Mais s’il m’est impossible ?
LA MARQUISE.
Vous viendrez, je le veux. – Est-ce donc bien terrible ?
Un salon où je suis vous semble-t-il si noir,
Et répugneriez-vous si fort à me revoir
On vous attend ; on m’a confié l’ambassade ;
Se dirigeant vers la porte.
Nous verrons si l’agent vous parut trop maussade.
HUMBERT, la suivant.
Madame, entendez-moi...
LA MARQUISE, s’en allant.
Non, non, je n’entends rien.
HUMBERT.
Écoutez mes raisons.
LA MARQUISE.
À tantôt l’entretien ;
Vous me direz, ce soir, ce qui vous embarrasse.
HUMBERT.
Il faut pourtant...
LA MARQUISE.
Il faut mériter votre grâce.
HUMBERT.
Ne puis-je vous revoir autre part ?
LA MARQUISE.
Non. – Adieu.
Se retournant vers lui, avant de sortir.
À ce soir, ou jamais.
Lui faisant une profonde révérence.
À ce soir.
Elle sort.
Scène VI
HUMBERT, seul
Têtebleu !
Suis-je assez lâche, moi ! Quelle pitié ! Je n’ose
Dire un mot ; je bégaye et reste bouche close.
Est-ce que c’est d’un homme ! Il fallait dire : « Non,
Ce n’est pas moi que gagne un sourire mignon.
Mon cœur d’un triple chêne et d’une triple lame
Par le patriotisme est cuirassé, madame ;
Je me ris des filets dont vous m’enveloppez,
Et n’irai certes pas, marquise, à vos soupes. »
S’asseyant.
– Ah ! c’est injuste, ingrat, odieux. Quelle adresse
A-t-elle fait jouer, sinon sa gentillesse,
Son doux parler, son air, ce don de plaire inné
Qui vous prend malgré vous et vous tient fasciné,
Tout ce je ne sais quoi, qui dans son moindre geste
Met, sans qu’elle s’en doute, une grâce céleste ?
– Quelle fleur de beauté ! quel éclat triomphant !
Que la femme tient bien ce que promit l’enfant !
Pendant qu’elle évoquait les scènes du jeune âge,
J’entendais dans sa voix un écho du village ;
Tout l’intervalle avait disparu ; je n’avais
Que seize ans, je courais au soleil, je vivais
Dans les bois, sur les monts, avec les petits pâtres,
Et je rêvais devant les horizons bleuâtres.
Voilà son artifice et son piège innocent.
Comment ne pas subir ce charme attendrissant ?
Comment, quand elle fut si bonne pour ma mère,
Ne pas tout essayer pour lui rendre son père ?
Après une pause.
C’est vrai. – Mais aller là ? – Je n’irai pas. – Eh bien,
Se levant.
Si, j’irai. Les fripons verront un citoyen.
J’irai chez Balthazar, pour foudroyer sa fête,
Pour venger la patrie...
Appelant son domestique.
Épictète ! Épictète !
...Démasquer les complots, et tenir frémissants
Les pâles corrupteurs sous mes fouets flétrissants.
Appelant de nouveau, avec impatience.
Citoyen Épictète !
Scène VII
HUMBERT, ÉPICTÈTE
ÉPICTÈTE, entrant.
On y va.
HUMBERT.
Ma cravate !
– Je ne veux pas donner à quelque aristocrate
Le triomphe niais...
ÉPICTÈTE.
Laquelle, citoyen?
HUMBERT.
La blanche ! – ...de railler ma mise et mon maintien,
D’exercer son esprit sur mon aspect rustique...
ÉPICTÈTE, lui présentant la cravate qu’il prend dans la commode.
Tiens.
HUMBERT, la prenant et essayant de la mettre à son cou.
...Et d’humilier en moi la République.
– Peste du nœud !
À Epictète, en ôtant son habit.
L’habit !
ÉPICTÈTE.
Quel habit ?
HUMBERT.
Bleu barbeau.
Il continue à arranger sa cravate.
ÉPICTÈTE, allant prendre l’habit.
Où veux-tu donc aller, que tu te fais si beau ?
HUMBERT.
Que t’importe !
ÉPICTÈTE.
Vas-tu fêter l’Être suprême ?
HUMBERT, achevant de mettre sa cravate.
Non. – Bien former un nœud est un travail extrême.
Dire qu’il est des gens, d’âme déshérités.
Qui consument leurs jours dans ces futilités !
– Je crois que m’y voilà. Ces plis ont plus de grâce ;
Ceci monte trop haut ; cette pointe est trop basse.
– Là !
Il met l’habit que tient Épictète, et se regarde une dernière fois dans le miroir.
Je puis, ce me semble, entrer dans leurs salons.
Scène VIII
HUMBERT, ÉPICTÈTE, ARISTIDE
ARISTIDE.
On nous attend au club ; je viens te prendre. Allons !
Regardant avec étonnement la toilette d’Humbert.
Qu’est-ce que c’est que ça ! Gants ! habit bleu ! rosette !
C’est pour les Jacobins toute cette toilette ?
HUMBERT.
Non. Vas-y seul ; ailleurs, moi, je suis attendu.
ARISTIDE.
Où donc ?
HUMBERT.
Chez Tallien.
ARISTIDE.
Où ? J’ai mal entendu.
HUMBERT.
Chez Tallien.
ARISTIDE, stupéfait.
Ah bah !... ah bah !...
HUMBERT.
C’est bientôt l’heure.
Bonsoir.
Il sort.
Scène IX
ARISTIDE, ÉPICTÈTE
ÉPICTÈTE, se plaçant les bras croisés en face d’Aristide.
Eh bien !
ARISTIDE, de même.
Eh bien !
ÉPICTÈTE.
J’en rougis.
ARISTIDE.
J’en demeure
Stupide.
ÉPICTÈTE.
C’en est fait. Je romps nos nœuds.
ARISTIDE.
Je cours
Frappant sur l’épaule d’Épictète
Tonner au club. – Toi, viens entendre mon discours.
Ils sortent bras dessus, bras dessous.
ACTE II
Les salons de madame Tallien, richement décorés dans le goût gréco-romain. Un boudoir ouvrant sur un des salons. On voit par moments des représentants, des officiers, des muscadins, des jeunes femmes déjà vêtues selon les modes qui régneront plus tard sous le Directoire.
Scène première
MADAME TALLIEN, LE GÉNÉRAL BONAPARTE
MADAME TALLIEN, assise dans le salon.
Des obstacles plus grands sont tombés devant nous,
Général ; bon espoir ! L’avenir est à vous.
LE GÉNÉRAL BONAPARTE, debout, appuyé contre la cheminée.
Je le crois ; malgré tout, j’ai foi dans mon étoile ;
Mais depuis quelque temps un nuage la voile.
Quoi ! Toulon me signale ; on adopte mes plans,
Et l’Italie enfin s’ouvre à mes vœux brûlants ;
L’Italie ! Ah ! c’est là qu’on vaincra l’Allemagne.
Quel champ pour le génie ! – Et quand j’entre en campagne,
Quand des Alpes déjà les Piémontais chassés
Témoignent en faveur des plans que j’ai tracés,
C’est alors que je vois ma fortune coupée ;
On m’arrache ma gloire ; on brise mon épée ;
Aubry m’a déclaré trop jeune ; c’est un sot.
Sur les champs de bataille on vieillit assez tôt.
Hoche est jeune et Wurmser était vieux. – À cette heure,
Me voici sans emploi, – peu s’en faut, sans demeure.
MADAME TALLIEN, lui prenant la main, avec attendrissement.
Se peut-il ?
LE GÉNÉRAL BONAPARTE.
La douleur n’est pas là ; mais rêver,
Au lieu d’agir, mais voir les fautes, mais trouver
Le point précis, le coup vainqueur, la marche sûre,
Et ne pouvoir frapper ! voilà l’acre blessure.
– Je ne suis point jaloux, frères, de vos succès ;
Mais je voudrais accroître aussi le nom français !
Qui peut agir peut tout ; car l’époque où nous sommes
Remue immensément les choses et les hommes.
C’est à qui saisira ce moment souverain :
Jourdan a la Moselle et Pichegru le Rhin ;
Le Nord est à Moreau ; chacun d’eux tient sa proie ;
Moi seul, plein de projets qui me rongent le foie,
Je reste, quand tous vont à l’immortalité,
Enchaîné sur le roc de mon oisiveté.
MADAME TALLIEN.
Comptez que des gens forts les destins se redressent,
Et laissez faire ceux qui pour vous s’intéressent.
Lui montrant une jeune femme qui passe dans un salon.
Tenez : je vois là-bas, dans un nuage blanc,
Apparaître une fée au regard consolant ;
Dans ses petites mains j’aperçois la baguette
Qui charme les soucis de votre âme inquiète.
– Allez ; vos yeux déjà demandent mon congé.
Le général Bonaparte sort.
Scène II
MADAME TALLIEN, LA MARQUISE, élégamment mais simplement vêtue
Madame Tallien va vivement au-devant de la Marquise, qui entre ; elle la conduit dans le boudoir, vers le sofa.
MADAME TALLIEN.
Venez, marquise ; ici, l’on est moins dérangé ;
Seyons-nous à l’abri des fâcheux.
Elles s’assoient.
Contez vite
Comment a réussi l’effrayante visite.
LA MARQUISE.
Il viendra.
MADAME TALLIEN.
Pas possible !
LA MARQUISE.
Il viendra.
MADAME TALLIEN.
Quoi ! vraiment ?
LA MARQUISE.
Vous le verrez entrer ici dans un moment.
MADAME TALLIEN.
Oh ! à votre science alors je rends les armes.
On a fort accusé mes philtres et mes charmes ;
À la tribune, hier encore, un orateur
Déchaînait son courroux sur mon art séducteur.
Mais je ne saurais pas d’un souffle de ma bouche
Tourner du nord au sud un montagnard farouche ;
Il y faudrait le temps. Par vous on est conquis
En un coup d’œil : je vins, je fus vue, et vainquis.
– Dites-moi : c’est un ogre ?
LA MARQUISE.
Eh ! non.
MADAME TALLIEN.
Mais il est gauche,
Grossier, lourd, mal vêtu, comme ceux que j’embauche,
Elle montre du doigt quelques-uns de ses invités.
Et qui, groupés là-bas en un troupeau serré,
Forment comme un camp sombre auprès du camp doré.
C’est ma ménagerie, où j’ai double besogne :
Le paon y fait la roue autour de l’ours qui grogne.
– Notre homme, n’est-ce pas, est dans les ours ?
LA MARQUISE.
Un peu ;
Et pourtant non, pas trop. Il s’exprime avec feu,
Et cette âme qu’il met dans sa façon de dire
Le sauve d’être gauche et de prêter à rire.
– Vous savez ma franchise et mes aversions
Pour les banalités des conversations ;
Eh bien, née en un monde où les fadeurs d’usage,
Les faux empressements, le léger persiflage,
Composent cet esprit qu’on retrouve partout,
Ce me semble un régal piquant et de haut goût
D’entendre l’accent vrai, qui ne sent point l’étude,
Le mot parti du cœur, la sincérité rude,
Jusqu’au courroux, qui prouve, en ses explosions,
Que dans un sang vivant bouillent des passions.
– Pour la première fois je me trouvais en face
D’un de ces destructeurs terribles de ma race ;
Oppressée, en entrant, par une anxiété
Ou l’effroi se mêlait de curiosité,
J’ai senti par degrés tomber l’horreur profonde
Qu’inspire un montagnard à ceux de notre monde.
Je me disais qu’il faut que ces hommes, au fond,
Soient convaincus et forts pour faire ce qu’ils font ;
Qu’avoir bouleversé le passé dans sa base,
Des rangs, des lois, des mœurs, avoir fait table rase,
Sur le sol déblayé fonder leurs nouveaux droits,
Aborder toute idée et la tourner en lois,
Au milieu des clameurs, des complots, des tempêtes,
Tenir tête à l’Europe et marcher aux conquêtes,
C’est une œuvre inouïe, et que ces gens mal nés
Surpassent en vigueur nos amis blasonnés !
Non, m’en garde le ciel ! que j’absolve leurs crimes,
Moi, leur victime, et fille et femme des victimes ;
Mais il faut avouer qu’on les poussait à bout ;
Nous les méprisions trop ; et moi-même, après tout,
Je sens que, si le ciel m’eût fait naître en roture,
J’aurais mal enduré l’injustice et l’injure ;
J’aurais haï, comme eux, une inégalité
Contre qui-tout cœur fier doit être révolté ;
J’aurais, dans mon élan vers les nobles carrières,
Fût-ce à coup de tonnerre, écrasé les barrières,
Et me serais fait place en ce monde insolent,
Ouvert au privilège et clos pour le talent.
MADAME TALLIEN.
Eh ! bon Dieu ! vous voilà révolutionnaire.
– Le citoyen Humbert est-il jeune ?
LA MARQUISE.
Oui.
MADAME TALLIEN.
Son père
Était, m’avez-vous dit, un de vos paysans ?
LA MARQUISE.
Un pauvre tonnelier. Le fils, vers ses quinze ans,
Est entré, sachant lire, en une imprimerie ;
Il s’est mis à l’étude alors avec furie ;
Volontaire à Valmy, puis chef de bataillon,
Le voilà tout-puissant dans la Convention.
MADAME TALLIEN.
Merveilleux coup du sorti renversement étrange,
Qui soumet aujourd’hui le manoir à la grange !
– Savez-vous qu’il me vient des choses à l’esprit,
Folles, vagues, sans nom, ces choses dont on rit ?
LA MARQUISE.
Quoi donc ?
MADAME TALLIEN, se levant.
Non. Je sais bien, par ce temps incroyable,
Que l’impossible est vrai, que l’absurde est probable ;
Mais je ne dirai rien. Non, non. – N’êtes-vous pas
Quelque peu fiancée au comte de Maupas ?
LA MARQUISE.
Il est vrai. C’est le vœu le plus cher de mon père ;
Ce fut de mon mari la volonté dernière ;
Des raisons de famille appellent cet hymen ;
J’attends sa liberté pour lui donner ma main.
MADAME TALLIEN.
Manœuvrons vite alors, afin qu’on l’élargisse ;
Rien ne peut le sauver s’il paraît en justice.
Le comte est criminel, c’est certain : c’est l’agent
Qu’auprès des Vendéens employait le régent.
– Nous en reparlerons ; voici toute ma troupe.
Plusieurs personnes se montrent à l’entrée du salon.
LA MARQUISE, apercevant Humbert.
Il est là ; je le vois.
MADAME TALLIEN.
Où ?
LA MARQUISE.
Derrière ce groupe.
On s’approche de madame Tallien, qu’on salue. Des femmes s’assoient à côté d’elle.
Scène III
MADAME TALLIEN, LA MARQUISE, HOCHE, HUMBERT, BARRAS, LÉONARD BOURDON, M. GUILLAUME, UN MUSCADIN, UNE JEUNE FEMME, REPRÉSENTANTS, OFFICIERS GÉNÉRAUX, JEUNES GENS DORÉS, JEUNES FEMMES, etc.
HOCHE, apercevant Humbert, resté en arrière.
Quoi ! – Non. J’ai la berlue. – Oui ; c’est bien lui, ma foi !
Il va vers lui.
– C’est toi !
HUMBERT.
C’est moi.
HOCHE.
Comment ! toi, céans ! ici, toi !
HUMBERT.
Mais oui.
HOCHE.
Voilà, pardieu ! des choses imprévues ;
C’est à n’y croire pas, même les ayant vues.
Çà ! mais j’ai donc été tout à fait convaincant ?
Je ne me savais pas à ce point éloquent.
– Viens, je t’introduirai.
Il le prend par le bras.
Qu’est-ce donc ? ton bras, tremble ?
Allons, ferme ! En avant ! Au feu marchons ensemble !
Il l’entraîne vers madame Tallien.
J’amène à vous, madame, un de mes bons amis,
Que vous me demandiez, que je vous ai promis :
Le citoyen Humbert, représentant et membre
Du comité, soldat au Rhin et sur la Sambre,
Qui s’est plus fait connaître aux bivouacs qu’aux salons,
Et qu’ose femme émeut plus que dix bataillons.
MADAME TALLIEN.
Ah ! mon cher général, grâce vous soit rendue,
Elle regarde la Marquise en souriant.
Puisque c’est à vos soins que ma conquête est due !
Et tâchons que monsieur, un peu plus raffermi,
N’ait plus de nous la peur qu’il fait à l’ennemi.
HUMBERT, après s’être incliné devant madame Tallien, à la Marquise.
J’ai fait selon vos vœux. Votre père, madame,
Peut rentrer à Paris.
LA MARQUISE.
Merci, du fond de l’âme !
Merci ! c’est une bonne, une noble action ;
C’est un droit éternel à mon affection.
Lui montrant une chaise à côté d’elle.
Seyez-vous là, monsieur. J’ai le cœur plein de joie.
MADAME TALLIEN, à Léonard Bourdon.
Approchez, citoyen Léonard ; qu’on vous voie.
Bon ! Tendez votre main.
À la Marquise.
Un poignet courageux,
Qui surprit le tyran dans son autre orageux.
C’est pourquoi je pardonne à cette main virile
D’être sans gants chez moi, – comme à l’hôtel de ville.
À un fournisseur.
Combien vous a coûté le château de Marly,
Monsieur Guillaume ?
M. GUILLAUME.
Deux millions.
MADAME TALLIEN.
C’est joli.
Il paraît qu’il fait bon fournir la République.
À Hoche.
On dit qu’elle vous offre, à vous, un don civique,
Général.
HOCHE.
J’ai reçu deux beaux chevaux hier ;
Vous m’en voyez encor tout joyeux et tout fier.
MADAME TALLIEN, de manière à n’être pas entendue du fournisseur.
C’est fort bien. À chacun sa part, mon capitaine :
Aux uns l’argent, à vous la couronne de chêne.
À Barras, qui vient lui baiser la main.
Quoi de nouveau, Barras ?
BARRAS.
Mais rien. Le montagnard
S’agite ; l’émigré conspire d’autre part.
Baste ! convulsions de mourant. – Mes nouvelles,
C’est que les vins sont bons, que les femmes sont belles,
Et que Garat, ce soir, chante à Feydeau.
MADAME TALLIEN.
Mon Dieu !
Feydeau, toujours Feydeau ! c’est bien ; mais c’est trop peu.
Rouvrez-nous l’Opéra, qui voit les araignées
Pendre leurs fils poudreux aux gloires indignées ;
Rendez Flore à Zéphire et Vénus aux Amours ;
Du Théâtre-Français réveillez les beaux jours,
Et brisez la prison où Scapin et Dorine
Gémissent à côté d’Auguste et d’Agrippine.
LA MARQUISE, à Barras.
Moi, je demande plus. Les airs silencieux
Ne regrettent-ils pas les carillons pieux ?
Ne voulez-vous pas rendre au soir plus poétique
Les tintements lointains de la cloche rustique,
Et le Dieu des moissons n’écoutera-t-il plus
L’humble prière, unie aux sons de l’Angélus ?
À Humbert.
Jusques à quand, au sein des temples qu’on profane,
Verra-t-on sur l’autel s’asseoir la courtisane ?
Fermerez-vous toujours au pauvre, au cœur navré,
Le sanctuaire antique, aux entrepôts livré ?
HUMBERT.
Mais, madame...
LA MARQUISE, se penchant vers lui.
Chut ! chut ! gardez votre blasphème ;
Je veux vous convertir en dépit de vous-même.
Venez demain chez moi pour la fin du sermon.
UNE JEUNE FEMME.
Et la danse ? et les bals ? quand nous les rendra-t-on ?
Nous voulons danser.
PLUSIEURS JEUNES FEMMES.
Oui.
LA JEUNE FEMME, à madame Tallien.
Donnez un bal, de grâce !
Assez de pleurs ; assez d’effroi. Le deuil nous lasse.
Voilà deux ans qu’on tue et que nous ne voyons
Que piques, échafauds, carmagnoles, haillons.
Deux ans que nous n’osions sortir que sous la bure.
Nous avons soif d’éclat, de fêtes, de parure ;
Nous voulons essayer si notre épaule encor
Saura porter la gaze et les paillettes d’or,
Si nos pieds, alourdis par leur rude chaussure,
De la valse légère ont gardé la mesure.
Vite le bal, les fleurs, les perles, le satin,
Et l’orchestre, et les feux que pâlit le matin !
UN MUSCADIN, grasseyant.
Pour répondre, madame, à ces vœux unanimes,
On vient d’organiser le grand bal des victimes.
MADAME TALLIEN.
Qu’est ceci ?
LE MUSCADIN.
C’est un bal où seront invités
Tous ceux dont les parents sont morts décapités.
Nous en avons réglé l’étiquette d’avance,
Et tout, jusqu’au salut, sera de circonstance.
Il faut baisser le cou d’un brusque mouvement,
Comme s’il allait choir. – Tenez : voici comment.
Il fait le geste du salut à la victime.
Les femmes danseront, le cyprès sur la tête.
C’est piquant, n’est-ce pas ?
MADAME TALLIEN.
Oui, très gai. – Quand la fête ?
LE MUSCADIN.
Dans vingt jours, à Marbœuf.
MADAME TALLIEN.
Mais ne craignez-vous point
Du parti terroriste un assaut sur ce point ?
LE MUSCADIN.
N’ayez peur ; à l’aspect de nos cannes plombées,
Vous les verriez s’enfuir à grandes enjambées.
Humbert se lève, la Marquise le force à se rasseoir.
LA MARQUISE, bas, à Humbert.
Eh quoi ! prendriez-vous parti pour les bourreaux !
HUMBERT, se rasseyant et regardant de travers le muscadin.
Hum !
LE MUSCADIN, sans avoir vu le mouvement d’Humbert.
Nous les avons vus de près tous ces héros,
Tous ces buveurs de sang, ces meules assassines
Qui n’osent aboyer qu’autour des guillotines,
Qui n’assaillent que ceux qui ne résistent plus,
Et qui tournent le dos sitôt qu’on leur court sus.
Dans le Palais-Royal, au club, aux Tuileries,
Nous les avons rossés ainsi que leurs furies,
Fouettant la jacobine, et, quant au jacobin,
Au milieu du jet d’eau lui faisant prendre un bain.
LES FEMMES.
Bravo !
HUMBERT, se levant.
Morbleu !
LA MARQUISE, le retenant au moment où il se lève.
Restez !
HUMBERT.
Puis-je souffrir...
LA MARQUISE.
Silence.
HUMBERT.
Freluquet !
LA MARQUISE.
Point de bruit. Faites-vous violence.
Je le veux.
HUMBERT.
Mais...
LA MARQUISE.
Je vous en prie.
Humbert ne bouge plus.
LE MUSCADIN.
Oh ! ce n’est rien ;
Ils ont encor leur club, ce noir repaire ; eh bien,
Nous les assiégerons-chez eux, à coups de pierre,
Et nous enfumerons l’hyène en sa tanière.
MADAME TALLIEN.
Oui, oui, preux chevalier, allez ; coupez en deux,
D’un coup de Durandal, ces Sarrasins hideux.
On entend des accords.
Mais écoutons d’abord l’appel des bons génies :
L’archet de Viotti prélude aux symphonies.
BARRAS.
Tous les enchantements renaissent sous vos doigts.
L’Arcadie est ici.
MADAME TALLIEN.
Mais Chypre est à Gros-Bois.
On sort du salon.
LA MARQUISE, à Humbert.
Restons, et donnez-moi le bras.
Elle l’amène sur le devant du théâtre.
Scène IV
LA MARQUISE, HUMBERT, lui donnant le bras
LA MARQUISE.
C’est le salaire
D’un premier mouvement dompté pour me complaire.
HUMBERT.
Pourquoi m’avoir contraint...
LA MARQUISE.
Parce qu’il ne faut pas
Qu’avec un muscadin vous ayez des débats ;
Parce qu’il a raison, et qu’il me serait triste
De voir en vous l’appui du parti terroriste.
HUMBERT.
Mais sous ce nom...
LA MARQUISE.
Peut-être ai-je voulu savoir,
Simplement, si j’avais sur vous quelque pouvoir.
HUMBERT.
Hélas ! l’essai, madame, était bien inutile,
Car il n’est plus en moi de vous être indocile ;
Je ne sais quels souhaits vous pourriez inventer
Que je ne prisse pas plaisir à contenter.
Je ne puis plus longtemps me cacher à moi-même
Que je subis en plein votre empire suprême ;
Et je crains bien déjà de ne jamais trouver
La force dont j’aurais besoin pour le braver,
LA MARQUISE.
Eh ! pourquoi donc braver une autorité douce,
Qui vous plie au pardon et vers le bien vous pousse ?
Dans ces chocs où, tantôt vaincus, tantôt vainqueurs,
Même les généreux s’emportent aux rigueurs,
Est-ce un mal qu’arrêtant leur fougue irréfléchie,
L’amitié les ramène à l’équité franchie ?
L’attachement naissant fait juger sa valeur
Selon qu’on y devient ou moins bon ou meilleur,
Et vous pouvez subir celui qui vous incline
Vers la concorde humaine et vers la loi divine.
Le faisant asseoir sur le sofa, dans le boudoir, et lui tendant la main.
Nous sommes des amis, n’est-ce pas ? tout de bon.
Des amis dévoués et dignes de ce nom ?
Vous acceptez le joug où ma main vous attelle ?
HUMBERT.
Oui, madame.
LA MARQUISE.
Eh bien donc, faites preuve de zèle :
– Mon beau-frère...
Scène V
LES MÊMES, LE VICOMTE DE VAUGRIS
LE VICOMTE, s’approchant de la Marquise, et la saluant.
Marquise...
LA MARQUISE.
Eh ! monsieur de Vaugris !
D’où venez-vous ? Comment êtes-vous à Paris ?
Pourquoi dans ce salon ?
LE VICOMTE.
Oh ! l’histoire est jolie ;
Je vous la conterai plus tard.
LA MARQUISE.
Quelque folie ;
À moins que les périls où vous avez passé
N’aient eu ce rare effet de vous rendre sensé.
Deux représentants se sont approchés d’Humbert et causent avec lui.
LE VICOMTE.
Bon ! qu’est-ce que le sens ? est-ce faire la moue,
Nouer de longs projets qu’un accident dénoue,
Toujours prévoir, toujours appréhender ? Ma foi,
Ce dont on pleure ailleurs me met en gaieté, moi ;
Je me livre au hasard qui me mène à sa guise,
Et chevauche, joyeux, de surprise en surprise.
Les faits, et non pas moi, sont des extravagants,
Témoin ceux qu’on a vus depuis tantôt cinq ans.
Voilà, vous l’avouerez, de l’incompréhensible ;
Ce serait monstrueux, si ce n’était risible.
Des bourgeois souverains, des rustres généraux,
Des bottiers, des tailleurs, qui battent des héros,
Tandis que des marquis, par la contraire chance,
Se font maîtres d’escrime ou professeurs de danse,
C’est absurde, à tel point que c’est divertissant.
Lui montrant un de ceux qui passent dans le salon voisin.
Voyez-vous ce monsieur, d’or tout resplendissant ?
Il fut de mes fermiers ; avec l’argent d’un terme
Il acheta les biens dont il avait la ferme ;
Il a des millions ; moi, je n’ai plus un sou ;
Je trouve cela drôle, et j’en ris comme un fou.
Bref, depuis quinze jours que j’y suis, j’étudie
Paris, et chaque instant m’offre la comédie.
LA MARQUISE.
C’est pour ce passe-temps que vous êtes rentré ?
LE VICOMTE.
Pas tout à fait ; je suis d’ailleurs fort affairé.
Je conspire.
LA MARQUISE.
Eh ! paix donc !
Les représentants qui causaient avec Humbert s’éloignent. Humbert, resté seul, écoute, assis sur le sofa, et feuilletant une brochure posée sur le guéridon.
LE VICOMTE.
Qu’importe qu’on le sache !
On conspire partout ; personne ne s’en cache.
Il paraît que l’orgie approche de sa fin ;
Les affamés font peur à ceux qui n’ont plus faim.
Tant qu’il ne s’agissait que de faire main basse
Sur le banquet friand où nous seuls avions place,
Les bourgeois pleins d’ardeur invoquaient à grand bruit
Les principes, le droit, et tout ce qui s’ensuit ;
Mais, sitôt qu’ils ont vu qu’accourant en sous-ordre,
À leur propre gâteau le peuple voulait mordre,
Leur feu pour la justice et pour l’égalité
S’est éteint dans l’amour de la sécurité.
Les fatiguer de plus en plus, par nos tactiques,
De l’orage qui bat les flots démocratiques
Entretenir toujours une agitation,
Brouiller les sections et la Convention,
Hâter les électeurs et manœuvrer de sorte
Que l’on mette au plus tôt l’Assemblée à la porte,
Rappeler que son sein a vomi la terreur,
Et qu’il est temps enfin qu’après tant de fureur
Cette vieille mégère aille cuver dans l’ombre
Tout le sang qu’engloutit sa dictature sombre,
Voilà notre mot d’ordre ; il m’amuse beaucoup ;
Je siffle, j’applaudis, je hurle avec le loup :
« Vive la République ! » et je trouve des charmes
À la tuer chez elle avec ses propres armes.
LA MARQUISE, regardant Humbert.
Je doute fort, à voir l’un de ses assassins,
Qu’elle ait à s’alarmer beaucoup de leurs desseins.
– Enfin d’où sortez-vous ?
LE VICOMTE.
Des brouillards ; j’en échappe,
Et j’ai vu votre père à ma dernière étape.
LA MARQUISE.
Eh ! parlez donc ! – Comment est-il ?
LE VICOMTE.
Plein de vigueur.
LA MARQUISE.
Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
LE VICOMTE.
Il m’a percé le cœur.
– Marquise, vous savez que mon sort déplorable
Est de vous adorer, encor qu’inexorable.
LA MARQUISE.
Passons, je sais cela ; je vous tiens, en retour,
Pour le parfait miroir du véritable amour.
LE VICOMTE.
Eh bien, un dernier coup, si j’en crois votre père,
Terrasse ma constance et défend que j’espère.
– Un rival est vainqueur.
HUMBERT, à part, se levant.
Que dit-il !
LE VICOMTE.
En un mot,
Vous êtes mariée, ou le serez bientôt.
HUMBERT, à part.
Ô Dieu !
LE VICOMTE.
Votre beau-frère a su rendre sensible
Un cœur que mes soupirs trouvent inaccessible.
HUMBERT, de même.
Son beau-frère !
LA MARQUISE.
Quittez ce ton hors de saison ;
Celui dont vous parlez, vicomte, est en prison.
LE VICOMTE.
En prison ? Pourquoi donc n’en pas ouvrir la porte ?
Il ne tient qu’à vos yeux, marquise, qu’il en sorte.
Le comité se prend facilement, dit-on,
À l’appât féminin dont il est très glouton.
– Vous froncez le sourcil ! Auriez-vous des scrupules
À cajoler un peu nos tyrans ridicules ?
Ah ! bah ! il n’y faut pas regarder de si près ;
Servez-vous-en d’abord, vous en rirez après.
HUMBERT, s’approchant.
Oui, monsieur a raison ; c’est une bonne ruse ;
C’est avec ces gens-là comme il faut qu’on en use.
D’un scrupule vulgaire à quoi bon se piquer ?
On leur fait trop d’honneur en daignant s’en moquer.
LE VICOMTE.
Justement !
LA MARQUISE, au Vicomte, avec colère.
Taisez-vous !
À Humbert.
Et vous...
Quelques personnes se montrent au fond du salon. Le Vicomte s’approche de deux dames et cause avec elles.
HUMBERT.
D’ailleurs, madame,
Ces monstres sont encore enfants au fond de l’âme ;
Et sous leur âpre écorce et leur rigidité
Ils ont des profondeurs de sensibilité ;
On y peut aisément remuer la tendresse,
Et, pour se jouer d’eux, il faut bien peu d’adresse.
Ils n’ont pas le secret des fines trahisons
Où le régime ancien formait ses nourrissons.
Ah ! le régime ancien, c’était le temps prospère !
Montrant le Vicomte.
Monsieur et ses amis nous le rendront, j’espère.
Ce sera beaucoup mieux, alors : on n’aura plus,
À l’endroit des vilains, ces semblants superflus ;
Élevant de plus en plus la voix.
On fera par ses gens, sur l’une et l’autre épaule,
Bâtonner ceux qu’il faut qu’aujourd’hui l’on cajole !
Attirés par le bruit, les invités entrent dans le salon.
LA MARQUISE, vite, et à demi-voix.
Un mot de plus vous brouille à jamais avec moi.
Vous êtes fou. Pourquoi m’accusez-vous ? En quoi
Suis-je fausse ? Envers vous, à quoi suis-je engagée,
Qu’à la pure amitié, par vous seul outragée ?
Éloignez-vous. Déjà sur nous, de toutes parts,
L’éclat de votre ton attire les regards.
On s’est rapproché d’Humbert et de la Marquise, en les regardant curieusement.
HUMBERT, éclatant tout à fait.
Oui, je m’en vais ; je sors, pour n’y plus reparaître,
D’un salon dans lequel je ne devrais pas être.
Plût à Dieu que mon pied se fût plutôt séché
Devant ce seuil fatal, que de l’avoir touché !
Oui, je sors, mais non pas sans relever l’insulte
Que l’on ose jeter à l’objet de mon culte.
Ah ! la réaction est ici dans son camp !
Le royalisme y règne et s’y fait provoquant !
Il croit abattre, avec ses petites manœuvres,
La Révolution, ses hommes et ses œuvres !
Il croit qu’on laissera, par un lâche abandon,
Sur les pieds du Titan grimper le Mirmidon !
– Savez-vous, muscadins, vous qui fouettez les femmes,
Ce qu’ont fait, l’an dernier, ces montagnards infâmes ?
Il fallait affronter bien d autres gens que vous ;
L’Europe se ruait tout entière sur nous ;
Ils ont fait se dresser, juste au mois où nous sommes,
Quatorze corps d’armée et douze cent mille hommes,
Qui, la pique à la main, en haillons, sans souliers,
Ont repoussé l’assaut de dix rois alliés.
Ces héros, muscadins, bravant les carabines,
Battaient des Prussiens et non des jacobines ;
Ces nobles va-nu-pieds, agioteurs repus,
S’élançaient vers la gloire et non vers les écus ;
Ces Français, émigrés, défendaient la patrie
Par vous et l’étranger envahie et meurtrie.
Est-ce un souffle puissant qui pousse ces vainqueurs,
Et court en un instant dans des milliers de cœurs ?
À lutter contre lui vous sentez-vous de taille,
Et ne seriez-vous pas tous broyés comme paille ?
– Allez ! assaillez-nous d’injures ; évoquez
Le souvenir d’excès par vous seuls provoqués ;
Vous qu’un rugissement faisait rentrer sous terre,
Agacez aujourd’hui le lion débonnaire ;
La Convention peut, comme l’ancien Romain,
Sur l’autel attesté posant sa forte main,
Répondre fièrement, alors qu’on l’injurie :
« Je jure que, tel jour, j’ai sauvé la patrie ! »
Il sort. Les portes de la salle à manger sont ouvertes à deux battants par des laquais.
LE VICOMTE, présentant le bras à la Marquise.
Çà, qu’est ce diable d’homme ? En quel autre mignon
Avez-vous déniché ce gentil compagnon ?
MADAME TALLIEN, donnant le bras à Barras, et passant devant la Marquise.
Mais c’est un ouragan, chère ; je vous exhorte,
S’il fond jamais chez vous, à fermer votre porte.
Tout le monde entre dans la salle à manger.
ACTE III
L’appartement de la marquise de Maupas. Appartement élégant.
Scène première
LA MARQUISE DE MAUPAS, MADAME TALLIEN
MADAME TALLIENN, arrangeant le costume de la Marquise, habillée à la grecque.
Faisons flotter ces plis, et découvrons encor
Ce beau bras frémissant sous son bracelet d’or.
– C’est bien. Et maintenant qu’Alcibiade vienne :
« Oh ! Dieu, s’écrierait-il, la belle Athénienne ! »
Vous ne me croyez pas ? – Regardez-vous.
Elle la mène devant une psyché. La Marquise s’y regarde un instant, puis détourne les yeux avec embarras.
Mon Dieu !
Qu’est-ce donc ? vous voilà rouge comme du feu.
Quelle enfant !
LA MARQUISE.
Cela semble une étrange toilette,
Et j’ai quelque embarras à me voir ainsi faite.
MADAME TALLIEN.
Est-ce que le ciseau du Phidias divin
Sur un vivant chef-d’œuvre a dû courir en vain ?
En a-t-il dessiné l’harmonieuse forme
Pour que vous l’étouffiez sous un habit difforme ?
Et quel mal est-ce donc que d’avoir emprunté
Au pays poétique, où naquit la beauté,
Ce souple et fin tissu qui descend avec grâce
Et suit, en les voilant, les contours qu’il embrasse ?
Scène II
LA MARQUISE, MADAME TALLIEN, LE VICOMTE DE VAUGRIS
LE VICOMTE.
Par Minerve aux yeux bleus et la blonde Vénus,
Par la Nymphe qui danse au bord de l’Illissus,
Voilà ; par les dieux grecs et leur maître suprême,
Des révolutions telles que je les aime.
– À bas la poudre ! à bas jupe et paniers ! à bas
Et satins à ramage, et velours, et damas !
Arrière Pompadour ! place à vous, Aspasie !
Vivent sur un beau corps les laines de l’Asie !
Verse le vin de Chypre, esclave, verse à flots ;
Et toi, blanc messager du chantre de Téos,
Colombe, ombrage-moi de ton aile, et dépose
Le myrte sur mon front, dans ma coupe la rose.
MADAME TALLIEN, à la Marquise.
Ma calèche est en bas. Venez.
LA MARQUISE.
Pardonnez-moi ;
Mais vraiment je répugne à sortir.
MADAME TALLIEN.
Et pourquoi ?
LA MARQUISE.
Que sais-je ? Je deviens fantasque, insupportable,
Extravagante ; un rien me rend tout irritable ;
J’ai des caprices, moi qui n’en avais jamais ;
Je veux de l’inconnu ; je hais ce que j’aimais.
C’est ainsi que, cherchant, par l’ennui suffoquée,
Quelque chose de neuf dont je fusse piquée,
J’ai mis l’habillement que vous avez voulu,
Et me suis arrangée ainsi qu’il vous a plu ;
Mais, à présent, riez de mon enfantillage,
Je n’ose me montrer en pareil équipage.
Elle va s’asseoir sur un canapé.
J’ai fait cette débauche à huis clos, sans témoin,
Pour vous seule ; il suffit. Laissez-moi dans mon coin.
Aussi bien j’ai l’humeur grognon, l’esprit malade ;
Et l’on reste chez soi quand on est si maussade.
MADAME TALLIEN, allant s’asseoir auprès d’elle.
Voyons, voyons : je veux savoir d’où cet ennui.
LA MARQUISE.
De mon père. Je suis inquiète de lui.
Il ne vient pas.
MADAME TALLIEN, au Vicomte.
Voyez si ma voiture est prête,
Cher vicomte.
Le Vicomte s’incline et sort. À la Marquise.
Avez-vous revu l’homme-tempête,
Jupiter Tonnant ?
LA MARQUISE.
Non.
MADAME TALLIEN.
N’a-t-il plus bougé ?
LA MARQUISE.
Si.
J’ai reçu des billets qui demandaient merci.
MADAME TALLIEN.
Qu’avez-vous répondu ?
LA MARQUISE.
J’ai, selon ma sentence,
Laissé le criminel subir sa pénitence.
LE VICOMTE, rentrant, à madame Tallien.
Votre voiture attend, madame.
LA MARQUISE, au Vicomte, penché sur le dossier du canapé entre elle et madame Tallien.
Allez un peu,
Vicomte, à la fenêtre admirer le ciel bleu.
Madame Tallien lui fait également signe d’aller à la fenêtre.
LE VICOMTE, faisant la moue et se dirigeant lentement vers la fenêtre.
Il est gris.
LA MARQUISE.
Regardez si la rue est vivante,
Ou lisez la gazette : elle est fort émouvante.
LE VICOMTE, avec humeur.
N’est-il point de poupée à quoi me divertir ?
LA MARQUISE.
Choisissez de rester là-bas, ou de sortir.
LE VICOMTE, avec un geste de docilité empressée.
Je reste.
Il va vers la fenêtre et disparaît un moment sur le balcon.
LA MARQUISE, à madame Tallien.
Cependant, plus de cent fois peut-être,
L’ayant vu tristement errer sous ma fenêtre,
Une pitié m’a prise, et j’ai, dès hier soir,
Mandé par un billet qu’on peut venir me voir.
MADAME TALLIEN.
Et vous le reverrez sans trop de répugnance ?
LA MARQUISE.
Mon Dieu ! que vous dirai-je ? – Est-ce instinct de vengeance ?
Est-ce pour savourer le trouble et le respect
Que chez un démocrate éveille mon aspect,
Pour courber un de ceux que ce prestige irrite
Sous le vieil ascendant de ma race proscrite ?
Est-ce orgueil féminin de vaincre un révolté,
Et d’entrer la première en un cœur indompté ?
Le fait est qu’il m’occupe et m’attache, et que j’aime
À lire mieux que lui dans le fond de lui-même.
J’observe en souriant ses mouvements naïfs
Dont nul ne se dérobe à mes yeux attentifs.
Cette étude est pour moi, quand je n’ai rien à faire,
Une distraction. – Voilà toute l’affaire.
MADAME TALLIEN, souriant.
Eh bien, étudiez. C’est un amusement
Que je me donne aussi sur vous, en ce moment.
– Cependant, quels que soient ses penchants ou les vôtres,
En l’étudiant, lui, n’oubliez pas les autres.
J’ai travaillé pour vous, chère ; mais sachez bien
Que devant son véto nous ne pouvons plus rien,
Que dans le comité lui seul nous est contraire,
Et qu’on eût élargi, sans lui, votre beau-frère.
LA MARQUISE.
Quoi !
MADAME TALLIEN.
Peut-être, après tout, n’est-il pas fort pressé
De vous rendre, ma belle, un heureux fiancé.
LA MARQUISE, vivement.
Non. L’on vous a trompée, et c’est lui faire outrage.
Non. Il peut éclater comme un soudain orage ;
Mais ou bien mon instinct n’est plus que fausseté,
Ou je l’affirme pur de cette lâcheté.
LE VICOMTE, vers la fenêtre.
Marquise, si, sans trop de désobéissance,
Je puis d’ouvrir la bouche implorer la licence,
Je vois venir Brutus-Coclès-Publicola.
LA MARQUISE.
Qui donc ?
LE VICOMTE.
Je ne sais pas le nom de ces gens-là ;
C’est votre gracieux ami, le camarade
Qui nous fit, l’autre jour, cette belle algarade.
La Marquise se lève.
Ah ! il s’arrête ; il fait encore un ou deux pas ;
Il revient ; il hésite ; il entre ; il n’entre pas ;
Il entre. S’il y va toujours de cette sorte,
Il lui faudra du temps pour sonner à la porte.
MADAME TALLIEN, à la Marquise.
Au revoir.
Au Vicomte.
Votre bras, s’il vous plaît.
LE VICOMTE, à la Marquise.
Je reviens,
Marquise.
MADAME TALLIEN.
Point du tout, monsieur. Je vous retiens.
LA MARQUISE, au Vicomte.
Allez. Je vous permets de changer d’esclavage.
LE VICOMTE, bas, à la Marquise.
Y songez-vous ! rester seule avec ce sauvage !
Mais il vous mangera.
LA MARQUISE.
Bah ! Orphée, entouré
D’animaux carnassiers, n’en fut pas dévoré.
LE VICOMTE, pendant que madame Tallien s’arrange.
Ah ! marquise, marquise ! ah ! vous me faites peine.
Vous vous encanaillez, la chose est trop certaine.
Si c’était pour berner des croquants, rien de mieux ;
Mais non, dans tout ceci je sens du sérieux.
– Il faut par un grand coup vous sauver de vous-même :
Aimez-moi ! prenez-moi comme un remède extrême ;
Par cet acte héroïque, ô marquise, restez
Fidèle à ce que veut le sang dont vous sortez...
Scène III
LA MARQUISE, MADAME TALLIEN, LE VICOMTE, UNE FEMME DE CHAMBRE
LA FEMME DE CHAMBRE, annonçant.
Monsieur Humbert.
MADAME TALLIEN, à la Marquise.
Adieu.
LA MARQUISE, entraînant madame Tallien vers sa chambre à coucher.
Je me trouve trop nue.
À la femme de chambre.
Un manteau.
Elle entre rapidement dans sa chambre, suivie de madame Tallien.
MADAME TALLIEN, au Vicomte, du seuil de la chambre.
Recevez.
Scène IV
HUMBERT, LE VICOMTE DE VAUGRIS
LE VICOMTE, assis commodément, et prenant ses aises. Il regarde un moment, sans se déranger, Humbert étonné ; puis, inclinant légèrement la tête.
Monsieur, je vous salue.
Veuillez vous asseoir.
HUMBERT.
Mais... je ne m’explique pas...
Je croyais être chez madame de Maupas.
LE VICOMTE, gracieusement.
En effet.
HUMBERT.
Mais alors, monsieur...
LE VICOMTE.
Je la remplace,
Aussi bien que je puis, quoique avec moins de grâce.
S’il vous plaît me donner quelque éclaircissement,
Je le lui transmettrai, monsieur, fidèlement.
HUMBERT, s’asseyant.
J’aime mieux, s’il vous plaît, me passer d’interprète.
LE VICOMTE.
La marquise est encor, monsieur, à sa toilette.
Les femmes, vous savez, sont lentes sur ce point ;
Il peut vous ennuyer d’attendre longtemps.
HUMBERT.
Point.
LE VICOMTE.
D’autant plus qu’elle essaye une parure neuve,
– Ses habits de noce.
HUMBERT.
Ah !
Il se lève.
LE VICOMTE.
On ne peut rester veuve
À vingt ans, n’est-ce pas ? – Vous semblez trépigner ?
Je vois bien que l’ennui commence à vous gagner.
HUMBERT.
Non.
LE VICOMTE.
Mais je crains que si.
HUMBERT.
Non, non, non.
LE VICOMTE.
La marquise,
Avouez-le, monsieur, est une femme exquise.
Le comte est un heureux mortel, ventre-saint-gris !
N’est-il pas vrai ?
La Marquise rentre, à demi enveloppée dans un manteau.
Scène V
HUMBERT, LE VICOMTE, LA MARQUISE, MADAME TALLIEN
MADAME TALLIEN, allant vers la porte.
Venez, cher monsieur de Vaugris.
LE VICOMTE, à part, regardant Humbert.
Va, sans-culotte, va ; je te cède la place,
Mais non pas sans t’avoir fait faire la grimace.
Il se lève, va vers la Marquise, et lui prend la main, qu’il baise tendrement.
Adieu, marquise !
Il revient, et lui baise encore la main.
Adieu, marquise !
LA MARQUISE, retirant sa main.
Assez d’adieux.
Le Vicomte sort, donnant le bras à madame Tallien, et, avant de sortir, envoie encore un geste d’adieu à la Marquise.
HUMBERT, le suivant des yeux.
Qu’un soufflet irait bien sur ce fat odieux !
Scène VI
LA MARQUISE, HUMBERT
Moment de silence.
LA MARQUISE, assise, à Humbert debout.
Êtes-vous repentant... du profond de votre âme ?
HUMBERT.
Oui, madame.
LA MARQUISE.
Êtes-vous bien confus ?
HUMBERT.
Oui, madame.
Je suis ce qu’il vous plaît que je sois.
LA MARQUISE.
Ainsi donc,
Vous sentez votre faute et demandez pardon.
HUMBERT.
Je sens que je ne puis vivre avec votre haine.
LA MARQUISE, le faisant asseoir.
Venez là. – D’où naquit cette fureur soudaine ?
HUMBERT.
C’est que...
LA MARQUISE.
Quoi ?
HUMBERT.
Je croyais, et vous m’aviez permis
De croire...
LA MARQUISE.
Quoi ? Parlez.
HUMBERT.
Que nous serions amis.
LA MARQUISE.
Eh bien ?
HUMBERT.
Le brusque avis de votre mariage
Comme un coup de tonnerre a rompu ce mirage.
LA MARQUISE.
Vous avais-je rien dit, en nos deux entretiens,
Qui me fit supposer libre de tous liens ?
HUMBERT.
Non.
LA MARQUISE.
Pour savoir de moi si j’étais engagée,
Vous-même, m’avez-vous alors interrogée ?
HUMBERT.
Non.
LA MARQUISE.
Eh bien, dites-moi, pourquoi vous fâchez-vous ?
HUMBERT, se levant.
Parce que je vous aime, et que je suis jaloux.
– Pardonnez à ce cri de douleur ; je vous jure
Qu’il exprime, madame, une rude torture.
Je ne suis pas de ceux qui parlent galamment,
Et pour qui ces aveux sont un amusement.
Je suis un fils du peuple et j’en ai la furie ;
J’exècre à la mort, j’aime avec idolâtrie ;
Et j’aime d’autant plus que je n’ai pas aimé,
Qu’à cette passion j’ai cru mon cœur fermé,
Que je la méprisais, avant d’en faire épreuve,
Et qu’elle a pris d’assaut une âme toute neuve.
Ah ! comme mes regards ont bien bu le poison !
Comme il faut peu de temps pour perdre la raison !
Si vous saviez combien mes volontés contraires
Ont roulé de projets, lâches ou téméraires !
Combien de fois je suis sorti, je suis rentré,
Courant et m’arrêtant comme un homme égaré ;
Quel dégoût j’ai de tout, quelle fièvre me chasse
De partout, et me fait errer de place en place !
– Que viens-je faire ici ? quelle ardeur de souffrir
Au-devant des douleurs me fait encor m’offrir ?
Car ne supposez pas qu’aucun espoir m’abuse
Et me fasse entrevoir une lueur confuse.
Je n’espère, n’attends, et ne demande rien.
Je n’en ai pas le droit, d’ailleurs ; je le sais bien.
Tout nous sépare : esprit, mœurs, langage, origine ;
Non que devant la race un vieux respect m’incline ;
Je tiens que désormais nos titres sont conquis,
Et qu’un représentant vaut au moins un marquis ;
Mais l’éducation dont vous fûtes nourrie,
Contre ce droit nouveau malgré vous se récrie.
Je sais cela ; je sais que, maîtresse de vous,
Vous pouviez librement faire choix d’un époux.
Oui, c’est vrai ; mais je suis jaloux jusqu’à la rage ;
Mais tout en moi frémit de votre mariage ;
Mais, rien que d’y penser, rien que d’imaginer
Qu’il est un homme à qui vous allez vous donner,
Cette image, malgré ma soumission vaine,
Fait courir des bouillons de fureur dans ma veine.
– Je suis jaloux de tout : ce fat s’est avisé
De vous baiser la main ; je l’aurais écrasé.
Pourquoi supportez-vous son audace profane ?
– Pourquoi cet habit grec, ce tissu diaphane
Qui laisse dévorer par le regard ardent
Des lignes que trahit un voile accommodant ?
Laissez ces modes, vous que la pudeur décore,
À celles dont jamais le front ne se colore.
Quoi ! d’autres vous ont vue !
Mouvement de la Marquise.
Ah ! pardonnez ! Mais quoi !
Sais-je ce que je dis ? Je ne suis plus à moi.
Moi, soldat endurci par le métier des armes,
Peu s’en faut à vos pieds que je ne fonde en larmes.
LA MARQUISE, émue, se lève et va vers lui.
Allons ! ne pleurez pas ! Voyons ! On vous défend
D’être si malheureux. Vous êtes un enfant.
Vous me serez un frère ; est-ce pas-quelque chose
Qu’une gentille sœur avec laquelle on cause,
Qui vous ouvre son âme, entre dans vos secrets,
Et vous gronde d’abord pour vous sourire après ?
Si, m’étant enchaînée avant de vous connaître,
De se donner à vous mon cœur n’est plus le maître,
Tout autre sentiment doit-il s’évanouir ?
Ne peut-on qu’épouser les femmes ou les fuir ?
Elle lui prend la main et le fait asseoir à côté d’elle.
Du courage, ami. – Là ! causons avec sagesse ;
Éclaircissons un point où l’honneur s’intéresse.
On m’a dit, – j’ai bien loin rejeté ce soupçon, –
Que vous seul reteniez mon beau-frère en prison,
Et que le comité, tout d’abord favorable,
N’a trouvé que chez vous un vote inexorable.
Ce rapport, n’est-ce pas, vous a calomnié,
Et je n’ai pas besoin, vraiment, qu’il soit nié ?
HUMBERT, se levant.
Ce rapport est exact.
LA MARQUISE, tressaillant.
Comment !
HUMBERT.
Votre beau-frère
Aux Anglais, en Vendée, a servi d’émissaire.
J’en ai la preuve en main. J’aurais trahi l’État
Si, mandataire, j’eusse abusé du mandat
Au point de dérober un crime à la justice,
Et de rendre aux Bourbons un dangereux complice.
LA MARQUISE.
Et ne craignez-vous pas qu’on ne puisse entrevoir
La vengeance assouvie à l’ombre du devoir ?
Voulez-vous, dans un duel que le bourreau termine,
Combattre vos rivaux à coups de guillotine ?
HUMBERT.
Armez-vous d’un poignard, de grâce, et tuez-moi ;
Ce sera moins cruel que ces insultes. Quoi !
Je me vois accusé d’une vengeance lâche
Si je ne trahis pas les devoirs de ma tâche,
Quoi ! je dois les trahir, étrange dévouement !
Pour jeter dans vos bras, moi-même, votre amant !
LA MARQUISE.
Oui, l’effort que je veux n’est pas d’un cœur vulgaire,
Et tous ne feraient pas ce que vous devez faire ;
Mais, vous mettant plus haut que le niveau commun.
J’attendais plus de vous qu’on n’attendrait d’aucun.
– Croyez-moi, croyez-en l’instinct sûr d’une femme,
N’écoutez en ceci que votre grandeur d’âme,
Et, par cette raison que vous êtes jaloux,
Délivrez le rival qui sera mon époux.
Inconnu, vous deviez l’abandonner au juge ;
Ennemi, c’est chez vous qu’il doit trouver refuge,
Et je vous le demande, en grâce, avec ferveur,
Pour son salut – et pour la gloire du sauveur.
HUMBERT.
Vous l’aimez ?
LA MARQUISE.
Il se peut. Admettez que je l’aime.
Qu’importe ! Sauvez-le, par respect pour vous-même.
HUMBERT.
Vous l’épouserez ?
LA MARQUISE, le regardant fixement.
Oui. – Mais, de mon cœur exclus,
En le laissant périr vous me perdrez bien plus.
Songez, si vous m’aimez, que de votre conduite
Dépendra mon estime augmentée ou détruite,
Que votre attachement, selon qu’il doit agir,
Va me glorifier ou me faire rougir,
Et qu’il peut être doux, ne m’ayant pas pour femme,
De me laisser du moins quelque regret dans l’âme.
HUMBERT.
Eh bien, madame ! eh bien !... vos vœux seront comblés.
J’y consens : qu’il soit fait comme vous le voulez.
Membre du comité, de mon seing responsable,
Je ne puis pas signer la grâce d’un coupable,
Mais je puis déposer, et je vais, de ce pas,
Déposer le mandat que je n’enfreindrais pas.
Mes collègues alors, libres par ma retraite,
Pourront suivre la pente où, seul, je les arrête,
Et leur sceau complaisant délivrera demain
Le prisonnier qu’attend le don de votre main.
LA MARQUISE.
Vous le ferez ?
HUMBERT.
C’est fait. – Adieu, soyez heureuse.
Vous revoir me serait chose trop douloureuse ;
Adieu. Je m’en vais, seul, et d’ombre enveloppé,
Cacher le coup mortel dont vous m’avez frappé.
LA MARQUISE, toujours assise.
Restez encore un peu.
HUMBERT.
Non. Je vous ai trop vue.
Pour Dieu ! laissez-moi fuir votre aspect qui me tue.
LA MARQUISE.
Restez. – Je ne suis pas enchaînée à tel point,
Peut-être, que ma foi ne se dégage point.
HUMBERT.
Que dites-vous ?
LA MARQUISE.
Peut-être, en s’en donnant la peine,
Trouverait-on moyen de rompre cette chaîne.
HUMBERT.
Grand Dieu ! dites-vous vrai ? ne vous raillez-vous pas ?
LA MARQUISE, affectueusement, en se levant.
Non. D’un œil anxieux j’ai suivi vos combats,
Flottant entre l’espoir de vous voir magnanime,
Et la peur qu’il fallût vous ôter mon estime.
Vous sortez. Dieu merci, de la lutte en vainqueur,
Et ce trait, je l’avoue, est puissant sur mon cœur.
Je crois que, si ma main est au comte ravie,
Je me rachète assez en lui sauvant la vie,
Et qu’à d’autres desseins je me pourrais plier,
Si je trouvais quelqu’un qui m’en voulût prier.
HUMBERT.
Puissances du ciel ! qui ! moi ! je puis, sans folie,
Prétendre...
LA MARQUISE.
Oh ! ce n’est pas une chose accomplie.
Si bonnes qu’envers vous soient mes intentions,
Encore y faut-il bien quelques conditions.
Il existe, ce semble, un assez bel abîme
De vous, la République, à moi, l’ancien régime,
Pour entrer pas à pas dans ce fossé profond,
Et ne pas le sauter, tout d’un coup, d’un seul bond.
– Je suis ambitieuse, et la gloire où j’aspire,
C’est d’être une Égérie au bienfaisant empire.
Vous êtes éloquent ; un passé respecté,
Toujours ferme en sa ligne et pur de cruauté,
D’un crédit légitime armant votre parole,
Dans la Convention vous a fait un grand rôle,
Et vous valut l’honneur d’avoir plus d’une fois
Attaché votre nom à d’importantes lois ;
Il me plaît désormais que, sous mon influence,
Vous l’attachiez aux lois que veut la conscience.
Par exemple : jamais je ne m’engagerai
Dans un nœud que l’autel n’aura pas consacré ;
C’est un point résolu chez moi, car je confesse
N’être pas philosophe et tenir à la messe.
Si donc auprès de moi vous avez le dessein
De vous agenouiller sur le même coussin,
Selon que vos ardeurs ont plus ou moins de flamme,
Hâtez-vous ou tardez de rouvrir Notre-Dame.
HUMBERT.
Ah ! tout ce qu’une force humaine peut tenter,
Un esprit concevoir, un bras exécuter,
Tout ce que n’exclut pas ma foi républicaine,
Tout sera fait ; en tout vous serez souveraine.
Respirant longuement.
Ah ! Dieu ! sur l’échafaud, le pâle criminel,
Quand il reçoit sa grâce au lieu du coup mortel,
Haletant, effaré, d’un poumon moins avide
Aspire l’air qui rentre en sa bouche livide.
– Oh ! que vous êtes belle ! oh ! l’habit bien choisi !
Que vous avez bien fait de vous parer ainsi !
– Vous pourriez être à moi ! vous !
LA MARQUISE, prenant un médaillon et le lui donnant.
Cette miniature
Reproduit, me dit-on, assez bien ma figure.
Prenez ; et devant elle en contemplation,
Refaites, s’il se peut, votre éducation.
Dès que vous sentirez un accès de colère,
Regardez-la.
Humbert prend le médaillon et couvre de baisers la main de la Marquise.
Scène VII
LA MARQUISE, HUMBERT, LE COMTE D’ARS
LE COMTE, entrant précipitamment.
Ma fille !
LA MARQUISE.
Ah !
LE COMTE.
Ma mie !
LA MARQUISE, se jetant dans ses bras.
Ah ! mon père !
Pendant qu’ils se tiennent embrassés, Humbert se retire ; arrivé devant eux, il salue le Comte, et s’incline devant la Marquise, qu’il regarde tendrement. Il sort.
LE COMTE, suivant des yeux Humbert.
Bonjour, ma chère enfant !
LA MARQUISE.
Enfin, je vous revois !
Scène VIII
LA MARQUISE, LE COMTE
LE COMTE.
Quel est cet homme ?
LA MARQUISE.
C’est un représentant.
LE COMTE.
Quoi !
Vous avec ces bandits ! chez vous un pareil hôte !
LA MARQUISE.
Mon père, c’est Humbert, – notre compatriote,
– Le fils du tonnelier, – dont vous aviez jadis
Protégé l’esprit vif et les instincts hardis.
LE COMTE, s’asseyant.
Oui, oui, développez l’esprit chez cette engeance,
Voilà ce qu’ils feront de leur intelligence !
– Et pourquoi, s’il vous plaît, par quel goût singulier,
Vous voit-on accueillir le fils d’un tonnelier ?
LA MARQUISE.
Mais si vous êtes là, mais si je vous embrasse,
Mon père, c’est à lui que j’en dois rendre grâce ;
Si, n’étant plus inscrit parmi les émigrés,
Vous rentrez aujourd’hui dans vos biens séquestrés,
C’est au représentant, à l’homme sans naissance,
C’est à lui que revient notre reconnaissance.
LE COMTE.
Comment ?
LA MARQUISE.
N’avez-vous pas reçu mes lettres ?
LE COMTE.
Non.
LA MARQUISE.
De la liste proscrite on ôte votre nom.
LE COMTE, se levant.
Je refuse. Ne plaise à Dieu que je descende
À devoir un service à quelqu’un de leur bande !
Je traverse la France en inconnu ; j’entends
Rester proscrit ; je vais où mon drapeau m’attend.
Quant aux biens confisqués, la journée est prochaine
Où mon épée aura reconquis mon domaine ;
Sinon, je finirai par un coup de fusil,
Ou prendrai de nouveau le chemin de l’exil.
LA MARQUISE.
Ah ! que m’annoncez-vous ! quel désastre s’apprête !
Dans quel acte imprudent jouez-vous votre tête ?
Comment espérez-vous, instruit par le passé,
Relever un parti tant de fois terrassé ?
Comment des fugitifs se flattent-ils d’abattre
Ceux que l’Europe en vain essaya de combattre ?
LE COMTE.
Sachez que, cette fois, tout conspiré pour nous,
Et qu’on n’aura jamais frappé de si grands coups.
Puisaye est notre chef ; un prince l’accompagne ;
L’Angleterre fournit ses vaisseaux ; la Bretagne
Est en armes ; Stofflet s’ébranle ; en un moment,
De cités en cités courra l’embrasement.
Rendez-vous est donné sur la plage bretonne
Aux émigrés du Rhin, de Londres et de Vérone ;
Honte à tout gentilhomme, indigne de ce nom,
Qui manque, jeune ou vieux, à l’appel du canon !
J’y vole. – Mais, avant que je tire l’épée,
Ôtez-moi d’un souci dont j’ai l’âme occupée :
Ai-je mal vu ? J’ai cru voir ce républicain,
Cet Humbert, s’inclinant et vous baisant la main !
LA MARQUISE.
C’est vrai, je le confesse, et je suis trop sincère
Pour ne pas compléter un aveu nécessaire :
J’ai trouvé dans Humbert un cœur digne de moi ;
Quand vous êtes entré, je lui donnais ma foi.
LE COMTE.
Vous donniez votre foi ! qui ! vous ! à cette espèce !
LA MARQUISE.
Et je n’estime pas que ce choix me rabaisse.
Vous venez de l’exil, où n’a pas pénétré
Le profond changement par cinq ans opéré ;
Cinq siècles eussent fait moins de métamorphoses,
Et moins bouleversé l’ancien état des choses.
On est entré, mon père, en un âge nouveau ;
L’égalité sur tous a posé son niveau ;
Une seule hauteur aujourd’hui le dépasse :
Elle est dans le mérite, et non plus dans la race.
– Croyez-m’en ; la misère a mûri ma raison ;
J’ai regardé plus loin que le vieil horizon ;
L’humble nécessité de travailler pour vivre
Des vapeurs de l’orgueil bientôt nous désenivre.
J’ai compris clairement qu’entre un monde fini,
Que d’impuissants regrets n’auraient pas rajeuni,
Et l’invincible essor d’un monde qui commence
Et prend possession de l’avenir immense,
Si l’on sent quelque chose en soi d’un peu vivant,
Il faut aller vers ceux qui marchent en avant ;
Et, comme je n’ai pas reculé d’épouvante,
Quand la faim a changé l’ex-marquise en servante,
Je ne vois rien non plus qui soit à faire peur,
Parce qu’une ex-servante épouse un orateur.
LE COMTE.
Qu’entends-je ! où sommes-nous ? Est-ce bien là ma fille ?
La peste populaire est-elle en ma famille ?
Se peut-il qu’à ce point vous ayez méconnu
Ce que vous vous deviez et ce qui m’était dû ?
Faut-il que, surpassant la fortune ennemie,
Ma fille à nos revers ajoute l’infamie !
– Ah ! malheureuse enfant ! Je ne vous parle pas
De tout ce que ce choix a d’ignoble et de bas :
Briser noire blason, et traîner dans la boue
Les portraits des aïeux souffletés sur la joue,
Donner pour héritière à tous ces fiers barons
Une madame Humbert, bru de leurs vignerons,
Vous, le dernier rameau de cette souche illustre,
Sur leur arbre héraldique enter le nom d’un rustre,
Ce n’est un crime au moins qu’envers notre maison,
Et ce n’est pas encor la pire trahison.
Le comble de l’horreur et de l’ignominie,
Envers notre parti c’est votre félonie,
C’est d’avoir déserté des vaincus aux vainqueurs,
Et du camp des martyrs au camp des égorgeurs.
Oubliez-vous quel fleuve, entre vous et ces hommes,
Coule chargé du sang des meilleurs gentilshommes,
Du sang de votre époux qui mourut pour sa foi,
Et, pour dire bien plus, du sang de votre roi !
– Ô Dieu ! qui me l’eût dit, qu’après ce parricide,
Ma fille deviendrait femme d’un régicide !
LA MARQUISE.
Il ne l’est pas, mon père ; il était vers le Rhin ;
S’il fît couler le sang, c’est l’épée à la main.
LE COMTE.
Qu’il ait ou non trempé dans l’affreux sacrifice,
Siégeant chez les bourreaux, il s’est fait leur complice.
– Certes, j’aimerais mieux, à présent même, ici,
Vous voir morte à mes pieds, que mariée ainsi.
Mais, si je ne puis pas vous reprendre la vie,
C’est à moi, sachez-le, que vous l’aurez ravie.
Allez, et livrez-vous à vos feux insensés !
J’atteste Dieu, vengeur des pères offensés,
Que ce ne sera pas moi vivant que ma race
Recevra sur mon chef l’affront qui la menace.
Que, si mes droits sacrés ne vous retiennent pas,
Et si pour fuir la honte il n’est que le trépas,
J’irai, sollicitant ce refuge suprême,
Aux brigands, vos amis, me dénoncer moi-même ;
Je leur révélerai mon rôle instigateur,
Mes appels incessants au bras libérateur,
Et quand sur l’échafaud j’aurai porté ma tête,
Vous pourrez de l’hymen faire apprêter la fête ;
Vous frayant sur mon corps un chemin vers l’autel,
Vous pourrez...
Il se dirige vers la porte.
LA MARQUISE, lui barrant le passage.
Ah ! cessez ce langage cruel.
Je connais mes devoirs ; pour que j’y satisfasse,
Il n’était pas besoin d’une telle menace.
– J’ai cru, je l’avouerai, les courroux amortis,
Et qu’un traité de paix, rapprochant les partis,
Dans une réciproque et juste tolérance
Confondrait les enfants de la nouvelle France ;
Mais si j’ai mal jugé, si nul enseignement
Ne fléchit la roideur de votre sentiment,
Si contre mon hymen votre arrêt se prononce,
Il suffit ; j’obéis, mon père, et j’y renonce.
LE COMTE.
Je retrouve ma fille. Embrassez-moi.
Après l’avoir embrassée, il la conduit vers un siège.
C’est bien.
Achevez, assurez votre honneur et le mien.
Je vais combattre et puis subir le sort des armes ;
Ce qui suivra ma mort m’est un sujet d’alarmes ;
Je tremble qu’après moi, libre de tout respect,
Vous ne vous rengagiez dans un lien abject.
N’emportez pas sur vous une demi-victoire ;
Ôtez-vous le pouvoir d’avilir ma mémoire.
– Celui que pour époux vous aviez accepté,
Le comte de Maupas, est-il en liberté ?
LA MARQUISE.
Oui, d’aujourd’hui.
LE COMTE.
Tenez votre ancienne promesse ;
De cet acte pieux honorez ma vieillesse ;
S’il faut m’agenouiller pour l’obtenir de vous,
Ô ma fille, voyez votre père à genoux !
LA MARQUISE, l’arrêtent au moment où il fléchit le genou.
De grâce !
Scène IX
LA MARQUISE, LE COMTE, LE VICOMTE DE VAUGRIS
LE VICOMTE, à la Marquise.
J’ai rompu mon attache, et je monte...
Reconnaissant le Comte.
Eh ! c’est vous !
Lui serrant la main.
Vous voilà revenu, mon cher comte !
LE COMTE.
Pour m’en aller.
LE VICOMTE.
Où donc ?
LE COMTE.
En Bretagne. – Vaugris,
Votre place est là-bas, et non plus à Paris.
On s’y bat.
LE VICOMTE.
On s’y bat ?
LE COMTE.
Suivez-moi.
LE VICOMTE.
Quoi ! sur l’heure ?
LE COMTE.
Sur l’heure. Laissez là l’intrigue intérieure ;
L’arme du gentilhomme, en ces occasions,
C’est l’épée, et non pas les machinations.
LE VICOMTE.
Parbleu ! c’est bien parler. – Foin des sectionnaires !
Au diable Leurs patois révolutionnaires !
Pouah ! – En Bretagne donc ! Ne partez pas sans moi !
En Bretagne !
Ils se donnent la main.
LE COMTE.
Et que Dieu combatte pour le roi !
ACTE IV
L’appartement d’Humbert. Comme au premier acte, mais orné de fleurs, de verdure et de statues.
Scène première
HUMBERT, à UN DOMESTIQUE, qui apporte des vases et des statues
Là ces marbres. – Ces fleurs sous cette cheminée.
Le domestique sort après avoir posé les fleurs.
– Fais-toi belle, à cette heure, et tâche d’être ornée,
Ô chambre austère ! Apprends que tes murs délabrés
D’un rayon de ses yeux vont se voir éclairés.
Relisant un billet.
« Soyez ce soir chez vous. »
Il baise le billet.
Cher messager ! – J’écoute,
Palpitant, tous les bruits.
Il écoute à la porte et va vers la fenêtre.
Rien. Par moments je doute.
Mais non ; elle viendra, ce billet en fait foi.
Que je le lise encore ! – Est-il possible ! quoi !
Son pied effleurera ces dalles que je touche !
L’air qu’on respire ici passera par sa bouche !
Elle, ici ! Dieu ! je crois que j’en deviendrai fou.
J’ai besoin de marcher, d’aller je ne sais où.
Il arpente la chambre à grands pas ; puis, tirant le médaillon que lui a donné la Marquise.
La voilà ! – Ses regards, les voilà ! – C’est bien elle.
Je puise en ce portrait comme une âme nouvelle ;
Je sens frémir en moi la jeunesse ; je sens
Vers d’étranges bonheurs des essors tout-puissants ;
Je bois à pleins poumons un air chargé de sèves ;
Je me repais d’espoirs, je m’enivre de rêves,
Et la vie entre à flots dans mon sein, dilaté
Au point de contenir toute une immensité.
Scène II
HUMBERT, ARISTIDE, CÉRÈS
Aristide s’avance vers Humbert, Cérès reste sur le seuil.
HUMBERT.
Ah ! tu me reviens donc, citoyen Aristide ?
ARISTIDE.
Oui ; malgré moi. Le cours des choses m’y décide.
J’ai besoin de toi.
HUMBERT.
Dis. Cela se trouve bien :
J’ai trop de joie au cœur pour te refuser rien.
ARISTIDE, allant vers Cérès, qui est restée vers le seuil, et l’amenant par la main.
Voici Cérès. – Comment la trouves-tu ?
HUMBERT.
Charmante.
ARISTIDE, solennellement.
C’est ma femme.
HUMBERT.
Permets que je te complimente.
ARISTIDE.
Elle était sur la brèche, au quatorze juillet,
Un sabre à la ceinture, au poing un pistolet.
L’éloquence des clubs a souillé dans son âme ;
Elle a fait deux discours sur les droits de la femme.
HUMBERT.
Voilà qui te promet un ménage fort doux,
Et tu ne peux manquer d’être un heureux époux.
ARISTIDE.
Elle a représenté, du haut d’un char agreste,
La déesse Raison, en manteau bleu céleste.
HUMBERT.
En vérité !
ARISTIDE.
J’ai mis la main droite en sa main,
Et c’est ainsi qu’hier fut conclu noire hymen.
La Nature eut nos vœux ; le Ciel fut noire temple.
HUMBERT.
C’est fort bien fait.
ARISTIDE.
Eh bien, profite de l’exemple.
Va-moi dans les faubourgs prendre une bonne enfant,
Comme elle, et plante là toutes tes ci-devant.
HUMBERT.
Veux-tu pas m’employer ? Que faut-il que je fasse ?
ARISTIDE.
Nous y viendrons. – D’abord, sais-tu ce qui se passe ?
HUMBERT.
Quoi ? que se passe-t-il ?
ARISTIDE.
Oh ! peu de chose ; rien :
Nous sommes massacrés, voilà tout.
Se rapprochant d’Humbert.
Sais-tu bien
Qu’on assomme à Paris, qu’à Lyon on égorge,
Que Tarascon, Marseille, Aix, sont des coupe-gorge ?
Sais-tu qu’un régiment d’infâmes muscadins
A dispersé le club, hier, à coups de gourdins,
Et que les comités, vendus au royalisme,
Ont aujourd’hui fermé ce foyer du civisme ?
Sais-tu que de Billaud on instruit le procès,
Que la réaction n’attend que ce succès
Pour immoler tous ceux qui, dans toutes les sphères,
Jusqu’au neuf thermidor ont pris part aux affaires ?
Si tu ne le sais pas, comment l’ignores-tu ?
À quoi, si tu le sais, s’amuse ta vertu ?
Sous la main qui te tient en laisse triomphale,
Montre aux boudoirs Hercule énervé par Omphale ;
Va, va sacrifier aux dieux que tu bravais,
Et brûle, renégat, les dieux que tu servais.
– Moi, je pars. Ce qu’on voit m’échauffe trop la bile
Pour que j’en reste ici le témoin immobile.
Tu n’as pas su, Paris, tête des nations,
Garder le feu sacré des révolutions ;
Les thermidoriens te souillent ; je secoue
Mes souliers contre toi, Babylone, Capoue !
– Parle à Hoche de moi ; dis-lui...
Scène III
HUMBERT, ARISTIDE, CÉRÈS, HOCHE
HUMBERT.
Tiens, parle-lui
Toi-même.
ARISTIDE.
Général, tu vas en Bretagne ?
HOCHE.
Oui.
ARISTIDE.
Si tu veux dans tes rangs un grenadier solide
Qui ne boudera pas au feu, prends Aristide.
HUMBERT, à Aristide.
Bravo ! noble projet !
À Hoche.
Prends-le ; je t’en réponds.
Bas.
C’est un esprit grossier, mais les instincts sont bons.
ARISTIDE, présentant Cérès à Hoche.
Pour Cérès, ne pouvant pas être grenadière,
Elle s’offre à servir en simple vivandière.
– N’est-il pas vrai, Cérès ?
CÉRÈS, d’une voix forte.
Vive la nation !
ARISTIDE.
Hein ! comme elle a poussé cette exclamation !
Quel accent !
HOCHE.
Accordé.
ARISTIDE.
Merci.
Contemplant Cérès avec admiration.
Mort de ma vie !
Aura-t-elle bon air à verser l’eau-de-vie !
CÉRÈS, allant à Hoche et lui frappant sur l’épaule.
Merci, Lazare ! – Va, l’on a cœur au travail.
Montrant ses bras.
Vois ça : ça ne sait pas jouer de l’éventail ;
Mais faut-il dégager et pousser une roue,
Les bras dans le cambouis et les pieds dans la boue ?
C’est pour la République : à l’ouvrage ! – Un exprès ?
En selle ! – Un tirailleur ?
Faisant mine de mettre enjoué.
Pif ! paf !
ARISTIDE, l’emmenant.
Allons, Cérès !
Il sort avec elle. Cérès, avant de sortir, fait à Hoche et à Humbert le salut militaire.
Scène IV
HUMBERT, HOCHE
HOCHE, serrant la main de Humbert.
Bonne nouvelle, Humbert : tu vas être des nôtres.
Mes plans sont adoptés ; j’ai pleins pouvoirs, entre autres
Le choix des généraux qui commandent sous moi.
J’emmène un adjudant ; cet adjudant, c’est toi.
HUMBERT.
Moi !
HOCHE.
Beaucoup prétendaient au poste où je t’appelle ;
Mais je t’ai réservé cette gloire nouvelle.
– Sois prêt demain.
HUMBERT.
Demain !
HOCHE.
Eh quoi ! balances-tu ?
HUMBERT.
Demain !
HOCHE.
Par quel obstacle as-tu l’air combattu ?
HUMBERT.
Écoute : accorde-moi vingt jours, – un délai moindre :
Dix jours, – cinq seulement, et je cours te rejoindre.
HOCHE.
Crois-tu donc que l’Anglais attendra ton loisir,
Et qu’on ne se battra que sous ton bon plaisir ?
Veux-tu courir le risque, en perdant des journées,
De n’arriver qu’après les batailles données ?
Quoi ! tu n’accueilles pas avec plus de chaleur
La belle occasion offerte à ta valeur,
Et faut-il que ce soit Cérès, la vivandière,
Qui te donne à toi-même une leçon guerrière ?
– Viens demain en Bretagne, ou plus tard ne viens pas.
C’est à prendre ou laisser.
LE DOMESTIQUE, annonçant.
Madame de Maupas.
HUMBERT.
Juste ciel !
HOCHE.
Je comprends.
HUMBERT, allant ouvrir la porte à droite, pour faire sortir Hoche.
Va-t’en vite !
HOCHE.
Une femme !
Voilà ce qui t’enlève au camp qui te réclame !
HUMBERT, d’un ton suppliant.
Va-t’en !
HOCHE.
Je voulais bien l’apprivoiser un peu ;
Mais à ce point-là, non. Ceci passe le jeu.
HUMBERT, lui faisant signe de sortir.
Par pitié !
HOCHE.
Par pitié, je reviens tout à l’heure.
Il sort.
Scène V
HUMBERT, LA MARQUISE, entrant par la porte à gauche
HUMBERT, introduisant la Marquise.
Soyez la bienvenue en ma pauvre demeure !
Que je vous attendais ! que de fois j’ai rouvert,
J’ai relu ce billet, de mes baisers couvert !
LA MARQUISE.
Contre les coups du sort faites voire âme forte.
Ce n’est pas le bonheur, c’est le deuil que j’apporte.
HUMBERT.
Vous me glacez le sang. – Que s’est-il donc passé ?
Est-ce dans mon espoir que je suis menacé ?
Notre hymen...
LA MARQUISE.
Est rompu.
HUMBERT.
Quoi ! par qui ?
LA MARQUISE.
Par mon père.
HUMBERT.
Et vous obéissez ?
LA MARQUISE.
Ce qu’on peut dire et faire,
Je l’ai dit, je l’ai fait. Ma résolution
N’a fléchi que devant la malédiction.
HUMBERT.
Oh !
LA MARQUISE.
Me donner à vous, c’était le parricide.
HUMBERT.
Oh !
LA MARQUISE.
Humbert !
HUMBERT.
Malheureux que je suis !
Avec rage.
Ah ! perfide !
Froidement.
Et, pour mieux couronner votre manque de foi,
Vous épousez le comte ?
LA MARQUISE, tombant assise.
Ayez pitié de moi !
HUMBERT.
Oh ! tranquillisez-vous, et n’ayez nulle crainte ;
Vous n’entendrez de moi nu reproche ni plainte ;
Non, je n’offrirai pas, marquise, à vos beaux yeux
Le spectacle bourgeois d’un amant furieux.
Je vous aimai sans doute, – oui, d’une amour profonde ;
À ce point d’oublier la patrie et le monde ;
J’ai cru trouver une âme où n’était qu’un blason ;
Je m’applaudis d’avoir reçu cette leçon,
Et vois, en souriant, quelle erreur fut la mienne
Qui prit pour une femme une patricienne.
Détrompé, grâce à Dieu, je brise vos liens
Aussi docilement que vous brisez les miens,
Et rends avec transport à la chose publique
Les soins qu’envahissait votre pensée unique.
La Marquise salue et s’éloigne reniement. Elle est retenue par le cri d’Humbert.
Mort et furie ! après qu’elle m’a présenté
Tous les ravissements de la félicité,
Quand l’ordre d’espérer est sorti de sa bouche,
Que le bonheur est là, devant moi, que j’y touche,
Elle arrache la coupe à mes doigts plus ardents,
Et me brise soudain l’ivresse entre les dents !
Que n’avez-vous d’abord, ç’aurait été clémence,
Du poids de vos dédains écrasé ma démence !
Si, quand je m’enfuyais, vous m’eussiez laissé fuir,
Je n’aurais pas le droit que j’ai de vous haïr ;
Mais me faire passer des douleurs à la joie,
De la joie aux douleurs qui rattrapent leur proie,
Me meurtrir, me guérir avant de m’égorger,
Me tirer du néant pour mieux m’y replonger,
C’est l’œuvre d’un bourreau, c’est méchant, c’est féroce,
C’est un raffinement de barbarie atroce.
– Ô Dieu ! moi qui l’aimais comme l’on n’aime pas !
– Trop ! – mon honneur confus se l’avouait tout bas.
J’ai, de ma conscience étouffant le reproche,
Pour elle supporté l’étonnement de Hoche ;
J’ai vu ceux dont je fus le constant compagnon
Se déshabituer de prononcer mon nom ;
Haines, cultes travaux, génie, œuvre immortelle,
Tout enfin, tout avait disparu devant elle.
– Qu’est-ce que vous voulez que je fasse à présent ?
Comment ranimerai-je un zèle agonisant ?
Si vous voulez me rendre aux soins de la patrie,
Rendez-moi donc l’ardeur que vous avez tarie,
Rendez-moi mes élans, ma verve, mes courroux,
Et le pouvoir d’aimer autre chose que vous
Effacez votre image, et faites-moi renaître
Tel que j’étais, madame, avant de vous connaître !
Se laissant tomber sur une chaise, la tête entre les mains.
Abîme ! désespoir ! anéantissement !
LA MARQUISE, lui secouant les mains.
Humbert ! regardez-moi. – Ne fût-ce qu’un moment,
Regardez ; je le veux. – Est-ce que mon visage
D’une vive douleur ne porte pas l’image ?
Et l’altération qui fait trembler ma voix
Ne vous dit-elle pas le coup que je reçois ?
Un mot vous le dira mieux que tout : Je vous aime.
Je suis frappée au cœur aussi bien que vous-même ;
Contrainte de subir une implacable loi,
En m’arrachant à vous, je vous emporte en moi,
Et, de votre pensée à jamais poursuivie,
En d’éternels regrets je passerai ma vie.
– Oui, je vous aime. En vain un contraire devoir
M’ordonnait de cacher ce que je fais savoir ;
La raison m’engageait en vain à vous écrire ;
J’ai voulu vous revoir, Humbert, et tout vous dire ;
Je suis venue à vous, croyant que ces aveux
Vous laisseraient peut-être un peu moins malheureux,
Et qu’en l’épanchement de cette confidence
Je puiserais moi-même un peu plus de constance.
– Et maintenant, adieu.
Elle veut sortir. Humbert la retient par le bras.
HUMBERT.
Vous m’aimez !
LA MARQUISE.
Oui.
HUMBERT.
Eh bien,
Laissez là votre monde, ainsi que moi le mien !
Repoussons tous les deux la mémoire importune,
Et vous, de votre père, et moi, de la tribune !
Soyons tout l’un pour l’autre ; allons cacher au loin,
Dans quelque endroit perdu, nos amours sans témoin !
Venez ! si vous m’aimez, qu’importe tout le reste !
Il la saisit.
LA MARQUISE, se dégageant.
Laissez-moi !
Elle va vers la porte.
HUMBERT.
Vous m’aimez ! fausseté manifeste !
Mensonge !
Allant vers elle.
Sois maudite, ou suis-moi !
LA MARQUISE, de la porte.
Je ne puis.
Devant Dieu qui m’entend, je t’aime – et je te fuis.
Elle sort précipitamment.
Scène VI
HUMBERT, seul
Moment de silence. Il va comme un homme égaré ; puis, jetant contre terre le médaillon de la Marquise.
Sois broyé, médaillon donné par l’infidèle !
Brisant les vases et les statues.
Périssez, ornements que j’apprêtai pour elle !
Volez en mille éclats ! soyez pulvérisés !
Disparaissez, ainsi que mes rêves brisés !
Que ne puis-je saisir mon cœur dans ma poitrine,
L’écraser contre terre, et fouler sa ruine !
Scène VII
HUMBERT, HOCHE
HOCHE.
Quel massacre ! Holà !
HUMBERT.
C’est toi. Dieu soit loué !
Tu veux bien, n’est-ce pas, d’un second dévoué ?
HOCHE.
Oui, mais partons demain.
HUMBERT.
Demain ! c’est trop d’attente,
Pourquoi pas aujourd’hui ? Demain ! l’heure est si lente !
Marchons ! ne veux-tu pas surprendre les Anglais ?
Partons aujourd’hui même, à l’instant, sans délais !
HOCHE.
À la bonne heure donc ! voilà comme il faut être.
À ce feu généreux j’aime à te reconnaître.
HUMBERT, à part.
Que je souffre, mon Dieu !
HOCHE.
Par quel revirement,
Ayant paru si froid, es-tu si véhément ?
HUMBERT.
Eh ! comment supporter, sans entrer en furie,
L’orgueil des émigrés et leur effronterie !
Ivres déjà d’espoir, ils nous voient à leurs pieds
Confessant nos méfaits, contrits et châtiés ;
Déjà le droit divin sort du pays des ombres ;
La féodalité ramasse ses décombres ;
Messieurs de la noblesse et messieurs du clergé
Vont rajustant le bât dont le Tiers fut chargé.
Tout beau ! pour arriver au cœur de nos doctrines,
Il faut, nobles seigneurs, traverser nos poitrines.
– Oh ! vois-tu, je me sens de carnage altéré ;
Je veux baigner mes mains dans un sang exécré ;
J’appelle les clairons, la charge à coups de sabre,
Et sur les corps foulés le cheval qui se cabre.
Partons !
HOCHE.
Au point du jour il faut être en chemin.
HUMBERT.
Va, tu n’attendras pas.
HOCHE.
À demain.
HUMBERT.
À demain.
ACTE V
La place publique d’Auray. Au fond de la place, l’église gardée par des soldats ; à gauche, une auberge, des bancs et une table devant la porte ; à droite, une maison.
Scène première
MIKEL, MARGAÏT, IVONE, HOMMES et FEMMES, rassemblés sur la place, devant la maison de Margaït, d’autres groupes se forment sur la place, on voit passer des SOLDATS dans le fond
IVONE.
Que de soldats, bon Dieu ! Pourquoi ce mouvement ?
MARGAÏT.
Vous ne savez donc pas le grand événement ?
IVONE.
Non.
MIKEL.
L’on s’est rudement fusillé sur la plage.
IVONE.
Quand donc ?
MIKEL.
Cette nuit même, au plus fort de l’orage.
IVONE, joignant les mains.
Choisir un temps pareil pour se battre !
MIKEL.
Les flots
Sautaient en furieux par-dessus les îlots ;
C’est alors que les bleus ont tenté l’aventure,
Et sont entrés dans l’eau jusques à la ceinture.
Quels enragés ! il faut que ces républicains
Aient l’aile des pétrels ou la peau des requins.
MARGAÏT.
Il ne reste, dit-on, sur toute la falaise
Pas un chouan ; en mer, pas une voile anglaise.
MIKEL.
Non ; l’on n’a jamais vu de désastre pareil.
Quiberon était vide au lever du soleil ;
Poussés, l’épée aux reins, dans l’eau qui les submerge,
Vingt mille hommes noyés ou captifs !
IVONE, joignant les mains.
Sainte Vierge !
MARGAÏT.
Je sentais un malheur : hier, dans l’ouragan
Nous avons entendu siffler le Corrigan ;
Des feux follets couraient à travers les ténèbres,
Et les oiseaux de mer jetaient des cris funèbres.
MIKEL.
Moi, j’ai vu ce matin entrer les régiments ;
L’eau de mer découlait encor des vêtements.
MARGAÏT.
Et moi, j’ai vu passer, entre une double haie
De fusils reluisants dont la lueur effraie,
Les prisonniers, serrés comme un troupeau de bœufs.
C’était navrant, Mikel.
MIKEL.
Pauvres gens !
MARGAÏT.
Derrière eux
Des femmes, qui pleuraient, se traînaient sur la route :
Les femmes des captifs ou leurs filles sans doute.
En ce moment, de nouveaux soldats traversent. Les groupes se dispersent en silence.
MIKEL.
Regardez donc, Gaït, cette femme qui vient.
Comme elle paraît lasse ! à peine elle se tient.
MARGAÏT.
Ah ! je la reconnais. Elle est jeune et jolie ;
Mais c’est pitié de voir sa figure pâlie.
La pauvre créature était là, ce matin,
Accompagnant son père, un grand vieillard hautain.
MIKEL.
On dirait qu’elle veut nous aborder.
Scène II
LES MÊMES, LA MARQUISE DE MAUPAS
LA MARQUISE.
De grâce,
Ô jeune fille, un peu de lait dans uns tasse !
Je me meurs.
Elle tombe sur un banc.
MARGAÏT, la soutenant.
Doux Jésus ! elle se meurt de faim !
Vite, Mikel, du lait, du fromage, du pain !
Mikel entre dans la maison. À la Marquise.
Du courage ! on vous sert.
Mikel revient avec des provisions. Margaït présente une jatte de lait à la Marquise.
Tenez, ma chère dame :
Buvez, mangez ; cela va vous remettre l’âme.
LA MARQUISE, après avoir bu.
Ah !
Rendant la jatte à Margaït.
Merci. Vous avez bon cœur, ma belle enfant.
Que Dieu vous récompense !
Elle essaye de se lever et retombe sur le banc.
Oh ! l’air est étouffant.
– Mon Dieu ! que je suis lasse !
MARGAÏT.
Oh ! oui, vous devez l’être :
Vous arrivez à pied de Quiberon, peut-être ?
LA MARQUISE.
En effet. – C’est bien loin. Je ne sais pas comment
J’ai pu ne pas tomber vingt fois d’épuisement.
Hélas ! si ce n’était que la fatigue encore !
Mais où vont les captifs ? L’angoisse me dévore.
Quelle journée, après quelle nuit ! juste Dieu !
MARGAÏT.
Espérez. Que sait-on ? – Restaurez-vous un peu ;
Mangez.
La Marquise fait un signe de tête négatif, et repousse les aliments.
Si fait. – Mikel, mettez la nappe blanche,
Avec la venaison et le vin du dimanche.
Elle prend la Marquise par le bras, en voyant des soldats s’attabler devant l’auberge.
Et nous, rentrons. Venez au foyer vous asseoir,
Loin de tous ces soldats qui vous font peine à voir.
Elle rentre avec la Marquise.
Scène III
SOLDATS RÉPUBLICAINS, s’asseyant sur les bancs de l’auberge, autour de la table, ARISTIDE, en grenadier, CÉRÈS, en vivandière, L’AUBERGISTE
ARISTIDE, à l’Aubergiste.
Du cidre, citoyen ! Le meilleur de tes caves !
L’Aubergiste apporte du cidre et en verse aux soldats.
CÉRÈS, à l’Aubergiste, en lui tendant son panier de vivandière, où sont des bouteilles vides.
Tiens, remplis mon panier.
PREMIER SOLDAT, se levant, le verre en main.
Au brave entre les braves,
Au chef toujours vainqueur, du Rhin à l’Océan,
Qui battit l’Autrichien et qui bat le chouan,
Au preux républicain, sans peur et sans reproche,
À la santé de Hoche !
TOUS.
À la santé de Hoche !
Ils boivent.
CÉRÈS.
Puissions-nous avec lui nous embarquer un jour,
Et sur les bords anglais descendre à notre tour !
ARISTIDE, remplissant de nouveau son verre.
Ce petit cidre pique assez gaîment la lèvre.
Debout et le verre en main.
Grenadiers, à celui qui prit le fort Penthièvre :
Vive Humbert !
TOUS.
Vive Humbert !
Ils boivent.
Scène IV
LES MÊMES, LA MARQUISE, à la fenêtre de la maison où elle est entrée
LA MARQUISE.
Quel nom vient me frapper !
PREMIER SOLDAT.
Le fait est qu’il s’entend joliment à grimper.
DEUXIÈME SOLDAT, à Aristide.
Tu le connais, dis-tu ?
ARISTIDE.
Mais un peu, camarade ;
Humbert et moi, c’est comme Oreste avec Pylade.
C’est moi qui gronde quand il ne marche pas droit.
Certain écart a mis entre nous quelque froid ;
Mais il a médité ma parole rigide
Et su reconquérir l’amitié d’Aristide.
– Je ne l’ai pas quitté dans l’affaire d’hier.
PREMIER SOLDAT.
Tu fus donc des trois cents qui marchaient dans la mer ?
ARISTIDE.
Oui.
PREMIER SOLDAT.
Conte-nous ça.
ARISTIDE, figurant avec le doigt sur la table les lieux qu’il désigne.
Tiens : voici la terre ferme ;
C’est ici la presqu’île, où l’ennemi s’enferme ;
Là, le fort qui la couvre, et, derrière le fort,
Le banc de sable étroit qui la rattache au bord.
– Il fallait emporter ce fort inaccessible.
Franchir le banc de sable, en plein jour, impossible ;
Des deux côtés le feu des bâtiments anglais
En balayait le sol, labouré de boulets.
Donc, pour risquer l’assaut qu’il roulait dans sa tête,
Le général attend la nuit et la tempête.
L’orage ayant crevé, le ciel étant bien noir,
Le voilà qui s’ébranle à dix heures du soir.
Sur la langue de sable il fait filer dans l’ombre
Trois lignes...
PREMIER SOLDAT.
J’en étais, et, malgré la nuit sombre,
Les canonniers anglais nous ayant entrevus,
Les boulets, par ma foi, pleuvaient serrés et drus.
ARISTIDE.
À l’adjudant Humbert il donne trois cents hommes.
Nous entrons dans la vague, armés comme nous sommes.
CÉRÈS, montrant un point sur la table.
Ici.
ARISTIDE.
La lame roule et nous fouette les yeux ;
Plus d’un tombe, emporté par le flot furieux,
Et, pour ne rien trahir, retient son cri suprême ;
Aveuglés, suffoqués, nous marchons tout de même.
Cérès marchait aussi, bravement, sans broncher,
Sauf qu’une fois ou deux j’ai dû la repêcher.
CÉRÈS.
Vive Dieu ! quand la mer serait une chaudière,
J’y suivrais mon drapeau.
TOUS.
Bravo, la vivandière !
CÉRÈS, montrant un autre point sur la table.
Là, nous tournons le roc où le fort est construit ;
Nous grimpons au sommet, en rampant dans la nuit,
En nous pendant des mains aux roches inégales,
Et le corps balancé dans l’air par les rafales.
À mi-chemin, l’alarme est au fort ; ils avaient
Aperçu sur le roc des points qui se mouvaient ;
La fusillade éclate, et la balle ricoche ;
Bah ! nous montons plus vite ; où l’on peut l’on s’accroche
Enfin nous arrivons aux créneaux mal gardés ;
En moins d’une minute ils sont escaladés ;
La garnison se rend, et notre chef arbore
Au lieu du drapeau blanc le drapeau tricolore.
– Voilà.
ARISTIDE.
Voilà.
TOUS.
Bravo !
PREMIER SOLDAT.
Je vois encor d’ici
Flotter les trois couleurs dans le ciel éclairci.
Le soleil se levait justement, et nos troupes
Commençaient à plier sous le feu des chaloupes.
« En avant, nous dit Hoche, en avant, mes enfants !
Regardez sur le fort nos drapeaux triomphants ! »
Hourra ! l’air retentit de cris ; la charge sonne ;
Au bout de la presqu’île on nous lance en colonne,
Et les chouans, rompus, culbutés et traqués,
Entre la baïonnette et l’Océan bloqués,
Enferrés par devant ou noyés par derrière,
Sont pris comme des rats dans une souricière.
DEUXIÈME SOLDAT.
Sais-tu ce qu’on fera des captifs ?
ARISTIDE.
Les chouans
Vont être relâchés et rendus à leurs champs.
DEUXIÈME SOLDAT.
Et les émigrés ?
ARISTIDE.
Ah ! leur affaire est mauvaise ;
Pris les armes en mam sur la terre française :
Fusillés.
Mouvement.
Que veux-tu ! c’est la loi.
DEUXIÈME SOLDAT.
Cependant
Ils ont capitulé, dit-on, en se rendant.
ARISTIDE.
Ah ! bah ! capitulé ! tu te moques, sans doute.
Est-ce qu’on traite avec une armée en déroute ?
Est-ce que le décret de la Convention
Permet qu’on les reçoive à composition ?
Et n’as-tu donc pas lu l’ordre affiché naguère
Qui défend de les prendre en prisonniers de guerre ?
DEUXIEME SOLDAT.
Je dis ce qu’on m’a dit, moi ; c’est le bruit qui court.
ARISTIDE.
Et qui donc eût osé braver l’ordre du jour ?
Devant quel officier, indigne de son grade,
A-t-on capitulé ? Nomme-le, camarade.
DEUXIEME SOLDAT.
Devant Humbert.
ARISTIDE, se levant.
Mensonge ! et qui le soutiendra,
Morbleu ! c’est avec moi qu’il s’en expliquera.
Il regarde ses camarades, qui restent muets.
Payons et rentrons.
Tous se lèvent et se disposent à partir.
CÉRÈS, à Aristide, en lui montrant Hoche et Humbert, qui arrivent sur la place.
Vois Humbert et Hoche ensemble.
Les soldats saluent les généraux et sortent. Aristide donne, en passant, une poignée de main à Humbert.
Scène V
HOCHE, HUMBERT, sur la place, LA MARQUISE, sur la porte de la maison
LA MARQUISE.
Ciel ! Humbert ! Au moment de l’aborder, je tremble.
Elle reste appuyée contre le mur.
HOCHE, à Humbert.
Je suis content de toi ; c’est agir vaillamment ;
Et voilà qui vaut mieux qu’un lâche abattement.
– N’est-ce pas, cher ami, que l’odeur du salpêtre
Guérit tout désespoir, si profond qu’il puisse être ?
HUMBERT, secouant la tête.
Non.
HOCHE.
Tu l’aimes toujours ?
HUMBERT.
Plus que jamais. – D’abord
Je ne cherchais au feu qu’une honorable mort...
HOCHE.
Allons donc !
HUMBERT.
Il est vrai que l’instinct militaire,
Le vieux patriotisme et l’orgueil de bien faire,
Se réveillant soudain pendant l’engagement,
Ont dominé chez moi tout autre sentiment ;
Frappant sa poitrine.
Mais la blessure est là, toujours ; elle est mortelle.
HOCHE.
Bah ! nous t’enverrons prendre une autre citadelle.
HUMBERT, apercevant la Marquise.
Dieu ! que vois-je !
La Marquise, se voyant reconnue, s’avance lentement vers Humbert.
LA MARQUISE.
Humbert !
HUMBERT.
Quoi ! vous ici ! dans Auray !
Hoche s’éloigne un peu pour les laisser ensemble. Il va s’asseoir à quelques pas, sur un des bancs de l’auberge, et ouvre des dépêches qu’il déploie sur la table.
Scène VI
LA MARQUISE, HUMBERT
LA MARQUISE.
Savez-vous que mon père est captif ?
HUMBERT.
Est-il vrai !
Éloignez-vous, alors ! Fuyez ces lieux sinistres
Où siégeront demain les lois et leurs ministres.
LA MARQUISE, avec anxiété.
Humbert, les prisonniers invoquent votre foi :
Ils ont capitulé devant vous.
HUMBERT.
Devant moi !
C’est faux.
LA MARQUISE, avec désespoir.
C’est faux !
Elle reste un moment accablée, puis avec force en revenant vers Humbert, et en lui montrant l’église.
Mon père est là ; sauvez sa tête.
Acceptez l’acte humain qu’un bruit public vous prête.
Votre bras en frappant s’est assez signalé ;
Accordez aux vaincus d’avoir capitulé.
HUMBERT.
Moi, mentir !
LA MARQUISE, tombant à genoux.
Grâce, Humbert !
HUMBERT, la relevant.
Que faites-vous, madame !
LA MARQUISE, résistant.
J’embrasse vos genoux !
HUMBERT, la relevant de force.
Vous me déchirez l’âme.
LA MARQUISE.
Dites que les captifs ont capitulé !
HUMBERT.
Moi,
Du code militaire avoir enfreint la loi !
Parlementer, au lieu d’achever la victoire !
Ravir au général la moitié de sa gloire !
Indigne lieutenant, misérable soldat,
Désobéir au chef sur le champ du combat !
Je serais bafoué par tous mes frères d’armes,
Et c’est mon déshonneur que demandent vos larmes.
LA MARQUISE, avec emportement.
Je veux mon père, moi ; je ne sais pas quels sont
Tous ces faux points d’honneur que les soldats se font ;
Je sais qu’un mot suffit pour sauver cent victimes,
Et que les plus humains sont les plus magnanimes.
Avec effusion.
Par tous les souvenirs qu’a si bien rajeunis
Le premier entretien qui nous a réunis,
Par votre mère, Humbert, qui, de mes pleurs touchée,
Vous implore pour moi, sur votre front penchée,
Par l’amour qu’exhalait votre parole en feu,
Par celui dont vous-même avez reçu l’aveu,
Dites le mot sauveur, le mot auquel j’aspire !
HUMBERT.
Vous me mépriseriez si je le pouvais dire.
LA MARQUISE.
Oh ! grand Dieu ! non. Oh ! non. – Pour vous prouver que non,
Je m’offre sur-le-champ à porter votre nom.
HUMBERT.
Vous le pouvez encor ?
LA MARQUISE.
Je le peux. Sur mon âme,
Faites ce que je veux, et voici votre femme,
HUMBERT, la main sur son cœur.
Ah ! si vous pouviez voir ce qui se passe là !
La force de souffrir ne va pas au delà.
Votre main, cette main que vous m’aviez promise,
Qui me fut aussitôt accordée et reprise,
Ce don du ciel que j’eusse à tout prix acheté,
Pour qui j’eusse tout fait, hors une lâcheté,
Cette cruelle main, vous venez me la rendre
À des conditions où je ne puis la prendre.
– Vous savez si jamais je vous refusai rien ;
Fut-il un dévouement plus entier que le mien ?
De mes transports jaloux domptant la frénésie,
Je vous sacrifiai jusqu’à ma jalousie ;
Et plût au ciel encor que je pusse aujourd’hui
Racheter votre père en m’immolant pour lui !
Mais l’honneur du soldat ne souffre aucune atteinte ;
On ne transige pas sur cette chose sainte.
Demandez à quiconque a tiré le canon,
Si j’ai pu composer ; il vous répondra : « Non. »
Votre père, appelé lui-même en témoignage,
Ne tiendrait, j’en suis sûr, pas un autre langage ;
À vos commandements lorsque j’aurais cédé,
Je ne vous offrirais qu’un mari dégradé,
Et, si c’est à ce prix que vous m’êtes rendue,
J’en mourrai de douleur, mais je vous ai perdue.
Hoche, qui écoute, tout en paraissant lire ses dépêches, donne un ordre à un soldat. Le soldat se dirige vers l’église.
LA MARQUISE.
C’en est donc fait, et rien n’a su vous émouvoir !
Mes sanglots, mon amour, nia main, sont sans pouvoir.
– Allez ! n’écoutez plus qu’un honneur sanguinaire,
Et donnez le signal aux bourreaux de mon père.
Tout couvert de son sang, vous ne présumez pas
Que je revoie en vous l’auteur de son trépas.
Un abîme éternel désormais nous sépare ;
S’il me souvient de vous, c’est comme d’un barbare,
Et mes yeux, attachés sur mes habits de deuil,
Dans son œuvre y verront votre exécrable orgueil.
– Adieu.
Scène VII
LA MARQUISE, HUMBERT, HOCHE, venant vers eux
HOCHE, à la Marquise.
Veuillez ne pas vous éloigner, madame.
À Humbert en lui tendant une lettre.
Ce billot est signé De Sombreuil ; il réclame
Ta parole. – Tiens, lis.
HUMBERT.
Capitulation !
HOCHE.
Que faut-il que je mande à la Convention ?
La Marquise regarde Humbert avec anxiété.
HUMBERT.
Qu’il se trompe.
HOCHE.
Fais bien appel à ta mémoire.
La parole donnée est chose obligatoire.
HUMBERT.
J’atteste sur l’honneur que, se voyant perdus,
C’est sans capituler que tous se sont rendus.
HOCHE, frappant sur l’épaule d’Humbert.
Assez.
À la Marquise.
Ne lui gardez nulle pensée amère,
Madame ; il n’eût pu faire autrement sans forfaire.
En matière pareille ayant quelque crédit.
Je confirme ici, moi, tout ce qu’il vous a dit.
LA MARQUISE, douloureusement.
Ô mon père !
HOCHE.
Cessez de gémir. Je découvre
Montrant Humbert.
Un moyen de salut que lui-même nous ouvre.
– Monsieur d’Ars, grâce à lui, n’est plus un émigré.
HUMBERT.
C’est vrai !
LA MARQUISE.
C’est vrai ! Dieu bon ! quel jour inespéré !
HOCHE.
La loi ne doit donc plus le frapper à ce titre ;
C’est un simple vaincu dont je deviens l’arbitre.
J’ai fait grâce aux chouans ; qu’il soit libre comme eux.
LA MARQUISE, lui baisant la main.
Ô notre sauveur !
HUMBERT, lui serrant l’autre main.
Noble ami ! cœur généreux !
HOCHE.
J’ai dit qu’on nous l’amène ; il va bientôt paraître.
– Ce sera bien matière aux reproches peut-être ;
On trouvera que j’use un peu trop largement
Du droit restreint que j’ai de me montrer clément,
Et qu’un noble, accouru pour nous faire la guerre,
Est un autre ennemi que le chouan vulgaire.
Mais, bah ! je crois avoir assez servi l’État
Pour commettre envers lui ce léger attentat ;
Quoi qu’il en soit d’ailleurs, dût-on m’en faire un crime,
Il me plaît d’obliger un ami que j’estime.
– Voici le prisonnier.
Scène VIII
LA MARQUISE, HUMBERT, HOCHE, LE COMTE D’ARS, amené par deux soldats
HOCHE.
Retirez-vous, soldats.
Au Comte.
Monsieur, vous êtes libre.
LA MARQUISE, embrassant son père.
Oui, libre, et dans mes bras !
HOCHE.
La République attend, après cette clémence,
Que vous vous repentiez d’un acte de démence,
Et qu’enfin éclairé, vous laissiez en repos
Votre patrie, où tout repousse vos drapeaux.
LE COMTE.
Monsieur, je ne puis pas accepter cette clause ;
Ma vie est jusqu’au bout dévouée à ma cause.
Je puis être captif ou libre, à votre gré ;
Mais je vous avertis qu’une fois délivré
J’irai partout, tenant en main le lis antique,
Chercher des ennemis à votre République.
HOCHE, haussant les épaules, à Humbert.
Rien ne les instruira.
Au Comte.
Soit. Vous pouvez partir.
L’État n’a pas besoin de votre repentir.
Si vous ne voyez pas que votre cause est morte,
Tant pis pour vous, monsieur. Pour nous, peu nous importe.
– Allez.
LE COMTE, à la Marquise.
Venez, ma fille.
LA MARQUISE.
Où ?
LE COMTE.
Chez les Anglais.
LA MARQUISE.
Non.
Montrant Humbert.
De mon sort désormais voici le compagnon.
LE COMTES.
Quoi !
LA MARQUISE.
Cette volonté me peut être permise ;
Je me suis jusqu’ici montrée assez soumise.
Cédant aux préjugés qui n’étaient pas en moi,
À l’homme que j’aimais j’ai retiré ma foi ;
J’ai fait plus, j’ai promis d’en épouser un autre,
Et j’ai brisé mon cœur pour contenter le vôtre ;
Puis je vous ai suivis, vous et ce fiancé,
Dans les mille hasards d’un projet insensé ;
Il ne vit plus ; il est tombé sur ce rivage,
Avant le jour qui dut fixer mon esclavage ;
Je suis quitte envers vous. Vous m’avez par deux fois,
Ne consultant que vous, imposé votre choix ;
Souffrez que, sans pousser plus loin le sacrifice,
Me consultant moi-même à mon tour, je choisisse,
Et qu’après l’ouragan, à peine radouci,
Qui m’aura si longtemps roulée à sa merci,
Opulente, indigente, élevée, abaissée,
Et marquise, et servante, et veuve, et fiancée,
De tant de sorts divers j’écoute la leçon,
Et sois tout bonnement heureuse à ma façon.
Regardant Humbert.
C’est lui que je choisis ; c’est à lui que je fie
Le soin de me créer une plus douce vie.
Je l’ai trouvé toujours tout noble et tout loyal.
Soit quand il m’accordait le salut d’un rival,
Soit, et ce dernier trait l’emporte encor sur l’autre,
Quand il a refusé de m’accorder le vôtre.
Cette noblesse-là vaut tous nos écussons ;
Il commence une race et nous la finissons ;
Et le nom que se fit notre premier ancêtre,
Lui-même se le fait pour les âges à naître.
– Mon père, au nom du ciel ! mon père, apaisez-vous !
Restez vers nous ! vivez pour être aimé de nous !
Ne recommencez plus une impuissante lutte ;
Ce désastre écrasant consomme votre chute.
Voyez, sur quelque point que vous tourniez les yeux,
Les vôtres terrassés, les leurs victorieux,
Et, dans le monde entier projetant son idée,
La Révolution, grande, forte et fondée.
Bénissez un hymen où l’on verra s’unir
Les noms de l’ancien temps et ceux de l’avenir !
LE COMTE.
Jamais. Si le destin trahit la cause auguste,
Je ne me ploierai pas sous son arrêt injuste ;
S’il m’ôte biens, patrie et famille, enfin tout,
Seul, pauvre et vagabond, je resterai debout.
À la Marquise.
– Je ne vous connais plus.
Il s’éloigne sans prendre garde aux gestes suppliants de la Marquise, qui s’efforce de le retenir.
HOCHE, à la Marquise éplorée.
Vous aurez votre père,
Plus tard. Laissez le temps adoucir sa colère.
LA MARQUISE, regardant son père qui disparaît, et faisant un mouvement pour le rejoindre.
Il s’en va pour toujours !
HUMBERT.
Je le ramènerai.
Scène IX
LA MARQUISE, HUMBERT, HOCHE, LE VICOMTE DE VAUGRIS, amené par des soldats.
HOCHE, à un des soldats.
Qui m’amènes-tu là, toi ?
LE SOLDAT.
C’est un émigré.
Repris en s’évadant.
HOCHE, avec humeur, aux soldats.
Eh ! pourquoi le reprendre,
Maladroits ?
Au premier soldat.
Laisse-nous. Aux geôliers va le rendre.
LA MARQUISE, s’avançant vers Hoche.
Général !...
HOCHE, avec tristesse.
Je comprends. – C’est hors de mon pouvoir.
LE VICOMTE, à la Marquise.
Mille grâces ! – Veuillez ne pas vous émouvoir,
Marquise. Au sort gaiement toujours je m’abandonne,
Et la fin d’un soldat n’a rien dont je m’étonne.
J’aime les dénouements impromptus ; j’ai trouvé
Mon fait.
Allant vers Hoche, et d’une voix calme et grave, en se découvrant.
Vive le roi !
Allant vers la Marquise.
Votre père ?
LA MARQUISE.
Sauvé.
LE VICOMTE.
Bon ! je m’en réjouis. – Adieu, belle inhumaine ;
Jusqu’au dernier soupir j’ai porté votre chaîne.
Il s’éloigne, emmené par les soldats, et, se retournant, avant de sortir.
Ah ! un conseil : mettez l’habit athénien ;
C’est un galant costume et qui vous sied fort bien.
Il sort.
HOCHE, le suivant des yeux.
Toujours légers ! la mort ne peut les rendre graves.
N’importe : ils m’eurent bien ; ce sont aussi des braves.
Quand pourrons-nous, cherchant de moins tristes succès,
Sous les mêmes drapeaux ranger tous les Français !