Le Fils de Ninon (Jacques-François ANCELOT - Louis Hyppolyte RIMBAUT - E.F. VAREZ)

Drame en trois actes, mêlé de chants.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 23 janvier 1834.

 

Personnages

 

LE MARQUIS DE VILLARCEAUX

LE MARQUIS DE LA CHÂTRE

CHARLES

L’ABBÉ DE CHÂTEAUNEUF

CHAPELLE. RAMBERT, homme de finances

NINON DE L’ENCLOS

LA COMTESSE DE LA SUZE

NATHALIE, fille de Rambert

LAURE, femme de chambre de Ninon

 

La scène se passe au premier et au troisième actes chez Ninon ; au deuxième, chez Rambert ; et au second tableau, chez Charles.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon ; au fond, la porte d’entrée ; à droite de l’acteur, la porte de la chambre à coucher ; à gauche, porte conduisant à un escalier dérobé. Une toilette, des sièges, etc.

 

 

Scène première

 

L’ABBÉ DE CHÂTEAUNEUF, LAURE, CHAPELLE

 

CHÂTEAUNEUF.

En vérité, Laure, cela est à la fois ridicule et cruel ! Quoi ! Ninon nous exiler dans Paris depuis quatre jours ! s’absenter sans prévenir ses amis !

CHAPELLE.

J’étais si troublé de cette absence que j’ai passé ces quatre jours sans boire.

LAURE.

Prenez garde, monsieur Chapelle, vous serez malade.

CHAPELLE.

Je vais chercher le remède au cabaret : le vin est le seul ami qui ne Nous abandonne pas.

LAURE.

Il vous joue quelquefois de mauvais tours.

CHAPELLE.

C’est vrai ; mais je ne lui garde pas rancune.

CHÂTEAUNEUF.

Et tu espère que ta maîtresse arrivera aujourd’hui ?

LAURE.

Je l’attends.

CHÂTEAUNEUF.

Je reviendrai donc tantôt.

LAURE.

Vous êtes toujours amoureux, monsieur l’Abbé ?

CHÂTEAUNEUF.

En peut-il être autrement ?

Air : J’ai pris goût à la République.

Comment fuir, hélas, son empire ?
Le temps ne fait que l’assurer !
En la regardant on l’admire ;
Qui l’écoute doit l’adorer !
L’indulgente et bonne nature
A formé l’âme de Ninon
De la vertu d’Épicure,
Et de la volupté de Caton.

CHAPELLE, riant.

Soit... mais Épicure domine.

CHÂTEAUNEUF.

Tu diras à ta maîtresse que nous sommes furieux, et que nous viendrons déposer noire colère à ses pieds, ce soir,

LAURE.

Je n’y manquerai pas, monsieur l’Abbé.

CHAPELLE.

À revoir, mon enfant... Allons, monsieur de Châteauneuf, suivez-moi.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

LAURE, seule

 

Pauvres gens ! ils ne se sont pas douté que je les trompais et que mademoiselle de Lenclos est revenue de Montlhéry hier soir ; mais elle a voulu se reposer ce matin, elle n’est pas encore remise des fatigues du voyage. Il est midi, et elle n’a pas encore paru !... Voilà sa toilette préparée ; ses parfums, ses essences et cette eau favorite à laquelle elle doit tant... Ah ! n’oublions pas ces lettres : que de billets doux !... à près de 50 ans, recevoir tant d’hommages ! Je connais bien des femmes, plus jeunes de moitié, qui se contenteraient de la moitié de ces déclarations.

Elle place les billets sur la toilette.

 

 

Scène III

 

NINON, en négligé galant, LAURE

 

NINON, appelant.

Laure !...

Elle entre.

Ah ! je te demandais.

LAURE.

Je disposais votre toilette, Madame.

NINON.

C’est bien.

LAURE.

Madame ne se ressent plus de sa fatigue ni de la frayeur qu’elle a éprouvée ?

NINON.

Oh, très peu... Tu n’as pas oublié mes ordres ?

LAURE.

Non, Madame : votre cocher ira trouver la personne à l’endroit indiqué ; la voiture sera bien fermée ; on prendra des détours pour arriver jusqu’ici.

NINON.

Point de livrée ! que rien ne puisse me trahir ; seule tu te présenteras ; il faut absolument que ce jeune inconnu ignore chez qui on l’aura amené.

LAURE.

Tout est prévu. 

NINON.

Je compte sur ton adresse et ta discrétion. Ah ! les lettres venues pendant mon absence ?

LAURE, indiquant le paquet.

Les voici.

NINON.

Bon Dieu, que de billets !... Laisse-moi.

Laure sort.

 

 

Scène IV

 

NINON, seule

 

Elle s’assied près de sa toilette et décachète les lettres.

Des déclarations ! des reproches ! des prières ! des menaces de suicides !... Est-ce bien à moi que tout cela s’adresse ? est-ce par souvenir, ou par mode, que l’on aime encore Ninon de l’Enclos... Ce bon abbé de Châteauneuf !... son amour est devenu de l’entêtement !... Ah, ceci est du marquis de La Châtre ; autre fou !...

Elle  lit.

« Ninon, m’avoir laissé si vite avec le souvenir d’un bonheur qui pour moi ressemble à un rêve, c’est un caprice vraiment criminel !... Je ne sais si votre intention est de prolonger mon deuil et mon veuvage ; mais je sais que je ne manquerai pas un seul jour de me présenter chez vous ; que j’épierai votre retour, et qu’il faut vous attendre à une scène affreuse. Je baise vos jolies mains. »

LE MARQUIS DE LA CHÂTRE.

Ah ! mon pauvre La Châtre ! je crains bien que votre règne ne soit passé !... Est-ce ma faute, à moi, si pour lui l’amitié est arrivée si vite ? Est-ce ma faute si des événements, que je ne pouvais prévoir, m’ont présenté un nouveau vainqueur ?

Elle se lève.

Pouvais-je deviner que je serais attaquée sur la grande route, et qu’un jeune homme m’arracherait au péril ? Qu’il est brave et qu’il m’a paru beau mon libérateur ! Qu’il m’a été doux de le remercier !... J’ai hâte de le revoir !... Mais ce n’est pas Ninon qui le recevra ; trop de souvenirs sont attachés à ce nom ; son âme candide s’en effraierait peut-être... C’est sous un nom suppose que je veux lui témoigner toute ma reconnaissance.

 

 

Scène V

 

NINON, VILLARCEAUX

 

VILLARCEAUX, entrant.

Vous voilà donc, ma chère Ninon.

NINON, surprise.

Ah !...

Se remettant.

C’est vous, mon ami.

VILLARCEAUX.

Je vous ai surprise.

NINON.

Oui, mais bien agréablement : vous savez que je suis toujours heureuse de voir le marquis de Villarceaux.

VILLARCEAUX.

Et qu’êtes-vous donc devenue pendant ces quatre jours ? Partir ainsi  sans dire un seul mot.

NINON.

Il le fallait.

VILLARCEAUX.

Quelque nouvelle aventure ? Monsieur de La Châtre m’est venu voir, il ne savait plus où il en était.

NINON.

La Châtre est un enfant... Écoutez : je peux tout vous dire aujourd’hui ; vous n’avez pas oublié monsieur de Gourville ?

VILLARCEAUX.

Qui fut obligé de s’enfuir de France, il y a quatre ans ?

NINON.

Précisément ! Vous vous rappelez aussi les valeurs importantes qu’il m’avait confiées au moment de sa fuite ?

VILLARCEAUX.

Sans doute ; une cassette renfermant une somme considérable.

NINON.

Vous n’ignorez pas qu’il en avait laissé une pareille à un révérend père Jésuite.

VILLARCEAUX.

Je le sais, eh bien ?

NINON.

Eh bien, il y a quelques jours, à mon grand étonnement, je reçois une lettre de ce pauvre Gourville, n’osant pas reparaître à Paris, il avait fait réclamer par un tiers la cassette confiée au Jésuite. Devinez ce que le faux dévot a répondu.

VILLARCEAUX.

Qu’il allait s’empresser de la rendre.

NINON.

Qu’il avait fait un saint emploi de l’argent.

VILLARCEAUX.

En vérité ?

NINON.

Il se sera dit sans doute :

Air : d’Aristippe.

Peut-être, hélas, un usage profane
En un plomb vil changerait cet or pur ;
De peur qu’un chrétien ne se damne,
Gardons son bien, et son salut est sûr ;
Entre mes mains cet or restera pur !
Gourville ainsi, grâce au dépositaire
Qui le priva de ces trésors maudits,
Peut bien mourir de faim sur cette terre !... 
Mais il est sûr d’aller en paradis.

VILLARCEAUX.

C’est un trait de générosité qu’il faudra signaler à Molière.

NINON.

Je n’y manquerai pas... Gourville, au désespoir, me priait de lui faire remettre l’autre cassette, celle restée en ma possession ; et je suis partie pour rendre moi-même le dépôt que j’avais recul... Voilà, Monsieur, la cause de ma disparition subite ; ai-je mérité d’être grondée ?

VILLARCEAUX.

Non, certes ; et je ne vous ferai point l’injure de m’étonner de cette action. Où avez-vous rejoint Gourville ?

NINON.

À Montlhéry.

VILLARCEAUX.

Et il vous a reçue ?...

NINON.

Avec un enthousiasme, des transports de reconnaissance... Il n’a fait qu’une faute.

VILLARCEAUX.

Laquelle ?

NINON.

Il m’a offert une riche parure en diamants pour prix de ce qu’il appelait ma vertu.

VILLARCEAUX.

C’est juste, il a eu tort.

NINON.

N’est-ce pas ?... J’ai d’autant mieux fait de refuser, que les diamants n’auraient pas été pour moi.

VILLARCEAUX.

Pour qui donc ?

NINON.

Pour les voleurs.

VILLARCEAUX.

Des voleurs.

NINON.

Oh, une catastrophe affreuse !... Mademoiselle Scudéry en fera le chapitre d’un roman. J’en ris maintenant, mais j’ai eu bien peur !... Imaginez-vous qu’hier soir, quand je revenais, et lorsque j’étais déjà près à Paris, deux hommes à figures sinistres ont arrêté ma voiture. Ce sont deux maladroits, ils auraient dû se présenter à mon départ, j’avais la cassette ; mais, au moment où ils m’ont attaquée, j’étais comme Bias le philosophe, je portais tout avec moi.

VILLARCEAUX.

Et ces trésors-là ne sont pas pour des voleurs de grand chemin.

NINON.

Heureusement le secours est arrivé à propos ; j’ai été vaillamment défendue.

VILLARCEAUX.

Qui fut assez heureux pour se trouver là ?

NINON.

Un jeune homme.

VILLARCEAUX.

Un jeune homme ?... Et son nom ?

NINON.

Je l’ignore ; mais qu’importe son nom ? son souvenir est gravé dans ma mémoire. Si vous saviez, mon ami, avec quelle ardeur il a poussé son cheval pour venir à mon secours ; avec quel courage il a mis en fuite ces deux brigands !... Vous auriez cru un instant à l’existence de ces héros fabuleux auxquels rien ne résiste. Ma surprise ne fut pas moins grande lorsqu’après m’avoir arrachée au danger il s’approche, et d’une voix aussi douce que calme vint achever de me rassurer.

VILLARCEAUX.

Vous êtes sûre qu’il était calme ?

NINON.

La crainte du moins n’entrait pour rien dans son émotion ; ce n’était pas elle qui faisait trembler sa main.

VILLARCEAUX.

Je comprends...  Ninon reverra sans doute son libérateur ?

NINON.

Je l’espère.

VILLARCEAUX.

Quand ?

NINON, souriant.

Puisque vous êtes mon confesseur, je ne dois rien vous cacher : je compte le revoir aujourd’hui.

VILLARCEAUX.

Je m’en doutais... Et La Châtre, que deviendra-t-il ?

NINON.

Ce que sont devenus les autres, un ami.

VILLARCEAUX.

Vous vous êtes fait déjà : bien des amis de cette façon-là.

NINON.

Mais, je n’en ai qu’un comme vous. Entre nous, Villarceaux, il existe un lien plus fort que tous les autres, et quoique la mort ait enlevé au berceau ce pauvre enfant.

VILLARCEAUX.

Ninon !...

NINON.

Ah ! c’est juste ; écartons ce souvenir ! plus de vingt ans ont passé depuis cette époque ; mais vous savez que mon cœur a de la mémoire ; vous être pour Ninon beaucoup plus qu’un ancien amant.

VILLARCEAUX.

C’est pour cela que je veux vous dire ma pensée toute entière. Ninon, vous êtes née en 1616, je crois.

NINON, soupirant.

C’est une grande vérité.

VILLARCEAUX.

Une vérité non moins grande, c’est que nous sommes en 1666. Tirez la conséquence.

NINON, souriant.

Rien n’est plus facile.

Air : du Mari confident.

J’ai cinquante ans, c’est bien compté,
Et c’est là ce qu’il faut conclure
D’un calcul qui pour la beauté
Est presque toujours une injure ;
Mais mon miroir parle aussi, je l’entende,
Et d’après lui voilà ce que je pense :
C’est que je n’ai mes cinquante ans
Que sur mon acte de naissance.

VILLARCEAUX.

Je n’ai plus rien à dire.

LAURE, annonçant.

Madame la comtesse de la Suze.

VILLARCEAUX, surpris.

La comtesse de la Suze !

NINON.

Si matin !... Est-elle seule ?

LAURE.

Une jeune personne l’accompagne.

NINON.

Faites entrer.

Laure sort.

Que peut me vouloir madame de La Suze ? et quel motif a pu l’engager à conduire chez Ninon... Les préjugés perdraient-ils de leur force ?... ou Ninon peut-elle être utile ?

VILLARCEAUX.

J’avoue que cela m’étonne. Je vous laisse.

NINON.

Non, restez, et aidez-moi à la recevoir.

 

 

Scène VI

 

NINON, LA COMTESSE, NATHALIE, VILLARCEAUX

 

NINON, allant au-devant de madame de La Suze.

Eh ! Madame, que je suis heureuse de vous voir !

MADAME DE LA SUZE, l’embrassant.

Bonjour, ma toute belle ! bonjour.

NINON.

Me surprendre ainsi !...

NATHALIE, saluant Ninon.

Madame...

MADAME DE LA SUZE, apercevant Villarceaux.

Comment... le marquis de Villarceaux... En vérité, nous jouons de bonheur.

VILLARCEAUX, saluant.

Je ne comprends pas, Madame...

MADAME DE LA SUZE.

Je m’expliquerai tout à l’heure, et vous me comprendrez.

On s’assied. À Ninon.

Ma chère, je vous ai amené ma filleule, mademoiselle Nathalie Rambert, fille d’un homme honorable qui occupe un rang distingué dans la finance.

VILLARCEAUX, à part.

Ah ! je devine.

NINON.

Je suis charmée de voir Mademoiselle.

MADAME DE LA SUZE.

Elle a voulu absolument vous être présentée ; et j’ai cédé à son désir, car il s’agit d’un service à lui rendre.

NINON.

Quoi !... je serais assez heureuse...

MADAME DE LA SUZE.

Écoutez-moi : Ma filleule, destinée à une grande fortune, a reçu une brillante éducation ; il y a un an, elle fut envoyée à Evreux... On s’empressa autour d’elle, on lui adressa de nombreux hommages, et bref sa main fut demandée par deux jeunes gens dont l’un a su plaire à ma petite protégée ; n’est-ce pas, ma bonne.

NATHALIE.

Madame...

NINON.

Pourquoi rougir ainsi ? Il n’y a pas de mal à cela, Mademoiselle.

MADAME DE LA SUZE.

Il y a d’autant moins de mal, qu’il paraît, d’après tout ce qu’on m’en a dit, que ce jeune homme mérite la préférence qu’elle lui accorde.

Air du Baiser au porteur.

Ma filleule de son hommage
Peut à bon droit s’enorgueillir :
C’est un jeune homme honnête et sage,
Que je voudrais voir accueillir. (bis.)
On prétend que son air affable
Le fait chérir.

NATHALIE.

Oui, mais, hélas !
De quoi lui sert-il d’être aimable,
Puisque mon père n’en veut pas. (bis.)

NINON.

Ah !...

MADAME DE LA SUZE.

Oui, ma chère, M. Rambert refuse son consentement.

NINON.

Je conçois... le défaut de fortune.

MADAME DE LA SUZE.

Ce n’est pas cela.

NINON.

Qu’y a-t-il donc ?

NATHALIE, à demi-voix.

C’est parce qu’il n’a pas de nom.

NINON.

Vraiment ?

MADAME DE LA SUZE.

Oui, sa naissance est un mystère, et le père de Nathalie regarde ce secret comme un obstacle à nos  désirs.

NINON.

Mais en quoi puis-je vous être utile ?

MADAME DE LA SUZE.

Je vais vous le dire : M. Rambert a fait revenir à Paris ma pauvre filleule, et le bien aimé a dû rester à Évreux ; mais je sais positivement que M. le marquis de Villarceaux connaît le père du jeune homme ; j’ai des raisons de croire qu’il peut exercer sur son esprit une grande influence, et sachant l’amitié qui vous unit à lui depuis si longtemps, je venais réclamer l’appui de cette longue amitié, pour décider M. de Villarceaux à tenter près de ce père mystérieux une dé marche qui aplanisse les obstacles dont nous nous plaignons.

NINON, regardant Villarceaux.

Il me semble que c’est bien simple.

MADAME DE LA SUZE.

C’est ce que je pensais : mais le marquis s’en défend avec obstination.

NINON.

Oh ! c’est mal.

VILLARCEAUX.

Toute démarche serait inutile : Le jeune homme dont il s’agit ne doit connaitre son origine que lorsque son père aura cessé de vivre : c’est une volonté inébranlable que je ne parviendrais pas à changer.

NINON.

Ah ! Marquis, ce n’est pas votre dernier mot, et du moins vous essaierez.

À Nathalie.

Soyez tranquille, Mademoiselle, je vous promets que M. le Marquis emploiera tous ses efforts pour réussir, et j’espère qu’il y parviendra.

VILLARCEAUX.

Vous vous engagez beaucoup.

NINON.

C’est une chose que vous pouvez raisonnablement refuser.

On se lève.

MADAME DE LA SUZE.

Allons, je vois que nous avons gagné un puissant auxiliaire. Toutefois, nous ne devons pas insister davantage ; si M. Rambert en était instruit, il désapprouverait fort nos humbles supplications, mais cette pauvre petite a le cœur si malade !...

NINON.

Croyez, Mademoiselle, que je partage vivement votre chagrin.

MADAME DE LA SUZE.

Adieu, ma toute belle ; il faut absolument que vous remportiez cette victoire.

NINON.

J’y mettrai tous mes soins.

NATHALIE.

Oh ! tâcher, Madame.

NINON.

Air de la Maison de plaisance,

Au revoir,
Bon espoir !
Adieu, Mademoiselle :
Fiez-vous à mon zèle !
Bon espoir !
Au revoir !

MADAME DE LA SUZE, à Villarceaux.

Vous le voyez, nous vous faisons la guerre ;
C’est décidé, nous sommes ennemis,
Mais, en généreux adversaire,
N’oubliez pas que nous sommes amis :
De ma filleule il faut sécher les larmes,
Et prendre pitié de son cœur :
Notre allié a du bonheur,
Et je peux compter sur ses armes !
Ninon, je compte sur vos armes.

Ensemble.

NINON.

Au revoir !
Bon espoir !
Adieu, Mademoiselle,
Fiez-vous à mon zèle,
Bon espoir !
Au revoir !

VILLARCEAUX.

Au revoir !
Au revoir !
Adieu, Mademoiselle,
Fiez-vous à mon zèle,
Mais j’ai fort peu d’espoir !

NATHALIE et MADAME DE LA SUZE.

Au revoir !
Bon espoir !
Vous nous serez fidèle !
J’implore votre zèle ;
Au revoir !
Au revoir !

 

 

Scène VII

 

NINON, VILLARCEAUX

 

NINON.

Maintenant c’est à nous deux, mon ami.

VILLARCEAUX.

À nous deux !...

NINON.

Vous êtes donc intimement lié avec le père de ce jeune homme ?

VILLARCEAUX.

Intimement...

NINON.

Vous seul possédez son secret.

VILLARCEAUX.

Moi seul.

NINON.

Et c’est vous qu’il a chargé de veiller sur les intérêts de son fils ?

VILLARCEAUX.

C’est moi.

NINON.

Usez donc de l’ascendant que vous donnent la confiance et l’amitié pour le décider à ne pas se cacher plus longtemps.

VILLARCEAUX.

Tout ce que je dirais serait inutile.

NINON.

Quel est donc cet homme-là ?

VILLARCEAUX.

C’est un homme d’honneur.

NINON,

Une telle conduite permettrait d’en douter.

VILLARCEAUX.

Ninon...

NINON.

Oui, sans doute, Monsieur ! Est-il homme d’honneur, celui qui prive son fils de ses embrassements, de ses caresses ? qui lui cache un nom, qu’il honorerait peut-être ?

VILLARCEAUX.

L’intérêt de son avenir, les préjugés du monde l’ont contraint à un silence qui lui a coûté beaucoup, qui sans doute, lui coûte encore, mais qu’il ne doit pas rompre.

NINON.

Quoi, Villarceaux ! c’est vous qui parlez ainsi ! c’est vous qui semblez approuver ce cruel égoïsme !... Ah ! si ce malheureux enfant, fruit de nos amours, avait vécu. Voilà donc ce que vous feriez pour lui ? Jamais vous ne lui donneriez le  doux nom de fils ? jamais vous ne permettriez qu’il vous appelât son père ?

VILLARCEAUX, troublé.

Que dites-vous, Ninon ?... 

NINON.

Oh ! C’est une honte... quand je lui donnai la vie, certes, sa naissance pouvait nuire aussi à mon avenir ; mais, si la mort ne me l’eût enlevé, pensez-vous donc que ce froid calcul m’eût arrêtée ? pensez-vous que j’aurais hésité à l’entourer de mes soins et de ma tendresse ? Oh, bon, je vous le jure !... mais c’est qu’il y a dans le cœur d’une mère un dévouement que vous ne comprenez pas vous autres.

VILLARCEAUX.

Avec quelle chaleur vous tous exprimez !

NINON.

Cela vous étonne ? mais c’est mon âme qui vous parle ici ! Ah ! que font de misérables intérêts, d’absurdes préjugés, placés dans la balance à côté du bonheur d’un fils ? Quoi, Villarceaux ! vous pourriez mettre au-dessous du respect humain l’existence sociale de celui pour qui la vie a été un don forcé ?... Soutenir une semblable thèse serait indigne de vous.

VILLARCEAUX, à part.

Si elle savait ?...

NINON.

Vous ne répondez pas !... Écoutez-moi, Monsieur : quand le sentiment de la justice ne vous dicterait pas la conduite que vous devez tenir aujourd’hui, un retour sur vous-même vous obligerait à prendre en main la défense de l’infortuné qu’un froid égoïsme veut condamner à d’éternels chagrins. Songez que vous aussi vous avez été père.

VILLARCEAUX, à part.

Malheureuse ! que dit-elle ?...

NINON.

Songez à ce que vous feriez si notre pauvre enfant vivait ; allez trouver cet homme qui ose repousser son fils, et dites-lui : L’être, que vous voulez enchaîner aux regrets et au malheur, ne vous avait point demandé la vie ; et sa naissance fut une faute, cette faute n’est point la sienne, et vous ne devez pas l’en punir ! Ne le laissez pas isolé, sans appui, sans affections, sans bonheur dans ce monde ou vous l’avez jeté, rendez-lui un père, et ne le forcez pas à maudire l’existence que vous lui avez donnée.

Air : Soldat français. (Julien.)

Voilà, Monsieur, comment il faut parler !
Ce pauvre enfant, vous devez le défendre !
Des bras d’un père on prétend l’exiler ;
Mais cet appui, vous allez le lui rendre.
Qu’il soit sauvé par un doux souvenir !
Que cet enfant, plus heureux que le nôtre,
Vous bénisse dans l’avenir,
Puisque le ciel, pour vous bénir,
Ne vous a pas laissé le vôtre.

VILLARCEAUX.

Ninon, qui résisterait à votre voix, à l’entraînement de vos paroles ?

NINON.

Ainsi, vous allez faire ce que je vous demande ?

VILLARCEAUX.

Oui, mon cœur est ému, vous réveillez en moi des sentiments que de froides convenances avaient étouffés.

NINON.

Et vous espérez réussir ?

VILLARCEAUX.

J’en suis sûr.

NINON.

Bien ! je vous reconnais... votre main, mon ami, et n’oubliez pas que deux pauvres jeunes gens attendent de vous le bonheur ; hâtez-vous de leur rendre.

VILLANCEAUX.

Vous serez satisfaite, et plus que vous ne l’imaginez.

NINON.

Comment ?

VILLARCEAUX.

Tout vous sera expliqué plus tard... À revoir, ma chère Ninon : vos pensées, généreuses auront leur, récompense.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

NINON, seule

 

Que veut-il dire ?... Ah ! cette cause que je viens de défendre, cet enfant abandonné, tout cela a reporté mes souvenirs vers une époque déjà bien loin de moi...

Elle s’assied.

Mon fils... si Dieu me l’avait conservé, que de torts, que de fautes sa présence m’aurait épargnés... Et maintenant si un miracle me le rendait, oserais-je me découvrir à lui ? ne craindrais-je pas de le voir rougir de sa mère ?

Air de Yelva.

Jamais l’enfant qui me devait la vie,
Avec amour ne m’ouvrirait ses bras ;
Ce nom si doux, que toute femme envie,
Ce nom si doux, je ne l’entendrai pas !
À mon enfant je serais étrangère, 
Et, devant lui, ma bouche se tairait !...
Mais, me voyant l’aimer comme une mère,
Autant qu’un fils peut-être il m’aimerait,

Se levant.

Où ma pensée va-t-elle s’égarer ? pourquoi rêver une chose impossible ?... En vérité, je suis folle... Allons, voici l’heure ou j’attends quelqu’un... ces idées d’amour maternel me la faisaient oublier... Tout cela n’est qu’un vain songe ; réveillons nous, et redevenons Ninon de l’Enclos.

 

 

Scène IX

 

LAURE, NINON

 

NINON, à Laure qui entre.

J’allais t’appeler. Je veux changer de toilette ; j’ai besoin de toi.

LAURE.

Je venais vous avertir que le marquis de la Châtre...

NINON.

La Châtre !...

LAURE.

Il est en bas, je l’ai aperçu.

NINON.

Il choisit bien son moment.

LAURE.

Madame le recevra-t-elle ?

NINON.

C’est impossible !... absolument impossible !... je ne l’ai point fait avertir de mon retour ; je n’y suis pas !... Quoique le Marquis dise ou fasse, je n’y suis pas.

LAURE.

En ce cas, Madame, rentrez, car je l’entends qui monte.

NINON.

Reçois-le, je me passerai de tes soins. Délivre-moi du Marquis, et veille à l’arrivée de ce jeune homme ; l’heure indiquée va sonner.

LAURE.

Soyez tranquille, Madame.

NINON.

Je compte sur toi.

Elle rentre dans sa chambre.

 

 

Scène X

 

LAURE, LA CHÂTRE

 

LAURE, à part.

Il était temps... le voilà.

LA CHÂTRE, entrant.

Ninon est ici ?

LAURE.

Monsieur le Marquis voit que je suis seule.

LA CHÂTRE.

Tu mens !... Ninon...

LAURE.

Est en voyage.

LA CHÂTRE.

Elle est de retour depuis hier soir : si elle ne reçoit pas encore, l’ordre ne peut concerner le marquis de La Châtre.

LAURE.

Pas plus lui que d’autres, puisque je suis seule.

LA CHÂTRE.

C’en est trop !... Je vais m’annoncer moi-même.

LAURE.

À qui donc ?... il n’y a personne.

LA CHÂTRE, à lui-même.

Serait-il vrai... mes gens auraient-ils été mal instruits ?... ou bien voudrait-on me jouer ici.

LAURE, à part.

Il se consulte...

Haut.

Eh bien, Monsieur, que décidez-vous ?

LA CHÂTRE.

Puisqu’il n’y a personne, je puis en prendre à mon aise, et personne ne le trouvera mauvais. Je suis horriblement fatigué, je vais me reposer.

Il s’assied près de la toilette.

LAURE, à part.

Que fait-il ?

LA CHÂTRE.

Je suis à merveilles, et je ne bougerai pas... Que je ne te retienne point... va, mon enfant, fais tes préparatifs pour le retour de ta maîtresse.

LAURE.

Mais, monsieur le Marquis, vous ne pouvez rester là.

LA CHÂTRE.

Pourquoi non ?... as-tu peur que ma présence te compromette ?

LAURE.

Non... mais...

LA CHÂTRE, se levant.

Tiens, tu es une folle !... tu ferais bien mieux de tout m’avouer, de me dire ce qu’il en est.

Il lui présente une bourse.

LAURE.

Monsieur le Marquis !

LA CHÂTRE.

Ne fais donc pas de façons.

Laure prend la bourse.

Ainsi, ta maîtresse est absente ? j’ai tort de l’attendre ?...

LAURE.

Franchement, Monsieur, vous feriez mieux de revenir.

LA CHÂTRE.

Oui... et le suisse me refusera la porte.

LAURE.

Ah ! monsieur le Marquis sait des moyens d’éviter le suisse.

LA CHÂTRE.

Cela est vrai, mais ces moyens dépendent de toi.

LAURE.

Eh bien, voici la clé de l’escalier dérobé et de la petite porte ; mais, de grâce, Monsieur, ne me compromettez pas... Vous ne reviendrez que ce soir ?

LA CHÂTRE.

Je te promets tout ce que tu voudras : donne.

LAURE.

Prenez.

LA CHÂTRE, à part.

J’éclaircirai ce mystère.

Haut.

Je cède et me retire.

Il sort par une porte à gauche de l’acteur.

LAURE, seule.

Enfin il est sorti !...

On entend un bruit de voiture du côté opposé.

Oh ! mon Dieu ! déjà !... il n’y avait pas un moment à perdre...

Elle regarde dans l’antichambre.

Le voilà !... beau jeune homme, ma foi... Georges a quitté sa livrée : l’incognito est sévèrement gardé !... Courons avertir Madame.

Elle entre chez Ninon.

 

 

Scène XI

 

CHARLES, GEORGES

 

GEORGES.

Entrez, mon gentilhomme... et veuillez attendre.

Il sort.

CHARLES, seul.

Où suis-je ? pourquoi tout ce mystère ? pourquoi suis-je amené en ces lieux avec tant de précautions ? Il y a dans cette aventure, en rapport avec ma destinée, quelque chose de romanesque et de bizarre qui me plaît et m’enchante. Quelle est belle, cette femme que j’ai eu le bonheur d’arracher au péril ! qu’il y a de charme dans sa voix, de séductions dans son regard !... et que j’aurais été à plaindre si je n’avais pu la revoir !... Ah !... soyons prudent ; n’oublions pas qu’il m’avait été ordonné de rester à Évreux ; que mes protecteurs ignorent que je suis à Paris, et qu’ils ne doivent pas l’apprendre. Je voulais la voir encore, celle qu’on me refuse avec tant de mépris ! c’est pour elle que j’ai tout bravé, et maintenant... que se passe-t-il donc dans mon âme ?

Air : Une heure de mariage.

C’est vainement qu’on m’enchaînait
Aux lieux où n’est plus Nathalie,
Mais de l’amour qui m’entraînait
La puissance est-elle affaiblie ?
La voir était tout mon bonheur !
Depuis hier qu’est-ce que j’éprouve ?
Je cherche encor son image en mon cœur ;
C’en est une autre que j’y trouve.

Ah !... on vient.

 

 

Scène XII

 

NINON, CHARLES

 

CHARLES, allant au-devant de Ninon.

Madame !...

NINON.

C’est vous, Monsieur ! soyez le bienvenu : il me tardait de vous exprimer toute ma reconnaissance.

CHARLES.

J’en mérite peu, Madame, pour un service de si légère importance que chacun vous l’aurait rendu ainsi que moi.

NINON.

Tout autre, peut-être, eût essayé ; mais réussi comme vous, non... Pardonnez-moi de ne pas vous avoir demandé plus tôt si vous n’avez point été blessé.

CHARLES.

Je n’avais pas encore songé que j’aurais pu l’être. J’eusse été heureux d’une blessure reçue pour vous, et c’est pour cela sans doute que je suis sain et sauf.

NINON.

Quelle idée !

CHARLES.

Et vous, Madame, vous n’avez rien souffert ?

NINON.

Non, rien... mais sans vous !... Quel bon génie vous a donc envoyé près de moi ?

CHARLES.

Depuis bien longtemps c’est ma seule chance heureuse.

NINON.

Il me semble que le bonheur a été pour moi.

CHARLES.

Souffrez que j’en prenne ma part : j’y suis si peu accoutumé !

NINON.

Du découragement à votre âge ! voilà qui n’est guères naturel.

CHARLES.

Souvent c’est la situation où nous sommes placés qui fait notre caractère ; et le mien n’est pas gai.

NINON.

Votre situation est donc ?...

CHARLES.

Fort triste, Madame.

NINON.

Dès malheurs de famille, peut-être ?

CHARLES.

Je n’ai point de famille : je suis orphelin.

NINON.

Ah !... et l’on vous nomme ?...

CHARLES.

Charles Bernard ; mon enfance a été livrée à des soins mercenaires ; ma jeunesse est presque abandonnée.

NINON.

Et vous devez à cette situation fâcheuse un caractère mélancolique...

CHARLES.

Que l’aspect du monde n’a pas égayé. Né avec une âme ardente, passionnée, avide d’émotions, lorsque je me suis présenté aux hommes, je les ai trouvés froids et blasés : ils m’ont fait sentir que parmi eux l’orphelin n’était qu’un étranger. Alors j’ai pris leur société en dédain ; ils m’ont fait misanthrope.

NINON.

Misanthrope, à vingt ans.

CHARLES.

Cela vous étonne ? mais le malheur et la réflexion vieillissent. Je me passerai d’eux, me suis-je dit alors avec fierté ! et pour atteindre ce but, j’ai étudié... mais l’étude, c’est trop calme... J’avais besoin d’user en fatigues le feu qui me dévore !... Vous le dirai-je ? je me suis livré avec fureur à la passion de la chasse ; j’ai couru haletant au milieu des bois, j’ai effrayé, j’ai tué !... La chasse, c’est pour moi comme une vengeance !... Si je n’étais devenu chasseur, je crois vraiment que je serais devenu meurtrier.

NINON.

Ah, mon Dieu ! prenez garde, Monsieur, vous allez me faire peur !

CHARLES.

Je suis bien extravagant, n’est ce pas ?... Veuillez me pardonner, Madame ! Dépend-il de moi de ne pas l’être ? rien pour calmer l’agitation de mon âme ; pas une voix amie pour adoucir ma sauvage rie, pour apprivoiser mon cœur !...

NINON.

Quoi ! pas un sentiment tendre ne s’est fait jour au travers de cette misanthropie ?

CHARLES.

Si je disais non, je vous tromperais, et je ne veux pas vous tromper... Une fois mon cœur fut ouvert à de douces émotions ; mais le dédain, le mépris m’ont repoussé.

NINON.

Est-il possible ?

CHARLES.

Hier encore j’y pensais avec amertume ; il me semble aujourd’hui qu’il me serait facile de n’y plus songer. Je ne sais ce que j’éprouve, mais il me semble que mon âme est plus calme ; que j’ai trouvé une amie.

NINON, à part.

Bon jeune homme !

CHARLES.

J’ai sans doute l’honneur de parler à une noble dame ; les précautions prises pour m’amener ici...

NINON.

Ces précautions avaient un motif que vous connaîtrez un jour : je suis veuve d’un magistrat distingué, mais sans titre ; madame Aubry, rien de plus.

CHARLES.

Vous êtes veuve !... vous êtes libre !... oh ! ne rougissez pas d’être mon amie !... nul ne vous le défendra, à vous !

NINON.

Votre amie !...

CHARLES.

Ne me refusez pas... l’amitié des hommes, je la méprise... mais si vous saviez combien mon cœur blessé a besoin d’affection !... daignez venir à mon secours ! promettez-moi des consolations à mes peines, promettez-moi votre amitié.

NINON.

La vôtre en serait le prix ?

CHARLES.

Ah !... ce ne serait point assez pour payer le bonheur que je vous devrais ! mais la soumission la plus entière, le culte le plus religieux vous seraient voués ; et, quand vous m’auriez bien éprouvé, un jour je viendrais m’asseoir à vos côtés, ou à vos pieds, et que sais-je ? peut-être je lirais dans vos yeux autre chose que l’amitié !... oh ! alors, plus de découragement, plus de mélancolie, plus de tristesse !... Le ciel, la joie, l’amour...

NINON, à part.

Comme il m’intéresse !

CHARLES.

Vous ne répondez pas ? je comprends. Vous jugez d’avance que je ne saurais inspirer un pareil sentiment !... Non, ce n’est pas mon bon génie qui m’a conduit près de vous... Adieu, Madame.

NINON.

Quand viendrez-vous revoir votre amie ?

CHARLES.

Qu’entends-je ?... vous consentez !...

NINON.

Air : Ah ! si madame me voyait.

Je consens à vous recevoir.

CHARLES.

Vous êtes l’ange qui console.
Redites-moi cette parole.

NINON.

Oui, souvent revenez de voir !

CHARLES.

Souvent je reviendrai vous voir.
Il est bien doux cet espoir qui m’étonne,
Vous ne voulez pas m’abuser ?
À moi votre main s’abandonne !

NINON.

Ah ! qui pourrait vous refuser ?
Qui pourrait vous la refuser ?

 

 

Scène XIII

 

NINON, CHARLES, LA CHÂTRE, sortant de la porte latérale

 

NINON, à part.

La Châtre !... je suis perdue !

CHARLES.

Qu’est ce donc ?

Il se place entre eux.

LA CHÂTRE.

Rien qui vous regarde, pour l’instant du moins, Monsieur, c’est une affaire entre Madame et moi.

NINON, bas à La Châtre.

Oh ! je vous en conjure ! ne me nommez pas.

LA CHÂTRE, bas.

Je respecte trop la veuve d’un magistrat distingué pour abuser de sa position,

MINON, à part.

Que va-t-il faire ?

CHARLES.

M’expliquerez-vous, Monsieur ?...

LA CHÂTRE.

Patience, jeune homme !

CHAPELLE, dans la coulisse.

Pardieu, je vous dis qu’elle y est, et que nous entrerons.

NINON, à part.

Ciel ! la voix de Chapelle !

 

 

Scène XIV

 

NINON, CHAPELLE, CHÂTEAUNEUF, LA CHÂTRE, CHARLES

 

CHAPELLE, en pointe de vin.

Là, quand je vous disais qu’elle était de retour.

CHÂTEAUNEUF.

Ah, Madame !... faire fermer la porte à des amis.

NINON.

Pardonnez-moi, Messieurs, j’étais occupée.

CHAPELLE, riant.

Oh oui, je devine quelle occupation. Pauvre Châteauneuf.

NINON, à part.

Je suis au supplice.

LA CHÂTRE, bas à Charles.

À nous, à présent, Monsieur.

CHARLES, bas.

Parlez.

LA CHÂTRE, bas.

J’ai tout entendu, il faut que vous ayez ma vie, ou que j’aie la vôtre.

CHARLES, à part.

Un rival !

NINON, à part.

Que disent-ils ?

CHAPELLE.

Ah ça, vous me permettrez, ma chère. 

NINON, bas et vivement en lui prenant la main.

Silence sur mon nom !

LA CHÂTRE, bas à Charles.

Eh bien, Monsieur ?

CHARLES, bas.

Je serai à vos ordres ! quand ?

LA CHÂTRE, bas.

Demain.

CHARLES, bas.

À demain.

NINON.

Vous voudrez bien me pardonner, Messieurs...

Fausse sortie.

CHAPELLE, l’arrêtant.

Non, tête bleue ! nous ne vous pardonnons pas ! nous voulons savoir...

NINON.

Monsieur Chapelle, l’état où vous êtes quand vous vous présentez chez moi me déplaît depuis longtemps ; toujours ivre devant une femme. Vous voudrez bien de m’épargner l’honneur vos visites désormais.

CHAPELLE.

Comment ? moi qui viens de boire à votre santé, vous me chassez.

NINON.

Du moins, je vous prie de ne plus revenir.

CHAPELLE.

Eh bien, sarpejeu, je jure de m’enivrer tous les jours, et de ne pas me coucher sans avoir fait un couplet contre vous...

CHÂTEAUNEUF, à Ninon.

Suis-je compris dans la proscription ? 

NINON.

Comme vous voudrez... J’ai besoin de repos, Messieurs.

LA CHÂTRE, bas à Charles.

Je compte sur vous.

CHARLES, bas.

Vous ne m’attendrez pas.

Final.

Air final du premier acte de madame Dubarry.

NINON.

De vos visites, je suis lasse,
On doit ici subir ma loi.
Messieurs, retirez-vous, de grâce,
Je veux être libre chez moi.

CHAPELLE.

Nous renvoyer, quelle infamie !
Femme ingrate, je te promets
De te traiter en ennemie
Tu seras bientôt mes couplets.

Tableau. Chapelle, Châteauneuf, Ninon, près de rentrer, Charles, La Châtre,

Ensemble.

CHARLES.

Ma présence ici l’embarrasse,
Croit-il m’inspirer de l’effroi ?
Ah ! loin de céder, de céder la place,
Je veux que demain il soit puni par moi.

NINON.

De vos visites, etc.

CHAPELLE.

Perfide amie, elle me chasse,
Et sous prétexte que je bois,
Ma juste fureur ne te fera pas grâce,
Je ferai par jour un couplet contre toi.

CHÂTEAUNEUF.

Est-il possible que l’on chasse
Un amant soumis comme moi.
Ma juste fureur ne lui fera point grâce. 
Je me vengerai, j’en donne ici ma foi.

LA CHÂTRE.

De trahison, mon âme est lasse ;
Elle m’avait donné sa foi.
L’insolent rival qui croit prendre ma place
Doit être bientôt, bientôt puni par moi.

 

 

ACTE II

 

 

Premier Tableau

 

Le théâtre représente un riche salon meublé. À gauche de l’acteur, une table garnie de ce qu’il faut pour écrire, et sur laquelle se trouvent un gros registre, un carton et divers papiers ; au fond, la porte d’entrée ; à droite et à gauche, des portes latérales.

 

 

Scène première

 

RAMBERT, assis à table et fermant un registre, UN DOMESTIQUE quelques pas derrière

 

RAMBERT.

Allons, allons, tout cela est en règle, et Dieu merci, je n’ai pas à me plaindre des affaires.

Au domestique.

Emportez.

Le domestique prend le registre et le carton, et sort. Rambert se lève.

Au moins, je ne suis pas ingrat envers la fortune. Oui, je sais en jouir ; je sais apprécier le bonheur qu’elle procure ; c’est par elle qu’aujourd’hui je peux donner à ma fille, à ma chère Nathalie, un époux tel que je le désirais... un fils de famille, ma foi !... c’est justice, chacun son contingent. D’une part, une bonne dot... de l’autre un nom illustre.

Air de l’Écu de six francs.

C’est un échange que j’approuve
Qu’avec un titre on ait de l’or,
Et qu’avec de l’or il se trouve
Un titre, aussi brillant trésor,
Car, dans son genre, un titre est un trésor :
La naissance vaut la richesse,
Un blason doit être brillant !
La noblesse a besoin d’argent,
L’argent a besoin de noblesse.

Mais assez de calculs pour aujourd’hui ; j’ai là une lettre à laquelle je dois une réponse... Voyons.

Il va s’asseoir.

 

 

Scène II

 

NATHALIE, RAMBERT

 

NATHALIE, entrant par la porte à droite de l’acteur.

Je vous dérange, mon père ; vous écriviez ?

RAMBERT.

À M. Émilien Dumont qui t’a demandée en mariage... tu sais ?

NATHALIE.

C’est la réponse ?

RAMBERT.

Oui, mais tu vois qu’elle n’est pas avancée... Je prenais la plume ; et, toute réflexion faite, c’est toi qui me la dicteras ce soir.

Il se lève.

NATHALIE.

Moi ?

RAMBERT.

Oui, je veux m’en rapporter à ta décision... Mais que cela ne te tourmente pas... c’est aujourd’hui ta fête, ne songe qu’à te faire belle et à te divertir... Eh ! mais, et ta toilette ?

NATHALIE.

Soyez tranquille, mon père, ce ne sera pas long.

RAMBERT.

Ce ne sera pas long, ce ne sera pas long... Encore faut-il le temps. Je n’ai pas envie que les robes que j’ai payées, et fort cher, ma foi, ne me fassent point d’honneur. J’entends au contraire que ta parure efface celle de toutes tes jeunes amies qui vont venir... J’entends que tu sois la reine enfin... c’est ma fantaisie.

NATHALIE.

Je lâcherai de m’y conformer. Et vous, mon père, vous oubliez qu’il vous faut tout au moins une tenue de cour... lorsqu’on veut avoir une reine pour fille.

RAMBERT.

C’est bien ce que je pense, la tenue de cour est de rigueur... Et tu verras.

 

 

Scène III

 

NATHALIE, RAMBERT, LA COMTESSE DE LA SUZE

 

LA COMTESSE paraissant à la porte du fond.

Vous êtes en conférence secrète ?

RAMBERT, allant à elle.

Madame la Comtesse !

NATHALIE, de même.

Ma marraine !

LA COMTESSE, embrassant Nathalie.

Bonjour, ma belle.

À Rambert.

Est-elle avertie ?

RAMBERT, bas.

Non, madame la Comtesse, je tiens à lui ménager la surprise jusqu’au dernier moment.

NATHALIE.

Ah ! ma marraine, pour cette fois, voilà une conférence secrète.

RAMBERT.

C’est bon, c’est bon.

Saluant.

Madame la Comtesse m’excusera si je la quitte, mais je suis encore en grand négligé.

MADAME DE LA SUZE.

Allez, allez, mon cher Rambert, ne vous gênez pas.

RAMBERT.

Et toi, mon enfant, tu sais ce que je t’ai dit.

Air nouveau (de M. Piccini.)

Je vais de ce pas
Avec soin faire ma toilette,
Toi, ne tarde pas,
Car tu ne seras
Jamais prête.

Ensemble.

MADAME DE LA SUZE.

Il va de ce pas
Avec soin faire sa toilette,
Elle sera prête,
Pour lui, on ne l’attendra pas.

NATHALIE.

Il va de ce pas
Avec soin faire sa toilette.
Oui, je serai prête,
Moi, l’on ne m’attendra pas

RAMBERT.

Je vais, etc.

 

 

Scène IV

 

NATHALIE, MADAME DE LA SUZE

 

MADAME DE LA SUZE.

Il me semble, ma chère Nathalie, que tu n’as pas, comme de coutume, l’air triste et abattu.

NATHALIE.

Pour ne pas affliger mon père, je m’efforce de cacher sous une apparence de gaité le chagrin que j’ai dans le cœur, mais je ne croyais pas avoir si bien réussi que ma marraine pût s’y tromper elle-même... elle, ma confidente, mon amie.

MADAME DE LA SUZE.

Oui, ton amie... Ainsi, cette tranquillité n’est que feinte !... Tu penses toujours à Charles !

NATHALIE.

Toujours.

MADAME DE LA SUZE.

Et tu ne crois pas être jamais heureuse sans lui ?

NATHALIE.

Jamais.

MADAME DE LA SUZE.

Tu connais les préjugés de ton père. Il attache aux titres la plus grande importance. Toute son ambition était de te trouver un époux qui t’apportât un nom en échange de ta dot. M. Charles sans famille ne pouvait lui convenir... M. Charles !

NATHALIE.

Eh ! mon Dieu ! qu’importe comment on s’appelle, pourvu qu’on soit heureux. Il y a de l’injustice dans ces prétentions, dans cette fierté mal entendue ; car M. Charles, qui est bien fier aussi, n’au rait pas dédaigné ma main, eût-il été fils de marquis ou de comte !

MADAME DE LA SUZE.

Peut-être !

NATHALIE.

Ah ! j’en réponds... Qui, ma marraine, j’en réponds.

MADAME DE LA SUZE.

Tu es bien sûre de ton fait... Allons, soit. Nous verrons.

NATHALIE.

Nous verrons ?

MADAME DE LA SUZE.

Oui... nous verrons.

NATHALIE.

Comment !

MADAME DE LA SUZE.

Tiens, cher enfant, mon amitié l’emporte, je n’y tiens plus, et je veux être la première à t’apprendre une bonne nouvelle.

NATHALIE.

Ah ! dites vite.

MADAME DE LA SUZE.

Tu me remercieras bien ?

NATHALIE.

Dites d’abord.

MADAME DE LA SUZE.

Eh bien, parmi les personnes qui vont se réunir pour la fête, il s’en trouvera une que tu n’attends pas.

NATHALIE, vivement.

Ce n’est pas M. Émilien Dumont, toujours.

MADAME DE LA SUZE.

Non, c’est un beau jeune homme que tu as déjà vu... Souvent... bien souvent. Toutefois, pas de puis quelques semaines... Son nom ?... c’est...

NATHALIE, qui devine et à demi-voix.

Charles !

MADAME DE LA SUZE.

Oui.

NATHALIE, sautant au cou de la comtesse.

Ah ! ma marraine !

MADAME DE LA SUZE.

Oui, Charles de Villarceaux, fils du marquis de Villarceaux.

NATHALIE.

Marquis... Il serait vrai !

MADAME DE LA SUZE.

Oui, le Marquis est son père et sera bientôt le tien.

NATHALIE.

Ah ! je vous en prie, de m’a busez pas !

MADAME DE LA SUZE.

Des motifs que tu apprendras plus tard avaient rendu nécessaire le secret de cette naissance ; enfin le moment est arrivé où le Marquis a pu reconnaître et embrasser son fils. Il a tout révélé à ton père, et Charles a été instruit de son sort. On lui a rendu toutes ses espérances aussitôt que l’état de sa santé a pu le permettre.

NATHALIE, surprise.

Sa santé !

MADAME DE LA SUZE.

Rassure-loi, il est hors de danger. Mais il y a six semaines, environ à l’époque ou tu fus ramenée à Paris, il reçut dans un duel une blessure assez grave... On craignit pour lui toute émotion violente... et c’est hier seulement qu’il a connu sa nouvelle destinée.

NATHALIE.

Enfin !

MADAME DE LA SUZE.

Ton père voit dans ton alliance avec Charles le gage de bonheur et l’accomplissement de ses plus chers désirs. Jaloux de rappeler, par une prompte démarche, celui qu’il avait naguère éloigné de sa maison, il lui a écrit de se rendre ce soir ici.

NATHALIE.

Mais alors, il devrait déjà être arrivé.

LA COMTESSE.

Impatience bien naturelle !... pour que le temps te paraisse moins long, cours trouver ton père... et dis-lui mon indiscrétion.

NATHALIE.

J’y vais... et d’ailleurs n’ai-je pas à m’habiller.

Air.

Parée en vain de mes bijoux,
J’aurais mal souri tout à l’heure...
Peut-on, hélas ! aux yeux de tous
Paraître belle, quand un pleure ?
Mais mon chagrin s’est en allé,
Déjà je dois être embellie...
Il’ sera là... mon cœur est consolé,
Je vais tâcher d’être jolie.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

MADAME DE LA SUZE, puis VILLARCEAUX

 

MADAME DE LA SUZE.

Pauvre enfant ! un seul mot devait la rendre au bonheur, pouvais-je tarder à le prononcer ?... D’ailleurs, l’apparition inattendue de Charles pouvait lui causer une trop vive surprise. Passer si vite du découragement au bonheur...

Le marquis entre.

Ah ! c’est vous, monsieur le Marquis ! hâtez-vous, venez jouir de votre gloire au milieu des heureux que vous avez faits.

VILLARCEAUX.

Vous avez vu mon fils, madame la Comtesse !... Dans son empressement, Charles m’a sans doute devancé ?

MADAME DE LA SUZE.

Non, et j’espère que vous allez le traiter avec sévérité. Est-ce pardonnable ? il n’a pas encore paru.

VILLARCEAUX.

Ce retard m’inquiète. Il devrait être ici...

MADAME DE LA SUZE.

Bien. Voilà des inquiétudes de père.

VILLARCEAUX.

Qui vous paraissent bien soudaines, n’est-il pas vrai ? Que voulez-vous ? depuis que j’ai pressé mon fils contre mon cœur, depuis qu’il m’a nommé son père, il s’est révélé dans mon âme des sentiments qui m’étaient jusqu’alors restés étrangers. Tant qu’une barrière funeste nous avait séparés l’un de l’autre Charles ne m’avait inspiré que le froid ton intérêt de l’amitié ; je veillais de loin sur lui, sur sa conduite, et en cela j’accomplissais plutôt un devoir que je ne suivais un penchant, mais depuis hier quelle métamorphose ! dès l’instant qu’il s’est jeté dans mes bras, qu’il a mouillé mon front de ses larmes, qu’il m’a remercié d’être son père, ma vie s’est confondue avec la sienne ; il me semble que je n’existe plus  que par lui, que pour lui, et j’éprouve une ivresse nouvelle et pleine de charmes à entendre prononcer seulement son nom.

MADAME DE LA SUZE, souriant.

Et à qui êtes-vous redevable de ces joies dont vous ne vouliez pas ?

VILLARCEAUX.

À vous d’abord et à la meilleure des amies, à Ninon de Lenclos. Sans elle, peut-être serais-je resté sourd à la voix de la nature. Je reculais devant l’opinion publique, et s’il faut tout vous dire, j’hésitais à autoriser une mésalliance avec la bourgeoisie... lorsque la bourgeoisie avait la première refusé de se mésallier... car, sans mon nom, Charles n’aurait jamais épousé Nathalie... enfin, je me suis montré le plus faible.

MADAME DE LA SUZE.

Dites le plus sage.

VILLARCEAUX.

Ou le mieux conseillé.

MADAME DE LA SUZE.

Ninon connaît-elle la détermination généreuse que vous avez prise ?

VILLARCEAUX.

Pas encore, de secrets motifs m’ont engagé à la lui cacher jusqu’à ce jour ; mais elle l’apprendra bientôt. D’ailleurs, depuis six semaines j’ai peu vu Ninon : obligé de me rendre à Évreux pour y chercher mon fils qui, malgré la défense qu’on lui en avait faire, était venu mystérieusement à Paris. À mon retour ici, je l’ai trouvé malade d’une grave blessure reçue dans un duel dont il m’a jusqu’à présent laissé ignorer la cause, et presque tout mon temps s’est passé à lui prodiguer mes soins.

MADAME DE LA SUZE.

Il est tout-à-fait bien maintenant.

VILLARCEAUX.

Oui, et son retard me tourmente, je l’avoue. J’ai appris par son domestique, que, durant sa maladie, une femme venait le voir chaque jour ; qu’elle prenait les plus grandes précautions pour n’être pas reconnue ; qu’elle veillait à son chevet, et, à force de soins, prévenait le retour des accidents qui pouvaient menacer sa vie : enfin... 

MADAME DE LA SUZE.

Craindriez-vous quelque infidélité ?

VILLARCEAUX.

Que sais-je ?... Lorsque, mon hier, je lui eut révélé le secret de sa naissance, il ne m’a point parlé de son amour, comme je m’y attendais.

MADAME DE LA SUZE.

S’il était possible ?... Oh ! ma pauvre Nathalie !

VILLARCEAUX.

Espérons encore ! Peut-être me suis-je trompé ; peut-être le bonheur d’avoir retrouvé un père remplissait-il toute son âme ?

MADAME DE LA SUZE.

Plaise à Dieu !...

VILLARCEAUX.

Voici monsieur Rambert, silence, je vous prie, sur des soupçons qui, je l’espère, sont sans fondements.

 

 

Scène VI

 

MADAME DE LA SUZE, RAMBERT, VILLARCEAUX

 

RAMBERT.

Monsieur le Marquis...

VILLARCEAUX.

Ah ! monsieur Rambert, je vous félicite, vous êtes un homme exact, vous.

RAMBERT.

Est-ce que votre bru n’était pas là pour vous recevoir ?

MADAME DE LA SUZE.

C’est moi qui ai retardé Nathalie, en causant avec elle.

RAMBERT, riant.

Vous me rappelez, madame la Comtesse, que je suis très irrité contre vous.

VILLARCEAUX.

Oui dà.

RAMBERT.

Ma fille ne vient-elle pas de me dire qu’elle savait... Ah ! madame la Comtesse ne sera plus dans mes secrets.

Au Marquis.

Elle a prévenu Nathalie de la visite de monsieur Charles... c’est une trahison et voici ma surprise manquée.

MADAME DE LA SUZE.

Elle n’a été qu’avancée et le seul reproche que j’aie à me faire, c’est de vous avoir privé d’en être le témoin.

RAMBERT.

Si vous saviez comme elle est accourue, c’était une joie, c’étaient des mots entrecoupés, des caresses à n’en plus finir.

VILLARCEAUX.

Il me tarde que mon fils... Dites-moi, mon cher Rambert, vous êtes bien certain que votre lettre lui est parvenue.

RAMBERT.

C’est à lui-même qu’elle a été remise.

VILLARCEAUX.

À la bonne heure, car moi, complice plus fidèle que Madame, je ne vous ai point trahi. Je n’ai point dit à mon fils un mot de notre petite fête. Vous désirez lui offrir une sorte de réparation  en prenant l’initiative, lui tendre le premier la main en disant touchez là, fils, je ne doute pas de sa reconnaissance pour un tel procédé.

RAMBERT.

Oh ! je suis bien tranquille, il est trop épris pour ne pas recevoir avec empressement...

MADAME DE LA SUZE.

Et moi je commence à concevoir quelques craintes.

RAMBERT.

Voici mes amis et nos parents... Et Nathalie qui n’est pas encore là.

Les portes du fond s’ouvrent et toute la société entre avec les politesses d’usage.

 

 

Scène VII

 

MADAME DE LA SUZE, RAMBERT, VILLARCEAUX, PARENTS et AMIS de Rambert

 

RAMBERT.

Soyez les bienvenus, mes chers amis. J’ai l’honneur de vous présenter monsieur le marquis de Villarceaux qui veut bien que ma fille soit aussi la sienne.

UNE JEUNE FILLE.

Et Nathalie, où donc est-elle ?

RAMBERT.

Vous allez la voir bientôt.

UN PARENT.

Et ton gendre futur.

RAMBERT.

Mais nous l’attendons d’un moment à l’autre.

VILLARCEAUX, à madame de la Suze.

Mon Dieu ! que fait-il ?

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, NATHALIE, en toilette, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

Mademoiselle Nathalie.

RAMBERT, allant à elle et lui prenant la main.

Allons donc, ma fille, tout le monde est arrivé.

VILLARCEAUX.

Venez, venez, mon enfant.

NATHALIE, bas à madame de la Suze.

Et lui ?

Madame de la Suze lui impose silence. Rambert présente Nathalie à la société qui lui offre ses félicitations en chantant le chœur.

CHŒUR.

En ce séjour
Chacun s’apprête
À célébrer un si beau jour.
Chantons, amis, car c’est la fête
Et de l’hymen et de l’amour.

NATHALIE.

Pardonnez si je me suis laissée devancer par vous ; ces vilaines robes ne vont jamais comme il faut.

RAMBERT.

Excuse de femme...

À la société.

Ah ! ça mais, puisque nous voilà en majorité, je ne vois pas pourquoi nous ne commencerions pas le bal... Allons, Messieurs, offrez la main à ces dames.

UN PARENT, à Nathalie.

Mademoiselle...

Il lui offre la main.

RAMBERT, à Villarceaux.

J’aurai voulu que la première contredanse fut pour Charles... mais à qui la faute ?

VILLARCEAUX.

Il y a quelque chose d’extraordinaire dans ce retard, il faut que je sache...

MADAME DE LA SUZE, à Villarceaux.

Attendez encore.

RAMBERT, s’adressant à tous.

Eh bien !... allons donc, qui nous arrête.

Les danses commencent. Rambert offre la main à à la comtesse et tous deux vont s’asseoir sur un des côtés de la scène. Le marquis se promène dans les groupes et ses regards qu’ils portent souvent vers la porte d’entrée, décèlent son inquiétude.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, UN DOMESTIQUE

 

Sans interrompre les danses, un domestique paraît au fond et cherche des yeux Rambert ; il l’aperçoit et vient à lui. Villarceaux, par un mouvement naturel s’est rapproché.

LE DOMESTIQUE.

Une lettre pressée pour Monsieur.

RAMBERT.

Donne. On attend ?

LE DOMESTIQUE.

Non, Monsieur.

Il sort.

RAMBERT, il ouvre la lettre et porte ses regards sur la signature.

Charles de Villarceaux !

À ce mot, le Marquis s’est approché, La comtesse s’est levée. Nathalie a quitté la danse et a fait quelques pas vers son père. Les autres invités continuent à danser. Rambert lit bas, sa figure s’anime peu à peu, et lorsqu’il a termine, il dit avec force.

Quelle insolence !

Toutes les danses cessent.

VILLARCEAUX.

Qu’est-ce donc ?

RAMBERT, avec amertume.

Lisez, monsieur le Marquis, c’est de votre fils.

Il lui donne la lettre.

NATHALIE, à la comtesse.

Je tremble, ma marraine.

MADAME DE LA SUZE.

Rassure-toi.

RAMBERT, au Marquis qui reste confus.

Eh bien, Monsieur ?

VILLARCEAUX.

Je suis confus... permettez de grâce... je cours...

RAMBERT, l’arrêtant.

Ne prenez pas cette peine, Monsieur.

À tous.

Mes amis, vous désiriez savoir tout à l’heure où était mon gendre futur ; nous ne l’aurons pas, voici ce qu’il m’écrit. Écoutez. « Monsieur, lorsque Charles n’avait à offrir à votre fille que son amour et point de nom, vous avez rejeté ses prétentions avec dédain. Aujourd’hui qu’il est reconnu fils du marquis de Villarceaux, vous venez au-devant de lui, vous, qui lui aviez fermé votre maison. Il n’est plus temps, Monsieur. La main que vous avez refusée à Charles quand il vous suppliait de la o lui accorder, Charles, fils du marquis de Villarceaux la refuse, à présent que vous la lui offrez. »

CHARLES DE VILLARCEAUX.

NATHALIE.

Ce langage.

RAMBERT, avec la plus rire amertume.

Vous avez entendu, mes amis. L’affront que je reçois est noblement excusé. Les motifs qu’on me donne sont raisonnables ; un bourgeois refuse sa fille à un inconnu, un fils de marquis doit refuser l’alliance d’un bourgeois... Du magistrat au bourgeois la distance est la même que du bourgeois au bâtard... C’est juste, la conséquence est rigoureuse.

VILLARCEAUX, à part.

Voilà mes soupçons justifiés.

Haut.

Monsieur, l’amertume de vos paroles s’explique facilement par ce qui vous arrive et moi tout le premier, je me sens le cœur blessé par la conduite de mon fils. Mais n’accorderez-vous rien à ce ressentiment qui sans doute s’est fait jour avec trop de rudesse, mais que vos premiers refus avaient du provoquer dans une âme comme la sienne.

RAMBERT.

Eh ! Monsieur, ai-je marchande quand il s’est agi de les lui faire oublier.

VILLARCEAUX.

Laissez les conseils d’un père éclairer son amour pour votre fille.

NATHALIE, avec fierté.

Ah ! Monsieur...

Air : Faut l’oublier.

Son amour ! quel honneur insigne !
Ah ! j’y renonce pour jamais.

RAMBERT.

De tous les serments qu’il a faits
Ma Nathalie était indigne.

VILLARCEAUX.

De larmes ses yeux sont remplis...
En vain la pauvre enfant veut feindre.
Je la plains...

RAMBERT.

Monsieur le Marquis,
Ce n’est pas elle qu’il faut plaindre,
C’est vous ! d’avoir un pareil fils. (bis.)

MADAME DE LA SUZE, bas.

Marquis, quelle peut être cette femme qui entraîne votre fils à une pareille démarche ?

VILLARCEAUX.

L’orgueil blessé a pu parler un instant plus haut que l’amour ; mais...

RAMBERT.

Ah ! cet amour que vous rappelez, ma fille ainsi que moi, l’apprécie à sa juste valeur, elle n’en fait pas plus de cas que de cette lettre.

VILLARCEAUX.

Monsieur, je me retire.

RAMBERT, le retenant.

Encore un moment, je vous supplie.

À Nathalie.

Te souviens-tu, mon enfant, que nous avons à écrire à monsieur Émilien Dumont. Tu m’as promis tantôt de me dicter toi-même la réponse.

Il s’approche de la table à écrire.

NATHALIE.

Je me le répète.

MADAME DE LA SUZE, à Nathalie.

Du courage.

VILLARCEAUX, à part et inquiet.

Que va t-il faire.

RAMBERT.

Eh bien !

NATHALIE.

Écrivez, mon père, que la rechercher de monsieur Emilien nous honore et que je suis prête à suivre vos intentions.

À la Comtesse.

Hélas ! ce n’est pas là ce que j’espérais dicter.

RAMBERT, au Marquis.

Vous l’avez entendu, maintenant, monsieur le marquis, je n’ose plus vous retenir.

VILLARCEAUX.

Adieu, Mademoiselle... Adieu, Comtesse...

À part.

Voilà donc... ce que c’est d’être père !...

Final.

Musique nouvelle de M. Piccini.

MADAME DE LA SUZE, NATHALIE, VILLARCEAUX, RAMBERT.

Ah ! ma surprise est extrême,
L’ingrat ne veut pas qu’on l’aime.
Oui, ma surprise est extrême,
L’ingrat ne veut pas qu’on l’aime.

MADAME DE LA SUZE, à Nathalie.

Mon enfant, prends courage.

RAMBERT, aux convives.

Bientôt le mariage.

NATHALIE, avec désespoir.

Bientôt le mariage !

VILLARCEAUX.

C’en est fait, plus d’espoir !

NATHALIE.

Je ne dois plus le voir !

TOUS, avec le chœur.

Ah ! ma surprise est extrême,
L’ingrat, (bis.) ne veut pas qu’on l’aime,
Non, non, non, non, ne veut pas qu’on l’aime.

Le Marquis sort ; Nathalie est dans les bras de la comtesse ; Rambert parle aux convives.

 

 

Deuxième Tableau

 

La chambre de Charles de Villarceaux, simple, mais d’un ameublement convenable. Porte d’entrée au fond. Porte latérale.

 

 

Scène première

 

CHARLES, seul

 

Madame Aubry ! elle va venir bientôt. Mon amie ! ma véritable amie ! Je ne puis rester en place ; mon sang se précipite avec violence ! jamais, je crois, attente ne m’a paru si longue, et cependant depuis ce duel... cette blessure qui m’a retenu près de six semaines... je l’ai vue chaque jour. Ah ! c’est pour cela que je l’attends avec tant d’impatience ! Le moment est arrivé de lui donner aussi mes preuves de reconnaissance et d’amour, de payer son dévouement et ses soins, de lui consacrer une existence que j’avais risquée pour elle et qu’elle seule a ranimée.

Air : Oui, mais demain vous me mépriserez.

À son aspect je me sentais renaître,
Ange gardien, au sourire enchanteur,
Quand près de moi je te voyais paraître
Ton souffle pur dissipait ma douleur.
Viens, ô reviens, j’implore ta présence,
Restons ensemble heureux ou malheureux.
Nous étions deux au jour de la souffrance ;
Pour le bonheur aujourd’hui soyons deux.

J’entends monter... on vient...ah ! courons à sa rencontre.

 

 

Scène II

 

CHARLES, VILLARCEAUX

 

CHARLES, à part.

Mon père !

VILLARCEAUX.

Ma visite vous surprend, Charles ? Vous auriez pu cependant la prévoir. Votre sante m’a inspiré de nouvelles craintes quand je ne vous ai pas vu paraître chez monsieur Rambert qui comptait sur vous.

CHARLES.

Quoi, mon père, vous êtes instruit de tout ce qui s’est passé ?

VILLARCEAUX.

De tout.

CHARLES.

Et vous êtes étonné que je n’aie pas obéi au caprice qui me rappelait.

Ne connaissez-vous pas ma réponse ?

VILLARCEAUX.

Je la connais.

CHARLES.

Eh bien ?

VILLARCEAUX.

Et je la désapprouve. Si vous m’aviez consulté, Charles ; si, avant d’agir sous l’influence d’un ressentiment peu généreux, vous vous étiez souvenu que vous avez un guide, mes conseils auraient peut-être prévenu les regrets que vous vous préparez.

CHARLES.

M’auriez-vous donc conseillé d’accueillir l’insulte et de remercier de l’outrage ?

VILLARCEAUX.

Non, mais d’oublier l’outrage et d’accueillir la réparation offerte.

CHARLES.

Ce que vous appelez une réparation, mon père, est une offense nouvelle. Il y a quelques semaines, Charles que l’on repoussait, n’était-il pas le même, sauf le nom, que l’homme à qui l’on ouvre aujourd’hui les bras.

VILLARCEAUX.

Et votre conduite à vous, ne pourrait-elle pas s’expliquer ainsi ? Charles, sans titre, aimait Nathalie et brûlait d’obtenir sa main ; mais Charles de Villarceaux n’a plus d’amour et rougirait d’une alliance avec la fille d’un bourgeois.

CHARLES.

On n’aura pas manqué d’interpréter ainsi ma pensée ; mais vous, mon père, n’avez-vous pas imaginé que j’étais dirigé par un motif plus noble que des représailles indignes de moi ?

VILLARCEAUX.

Ce fut ma première idée, et je fis tous mes efforts pour la faire valoir auprès de monsieur Rambert...

CHARLES.

Je comprends. Mais son espérance serait vaine. La vôtre, mon père, serait déçue si l’on avait supposé que, revenu d’un emportement irréfléchi...

VILLARCEAUX.

De ce côté-là, rassurez-vous. Un autre parti s’était proposé, on en avait sans peine fait le sacrifice ; mais l’on s’est hâté de l’accueillir, en ma présence, par une lettre que Nathalie elle-même a dictée.

CHARLES.

Nathalie !... c’est ainsi que j’étais aimé... ah ! mon cœur est soulagé... quelle différence !

VILLARCEAUX.

Avez-vous à vous plaindre ? Après la lettre adressée par vous à monsieur Rambert, Nathalie ne devait-elle pas, à votre exemple, s’armer de fierté et s’imposer l’oubli...

CHARLES.

Ce devoir, pour le remplir, elle a su trouver de l’énergie ; quant à ceux que lui traçait notre amour, elle n’a pu trouver la force de s’en acquitter... Ah ! si vous me disiez : J’ai vu couler les pleurs de Nathalie ; par ses prières, par ses refus elle a tâché d’ébranler son père ; ces regrets dont vous parliez tout à l’heure, se seraient, je le sens, éveillés dans mon âme ; mais je vois quel cas l’on faisait de celui dont l’abandon a été si facile, et je vous remercie de me l’avoir appris. Je me trouve absous.

VILLARCEAUX.

Absous !

CHARLES.

Oui, mon père, si vous excusez un amour assez tiède pour disparaître devant les convenances, que penserez-vous d’un amour assez hardi pour les braver ? Que direz-vous d’une femme qui serait prête à compromettre ce qu’elle a de plus précieux au monde, sa réputation, pour celui des hommes qu’elle préfère à tous.

VILLARCEAUX.

Charles, vous êtes sans expérience, et votre imagination ardente vous égare. Vous rêvez une passion romanesque, dont vous ne rencontrerez pas la réalité dans le monde.

CHARLES.

Je l’ai trouvée, mon père. Une femme... elle ne sait pas encore que je suis votre fils, celle-là ! une femme m’adonné ces preuves de tendresse qui vous semblent idéales. Quand ce duel, où je fus frappé, eût mis mes jours en péril, c’est elle qui a veillé sur moi.

VILLARCEAUX, à part.

Nous y voici !

Haut.

Comment ?

CHARLES.

Après que vous m’aviez quitté, elle venait à son tour ; je prenais de ses mains la potion qu’une main étrangère devait m’offrir, et ce breuvage présenté par elle devenait ainsi plus puissant à me guérir. Faible, sans voix pour la remercier, je l’apercevais seulement près de moi, et sa présence calmait mes souffrances, c’était comme un doux songe qui se prolongeait jusque dans mon sommeil, et quand je rouvrais les yeux elle avait disparu. Peu-à-peu je sentis renaître mes forces. Je rassemblai mes idées, mes souvenirs, l’image de Nathalie me traversa l’esprit, elle n’était plus dans mon cœur. Maintenant, mon père, je vous en fais juge.

Air : Adieu, Benoît, tu n’as plus rien à faire. (De la vie de Molière.)

De votre fils, aujourd’hui dans vos bras,
Répondez, je vous en supplie,
Le nom, la main n’appartiennent-ils pas
À la femme qui l’aime et qui sauva sa vie ?
Lorsque je pense à mes périls passés,
Comme à sa bonté tutélaire,
Je me dis : puis-je vivre assez
Pour l’adorer ou pour lui plaire ?

VILLARCEAUX.

Il est difficile de raisonner avec vous, Charles. Je le vois, vous êtes sous l’influence d’une vive passion... d’un amour de vingt ans... et comment se nomme ?...

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Madame Aubry !

CHARLES, troublé.

C’est elle !

VILLARCEAUX.

Madame Aubry, cette fois, a été mal informée, elle n’a pas attendu mon départ.

CHARLES.

Mon père !... Ah ! ce titre me donne tant de droits à votre bonté... Souffrez que je la reçoive seul encore un instant.

VILLARCEAUX.

Quel motif ?...

CHARLES.

Elle ignore encore mon nom... Aujourd’hui je devais le lui faire connaître... Laissez-moi le bonheur de lui apprendre que je suis votre fils... Laissez-moi la préparer à vous voir.

VILLARCEAUX.

J’y consens... mais je reviendrai ; il faut absolument que nous la reparlions de cette affaire...

Ensemble.

Air des hussards de Felsheim.

On redoute ici ma présence,
Et je troublerais l’entretien,
Mais je réussirai, je pense,
De tout savoir j’ai le moyen.

CHARLES.

Pour elle je crains sa présence,
Il troublerait cet entretien.
De réussir j’ai l’espérance,
Du mystère et tout ira bien.

 

 

Scène III

 

CHARLES, NINON, mise très simplement

 

Le marquis est entré par une porte latérale, Le domestique introduit Ninon et se retire.

CHARLES, allant à elle.

Entrez donc, mon amie... Comme votre main tremble !

NINON.

En effet, je suis émue et ne puis me défendre d’un trouble que je n’avais pas encore éprouvé en venant ici... 

CHARLES.

C’est un trouble de bon augure.

Il lui approche un siège ; tous deux s’asseyent.

Qu’avez-vous ?

NINON.

Je ne sais... j’ai peur.

CHARLES.

Pourquoi ?

NINON.

Après un combat dont j’avais été la cause involontaire, et dans lequel vous avez risqué votre vie, lorsque je vous ai su livré à des soins mercenaires, je n’ai point réfléchi ni songé à quoi je m’exposais ; je n’ai point calculé ce qu’on pouvait dire, si j’étais découverte ; je suis accourue près de vous.

CHARLES.

Oui.

NINON.

J’ai pansé votre blessure ; j’ai étanché votre sang ; puis, assise à votre chevet, les regards fixés sur votre front pâle, sur votre regard éteint... j’attendais qu’il se ranimât et me reconnût.

CHARLES.

Je n’ai rien oublié.

NINON.

Après un sommeil bien agité, vous me fîtes un signe. Vous ne vouliez pas que je m’éloignasse... Je promis de revenir le lendemain...

CHARLES.

Et chaque jour vous avez tenu votre promesse.

NINON.

Ah ! sans hésiter. Quelque chose me disait que ma présence vous était nécessaire, qu’elle soulageait votre douleur, et hâterait votre guérison.

CHARLES.

Sans vous, sans vos soins touchants, j’aurais succombé.

NINON.

Aussi, tant que vous auriez eu besoin que je fusse là, Charles, j’aurais continué à me rendre à vos côtés ; mais maintenant que vous ne souffrez plus... Vous êtes bien, n’est-ce pas ?

CHARLES, avec expression.

Ah ! oui, bien.

NINON.

À présent que vous n’êtes plus en danger, je puis penser à moi. Nous ne saurions, mon ami, oublier l’un et l’autre plus longtemps que je suis femme, et qu’un pareil médecin, près d’un malade de votre âge, est plus exposé que le malade lui-même.

Air de Caleh.

Pour vous puisque tout danger cesse,
Grâce au ciel...

CHARLES.

Grâce à vous, je crois !

NINON.

Il faut, Charles, que je vous laisse,
Vous n’avez plus besoin de moi.

Elle se lève.

CHARLES.

C’est par vos soins que ma souffrance
Fut prompte à s’adoucir :

NINON.

Mais qu’importe si votre absence
Doit me faire mourir ?...
Pour prolonger votre présence
Ma blessure peut se rouvrir.

Ensemble.

Pour moi, bonheur extrême,
Je sens combien il m’aime,
Faut-il hélas ! le fuir !
S’il devait en mourir.

Elle s’assied.

CHARLES.

Quelle douleur extrême !
Se quitter quand on s’aime ?
Faut-il hélas ! me fuir ?
Si je dois en mourir.

NINON.

Y songez-vous ? Celte entrevue doit être la dernière ; et si vous ne m’aviez priée, si vous n’aviez paru la désirer avec tant d’ardeur... Je n’ai pas eu la force de vous refuser... Que voulez-vous encore, Charles ?

CHARLES.

Vous peindre ce que je ressens pour vous, qui m’avez fait la vie précieuse en me la sauvant. Les douces attentions d’une sœur pour son frère, les craintes empressées, la tendresse inquiète d’une  mère pour son fils, vous m’avez tout prodigué... et je ne vous suis rien... je ne vous étais rien.

NINON, émue.

Vous étiez mon libérateur.

CHARLES.

Ah ! de grâce, n’attribuez pas au service que je vous ai rendu, l’intérêt dont vous m’avez donné tant de preuves ; et comme je dirais malheur à moi si je ne pouvais prétendre à obtenir de vous qu’une affection de sœur ou de mère, je dirais encore malheur à moi, si vous n’aviez été que reconnaissante, car vous auriez accompli un devoir ; nous serions quittes l’un en vers l’autre, et je ne veux pas être quitte, moi... Non, je vois en vous un ange bienfaisant qui m’a pris en pitié, et que j’ai pris en amour... en adoration. Oui, je vous aime... Et vous ?...

NINON, troublée.

Moi !

CHARLES.

Vous... Ah ! de grâce, écoutez ma prière.

Il se jette à ses genoux.

NINON.

À mes genoux !

CHARLES.

Puisque j’implore !... Je vous l’avais dit, qu’un jour à vos pieds je vous demanderais de l’amour, eh bien, voilà que ce cri s’est échappé de mon âme, voilà que vous l’avez entendu monter vers vous ! rien qu’un mot, un seul... Non, rien qu’un regard, un sourire... Oh ! ce regard, ce sourire... prolongez-les, ils me rendent heureux !

NINON.

Charles !...

CHARLES.

Ah ! parle, et que ta bouche confirme l’aveu de les regards.

NINON.

Vous le voulez ?...

Se levant.

Air : En attendant.

Soyez aimé !
Je suis heureuse et fière
Si par ces mots votre cœur est charmé,
Pauvre orphelin, que le destin contraire
Avait privé des baisers d’une mère...
Soyez aime ! (bis.)

CHARLES.

L’ai-je bien entendu ! Je suis aimé ! Le bonheur commence donc pour moi. Ô vous qui ne savez de l’existence que la misère, prenez courage, car moi, je ne voyais pas de fin à mes douleurs, et voilà qu’elles sont terminées, oubliées, et dans un instant changées en bonheur ! je suis aimé !

À Ninon.

Et quand tu mérites des titres et des richesses, tu choisis Charles qui ne peut t’offrir que son amour !... Ah ! tu seras son bien, son trésor, sa richesse à lui. Mais c’est que tu l’as dit ; je suis aimé. Aimé ! Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! j’en deviendrai fou ! Tu régneras sur mon cœur, tu porteras mon nom, tu seras l’épouse...

NINON.

Moi !...

CHARLES.

De Charles de Villarceaux.

NINON.

Ô ciel !... qu’avez-vous dit ?

CHARLES.

Oui ! Lorsque mon bon ange vous a montrée à moi, je n’étais qu’un orphelin sans nom, sans famille, sans appui dans ce monde ; mais enfin le cœur de mon père s’est ému ; il m’a pressé dans ses bras !

NINON.

Et votre père ?...

CHARLES.

Est le marquis de Villarceaux.

NINON.

Villarceaux !... Et vous avez... vous avez... vingt ans !

CHARLES.

D’où vient ce trouble ?

NINON, à part.

Oh, mon Dieu ! mon Dieu ! serait-il possible ?

CHARLES.

Oh, pourquoi t’effrayer ainsi ?... Avec cet amour que tu n’as pas dédaigné, je mets encore à tes pieds, une fortune et un nom !... Oui, tout est à toi, tout désormais t’appartient !...

NINON.

Silence !... silence !... Le fils de Villarceaux !... Et il disait... Oui, je m’en souviens... Ah !... j’ai donc bien failli si j’ai mérité un tel châtiment !

CHARLES.

Que vois-je ? D’où peut naître cette émotion pourquoi ces larmes ?

NINON.

Adieu... Charles... adieu !...

CHARLES.

Me quitter ?... Oh, non, cela ne se peut ! cela ne sera pas !...

NINON.

Laissez-moi vous fuir !... Vous le voyez, je tremble... Laissez-moi, par, grâce, laissez-moi !

CHARLES, la retenant.

Non ! il n’est plus temps !... Demeure !

 

 

Scène IV

 

CHARLES, NINON, VILLARCEAUX

 

CHARLES, allant à lui.

Ah ! venez, venez, mon père... elle veut me quitter... de grâce, retenez-là.

NINON, cherchant à se cacher.

Que vois-je ? Villarceaux !

VILLARCEAUX, approchant.

Madame, écoutez...

La reconnaissant.

Ninon !

CHARLES, avec effroi.

Qu’entends-je ?

VILLARCEAUX, à part.

Juste ciel !...

À Charles.

Oui, Ninon de l’Enclos...

À Ninon.

Oui, Charles de Villarceaux, mon fils.

Bas.

Et le vôtre !

NINON, à part.

Il est donc vrai ?

CHARLES.

Ninon de l’Enclos !... Ah, je vous en conjure, dites, dites que vous n’êtes pas cette femme !

NINON.

Humiliée !... humiliée !... et par lui !...

CHARLES.

Mais parlez donc ! parlez !... Cette Ninon que ses folles amours ont rendue célèbre, ce n’est pas vous ! ce n’est pas la femme que j’aimais !

NINON.

C’est elle !...

CHARLES, se jetant dans un fauteuil.

Malheureux que je suis !...

NINON, à Villarceaux.

Ah !... ne m’abandonnez pas... Si vous saviez ce que je souffre !...

VILLARCEAUX, à demi-voix.

Ninon, vous vous trompiez d’amour.

NINON, bas.

Oh !... silence !... Il maudirait sa mère !

CHARLES.

Rêves de bonheur et d’avenir, qu’êtes-vous devenus ? C’est Ninon ! La folle et coupable Ninon !... Ah ! sortez, sortez !...

NINON, à Villarceaux.

Vous l’entendez ?... Il me chasse !... Emmenez-moi ! De grâce, emmenez-moi !

Il emmène Ninon ; Charles est tombé dans un fauteuil, absorbé par la douleur.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente le salon du premier acte.

 

 

Scène première

 

LAURE, CHAPELLE, L’ABBÉ DE CHÂTEAUNEUF

 

L’ABBÉ.

Aujourd’hui, tu ne nous diras pas, comme il y a deux mois, que ta maîtresse est en voyage.

LAURE.

Non sans doute, monsieur l’Abbé.

CHAPELLE.

Eh, vive Dieu ! tu dois nous laisser parler à ta maîtresse.

LAURE.

Eh, vive Dieu ! vous ne lui parlerez pas ! Madame, ne reçois personne.

CHAPELLE.

Soit ! mais nous, c’est différent ! Songe qu’il y a une réconciliation !... Pendant six semaines j’ai été brouillé avec Ninon ; j’ai failli mourir de mon chagrin.

L’ABBÉ.

Et les indigestions qu’il te cause.

LAURE.

Comment ?

CHAPELLE.

Oui, un vœu que j’avais fait... Conçoit ou qu’elle m’ait renvoyé, chassé ; parce que j’avais une petite pointe de vin ?... Un rien !... Aussi, dans ma colère, et dans mon désespoir, j’avais juré de ne point passer un seul jour sans m’enivrer, jusqu’à ce qu’elle m’eût accordé mon pardon... Et je n’y ai point manqué, l’Abbé est là pour le dire.

L’ABBÉ.

J’ai eu pitié de toi, et j’ai obtenu de Ninon la permission de le ramener aujourd’hui.

LAURE.

Ah ! monsieur l’Abbé raccommode les autres avec ma maîtresse !...

Il devrait peut-être songer d’abord à lui-même.

L’ABBÉ.

Que veux-tu dire ?

LAURE.

Je veux dire que Madame ne peut vous souffrir maintenant.

CHAPELLE.

Bravo, l’Abbé ! Je te fait compliment, tu avances ! elle ne s’occupait pas de toi, tu lui étais indifférent ; à présent, elle te déteste !... les choses marchent, et elle finira par t’aimer ! les extrêmes se touchent.

L’ABBÉ.

Oh ! non, je suis inquiet : dans un moment de dépit, j’ai fait contre elle un quatrain...

CHAPELLE.

Tu ne me l’as pas dit ; est-il bon ?

L’ABBÉ.

Écoute :

Indigne de mes feux, indigne de mes larmes,
Je renonce sans peine à tes faibles appas ;
Mon amour te prêtait des charmes,
Ingrate, que tu n’avais pas.

CHAPELLE.

Diable ! diable !... si elle en à eu connaissance ?... Au reste, il n’en est que plus urgent que notre entrevue ne soit pas différée, ah !... Voici le marquis de Villarceaux, il va nous aider.

 

 

Scène II

 

LAURE, CHAPELLE, L’ABBÉ DE CHÂTEAUNEUF, VILLARCEAUX

 

VILLARCEAUX, entrant.

Chapelle et l’abbé de Châteauneuf !... Qu’est-ce donc, Messieurs ? Vous attendez ?

LAURE.

Ces messieurs veulent entrer chez Madame, malgré moi.

CHAPELLE.

Je te répète que notre brouille est terminée.

VILLARCEAUX.

Comment Ninon a-t-elle passé la nuit ?

LAURE.

Plus tranquillement que les précédentes. 

CHÂTEAUNEUF.

Serait-elle réellement malade ?

VILLARCEAUX.

Bien souffrante, au moins : la moindre fatigue lui pourrait être nuisible. Permettez que je la voie d’abord, que je la tranquillise sur affaire qui l’in quiète, et, dès qu’elle sera en état de vous recevoir...

CHAPELLE.

Vous nous ferez avertir au salon, où je vais l’attendre avec l’abbé. Il a son bréviaire pour prendre patience...

CHÂTEAUNEUF.

Et toi, le cabaret de la Porte Saint-Antoine, qui n’est qu’à deux pas.

CHAPELLE.

Fi donc ! je ne bois plus.

CHÂTEAUNEUF.

Depuis quand ?

CHAPELLE.

Depuis... demain. Allons, l’abbé, viens donc !

Il fredonne.

De ce doux jus de la treille
Emplissons chaque bouteille.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

VILLARCEAUX, LAURE

 

VILLARCEAUX.

Eh bien, Laure ?

LAURE.

Ne craignez-vous pas que la présence de ces messieurs ne soit dangereuse ?

VILLARCEAUX.

Ne m’avez-vous pas dit que le calme était revenu ? Il faut en profiter pour lâcher de la distraire, et pour écarter de son esprit toute réflexion pénible.

LAURE.

Ah ! monsieur le marquis, dans quel état vous l’avez ramenée il y a huit jours ! Savez-vous que dans le délire de cette fièvre horrible qui m’a fait craindre pour ses jours, il y avait des mots... elle s’accusait...

VILLARCEAUX, troublé.

Comment ?... que disait-elle ?...

LAURE.

Monsieur le Marquis, soyez sans inquiétude ; ma maîtresse a toujours été bonne pour moi en même temps que généreuse : son argent a payé mes soins ; sa bonté, je la paierai en discrétion, car je ne suis pas ingrate.

VILLARCEAUX.

Bien, Laure, bien !

Laure entre chez Ninon.

 

 

Scène IV

 

VILLARCEAUX, seul

 

Pauvre Ninon !... quelles traces profondes cette triste aventure a laissées dans son âme !... Et dans la mienne !... car, si je ne lui avais pas caché son fils ?... Mais, hélas ! toute la prudence humaine échoue devant certains événements qu’elle ne peut prévoir !... J’avais voulu lui arracher la possibilité de trahir son cœur de mère, de compromettre tout son avenir quand je lui annonçai la mort de cet enfant, car, moi, je n’étais pas libre alors !... Depuis, Ninon a gardé sa liberté, sa vie frivole et légère... et moi, j’ai gardé mon secret !... Ninon, folle, mais charmante, qui a su parer ses torts de tant de grâce et de bonté que même l’amant abandonné ne peut auprès d’elle que pardonner le chagrin dont il souffre, et que moi-même aujourd’hui je ne peux trouver pour ses toits que des paroles de consolation !... Et d’ailleurs, je suis le seul, peut-être, qui n’aie pas le droit de lui adresser des reproches ! ne suis-je pas le premier ?... Ah ! nous nous étonnons, nous nous offensons, nous autres hommes, quand une femme, que nos discours ont séduite, use avec d’autres de cette morale facile que nous sommes efforcés de lui persuader !... Notre inconséquence est plus coupable que sa faiblesse !... Aussi, Ninon, je t’excuse et te plains,

Air de Colalto.

Malgré tes torts et malgré ma douleur,
Va, ne crains pas qu’un ami t’abandonne !
Ninon, d’un fils tu causes le malheur
Tu fus coupable, hélas, mais mon cœur te pardonne !
Dois-je oublier qu’en de plus heureux jours
Pour moi tu fus aussi tendre que belle ?...
Je viens encore, à tes erreurs fidèle,
Te consoler de tes derniers amours.

 

 

Scène V

 

NINON, VILLARCEAUX

 

Ninon entre appuyer sur le bras de Laure qui sort. Villarceaux va au-devant de Ninon qui s’assied.

NINON.

Ah !... Villarceaux !...

Elle se cache la figure.

VILLARCEAUX.

Ma chère amie !...

NINON.

Mon ami, vous !... Ah ! dois-je l’espérer encore ? non, je ne mérite plus ce titre.

VILLARCEAUX.

Ne vous exagérez point votre faute, Ninon, croyez que je l’apprécie sans trop d’indulgence ni de sévérité.

NINON.

Quoi !... Lorsqu’après avoir rassemblé ce qui me reste de force, je parais devant vous en tremblant, et comme un coupable devant son juge ; lorsque, pour la première fois maîtresse de ma raison, je songe que le père de Charles est là ; quand j’attends de lui un regard de mépris ou de colère, vos yeux et votre voix me rassurent ! Votre affection pour moi est indulgente au point d’excuser une funeste folie... Ah ! merci, mon ami !... Oui, Villarceaux, vous êtes le meilleur des hommes.

VILLARCEAUX.

Comment ne pas vous plaindre et vous excuser ? Le mystère qui enveloppait le malheureux...

NINON.

Si j’étais moins coupable, je vous le reprocherai, ce cruel mystère !... Mais, non, non !... Grand Dieu, qu’est-ce qu’une mère qui ne sait pas deviner son fils ?

VILLARCEAUX.

Ce mystère, c’était pour vous, Ninon ! votre intérêt m’en avait fait une nécessité. Quand cet enfant naquit, qu’aurait dit le monde ? Et, à cette époque, j’espérais...

NINON.

Oui, une autre route était devant moi ! Je pouvais alors devenir la compagne honorée d’un homme estimable ; je pouvais être une mère de famille entourée de respect !... Je n’aurais jamais vu mon enfant étranger à sa mère ; je ne l’aurais pas vu rougir à son nom !

VILLARCEAUX.

Ah !...

NINON.

N’avez-vous pas, comme moi, compris sa pensée, lorsqu’à la place de celle qu’il aimait et qu’il estimait vous avez nommé Ninon ?

VILLARCEAUX.

Sa surprise...

NINON.

Non, ce n’est point la surprise qui a causé son effroi !... Et je devais m’y attendre !...

Souriant tristement.

Ne savez-vous pas, Villarceaux, que mon nom...

VILLARCEAUX.

Est adoré de vos amis et béni des malheureux.

NINON.

J’ai fait quelque bien ; mais qu’importe ? Le monde veut qu’on soit d’abord vertueux ou hypocrite : après cela seulement il vous sait gré de quelque chose.

VILLARCEAUX.

Je ne ris jamais de si profondes et de si amères réflexions attrister votre visage ! Quoi, vous, dont l’heureuse insouciance...

NINON.

J’ai tort !... chassons une idée qui m’accable et me fait mourir ! Voyons l’avenir avec plus de calme pour y retrouver quelque bonheur... Charles sait maintenant que la veuve qui pouvait être sa compagne, n’existe pas. Son dépit, sa colère m’ont maudite, moi qui, dans cette tendre sympathie, n’avais pas su reconnaître le cœur d’une mère... Ah, que ma punition soit seulement le regret de demeurer à jamais inconnue à mon fils !... qu’il ignore toujours que c’est à une femme faible et coupable qu’il doit la vie !... Il en rougirait !... et je ne veux pas que mon enfant rougisse de sa mère !... Quant à ce sentiment qui l’attachait à moi, qu’il devienne une innocente amitié !... j’y parviendrai par tous les soins que je prendrai pour son bonheur et son avenir. Avant ce funeste jour ou son courage sauva ma vie, une jeune fille l’avait charmée ; le refus du père l’a seul éloigné d’elle, Charles reviendra à Nathalie : votre nom qui le protège, une fortune indépendante, tout décidera le père.

VILLARCEAUX.

Mais est-il encore temps ? Nathalie a, devant moi, accepté la main d’un autre.

NINON.

Mouvement de dépit que l’amour et la réflexion auront bien vite réprimé !

VILLARCEAUX.

Depuis huit jours, je n’ai pas da reparaître chez lui.

NINON.

Espérons, mon ami ! Charles sera l’heureux époux de Nathalie, et moi je verrai le bonheur de tout ce qui m’est cher.

VILLARCEAUX.

Puissions-nous arriver à ce but.

NINON, courant écrire à une table.

Ce mot à la comtesse de La Suze, la marraine et la protectrice de Nathalie, pour la prier de l’amener à l’instant même.

Elle donne la lettre au marquis qui la remet au laquais.

VILLARCEAUX.

Portez cette lettre, et faites diligence.

Le laquais sort.

NINON.

Et c’est à vous que je devrai tout !... Ah, mon cœur est plus tranquille !... c’est que cela fait tant de bien de sentir qu’on a un ami !

VILLARCEAUX.

Chère Ninon, cessez donc de vous affliger : voyez vos amis, recevez-les comme à l’ordinaire ; la solitude ne vous convient pas. D’ailleurs, une retraite plus opiniâtre éveillerait l’attention ; on en chercherait la cause, et c’est ce qu’il faut éviter.

NINON.

Qui ? Moi, me voir de nouveau entourée de tous ceux que la mode enchaîne à mon char ! Entendre encore les assurances d’un sentiment que je veux fuir désormais, et dont l’idée renouvelle toutes mes douleurs ! ah ! mon ami, c’est trop exiger.

VILLARCEAUX.

Je vous en conjure : tenez, Chapelle et l’abbé de Châteauneuf sont dans votre salon ; faites-les entrer.

NINON.

L’abbé de Châteauneuf !... ah, le dépit lui a inspiré un quatrain contre moi.

VILLARCEAUX.

Eh bien ! amusez-vous à le tourmenter : la gaieté de Chapelle vous étourdira ; je ne veux pas vous laisser en proie à vos tristes réflexions, et j’ai besoin de sortir.

NINON.

Pour vous occuper de Charles ?

VILLARCEAUX.

Oui.

NINON.

À cette condition faites comme vous l’entendrez.

VILLARCEAUX.

À la bonne heure !

Il ouvre une porte latérale.

Venez, mon cher Chapelle.

 

 

Scène VI

 

NINON, VILLARCEAUX, CHÂTEAUNEUF

 

VILLARCEAUX.

Quoi ! l’Abbé, vous êtes seul ! où donc est Chapelle ?

CHÂTEAUNEUF.

Il voulait m’entraîner au cabaret ; mais il va venir.

VILLARCEAUX.

Cela n’est pas sûr.

CHÂTEAUNEUF.

Enfin, Madame, il m’est donc permis de pénétrer dans le sanctuaire ?

VILLARCEAUX.

Vous voyez une divinité bien souffrante encore.

CHÂTEAUNEUF.

C’était donc vrai ?... Vous, malade ! vous, triste ! ah ! cela n’est pas juste : la santé, le bonheur et la joie ne doivent pas quitter les lieux habités par Ninon.

VILLARCEAUX, bas.

Parlez-lui donc !

NINON, bas.

Je ne me sens plus ni gaieté ni courage.

VILLARCEAUX.

J’allais sortir ; vous permettez, monsieur l’Abbé, que je vous laisse ?

CHÂTEAUNEUF.

Comment donc !

NINON.

Vous reviendrez ?

VILLARCEAUX.

Je vous le promets.

 

 

Scène VII

 

NINON, CHÂTEAUNEUF

 

CHÂTEAUNEUF.

Eh ! bon Dieu ! veuillez me dire quel mal...

NINON.

Rien, rien, qu’une indisposition sans danger !... mais, pendant ces jours de retraite, je n’ai su aucunes nouvelles ; qu’y a-t-il ? qui occupe les salons de Paris ?

CHÂTEAUNEUF.

Je n’ai rien appris ; peut-être parce qu’une seule pensée, remplissait mon esprit,

NINON, à part.

Sachons si quelque chose a transpiré.

Haut.

Quoi ! pas une anecdote scandaleuse ?

CHÂTEAUNEUF.

Pas que je sache ! Quelques amours commences ou finis ; quelques maris trompés, quelques amants quittés ; rien enfin que de très ordinaire.

NINON.

Ainsi, vous ne vous rappelez pas même quelques bons mots, quelques épigrammes ?

CHÂTEAUNEUF, à part.

Aie, aïe, aïe ! est ce qu’elle saurait ?...

NINON.

Vous ne répondez pas ?

CHÂTEAUNEUF.

Des épigrammes ?... oh ! mon Dieu, l’on n’en fait plus.

NINON.

Vous croyez ?

CHAPELLE, en dehors.

Mais où donc est-il cet introuvable abbé ?

 

 

Scène VIII

 

NINON, CHÂTEAUNEUF, CHAPELLE

 

CHAPELLE, entrant.

Ah ! le voici... Ma foi, l’Abbé, tu as eu grand tort : le vin...

Apercevant Ninon.

Que vois-je ?... Non, tu as eu bien raison, puisque Madame t’a permis de la voir, et que tu as eu ce bonheur un moment plutôt.

NINON, souriant.

Le vin était donc bien bon, monsieur Chapelle ?

CHAPELLE.

Est-ce que j’ai parlé de vin ?

NINON.

Oh ! rassurez-vous ! c’est une folie que j’excuse aisément aujourd’hui ; elle est moins coupable et moins dangereuse que beaucoup d’autres.

CHAPELLE.

Il y a une manière plus douce et plus agréable de perdre la raison ; mais elle est plus de l’âge de l’abbé que du mien ! pourtant auprès de Ninon je ne répondrais pas plus de ma sagesse que de la sienne.

NINON.

Messieurs, ces fades déclarations, cet amoureux langage me choquent et m’offensent.

CHAPELLE.

Quoi ! vous proscrivez le vin et l’amour de recevrez donc plus que des Trappistes.

NINON.

Au moment où vous êtes entré, monsieur Chapelle, je demandais quelques nouvelles à monsieur de Châteauneuf : il semblait embarrassé ; aurait-il connaissance de certain quatrain tout récent ?

CHAPELLE, bas.

Oh ! oh ! l’Abbé, tu es pris !

NINON.

Voici ce quatrain ; je l’ai retenu : écoutez.
Indigne de mes feux, indigne de mes larmes,
Je renonce sans peine à tes faibles appas ;
Mon amour te prêtait des charmes,
Ingrate, que tu n’avais pas.

CHÂTEAUNEUF, d’un ton suppliant.

Madame !...

CHAPELLE, riant.

Celui qui a écrit ce quatrain est un monstre.

NINON.

Non, c’est un fou !... Écoutez la  réponse.
Insensible à tes feux, insensible à tes larmes,
Je te vois renoncer à mes faibles appas ;
Mais si l’amour prête des charmes,
Pourquoi n’en empruntais-tu pas ?

CHAPELLE.

Ah ! bravo, bravo !... La réponse est excellente.

NINON, se levant.

Eh bien ! Messieurs, si j’ai quelques dispositions pour la poésie, à cette occupation ?... Vous me permettrez ne pensez-vous pas que je dois me livrer donc de vous quitter pour consacrer à mes nouvelles études un temps si précieux.

Elle rentre dans sa chambre.

 

 

Scène IX

 

CHAPELLE, CHÂTEAUNEUF

 

Ils restent tous deux à se regarder ; Chapelle rit.

CHÂTEAUNEUF, d’un ton piteux.

Eh bien, Chapelle ?

CHAPELLE.

Eh bien ! mon pauvre Abbé, il faut prendre ton parti ! la poésie ne te réussit pas ; l’amour te tient rigueur... Crois-moi, laisse-les là tous les deux, et viens avec nous rire et boire.

Air : Verse, verse le vin de France.

En peu d’instants tu sentiras homme,
Le vin sur toi faire merveille ;
Joyeux buveur, tu laisseras
L’amour au fond de la bouteille,
De la bouteille !
La gaieté reprendra son tour,
Si tu veux me suivre et m’en croire ;
Le chagrin fuira sans retour,
À Bacchus reste la victoire !
Viens donc, pour perdre la mémoire !...
Au cabaret apprends à boire,
Le vin seul guérit de l’amour.

L’amour m’a saisi quelquefois,
Mais il a bientôt lâché prise ;
Si d’un jeune et gentil minois
Tant soit peu mon âme est éprise,
Moi, je me grise !...
Ainsi, j’évite, chaque jour,
Un danger funeste à ma gloire ;
Et d’une taille faite au tour,
D’un jupon de bure ou de moire,
Sans peine je perds la mémoire !...
Au cabaret apprends à boire,
Le vin seul guérit de l’amour.

CHÂTEAUNEUF.

Tu en parles bien à ton aise.

CHAPELLE.

Que diable !... je prêche d’exemple.

CHÂTEAUNEUF.

Si je pensais que j’eusse un rival ?...

CHAPELLE, riant.

Oh ! tu le tuerais... avec ton bréviaire.

CHÂTEAUNEUF.

Chapelle ?... est-ce que tu crois que j’ai un rival ?

CHAPELLE, l’imitant.

Mon cher Abbé ?... Je ne la crois pas, j’en suis sûr.

CHÂTEAUNEUF.

Et son nom ?

CHAPELLE.

Villarceaux.

CHÂTEAUNEUF.

Villarceaux ?... mais leurs amours datent de vingt années !... et l’instant est mal choisi pour plaisanter de la sorte.

CHAPELLE.

Je ne plaisante pas du tout... Il ne s’agit que de s’entendre.

Air du Verre.

Villarceaux est son nom vraiment,
Et pourtant je peux te répondre
Que Villarceaux est innocent ;
Ils sont deux !... ne va pas confondre !
L’autre rappelle le Marquis,
Mais en lui la jeunesse brille,
Et Ninon, en aimant le fils,
Reste fidèle à la famille.

CHÂTEAUNEUF.

Serait-il vrai ?... Ce jeune reconnu depuis si peu de temps par le Marquis...

CHAPELLE.

Est l’heureux mortel qui te coupe l’herbe sous le pied : j’ai découvert cela, tout en buvant. Que veux-tu ? il a vingt ans et il n’a pas de petit collet. Tiens, quand on parle du loup...

CHÂTEAUNEUF.

Ah !... je suis d’une colère !...

CHAPELLE.

Tais-toi !... Il n’a pas l’air trop gai pour un amant heureux.

CHARLES, entrant, et voulant s’éloigner en les voyant.

Ah !... pardon, Messieurs !

CHAPELLE.

Entrez, Monsieur, nous nous disposions à sortir.

À Châteauneuf.

Air.

Marchons ; il faut que je te grise.
Laisse-là ton air consterné.
L’Abbé, souviens-toi que l’église
Abhorret à sanguine.

À Charles.

La maîtresse du lieu près de vous va se rendre.

CHARLES.

Monsieur, je vous rends grâce ; ici je vais l’attendre

Ensemble.

CHAPELLE.

Recevez nos adieux,
Et restez en ces lieux.
Toi, viens, mon pauvre ami,
Tu n’as que faire ici.

CHÂTEAUNEUF.

Celle dont mon âme est éprise,
Aux longs regrets m’a condamné ;
Mais je me souviens que l’église
Abhorret à sanguine.

CHAPELLE.

Marchons ; il faut que je te grise,
Laisse-là ton air consterné.
L’Abbé, souviens-toi que l’église
Abhorret à sanguine.

CHARLES.

Celle dont mon âme est éprise
Au désespoir ma condamné ;
Et quoique mon cœur la méprise,
Vers elle je suis entrainé.

 

 

Scène X

 

CHARLES, seul

 

Me voilà donc ici... moi qui voulais fuir et oublier à jamais cette femme qui m’a trompé !... Cette passion avait tellement rempli mon âme, toutes mes idées s’étaient tellement attachées à elle, que la perte de cette illusion me laisse seul au monde !... J’avais aimé, pourtant... Nathalie avait touché mon cœur... je l’aimais de ce premier amour, simple, confiant, naïf !... mais là, des obstacles s’étaient présentés ; on avait calculé ma fortune, apprécié les avantages que j’offrais, et ni moi ni mon amour n’avions été placés dans la balance !... La jeune fille avait eu quelque chose de plus cher que moi, sa réputation, son père, le monde... que sais-je ? Mais ici... une femme m’avait apparu ; elle m’avait dit, elle m’avait prouvé que le monde et ses convenances ne balançaient pas un instant mon intérêt à ses yeux ! C’est mourant, pauvre, sans appui, sans nom, qu’elle m’avait cherché, secouru, aimé... Ah ! toute mon âme s’était donnée !... moi qui, privé de famille et d’amis, avais tant renfermé, tant comprimé de tendresse dans mon cœur, comme j’avais abandonné ma vie à cet amour !... et j’étais le jouet d’une femme vaine, capricieuse, dépravée !... Oh ! comme elle a dû s’amuser avec ses amis de ma crédulité ! rire de ma confiance et de mon amour si pur !... Mais le mépris seul le remplace ! Je sens le besoin de le lui montrer pour venger mon outrage !... Depuis ce jour funeste, que de résolutions contraires m’ont amené autour de cette maison qu’elle habite ! que de fois je suis venu au seuil de cette porte, que je brûlais de franchir... et devant laquelle je m’arrêtais !... Puis, je fuyais l’âme encore plus agitée, et mes souffrances étaient telles, que je ne me sentais plus le courage de les supporter, et que je pensais à y mettre un terme... Cette arme... elle ne m’a plus quitté !... Là, sur ce cœur qui bat si violemment, ce poignard me soulage !... je me dis : si le mal devient insupportable, le remède est à côté... Mais j’entends du bruit... si c’était elle ?... Non !... Ah ! il faut encore attendre !

Il s’assied d’un côté du théâtre, de façon à n’être pas vu des personnes qui entrent.

 

 

Scène XI

 

MADAME DE LA SUZE, NATHALIE, CHARLES

 

MADAME DE LA SUZE.

Venez, ma chère ; Ninon a désiré vous vous voir, et vous lui devez bien cette visite.

NATHALIE.

Madame, je vous ai suivie parce que vous l’avez souhaité, et pourtant...

MADAME DE LA SUZE.

Si vous n’êtes pas heureuse, ce n’est pas la faute de Ninon ; elle avait décidé monsieur de Villarceaux à reconnaître son fils.

CHARLES, à part.

Qu’entends-je ?

NATHALIE.

Hélas ! Madame tous ces souvenirs sont bien cruels, et j’aurais dû peut-être ne pas reparaître en ces lieux.

CHARLES, à part.

Et c’est Ninon ?... Tout ceci est étrange !...

NATHALIE.

J’ai tant souffert depuis deux mois, que mon âme brisée n’a plus de volonté !... Avoir été trahie ainsi !

MADAME DE LA SUZE.

Du courage, mon enfant !

CHARLES, à part.

Sa voix m’a rappelé mes premiers serments !

NATHALIE.

Mais nous ne sommes pas seules !

MADAME DE LA SUZE.

Qui donc nous écouterait ainsi ?

Elle se retourne et voit Charles.

Quoi ! Monsieur, c’est vous !...

NATHALIE.

Charles !...

CHARLES, qui s’est avancé vers Nathalie.

Pardon ! pardon ! ange que j’ai tant offensé... Je n’étais pas digne de ton amour !... accorde ce pardon que j’implore, et que je meure moins malheureux !

NATHALIE.

Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi cette cruauté de m’avoir amenée ici ?

CHARLES.

Quoi... tu répands des larmes !... et c’est moi...

 

 

Scène XII

 

MADAME DE LA SUZE, NINON, NATHALIE

 

NINON, entrant et avec joie.

Charles avec Nathalie !...

NINON.

Charles !

NATHALIE.

Ah, c’est trop souffrir !

MADAME DE LA SUZE.

Si j’avais pu soupçonner ?...

NINON.

Nathalie, pourquoi ces pleurs ? vous qui l’aimez !...

NATHALIE, essuyant ses yeux et d’un ton ferme.

Oui, je l’aimais, Madame, et mon bonheur était tout entier dans son amour !... Mais, pour la dernière fois, ma bouche a rappelé des sentiments que je veux à jamais oublier,

NINON.

Que dites-vous, ma chère Nathalie ? Revenu d’une erreur involontaire, que votre cœur doit pardonner, monsieur Charles, désormais...

NATHALIE.

N’achevez pas, grand Dieu !

NINON.

Pourquoi cette terreur ?... Les obstacles aplanis par moi...

CHARLES, à part.

Par elle !...

NATHALIE.

Oh, de grâce, Madame, assez !... Ne dites pas que son cœur est libre !

Ne dites pas qu’il m’aime !... vous me feriez mourir !

NINON.

Nathalie, revenez à vous ! la joie ne tue pas !

NATHALIE.

Vous l’ignorez donc ? Cette femme cruelle qui a égaré son cœur, qui nous a séparés, elle a rendu le mal irréparable.

NINON.

Qu’entends-je ?

NATHALIE.

Pendant qu’une autre l’avait enchaîné, moi je n’ai pas voulu rester libre !

NINON.

Comment ?...

NATHALIE.

Je suis mariée !... mariée ! et ce mot vous dit assez que je ne puis rester ici un moment de plus !... Adieu donc, Madame !... Et vous aussi, Monsieur, recevez mes adieux éternels !

À madame de La Suze.

Venez, Madame, venez !... Je souffre trop ici.

MADAME DE LA SUZE, l’emmenant.

Malheureux enfant !

NINON, à part.

Est-ce assez de Châtiments, mon Dieu ?

 

 

Scène XIII

 

NINON, CHARLES

 

CHARLES.

En vérité, ma raison s’égare !... Ninon, je venais l’accabler de mes reproches !... Et toi, tu disposais de moi, de mon avenir !... Qu’est-ce donc que ces projets, que cette folie, que cet amour que tu m’avais promis ? que cette perfidie qui m’a trompé ? que cette générosité qui veut me donner à une autre ? Je n’y perds... L’âme de Ninon peut-elle renfermer tant de contrastes ?

NINON.

Oh ! Charles ! calmez-vous, je vous en conjure !... calmez-vous, et écoutez-moi !

CHARLES.

Me calmer... mais ne voyez-vous pas que je suis calme ?... Savez-vous que je venais vous dire un dernier adieu ?... mais cruel comme votre conduite envers moi !... mais irrévocable comme mon malheur !... J’avais eu l’idée de me tuer.

NINON.

Grand Dieu !

CHARLES.

En ce moment je n’ai plus de projet ; je ne sais ni ce que je crains, ni ce que je désire !... Ninon, tu ne m’aimes donc pas ? tu voulais me donner à une autre ?

NINON.

Eh ! malheureux !... si vous pouviez lire dans mon âme... Elle est aussi troublée que la vôtre !...

CHARLES.

Tu m’aimes donc aussi ?

NINON.

Pourquoi me parler d’aimer ?... Ne l’avez-vous pas renié, cet amour pour Ninon dont vous rougissiez ?... Et vous avez bien fait, Charles... nos âges sont différents ; nos idées ne sont pas semblables... Nous nous sommes trompés en croyant a...l’avenir... Moi, je n’ai pour  vous que les sentiments d’une amitié sincère !...

CHARLES, amèrement.

Ah ! oui... vous m’avez indignement trompé !... Un nom qui n’était pas le vôtre !... un langage qui n’était pas le vôtre !... des promesses qui n’étaient pas dans votre cœur !... tout a conspiré pour m’attirer dans le piège où je suis tombé !... Vous avez méconnu... même les devoirs de vos pareilles. 

NINON.

Charles !... Charles !... Entendre cela de votre bouche !...

CHARLES.

Il ne vous suffisait plus de vos seigneurs corrompus et blasés !... vous avez voulu exercer votre empire sur un cœur pur et sans défense contre la perfidie ! Vous avez voulu surprendre un sentiment que vous ne pouviez plus éprouver.

NINON.

Ah ! c’en est trop, Charles !... Quand j’ai vu que ma folie entraînait votre malheur, je me suis accusée moi-même, et avec plus de sévérité que ne l’ont fait vos cruelles paroles !... Mais à présent écoutez-moi et rappelez le passé !... Votre bras m’avait défendue et votre vie fut bientôt mise en danger par suite de ce sentiment... que je n’avais pas cherché à faire naître, mais qui s’alluma dans votre cœur au premier moment qui vous rapprocha de moi !... Vous étiez en péril... je ne vis pas autre chose... On vous porta chez vous mourant... je n’eus pas une autre pensée !... Je vous suivis !... Il fallait un nom à cette femme trop fatiguée peut être de celui de Ninon : il fallait n’attirer l’attention ni de vos amis ni des miens !... je le voulus simple, inconnu, et n’offrant aucun souvenir... mais, chaque jour, le soin de votre vie me ramena près du malade que j’aurais voulu sauver au prix de la mienne !... En voyant votre âme si naïve et si pure, je craignais de me faire connaître !... Vos idées sévères, vos préjugés...

CHARLES, amèrement.

Ah ! oui, vous appelez ainsi tous les principes qui vous condamnent.

NINON.

Charles !... si vous pouviez savoir... ah... ces mots si durs, vous frémiriez d’avoir osé les prononcer !...

CHARLES.

Que dites-vous ?

NINON.

Depuis huit jours, en proie à une agitation cruelle, à une fièvre brûlante, à des tourments, que vous ne pouvez pas comprendre, je n’ai eu qu’une pensée... Prenez ma vie, ô mon Dieu, m’écriais-je à chaque instant, et que l’avenir de Charles soit heureux !...

CHARLES, avec joie.

Vous avez dit cela ?... vous avez pensé cela ?...

NINON.

Oui... et voyant combien votre cœur noble et tendre avait besoin d’affections, pensant aux vertus qui pouvaient mériter votre amour, et assurer votre bonheur, le souvenir de l’innocente jeune fille qui avait eu vos premières pensées, est venu m’apporter l’espérance de vous rendre heureux !... Je la croyais libre !... je l’aurais obtenue pour vous ; prières, promesses, fortune, j’aurais tout employé pour vous, Charles, pour vous donner le bonheur !

CHARLES.

Oh !... qu’ai-je entendu ? Parle, parle encore !... les accents viennent du cœur : jamais la perfidie n’en trouva de semblables !... Écoute !... Je venais à toi la ressentiment et le colère dans l’âme !... eh bien ! tout cède à ta voix si douce ! Femme adorable, quelque soit ton nom, quelque soit le passé, dis-moi, répète-moi que tu partages mon amour !

NINON.

Votre amour... ah ! malheureux, jamais !...

CHARLES.

Tu mens à ton cœur !... tu m’aimes !... mon fils...

NINON.

De l’amitié la plus tendre...

CHARLES.

Prends garde !... car à présent vois-tu, mes idées, mes principes, mon premier amour, je l’ai tout immolé !... mais il me faut ton cœur !...

NINON.

N’achevez pas, insensé !...

CHARLES.

Insensé... mais ce dévouement de tout à l’heure, ces sacrifices à mon bonheur, cette tendresse qui faisait trembler ta voix, c’était donc un jeu, une imposture, encore une trahison ?

NINON.

Charles ! Charles !... vous m’épouvantez !

CHARLES.

Je te le répète : trembla d’avoir fait naître de nouvelles illusions, si tu yeux les détruire encore !... Je ne sais quel attrait irrésistible m’entraîne vers toi ; je ne suis plus le maître de ma volonté !... je cède à ce délire qui bouleverse mon âme, à cette fièvre qui brûle mon sang !... Il faut que ton cœur m’appartienne, ou je ne réponds plus de moi !... Vois-tu ce poignard ?

NINON.

Grand Dieu !...

CHARLES.

Il attend l’arrêt que tu vas dicter.

NINON.

Ce poignard !... et contre qui ?

CHARLES.

Eh ! le sais-je ? Regarde-moi bien, Ninon !... ne me comprends-tu pas ? Que ferai-je de la vie si tu me repousses ? La tienne m’est odieuse si elle appartient à un autre !

NINON, se jetant à genoux.

Ah ! par grâce !...

 

 

Scène XIV

 

NINON, VILLARCEAUX, CHARLES

 

VILLARCEAUX, entrant.

Que vois-je ?... Arrête, malheureux !...

CHARLES.

Laissez-moi !

VILLARCEAUX.

Voulais-tu donc tuer ta mère ?

CHARLES.

Ma mère !...

NINON.

Oh ! mon Dieu ! prenez pitié de moi !...

CHARLES.

Ma mère... Ninon de Lenclos ! Ah ! je le disais bien que ce poignard me servirait !...

Il se frappe en répétant : Ma mère !

NINON.

Mon fils !... Charles !... Sauvez

Approchant.

Mort !...

VILLARCEAUX.

Mort !...

NINON.

Ô mon Dieu ! suis-je assez punie ?

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