Le Ciel et l’enfer (Prosper MÉRIMÉE)

Comédie en un acte

Éditée dans Le Théâtre de Clara Gazul, comédienne espagnole, 1830.

 

Personnages

 

DON PABLO ROMERO.

FRAY BARTOLOMÉ, inquisiteur

DOÑA URRACA DE PIMENTEL

 

La scène est à Valence.

 

 

Scène première

 

DOÑA URRACA, DON PABLO

 

Un oratoire.

DOÑA URRACA.

Non ! encore une fois. Vous aurez beau prier. C’est aujourd’hui le mercredi des Cendres.

DON PABLO.

Rappelez-vous que le mardi gras nous ne pûmes profiter du carnaval.

DOÑA URRACA.

Je suis une grande pécheresse, Dieu m’absolve ! mais il y a tel péché que je ne ferai jamais.

DON PABLO.

Au moins, un seul petit baiser.

DOÑA URRACA.

Je ne le dois pas.

DON PABLO.

Le péché, si c’en est un, n’est pas bien gros, et je prends tout sur moi.

DOÑA URRACA.

Un mercredi des Cendres !

DON PABLO.

Au diable le carême ! Allons, un seul petit baiser.

DOÑA URRACA.

Mais... Que vous êtes insupportable !... Voyons, fermez la fenêtre.

DON PABLO.

Encore un, vous n’en pécherez pas davantage.

DOÑA URRACA.

Non, laissez-moi, de grâce.

DON PABLO.

Qu’avez-vous là au cou ?

DOÑA URRACA.

C’est un chapelet avec des AGNUS DEI, bénis par Notre Saint Père le pape.

DON PABLO.

Mais mon portrait ? ma chaîne ? qu’en avez-vous fait ? Ah ! Urraca, vous l’avez donnée, j’en suis sûr, à ce père Bartholomé du diable, pour orner le col de quelque madone.

DOÑA URRACA.

Non, tout est dans ma cassette, mais j’ai pensé que dans un jour comme celui-ci...

DON PABLO.

Un jour comme celui-ci devrait être rayé du calendrier !

DOÑA URRACA.

Y pensez-vous, Don Pablo ? N’est-ce pas aujourd’hui ?...

DON PABLO.

Tenez, parlons d’autres choses. – Vous devriez bien prendre un confesseur plus vieux. On en jase, et moi j’en suis inquiet.

DOÑA URRACA.

Épargnez au moins une sainte personne, si vous n’avez pas plus d’égards pour moi...

DON PABLO.

Parbleu ! je le traite comme il le mérite, car je suppose qu’il vous dit bien du mal de moi.

DOÑA URRACA.

Au contraire, Pablo. Ce pauvre homme ! il espère que vous vous convertirez un jour, par... Il y a longtemps que je pèche pour vous sauver, ingrat.

DON PABLO.

Oui, vous savez combien je suis reconnaissant de toutes vos bontés, mais faites-moi encore un dernier sacrifice. Congédiez honnêtement Fray Bartolomé.

DOÑA URRACA.

Non, il était le confesseur de mon mari, avant qu’il ne partit pour le Nouveau-Monde, et Don José s’est toujours bien trouvé de ses conseils.

DON PABLO.

Eh ! tonnerre de Dieu ! c’est précisément pour cela qu’il faut lui fermer la porte. Comment ? vous avez quitté votre mari pour moi, et vous ne quitteriez pas votre diable de confesseur ?

DOÑA URRACA.

Oh ! ne jurez pas, je vous en supplie, Pablo, un mercredi des Cendres !

DON PABLO.

Avec vos folies, vous feriez jurer un des saints de pierre de vos églises. Voyons, pour la dernière fois, laissez-moi vous prouver ma tendresse.

DOÑA URRACA.

Non, revenez demain.

DON PABLO.

Eh ! demain je suis de garde, n... de Dieu !

DOÑA URRACA.

Mon cher Pablo, si vous ne pouvez vous empêcher de jurer, jurez au moins d’une autre manière. Qu’est-ce que cela vous coûterait de dire : « Maudit soit Satan ! » par exemple, ou bien : « nom d’une pipe ! » » comme beaucoup de militaires le disent, quand ils sont en colère ?

DON PABLO.

Adieu !

DOÑA URRACA.

Adieu, mon âme !

DON PABLO.

Urraca ?

DOÑA URRACA.

Qu’est-ce ? qu’avez-vous à rire ?

DON PABLO.

Ne venez-vous pas de m’appeler mon âme ?

DOÑA URRACA.

Oui, pourquoi, cher ?...

DON PABLO.

C’est aujourd’hui le mercredi des Cendres.

DOÑA URRACA.

Cruel ! pouvez-vous plaisanter sur des choses pareilles ! Je ne vous parlais pas avec une affection mondaine.

DON PABLO.

Eh bien pour adieu, donnez-moi un baiser tout céleste, et tel que les Chérubins...

DOÑA URRACA, l’embrassant.

Ne blasphème pas !

DON PABLO.

Adieu, ma belle amie. À vendredi matin.

DOÑA URRACA.

Vendredi ?... mais c’est...

DON PABLO.

Hé corps du Christ ![1] c’est le jour de Vénus. À vendredi. Adieu.

Il sort.

DOÑA URRACA, seule.

Quel dommage qu’un si bel homme, et un si bon cœur, soit athée comme un païen ! pourtant, il faudra bien qu’il se convertisse un jour ou l’autre. Ce serait conscience de laisser au diable une âme comme celle-là.

Une pendule sonne.

Quatre heures. Ah ! c’est le moment que Fray Bartolomé va venir me faire sa visite et me donner ses conseils. Il faut que je lui prépare les conserves de roses et le marasquin ;

Elle ouvre une armoire et en tire des confitures.

et puis je m’en vais lire un chapitre du Kempis qu’il m’a donné...où est-il ?... Ha ! par quel hasard a-t-on laissé aujourd’hui cette guitare dans ma chambre ? Il faut la reporter de l’autre côté... elle ne peut rester ici...

Elle prend la guitare et en tire quelques sons.

Comme elle a conservé l’accord !... la la la la... Je n’en ai jamais vu de meilleure... Ce Pablo a un goût pour ces sortes de cadeaux !...

Elle chante.

la la la la... « Mon confesseur... » Je ne puis avoir autre chose au bout des doigts que l’air de cette chanson mondaine, qu’il m’a forcée d apprendre... pourtant, il n’y a pas de péché dans l’air... Le mi est baissé...

Elle chante.

la la la la la... « Mon confesseur, mon confesseur... mon confesseur... » « Mon confesseur me dit : mon frère, pour mortifier vos appétits charnels, trois jours vous jeûnerez au pain et à l’eau. Mais Mariquita me dit : viens souper avec moi. – Au diable mon confesseur ! »

Entre Fray Bartolomé.

DOÑA URRACA.

Ah !

FRAY BARTOLOMÉ.

Jésus Maria ! qu’entends-je ?

DOÑA URRACA.

Quoi... je... c’est vous ?... vous m’auriez entendue ?... J’ai chanté ?

FRAY BARTOLOMÉ.

Puis-je en croire mes oreilles et mes yeux ! Comment ma fille, c’est bien vous ! Je m’attendais à vous trouver en prière, ou tout au moins méditant quelque livre de piété, et je vous trouve la guitare à la main, chantant des blasphèmes !

DOÑA URRACA.

Ah mon père ! si vous saviez !...

FRAY BARTOLOMÉ.

Dites-moi quel malin démon...

DOÑA URRACA.

Oui, mon père, c’est le Malin qui en est cause. J’ai voulu ôter cette guitare de cette chambre... J’ai pincé par distraction deux ou trois cordes, le Malin a pris son temps... Par distraction j’ai joué un air que j’ai en horreur, et que j’ai retenu malgré moi... et puis...

FRAY BARTOLOMÉ.

Et puis ?...

DOÑA URRACA.

Et puis... je ne sais comment il s’est fait que j’ai chanté tout haut.

FRAY BARTOLOMÉ.

Oui, mon enfant, c’est bien le Malin qui vous a soufflé cette horrible chanson. Mais aussi remerciez votre bon ange, qui m’a amené justement à point pour vous empêcher de commettre un autre péché.

DOÑA URRACA.

Hélas ! loué soit le ciel !... Mais asseyez-vous donc, mon père, à votre âge il est fatigant de venir à pied de l’Espiritu Sancto à la rue de la Mer.

FRAY BARTOLOMÉ.

Grâce à notre divin Sauveur, mon enfant, je ne suis pas encore si faible que je ne puisse me tenir sur mes jambes. À quarante-neuf ans, on est pas encore bon à enterrer.

DOÑA URRACA.

Ce que j’en ai dit... c’est que vous m’avez paru avoir mauvaise mine aujourd’hui.

FRAY BARTOLOMÉ.

Mauvaise mine ?... Il ne me semble pas à moi...

Se regardant dans le miroir.

D’abord votre glace verdit... mais je me porte parfaitement bien... et j’ai mis ma soutane neuve pour venir vous voir, mon enfant.

DOÑA URRACA.

Asseyez-vous, ne fût-ce que pour goûter de ces confitures que je vous ai faites.

FRAY BARTOLOMÉ.

Hélas ! bien volontiers, ma fille, car à peine ai-je pris une nourriture charnelle d’aujourd’hui.

DOÑA URRACA.

Vous vous ferez mal par trop jeûner.

FRAY BARTOLOMÉ.

Que voulez-vous ?... Donnez-moi encore un verre de votre marasquin. – Il est meilleur que celui que Doña Maria de Jésus m’a donné.

DOÑA URRACA.

Je le crois bien. Elle est si avare, qu’elle ne voudrait jamais mettre quarante réaux pour faire un cadeau à ses amis.

FRAY BARTOLOMÉ.

Doucement ! ma fille. Il ne faut pas médire de son prochain. – Bien est-il vrai que, depuis une année, elle ne m’a donné qu’un petit crucifix d’ivoire tout jaune, et du marasquin fort ordinaire. Cependant, elle sait bien qu’il vaut mieux ne pas faire de cadeaux que d’en faire de mesquins.

DOÑA URRACA.

Oh ! c’est bien vrai. – À propos, vous a-t-on remis un panier de vin de Bordeaux ?

FRAY BARTOLOMÉ.

Oui, mon enfant. Je vous en remercie ; mais, si une autre fois vous m’envoyiez du vin au couvent, ne le faites pas porter dans un panier à vin, mais bien dans une caisse à livres, par exemple... ou de toute autre manière enfin.

DOÑA URRACA.

Comment ?

FRAY BARTOLOMÉ.

Oui... le prieur a vu le panier... et il a bien fallu lui faire goûter de ce vin, que je réservais pour me soutenir dans mes oraisons de nuit. Les pères en ont voulu goûter aussi... de telle sorte qu’il ne m’en reste plus une goutte maintenant.

DOÑA URRACA.

Ne vous mettez pas en peine, mon révérend père. Je vous en ferai porter d’autre. Je suis charmée que les pères l’aient trouvé bon.

FRAY BARTOLOMÉ.

Hélas ! ne vous en privez pas pour moi... – C’est de tous les vins celui qui convient le mieux à ma pauvre santé. – Vous confesserai-je aujourd’hui ?

DOÑA URRACA.

Mais, si vous le voulez bien. Je désirerais avoir l’absolution avant vendredi.

FRAY BARTOLOMÉ.

Eh bien ! recueillez-vous pendant que j’achève ma collation, et puis, vous me ferez l’aveu de vos fautes de cette semaine.

Un silence.

Allons, ma fille, êtes-vous prête ?

DOÑA URRACA.

Oui, mon père.

FRAY BARTOLOMÉ.

En ce cas, commençons. Agenouillez-vous sur ce coussin-là. Comme cela. Plus près de moi... encore plus près. – Bon !... Ce coussin est-il assez doux pour vos petits genoux, mon enfant ? Êtes-vous bien à votre aise ?

DOÑA URRACA.

Hélas ! oui. Nous commencerons quand vous voudrez.

FRAY BARTOLOMÉ.

Mettez votre petite-main dans la mienne. – Combien y a-t-il que je ne vous ai confessée ?

DOÑA URRACA.

Mon père, c’était, je pense, samedi dernier.

FRAY BARTOLOMÉ.

Bon !

DOÑA URRACA.

Je me suis impatientée contre ma femme de chambre, qui ne me laçait pas assez serré.

FRAY BARTOLOMÉ.

Bon !

DOÑA URRACA.

En voyant à l’église un soldat avec un uniforme bleu et rouge, j’ai eu des distractions, et je n’ai pas écouté le divin mystère avec le recueillement convenable.

FRAY BARTOLOMÉ.

Bon !

DOÑA URRACA.

J’ai médit de plusieurs dames de mes amies.

FRAY BARTOLOMÉ.

Bon !

DOÑA URRACA.

J’ai peut-être, pour mon chien bichon, une amitié offensante pour les bons chrétiens.

FRAY BARTOLOMÉ.

Ah ! pour cela vous avez grand tort, mon enfant. Votre chien est si mal élevé, qu’avant hier même il m’a mordu aux jambes, et je m’en sens encore. Vous lui donnerez cent coups de fouet vous-même, pour vous mortifier.

DOÑA URRACA.

Hélas ! mon père, cette pauvre bête !

FRAY BARTOLOMÉ.

Eh bien ! vous lui en donnerez cinquante.

DOÑA URRACA.

Mais ce pauvre petit !... il ne vous aura pas reconnu.

FRAY BARTOLOMÉ.

Mais il me déchire toujours mes soutanes... Cependant, puisque c’est un animal privé de raison... vous ne lui donnerez pas de sucre pendant trois jours.

DOÑA URRACA.

Pauvre chien !

FRAY BARTOLOMÉ.

Et puis ?

DOÑA URRACA.

Et puis... Ha ! mon père... une mouche... est-ce maigre ?

FRAY BARTOLOMÉ.

Une mouche ? Comment ?

DOÑA URRACA.

Oui. J’en ai par mégarde avalé une aujourd’hui dans mon chocolat ; je m’en suis aperçue, mais trop tard.

FRAY BARTOLOMÉ.

Était-ce petite une ou une grosse mouche ?

DOÑA URRACA.

Une très petite.

FRAY BARTOLOMÉ.

Alors, c’était maigre. Les petites qui s’engendrent dans l’eau sont maigre, mais les grosses qui s’engendrent dans l’air sont gras... – Avec cela ; je crains bien, mon enfant, que vous ne me cachiez quelque péché pire que tous les autres.

DOÑA URRACA.

Moi, mon révérend père ?... mais...

FRAY BARTOLOMÉ.

Oui. Vous ne me parlez pas ?... Hein ?

DOÑA URRACA.

De quoi ?...

FRAY BARTOLOMÉ.

De Don Pablo ?

DOÑA URRACA.

Don Pablo... je !...

FRAY BARTOLOMÉ.

Oui, auriez-vous recommencé avec Don Pablo ce péché... dont ?

DOÑA URRACA.

Mais... je...

FRAY BARTOLOMÉ.

Ah ! mon enfant je vois trop clairement que cela est arrivé !

DOÑA URRACA.

Je... je n’ai pu l’en empêcher... Mais j’ai pensé aux souffrances de sainte Agnès vierge et martyre, pendant tout le temps... Mais je n’ai pas pu, comme sainte Agnès...

FRAY BARTOLOMÉ.

Faible compensation ! Au moins espérez-vous le convertir ?

DOÑA URRACA.

Je n’en désespère pas encore.

FRAY BARTOLOMÉ.

Il faut vous mortifier, ma fille, il faut vous mortifier !...

DOÑA URRACA.

Hélas ! je suis prête à me soumettre à toutes les pénitences que vous voudrez bien m’imposer.

FRAY BARTOLOMÉ.

Avant tout il faudrait fermer votre porte à Don Pablo.

DOÑA URRACA.

Hélas ! mon père... Est-ce qu’il n’y aurait pas d’autre moyen ?... – Depuis longtemps je me proposais de faire cadeau à votre église de ces candélabres d’argent que vous avez admirés l’autre jour.

FRAY BARTOLOMÉ.

La sainte mère de Dieu vous en récompense ! CENTUPLUM ACCIPIES... Il est vrai que l’aumône est un moyen puissant de faire pénitence... mais... cependant...

DOÑA URRACA.

Je les ferai porter au couvent dès demain matin.

FRAY BARTOLOMÉ.

Allons... nous patienterons encore... mais vous direz tous les jours dix pater et dix ave en vous levant, et sept... non... dix en vous couchant et sept en vous levant.

DOÑA URRACA.

Oui, mon père, je les dirai tous les jours bien régulièrement.

FRAY BARTOLOMÉ.

Ah çà ! mon enfant, j’avais quelque chose à vous demander. Cela intéresse fortement l’Église et l’État, et vous pouvez les sauver, je pense, d’un grand péril.

DOÑA URRACA.

Moi ! Jésus Maria ! Je suis toute prête.

FRAY BARTOLOMÉ.

Il court un pamphlet imprimé clandestinement...

DOÑA URRACA.

Je puis me relever ?... vous avez fini de me confesser ?

FRAY BARTOLOMÉ.

Oui, mon enfant.

Doña Urraca se relève.

– Il court un pamphlet intitulé : « Ouvrez les yeux. »... Qu’avez-vous à rougir ?

DOÑA URRACA.

Moi, je rougis !... C’est le reflet du rideau.

FRAY BARTOLOMÉ.

Il serait essentiel d’en connaître l’auteur, et nous en soupçonnons... Vous êtes troublée ?...

DOÑA URRACA.

En aucune façon.

FRAY BARTOLOMÉ.

Nous en soupçonnons Don... Don Pablo.

DOÑA URRACA.

Don Pablo ! lui ! écrire des pamphlets ! Vous le connaissez bien peu ! Un pamphlet écrit par Don Pablo ! Je vous jure bien que d’ici à longtemps Don Pablo n’écrira de pamphlets. – D’ailleurs, il est trop fidèle vassal de Sa Majesté pour écrire quelque chose contre son gouvernement.

FRAY BARTOLOMÉ.

Comment savez-vous que l’on y parle contre le gouvernement du roi notre seigneur ?

DOÑA URRACA.

Vous venez de me le dire.

FRAY BARTOLOMÉ.

Je ne vous en ai pas dit un mot.

DOÑA URRACA.

Je me suis donc trompée.

FRAY BARTOLOMÉ.

S’il en était l’auteur, vous en seriez instruite ?

DOÑA URRACA.

Sans doute.

FRAY BARTOLOMÉ.

Et vous êtes trop sincère pour ne pas me découvrir...

DOÑA URRACA.

Oui. S’il y avait quelque chose de vrai là dedans, vous le sauriez déjà.

FRAY BARTOLOMÉ.

La faveur dont sa famille jouit auprès de Sa Majesté nous empêche de l’arrêter avant d’être plus amplement instruits, comme nous le ferions pour un autre.

DOÑA URRACA.

Quelles raisons avez-vous pour lui attribuer ce pamphlet ?

FRAY BARTOLOMÉ.

Je ne sais quelque rapport entre ce que vous m’avez dit de ses opinions religieuses, et certaines phrases que j’ai retrouvées dans ce petit ouvrage.

DOÑA URRACA.

En vérité ! vous n’avez pas d’autres preuves ?

FRAY BARTOLOMÉ.

Aucune autre.

DOÑA URRACA.

Don Pablo aime trop son Roi pour rien écrire de séditieux. Je sais qu’il n’est pas trop dévot, mais il accomplit publiquement les devoirs de sa religion. Il communie avec les officiers de son régiment régulièrement une fois l’année, et jamais il ne fait parade de ses opinions philosophiques.

FRAY BARTOLOMÉ.

Alors je me suis trompé. Je suis bien aise que vous me rendiez ce témoignage de lui. Cependant, si vous appreniez quelque chose sur ce que je viens de vous dire, n’oubliez pas de m’en informer, En attendant, continuez à l’exhorter au repentir.

DOÑA URRACA.

J’y ferai tous mes efforts, je vous le jure.

FRAY BARTOLOMÉ,

Mais, parlons d’autres choses. Si vous aviez encore de ces cigares parfumés dont vous m’avez donné plusieurs paquets, j’en fumerais un volontiers.

DOÑA URRACA.

Est-ce que vous n’en avez plus ?

FRAY BARTOLOMÉ.

Hélas ! mon enfant, depuis le premier jusqu’au dernier, ils sont devenus fumée.

DOÑA URRACA.

Que ne me disiez-vous cela plus tôt ? Je vous en aurais envoyé une caisse. Tenez, cependant, prenez ce qu’il y a dans mon cigarero.

FRAY BARTOLOMÉ.

Vous êtes bien bonne, ma fille, et je n’accepte que parce que je sais que vous avez plus le moyen de vous en procurer qu’un pauvre moine.

Il allume un cigare et fume.

– Quelles sont vos lectures dans ce moment ?

DOÑA URRACA.

Mais...je lis d’abord les offices, et puis le Kempis, et puis la Fleur des Saints... quelquefois l’Araucana.

FRAY BARTOLOMÉ.

La Fleur des Saints... quel dommage que, dans ce temps d’abomination, l’on n’ajoute plus de saints à ce livre !

DOÑA URRACA.

J’en sais bien un qui devrait trouver place sur cette liste...

FRAY BARTOLOMÉ.

N’achevez pas ; ce que j’ai fait de bien dans ce monde me sera payé dans l’autre au centuple.

DOÑA URRACA.

Amen !

FRAY BARTOLOMÉ. T SAAD

Il faut que je vous quitte, ma fille. Dieu vous garde, mon enfant !

DOÑA URRACA.

Et vous aussi, mon père !

FRAY BARTOLOMÉ.

Ah ! j’oubliais. J’ai là un chapelet béni par notre Saint Père le Pape, et je veux vous le donner.

Il tire quelques objets de ses poches.

Voyons, ceci est mon cigarero... ceci ma bouteille d’eau bénite... cela...

DOÑA URRACA.

Qu’est-ce que cela ?

FRAY BARTOLOMÉ.

C’est Doña Bel... mais j’allais dire son nom ; c’est une dame qui m’a remis ce portrait pour le jeter à la mer.

DOÑA URRACA.

À la mer ?

FRAY BARTOLOMÉ.

Oui. Le repentir l’a touchée, elle renonce à celui qui lui a donné ce portrait, il y a quelques jours. Mais rendez-le-moi.

DOÑA URRACA.

Je voudrais bien ouvrir la boîte.

FRAY BARTOLOMÉ.

Je m’en garderais bien ! donnez. Hai ! le voilà brisé.

Il ouvre la boîte comme par mégarde, et la laisse tomber.

DOÑA URRACA, ramassant le portrait.

Ah ! Jésus Maria !

FRAY BARTOLOMÉ.

Qu’avez-vous, mon cher enfant ?

DOÑA URRACA.

Le perfide ! il lui a donné son portrait.

FRAY BARTOLOMÉ.

De grâce, laissez-moi le reprendre.

DOÑA URRACA retenant le portrait.

Non, laissez-moi. – Double scélérat, c’est ainsi que tu m’as trompée !

FRAY BARTOLOMÉ.

Comment ?...

DOÑA URRACA de même.

Et j’ai pu me fier à ce traître !

FRAY BARTOLOMÉ.

Comment serait-il fidèle à une femme celui qui n’est pas fidèle à son Dieu ?

DOÑA URRACA.

À Doña Bélisa !

FRAY BARTOLOMÉ.

Je n’ai pas dit cela,

DOÑA URRACA.

Me sacrifier à une Doña Bélisa !

FRAY BARTOLOMÉ.

Et c’est pour ce perfide que vous compromettez votre salut éternel !

DOÑA URRACA.

Ah ! que n’es-tu devant moi en ce moment ! je te ferais payer cher...

FRAY BARTOLOMÉ.

Son unique plaisir est de mettre à mal toutes les honnêtes femmes.

DOÑA URRACA.

Pablo ! traître Pablo ! quand pourrai-je me venger de toi ?

FRAY BARTOLOMÉ.

Voyez ! et pourtant tout à l’heure vous le défendiez avec tant de chaleur !

DOÑA URRACA.

Moi ! ce scélérat est capable de tous les crimes.

FRAY BARTOLOMÉ.

C’est ce qui me le faisait soupçonner tantôt d’être l’auteur du pamphlet.

DOÑA URRACA.

Ah !

FRAY BARTOLOMÉ.

Mais puisque ce n’est pas lui...

DOÑA URRACA, à part.

Je puis me venger !

FRAY BARTOLOMÉ.

Ah, si c’était lui !

DOÑA URRACA, à part.

J’en mourrai...

FRAY BARTOLOMÉ.

Vous seriez bientôt...

DOÑA URRACA.

Oui, mon père, c’est lui.

FRAY BARTOLOMÉ.

Don Pablo ?

DOÑA URRACA.

Oui, le perfide Pablo.

FRAY BARTOLOMÉ.

La colère, mon enfant, vous fait déraisonner. Vous m’avez dit tout à l’heure...

DOÑA URRACA.

Je suis prête à jurer sur l’Évangile que Don Pablo est l’auteur de ce livre abominable.

FRAY BARTOLOMÉ.

Vous le savez ?

DOÑA URRACA.

Je le jure. Il veut bouleverser l’Espagne, assassiner le Roi, et forcer tous les Espagnols à se faire Huguenots.

FRAY BARTOLOMÉ.

C’est ce qu’ils veulent tous... Mais vous dites la vérité ?

DOÑA URRACA.

Je renonce à ma part du paradis, s’il n’est pas vrai que Don Pablo, le traître Don Pablo, est l’auteur de l’affreux pamphlet.

FRAY BARTOLOMÉ.

Je vous crois. Adieu, mon enfant, remerciez Dieu de vous avoir montré l’horreur du vice. Vous êtes sauvée. N’est-ce pas que vous ne donnerez plus votre confiance à ces militaires, qui vous quittent pour la première venue qui ?...

DOÑA URRACA.

Adieu, mon père.

FRAY BARTOLOMÉ.

Le Seigneur et la sainte Vierge vous aient en garde !

Il sort.

DOÑA URRACA, seule.

Le monstre ! me trahir pour Doña Bélisa ! Doña Bélisa ! la vieille sotte ! des yeux éraillés ! une peau noire ! Me préférer cette laideron ! cette bohémienne tannée ! Oh ! Don Pablo ! tu te repentiras de m’avoir trahie ! Quel plaisir j’aurai à te voir passer un san-benito sur la tête... marcher à l’autodafé... Imbécile ! pourtant cela me fait pleurer... Non, je ne désire pas ta mort... mais je voudrais te voir dans un cachot profond... humide... Non, encore... je ne le voudrais pas... mais je voudrais tenir Doña Bélisa sous ma main et la percer à tes yeux de cent coups de poignard. Alors j’aurais du plaisir à contempler ta douleur !... Quelle rage, quand tu verrais le bel objet de tes feux déchiré par mes mains ! Oh ! cela me vengerait mieux que la flamme d’un autodafé... car je ne veux pas ta mort... Mais qu’ai-je fait ?... Peut-être me suis-je déjà trop vengée... j’ai trahi son secret. – Et n’a-t-il pas trahi l’amour le plus tendre ? – Mais Fray Bartolomé est affilié à la Sainte Inquisition... son zèle est trop ardent... il va le dénoncer sans doute... On le mettra à la torture, on le fera brûler. J’en serai cause... On dira que je l’ai fait mourir parce que je ne suis pas assez belle pour le retenir... Oh Bélisa ! Bélisa ! tu es ma seule ennemie ! tu dois payer pour lui !... Pablo, je ne veux pas ta mort !... non je ne veux pas ta mort... Je te sauverai. Il fuira loin de ce pays... il quittera Bélisa... son amour... il sera bien malheureux... il verra ce qu’on gagne à... Et Bélisa... Oh ! je me vengerai... Lauretta, du papier, de l’encre, et que mon écuyer se tienne prêt !

Elle sort.

 

 

Scène II

 

Prison de l’Inquisition.

DON PABLO, seul, assis devant une petite table.

Les gredins, parce que nous sommes en carême, veulent que je fasse maigre à mon dernier dîner ! Et leur merluche est dure comme cinq cents diables !

Entre Doña Urraca.

Oh oh ! corps du Christ ! Urraca en personne. Les femmes et l’argent entrent partout. – Eh ! bonjour donc, mon aimable amie. Quel dieu, ou quel diable, t’amène dans mes bras ?

DOÑA URRACA, froidement.

Don Pablo, on dit que vous êtes condamné à mort ?

DON PABLO.

Nonobstant le carême.

DOÑA URRACA.

Mais vous pouvez encore vous sauver.

DON PABLO.

En dénonçant l’ami avec qui j’ai travaillé ? – Jamais !

DOÑA URRACA.

Non. Si vous vouliez vous séparer de l’impiété, faire pénitence publique... et entrer dans un couvent... à cette condition, j’obtiendrais votre grâce.

DON PABLO.

Faire pénitence publique ?... entrer au couvent ?... Peste ! rien que cela ? Je baise très humblement les mains de mon infante, mais j’aime encore mieux être pendu, que moine.

DOÑA URRACA.

Impie jusqu’à la fin ! Et tu ne penses pas à l’enfer qui t’attend ?

DON PABLO.

Trêve de sermons. Écoutez, on me pend demain, ma belle amie. Aujourd’hui est à moi. Profitons de l’occasion, et faites-moi passer encore quelques bons moments.

DOÑA URRACA.

J’aimerais mieux, païen, mettre moi-même le feu à ton bûcher.

DON PABLO.

Oh oh ! quel joli petit langage ? N’êtes-vous point folle, Urraca, ou bien ne peut-on entrer dans ces murs sans devenir dur et méchant comme un inquisiteur ?

DOÑA URRACA.

Choisissez, monsieur ; je vous le répète, la mort ou la vie aux conditions que je vous ai dites ?

DON PABLO.

Monsieur ? de plus fort en plus fort ! De grâce qu’avez-vous ?

DOÑA URRACA.

Je sais que vous n’avez plus qu’un jour à vivre... Comme votre ancienne amie... comme ayant été votre amie, j’aurais de la joie à voir votre repentir.

DON PABLO.

Je suis donc bien enlaidi dans la prison, pour que vous me traitiez de la sorte ?

DOÑA URRACA.

Je vous en conjure, monsieur, laissons ces idées d’un autre temps. Je vous en supplie, faites pénitence.

DON PABLO.

Eh ! tonnerre de Dieu ! ne finirez-vous pas ? ce langage m’ennuie à la fin. Urraca, si vous êtes dans un accès de dévotion, moi, j’ai une rage d’amour. Ainsi laissez là votre pénitence et votre couvent...

DOÑA URRACA.

Don Pablo, je te déteste ! mais repens-toi, je t’en conjure !

DON PABLO.

Toi, me détester !

DOÑA URRACA.

Oui, traître ! mais tes perfidies, tout atroces qu’elles sont, ne me font pas désirer ta mort.

DON PABLO.

Traître ! perfidies ! passe encore pour impie, mais je n’ai de ma vie trahi personne.

DOÑA URRACA.

Tu n’as trahi personne !

DON PABLO.

Non, je n’ai trahi personne. Je soupçonne Don Augustin de m’avoir vendu, car il savait que j’étais l’auteur du pamphlet. Il a eu peur, et s’est hâté de dénoncer son complice, pour que le soupçon ne tombât pas sur lui. Mais cependant je ne dirai jamais ce que je sais sur son compte.

DOÑA URRACA.

Oui, vous avez de l’honneur avec les hommes, mais avec les femmes !

DON PABLO.

Depuis le temps que je vous connais, vous ai-je fait une infidélité ?

DOÑA URRACA, ironiquement.

Non, pas une !

DON PABLO.

D’honneur, pas une.

DOÑA URRACA, de même.

Courage !

DON PABLO.

Qu’avez-vous donc à sourire ?

DOÑA URRACA.

Je ris en pensant à tous les tourments que tu vas souffrir en enfer pour tes parjures.

DON PABLO.

Étrange jalousie ! Je vous jure sur mon honneur...

DOÑA URRACA.

Tais-toi, misérable ! regarde ce portrait ; à qui l’as-tu donné ?

DON PABLO.

Urraca, combien y a-t-il que je vous connais ?...

DOÑA URRACA.

Tu te vois confondu, homme d’honneur !

DON PABLO.

Il y a deux ans. La première fois que je vous vis, je venais de passer de l’école de Ségovie dans les carabiniers ; vous rappelez-vous mon uniforme tout neuf qui m’attira des compliments de votre part ? – Or, je vous prie, regardez ce portrait, quel en est l’uniforme ?

DOÑA URRACA.

Dieu ! celui de Ségovie !... Don Pablo !

Elle se jette dans ses bras.

DON PABLO.

Ah, ah, ah ! la vieille Bélisa, que j’ai quittée pour toi, aura voulu te jouer un tour. Elle est méchante comme toutes les vieilles ! Il y a plus de trois ans que ce portrait est fait.

DOÑA URRACA.

Pardonne-moi... cher ami ! Je suis une misérable... je mérite la mort... tue-moi !

DON PABLO.

Comment ! nous sommes meilleurs amis que devant. Nous allons nous divertir comme au premier jour de notre amour.

DOÑA URRACA.

Malheureux ! si tu savais qui t’a dénoncé ! – C’est moi.

DON PABLO.

Toi !

DOÑA URRACA.

Oui, moi ! La jalousie, la fureur... m’ont égarée...

DON PABLO.

Ton amour était fort ! je n’aurais pas cru qu’il allât si loin. – Mais relève-toi, et embrasse-moi.

DOÑA URRACA

Tu me pardonnes ?

DON PABLO.

Je ne pense qu’à ton amour, Peste ! il était fort !

DOÑA URRACA.

Pablo, je suis grande, tu vas prendre mes habits et te sauver.

DON PABLO.

Doucement. Ils seraient capables de te pendre à ma place.

DOÑA URRACA.

Jésus Maria ! que devenir ?

DON PABLO.

Il faut se résigner, ma reine, et jouir de notre reste, en faisant toutes les folies possibles.

DOÑA URRACA.

Écoute. Fray Bartolomé, qui m’a fait entrer ici, doit venir dans un instant. C’est lui qui m’a arraché ton secret.

DON PABLO, avec inquiétude.

Diable ! et par quel moyen ?

DOÑA URRACA.

En me montrant ce malheureux portrait. Il va venir. J’ai un poignard dans ma jarretière ; tu le tueras, et tu prendras sa robe.

DON PABLO.

Moi !

DOÑA URRACA

Après moi ce traître est cause de ta mort.

DON PABLO.

Il a fait son métier d’inquisiteur.

DOÑA URRACA, défaisant sa jarretière.

Tiens ce poignard.

DON PABLO.

La jolie jambe ! laisse-moi la baiser.

DOÑA URRACA.

Prends ce poignard, te dis-je.

DON PABLO.

Fi donc ! Bartolomé est un fou, et pour me sauver je ne veux pas tuer un homme.

DOÑA URRACA.

Rends-moi mon poignard.

DON PABLO.

Laisse-moi le remettre où il était.

DOÑA URRACA.

Donne. Voici Fray Bartolomé.

DON PABLO, à Fray Bartolomé.

Eh bien, mon révérend, on dit que vous voulez absolument me causer certaine suffocation...

FRAY BARTOLOMÉ.

J’en ai bien du regret, mais...

DON PABLO.

Oh ! vous êtes trop honnête, en vérité ; mais, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de s’arranger à l’amiable ?

FRAY BARTOLOMÉ.

Doña Urraca a dû vous dire...

DOÑA URRACA.

Mon père, exhortez-le vous-même avec votre éloquence ordinaire. Asseyez-vous.

Au geôlier dans la coulisse.

Laissez votre lanterne à la porte, le révérend père va sortir dans un moment.

FRAY BARTOLOMÉ.

Mon très cher frère, si vous songiez aux tourments qui vous attendent dans l’autre monde, vous n’hésiteriez pas à remercier le tribunal de l’indulgence dont il veut bien user à votre égard. Il vous offre une retraite dans un couvent. Vous y ferez le salut de votre âme, au lieu que si vous persistiez...

DOÑA URRACA, le frappant.

C’est là qu’on frappe le taureau[2].

FRAY BARTOLOMÉ.

Ah !

Il meurt.

DON PABLO.

Grand Dieu !

DOÑA URRACA.

Arrachons-lui sa robe avant que le sang ne la tache. Prends son chapeau, sa lanterne... suis-moi. Dis-moi, n’ai-je pas de tache de sang ? – ...Tu ne réponds pas. Viens donc, Pablo ; nous allons quitter ce pays, et je saurai te rendre heureux partout... Viens.

DON PABLO.

Ainsi finit cette comédie ; excusez les fautes de l’auteur.


[1] Cuerpo de Christo.

[2] L’adresse du matador consiste à percer le taureau à l’épaule droite, de manière à faire pénétrer la pointe de l’épée dans la moelle allongée. Si le matador réussit, le taureau est tué sur le coup, et la lame de l’épée est à peine ensanglantée.

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