Lady Henriette (Alfred DESROZIERS - LANTOINE)
Sous-titre : le marché aux servantes
Drame-vaudeville en cinq actes, imité du ballet de l’Opéra.
Représenté pour la première fois, sur le théâtre des Délassements-Comiques, la 8 juillet 1844.
Personnages
LORD TRISTAN CRACKFORD
LYONEL
PLUMKETT
DANIEL
BILLY
UN ALDERMAN
UN HUISSIER DU PALAIS
LADY HENRIETTE
NANCY
ALISON
BRIGITTE
JUDITH
JENNY
ACTE I
Une place de village. À droite du spectateur, la grille d’un château ; à gauche, une maison de paysan.
Scène première
ALISON, PAYSANS et PAYSANNES
Quelques hommes sont attablés à gauche. Les jeunes filles sont groupées sur la place.
CHŒUR.
Air de M. Krizel.
L’heure s’avance,
Et l’espérance
Vient nous promettre un avenir brillant !
Pour cette fête,
Que l’on s’apprête ;
Nous reviendrons ici dans un instant.
ALISON, aux filles.
Préparez-vous, et que chacune espère !
Dans un moment le marché va s’ouvrir.
DANIEL.
Allons, amis, vidons un dernier verre.
Je porte un toast : Au bonheur ! au plaisir !
Reprise du chœur.
Les jeunes filles s’éloignent toutes ensemble ; les paysans se dispersent peu à peu.
Scène II
PLUMKETT, LYONEL
Ils sont arrivés pendant la reprise du chœur.
PLUMKETT, mettant Lyonel devant lui.
Oh !
LYONEL.
Qu’est-ce donc ?
PLUMKETT.
Cache-moi, cache-moi... Ah ! elle s’en va... Il me semble avoir vu ma fiancée Alison au milieu de ces paysannes qui vont se préparer pour le marché... J’en ai encore une sueur froide !... Je sens tous les plaisirs avant-coureurs du mariage.
LYONEL.
À qui la faute ?... N’est-ce pas toi qui as voulu te marier ?
PLUMKETT.
C’est vrai, je suis bête, je ne me reformerai pas. Puisque tu te fiances, toi, est-ce qu’il ne faut pas que je fasse de même ?
LYONEL.
Tu as dit qu’Alison te convenait.
PLUMKETT.
Du tout ! c’est elle qui l’a dit ; il paraît qu’elle en est sûre. C’est ta faute aussi, à toi... Je vous demande un peu... ça n’a pas de barbe, c’est grand comme une aiguille à tricoter, ça a dix-huit ans, ça en paraît quinze, et ça songe au mariage !...
LYONEL.
Oh ! ce n’est pas encore fait, ce n’est qu’un simple engagement pour l’avenir. Ta mère le désirait, et je lui dois tant !
PLUMKETT.
Ah ! oui, la brave femme, elle a pour toi toutes les faiblesses d’une mère nourrice ; elle s’est dit : V’là mon petit Lyonel, qui n’est pas un gaillard comme mon fils Plumkett ; il lui faut quelqu’un pour le dorloter... Comme si je ne suffisais pas, moi qui me mettrais dans le feu pour t’en tirer une simple châtaigne.
LYONEL.
Oui, mon bon Plumkett, toujours dévoué... Tu boxerais avec tout un village pour me tirer du moindre danger.
PLUMKETT.
Ne sommes-nous pas frères... de lait, au moins ?... Et puis, tu n’as que moi pas de parents, pas d’amis... Les autres te trouvent fier, parce que tu es plus distingué qu’eux... Et des parents, pas seulement un pauvre petit cousin de rien du tout, puisque ton vieux misanthrope de père n’a jamais rien conté de ses affaires.
LYONEL.
Pas même à moi... Il m’a dit que notre famille était noble, et voilà tout. Mais il semblait fuir le monde, le haïr ; et lorsqu’il est mort dans ce pays, où ta mère elle-même, qui m’a élevé si tendrement, ne le connaissait pas : « Lyonel, m’a-t-il dit, reste toujours avec ces braves gens, ne cherche pas un sort plus élevé. »
PLUMKETT.
Il a eu raison. Ne nous quittons jamais. D’ailleurs, que te manque-t-il ?... Ne t’a-t-il pas laissé 400 bonnes livres sterling de rente !... Sans compter cette belle bague que tu portes toujours... ton talisman, comme tu dis... Tu es si superstitieux !
LYONEL.
Cette bague !... oui. « Si un jour, ajouta mon père, le malheur te frappait, présente-la à la reine... Mais jure-moi de ne le faire que si tu y es contraint... » J’ai obéi... et cependant...
PLUMKETT.
Tu as des idées de grandeur qui te travaillent... Je connais ta chanson, et j’en sais l’air... Tu rêves des palais, des chevaux, des habits d’or et des culottes de diamants... ce qui doit être très gênant pour marcher. Lyonel, prends garde, tu succomberas.
LYONEL.
Non, je veux vaincre ces idées ; en me fiançant à cette jeune fille, je m’attache ici.
PLUMKETT.
Je crois bien ! Charlotte est une femme rare, qui fait le plum-pudding dans la perfection.
LYONEL.
Ah ! pourtant, ce n’est pas cet amour que j’avais rêvé !
PLUMKETT.
Connu encore une autre lubie... Il te faudrait quelque chose de superfin, une divinité, un ange !... Mais on n’en fabrique guère en ce bas-monde, témoin Alison, qui, quoiqu’elle me convienne, à ce qu’elle dit, est bien jalouse comme un chacal, et impérieuse comme un pacha !
LYONEL.
Non, mon ami, ce n’est pas un ange que je rêve, mais une de ces ravissantes ladys, comme j’en ai vu à notre voyage à Londres... tu sais ? dans les allées de Saint-James.
PLUMKETT.
Ah ! oui... Tout près il y a une taverne où l’on mange du roastbeef et des pommes de terre !...
Il porte la main à ses lèvres.
LYONEL.
Malgré moi, quand je m’approche de Charlotte, comme de toutes celles qui nous entourent...
PLUMKETT.
Tu trouves qu’elles ont les mains trop rouges, et la toilette trop sans façon.
LYONEL.
Et alors je pense à ces divines jeunes filles aux doux yeux bleus, aux mains si délicates et si blanches.
PLUMKETT.
Oui, des femmes qu’on a peur de casser en y touchant.
LYONEL.
Je suis fou, n’est-ce pas ?
PLUMKETT.
J’y suis fait... Tu vis toujours dans un nuage, avec l’ange susdit que l’on t’envoie exprès de là-haut.
LYONEL.
Oh ! mon ami, comme je l’aimerais !
Air du Roi d’Yvetot.
Premier couplet.
Ah ! le temps jaloux,
D’une aile légère
Volerait, pour nous,
De plus en plus doux.
Toujours à genoux,
Heureux de lui plaire,
Partout le bonheur
Suivrait notre cour.
Dans l’exil, sa voix,
Fidèle et touchante,
Me rendrait parfois
La patrie absente ;
Avec un tel bien,
Désire-t-on rien ?
Oui, lorsque l’on aime,
Ce bonheur extrême
Nous suit en tous lieux ;
Ce rayon de l’âme,
Cette douce flamme,
Fait envie aux cieux.
Oui, lorsque l’on aime,
N’importe en quels lieux,
Ce bonheur extrême
Fait envie aux cieux.
Deuxième couplet.
Du soir plein d’appas,
Viendrait le silence ;
En tremblant, mon bras
Soutiendrait ses pas.
Nos cœurs sans débats,
D’amour, de constance,
Loin de tout fracas,
Parleraient tout bas.
Sans de vains honneurs,
Sans bruit, sans envie,
Loin des bruits menteurs,
Coulerait ma vie,
N’ayant qu’un désir,
Qu’un bien, qu’un plaisir...
REPRISE.
Car, lorsque l’on aime, etc.
PLUMKETT.
En v’là des bêtises !... On voit bien que tu ne sais pas ce que c’est que d’être trop aimé... comme je le suis par Alison.
LYONEL.
Tu ne me comprends pas, et je le conçois... D’ailleurs, que suis-je, pour rêver tout cela ?... Ah ! si je n’avais pas promis à mon père de rester ici, dans ta ferme, j’aurais voulu être soldat comme lui.
PLUMKETT.
Soldat ! toi ?... Dans le régiment des Lilliputiens !
LYONEL.
A-t-on besoin d’être grand et fort pour porter une épée ?
PLUMKETT.
Jolie défense qu’une épée !... Parlez-moi de ces poings-là, ça tuerait un bœuf !... Et puis, qu’est-ce que je deviendrais, moi, si tu nous quittais ?... Reste ici.
LYONEL.
Je l’ai juré !
PLUMKETT.
Épouse Charlotte, et mange du roastbeef, ça t’engraissera. D’ailleurs, il n’est plus temps de s’en dédire c’est demain les fiançailles, et il faut songer à monter notre ménage. Nous sommes venus au marché pour choisir deux servantes, ça sera toujours ça ; les femmes viendront ensuite.
Air de Strauss.
Lèv’ le front,
Marchons d’aplomb.
À ton âge,
Perd-on courage ?
L’avenir
Peut s’embellir.
Pourquoi gémir
D’un vain désir ?
Reprise ensemble.
Scène III
PLUMKETT, LYONEL, LORD TRISTAN CRACKFORD, DOMESTIQUES
TRISTAN, entrant avec ses domestiques par la grille du château.
À l’œuvre mes drôles, et retenez bien mes instructions.
Il leur parle bas.
PLUMKETT, à Lyonel.
Tiens, en v’là un de ces seigneurs que tu envies, et il est gentil celui-là !... Je l’haïs !...
LYONEL.
Éloignons-nous.
Il tâche d’entraîner Plumkett, qui résiste.
TRISTAN.
Vous m’entendez, je veux que, ce soir, tout mon château soit resplendissant, qu’il soit digne de celle qui a bien voulu l’honorer de sa présence. Que les barques soient prêtes sur le fleuve, que les musiciens soient à leur poste ; et, avant tout, transmettez mes ordres pour que les manants ne gênent pas le passage... Allez !
Les domestiques sortent.
PLUMKETT, à part.
Manants !
TRISTAN.
Et, maintenant, que l’on vide la place !...
LYONEL.
Est-ce donc à nous qu’il parle ?
TRISTAN.
Que lady Henriette puisse se promener en liberté. Entendez-vous ?... Je vous parle de ma future, lady Henriette, demoiselle d’honneur de la reine Anne.
LYONEL.
Votre future, Milord ?... Je lui en fais mon compliment.
PLUMKETT.
Ah ! oui, il y a de quoi !... D’ailleurs, est-ce que ça nous regarde ? est-ce que la rue n’est pas à tout le monde ?
TRISTAN.
Plaît-il ?... Vous ne savez donc pas à qui vous parlez ?... Lord Tristan Crackford, comte de Derby, marquis d’Anglesey, pair d’Angleterre...
PLUMKETT.
Et cætera, et cætera.
LYONEL.
Et, avant tout, un des seigneurs les plus polis de la cour.
TRISTAN.
Oui-dà !... Quel est ce petit ?
LYONEL.
Milord, je suis gentilhomme !
PLUMKETT.
Il est gentilhomme !
TRISTAN.
Ah !... En ce cas, vous devez savoir imposer silence à vos gens.
LYONEL.
Plumkett est mon ami, mon frère...
PLUMKETT.
Et citoyen libre de la vieille Angleterre...
Bas, à Lyonel.
Je suis tenté de le démolir... Il y a longtemps que j’ai envie de casser un grand seigneur, celui-là surtout.
LYONEL.
Tu vois bien que Milord ne comprend pas.
TRISTAN.
Quoi donc ?
LYONEL.
Tout ce que vous voudrez... Sortons, Plumkett, nous reviendrons à l’heure du marché.
PLUMKETT.
Mais, cependant...
LYONEL.
Laisse là cet homme... Alison peut venir ici.
PLUMKETT.
Tu crois ?... Je m’en vas...
À Tristan.
Pas pour vous, au moins !
TRISTAN, à part.
Ces petites gens, ça parle !...
Ensemble.
Air du Ménage de Rigoletto.
TRISTAN.
Attendons,
Observons ;
Mais, plus tard, nous verrons.
Cependant,
À présent,
Patience !
D’un manant
Impudent,
Si j’en trouve l’instant,
Quel plaisir
De punir
L’insolence !
LYONEL et PLUMKETT.
Attendons
Et sortons ;
Plus tard, nous reviendrons.
Cependant,
À présent,
Patience !
Mais d’un grand,
Impudent,
Si j’en trouve l’instant,
Quel plaisir
De punir L’insolence !
Lyonel et Plumkett sortent au fond.
Scène IV
LORD TRISTAN CRACKFORD, LADY HENRIETTE, NANCY
TRISTAN, seul, d’abord.
On ne respecte plus rien aujourd’hui... Si ce n’eût été pour lady Henriette !... Ah ! la voici.
Henriette et Nancy entrent à droite.
HENRIETTE.
Oh ! laissez-moi, Nancy, tout me fatigue !
Air de Lady Melvil.
Premier couplets.
Laissez-moi, partez, je le veux !
Tous vos plaisirs m’obsèdent !
Vraiment, c’est affreux,
À nul de mes vœux
On n’obéit en ces lieux !
Les amours de tous nos seigneurs,
Je vous le dis bien haut, m’excèdent !
Leurs sottes fadeurs,
Toutes leurs langueurs,
Oui, me donnent des vapeurs !
Vos bals et vos cérémonies
Ne m’offrent que du bruit ;
À vos plus belles comédies,
Le chagrin me poursuit.
C’est fatigant
Vraiment ;
Et si dans la vie
Tout m’ennuie,
Qu’on me laisse un moment
M’ennuyer tranquillement.
Reprise ensemble.
NANCY et TRISTAN.
C’est étonnant,
Vraiment ;
Mais si dans la vie
Tout l’ennuie,
Qu’on la laisse un moment
S’ennuyer tranquillement.
Deuxième couplet.
HENRIETTE.
Il faudrait quereller sur tout,
Sur mes bijoux, sur mes toilettes ;
Tout est fait sans goût !
On semble, partout,
Vouloir me pousser à bout !
L’étude peut distraire, mais
À Tristan.
Je ne sais pas comment vous faites,
Vos tableaux sont laids,
Vos livres mauvais,
Oui, c’est comme un fait exprès.
De plus, contre moi tout conspire,
Le soleil ou le vent...
Enfin, pour combler mon martyre,
On me suit, on m’attend...
C’est fatigant,
Vraiment ;
Et si dans la vie
Tout m’ennuie,
Qu’on me laisse un moment
M’ennuyer tranquillement.
Reprise ensemble.
TRISTAN, à part.
Elle aime à rire.
Haut.
Vous êtes charmante !
HENRIETTE.
Encore vous, Milord !
TRISTAN.
Toujours.
NANCY, bas, à Tristan.
Prenez garde à vous !
TRISTAN.
Ne suis-je pas toujours là, toujours votre esclave ?
HENRIETTE.
Allez-vous recommencer vos fadeurs ? Je suis de mauvaise humeur, je vous en préviens.
TRISTAN.
Contre moi ?
HENRIETTE.
Contre vous, contre Nancy, contre tout le monde !
TRISTAN.
Nos soins vous calmeront.
HENRIETTE.
Au contraire.
TRISTAN.
Mais, qu’avez-vous ?
HENRIETTE.
Je m’ennuie.
TRISTAN.
Auprès de moi ?
HENRIETTE.
Justement !... Nancy, donne-moi donc une idée, distraie-moi.
NANCY.
J’ai beau faire, Milady, vous refusez tout ce qu’on vous propose.
TRISTAN.
Mon amour ne pourrait-il ?...
HENRIETTE.
Portez-moi mon éventail.
Elle le lui donne.
TRISTAN.
Ne dois-je pas avoir bientôt le beau titre de votre époux ?
HENRIETTE.
Et ce livre, qui est aussi fade que vous...
À Nancy.
Tu ris, toi ? tu es bien heureuse... Donne-moi donc ta recette.
NANCY.
Dame ! je crois bien savoir pourquoi vous Vous ennuyez tant.
HENRIETTE.
Vraiment ?... Parle, voyons, fais comme si Milord n’était pas là.
TRISTAN.
Puisque je dois être l’époux de Milady.
NANCY, à part.
C’est un commencement.
HENRIETTE.
Je t’attends.
Air du Puits d’Amour.
Premier couplet.
NANCY.
Un seul plaisir existe
Pour notre cœur,
Mais sans lui tout est triste
Et sans couleur.
Oui, tout fatigue, ennuie,
Et pour charmer
Les chagrins de la vie,
Il faut aimer.
Reprise.
NANCY et TRISTAN.
Oui, tout fatigue, ennuie, etc.
HENRIETTE.
Oui, tout fatigue, ennuie,
Mais pour charmer
Les chagrins de la vie,
Faut-il aimer ?
Deuxième couplet.
NANCY.
Cette peine est si douce !
Pour ce mal-là,
On dédaigne, on repousse
Les biens qu’on a.
TRISTAN.
Oui, sans lui tout ennuie,
Et pour charmer
Les chagrins de la vie,
Il faut aimer.
Reprise ensemble.
HENRIETTE.
Aimer ! aimer !... ça vous est bien facile à dire. Aimer qui ?
TRISTAN.
Ne dois-je pas être votre mari ?
HENRIETTE.
Ce n’est pas une raison. D’ailleurs, vous ne l’êtes pas encore.
TRISTAN.
Mais je le serai.
HENRIETTE.
Qui sait ?... Oh ! Milord, n’insistez pas... Je vous préviens que je ne suis pas endurante aujourd’hui. Je n’ai pas de caprices, vous le savez, mais n’en abusez pas.
TRISTAN.
Je sais les égards que l’on doit aux femmes, et je suis empressé à vous satisfaire ; mais pourquoi avoir voulu quitter les ombrages du parc pour venir dans ce village ? et encore un jour de foire !... où villageois et villageoises sont rassemblés... Une cohue où l’on est exposé à être coudoyé par des manants !
HENRIETTE.
Eh bien ! tant mieux ! cela me changera.
NANCY.
Et Milady parviendra peut-être à se distraire.
TRISTAN.
J’en ai trouvé le moyen.
HENRIETTE.
Je ne crois pas.
TRISTAN.
Une fête !
HENRIETTE.
Je n’en veux pas.
TRISTAN.
Une fête en votre honneur.
HENRIETTE.
Raison de plus.
TRISTAN.
J’ai cependant invité les plus grands seigneurs de la cour.
HENRIETTE.
Vraiment ?... Vous les renverrez.
TRISTAN.
Impossible !... Et vous ne pourrez vous soustraire à leurs hommages.
HENRIETTE.
Je m’enfermerai.
TRISTAN.
On vous trouvera.
HENRIETTE.
C’est ce que nous verrons... Tenez, vous m’êtes insupportable, laissez-moi !
TRISTAN, à part.
Elle me renvoie !
NANCY.
Allez donc !
HENRIETTE.
Éloignez-vous.
Tristan s’éloigne.
NANCY, à part.
C’est son tour.
HENRIETTE, à Tristan.
Non, revenez.
TRISTAN.
Vous me rappelez ?
HENRIETTE.
Non, laissez-moi !
Scène V
LORD TRISTAN CRACKFORD, LADY HENRIETTE, NANCY, BRIGITTE, JUDITH, DANIEL, BILLY, VILLAGEOIS et VILLAGEOISES
Les jeunes filles portent chacune un petit bouquet de fleurs des champs à leur ceinture, un léger paquet sous le bras, et les instruments de leur profession, comme quenouilles, filets, etc.
CHŒUR.
Air du Bonhomme.
Voilà
Déjà
L’instant
Charmant
Que chacune attend.
Il faut
Bientôt
Qu’on fasse assaut
Et de talents
Et d’agréments
Pour les chalands
Travaillons ; pour
Bientôt, au retour,
Trouver, à notre tour
Avec l’argent acquis,
De gentils Maris.
TRISTAN, à Henriette.
Éloignez-vous de cette populace.
HENRIETTE, à Nancy, en lui montrant les paysannes.
Vois quelle grâce en ces charmants habits !
Quelle gaieté !... Que ne suis-je à leur place ?
TRISTAN.
N’est-il pas temps de rentrer au logis ?
Henriette lui tourne le dos.
Reprise du chœur.
TRISTAN.
Vous admirez ça ! mais c’est du peuple, c’est du bas peuple !
HENRIETTE, à Nancy.
Que signifie donc ce bouquet de fleurs des champs qu’elles portent à leur côté ?
NANCY.
Il indique que ces jeunes filles cherchent une condition ; elles vont se louer comme servantes ; le marché va avoir lieu.
HENRIETTE.
Vraiment ?
TRISTAN.
Pouvez-vous faire attention à ces paysannes, quand une brillante compagnie va venir vous visiter ?
HENRIETTE.
Encore votre fête !...
À part.
Et je n’aurai pas un moyen de l’éviter !... Ah !...
Elle dit quelques mots bas à l’oreille de Nancy.
TRISTAN, à part.
Elle est insupportable, mais charmante !...
NANCY.
Milady veut rire, sans doute.
HENRIETTE.
Du tout !... Cela me sauve et de sa fête et de l’ennui...
Haut.
Venez, Milord.
TRISTAN.
Vous rentrez au château ?...
À part.
Je l’emporte !
NANCY, bas, à Henriette.
Mais des costumes ?
HENRIETTE, de même.
Deux de ces jeunes filles nous en prêteront.
Haut.
Allons, Milord.
TRISTAN.
Je suis à vous.
Il lui donne la main. Ils sortent tous trois, suivis de deux paysannes à qui Nancy a parlé.
Scène VI
ALISON, BRIGITTE, JUDITH, DANIEL, BILLY, L’ALDERMANN, VILLAGEOIS et VILLAGEOISES, puis LYONEL et PLUMKETT
ALISON, accourant.
Vous n’avez pas vu Plumkett ?
Toutes les paysannes, qui s’étaient dispersées par groupes, reviennent et entourent Alison en riant.
TOUTES.
Ah ! c’est Alison.
BRIGITTE.
Elle cherche son amoureux.
JENNY.
Il est si empressé !
ALISON.
Eh bien ! oui, je cherche mon amoureux.
BRIGITTE.
Ça ne se retrouve pas, ces objets-là.
ALISON.
Vraiment !
JENNY.
Il a bien d’autres affaires.
JUDITH.
Ne faut-il pas qu’il cherche une servante ?
JENNY.
Bien jolie.
JUDITH.
Et douce.
BRIGITTE.
Ça le changera.
ALISON.
Eh bien ! qu’il y vienne ! Comprend-on un butor semblable ? On dirait qu’il n’est pas heureux de m’épouser, moi Alison, qui possède la taverne la mieux achalandée du pays, Au Rendez-vous de la Chasse royale.
BRIGITTE.
Dame ! il y a peut-être des rendez-vous qu’il aime mieux que celui-là.
Les paysannes se mettent à rire.
ALISON.
Voyez-vous ça, Mlle l’Embarras ! Soyez tranquilles, allez, que je mette une fois la main dessus, et il marchera droit. Les hommes sont ce qu’on les fait.
Air de la Permission de dix heures.
À leur amour,
Sans payer trop d’ retour,
Soyez toujours maîtress’s de vous,
L’homme doit être à vos genoux ;
Car son bonheur
Dépend de votre humeur ;
Il doit prier,
Supplier,
Et plier.
Si le matin
Il est hautain,
Ça passera,
Et votre tour plus tard viendra.
Est-il indocile ?
Veut-il crier ? Criez plus fort.
Pour être tranquille,
À la fin il fera l’ mort.
C’ moyen est sûr, mais
Pour avoir le succès,
À vos maris, de nos secrets
N’ parlez jamais.
Paix !
TOUTES.
C’ moyen est sûr, mais
Pour avoir le succès,
À nos maris, de nos secrets
N’ parlons jamais.
Paix !
ALISON.
Si sa fierté
R’pouss’ votre autorité,
Pour mieux vous en faire servir,
Ayez alors l’air d’obéir.
Il veut avoir
L’apparenc’ du pouvoir,
Et l’entend-on ?
S’il paraît un démon,
À la maison,
C’est un poltron
Qui file doux comme un mouton,
Un vrai mouton.
Paraissez soumise,
Et l’ maître, un’ fois las de gronder,
Fait tout à votr’ guise,
Pourvu qu’il semble commander,
C’ moyen est sûr, mais
Pour avoir le succès,
À vos maris, de vos secrets
N’ parlez jamais.
Paix !
TOUTES.
Ce moyen est sûr, mais
Pour avoir le succès,
À nos maris, de nos secrets
N’ parlons jamais.
Paix !
DANIEL, entrant avec les paysans.
Place ! place ! Voici M. l’alderman, le marché va commencer.
TOUS.
Ah !
L’alderman établit son bureau à gauche ; les jeunes filles vont et viennent joyeusement, Plumkett rentre avec Lyonel.
ALISON, courant à Plumkett.
Ah ! le voilà !
PLUMKETT.
Alison !... J’ai reçu une tuile !
ALISON.
Vous venez louer une servante, vous ? Eh bien ! avisez-vous de la prendre trop jolie... Je ne vous dis que ça !
PLUMKETT.
Bien obligé !
L’ALDERMAN.
Allons ! allons !... Le marché va commencer.
CHŒUR.
Air de M. Lautz.
Hâtons-nous, l’heure passe,
Allons, allons, en place !
Ici l’on va venir
Bientôt surenchérir.
Les jeunes filles se sont rangées en ligne. Les fermiers s’avancent et font marché avec elles.
DANIEL, à Judith.
Voyons, je vous offre trois livres.
BILLY.
Moi, j’en offre quatre.
JUDITH.
J’en veux six.
UN FERMIER.
Je la prends.
DANIEL, à une autre.
Cinq livres.
BILLY.
Six.
LA SERVANTE.
Il m’en faut sept.
DANIEL.
Accordé !
UNE VIEILLE.
Moi, j’en veux huit !
Rire général des fermiers, qui se mêlent avec les servantes.
PLUMKETT, à Lyonel.
Eh bien ?
LYONEL.
Eh ! choisis celle que tu voudras.
Plumkett parle aux servantes malgré Alison, qui le suit toujours en se disputant avec lui. Lyonel se tient à l’écart à gauche.
LE CHŒUR.
Air précédent.
Pour avoir bon service,
Il faut le bien solder :
On doit, avec justice,
Payer sans marchander.
À mesure que les servantes ont fait leur marché avec un fermier, ils passent ensemble au bureau de l’alderman, qui dresse l’acte.
Scène VII
LES MÊMES, TRISTAN, HENRIETE, NANCY, tous trois avec des habits de villageois
Henriette et Nancy portent le bouquet de fleurs des champs.
HENRIETTE.
Venez donc, Milord.
TRISTAN.
Cet habit me donne l’air d’un vilain.
HENRIETTE.
Il vous sied parfaitement.
LYONEL, à Plumkett.
Vois donc, mon ami, les deux charmantes femmes.
PLUMKETT.
Je ne les connais pas.
TRISTAN.
Ces butors osent fixer les yeux sur nous.
LYONEL, montrant Henriette.
Vois celle-ci, surtout.
Il salue Henriette, qui lui fait une révérence.
TRISTAN, à Henriette.
Y pensez-vous ?
Il s’éloigne avec dépit.
ALISON, venant se mettre devant Plumkett, qui s’est approché de Nancy.
Eh bien ?
PLUMKETT.
Alison, je monte notre ménage, ainsi, filez.
LYONEL, à part.
Quelle main blanche ! Quel air distingué !
PLUMKETT.
Engageons-les !
ALISON.
Tu me le paieras !
NANCY, à Henriette.
Nous risquons une conquête de village.
HENRIETTE.
Au moins, cet hommage-là s’adressera bien à nous.
TRISTAN, revenant à Henriette.
C’est assez !
BRIGITTE, s’approchant de lui.
Vous faut-il une servante ?
JENNY.
Choisissez-moi !
TOUTES.
Ou moi ! ou moi !
Elles entourent lord Tristan, qui se débat vainement au milieu d’elles ; elles le suivent quand il fuit ; il se trouve séparé de lady Henriette et de Nancy.
CHŒUR.
Air.
Ah ! pour moi, vraiment,
Je le jure,
Aimable aventure !
Non, dans ce moment,
Il n’est plus pour moi de tourment.
Les servantes se sont en partie dispersées, les unes avec Tristan, les autres avec les fermiers qui les ont louées ; il ne reste plus que quelques personnes auprès du bureau de l’alderman.
HENRIETTE, à Nancy.
Vois donc, Nancy, comme ils nous regardent. Je voudrais bien les entendre nous parler !
Lyonel s’approche d’Henriette ; Plumkett a passé à côté de Nancy ; ils se font signe mutuellement d’entamer la conversation.
LYONEL, à part.
Je n’ose.
HENRIETTE, à part, le regardant.
Il tremble !
NANCY, à part.
Est-ce que ce gros garçon-là serait timide, par hasard ?
PLUMKETT.
Ah bah ! nous avons l’air de quatre imbéciles, sauf votre respect. Voici la chose, si j’en crois l’ornement que vous portez à votre ceinture, vous cherchez une condition ; nous, nous cherchons deux servantes. Vous avez quelque chose qui nous revient. Voulez-vous faire affaire avec nous ? Si ça vous convient, topez là ! Voilà !
HENRIETTE et NANCY.
Nous, vos servantes !
PLUMKETT.
Vous riez !
LYONEL.
Oh ! répondez !
HENRIETTE.
Dame !... Je vous plais donc ?
Mouvement de Lyonel.
NANCY, à Plumkett.
Et moi aussi ?
PLUMKETT.
Sacredié, oui !
LYONEL.
Air de Fleurette.
Hélas ! en vous parlant, j’hésite,
Je tremble, je ne sais pourquoi ;
Quel est ce trouble qui m’agite ?
Je sens mon cœur qui bat plus vite ;
En vous voyant auprès de moi.
Pour vous, ce n’est pas une offense,
Ne craignez rien ; mais le bonheur,
Ici j’en conçois l’espérance,
Chez moi suivrait votre présence.
HENRIETTE, à part.
Laissons-lui ce moment d’erreur.
ENSEMBLE.
Laissons-leur un moment d’erreur.
PLUMKETT.
Pour moi, je suis moins poétique,
Mais vous me plaisez, j’en conviens,
Vous avez quéqu’ chos’ qui me pique,
Et, malgré votre air sardonique,
Tous deux nous nous entendrons bien.
Vous égaierez notre ménage,
Et, je l’ prévois avec bonheur,
Beaucoup d’ talents sont votr’ partage...
Vous d’vez fair’ très bien le fromage.
NANCY, à part.
Laissons-lui ce moment d’erreur.
ENSEMBLE.
Laissons-leur un moment d’erreur.
HENRIETTE, bas, à Nancy.
Amusons-nous encore un peu, nous nous échapperons au milieu de la foule.
NANCY, de même.
Le petit prend bien feu.
HENRIETTE, de même.
Un enfant !... Mais l’autre ?
NANCY, de même.
Il est drôle !
PLUMKETT.
Eh bien ! concluons-nous ?
LYONEL.
Parlez !
NANCY.
Faut-il ?
HENRIETTE.
Pourquoi pas ?
PLUMKETT et LYONEL.
Bravo !
LYONEL, montrant le bureau de l’alderman.
Venez !
PLUMKETT.
Nous les tenons.
Pendant qu’elles se dirigent vers le bureau, Plumkett embrasse Nancy. Celle-ci se retourne vivement et lui donne un soufflet. Henriette, Lyonel et Nancy rient de son air stupéfait. Tristan revient, poursuivi par les servantes. Des fermiers rentrent en même temps.
Reprise du CHŒUR
Ah ! pour moi vraiment,
Je le jure,
Aimable aventure !
Non, dans ce moment,
Il n’est plus pour moi de tourment.
TRISTAN.
Ah ça ! me laisserez-vous, vilaines ? Est-ce que je suis exposé à de la violence de la part des femmes ? Je vous dis que je ne veux pas de servante.
ALISON, voyant Plumkett, qui parle à Nancy.
Que vois-je ?
TRISTAN, à part.
Lady Henriette au bureau !
Plumkett et Lyonel sont occupés à parler à l’alderman.
HENRIETTE, à Nancy.
Maintenant, rentrons. Ah ! lord Tristan, venez.
TRISTAN.
Vite !
PLUMKETT, se retournant.
Hein ? Qu’est-ce que c’est ?
Il leur barre le passage.
LYONEL.
Où allez-vous ?
TRISTAN.
Que veulent ces gens ?
HENRIETTE, bas, à Tristan.
Taisez-vous donc ! on vous reconnaîtra.
NANCY.
Comment faire ?
PLUMKETT.
Vous vouliez filer... Ces femmes sont nos servantes, il faut qu’elles nous suivent.
TRISTAN.
Je m’y oppose !
Moment de tumulte.
L’ALDERMAN.
Arrêtez ! Ces femmes ont signé.
PLUMKETT.
Elles ont fait leur croix.
L’ALDERMAN.
Elles doivent obéir à leurs nouveaux maîtres.
PLUMKETT.
Ah ! ah !
TRISTAN.
C’est impossible !
ALISON, à Tristan.
Ferme !
TRISTAN, bas, à Henriette.
Nommez-vous.
HENRIETTE, de même.
Pour que mon nom soit compromis !
LYONEL.
Venez !
Il repousse lord Tristan.
TRISTAN.
Non pas !
PLUMKETT, se jetant sur lui.
C’est comme ça !... Tu le veux donc ?... Tiens !
Il le boxe. On se jette entre eux, et on les sépare ; puis, on retient Tristan de force pendant que Plumkett s’éloigne avec Nancy, Lyonel et Henriette.
CHŒUR.
Air de M. Doche.
Nous avons su de cette offense
Tirer vengeance ;
Il faut partir,
Bientôt le marché va finir.
ACTE II
Une salle rustique. Portes latérales sur le deuxième plan. Au fond, une porte. À gauche de la porte, une fenêtre. À droite, un buffet ; une horloge dans le fond.
Scène première
LYONEL, PLUMKETT, HENRIETTE, NANCY
LYONEL, à Henriette et à Nancy.
Entrez.
Ensemble.
Air de la Reine de Chypre.
LYONEL et PLUMKETT.
Dans notre maison vous voilà ;
Auprès de nous soyez sans crainte :
Ici, jamais aucune plainte
De vos regrets ne parlera.
HENRIETTE et NANCY.
Dans leur maison, quoi ! nous voilà !
Mais auprès d’eux soyons sans crainte :
Ici, jamais aucune plainte
De nos regrets ne parlera.
NANCY, à Henriette.
Nous voilà bien !
HENRIETTE, à Nancy.
Qu’allons-nous devenir ?
NANCY, à Henriette.
Il n’y avait pas moyen de leur échapper pendant la route... et par cette nuit si noire !
LYONEL, à Plumkett.
Oh ! mon ami, comme elle est bien ! Si tu l’avais entendue causer tout à l’heure, que de grâce et d’esprit !
PLUMKETT, de même.
Oui, elle est drôlette... si ce n’est qu’elle fait un peu sa sucrée... Mais j’aime mieux l’autre ; elle a une figure joviale qui me revient.
HENRIETTE, à Nancy.
Nous n’avons rien à craindre : le petit a l’air si doux !
NANCY, de même.
Et, quant à l’autre, je m’en charge.
LYONEL, s’approchant d’Henriette.
Mademoiselle...
PLUMKETT.
Tiens, il appelle sa servante Mademoiselle.
LYONEL.
Comment vous nommez-vous ?
HENRIETTE, à part.
Je ne puis lui dire mon nom...
Haut.
Je me nomme... Betty.
PLUMKETT.
Oh ! ce nom !...
À Nancy.
Et vous, là-bas, eh ! la main leste !
NANCY.
Moi... je me nomme Julia.
PLUMKETT.
En v’là un nom prétentieux !... c’est comme un nom de femme de chambre... Eh bien ! Julia, tenez, prenez mon manteau.
NANCY.
Comment ?
PLUMKETT.
Vous n’avez pas entendu ?... Prenez mon manteau.
NANCY.
Par exemple ! Est-ce que vous ne pouvez pas l’ôter vous-même ?
PLUMKETT.
En v’là une sévère !... Et elle rit, encore !
LYONEL.
Parle-lui plus doucement.
PLUMKETT.
Est-ce que tu vas les gâter ?
LYONEL.
Non, mais elles ont l’air si peu habituées au travail.
PLUMKETT.
J’en ai peur ; mais elles s’y feront, à moins que tu ne prennes celle-là pour l’ange que tu attends.
LYONEL.
Tu plaisantes.
PLUMKETT.
Ma foi, non.
LYONEL.
Parce que je suis poli ?...
Tendant son chapeau å Henriette.
Tenez, Betty.
HENRIETTE.
Hein !...
À part.
Il veut que je le serve !
Elle le regarde avec étonnement, puis se détourne et va s’asseoir.
PLUMKETT.
Celle-là aussi !... Jolie acquisition !... Il ne manquerait plus que de nous voir obligés de servir nos servantes !
LYONEL.
Elles ne savent peut-être pas.
Il prend le manteau de Plumkett avec son chapeau et les pose sur un meuble.
PLUMKETT, s’asseyant.
Non ?... Eh bien ! je vais les instruire... Attention ! Vous, la grosse, savez-vous pourquoi vous êtes venue ici ?
NANCY.
Non.
PLUMKETT.
J’ai l’idée singulière que c’est pour travailler.
NANCY.
Moi !
HENRIETTE, bas.
Ne l’irritons pas.
PLUMKETT.
Et, d’abord, tous les soirs, avant le souper, vous prendrez votre rouet,
NANCY.
Pourquoi faire ?
PLUMKETT.
Plaisante question ! Pour filer.
NANCY.
Je ne sais pas.
PLUMKETT.
Vous ne savez pas filer ! Ah çà ! d’où sortent-elles donc ? Et vous, la belle... la belle...
LYONEL.
Betty.
PLUMKETT.
Que savez-vous ?
HENRIETTE.
Encore moins que ma compagne, et vous feriez mieux de nous laisser partir.
LYONEL.
Non pas !
PLUMKETT.
Avec notre argent !
HENRIETTE.
Je vais vous le rendre.
PLUMKETT.
Et où trouverons-nous d’autres servantes, à présent ? Vous vous formerez, Pour commencer, vous allez battre le beurre.
HENRIETTE.
Le beurre !
PLUMKETT.
Lyonel vous montrera, et attention à la leçon !
HENRIETTE, à Nancy.
Allons, acceptons gaiement notre position.
Lyonel a apporté une baratte qu’il pose devant Henriette. Plumkett donne un rouet à Nancy, qu’il fait asseoir de l’autre côté.
Air : Une guenon au doux visage.
PLUMKETT, à Nancy.
Allons, mettez-vous à l’ouvrage,
Tenez, vite, placez-vous là.
LYONEL, à Henriette.
Mais, approchez-vous davantage.
NANCY.
Est-ce bien ainsi ?
HENRIETTE.
M’y voilà !
LYONEL, à Henriette.
Pour commencer, tous deux ensemble.
Nous travaillerons mieux, je crois.
Il prend le manche de la baratte.
HENRIETTE, à Lyonel.
Eh ! mais, vous tremblez ? il me semble.
PLUMKETT, à Nancy.
Voyons, sans rire, écoutez-moi.
LYONEL, à Henriette.
D’où vient que près de vous je tremble ?
PLUMKETT, arrangeant le rouet.
Pour un homme, le bel emploi !
Tenez la quenouille.
HENRIETTE, à Lyonel.
Je fais mal, je crois.
NANCY.
Tout mon fil s’embrouille.
LYONEL, à Henriette.
Faites comme moi.
Ensemble.
Pendant que Plumkett prend la quenouille et que Lyonel bat le beurre.
PLUMKETT.
Ah ! c’est incroyable !
D’un démon semblable,
Pour moi, quel malheur !
D’être professeur.
LYONEL.
Ah ! c’est adorable !
D’une femme aimable,
Pour moi, quel bonheur !
D’être professeur.
HENRIETTE et NANCY.
Ah ! c’est adorable !
Ah ! c’est incroyable !
Pour moi, quel bonheur !
Qu’un tel professeur.
LYONEL.
Tant de grâce en vous encourage !
Mais au moins votre cœur tient-il
Ce que promet votre visage ?
HENRIETTE, battant le beurre.
Est-ce bien ?
PLUMKETT, à Nancy.
Vous cassez l’ fil !
Mais, ma chère, allez donc moins vite.
Vraiment, vous n’êtes bonne à rien.
NANCY.
Vous apprécierez mon mérite
Lorsque vous me connaîtrez bien ;
Oui, mon cher maître, mon mérite
À l’user se reconnaît bien.
PLUMKETT.
Son aplomb m’ fait rire.
HENRIETTE, à Lyonel qui lui parle bas.
Je fais des progrès.
PLUMKETT et LYONEL.
Oui, je vous admire.
HENRIETTE et NANCY.
Mais d’un peu trop près.
Nancy donne un coup de sa quenouille dans le nez de Plumkett.
Reprise de l’ensemble.
PLUMKETT.
Décidément, elles ne sont pas fortes, nos servantes.
LYONEL, à part.
Mais bien jolies !
HENRIETTE.
Vous avez raison, allez, nous ne pouvons faire votre affaire, ainsi...
Elle veut sortir.
PLUMKETT.
Nous vous formerons.
LYONEL.
Et nous ne serons pas exigeants, vous ferez ce que vous voudrez ; chacun vous obéira, moi tout le premier.
HENRIETTE.
Vraiment !
PLUMKETT.
En voilà un qui est bonace !
LYONEL.
Mais, vois donc, ces mains délicates ne sont pas faites pour le travail.
HENRIETTE.
Merci !... Mais malgré cela je ne pourrais... mes forces me trahiraient... et même, déjà...
LYONEL.
Vous êtes fatiguée !... Au fait, après cette longue course... et la nuit est déjà avancée... l’heure de votre repas est passée, sans doute ?
NANCY, vivement.
Oh ! oui, ça c’est vrai.
PLUMKETT.
Eh bien ! tranquillisez-vous, quand nous aurons soupé, votre tour viendra.
LYONEL, apportant des fruits et du pain qu’il a été prendre dans le buffet et qu’il pose sur la table à gauche.
Tenez, tenez, placez-vous là.
Henriette s’est assise ; Nancy fait un mouvement pour la rejoindre, puis s’arrête.
HENRIETTE.
Viens près de moi.
PLUMKETT.
Elle fait les honneurs ! Ne vous gênez pas !
LYONEL, qui a fini de disposer tout sur la table.
Voilà qui est fait !
Il veut s’asseoir à côté d’Henriette.
HENRIETTE, le regardant avec hauteur.
Eh bien !
Lyonel s’arrête interdit.
NANCY, bas, à Henriette.
Vous oubliez que vous êtes servante.
PLUMKETT, à Lyonel.
Dieu me pardonne ! je crois que tu n’oses pas t’asseoir à ta table.
LYONEL.
Je ne sais... mais ce regard...
PLUMKETT.
Eh bien ! sers-la, ça vaudra mieux. C’est trop fort ! Elles ne savent rien faire, et il faut encore être à leurs ordres ! Assez causer comme ça ! Ici, mademoiselle Julia.
Nancy ne répond pas.
Eh ! dites donc...
NANCY.
Ah ! mon Dieu, vous m’avez fait peur !... C’est à moi que vous parliez ?
PLUMKETT.
Un peu !
Nancy se met à rire en le regardant.
Il ne s’agit pas de rire, ici. Vous avez assez mangé, vous allez vous remettre à votre rouet.
NANCY.
Oh ! non, j’en ai assez comme ça, pour une fois.
PLUMKETT.
Encore !... Parce que c’est gentil, ça fait sa tête... Allons donc !...
NANCY.
M’y voici, ne m’avalez pas... Mais...
Lui montrant la quenouille.
je ne sais pas arranger tout ça.
PLUMKETT.
Oh !...
Il prend la quenouille avec impatience et l’arrange. Pendant qu’il a le dos tourné, Nancy attache le fil de la bobine à son habit, et s’esquive.
LYONEL, à Henriette.
M’avez-vous pardonné ?
PLUMKETT.
Voilà !
Il se retourne pour donner la quenouille à Nancy.
Où est-elle encore ?
Il l’aperçoit qui rit de l’autre côté ; il court après elle ; le fil se déroule et entraîne le rouet. Lyonel, Henriette et Nancy se mettent à rire.
Eh bien !... Maudite espiègle !... attends !...
Il arrache le fil, arrive auprès de Nancy et lève la quenouille sur elle.
NANCY.
Avisez-vous de ça !
PLUMKETT.
On s’insurge !... Eh bien ! je l’embrasserai pour sa peine... d’autant plus qu’elle m’a donné un soufflet.
NANCY, se sauvant.
Je recommencerai.
PLUMKETT, courant après elle et l’embrassant.
M’y voici !
NANCY, lui donnant un soufflet.
Et moi aussi !
PLUMKETT.
Encore un !
Tous trois se moquent de lui.
ENSEMBLE.
Air du Mariage de Rigoletto.
Malgré moi je rie,
Mais plus de folie,
La plaisanterie
Va trop loin,
Et la patience
Est de trop, je pense :
Ici, de vengeance
J’ai besoin.
PLUMKETT.
Ell’ n’ sait pas conduire
Habil’ment un rouet,
Mais sait, je puis l’ dire,
Donner un soufflet.
Reprise de l’ensemble.
PLUMKETT.
Attends ! attends !
Il court après elle ; Nancy se sauve au fond, il la suit.
Scène II
LYONEL, HENRIETTE
HENRIETTE, à part.
Eh bien ! elle me laisse seule !
LYONEL, l’arrêtant.
Restez, oh ! restez, Betty ! Pourquoi me fuir ?... ne vous l’ai-je pas dit tout à l’heure. Vous n’êtes pas une servante ici.
HENRIETTE, à part.
Ce serait peut-être une raison pour avoir peur.
LYONEL, désignant le bouquet qu’elle porte à sa ceinture.
Ce bouquet, vous ne pouvez plus le porter.
Il le lui prend.
Laissez-le moi, oh ! je vous en prie.
Air de Thérèse la blonde.
Premier couplet.
Je ne sais comment dire
Ce qui trouble mon cœur.
Près de vous je soupire,
Pourtant c’est du bonheur.
Moi qui de toute femme
Méprisais les attraits,
Ah ! je le sens, mon âme
Est à vous pour jamais !
HENRIETTE, raillant.
Comment, déjà votre âme
Est à moi pour jamais !
Cela peut-il être ?
Vous êtes mon maître !
Et daigneriez-vous,
Tombant à mes genoux,
Combler la distance entre nous ?
Ensemble.
LYONEL.
Cela peut-il être ?
Qui ? moi ? votre maître ?
Ah ! que dites-vous ?
Je suis à genoux,
Non, plus de distance entre nous !
HENRIETTE.
Cela peut-il être, etc.
Deuxième couplet.
LYONEL.
Hélas ! est-ce folie
Ou bonheur ? décidez,
Puisque c’est moi qui prie,
Et vous qui commandez.
En rêve, mon hommage
N’osait vous appeler,
Et pourtant votre image
Vint souvent me troubler.
HENRIETTE, à part.
Ici, de son langage
Dois-je rire ou trembler ?
LYONEL.
À vous, pour la vie,
Mon amour me lie.
Que décidez-vous ?
Je suis à genoux,
Non, plus de distance entre nous !
Ensemble.
HENRIETTE.
À moi, pour la vie,
Votre amour vous lie,
Ah ! relevez-vous,
Vos rêves sont fous,
Trop de distance est entre nous.
LYONEL.
À vous, pour la vie, etc.
LYONEL.
De grâce, répondez-moi.
HENRIETTE, à part.
Ah ça ! mais, est-ce qu’il parlerait sérieusement ?
LYONEL.
Oh ! si vous saviez tous les rêves que j’ai faits.
HENRIETTE.
Et que je réalise ?
LYONEL.
Oui, tous. En vous voyant, j’ai senti que mon sort se décidait.
HENRIETTE.
Et que rêviez-vous donc ?
LYONEL.
Air : J’ôterais cette couronne.
Sans espérance, hier encore,
Parmi tous ceux qui m’entouraient,
Ne trouvant pas ce que mon cœur implore,
Au loin mes idées s’égaraient ;
Je demandais beauté, noblesse,
Esprit et grâce enchanteresse.
HENRIETTE.
Et vous trouvez en moi tous ces biens-là ?
À part.
Je ne puis pas me fâcher de cela.
Reprise ensemble.
LYONEL.
Je trouve en vous tous ces biens-là.
Vous ne pouvez vous fâcher de cela.
HENRIETTE.
Et vous trouvez, etc.
Pauvre jeune homme... il a l’air de bonne foi... Cependant il est temps de finir cette plaisanterie.
LYONEL.
Vous ne répondez pas !... Oh ! traitez-moi de fou, si vous voulez... vous ne serez pas la première... Mais je vous aime, Betty, croyez-moi... Ne me quittez jamais, soyez ma femme.
HENRIETTE.
Votre femme !
LYONEL.
Oh ! ne riez pas, car cet amour que je vous donne ne finira qu’avec ma vie, et si vous me repoussiez, oh ! je sens que j’en mourrais,
HENRIETTE.
En mourir !... oh ! on ne meurt pas d’amour.
LYONEL.
Vous le croyez !
HENRIETTE, à part.
Tant de beaux seigneurs m’ont dit la même chose, et ils se portent très bien... à commencer par lord Tristan.
Mouvement de Lionel.
C’est assez.
LYONEL.
Pardon !... si vous me regardez encore ainsi je ne pourrai plus vous parler, et cependant...
HENRIETTE.
Brisons là. J’ai bien voulu vous écouter un instant, mais oubliez cette folie.
LYONEL, voulant lui prendre la main.
Encore un mot.
HENRIETTE.
Finissez !... et laissez-moi.
Scène III
LYONEL, HENRIETTE, NANCY, PLUMKETT, rentrant du fond
PLUMKETT.
Ah ! ah !... Je vous tiens...
NANCY.
Allez-vous encore recommencer ?
PLUMKETT.
Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ici ? Est-ce que tu grondes aussi ? Tu te décides à redevenir le maître.
LYONEL, à part.
Oh ! quelle froideur !
HENRIETTE, bas, à Nancy.
Ne me quitte plus.
PLUMKETT.
En voilà déjà une que j’ai mise à la raison.
À Nancy.
Mettez le couvert pour notre souper.
NANCY.
Voilà, mon Dieu, voilà !
L’horloge sonne.
PLUMKETT.
Déjà onze heure ! Nous devrions être couchés.
NANCY, bas, à Henriette.
Il devient intraitable.
PLUMKETT.
Il faut savoir être le maître.
LYONEL.
Le maître !... oh ! oui, c’est juste.
Bas, à Henriette.
Puisque vous êtes sans pitié.
Elle s’éloigne en lui tournant le dos.
Encore !
PLUMKETT.
Allons, vivement la besogne !
LYONEL, avec autorité.
Vous entendez !
HENRIETTE.
Quoi ! vous voulez ?
LYONEL.
N’êtes-vous pas ma servante ?
PLUMKETT.
Très bien, et qu’on aille rondement.
HENRIETTE, bas à Nancy.
Lui qui était si doux !
NANCY, de même.
L’autre est un diable ; il serait capable de nous battre.
LYONEL et PLUMKETT.
Allons donc !
HENRIETTE et NANCY.
Voilà ! voilà !
Lyonel et Plumkett se mettent à table pendant que Henriette et Nancy vont et viennent du buffet à la table, apportant avec précipitation tout ce qu’on leur demande.
PLUMKETT.
Ah ! ah ! des servantes qui ne veulent rien faire, pas même se laisser embrasser... et qui donnent des soufflets, encore !
LYONEL.
Des couteaux !
PLUMKETT.
Des verres !
LYONEL.
Plus vite, donc !
PLUMKETT.
Et le pudding !
HENRIETTE.
À l’instant !
LYONEL.
Et à boire !
NANCY.
La bière est là !
PLUMKETT.
Et du pain !
HENRIETTE, courant avec empressement et s’embarrassant avec Nancy.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! la vilaine chose que d’être servante ! Je n’en puis plus !
LYONEL.
Versez !
Nancy verse. Henriette se laisse tomber sur une chaise.
PLUMKETT.
Restez donc debout... avec respect !
Henriette se relève effrayée.
Air.
Ensemble.
NANCY et HENRIETTE.
Ah ! plus d’espérance,
Il faut obéir ;
De notre imprudence,
Tout vient nous punir.
LYONEL et PLUMKETT.
Ah ! plus d’espérance,
Il faut obéir ;
De leur imprudence,
Sachons les punir.
HENRIETTE, à part.
À présent, lui-même,
Contre moi s’est mis.
LYONEL, à part.
Malgré moi, je l’aime
Et la maudis.
Reprise de l’ensemble.
PLUMKETT.
À la bonne heure ! Ça marche, au moins. Vous verrez que demain ça ira mieux encore.
LYONEL, à part.
Quel dommage !
PLUMKETT, quittant la table.
Voilà qui est fait. Vous pouvez vous remettre à table, si cela vous tente. Mais la nuit est avancée ; bonsoir !
HENRIETTE, vivement et bas, à Nancy.
Ils nous laissent !
PLUMKETT, montrant la droite.
Voici votre chambre. Surtout soyez levées de bonne heure les amis doivent venir nous prendre, et dame Alison n’est pas patiente. Mais, un instant.
Il va au fond, ferme la porte et en prend la clé, puis met les volets à la fenêtre.
HENRIETTE, à part.
Il nous enferme !
PLUMKETT.
Dormez bien.
Reprise de l’ENSEMBLE.
Ah ! plus d’espérance ! etc.
Plumkett et Lyonel sortent à gauche.
Scène IV
NANCY, HENRIETTE
Toutes deux se regardent un instant sans rien dire.
HENRIETTE.
Eh bien ! Nancy ?
NANCY.
Eh bien ! Milady ?
HENRIETTE.
Nous voilà dans une jolie position !... Maudite fantaisie !... Si jamais j’ai des caprices !
NANCY.
Il ne faut jurer de rien. Mais, d’abord, tâchons de sortir de cette maison.
HENRIETTE.
Comment ?
NANCY.
Je ne sais.
HENRIETTE.
Et quand même nous pourrions en sortir... Au milieu de la nuit, seules dans la campagne, que deviendrions-nous ?
NANCY.
Vous ne pouvez cependant rester servante à perpétuité.
HENRIETTE.
Et auprès de ce jeune homme... Il m’aime, Nancy, comprends-tu cela ? il ose m’aimer !
NANCY.
Dame ! c’est un crime qui mérite indulgence. Il ne vous connaît pas... C’est comme ce gros Plumkett... qui ne serait pas difficile à mener, malgré sa grosse voix, et qui ferait un assez bon mari.
HENRIETTE.
Pour toi... Mais ce jeune homme...
NANCY.
Est bien gentil.
HENRIETTE.
Sans doute... Mais un paysan...
NANCY.
Ne peut pas épouser lady Henriette, c’est juste. Heureusement, ils ne nous connaissent pas !
HENRIETTE.
Mais, plus tard ?... Entends-tu d’ici les plaisanteries sur nos amours de campagne ? Comment tout cela finira-t-il ? Nous sommes seules, sans défense, dans une maison que nous ne connaissons pas.
NANCY.
Ne parlez pas ainsi, Milady, vous allez me faire peur !
HENRIETTE.
Qui sait ce qui nous peut arriver ?
NANCY.
Voulez-vous que j’appelle... nos maîtres ?
HENRIETTE.
Oh ! non, Danger pour danger, j’ai plus de peur encore de celui-là... Et, cependant...
À ce moment on frappe contre la fenêtre à l’extérieur.
Ah ! mon Dieu ! as-tu entendu ?
Elles se serrent l’une contre l’autre.
NANCY.
Oui... Milady... oui... on a frappé.
HENRIETTE.
J’ai peur !
NANCY.
Et moi donc !
On entend frapper une seconde fois.
Cependant des voleurs ne frappent pas si doucement. Attendez !...
Elle se dirige légèrement vers la fenêtre.
HENRIETTE.
Que vas-tu faire ?
NANCY.
Ne craignez rien.
HENRIETTE.
Prends garde !
Nancy a entr’ouvert le volet et regarde au dehors ; elle revient vivement.
NANCY.
Milady, victoire !
HENRIETTE.
Qu’est-ce donc ?
NANCY.
Lord Tristan !
HENRIETTE.
Qu’il soit le bien venu !
NANCY.
Ce sera la première fois.
Elle détache les volets, et ouvre la fenêtre. Tristan escalade et entre dans la chambre.
Scène V
HENRIETTE, NANCY, TRISTAN
ENSEMBLE.
Air : C’est elle qui vient en ces lieux.
Hâtons-nous, et quittons ces lieux,
Déjà l’aurore luit aux cieux.
De la prudence,
Du silence,
Cachous-nous bien à tous les yeux.
TRISTAN.
Êtes-vous seules ?
HENRIETTE.
Oui ; mais parlez bas.
TRISTAN.
Eh bien ! vous repentez-vous de votre folie ?
HENRIETTE.
Vous nous ferez des sermons une autre fois. Partons.
TRISTAN.
Pour ne plus nous quitter... Mon carrosse est à deux pas.
NANCY.
Et le jour paraît !
HENRIETTE.
Partons vite !
NANCY, à part.
Ce pauvre Plumkett !... il reçoit si bien les soufflets !
À Henriette.
Ils vont être bien désolés.
HENRIETTE.
Tu crois ?
TRISTAN.
Venez, on pourrait vous reconnaître, et si l’on apprenait jamais à la cour que ma fiancée.
HENRIETTE.
Oh ! partons ! partons !
REPRISE.
Hâtons-nous, et quittons ces lieux, etc.
Pendant la reprise, Tristan est sorti et a fait passer les deux femmes par la fenêtre. Musique à l’orchestre. On entend le roulement d’une voiture.
Scène VI
PLUMKETT, LYONEL, puis PAYSANS et PAYSANNES
PLUMKETT, entrant à gauche en bâillant.
Je m’étais assoupi un instant, et je rêvais déjà que ma servante me donnait des soufflets. Mais il me semble que j’ai entendu... Eh ! Lionel, arrive donc ! On vient nous chercher pour nos fiançailles. LYONEL, entrant.
Nos fiançailles !
PLUMKETT.
Voilà l’heure.
CHŒUR, dans la coulisse.
Air :
Pour leur amour.
C’est le grand jour.
Entourons ces heureux époux.
Venez, amis, nul d’entre nous
Ne doit manquer au rendez-vous ;
Venez tous,
Hâtez-vous.
PLUMKETT.
Eh ! tiens, les amis qui arrivent !
LYONEL.
Déjà !
PLUMKETT.
Mais qui diable a ouvert la fenêtre ?... Betty ! Julia !...
Regardant par la fenêtre.
Je vois là les traces d’une voiture... Est-ce qu’elles auraient décampé ?
LYONEL.
Que dis-tu ? Parties !
Il entre vivement à droite.
PLUMKETT.
Et, v’là les autres !
Il va ouvrir. Reprise du chœur. Les paysans entrent.
Bonjour, les amis, bonjour. Nous sommes à vous.
LYONEL, rentrant.
Elles n’y sont pas ; elles sont parties !
PLUMKETT.
Avec nos avances !
LYONEL.
Oh ! courons.
PLUMKETT.
Y penses-tu ?... Quand on vient nous chercher.
LYONEL.
Pour ce mariage ? Oh ! jamais !
TOUS.
Que dit-il ?
LYONEL.
Plus de mariage ! plus de bonheur ! Courons après elle ! je veux la revoir !
CHŒUR.
Air des Diamants.
Quoi ! rompre en ce moment
Un tel engagement,
Lorsque l’on nous attend,
C’est affreux, vraiment !
Plumkett tâche en vain de le retenir, il s’échappe. Tous sortent après lui en l’appelant.
ACTE III
Une forêt. À droite, la taverne d’Alison. À gauche, au premier plan, un arbre avec un banc de gazon. Une table devant la maison.
Scène première
ALISON, puis LYONEL et PLUMKETT
On entend au loin les sons du cor.
ALISON, observant au fond.
Je ne vois rien encore.
PLUSIEURS VOIX, dans la taverne.
Holà ! holà ! Dame Alison !
ALISON.
Un instant, me voilà !... C’est étonnant comme le désir de voir la reine les altère... Ah ! si elle pouvait chasser tous les jours, ma taverne de viendrait la première du pays.
VOIX, à l’intérieur.
Alison ! Alison !
ALISON.
Mais me voilà !... Ah ! les maudits garçons, quand on n’est pas là, rien ne marche.
Entrant dans la taverne.
Allons, servez donc.
CHŒUR, à l’intérieur.
Air de l’Extase.
Allons, versez, et versez toujours,
Comme au travail, buvons aux amours.
Honni qui se fâche !
Le sage rabâche.
Buvons sans relâche,
Oui, buvons toujours !
Lyonel et Plumkett entrent au fond à gauche vers la fin du chœur.
PLUMKETT.
Arrive donc, lambin, et secoue-moi un peu cette mélancolie-là.
LYONEL.
Pourquoi m’as-tu amené ici, au milieu de tout ce monde ?
PLUMKETT.
Pour voir la chasse royale, ça te distraira ; tu as l’air d’un beau ténébreux ; et puis, je ne suis pas fâché non plus de voir la reine.
LYONEL.
La reine !... Ob ! si j’osais... Mais non, j’ai promis...
PLUMKETT.
Ah ! oui, compris. Toujours ton idée fixe, ton ange... qui bat si mal le beurre.
LYONEL.
Je ne la verrai plus !
PLUMKETT.
Tu en verras une autre, peut-être deux autres.
LYONEL, tirant son bouquet de son sein.
Voilà tout ce qui m’en reste.
PLUMKETT.
Tâche de te nourrir avec ça... Allons, buvons un coup, et toutes tes rêvasseries passeront.
LYONEL.
Je n’ai pas soif.
PLUMKETT.
La bonne raison ! Qu’est-ce qui distinguerait donc l’homme de la bête, s’il ne buvait pas sans avoir soif ?... Sois homme, sacrebleu ! Vois, moi, est-ce que je dépéris depuis le départ de nos jolies servantes ? Elles n’ont pas su nous comprendre, voilà tout ! J’avoue cependant que la plus boulotte, celle qui donne si bien les soufflets, me revenait... ah ! elle me revenait !... Mais bah !... À boire !... eh ! la taverne !
Il frappe sur la table en appelant. Lyonel, impatienté, s’éloigne au fond du théâtre.
ALISON, entrant.
Qui appelle ?... Ah ! mon Dieu !...
PLUMKETT.
Alison ! Ah ! cré nom ! je l’avais oubliée.
ALISON.
Vous voilà donc, vous ?
PLUMKETT.
Oui, et vous ?
ALISON.
Après m’avoir plantée là, le bec dans l’eau.
PLUMKETT.
Vous qui êtes habituée à la bière.
ALISON.
Puis-je savoir pourquoi vous n’êtes pas venu vous fiancer ?
PLUMKETT.
Ça ne me regarde pas ; demandez à mon chef de file.
ALISON.
Et sans daigner vous excuser, encore !
PLUMKETT.
J’étais malade ; j’avais un mal au poignet qui m’empêchait de marcher.
ALISON.
Et vous croyez que ça se passera comme ça ?
PLUMKETT.
Je le crois. À boire !
ALISON.
Et vous croyez que je me laisserai planter là pour des coureuses ?
PLUMKETT.
À boire ou je casse tout dans la baraque.
Il frappe violemment sur la table. Un garçon entre avec un broc et des verres.
Ah ! bravo ?
À Alison.
En voulez-vous ?
ALISON.
Sans cœur !
Prenant le broc.
Je veux bien. Je vous verserai moi-même, et je prie Dieu que ça vous étrangle.
PLUMKETT.
Il n’y a pas d’arêtes ; je connais ça.
Appelant.
Eh bien ? Lyonel !
LYONEL.
Hein ! plaît-il ?
PLUMKETT, à Alison.
Il est toqué, ne faites pas attention.
Haut.
Est-ce que tu ne veux pas boire à la santé de la reine ? C’est versé par la main des grâces... sous la forme d’une cabaretière. Et attention à ma morale !
Lyonel s’est assis sur le banc à gauche. Alison est au milieu. Plumkett, assis devant la table.
ALISON.
C’est du frais !
PLUMKETT.
Ma morale, oui.
Buvant.
Votre bière, je ne dis pas. Écoutez, et faites chorus.
Air des Filles de l’Enfer.
Buvons, et buvons sans eau,
Au diabl’ sagesse
Et tristesse !
L’ bonheur habite un tonneau.
Qui boit bien voit tout en beau !
Quand la pauvreté me presse,
Que j’suis inquiet du lend’main,
Je bois, un’ joyeuse ivresse
M’ donn’ tout l’or du genre humain.
J’ vois entassés sur ma table
Les mets les plus exquis ;
Quel que soit l’ sort qui l’accable,
L’homme est heureux, s’il est gris.
PLUMKETT et ALISON.
Buvons, et buvons sans eau,
Au diabl’ sagesse
Et tristesse !
L’ bonheur habite un tonneau.
Qui boit bien voit tout en beau !
LYONEL.
Il est des maux que rien n’apaise :
Quand le cœur est malheureux,
Si l’ivress’ calme son malaise
Le réveil est plus affreux.
ALISON.
Pour moi, qu’un ingrat m’oublie,
Sans en prendre de l’ennui,
Usant de philosophie,
Je répète comme lui.
ENSEMBLE.
Buvons, et buvons sans eau,
Au diabl’ sagesse
Et tristesse !
L’ bonheur habite un tonneau.
Qui boit bien voit tout en beau !
PLUMKETT.
Alison, je vous estime pour ce que vous venez de dire. Donnez-moi un second broc.
ALISON.
Allez le chercher vous-même.
PLUMKETT.
Allons-y ensemble.
ALISON.
Je le veux bien.
Ils entrent ensemble dans la taverne en reprenant.
Buvons, et buvons sans eau, etc.
LYONEL.
Ah ! je suis seul, enfin ! Leur joie bruyante me faisait mal. Pauvre Plumkett, je ne l’accuse pas, il veut me consoler.
Tirant de son sein le bouquet de lady Henriette.
Mais je suis plus heureux encore avec mes souvenirs.
Bruit au dehors.
Encore du monde !... Et la reine, peut-être ?... Mais pourquoi réclamer son appui ? Elle ne peut rien à mon malheur... Oh ! éloignons-nous.
Il s’éloigne au fond à droite, tandis que les paysans sortent de la taverne, et que les jeunes filles arrivent à gauche.
Scène II
BRIGITTE, JUDITH, JENNY, DANIEL, BILLY, PAYSANS et PAYSANNES, un instant après, NANCY, avec quelques écuyers en costume de chasse, puis PLUMKETT et ALISON
CHŒUR.
Air.
Il est temps de sortir,
Bientôt finit la chasse.
La reine, à cette place,
Dans un instant, mes amis, doit venir.
DANIEL.
Nous serons ici merveilleusement pour voir le passage de la reine.
JENNY.
Voici déjà des personnes de la cour.
BRIGITTE.
Eh ! non. C’est une suivante ; tu ne vois pas ça à ses grands airs ?
DANIEL.
C’est égal, faut les flatter, saluons-les.
Le chœur reprend. Nancy s’est avancée à gauche, et rend les saluts d’un air de protection.
NANCY, à part.
Je ne vois pas lady Henriette. C’est pourtant bien ici le rendez-vous de la chasse royale.
Haut.
Mais qu’attendent ces braves gens ?
BRIGITTE.
Le passage de la reine.
NANCY.
C’est inutile, mes amis, elle ne passera pas par ici.
TOUS.
Comment !
ALISON, entrant avec Plumkett.
Qui dit que la reine ne viendra pas par ici ?
NANCY.
C’est moi.
PLUMKETT, la regardant.
Ah ! mon Dieu !
NANCY, à part.
Plumkett !... mon ex-maître !
PLUMKETT.
Je connais cette figure !
TOUS.
Qu’est-ce donc ?
PLUMKETT.
Je connais cette main !
Il fait le signe de donner un soufflet.
NANCY.
Que dit ce brave homme ?
PLUMKETT.
Je connais cet organe !... C’est... Vous êtes...
NANCY.
Plaît-il ?
PLUMKETT, à part.
Mais, oui... Elle s’est déguisée !...
Haut.
Ne le niez pas.
NANCY.
Je ne vous comprends pas.
ALISON.
Moi non plus, dites donc.
PLUMKETT.
Oh ! si, vous me comprenez. Je m’attache à vous.
NANCY.
Par exemple !... Manant !...
PLUMKETT, à part.
Est-ce que je me tromperais !...
NANCY, à part.
Est-ce qu’il va me suivre ?... Et la comtesse, si elle venait !...
Haut.
Non, mes braves gens, la reine ne passera pas par ici, mais je puis vous indiquer l’endroit où elle doit se rendre.
Tous se groupent autour d’elle.
PLUMKETT, à part.
Mais si, c’est elle !
NANCY, aux paysannes.
À une condition.
Elle leur parle bas.
PLUMKETT.
Je reconnais son nez.
ALISON, à Nancy.
Comptez sur nous.
NANCY, à part.
Cours après moi !... Et je vais tâcher de prévenir la comtesse.
PLUMKETT.
Je vais la suivre.
ALISON, à part.
Je te le défends.
NANCY.
Adieu ! mes amis, adieu !
Plumkett s’élance pour la suivre.
ALISON, l’arrêtant.
Un instant !
Elles l’entourent toutes.
CHŒUR.
Air.
On ne passe pas !
Il te faut là-bas
Sans débats,
Suivre nos pas.
Dans cet embarras,
Oui, tu resteras :
On ne passe pas !
BRIGITTE.
Et, maintenant, allons voir passer la reine au carrefour du Grand-Chêne.
TOUS.
C’est ça, au carrefour du Grand-Chêne.
PLUMKETT.
Elle y sera, j’y cours.
ALISON.
Et moi aussi.
Ils reprennent le chœur en s’éloignant tous au fond à droite.
Scène III
HENRIETTE, LORD TRISTAN
Ils sont en costume de chasse. Ils entrent à gauche, par le dernier plan.
HENRIETTE.
Mon Dieu ! Milord, je vous dis que je puis très bien marcher seule.
TRISTAN.
Non, Milady, vous devez être fatiguée, la chaleur est accablante, et au lieu de venir directement, vous vous amusez à faire un détour... et à marcher d’un train... J’en étais essoufflé, je ne pouvais plus...
HENRIETTE.
Me poursuivre de vos galanteries monotones ! Oh ! continuez donc ainsi, cela jettera un peu de variété dans vos conversations.
TRISTAN.
De quoi pourrais-je vous parler, si ce n’est de ce qui occupe mon cœur ?... Mais vous ne m’écoutez pas !
HENRIETTE.
C’est vrai !
TRISTAN.
Vous semblez chercher quelqu’un ?...
HENRIETTE.
Nancy, que je m’étonne de ne pas voir.
TRISTAN.
C’est votre faute... Elle sera allée au-devant de vous, et si vous ne vous étiez pas détournée...
HENRIETTE.
Je ne vous aurais pas tenu si longtemps éloigné de la reine, près de qui votre devoir vous appelle. Allez, Milord, et ne soyez pas inquiet de moi. Voici un endroit où je puis me reposer. Nancy me rejoindra, et, d’ailleurs, mes équipages sont près d’ici. Ainsi, ne vous gênez pas, allez rejoindre la chasse.
Elle s’assied sur le banc.
TRISTAN.
Sans vous, je n’y trouverai plus aucun attrait !
HENRIETTE.
Encore !... Vous tenez donc à être insupportable !...
TRISTAN.
Vous êtes bien bonne... Mais comment pourrais-je taire les sentiments qui m’animent ?... Tous les feux de l’amour brûlent mon cœur !
HENRIETTE, bâillant.
J’en suis persuadée, vous n’avez plus besoin de me le dire... et j’y suis bien sensible.
TRISTAN.
Je le vois... Mais je saurai vaincre cette froideur... Dites un seul mot...
HENRIETTE.
Le cheval m’a horriblement fatiguée.
TRISTAN.
Ne faites pas attention... Oui, ma vie entière se passera à vous mériter !... Vous, la plus belle des belles, vous ne vous laisserez toucher qu’aux soins du plus brave, du plus vaillant !... Eh bien ! donc, j’irai à la guerre, et je reviendrai comme Amadis...
HENRIETTE, s’assoupissant.
Ou comme don Quichotte !
TRISTAN.
Je reviendrai mettre à vos genoux toute ma gloire, et des buissons de lauriers !...
Henriette fait un léger mouvement en s’endormant tout-à-fait.
Hein ?... elle ne dit rien... mes paroles la fascinent !... Oui, je reviendrai... comme Mars auprès de Vénus !...
Mouvement d’Henriette.
Vous dites ?... L’allégorie la touche, elle est à moi !...
S’avançant.
Oui, chère comtesse... Ah ! mon Dieu ! elle dort !... quand je lui peins ma flamme et mes exploits... futurs !... quand je m’expose pour elle à la colère de la reine, qui doit remarquer mon absence... Milady, c’est trop fort !... Prenez garde... prenez garde que je ne vous retire ma tendresse !... Pour commencer, vous m’avez dit de retourner à la chasse, eh bien ! j’y retourne !... Je suis furieux !...
Il s’éloigne, puis, revient.
Je suis furieux !...
Il sort à gauche.
Scène IV
HENRIETTE, LYONEL
Lyonel entre au fond à gauche ; il est très agité. L’orchestre joue en sourdine jusqu’au couplet.
LYONEL.
C’est ici, oh ! oui, c’est ici que je l’ai laissé ce seul gage de mon bonheur si court. Ah ! le voilà !
Il prend le bouquet tombé derrière le banc.
Que vois-je ?... une femme !... Mais je ne me trompe pas, ces traits... Betty ! Betty !... à la place même où je venais chercher ces fleurs qui me la rappellent sans cesse... Mais sous ces riches vêtements... une servante... Oh ! non, c’est impossible !...
Air du Chalet.
Pourtant c’est bien là son visage
Si doux et si fier à la fois !
Voilà bien son charmant corsage,
Oui, c’est Betty que je revois !
Mais, si de celle que je pleure
Mon cœur rempli s’émeut à tort,
Ah ! que son réveil tarde encor !
Mon Dieu ! faites d’abord qu’ici je meure,
Sans le savoir, Dieu ! faites que je meure !
Betty ! Betty !...
Il s’agenouille auprès d’elle.
HENRIETTE, s’éveillant.
Qu’est-ce donc ?...
Apercevant Lyonel.
Un homme à mes genoux !
Elle se lève.
LYONEL.
Oh ! ne me fuyez pas !... Betty, c’est vous, n’est-il pas vrai ?... C’est vous que je retrouve enfin !
HENRIETTE, à part.
Lyonel !... Ah ! je suis perdue s’il me reconnaît !
LYONEL.
Parlez, je vous en supplie !
HENRIETTE.
Que me voulez-vous, Monsieur ?... Je ne vous comprends pas, je ne vous connais pas.
LYONEL.
Vous ne me connaissez pas !... Oh ! c’est impossible mes yeux peuvent me tromper, mais mon cœur me dit que c’est vous.
HENRIETTE.
Mais, encore une fois...
LYONEL.
Vous voulez m’éprouver, n’est-ce pas ? car malgré ces riches habits, qui vous conviennent mieux que ceux d’une servante, oh ! je ne me trompe pas ; votre image ne m’a point quitté, je vous ai cherchée partout !
HENRIETTE, à part.
Pauvre jeune homme ! il m’aime réellement.
LYONEL.
Eh bien ?
HENRIETTE.
Celle pour qui vous me prenez vous était donc bien chère ?
LYONEL.
Plus que ma vie !
HENRIETTE.
Et si elle vous avait demandé un sacrifice ?
LYONEL.
Lequel ? parlez.
HENRIETTE.
Je ne sais... mais puisque vous l’aimiez tant...
LYONEL.
Elle répondait si bien à tous mes désirs, à tous mes rêves !... Sous les habits d’une villageoise, c’était la distinction d’un haut rang, c’était vous, elle que je vous vois aujourd’hui.
HENRIETTE.
Et si elle vous avait demandé de la quitter, de ne plus la revoir ?
LYONEL.
Oh ! ce sacrifice serait au-dessus de mes forces, vous ne l’exigerez pas.
HENRIETTE.
Moi !... Une ressemblance bien singulière vous abuse... Mais si c’était moi, en effet, que feriez-vous donc ?
LYONEL.
Je vous suivrais partout !
HENRIETTE, à part.
Imprudente ! qu’allais-je faire ?...
Haut.
Vous vous trompez, vous dis-je, et je ne vous con nais pas.
LYONEL.
Vous n’êtes pas Betty ?... Vous n’étiez pas, il y a huit jours, au marché de Greenwich ?
HENRIETTE.
Vous raillez !
LYONEL.
Voyez ce bouquet que vous portiez.
HENRIETTE, à part.
Il l’a conservé !
LYONEL.
Mais rappelez-vous donc !... Vous êtes venue chez moi, chez moi, Lyonel, qui vous aime !
HENRIETTE, à part.
Oh ! je le crois.
LYONEL.
Chez moi, qui ne puis vivre sans vous, et qui ne vous quitte plus.
HENRIETTE.
Assez !
LYONEL.
Oh ! ce regard, je le reconnais aussi, Vous ne pouvez plus feindre.
HENRIETTE, à part.
Comment faire ?
LYONEL.
Betty !
HENRIETTE, de même.
Ah ! c’est cruel... mais il le faut...
Haut.
C’en est trop, éloignez-vous.
LYONEL.
Jamais !
HENRIETTE, avec terreur.
Monsieur !...
Lyonel fait un mouvement vers elle, elle se recule.
ne me forcez pas à appeler mes gens.
LYONEL.
Ses gens !... Comme pour un valet que l’on chasse... Oh ! allez, Madame.
Ensemble.
Air du Ménage de Rigoletto.
LYONEL.
Plus d’espérance,
Il faut la fuir !
De ma souffrance
Je veux mourir !
HENRIETTE.
Plus d’espérance,
Mais comment fuir ?
De sa souffrance,
Il peut mourir !
HENRIETTE, à part.
De sa douleur, l’aveu pénible
En vain ici touche mon cœur !
Je dois me montrer insensible.
LYONEL, à part.
Adieu, beaux rêves de bonheur !
L’orchestre continue pianissimo jusqu’à la reprise de l’ensemble.
Scène V
HENRIETTE, LYONEL, PLUMKETT, NANCY
Henriette va s’éloigner ; Nancy arrive en courant, Plumkett la suit.
PLUMKETT, à Nancy.
Je vous tiens, à la fin !
HENRIETTE, à part.
Le compagnon de Lyonel !
NANCY, levant sa cravache sur Plumkett
Prenez garde à vous !
PLUMKETT.
Je reconnais la main leste.
LYONEL, regardant Nancy.
Elle aussi !
HENRIETTE.
Nancy !
Elle lui fait signe.
PLUMKETT et LYONEL.
Nancy !
HENRIETTE.
Silence ! Éloignons-nous.
PLUMKETT.
Nancy ! ce n’est donc pas Julia ?
Elles ont gagné le fond ; elles s’arrêtent au moment de sortir.
Reprise de l’ensemble.
LYONEL.
Plus d’espérance, etc.
HENRIETTE.
Plus d’espérance, etc.
Scène VI
LYONEL, PLUMKETT
PLUMKETT.
Il paraît que je m’étais mis dedans... Mais si jamais j’ai vu une ressemblance pareille !
LYONEL.
Oh ! non, ce ne peut être une illusion... Je doutais tout à l’heure, en la voyant si froide et si méprisante ; mais toutes les deux à la fois !... Oh ! ce sont elles, mon ami, ce sont elles qui se sont jouées de nous.
PLUMKETT.
Tu crois qu’elles auraient osé ?...
LYONEL.
Oui, ce sont de grandes dames sans doute qui auront voulu s’amuser à nos dépens.
PLUMKETT.
Si je le croyais !
LYONEL.
Nous les reverrons.
PLUMKETT.
Où ça ?
LYONEL.
À la cour... Mon père, pardonne-moi, il y va de mon bonheur !
PLUMKETT.
Que veux-tu faire ?
LYONEL.
Voir la reine, lui présenter cette bague.
PLUMKETT.
C’est une idée.
LYONEL.
Elle ne rougira plus de moi, peut-être.
PLUMKETT.
Et j’éviterai Alison, ce sera toujours ça. Allons à la cour !
LYONEL.
Viens, partons !
Ils sortent.
ACTE IV
Un appartement dans le palais de la reine. Trois portes au fond donnant sur une galerie, et portes latérales.
Scène première
LYONEL, PLUMKETT
Lyonel est assis, il semble réfléchir profondément. Il porte le costume de page ; Plumkett, celui de soldat aux gardes.
PLUMKETT, entr’ouvrant la porte du fond.
Peut-on entrer, Monsieur le page ?
LYONEL.
Plumkett ! Par quel hasard dans les appartements de la reine ?
PLUMKETT.
C’est mon jour de garde, et j’en profite ; mais je ne sais si je puis oser...
LYONEL.
Venir auprès de ton frère ?... Ne suis je pas toujours heureux de te voir ?
PLUMKETT.
Oui, malgré ta nouvelle dignité, tu n’es pas fier ; mais il y a des officiers du palais qui pourraient croire que ce n’est pas ma place dans ce salon.
LYONEL.
Ne puis-je t’avoir appelé pour le service ? Ne crains rien ! Tu as sans doute quelque chose à m’apprendre, parle vite. Tu l’as vue, peut-être ?
PLUMKETT.
La susdite servante, toujours ? Non, ni l’une ni l’autre. Nous nous sommes blousés ; elles ne sont pas à la cour.
LYONEL.
Un jour encore passé ! et pas d’espoir !
PLUMKETT.
Ah ! bah ! tu chanteras donc toujours la même chanson ? C’est à faire perdre patience à un saint, et l’on sait que je n’en suis pas un. De quoi te plains-tu, au fond ? Tu perds une femme, bien, mais tu trouves ce que tu désirais tant, de la fortune, de la gloire peut-être ! Récapitulons : il y a huit jours, dans la forêt de Windsor, nous arrivons jusqu’à la reine, nous nous jetons à ses pieds... c’est-à-dire aux pieds de son cheval... Tu montres ta bague, la reine fait : Oh !... Moi je réponds : Ah ! – Quoi ! vous seriez le fils... – De mon père, oui. C’est une dette sacrée, dit-elle ; désormais vous êtes attaché à notre personne, vous ferez partie de nos pages. Puis se tournant vers moi : Et ce gros garçon, que demande-t-il ? Moi, réponds-je, je demande à suivre mon frère de lait. – Mais tu serais ridicule en page. – Votre Majesté est bien bonne, re-réponds-je. – Tu seras mieux dans nos gardes. – Tope là, dis-je à Sa Majesté. Et, là-dessus, elle s’éloigne en nous faisant un petit signe comme ceci, comme qui dirait : Salut, mes chers ! et tout est dit.
LYONEL.
Oui, depuis ce temps je ne l’ai vue qu’en public, pour mon service, sans qu’un seul mot soit venu m’apprendre le mystère de cette bague, quelle est cette dette contractée envers mon père.
PLUMKETT.
Il lui aura prêté sa bourse un jour où elle n’avait pas de monnaie ; ce qui ne l’aura pas empêché d’être disgracié dans un moment de colère, comme ce comte de Durfert, dont on nous contait hier l’histoire. Mais l’important, c’est que te voilà page, et un gentil page encore, dont ton inconnue ne rougirait pas, si elle te voyait ; pas plus que de moi, qui fais un soldat aux gardes un peu crâne. Je remarque ça en passant dans les cours : toutes les chambrières me regardent.
LYONEL.
Eh ! que m’importent cet habit de page, l’avenir qu’il me promet ? que m’importe la cour, puisque je n’y trouve pas celle qui seule m’y attirait ?
PLUMKETT.
Veux-tu que je te donne un moyen de n’y plus penser ?... Oublie-la, et surtout ne te monte pas la tête comme tu le fais ; tu as la fièvre !
LYONEL.
Oh ! oui, ma tête est en feu, ma poitrine haletante, il y a des instants où il me semble que mes idées se perdent.
PLUMKETT.
Et que tu dis des bêtises ; c’est vrai. Oublie-la, te dis-je.
LYONEL.
C’est impossible !
PLUMKETT.
Ça se fait tous les jours. Impossible !... ça me fait rager quand j’entends des choses comme ça... Je voudrais avoir quelqu’un sous la main pour me venger... Si j’avais seulement Alison !... Voilà ce qui prouve que les femmes sont bonnes à quelque chose.
LYONEL.
L’oublier, oh ! non, jamais ! J’ai encore de l’espoir ; une telle ressemblance ne peut pas exister.
PLUMKETT.
Bah ! j’en ai bien vu une autre, moi ! un seigneur de la cour, celui que nous avons vu à Greenwich.
LYONEL.
Lord Tristan.
PLUMKETT.
Il m’a paru qu’il ressemblait au paysan que j’ai si bien boxé.
LYONEL.
Quand il voulait nous empêcher d’emmener nos servantes !
Scène II
LYONEL, PLUMKETT, LORD TRISTAN
TRISTAN, à la cantonade, au fond.
Lady Henriette arrive à l’instant, que l’on avertisse ses femmes.
Il entre.
PLUMKETT, à part.
Ah ! mon Dieu !
TRISTAN.
Ah ! un page ! C’est vous qui êtes de service, Monsieur ?
LYONEL.
Oui, Milord.
Bas, à Plumkett.
C’est lui !
TRISTAN.
Faites savoir à Sa Majesté que lady Henriette sollicite d’elle une audience.
LYONEL.
Impossible maintenant, Milord, Sa Majesté est en conseil.
TRISTAN.
Impossible, même pour ma fiancée, lady Henriette ?
LYONEL.
Qui était absente ?
TRISTAN.
Depuis huit jours.
LYONEL, bas, à Plumkett.
Depuis que nous sommes ici !
Haut.
J’en suis fâché, Milord, mais mon devoir...
TRISTAN.
Cela suffit ; je respecte les ordres de ma souveraine.
PLUMKETT, à part.
C’est bien la même tête, je reconnais sa perruque.
LYONEL.
Et vous êtes allé à sa rencontre ?
TRISTAN.
En galant chevalier. Pouvait-elle en attendre moins de lord Tristan Crackford, comte de Derby, marquis d’Anglesey...
PLUMKETT, à part.
Et cætera, et cætera, oh ! c’est bien ça !
TRISTAN.
Mais n’êtes-vous pas ce jeune page admis nouvellement par Sa Majesté, qui vous porte un vif intérêt.
LYONEL.
Oui, Milord.
PLUMKETT, bas.
Sonde-le.
LYONEL.
Et ce n’est pas ici, je pense, que nous nous sommes rencontrés pour la première fois.
TRISTAN.
Je ne me rappelle pas.
PLUMKETT.
Cherchez, cherchez.
TRISTAN.
Quel est ce soldat qui ose me parler, à moi ?...
PLUMKETT.
Lord Crackford, comte de Derby, etc. etc.
TRISTAN, à part.
Dieu me pardonne ! n’est-ce pas ce rustre qui a eu l’audace de m’assommer à coups de poing ?
LYONEL.
N’étiez-vous pas à Greenwich, il y a près d’un mois ?
TRISTAN.
En effet !
LYONEL, hésitant.
Et n’accompagniez-vous pas deux jeunes dames ?
TRISTAN.
Lady Henriette, sans doute, et... Attendez donc... Oui, ce jeune homme qui...
PLUMKETT.
Vous a offert toutes les satisfactions que vous pouviez désirer.
TRISTAN.
Ah ça ! mais il me parle encore !
LYONEL.
Ce jeune homme qui était venu pour le marché aux servantes !
TRISTAN, à part.
Connaîtrait-il ?...
PLUMKETT, bas, à Lyonel.
Il se trouble.
TRISTAN, à part.
S’il allait le dire !...
Haut.
Oubliez cette folie, mon jeune ami ; c’est un secret que je recommande à votre loyauté.
LYONEL.
Ce secret ?... Expliquez-vous.
TRISTAN.
Un caprice de femme... que la jeunesse excuse.
LYONEL.
Lady Henriette ?...
PLUMKETT.
Votre fiancée ?...
TRISTAN.
Il me parle toujours !
LYONEL.
Vous disiez donc ?...
UN HUISSIER, paraissant à la droite du spectateur.
La reine veut voir à l’instant le page de service.
PLUMKETT.
La reine, que tu accusais de t’oublier...
TRISTAN.
Une telle faveur !
LYONEL.
Mais d’abord, Milord ?...
L’HUISSIER.
La reine attend.
TRISTAN.
Courez vite, mon jeune ami, et veuillez transmettre la demande de lady Henriette.
LYONEL.
Mais je vous reverrai ?
TRISTAN.
Certainement.
LYONEL, à part.
Est-ce elle, enfin ?...
Haut.
À bientôt, Milord !
À part.
Oh ! je la verrai !
PLUMKETT, à part.
Sa fiancée ! Oh ! que ce serait bien fait !
ENSEMBLE.
Air.
Ah ! plus de souffrance,
Et, grâce au destin,
Ici, l’espérance Me sourit enfin,
Lyonel sort à droite avec l’huissier. Plumkett sort au fond.
Scène III
TRISTAN, seul
Il est très bien, ce jeune homme !... et il gardera notre secret... il est gentilhomme... Il ne me plaisait pas d’abord, mais il plaît à Sa Majesté. Et qui sait ? il peut un jour être en faveur... C’est une amitié à cultiver. Le terrain est si glissant, à la cour, pour les hommes supérieurs, comme nous autres ! on en a tant vu tomber !... Ce pauvre lord Durford lui-même, disgracié, il y a bien une quinzaine d’années de cela, après avoir sauvé la vie du roi !... Mais aussi il a fait la folie de bouder. de s’enterrer on ne sait où... Ce n’est pas moi qui pousserais l’orgueil jusque là... et en choisissant bien mes amitiés, avec l’appui de lady Henriette, ma femme... quand elle le sera... Ah ! quel ménage nous ferons ! quel couple !... Elle a été charmante pour moi ce matin ; je n’en revenais pas... et si ce n’est qu’elle paraît triste depuis son aventure... Elle sent sa faute, elle s’en veut de m’avoir chagriné... Ah ! la voici !
Scène IV
TRISTAN, HENRIETTE, et, à la fin de la scène, NANCY
HENRIETTE.
C’est vous, Milord ? Eh bien ! la reine ?
TRISTAN.
Tient conseil en ce moment.
HENRIETTE.
Encore un retard !
TRISTAN.
Mais votre prière lui a été portée par le page de service, et vous pourrez bientôt, comme vous me l’avez promis, lui demander son autorisation pour désigner l’heureux moment qui doit voir notre union.
HENRIETTE.
Peut-être... oui... je ne sais.
TRISTAN.
Encore des doutes !
HENRIETTE.
Non, mais dans ce moment... pardon !...
TRISTAN.
Je comprends : toujours la même préoccupation depuis cette désagréable aventure... Mais votre retour au château de Windsor va vous distraire.
HENRIETTE.
Ah ! je ne sais.
TRISTAN.
J’en réponds. Puisque, grâce à Dieu, et à moi, j’ose le dire, cet accident n’a pas eu de suites, pourquoi vous reprocher si sévèrement une fantaisie, un caprice ?...
HENRIETTE, à part.
Qui peut me coûter bien cher.
TRISTAN.
Le monde l’ignore, ainsi, qu’importe ?
HENRIETTE.
Qu’importe ? dites vous !...
À part.
Pauvre Lyonel !
TRISTAN.
Et qui donc, d’ailleurs, oserait s’attaquer à lady Crackford, comtesse de Derby, marquise d’Anglesey ?...
HENRIETTE.
Vous avez raison, il faut que ce mariage se fasse, se fasse promptement.
TRISTAN.
En vérité !
À part.
Elle est aussi pressée que moi, maintenant... Elle m’aime !
Lui baisant la main.
Vous me rendez justice, enfin.
HENRIETTE.
J’ai besoin de secouer les pensées qui m’assiègent... des folies, sans doute, oui, des idées romanesques !
TRISTAN.
Dont je vous guérirai.
HENRIETTE.
À bientôt !
TRISTAN.
Pour ne plus nous quitter.
À part.
Elle soupire !... Heureux Crackford !
NANCY, accourant.
Milady ! Milady !... Ah ! pardon.
TRISTAN.
Voici Nancy qui semble avoir quelque grave nouvelle à vous apprendre, quelque mode inventée pendant votre absence... Permettez-moi d’aller quitter ce costume de voyage, et je reviens vers vous plus brillant, mais toujours fidèle.
HENRIETTE.
Allez, Milord, et que votre absence ne soit pas trop longue.
TRISTAN.
Vous êtes adorable, et je ne fais qu’un saut.
Ensemble.
Air : Valse dans la prairie.
TRISTAN.
Adieu, je pars, mais je reviens bien vite,
Car au retour,
Oui, mon amour
À chaque instant m’invite.
Vous jugerez de l’ardeur qui m’excite ;
Auprès de vous,
Il m’est si doux
De rester à genoux.
HENRIETTE et NANCY.
Adieu, partez, mais revenez bien vite,
Et qu’au retour,
De votre amour,
Le zèle vous invite.
Nous jugerons l’ardeur qui vous excite,
S’il vous est doux,
Auprès de nous,
De rester à genoux.
TRISTAN.
Ah ! de ma patience
Une douce espérance
Commence
À me payer le prix :
Je vois le paradis.
HENRIETTE, à part.
Je veux d’un rêve aimable
Dont le regret coupable
M’accable,
Me guérir aujourd’hui ;
À Tristan.
Sur vous je compte ici.
Reprise de l’ensemble.
Tristan sort par le fond.
Scène V
HENRIETTE, NANCY
NANCY.
Comment ? Milady, vous lui dites de revenir !... à lord Crackford !
HENRIETTE.
Tu le vois... et je l’épouse.
NANCY.
Pour tout de bon ?
HENRIETTE.
Il le faut bien.
NANCY.
Mais il est laid !
HENRIETTE.
Je le sais.
NANCY.
Et ridicule.
HENRIETTE.
Je le sais.
NANCY.
Alors, c’est donc pour vous débarrasser de lui ? Voyez pourtant ce que c’est que l’importunité !
HENRIETTE.
Non, non, ce n’est pas cela... J’épouse lord Tristan pour ne plus penser à un autre.
NANCY.
Je ne sais pas trop si le moyen est bon.
HENRIETTE.
Nancy, il me semble toujours que je le vois là, que je l’entends... La nuit, je me réveille en sursaut, je répète malgré moi les expressions de cette douleur si vraie, de cet amour que je ne dois pas... que je ne veux pas partager.
NANCY.
Et que vous regrettez, peut-être ?
HENRIETTE.
Non, mais...
Air : Tout était vrai dans son langage.
De cet amour pur et sincère,
Mon cœur se souvient malgré lui...
Heureux hier dans sa chaumière,
Par moi seule il souffre aujourd’hui.
Il n’avait rien, rang ni richesse,
Et j’ai détruit son seul trésor...
Je ne puis avoir de tendresse,
Mais n’en ai que plus de remord,
Ce que je sens, c’est du remord.
NANCY.
Au fait, il était bien gentil. Mais, raison de plus ; épouser lord Crackford, c’est le moyen d’en aimer un autre ; un mari pareil, ça ne peut pas vous faire craindre le changement.
HENRIETTE.
Quand le devoir parle, le cœur se tait.
NANCY.
Je ne sais pas trop ; moi je pense bien quelquefois à ce gros Plumkett, et le moment est peut-être mal choisi pour l’oublier. Voilà ce que je venais vous dire tout à l’heure.
HENRIETTE.
Quoi donc ? Explique-toi.
NANCY.
Comme je passais au bout de cette galerie pour gagner votre appartement, j’ai aperçu de loin... Devenez qui.
HENRIETTE.
Lyonel ?
NANCY.
Non, mais l’autre, lui, le gros, sous la forme d’un soldat aux gardes.
HENRIETTE.
Ce fermier ? Tu te seras trompée.
NANCY.
Oh ! que non ! j’ai parfaitement reconnu la joue où je lui ai donné un soufflet... deux soufflets.
Regardant au fond.
Eh ! tenez, voyez ce soldat qui est en faction dans ce moment, c’est lui !
HENRIETTE.
Mais Lyonel n’est peut-être pas loin, alors.
NANCY.
C’est mon avis.
HENRIETTE.
Et s’il me voit...
NANCY.
Il parlera.
HENRIETTE.
Et si la reine apprenait notre folie par quelque autre personne !...
NANCY.
Avec des amplifications.
HENRIETTE.
Je veux la voir, lui tout avouer ; j’y suis plus résolue maintenant encore, et si ce jeune homme est ici, on l’éloignera.
NANCY.
Pauvre enfant !
HENRIETTE.
J’ai fait demander audience, le page de service m’avertira, le moment ne peut tarder ; j’aurai du courage. Va, Nancy, va m’attendre dans mon appartement, et si lord Tristan se présente, dis-lui qu’il m’attende, que je serai heureuse de le voir.
NANCY.
Je ne pourrai jamais me décider à mentir à ce point-là.
ENSEMBLE.
Air : Avançons, pas de bruit.
Je { te verrai bientôt,
{ vous
En ce jour, il nous faut
Écouter la prudence ;
Puisqu’au but nous touchons,
De ce moment sachons
Surmonter la souffrance.
Nancy sort à gauche.
Scène VI
HENRIETTE, seule
Oui, oui, quoique mon cœur souffre, il n’y faut plus penser. Allons, un peu de fierté, rappelons-nous qui je suis, et qui il est. Que dirait la reine ? que dirait la cour entière ?... Si je le voyais encore, pourrais-je agir différemment ? non, il y va de mon honneur.
Air : de la Jardinière du Roi.
Si la pitié m’inspire
Pour lui,
Et si mon cœur soupire
D’ennui,
Jamais de ma naissance
L’oubli,
N’a comblé la distance
Ici.
Cette tristesse,
Est-ce tendresse ?
Puis-je m’en alarmer ?
Si je suis attendrie,
Rien du moins ne me lie.
Plaindre celui qui prie,
Ah ! ce n’est pas l’aimer.
Scène VII
HENRIETTE, LYONEL
LYONEL, entrant vivement à droite.
Lady Henriette ?... ah ! c’est bien elle !
HENRIETTE, à part.
C’est lui !
LYONEL.
Je vous retrouve donc, enfin !...
HENRIETTE, à part.
Que faire !
LYONEL.
Oh ! parlez, parlez, que j’entende votre voix.
HENRIETTE.
Qui êtes-vous, Monsieur ? que voulez-vous dire ?
LYONEL.
Oh ! n’essayez plus de feindre, vous me reconnaissez bien. C’est moi, Lyonel, à qui Plumkett a annoncé votre présence au moment où je venais chercher lady Henriette.
HENRIETTE.
De la part de la reine ; je dois m’y rendre.
LYONEL.
Pas encore ! Sa Majesté ne peut vous recevoir que dans un moment, et vous ne me fuirez pas ainsi.
HENRIETTE.
Monsieur !... Oui, je vous reconnais, en effet ! c’est vous qui déjà m’avez tenu un langage si étrange.
LYONEL.
Moi qui vous ai reconnue à Windsor, après vous avoir vue à Greenwich une première fois... pour mon malheur... oh ! oui, car je vous ai aimée comme un insensé, vous dont le cœur n’a pas eu un seul instant pitié de mes larmes !
HENRIETTE.
Moi !...
À part.
Oh ! si je pouvais lui dire ce que j’ai souffert aussi !
LYONEL.
Mais vous êtes émue !... Oh ! Betty, un mot, un seul ?... Si je vous ai offensée, pardonnez-moi, je ne sais plus ce que je dis, ce que je fais... Cet amour a absorbé toutes mes facultés... Je vous aime ! voilà tout ce que je pense ; au-delà, je ne sais plus rien.
HENRIETTE, à part.
Ah ! je n’y puis résister.
Elle fait un mouvement pour se rapprocher de lui.
LYONEL.
Vous me pardonnez, n’est-ce pas ? Venez, partons ensemble, retournons à la ferme.
HENRIETTE, s’arrêtant, à part.
À la ferme !
Haut.
Assez, vous dis-je, je ne suis pas celle pour qui vous me prenez.
LYONEL.
Mais vous ne pouvez le nier, lord Tristan me l’a dit.
HENRIETTE.
Lord Tristan ?
LYONEL.
Oui, Madame. Oh ! c’est vous qui avez cru pouvoir rire aux dépens d’un pauvre insensé, d’un enfant si heureux avant de vous connaître, et à qui vous êtes venue apporter le trouble et le malheur.
HENRIETTE, à part.
Oh ! c’est vrai !
LYONEL.
Et puis ensuite vous l’avez rejeté comme un jouet dont on ne veut plus. Mais cette plaisanterie, ce caprice, comme disait votre fiancé, c’était un crime, Madame.
Air de Téniers.
Vos seigneurs, vaincus par vos charmes,
Étaient tombés à vos genoux ;
Tous vous avaient rendu les armes,
Ils n’avaient plus de prix pour vous,
Mais d’un rustre, hélas ! le délire
Mettait le comble à vos succès ;
Vous avez ri de son martyre,
Et qu’importe qu’il meure après ?
Vous triomphez, il peut mourir après.
HENRIETTE.
Oh !... Lyonel, au nom du ciel, écoutez-moi ! Ne voyez-vous pas ma souffrance ?
LYONEL.
Eh ! ne voyez-vous pas que je meurs, moi ?
HENRIETTE.
Mais que voulez-vous donc ?
LYONEL.
Ce que je veux !... Mais ne le comprenez-vous pas ? Vous voir, vous voir toujours !
HENRIETTE, à part.
Et m’accuser...
Haut.
C’en est trop, Monsieur, et cette audace...
LYONEL.
Écoutez-moi.
HENRIETTE.
Plus un mot ! Sortez... sortez, vous dis-je. Si l’on nous voyait, je serais perdue !
LYONEL.
Perdue ! parce qu’on saurait que vous vous êtes mêlée à des paysans ; votre orgueil souffrirait, voilà ce qui vous touche. Eh bien ! l’on me verra, je ne sortirai pas, je dirai bien haut à toute la cour assemblée...
HENRIETTE.
Malheureux.
LYONEL.
Oui, je dirai : Lady Henriette, cette femme si noble, si fière, c’est Betty ma servante.
HENRIETTE.
Vous ne le direz pas !
LYONEL.
Je le dirai !
HENRIETTE.
Vous voulez donc la guerre ?... Eh bien...
Elle va au fond.
LYONEL.
Qu’allez-vous faire ?
HENRIETTE, appelant.
À moi !
LYONEL.
Prenez garde !
UN HUISSIER, entrant.
Milady appelle ?
HENRIETTE.
Protégez-moi !
LYONEL.
Assemblez donc toute la cour !
HENRIETTE.
Arrêtez cet homme, qui m’outrage !
LYONEL.
M’arrêter !
HENRIETTE.
C’est un fou !
L’HUISSIER.
Un fou !
À Plumkett qui entre.
Garde, veillez sur lui.
LYONEL, qui reste atterré.
Un fou !... moi !...
HENRIETTE, à part.
Oh ! malheureuse !
Scène VIII
HENRIETTE, LYONEL, NANCY, PLUMKETT
PLUMKETT.
Un fou !
NANCY, entrant à gauche.
Qu’est-ce donc ? l’alarme est dans le château !
LYONEL.
Elle l’a dit... un fou... qui ? Attendez donc... la tête me brûle.
Ses yeux sont devenus fixes ; Henriette et Nancy, effrayées se rapprochent l’une de l’autre.
PLUMKETT.
Comme il nous regarde !
HENRIETTE.
Se pourrait-il ?...
LYONEL.
Ah ! oui... je sais... ma servante Betty... Voici son bouquet...
Il le prend dans son sein.
NANCY.
Ce pauvre jeune homme !
PLUMKETT, à Henriette.
Ah ! Madame... et au moment où la fortune lui arrivait, où les titres de son père lui étaient rendus.
HENRIETTE.
Que dites-vous ?
LYONEL.
Vous ne savez pas ?... elle m’a chassé !... chassé !... chassé !...
HENRIETTE.
Lyonel !
LYONEL, portant la main à sa tête.
Je souffre !
NANCY, du fond.
La galerie se remplit de monde.
HENRIETTE.
Emmenez-le là, dans mon appartement ; allez, et nous le sauverons. Comptez sur moi. Je vais voir la reine.
Elle entre à droite chez la reine ; Lyonel s’est laissé emmener à gauche par Nancy.
PLUMKETT, fermant la porte derrière eux.
Et quand à ceux qui voudraient l’arrêter, nous verrons !
Scène IX
PLUMKETT, LORD TRISTAN CRACKFORD, puis UN HUISSIER et DES GARDES
TRISTAN, entrant au fond.
Qu’ai-je appris ? On a insulté lady Henriette.
PLUMKETT.
Le vieux fiancé ! Si je peux me venger sur lui.
TRISTAN.
Un fou, dit-on, qui a osé se jeter à ses pieds ; elle qui est si susceptible sur cet article !
PLUMKETT.
Je crois bien, un jeune et joli garçon ; elle ne vous reconnaissait pas.
TRISTAN.
Encore ce drôle qui osait me parler ce matin ! toujours le même qui...
Il fait signe de donner des coups de poing.
PLUMKETT.
Est-ce que vous avez eu des bosses, Milord ?
TRISTAN, mettant son chapeau avec colère.
Il me raille ! moi, lord Crackford, comte de Derby...
PLUMKETT.
Marquis d’Anglesey... Ôtez votre chapeau, Milord, on ne reste pas couvert dans le palais de la reine.
TRISTAN.
Insolent !
PLUMKETT.
Ôtez donc !
Il lui enlève son chapeau ; la perruque tombe en même temps.
À la bonne heure !
TRISTAN.
Misérable ! je vais te châtier !
Il tire son épée, et poursuit Plumkett qui se met derrière un meuble, et tourne à mesure que Tristan veut le frapper.
Je te casserai mon épée sur les épaules !
PLUMKETT.
Prenez garde de tomber, Milord.
Un officier entre suivi de plusieurs soldats.
L’OFFICIER.
Où est le fou ? L’avez-vous vu ?
PLUMKETT.
Le fou ?
Désignant Tristan.
Le voilà !
TRISTAN.
Qu’ose-t-il dire ?
PLUMKETT.
Voyez sa toilette ! Dépêchez-vous, il veut m’embrocher.
Les soldats se jettent sur Tristan.
CHŒUR.
Air de la Suisse à Trianon.
Arrêtons le misérable,
Auteur de cet accident,
Point de grâce pour le coupable,
Qu’on l’entraîne à l’instant.
TRISTAN.
Messieurs, Messieurs, je suis lord Crackford.
PLUMKETT.
À Bedlam !
TRISTAN.
Comte de Derby.
PLUMKETT.
À Bedlam !
TRISTAN.
Marquis d’Anglesey.
PLUMKETT.
À Bedlam !
Le chœur reprend. On entraîne lord Tristan par le fond.
Scène X
PLUMKETT, HENRIETTE
PLUMKETT.
Va, mon gaillard, va, c’est bien fait ! J’avais besoin de me venger sur quelqu’un.
HENRIETTE, entrant à droite.
Qu’ai-je appris ? Lyonel, lui, fils du comte de Durfort !
PLUMKETT.
Oui, Madame, fils du comte de Durfort, et un des plus nobles seigneurs de l’Angleterre. N’est-ce pas que vous regrettez de l’avoir traité si indignement ?
HENRIETTE.
Ah ! je n’avais pas attendu ce moment. Tout à l’heure j’avouais tout à la reine... Mais son malheur n’est peut-être pas si grand que nous le pensons... Nancy ne paraît pas... Oh ! voyez, mon ami.
PLUMKETT.
Oui, oui, à l’instant...
Il marche vers la gauche.
HENRIETTE.
Silence !...
La porte s’est ouverte. Nancy paraît avec Lyonel qu’elle soutient.
Scène XI
HENRIETTE, PLUMKETT, NANCY, LYONEL
Lyonel est toujours dans le même état. Il s’avance lentement sans parler.
PLUMKETT.
Oh ! voyez-le, Madame, dans quel état !
NANCY.
C’est en vain que je lui parle.
HENRIETTE.
Lyonel !
NANCY.
Il répète toujours le même mot, chassé !
HENRIETTE.
Lyonel... C’est moi, Henriette... celle... que vous aimiez.
PLUMKETT.
Rien !
HENRIETTE.
Ne vous rappelez-vous pas celle que vous avez reçue dans votre maison ?
PLUMKETT.
Et moi, ton frère... Il ne nous entend même pas.
HENRIETTE.
Celle qui, ce matin encore, vous repoussait, qui a été si cruelle pour vous... Henriette.
NANCY.
Attendez !
LYONEL.
Henriette !... Où est-elle ?
HENRIETTE.
Oh ! il ne me reconnaît pas. Lyonel !
LYONEL.
Henriette, ce n’est pas vous !... Vous avez l’air bon, vous... Vous ne m’auriez pas chassé... Chassé !... chassé !...
HENRIETTE.
Mais, maintenant, c’est moi qui vous prie, moi qui vous aime.
LYONEL.
Laissez-moi, laissez-moi... Je ne vous connais pas... Plumkett ! où est Plumkett ?
PLUMKETT.
Me voici.
LYONEL.
Non, il m’abandonne, tous m’abandonnent... Je suis noble aussi, pourtant ; je suis riche... Je suis le comte de... de... je ne sais plus... Mais elle m’a chassé... Je veux partir, aller à la ferme, voir Betty ma servante... Partons ! partons !
PLUMKETT.
Écoute-moi.
LYONEL.
Laissez-moi tous. Je veux partir... à l’instant... je le... Ah ! je ne puis !...
Il tombe dans les bras de Plumkett, qui le dépose sur un fauteuil.
PLUMKETT.
Lyonel, mon frère ! Du secours !
Des domestiques du palais et plusieurs personnes sont entrés.
HENRIETTE.
Mon Dieu ! n’est-il donc aucun moyen de le sauver ?... Ah ! un, peut-être.
PLUMKETT.
Lequel ?
HENRIETTE.
Air de M. Lautz.
Que l’espérance
Calme votre effroi.
Mais du silence,
Secondez-moi.
Reprise ensemble.
TOUS.
Que l’espérance
Calme notre effroi,
Mais du silence,
Comptez sur moi !
Lady Henriette a fait un signe aux domestiques, qui s’approchent de Lyonel. La toile baisse sur la reprise du chœur.
ACTE V
Même décoration qu’au deuxième acte.
Scène première
PLUMKETT, PAYSANS et PAYSANNES
Plumkett, dans ses habits de fermier, observe à gauche par la porte entr’ouverte. Les villageois et les villageoises sont agenouillés.
CHŒUR.
Air de Giselle.
Que le ciel nous entende,
Et comblant tous nos vœux,
Bientôt ici nous rende
Des jours si précieux.
PLUMKETT, aux domestiques.
Merci, mes amis, merci. Vous pouvez vous retirer, nos soins lui suffiront.
Le chœur reprend. Ils sortent tous au fond, excepté Plumkett.
Scène II
PLUMKETT, HENRIETTE, NANCY
Henriette et Nancy sont entrées pendant la reprise du chœur. Elles s’approchent vivement de Plumkett aussitôt qu’on est sorti.
HENRIETTE.
Eh bien ! comment va-t-il ?
NANCY.
A-t-il repris connaissance ?
PLUMKETT.
Pas encore, mais il est plus calme. Le docteur pense que ce n’est qu’une démence passagère, et qu’une crise peut le sauver.
HENRIETTE.
Dieu l’entende !
PLUMKETT.
Persistez-vous dans votre projet ?
HENRIETTE.
Ah ! plus que jamais !
PLUMKETT.
Eh bien ! entrez ici.
Leur montrant la porte à droite.
Vous y trouverez tout ce qu’il vous faut, et à mon signal...
HENRIETTE.
Ne craignez rien !
Elles entrent à droite.
PLUMKETT, tirant la porte.
Hâtez-vous !
Scène III
PLUMKETT, ALISON
ALISON, entrant vivement au fond.
Enfin !
PLUMKETT.
Alison !
Il referme la porte.
ALISON.
Vous voilà donc ! Ah ! c’est du gentil ! ah ! c’est du propre.
PLUMKETT.
Voulez-vous bien ne pas parler si haut !... Bonjour, Alison, bonjour, je suis enchanté de vous voir. Allez-vous-en.
ALISON.
Ah ! oui, maintenant que vous n’avez plus besoin de moi. Donnez-vous donc du mal pour venir surveiller la maison de Monsieur pendant son absence.
PLUMKETT.
Je le sais, je vous en sais gré.
ALISON.
Je n’y tiens pas.
PLUMKETT.
Je vous donnerai ma pratique pour vous récompenser. Mais plus tard... je n’ai pas soif maintenant.
ALISON.
Voilà une preuve de sentiment qui m’étonne de votre part. Il est donc toujours dans le même état ?... Ah ! vous avez fait du beau jusqu’à présent ! Je n’ai qu’un regret, c’est que ça ne vous soit pas arrivé à vous.
PLUMKETT.
Vous êtes bien bonne, merci !
ALISON.
Mais vous n’avez pas assez de cervelle pour la perdre. Voilà ce que c’est que de courir les aventures et de s’amouracher de belles dames qui se moquent de vous.
PLUMKETT.
Voulez-vous vous taire !
ALISON.
Je vous demande un peu, quand on est bâti comme ça, avoir des idées romanesques !
PLUMKETT.
Moi ! moi !... Vous savez, Alison, que je suis incapable d’avoir des amours exagérées.
ALISON.
Pour moi, mais je ne suis pas jalouse, allez, j’ai pris mon parti.
PLUMKETT.
Vraiment !
ALISON.
J’en épouse un autre.
PLUMKETT.
Pour de vrai ?
ALISON.
Tiens, parbleu !
PLUMKETT.
Ah ! je n’oublierai jamais cette preuve d’attachement. C’est sans regrets ?
ALISON.
Loin de là. Si vous croyez que c’est amusant d’avoir toujours un mari... en perspective !
PLUMKETT.
Il vous faut quelque chose de plus rapproché.
ALISON.
Et puis, je me suis dit : Plumkett est assez bon enfant...
PLUMKETT.
Et vous, Alison, une brave fille.
ALISON.
Mais il est un peu bête.
PLUMKETT.
Un peu, ça n’est pas trop.
ALISON.
Mais c’est assez.
PLUMKETT.
Avec ça que vous êtes un peu fantasque.
ALISON.
Et puis, il est brutal.
PLUMKETT.
Et vous, jalouse.
ALISON.
De plus, un peu porté sur la boisson ; il me boirait mon fonds, tandis que, comme ça, ça me fera une bonne pratique ; ça vaut mieux qu’un mauvais mari.
PLUMKETT.
Et une bonne voisine vaut mieux qu’une mauvaise femme.
ALISON.
Mais vous me regretterez peut-être ?
PLUMKETT.
Je ne crois pas. Et vous ?
ALISON.
Jamais ! Ce qui ne nous empêchera pas d’être bons amis.
Air de la Grisette mélomane.
Pour vous, je sens vraiment
Une amitié sincère.
PLUMKETT.
Votr’ caractèr’ maint’nant
Me plaît infiniment.
ALISON.
Mais, enfin, comme amant,
Ici pourquoi le taire ?
Vous n’êt’s plus de mon goût.
PLUMKETT.
Je n’ vous aim’ pas du tout.
ALISON.
Ah ! comm’ nous nous entendons,
Nous comprenons.
ENSEMBLE.
Ah ! comm’ nous nous entendons.
PLUMKETT.
Cell’ que j’aime aujourd’hui
Me semble plein’ de grâce.
ALISON.
Celui que j’ai choisi
M’ convient plus aujourd’hui.
PLUMKETT.
Vous m’aimiez mieux que lui.
ALISON.
Mais qu’y faire ? Tout passe !
J’ vous plaisais bien, pourtant.
PLUMKETT.
L’autr’ me plaît à présent.
ALISON.
Ah ! comm’ nous nous entendons,
Nous comprenons.
ENSEMBLE.
Ah ! comm’ nous nous entendons ! etc.
PLUMKETT.
J’avais toujours dit, Alison, que vous aviez de bons sentiments.
ALISON.
Seulement, si vous épousez votre étrangère, je réclame le repas de noces pour ma taverne.
PLUMKETT.
Convenu ! Mais, voyez-vous ? j’ai bien peur de ne plus jamais manger de bon cœur. Le roastbeef me semble indigeste, et la pomme de terre sans saveur.
ALISON.
Pauvre M. Lyonel, devenir fou d’amour ! On n’en fait plus des hommes comme ça ! Et quand je l’ai vu apporter tout à l’heure par ces grands laquais, ça m’a navrée.
PLUMKETT.
Taisez-vous !
ALISON.
Qu’est-ce donc ?
PLUMKETT.
Il me semble que je l’entends.
Il va vivement à la porte de gauche.
Il sort de son engourdissement... Le voilà qui vient.
ALISON.
Est-ce qu’il va avoir un accès ?
PLUMKETT.
Voici le moment fatal... J’ai peur moi-même de cette épreuve... Partez, laissons-le seul avec ses souvenirs.
ENSEMBLE.
Air : Ô surprise nouvelle ! (du Chalet)
Ciel qui vois sa souffrance,
Soutiens notre constance,
Exauce, dans ce jour,
Les vœux de notre amour !
Alison sort au fond.
PLUMKETT.
Exécutons les ordres de lady Henriette.
Il place tous les meubles comme ils l’étaient au deuxième acte, puis il tourne derrière Lyonel et entre à gauche.
Scène IV
LYONEL, seul
Il est entré lentement, se soutenant avec peine ; il s’assied. Ses regards, incertains d’abord, se promènent sur tous les objets qui l’entourent.
Je souffre !... Oh ! ma tête... Qu’ai-je donc, mon Dieu ?... Où suis-je ?... Cette chambre... C’est la ferme... Mais cependant je n’étais pas ici hier... Il me semble que je n’y suis pas venu depuis longtemps...
Se frappant le front.
Mais qu’ai-je donc là ?... Toutes mes idées sont confuses... Ce rouet, pourquoi est-il là ?...
Il aperçoit la baratte, s’arrête tout-à-coup, devient tremblant, puis s’écrie.
Ah ! mon Dieu ! je me rappelle... Betty !... Elle était là... Elle s’est assise à cette place... Voici la table où elle m’a servi... Mais depuis... J’ai donc rêvé ?...
Il tâche de recueillir ses idées. L’horloge sonne.
Onze heures !... C’est le moment où elle a repoussé l’aveu de mon amour, où je l’ai forcée à m’obéir... Pourquoi n’est-elle pas là ?... Et Plumkett ?
Scène V
LYONEL, PLUMKETT
Plumkett porte plusieurs ustensiles qu’il pose sur la table.
LYONEL.
Ah ! te voici !
PLUMKETT, à part.
Il m’a reconnu !
Haut, avec indifférence.
Bonsoir, Lyonel. Ça va bien depuis tantôt ?
LYONEL.
Depuis tantôt !
PLUMKETT.
Est-ce que tu ne penses pas à souper ?
LYONEL.
Oui, mais dis-moi, d’abord...
PLUMKETT.
Je te dis que j’ai une faim d’enfer... après une journée de travail comme celle que je viens d’avaler.
LYONEL.
Nous n’avons donc pas quitté la ferme ?
PLUMKETT.
Eh ! non, depuis hier... où nous avons été au marché de Greenwich.
LYONEL.
Louer deux servantes ?
PLUMKETT.
Qui me donnent assez de mal pour les instruire ! mais ça commence.
À part.
Allons, la mémoire lui revient.
LYONEL.
Et... elle ?
PLUMKETT.
Betty ?
LYONEL.
Oui.
PLUMKETT.
Elle y met maintenant de la bonne volonté. Mais voyez un peu si elle viendra !
LYONEL.
Betty, notre servante... Il me semblait... Oh ! ma tête, ma pauvre tête !
PLUMKETT, à part.
Est-ce qu’il va recommencer ?
LYONEL, vivement.
Plumkett, réponds-moi... C’est bien une servante ?... Non, n’est-ce pas ? C’était un jeu... Je l’ai vue sous d’autres habits, et elle m’a chassé.
PLUMKETT, vivement.
Ah çà ! tu ne veux donc pas te mettre à table ? Je vais souper sans toi.
LYONEL.
C’était donc un rêve !...
Il remarque son costume de page et s’arrête tout-à-coup.
Oh ! tu me trompes... Cet habit que je porte...
PLUMKETT, à part.
Gare la crise !
LYONEL.
J’ai été à la cour, je l’ai vue là, auprès de la reine... Lady Henriette, oui, voilà son nom, et...
PLUMKETT.
Et Betty va venir apporter le souper. Est-ce que tu ne la trouves plus charmante ?... Elle ne te trouve pas mal non plus, je crois.
Appelant.
Holà ! Betty ! Julia ! voyons donc !
LYONEL.
Betty ! oui, je veux la voir, je veux...
Il s’assied à table, et appelle aussi.
Holà !... Voyons donc !... Je ne puis croire...
Il appelle de nouveau et en même temps que Plumkett.
Scène VI
LYONEL, PLUMKETT, HENRIETTE, NANCY
Henriette et Nancy entrent à droite, vêtues en servantes, et portant une partie du souper, comme au second acte. Lyonel se lève en poussant un cri.
NANCY.
Nous voilà, bon Dieu ! ne vous impatientez pas tant.
Elle apporte le souper sur la table, tandis qu’Henriette se tient à droite, toute tremblante. Lyonel est aussi tremblant qu’elle ; il reste un instant immobile, puis s’approche en hésitant. Plumkett fait signe à Nancy de se taire et d’observer.
LYONEL.
Betty !... Est-ce bien elle ? sous ces habits !... Betty... Henriette... un seul mot !
HENRIETTE.
Lyonel !
LYONEL.
Vous ne m’avez donc pas fui ? Vous ne m’avez pas repoussé ?
HENRIETTE.
Oh ! je ne veux plus vous quitter maintenant.
LYONEL.
Maintenant !... mais c’était donc vrai ?... Oh ! Plumkett !!
PLUMKETT.
Qu’importe le passé, si l’avenir est à toi ?
LYONEL.
Sans elle ?
HENRIETTE.
Oh ! non, non.
Air de Colalto.
Chassez bien loin le triste souvenir
De ce passé qui trouble votre vie ;
Celle dont la fierté vous fit souffrir,
La grande dame à son tour s’humilie.
Pour seul trésor, choisissant votre amour,
Loin des grandeurs, elle a fui repentante,
Et ce n’est plus que la pauvre servante
Qui vient ici vous prier à son tour.
LYONEL.
Vous !... oh !...
Il met la main sur son cœur et chancelle.
HENRIETTE et NANCY.
Grand Dieu !
PLUMKETT.
Lyonel !
LYONEL, revenant à lui.
Oh ! c’est de la joie !
Même air.
Tout était vrai, ce rêve malheureux,
Ce froid dédain qui causa ma misère ;
Je maudissais, dans mon délire affreux,
La grande dame et si dure et si fière !
Mais de Betty je chérissais encor,
Sous ces habits, l’image trop charmante !
Tirant de son sein le bouquet d’Henriette.
Ce souvenir de la pauvre servante,
Vous le voyez, était mon seul trésor !
Je l’ai gardé comme mon seul trésor !
PLUMKETT.
À la bonne heure !
HENRIETTE, attachant le bouquet à sa ceinture.
Il ne me quittera plus jamais !
NANCY.
Et ce sera justice.
PLUMKETT, à Nancy.
Quant à moi, j’ai bien envie d’avoir ainsi un petit accès.
Scène VII
LYONEL, PLUMKETT, HENRIETTE, NANCY, LORD TRISTAN CRACKFORD, ALISON, DOMESTIQUES et PAYSANS
TRISTAN, en dehors.
Place ! place !
HENRIETTE.
Lord Tristan !
NANCY.
Il arrive bien !
TRISTAN, entrant.
Rangez-vous, manants !... Que vois-je ?... lady Henriette, ma fiancée !
PLUMKETT.
En servante.
TRISTAN.
Toujours ce drôle !... Et c’est pour voir cela que la reine m’envoie !
TOUS.
La reine !
TRISTAN.
Un message pour le jeune comte de Durfort !
LYONEL.
Le comte de Durfort !
PLUMKETT.
Toi, parbleu !
LYONEL.
Ah ! oui... mon père... Je me rappelle tout... Et la reine ?
TRISTAN.
Me charge de vous dire qu’elle vient de vous nommer officier dans ses gardes, et que, à votre retour de l’armée, quand vous aurez gagné vos éperons, elle vous réserve une récompense plus précieuse.
LYONEL, baisant la main d’Henriette.
Oh ! je la mériterai !
TRISTAN.
Comment ?
PLUMKETT.
Voilà !
TRISTAN.
Et c’est moi qu’on charge ! moi !...
PLUMKETT.
Lord Crackford !
NANCY.
Comte de Derby !
PLUMKETT.
Et cætera, et cætera.
TRISTAN.
Ah ! que c’est !... Mais la reine le veut.
ALISON, à Plumkett.
Et moi ?
PLUMKETT.
Vous fournirez le porter.
ALISON.
Ça me va !
HENRIETTE, à Lyonel.
Air.
J’espérais qu’une paix prospère
Vous éloignerait du combat ;
Mais puisqu’au nom de votre père
On veut rendre tout son éclat,
Au noble champ de la victoire,
Hélas ! quoi qu’en souffre mon cœur,
Partez, allez chercher la gloire !
LYONEL.
Je vais conquérir le bonheur !
ENSEMBLE.
Je ne vais pas chercher la gloire,
Je vais conquérir le bonheur !
TOUS.
Il ne va pas chercher la gloire,
Il va conquérir le bonheur !