La Roussotte (Ludovic HALÉVY - Henri MEILHAC)

Comédie-vaudeville en trois actes et un prologue.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 28 janvier 1881.

 

Personnages

 

MÉDARD

DUBOIS-TOUPET

SAVARIN

GIGONNET

ÉDOUARD

MONTFLAMBERT

UN DOMESTIQUE

LE ROUSSOT

UNE DAME VOILÉE

LA ROUSSOTTE

MADAME DE SAINT-EXCÉDANT

LA MÈRE VICTOR

ADÈLE

HÉLOÏSE

MARIA

CÉCILE DE SAINT-EXCÉDANT

 

Le prologue, en Normandie, vers 1868. Les trois actes, à Paris, de nos jours.

 

 

PROLOGUE

 

Une cour de ferme en Normandie. À droite, la maison du père Savarin. À gauche, jardin et hangar. Au fond, petit mur avec porte charretière au milieu. La porte est à claire-voie. Fond de hameau. Chaise rustique à droite, premier plan. Banc à gauche, premier plan. Sur la maison, une enseigne ainsi rédigée : LE PÈRE SAVARIN PREND EN PENSION LES ENFANTS DES DEUX SEXES, SPÉCIALITÉ POUR LES ENFANTS IRRÉGULIERS. Ce décor n’a que deux plans.

 

 

Scène première

 

LE ROUSSOT, LA ROUSSOTTE, AUTRES ENFANTS

 

Au lever du rideau, les enfants sont en train de jouer à Colin Maillard. C’est le Roussot qui a les yeux bandés. Il est au milieu de la scène et cherche à tâtons. Les autres enfants sont dispersés.

UN ENFANT.

Hé ! le Roussot !

UN AUTRE ENFANT.

Par ici, le Roussot...

LA ROUSSOTTE, venant agacer son frère.

Hé ! le Roussot !

LES ENFANTS.

Casse-cou.

LE ROUSSOT, saisissant la Roussotte.

C’est ma sœur.

LES ENFANTS.

T’es prise, la Roussotte... C’est toi qui y es... c’est toi.

LA ROUSSOTTE.

J’ veux pas, moi, j’ veux pas.

LES ENFANTS, voulant lui mettre le bandeau.

C’est à toi... c’est à toi...

Musique militaire au dehors.

Des soldats !... des soldats ! allons voir les soldats !

Ils sortent en courant. Paraît le père Savarin. Il les regarde sortir.

 

 

Scène II

 

SAVARIN, seul

 

Sont-ils gentils, hein ? Et ce n’est rien ça ! Si vous les aviez vus débarbouillés... Il n’y a pas un autre père nourricier qui pourrait montrer des enfants pareils.

Couplets.

I

Sont-ils gentils, ces petits mioches,
Sont-ils gentils, sont-ils mignons,
Je les abreuve de taloches,
Et je les gave de bonbons.
Fruits de transports illégitimes,
Une faut’ leur donna le jour ;
Du préjugé tristes victimes,
Tous ces amours d’enfants sont enfants de l’amour !

II

Et cependant, chose authentique,
Les enfants nés légalement,
N’ont jamais eu qu’un père unique,
Du moins le code le prétend,
Tandis que les miens, plus prospères,
Reçoivent parfois en un jour
La visite de plusieurs pères.
Tous ces amours d’enfants sont enfants de l’amour !

C’est ma spécialité, je suis connu pour ça dans le pays... Quand on voit arriver quelqu’un avec un enfant qui n’est pas régulier... on lui dit allez là... Et c’est amusant, à chaque instant il nous arrive des dames qui ont de grands voiles ou des messieurs qui se cachent le nez dans le collet de leur paletot... Ça me distrait... ça m’amuse, voyez plutôt...

Entre Dubois-Toupet le nez dans son paletot. Il tient à la main deux ballons d’enfants, des cahiers d’images et des sacs de bonbons.

 

 

Scène III

 

SAVARIN, DUBOIS-TOUPET

 

SAVARIN, reconnaissant Dubois-Toupet.

Monsieur le comte...

DUBOIS-TOUPET.

Bonjour, père Savarin.

SAVARIN, à part.

Le père des deux qui ont les cheveux rouges...

DUBOIS-TOUPET.

Et les enfants ?

SAVARIN.

Je m’en vas les chercher, les enfants. Ils viennent de courir après le régiment qui passait... Il est comme ça le Roussot, dès qu’il entend la musique du régiment... et ça ne m’étonne pas... parce qu’enfin... je ne demande pas les secrets de Monsieur... mais on voit bien que Monsieur est militaire.

DUBOIS-TOUPET.

Écoutez-moi, père Savarin.

SAVARIN.

J’écoute, Monsieur...

Voyant que Dubois-Toupet ne parle pas.

Monsieur paraît ému...

DUBOIS-TOUPET.

Oui, mais ça ne fait rien... Il ne faut pas plus d’une heure, n’est-ce pas ? pour aller d’ici au Havre, à l’en droit où l’on s’embarque sur le Transatlantique ?

SAVARIN.

Faut une heure, une toute petite heure.

DUBOIS-TOUPET.

C’est bien... Dans un instant, il viendra ici une dame.

SAVARIN.

Leur marraine ?...

DUBOIS-TOUPET.

Oui... Vous aurez soin, quand elle sera arrivée, que l’on nous laisse seuls et qu’on ne nous dérange pas.

SAVARIN.

Soyez tranquille.

DUBOIS-TOUPET.

C’est bien... Allez, maintenant. Allez me chercher les enfants et amenez-les moi.

SAVARIN.

Oui, monsieur le comte.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

DUBOIS-TOUPET, seul

 

Viendra-t-elle ?... Une lettre que je lui ai fait remettre par une main sûre, lui a fait savoir que je l’attendais... elle va venir !... Quels souvenirs !... Il y a neuf ans de cela... son mari était alors capitaine de vais seau, maintenant il est amiral... Je l’avais rencontré... non, j’avais rencontré sa femme, une Anglaise adorable, une Anglaise délicieuse, à Brest, dans un bal chez le préfet maritime. Il n’y était pas, lui ; il était en mer... Je l’aimai, sa femme, dès que je la vis... Quant à elle, elle ne tarda pas à céder à l’influence que, nous autres joueurs, nous exerçons sur les femmes... ai-je dit que j’étais joueur ?... Je le suis, je le suis comme les cartes !... Il se passait entre elle et moi quelque chose de bizarre, je sentais qu’elle m’aimait, qu’elle m’aimait à la folie... Et cependant, au risque de me désespérer, elle me résistait... « Il est trop loin, » me disait-elle, « il est trop loin ! Qui sait combien de temps s’écoulera avant qu’il revienne !... » Je fus longtemps avant de comprendre l’exquise délicatesse qui la faisait parler ainsi... À la fin je compris, et je chargeai un employé du sémaphore de me faire savoir quand le Foudroyant devait arriver. Il était à bord du Foudroyant. Quelques jours se passèrent... rien ! Enfin, je reçus la nouvelle que j’attendais avec tant d’impatience... Je courus immédiatement chez elle... Et, pâle, éperdu, pouvant à peine parler : Le Foudroyant ! me contentai-je de lui dire... Le Foudroyant ! Elle tomba dans mes bras... Le lendemain, pas de Foudroyant !... Il y avait eu une tempête effroyable, et le Foudroyant avait fait naufrage, l’équipage tout entier avait été sauvé à l’exception du capitaine... Il avait quitté son navire le dernier, on l’avait vu flottant sur une épave, et l’on ne savait pas ce qu’il était devenu... Au bout de six semaines, une dépêche arriva... le capitaine avait été recueilli par un transatlantique anglais, lequel, n’ayant pas le droit de s’arrêter, avait poursuivi sa route en emportant le capitaine. « Perdue ! » s’écria-t-elle, quand cette dépêche arriva, « perdue, je suis perdue ! » Heureusement, le ciel eut pitié de nous... « Envoyez-moi chercher, » avait écrit le capitaine... On ne l’envoya pas chercher, on le nomma amiral par le télégraphe et on l’envoya dans les mers de la Chine. Cette campagne dura pas mal de temps. Et quand, dix mois après, l’amiral débarqua à Brest pour tout de bon, sa femme put sans rougir tomber dans ses bras et le féliciter de son avancement... Il ne restait plus trace sur son visage à elle de toutes les émotions qu’elle avait traversées... rien n’était changé, si ce n’est que deux enfants, le frère et la sœur, nés le même jour, à la même heure, avaient été mystérieusement déposés ici, dans cette ferme, chez le père Savarin.

Entre Savarin amenant les enfants.

 

 

Scène V

 

DUBOIS-TOUPET, SAVARIN, LE ROUSSOT, LA ROUSSOTTE

 

SAVARIN.

Les voilà, les amours.

LES ENFANTS.

Bonjour, mon oncle, bonjour, mon oncle.

DUBOIS-TOUPET.

Bonjour, mes enfants... Sapristi ! ils ne sont pas très propres.

SAVARIN.

C’est pas ma faute... Le petit a roulé dans la poussière en courant après le régiment... Quant à la petite, elle est tombée dans la mare aux canards... mais si vous voulez que je les débarbouille...

DUBOIS-TOUPET.

Non. Tenez-vous sur votre porte et quand vous verrez venir cette dame...

SAVARIN.

Leur marraine ?...

DUBOIS-TOUPET.

Oui... vous m’avertirez... Allez, père Savarin, allez...

Savarin sort.

 

 

Scène VI

 

DUBOIS-TOUPET, LE ROUSSOT, LA ROUSSOTTE

 

DUBOIS-TOUPET.

Viens, Édouard.

Il prend le Roussot dans ses bras, il le met sur ses genoux. Le Roussot fouille dans le gousset de Dubois-Toupet.

LE ROUSSOT.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

DUBOIS-TOUPET.

Tiens... un jeton du cercle... dernier soldat de ma dernière déroute.

LE ROUSSOT.

Donne-le-moi, tonton.

DUBOIS-TOUPET.

Tu veux ?

LE ROUSSOT.

Oui... je t’en prie...

DUBOIS-TOUPET.

Le voilà... et puisse-t-il te donner la veine que n’a jamais eue ton malheureux pè...

Se reprenant.

ton malheureux oncle.

LE ROUSSOT.

Merci, tonton.

DUBOIS-TOUPET.

Là... mets-le dans ta poche comme un grand garçon, et garde-le toujours...

À la Roussotte.

Et toi, viens donc que je te regarde.

LA ROUSSOTTE.

Me v’là, tonton...

Elle se place devant lui et avec la main rejette ses cheveux en arrière.

DUBOIS-TOUPET.

Toujours ton petit geste... Est-elle gentille, hé !... sont-ils gentils tous les deux !...

LA ROUSSOTTE.

Qu’est-ce que t’as, tonton ?

DUBOIS-TOUPET.

Rien.

Il la met sur ses genoux.

LA ROUSSOTTE.

Fais le cheval, dis ?... tu le fais si bien, le cheval !...

DUBOIS-TOUPET.

Ça t’amuse ?...

LA ROUSSOTTE.

Oh ! oui... et puis chante... tu sais, quand tu fais le cheval, il y a une chanson.

DUBOIS-TOUPET, faisant sauter la Roussotte.

C’est aujourd’hui qu’ la gross’ Germaine
Épouse le fils au pèr’ Canon...

 

 

Scène VII

 

DUBOIS-TOUPET, LE ROUSSOT, LA ROUSSOTTE, SAVARIN, LA DAME VOILÉE

 

SAVARIN.

Entrez, Madame.

LES ENFANTS.

Bonjour, marraine, bonjour.

LA DAME. VOILÉE, les embrassant.

Darling ! my dear.

DUBOIS-TOUPET.

Là... maintenant, emmenez-les. Tout à l’heure nous les rappellerons.

SAVARIN.

Venez, les p’tiots !

Ils sortent. Les enfants se disputent parce que l’un a pris le ballon de l’autre.

 

 

Scène VIII

 

DUBOIS-TOUPET, LA DAME VOILÉE

 

LA DAME VOILÉE.

Vous m’avez dit de venir, je suis venue ; mais parlez vite, j’ai peur...

DUBOIS-TOUPET.

The old gentleman...

LA DAME VOILÉE.

L’amiral...

DUBOIS-TOUPET.

Où l’avez-vous laissé ?

LA DAME VOILÉE.

Dans sa voiture... il dort... le mouvement de la voiture, ça ne manque jamais... au bout de cinq minutes... l’amiral s’endort... cinq minutes après, c’est le tour du cocher... il laisse aller sa tête et les chevaux s’arrêtent. C’est le moment que j’attendais ; quand j’ai vu que tout le monde était endormi, j’ai ouvert doucement la portière et je suis venue.

DUBOIS-TOUPET.

Et je vous en remercie.

LA DAME VOILÉE.

Mais parlez, parlez vite.

DUBOIS-TOUPET.

Les journaux ont dû vous apprendre qu’il m’était arrivé un malheur.

LA DAME VOILÉE.

Oui, j’ai vu que vous aviez reçu, au club, une tape formidable.

DUBOIS-TOUPET.

Tout ce qui me restait raflé en deux séances... soixante mille avant le dîner, quatre-vingt mille en revenant du spectacle.

LA DAME VOILÉE.

C’est une guigne !

DUBOIS-TOUPET.

C’est ma faute, je n’aurais pas dû m’obstiner à tirer à cinq... Oh ! ce tirage à cinq !

LA DAME VOILÉE.

C’est donc bien terrible ?

DUBOIS-TOUPET.

Si c’est terrible ?... Demandez-le à tous ceux qui comme moi en ont été victimes.

Couplet.

Ainsi que vient l’argent, de même il faut qu’il parte,
Au jeu du baccarat tout est veine ou guignon,
Les uns sont condamnés parce qu’ils disent : Carte...
Et les autres le sont, parce qu’ils disent : Non...
J’avais deux millions, une somme assez ronde,
Mais le tirage à cinq me l’a prise en trois mois,
Quand vous jouerez au bac, ô jeunes gens du monde,
Si vous tirez à cinq, tâchez de prendre un trois.

LA DAME VOILÉE.

Le temps se passe, mon ami, et l’amiral...

DUBOIS-TOUPET.

J’arrive au fait... Dès que j’ai eu perdu tout ce que j’avais, il m’est venu des pensées sérieuses... j’ai songé à mes enfants...

LA DAME VOILÉE.

Brave cœur !

DUBOIS-TOUPET.

À nos enfants !

LA DAME VOILÉE.

Prenez garde !

DUBOIS-TOUPET.

Le tirage à cinq avait dévoré la fortune que je de vais leur laisser... il m’a semblé que mon devoir était de leur en faire une autre.

LA DAME VOILÉE.

Ah ! c’est avec des phrases pareilles que vous m’avez rendue folle autrefois... continuez...

DUBOIS-TOUPET.

Avec les quelques billets de mille francs qui me restaient, j’ai acheté des caisses d’opium, des armes, des munitions.

LA DAME VOILÉE, avec enthousiasme.

Des armes, des munitions !... vous allez faire du brigandage !

DUBOIS-TOUPET.

Non, je vais tout bonnement échanger tout ça contre des balles de soie...

LA DAME VOILÉE.

Ah ! pardon... je croyais...

DUBOIS-TOUPET.

Voilà ! et dans une heure, avec mon opium, mes armes, mes munitions et mes échantillons, je serai parti pour la Chine. Je vais à Shanghai... c’est à Shanghai que je vais...

LA DAME VOILÉE.

Dans une heure ?

DUBOIS-TOUPET.

Oui, et si j’ai tenu à vous voir avant de partir, c’est que j’avais une question à vous adresser.

LA DAME VOILÉE.

Parlez.

DUBOIS-TOUPET.

Cette fortune que je vais conquérir pour nos enfants, voulez-vous venir la conquérir avec moi, voulez-vous me suivre à Shanghai ?

LA DAME VOILÉE.

Écoutez : Dès que vous avez parlé de votre départ, j’ai compris que vous alliez me demander de vous suivre... oui, et tout de suite j’ai su ce que j’allai vous répondre, tout de suite ma résolution a été prise.

DUBOIS-TOUPET.

Vous venez ?

LA DAME VOILÉE.

Non, je reste.

DUBOIS-TOUPET.

C’est bien !

LA DAME VOILÉE.

Je me dois à l’amiral... Vous n’avez plus rien, vous, tandis que lui, sa fortune est immense.

DUBOIS-TOUPET.

C’est vrai !

LA DAME VOILÉE.

Cette fortune, qui donc l’administrerait si je n’étais pas là ?... Il en est incapable, lui... son intelligence, à la suite de ce séjour trop prolongé qu’il a fait dans l’eau, le jour du naufrage... son intelligence a subi des atteintes...

DUBOIS-TOUPET.

Pauvre homme !...

LA DAME VOILÉE.

Oh ! oui !... Et généreux, et tout !... Et nous l’avons trompé !

DUBOIS-TOUPET.

C’est vrai, mais qu’y faire ?... Nous n’y pouvons rien... le passé est le passé.

LA DAME VOILÉE.

Oui, mais l’avenir, c’est l’avenir ; l’avenir, c’est l’expiation, c’est pour expier que je veux rester près de l’amiral.

DUBOIS-TOUPET.

Si c’est pour ça, je n’ai rien à dire... Cependant...

LA DAME VOILÉE.

N’insistez pas, mon parti est pris... Pauvre homme, que deviendrait-il s’il apprenait que je me suis enfuie avec un amant ! Un pareil changement dans ses habitudes...

DUBOIS-TOUPET.

C’est vrai ; mais les enfants ?

LA DAME VOILÉE.

Je veillerai sur eux pendant que vous serez là-bas.

DUBOIS-COUPET.

Vous me le promettez ?

LA DAME VOILÉE.

Je vous le jure... Tous les jours, je viendrai les voir, leur parler de leur oncle. Oui, je le ferai, à quelque danger que cela puisse m’exposer...

DUBOIS-TOUPET.

Des dangers ? Aurait-il des soupçons ?

LA DAME VOILÉE.

Non, je ne crois pas, et cependant...

DUBOIS-TOUPET.

Cependant ?...

LA DAME VOILÉE.

L’autre jour, après sa demi-heure de sommeil, l’idée lui vint de faire un tour à pied. Il prit mon bras. Tout à coup, au détour d’un chemin... je crus que j’allais mourir... Les enfants...

DUBOIS-TOUPET.

Les enfants ?...

LA DAME VOILÉE.

Ils étaient là en face de nous.

DUBOIS-TOUPET.

Ils vous ont reconnue ?

LA DAME VOILÉE.

Non, grâce à l’habitude que j’ai prise de ne jamais venir ici sans être voilée. Ils ne m’ont pas reconnue, mais ça ne fait rien, ils m’ont regardée. Et l’amiral aussi les regardait. Et, en les regardant, il avait l’air en proie à je ne sais quels sentiments... Enfin, après un moment de silence : « Mon Dieu, que ces enfants sont vilains ! » s’est écrié l’amiral.

DUBOIS-TOUPET.

Il a dit ça ?

LA DAME VOILÉE.

Oui... Ça m’a rassurée.

DUBOIS-TOUPET.

À la bonne heure... Mais il est encore bon, l’amiral, de critiquer les enfants des autres.

On entend des cris dans la coulisse.

LA ROUSSOTTE, au dehors.

Tonton, tonton !

LA DAME VOILÉE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... Qu’est-ce qui se passe ?

Entre la Roussotte.

 

 

Scène IX

 

DUBOIS-TOUPET, LA DAME VOILÉE, LA ROUSSOTTE

 

LA ROUSSOTTE.

Viens, tonton, viens vite... viens me faire rendre mon ballon, on me l’a pris.

DUBOIS-TOUPET.

Qui ça ?

LA ROUSSOTTE.

Un vieux monsieur qui dormait dans une voiture.

LA DAME VOILÉE.

Ah !

LA ROUSSOTTE.

Ce n’est pas ma faute, à moi, je jouais avec mon ballon sur la route ; mon ballon est allé tomber sur le nez du vieux monsieur...

LA DAME VOILÉE, à Dubois-Toupet.

La Providence ?...

LA ROUSSOTTE.

Le vieux monsieur s’est réveillé...

LA DAME VOILÉE.

Mon Dieu ! que vais-je lui dire ? Comment expliquer mon absence ?

LA ROUSSOTTE.

Moi, je lui disais : Rendez-moi mon ballon, mais il ne voulait pas. Il avait mis mon ballon sous son bras et il disait : Madame l’amirale ? où est madame l’amirale ?

DUBOIS-TOUPET, à la dame voilée qui est sur le point de se trouver mal.

Eh bien ?... Eh bien ?

LA DAME VOILÉE.

Je suis perdue !

On entend la musique militaire.

Non, je suis sauvée ! Je lui dirai que si j’ai quitté la voiture, c’était pour aller voir passer les militaires, good-bye !

DUBOIS-TOUPET.

Good-bye... my dear...

LA DAME VOILÉE.

Pas de ces mots-là maintenant... Good-bye ! Encore une fois, good-bye !

Elle sort rapidement après avoir embrassé la Roussotte.

 

 

Scène X

 

DUBOIS-TOUPET, LA DAME VOILÉE, LA ROUSSOTTE, puis SAVARIN

 

DUBOIS-TOUPET.

Voyons, ne pleure pas, je t’en ferai donner un autre, de ballon, et un plus beau.

Entre Savarin.

SAVARIN.

Il est encore parti, le garnement ; dès qu’il a entendu la musique militaire, il s’est sauvé !

DUBOIS-TOUPET.

Tâchez de le rattraper, car je pars dans un quart d’heure, et je voudrais l’embrasser avant de partir.

SAVARIN.

Je m’en vas le rattraper.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

DUBOIS-TOUPET, LA ROUSSOTTE

 

LA ROUSSOTTE.

Tu pars, tonton ?

DUBOIS-TOUPET, ému.

Oui, mon enfant, oui.

LA ROUSSOTTE.

Mais tu reviendras ?

DUBOIS-TOUPET.

Sans doute, mais peut-être dans bien longtemps.

LA ROUSSOTTE.

Eh bien, fais-moi encore le cheval...

DUBOIS-TOUPET.

Tu veux ?

LA ROUSSOTTE.

Je t’en prie...

DUBOIS-TOUPET.

Oui ! alors.

Il la prend sur ses genoux et commence à chanter.

C’est aujourd’hui que la gross’ Germaine.

LA ROUSSOTTE.

Non ; laisse-moi chanter la chanson, tu vas voir comme je la sais bien.

DUBOIS-TOUPET.

Tu la sais, vraiment ?

LA ROUSSOTTE.

Tu vas voir.

La Roussotte est à cheval sur les genoux de Dubois-Toupet, et elle chante le couplet.

C’est aujourd’hui qu’ la gross’ Germaine
Épous’ le fils au père Canon ;
Tré, tré, tré, trémoussez-vous donc,
Trémoussez-vous donc, ma dondaine,
Tré, tré, tré, trémoussez-vous donc,
Trémoussez-vous donc,
Ma dondon !

Parlé.

Tu vois comme je la sais bien. Ensemble, maintenant, ensemble !

Ils reprennent tous deux la chanson. Dubois-Toupet faisant cette fois sauter la Roussotte sur ses genoux.

 

 

ACTE I

 

LE CABINET D’AFFAIRES DE GIGONNET

 

Au fond, au milieu, armoire à deux battants ouvrant sur la scène. Porte d’entrée, pan coupé, droite ; fenêtre, premier plan, id. Porte, pan coupé, gauche. Porte, premier plan, id. Grande caisse de sûreté entre ces deux portes. Bureau de Gigonnet à droite, fauteuil de bureau à côté de la fenêtre. Chaise de l’autre côté du bureau. De chaque côté de l’armoire, un fauteuil. Petit bureau debout avec un registre, entre la porte, premier plan gauche et le manteau d’Arlequin. Chaise près de ce bureau. Près du fauteuil de gauche de l’armoire, une table ronde avec tapis vert, à côté une chaise. Dans la caisse, sur des tablettes, des assiettes, des verres, des couverts, des serviettes et une nappe. Laisser l’espace nécessaire pour y faire tenir un homme. Au-dessus de la porte de l’armoire, on lit : SALLE DU CONSEIL DE SURVEILLANCE. Au-dessus de la porte, premier plan, gauche : DIRECTION DU CONTENTIEUX. Sur le mur du salon, à droite, grande affiche sur laquelle on lit : COMPAGNIE GÉNÉRALE POUR LE CHAUFFAGE DU POLE NORD. CAPITAL SOCIAL 880 MILLIONS (ILLIMITED), GIGONNET ET COMPAGNIE, DIRECTEURS À PARIS. CONSEIL DE SURVEILLANCE. Des noms avec une accolade, et dans le milieu de ladite : ANCIENS PRÉFETS. NOTA : LES SOUSCRIPTIONS NE SONT REÇUES QU’AU SIÈGE DE LA SOCIÉTÉ, CHEZ MM. GIGONNET ET COMPAGNIE. À gauche, une autre affiche plus petite sur laquelle on lit : À VENDRE 150 ACTIONS DE LA SOCIÉTÉ DES FONDRIÈRES DE LA NÉVA. S’ADRESSER À MM. GIGONNET ET COMPAGNIE. Ce salon n’a que deux plans.

 

 

Scène première

 

GIGONNET, ADÈLE

 

Gigonnet écrivant sans s’occuper d’Adèle debout près de lui.

ADÈLE.

Voyons, Gigonnet, le petit Gigonnet de mon cœur !

GIGONNET.

Vous êtes encore là ?...

ADÈLE.

Cent cinquante francs, ce n’est pas grand’chose, pourquoi ne voulez-vous pas me les prêter ?

GIGONNET.

Je ne peux pas.

Appelant.

Médard !

ADÈLE.

Gigonnet... mon petit Gigonnet !...

GIGONNET.

Serviteur, Mademoiselle !...

Appelant plus fort.

Eh bien, Médard, monsieur Médard ?

Entre Médard.

 

 

Scène II

 

GIGONNET, ADÈLE, MÉDARD

 

MÉDARD.

Voilà, patron !...

ADÈLE, à Médard.

Vous avez une bonne figure, vous !... Comment se fait-il qu’avec une figure comme ça, vous restiez dans la maison d’un pareil coquin ?

MÉDARD.

Je n’ai pas eu le choix, Mademoiselle, je vous assure que si j’avais eu le choix...

ADÈLE.

À la bonne heure !... comme ça, je comprends...

À Gigonnet.

Au revoir, Gigonnet.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

GIGONNET, MÉDARD

 

GIGONNET.

Qu’est-ce que vous avez dit tout à l’heure ?... que si vous aviez eu le choix...

MÉDARD.

Ça m’a échappé.

GIGONNET.

Pourquoi n’avez-vous pas répondu plus vite, tout à l’heure ?... Vous dormiez, n’est-ce pas ?... ou vous vous occupiez encore de compositions littéraires ?...

MÉDARD.

Non, patron ! je compulsais des dossiers... J’écrivais cette sommation que vous envoyez au sieur Tiquetonne, de Montrouge, pour avoir à payer une somme qu’il a déjà payée une fois, mais dont vous supposez qu’il n’a pas gardé le reçu.

GIGONNET.

Vous l’avez là, cette sommation ?

MÉDARD.

La voici.

GIGONNET.

Et l’affaire de Péronne ?... où en est l’affaire de Péronne ?... C’est bien aujourd’hui que la jeune fille doit arriver ?

MÉDARD.

Oui, patron, l’aubergiste chez qui elle était en service a dû lui-même la mettre en chemin de fer. Elle arrivera à Paris dans une heure et tout de suite elle viendra ici ; je lui ai écrit que Me Gigonnet, ancien avoué, avait à lui communiquer quelque chose.

GIGONNET.

Anne-Marie, n’est-ce pas ?... Cette jeune fille, car c’est bien une jeune fille... Elle n’est pas mariée...

MÉDARD.

Non ! elle n’est pas mariée.

GIGONNET.

Cette jeune fille s’appelle bien Anne-Marie ?

MÉDARD.

Oui, patron ! Paraît qu’on l’appelle aussi la Roussotte, à cause de ses cheveux... Ça me rappelle, il y a trois mois... j’y passais justement, à Péronne... j’y faisais mes vingt-huit jours, et je crevais de soif, à cause de l’étape qui avait été longue... une jeune fille qui avait les cheveux de cette couleur-là, se mit à rire en me regardant.

Couplets.

Le souvenir de cette jeune fille
Est toujours là, toujours charmant et doux.
Je la revois avec son œil qui brille,
Je la revois avec ses cheveux roux.
En me voyant tout penaud à la porte,
Elle se mit à rire avec candeur,
Elle a conquis mon cœur en quelque sorte,
En quelque sorte elle a conquis mon cœur.

GIGONNET, s’approchant de Médard.

Qu’est-ce qui lui prend ?

MÉDARD.

Elle tenait à la main des cerises,
En souriant, elle me les jeta !
Oui, je sais bien, tout ça c’est des bêtises,
Je n’oublierai jamais ces cerises-là.
Je n’oublierai jamais sa mine accorte,
Elle s’enfuit comme un rêve trompeur.
Elle emporta mon cœur en quelque sorte,
En quelque sorte elle emporta mon cœur.

GIGONNET, de plus en plus stupéfait.

Vous devenez fou, monsieur Médard ?

MÉDARD.

Non, patron, ce que je dis là est la pure vérité, j’emportai des cerises, et elle... elle emporta...

GIGONNET.

En voilà assez, Monsieur... je ne vous donne pas quinze francs par mois pour que vous veniez me raconter : « Elle emporta mon cœur. »

MÉDARD.

En quelque sorte.

GIGONNET.

C’est à se demander où j’avais la tête le jour où je vous ai choisi pour faire de vous le chef de mon contentieux.

MÉDARD.

Le fait est qu’elle est assez drôle, la façon dont vous m’avez choisi. Il y a cinq jours, j’arrive chez vous. Je savais qu’une de vos spécialités était de retrouver les parents de ceux qui n’en avaient pas. Cette situation se trouvant tout justement être la mienne, je mets devant vous mes papiers de famille, et je vous dis : Voilà, pouvez-vous avec ça vous charger de me retrouver un père ?... Vous ne regardez pas mes papiers, vous me regardez, et vous me dites : « Mon chef du contentieux vient de me quitter pour entrer à la banque de France, ça vous irait-il de le remplacer ?... » Je vous réponds que ça m’irait, et me voilà installé. À ce propos, je voulais toujours vous demander en quoi consistaient mes fonctions de chef du contentieux ?

On sonne.

GIGONNET.

On a sonné, vous n’entendez pas ?

MÉDARD.

Si fait.

GIGONNET.

Eh bien, allez ouvrir.

MÉDARD.

Ah ! bien... Être chef du contentieux, chez vous, ça consiste à aller ouvrir quand on sonne. Fallait le dire, voilà tout, fallait le dire...

Il sort.

 

 

Scène IV

 

GIGONNET, puis MÉDARD

 

GIGONNET, seul.

Anne-Marie, la Roussotte... Je ne me trompe pas, c’est bien là cette fille égarée depuis dix ans, que le comte de Bois-Toupet m’a chargé de retrouver.

MÉDARD, entrant.

Patron... c’est un M. Édouard...

GIGONNET.

M. Édouard.

MÉDARD.

Oui, patron.

GIGONNET.

Faites-le entrer !

MÉDARD, annonçant.

M. Édouard.

GIGONNET.

Il est inutile d’annoncer.

MÉDARD.

Ah ! je croyais qu’en ma qualité de chef du contentieux...

ÉDOUARD, entrant, il ôte son chapeau.

Bonjour, papa Gigonnet.

MÉDARD, à part.

Tiens ! il a les cheveux rouges, M. Édouard, c’est comme ma jeune fille de Péronne.

Il sort.

 

 

Scène V

 

GIGONNET, ÉDOUARD

 

GIGONNET.

Bonjour, monsieur Édouard.

ÉDOUARD.

Ça va bien ?

GIGONNET.

Ça ne va pas mal. Vous venez me demander un peu d’argent ?

ÉDOUARD.

Non.

GIGONNET, étonné.

Non ?

ÉDOUARD.

C’est pas mal d’argent que je viens vous demander, et non pas un peu.

GIGONNET.

Combien ?

ÉDOUARD.

Trente mille.

GIGONNET.

Fichtre !... le baccarat toujours ?...

ÉDOUARD.

Ah ! mon Dieu, quand on a comme moi la funeste manie de tirer à cinq... Mais c’est fini... je renonce, je suis décidé à quitter Paris, à ne plus mettre les pieds dans un cercle...

GIGONNET.

Ah ! c’est bien, cela... c’est très bien !

Il va à son bureau.

ÉDOUARD.

Je vais à Monaco. J’ai beaucoup travaillé depuis un mois. J’ai étudié une marche, je la crois infaillible.

GIGONNET.

Et c’est pour vous en assurer que vous venez me demander trente mille francs ?

ÉDOUARD.

Juste.

GIGONNET.

Il faudrait des garanties.

ÉDOUARD.

Oh ! j’en ai.

GIGONNET.

Tant mieux !

ÉDOUARD.

J’ai ma marche.

GIGONNET.

J’aimerais mieux autre chose.

ÉDOUARD.

Elle est infaillible. Je l’ai expérimentée en me servant de haricots... Avec trente haricots, j’en ai gagné un million cent soixante mille.

GIGONNET.

Fameux, ça. On pourrait faire sauter Potin.

ÉDOUARD.

Au lieu de trente haricots, supposez trente mille francs... Tâchez de me les trouver, il y aura mille francs pour vous, en dehors de l’intérêt... illégal que vous prenez d’ordinaire.

GIGONNET.

C’est bon... je tâcherai, revenez demain.

ÉDOUARD, en sortant.

Tâchez, papa Gigonnet... tâchez, mille francs pour vous.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

GIGONNET, MÉDARD

 

GIGONNET.

Des billets de mille francs... des chipotages... Ce que je voudrais... c’est une grosse somme, gagnée d’un seul coup... une somme énorme, qui me permettrait d’être honnête. Ah ! l’honnêteté...

MÉDARD, entrant.

C’est le Chinois.

GIGONNET.

Comment, le Chinois ?

MÉDARD.

Le grand Chinois... ce monsieur qui a fait fortune en Chine.

Lui donnant une carte.

Il m’a dit de vous remettre sa carte.

GIGONNET, lisant.

Le comte Dubois Toupet... C’est lui que vous appelez le grand Chinois.

Il s’élance vers la porte.

Ah ! vous êtes toujours dans mes jambes...

Il fait passer Médard devant lui, numéro 1.

Entrez donc, monsieur le comte... monsieur le comte, je vous en prie, donnez vous donc la peine d’entrer.

Dubois-Toupet entre, il regarde autour de lui d’un air un peu étonné. Gigonnet lui présente Médard qui est à son bureau, le dos tourné à Dubois-Toupet.

 

 

Scène VII

 

GIGONNET, MÉDARD, DUBOIS-TOUPET

 

GIGONNET.

Mon chef du contentieux, un garçon très distingué... il a quitté la banque de France pour entrer chez moi.

DUBOIS, sans regarder Médard.

Il a eu tort.

Il s’assied.

MÉDARD.

Je me retire, n’est-ce pas, patron... je me retire...

Il sort.

GIGONNET.

Oui, voyez à la première division !...

 

 

Scène VIII

 

DUBOIS-TOUPET, GIGONNET

 

GIGONNET.

Asseyez-vous donc, monsieur le comte, je vous en prie, donnez-vous la peine de vous asseoir...

DUBOIS-TOUPET.

Pas de cérémonies... en Chine nous ne les aimons pas... vous m’avez écrit une lettre dans laquelle vous me dites que vous avez retrouvé ma fille ?...

GIGONNET.

Oui, monsieur le comte, vous m’aviez chargé de retrouver votre fille et votre fils, vous voyez que j’ai déjà fait la moitié de la besogne.

DUBOIS-TOUPET.

Si ce que vous dites est vrai, vous n’aurez pas à vous plaindre de moi... je vous donnerai trois fois la somme que je vous ai promise... et ce n’est pas tout... une fois que je vous aurai récompensé pour avoir retrouvé ma fille, rien n’empêchera ma fille de vous récompenser pour lui avoir fait retrouver son père... Elle est assez riche pour cela.

GIGONNET.

Elle est riche ?

DUBOIS-TOUPET.

Elle est riche... Un million.

GIGONNET.

Que vous lui donnez ?

DUBOIS-TOUPET.

Non pas... un million qui est bien à elle... ça lui vient de sa mère.

GIGONNET, à part.

La voilà, la fortune... la fortune et l’honnêteté. Il faut absolument que j’épouse cette fille-là, avant de la lui rendre.

DUBOIS-TOUPET.

Qu’est-ce que vous dites ?

GIGONNET.

Rien.

DUBOIS-TOUPET.

Vous êtes bizarre, vous parlez tout le temps, et quand on vous dit : « Qu’est-ce que vous dites ? »... vous dites que vous ne dites rien.

GIGONNET.

Je vous demande pardon... Je suis obligé de penser à tant de choses... De quoi parlions-nous ?

DUBOIS-TOUPET.

Nous parlions de ma fille... quand la verrai-je ?

GIGONNET.

Mais bientôt... dans une huitaine ou une quinzaine.

DUBOIS-TOUPET.

Comment, huit ou quinze jours... vous m’avez écrit que c’était pour aujourd’hui...

GIGONNET.

Je vous ai écrit ça, moi ?

DUBOIS-TOUPET.

Oui, et j’ai là votre lettre.

La lui montrant.

Vous n’allez pas me dire qu’elle n’est pas de vous, je suppose ?

GIGONNET.

Si fait ! elle est bien de moi, mais je ne sais pas où j’avais la tête... Cette lettre est bien de moi, mais ce n’est pas à vous qu’elle était adressée.

DUBOIS-TOUPET.

Ah ! ah !

GIGONNET, allant à son bureau.

Non... elle était adressée à un autre client qui, lui, doit en effet voir sa fille aujourd’hui, tandis que vous...

DUBOIS-TOUPET.

Tandis que moi, je ne puis voir la mienne que dans huit jours.

GIGONNET.

Oui...

DUBOIS-TOUPET.

Ou dans quinze jours ?

GIGONNET.

Oui, il y a des démarches...

DUBOIS-TOUPET.

Décidément, vous n’êtes qu’un farceur... Serviteur, monsieur Gigonnet.

Il va pour sortir et ouvre la porte du fond. Cette porte au dessus de laquelle sont écrits ces mots : Conseil de surveillance, est la porte d’un placard contenant les habits de Gigonnet.

GIGONNET.

Pas par là, monsieur le comte... c’est mon conseil de surveillance.

DUBOIS-TOUPET, en sortant.

Oh oui, un farceur !...

 

 

Scène IX

 

GIGONNET, puis MÉDARD

 

GIGONNET, seul.

Enfin... il est parti... j’avais une peur qu’elle n’arrivât pendant qu’il était là... Un million... mon idée est bien simple... J’épouse la Roussotte, et une fois que je l’ai épousée, je dis au comte Dubois-Toupet, la voilà votre fille, vous voyez bien que je l’ai retrouvée... Voyons, voyons, il faut plaire pour épouser, et pour plaire, il faut être joli... hum !... Enfin, avec un petit complet de trente-cinq francs... et un coup de fer... Médard ! eh bien... Médard ?...

MÉDARD, entrant.

Patron !...

GIGONNET.

Vous allez rester ici, Médard, et si cette jeune fille que nous attendons...

MÉDARD.

La Roussotte ?...

GIGONNET.

Oui, si elle vient avant mon retour, vous la recevrez avec les plus grands égards, vous entendez ?...

MÉDARD.

Oui, patron.

GIGONNET.

Et travaillez en m’attendant... vous ne faites rien... je ne vous donne pas quinze francs par mois pour que vous ne fassiez rien. Travaillez, Monsieur.

Il sort.

 

 

Scène X

 

MÉDARD, seul

 

Oui, je vais travailler, mais pas à tes infamies, misérable... je vais travailler à ce qui doit me donner un jour la fortune avec la gloire... Voyons, je tiens le refrain.

Y a pas à dire,
Je dois couronner la flamme à
À celui qu’enflamma Flamma.

Flamma, c’est une femme... je l’ai appelée Flamma, parce que avec enflamma, ça donne un effet comique... enflamma Flamma... C’est un effet comique. Maintenant il faut que je fasse le corps du couplet... ça n’a pas d’importance, mais enfin, il faut le faire...

L’autre jour au restaurant,
J’ voyais mon pauvr’ soupirant

On frappe.

Entrez...

J’ voyais mon pauvr’ soupirant

On frappe une seconde fois.

Entrez donc !...

Tout seul à sa petite table,
Me lancer un regard lamentable.

 

 

Scène XI

 

MÉDARD, LA ROUSSOTTE

 

LA ROUSSOTTE, chargée de paquets et traînant une grosse malle.

Monsieur Gigonnet, ancien avoué ?

MÉDARD.

Il est sorti... mais c’est moi qui le remplace... Entrez donc !

LA ROUSSOTTE.

Me voilà, Monsieur...

MÉDARD, se retournant.

Ah ! mon Dieu... mes cheveux rouges de Péronne... la jeune fille qui emporta mon cœur...

LA ROUSSOTTE.

Qu’est-ce qu’il y a ?...

MÉDARD.

Alors, comme ça, vous ne me reconnaissez pas ?...

LA ROUSSOTTE.

Non.

MÉDARD.

Cherchez bien...

LA ROUSSOTTE.

Je vous assure...

MÉDARD.

À Péronne... le régiment... le jeune réserviste qui crevait de soif et à qui vous avez donné des cerises...

LA ROUSSOTTE.

Attendez donc !...

Couplets.

I

Attendez ! Je m’ rappell’ maint’nant
Ce tourlourou tout blanc d’ poussière,
Empêtré dans son fourniment,
Qu’avait pas l’air à son affaire...  
Il mangeait là son pain tout sec.
J’ lui dis : Voulez-vous que j’ vous donne
Des ceris’s pour manger avec ?
– C’est pas d’ refus, la bell’ personne...
Il croqua de bon appétit
Tout’s les ceris’s et tout’ la miche.

MÉDARD, parlé.

C’était moi... c’était moi !...

LA ROUSSOTTE.

Quoi ! c’était vous de qui qu’j’ai dit...
En v’là un qu’est pas mal godiche !...

II

Vous m’ dit’s : Vos ceris’s, c’est combien ?
J’ vous répondis : Ell’s n’ sont pas chères...
Et pour vous ça sera pour rien,
Car j’aim’ beaucoup les militaires.
Mais j’vis bien qu’ça vous chiffonnait
De m’ devoir comm’ ça quelque chose,
Car vous ajoutât’s : Il y aurait
Un moyen d’ m’acquitter... mais j’ n’ose...
Un p’tit baiser m’ port’rait bonheur.
Va pour un p’tit baiser, j’ m’en fiche.

MÉDARD, avec enthousiasme.

Et alors qu’est-ce que j’ai fait, moi ?

LA ROUSSOTTE.

Vous en prit’s deux et de bon cœur,
Pas si godich’ pour un godiche !

Là, vrai, là, si vous ne m’aviez pas rappelé tout cela... jamais je ne vous aurais reconnu.

MÉDARD.

Je vous ai reconnue tout de suite, moi... et maintenant encore.

La Roussotte rejette ses cheveux en arrière.

Tenez, ce geste-là, vous l’avez fait après avoir jeté les cerises.

LA ROUSSOTTE.

Oh ! il y a bien longtemps que je le fais... toute petite on me le faisait déjà remarquer.

MÉDARD.

Et maintenant, malheureuse, que venez-vous faire ici ?...

LA ROUSSOTTE.

Comment, ce que je viens faire, mais je ne sais pas, moi ; c’est vous qui devez le savoir.

MÉDARD.

Non, je ne sais pas... Le patron ne me l’a pas dit : mais ce doit être du propre.

LA ROUSSOTTE.

Eh !... là !

MÉDARD.

Vous ne savez donc pas où vous êtes ici ?...

LA ROUSSOTTE.

Je suis chez M. Gigonnet, ancien avoué.

MÉDARD.

Ancien avoué ? Jamais il n’a été avoué... vous êtes chez un agent d’affaires véreux... tout ce qu’il y a de plus véreux... Il se passe ici des choses. Tenez, en voulez-vous un exemple ?...

LA ROUSSOTTE.

Je veux bien.

MÉDARD.

Eh bien ! il y avait un pauvre cordonnier qui était dans l’embarras... et je pourrais vous en raconter cent comme ça, si je voulais... Il y avait une duchesse qui avait besoin d’argent parce que son bon ami avait perdu aux cartes ; alors elle est venue ici... ici, chez M. Gigonnet... et elle lui a dit : « C’est pas tout ça, il me faut de l’argent pour Rodolphe. » Parce que, dans ce monde-là, on peut bien faire tout ce qu’on veut ; mais il faut payer ses dettes de jeu. Mon patron a répondu : « De l’argent, je n’en ai pas, mais je connais quelqu’un qui prête à la petite semaine. » Et savez-vous qui est-ce qui prêtait à la petite semaine ?

LA ROUSSOTTE.

C’était le cordonnier ?

MÉDARD.

Non... c’était justement le duc, le mari de la duchesse, alors quand il a vu que sa femme avait fait des billets... ça en a fait des histoires... Vous comprenez, des histoires à n’en plus finir... Vous êtes dans une caverne, ici, malheureuse enfant, voilà où vous êtes.

LA ROUSSOTTE.

Mais, alors, comment y êtes-vous, vous ?

MÉDARD.

Oh ! moi...

LA ROUSSOTTE.

Qu’est-ce que vous avez ?... Je vous ai fait de la peine ?

MÉDARD.

Non. Pourquoi je suis ici ?... Pensez-vous que je puisse choisir mon état, malheureux orphelin... Un jour, on me ramassa dans la rue... Comme il avait plu depuis quarante jours on m’appela Médard. Alors, que faire ? Lancé dans la vie, il faut bien vivre... et je suis entré ici... et si j’y reste, c’est que j’ai quelque chose qui me fait supporter tout ce que je vois, tout ce que j’entends.

LA ROUSSOTTE.

Qu’est-ce que vous avez qui vous fait supporter ?...

MÉDARD.

La poésie !

LA ROUSSOTTE.

Hé ?

MÉDARD.

Vous ne comprenez pas ?

LA ROUSSOTTE.

Non.

MÉDARD.

Un jour, je suis entré au café-concert... c’est un endroit dans lequel on boit et on chante... Vous comprenez ?

LA ROUSSOTTE.

Parfaitement. Café, on boit... Concert, on chante !

MÉDARD.

Dans ce café-concert, il y avait un monsieur qui chantait :

Je m’en vais aux eaux avec Zaza
Zozo avec Zaza
Zozo.

LA ROUSSOTTE.

Oh ! c’est gentil, ça !... Est-ce que vous la savez tout entière ?

MÉDARD.

Non.

LA ROUSSOTTE.

Oh ! c’est fâcheux.

MÉDARD.

En entendant ça, j’ai eu froid à l’estomac.

LA ROUSSOTTE.

Vous aviez pris une fraîcheur.

MÉDARD.

Non, c’était l’enthousiasme... l’enthousiasme du poète... Je suis rentré, et depuis ce temps-là... je pioche... j’en ai en train : En voici les titres : « Qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un melon... J’attends l’omnibus qui monte à Picpus... Avec un genou sur la tête, on ne saurait pas marcher droit... » Ce n’est pas bon... je sens que ça n’est pas bon, mais ça ne fait rien. Je lutte, et le jour où j’aurai triomphé, adieu le contentieux de M. Gigonnet. – En attendant, je suis bien aise d’y être pour rester avec vous, pour vous défendre...

LA ROUSSOTTE.

Vous croyez donc que je cours des dangers, sérieusement ?

MÉDARD.

Si vous en courez, malheureuse enfant, je crois bien que vous en courez.

LA ROUSSOTTE.

Eh bien, je m’en fiche pas mal !

MÉDARD.

Comment ?

LA ROUSSOTTE.

D’abord je ne suis pas poltronne, et puis... puisque nous sommes là tous les deux...

MÉDARD.

Ah ! ce regard que vous aviez en me jetant les cerises.

La Roussotte rejette ses cheveux en arrière.

Et puis, le petit geste.

LA ROUSSOTTE.

On vient.

MÉDARD.

C’est le patron, n’ayons pas l’air de nous connaître.

Entre Gigonnet, tout habillé de neuf et frisé.

 

 

Scène XII

 

MÉDARD, LA ROUSSOTTE, GIGONNET

 

GIGONNET, à part.

Elle est là, je la tiens !...

Haut.

Laissez-nous, monsieur Médard...

MÉDARD.

Mais, patron...

GIGONNET.

Laissez-nous, je vous dis...

MÉDARD, à part.

Sapristi ! il s’est fait friser... il s’est fait friser et il embaume... Qu’est-ce que ça veut dire ?

Il sort en faisant des signes à la Roussotte.

 

 

Scène XIII

 

GIGONNET, LA ROUSSOTTE

 

LA ROUSOTTE.

M. Gigonnet, ancien avoué ?...

GIGONNET.

C’est moi. Vous avez des papiers à me remettre ?

LA ROUSSOTTE.

Oui, je sais...

Les lui donnant.

En v’là d’abord qui viennent de la mairie, c’est mon état-civil.

GIGONNET, à part.

C’est bien elle, c’est bien mon million !

Il se passe la main dans les cheveux, lance un regard vainqueur à la Roussotte et se remet à examiner les papiers.

En effet ; et puis un certificat du maître d’école.

LA ROUSSOTTE.

Oh ! je suis très bien instruite.

GIGONNET.

Ça se voit. Mais il y a des pièces qui ne vous concernent pas...

LA ROUSSOTTE.

Ah ! oui, ça concerne un frère que j’ai eu et qui a disparu. Édouard, on l’appelait le Roussot. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. J’ai entendu dire qu’il avait fait fortune.

GIGONNET.

Tant mieux !

LA ROUSSOTTE.

Mais si ça vous est inutile, rendez-les-moi.

GIGONNET.

Non, non !... Je les garde.

À part.

Ça peut servir !

LA ROUSSOTTE.

Et puis voilà le certificat de mon dernier maître.

GIGONNET.

L’aubergiste de Péronne ?

LA ROUSSOTTE.

Oui...

GIGONNET.

Tout est en règle. Vous êtes bien la personne que j’attendais.

LA ROUSSOTTE.

Qu’est-ce que vous avez à me dire ? Dites-le-moi tout de suite.

GIGONNET.

J’ai à vous dire que je vous ai fait venir pour vous...

LA ROUSSOTTE.

Pour me...

GIGONNET.

Pour vous faire occuper une position brillante.

À part.

Je ne peux pas lui dire comme ça, tout de suite...

LA ROUSSOTTE.

C’est-y pour être bonne dans une maison où il y aura de bons gages et pas grand’ chose à faire ?

GIGONNET.

Oui, si vous voulez.

LA ROUSSOTTE.

Je crois bien que je veux ; combien qu’il y aura de gages ?

GIGONNET.

Ce que vous voudrez.

LA ROUSSOTTE.

Eh !

GIGONNET.

Cent francs... Deux cents francs...

LA ROUSSOTTE.

Par an ?

GIGONNET.

Non, par mois...

LA ROUSSOTTE.

Où ça ?

GIGONNET.

Ici, chez moi...

LA ROUSSOTTE.

Ah !...

GIGONNET.

Si vous voulez une avance... j’ai là ma caisse...

LA ROUSSOTTE.

Non, je ne demande pas ça ; mais...

Elle regarde autour d’elle.

Enfin, il faut croire que vous faites des économies sur le reste, afin de bien payer vos domestiques... On peut toujours essayer... Où est ma chambre ?

GIGONNET.

Votre chambre ?

LA ROUSSOTTE.

Oui.

GIGONNET, à part.

Je vais lui donner la mienne...

Haut.

Là, au fond du couloir, à gauche.

LA ROUSSOTTE regarde encore une fois autour d’elle.

Enfin, qu’est-ce que vous voulez ?... Une place pareille, ça ne peut pas se refuser... Je m’en vais voir ma chambre.

Revenant brusquement et levant la main.

Vous n’avez pas d’idées contre l’honneur, au moins... parce que si vous aviez des idées contre...

GIGONNET.

Non... non... au contraire...

LA ROUSSOTTE.

C’est bon, alors... je m’en vais dans ma chambre.

Elle sort.

 

 

Scène XIV

 

GIGONNET, puis MÉDARD

 

GIGONNET, seul.

Là... au fond du couloir. Maintenant, débarrassons-nous de Médard.

Il l’appelle. Rentre Médard.

MÉDARD.

Eh bien ! où est-elle donc ?

GIGONNET.

Qui ça ?... La Roussotte ?... Elle est là, dans ma chambre.

MÉDARD.

Elle va rester ici ?...

GIGONNET.

Qu’est-ce que ça peut vous faire ?...

MÉDARD.

Rien, rien du tout...

GIGONNET.

Prenez cette sommation que vous avez écrite tout à l’heure, et portez-la au domicile du sieur Tiquetonne.

MÉDARD.

À Montrouge ?

GIGONNET

Oui... au Grand-Montrouge...

MÉDARD.

C’est bien, c’est très bien.

Entre la Roussotte.

 

 

Scène XV

 

GIGONNET, MÉDARD, LA ROUSSOTTE

 

LA ROUSSOTTE.

Me voilà prête ; qu’est-ce que j’ai à faire ?

GIGONNET.

Ce que vous avez à faire ?

LA ROUSSOTTE.

Oui.

GIGONNET.

Eh bien ! mais je ne tarderai pas à dîner, mettez le couvert.

LA ROUSSOTTE.

Où sont les assiettes ?

GIGONNET.

Ah ! c’est vrai, vous ne savez pas...

Il va à la caisse et se penche pour faire jouer le ressort et ouvrir.

MÉDARD, bas.

Il veut se débarrasser de moi. Il m’envoie à Montrouge.

LA ROUSSOTTE, bas.

C’est loin ?

MÉDARD, bas.

Très loin.

LA ROUSSOTTE, bas.

Mais je ne veux pas alors...

MÉDARD, se relevant, bas.

N’ayez donc pas peur...

GIGONNET, se relevant.

Tenez, vous trouverez là-dedans tout ce qu’il vous faut.

À Médard.

Eh bien ? Qu’est-ce que vous faites là ? ... Vous n’êtes pas parti ?

MÉDARD.

Je m’en vais !... Je prends mon chapeau.

GIGONNET.

Allez donc !

MÉDARD.

Je ne peux pas aller à Montrouge sans mon chapeau.

Il sort.

LA ROUSSOTTE, mettant le couvert avec ce qu’elle prend dans la caisse.

Drôle de buffet, tout de même. En ont-ils de ces inventions, dans ce Paris...

MÉDARD, rentrant.

Qu’est-ce que c’est que ça, encore ?... Qu’est-ce que c’est que ça ?... Ce marmiton que je viens de rencontrer.

Entre un marmiton apportant un dîner somptueux.

GIGONNET.

Eh bien ! c’est mon dîner que je fais venir... Qu’y a-t-il là qui vous étonne ?... Allez-vous en, Monsieur, allez où je vous ai dit.

MÉDARD.

Vous m’autorisez à prendre l’impériale de l’omnibus ?

GIGONNET.

Oui.

MÉDARD.

Je vais prendre l’omnibus qui va de la gare de l’Est à Montrouge ?

GIGONNET.

Oui... oui... allez...

Médard sort. Au marmiton.

Il y a bien tout ?

LE MARMITON, mettant les plats sur la table.

Oui, Monsieur, voyez...

GIGONNET.

C’est très bien.

Le marmiton s’en va, Gigonnet se met à table. La Roussotte va et vient tout en servant.

 

 

Scène XVI

 

GIGONNET, LA ROUSSOTTE

 

LA ROUSSOTTE.

Eh bien ! c’est bon. Si vous faites des économies, ça n’est pas sur votre nourriture.

GIGONNET.

Ah ! ah ! c’est très gai ce que vous dites là... Vous êtes gaie...

LA ROUSSOTTE.

Je suis pas triste.

GIGONNET.

Tant mieux, tant mieux. Si je me mariais jamais, je voudrais une femme qui fût gaie.

LA ROUSSOTTE.

Ne me regardez pas comme ça.

GIGONNET.

Pourquoi ?

LA ROUSSOTTE.

Parce que je rirais. Et je ne veux pas rire. Une fois que je ris, c’est terrible...

GIGONNET.

Causons un peu, voyons. Il y a longtemps que vous étiez chez cet aubergiste de Péronne ?

LA ROUSSOTTE.

Il y a bien sept ou huit ans. Quand le père Savarin n’a plus été là, il a bien fallu chercher de l’ouvrage... J’ai trouvé une place chez l’aubergiste de Péronne, j’ai accepté.

GIGONNET.

Et dame, il a fallu travailler.

LA ROUSSOTTE.

Oh oui. Je faisais les chambres, je répondais aux voyageurs...

GIGONNET.

Et jamais d’amoureux ?

LA ROUSSOTTE.

Vous dites ?

GIGONNET.

Jamais d’amoureux ?

LA ROUSSOTTE.

En v’là une bêtise !

GIGONNET.

Comment ?

LA ROUSSOTTE.

Demander à une belle fille comme moi, si elle n’a jamais eu d’amoureux... Certainement si... j’en ai eu... et à remuer à la pelle !

Rondeau.

Pour les compter, mes amoureux,
Faudrait les compter par douzaines,
J’ faisais beaucoup d’effet sur eux,
 J’ leur procurais des turlutaines !...
L’ premier était un grand causeur,
Qui parlait toujours politique ;
Il était commis-voyageur,
Et très enjoleux, mais bernique !
Un jour, me trouvant sans témoin,
Il m’ prit la taill’... c’est un’ misère,
Mais s’il avait été plus loin
Je ne l’aurais pas laissé faire.

Le deuxième était tout doré
Avec des manchett’s de batiste,
Il avait un bonnet fourré,
Je crois que c’était un dentiste...
Il me pria de lui verser
Un vin de chez nous qui vous grise,
Ses yeux se mirent à briller,
Moi je d’vins roug’ comme un’ cerise...
Il m’embrassa la lèvre... au coin...
C’était, ma foi, fort téméraire...
Mais s’il avait été plus loin
Je ne l’aurais pas laissé faire !

Le dernier était à cheval,
Il était au moins capitaine,
Il avait un air martial
Et portait la mine hautaine.
Il a demandé son chemin
Aux gamins sortant de l’école,
Puis il partit à fond de train
Sans m’adresser une parole.
Moi non plus je n’ lui parlai point,
Il disparut dans la poussière...
Mais je sentis quand il fut loin...
Qu’ lui j’ l’aurais peut-êtr’ laissé faire...

GIGONNET.

Ah ! il y en a un que vous auriez laissé faire ?

LA ROUSSOTTE.

Il y en a toujours un comme ça...

GIGONNET.

Et... est-ce qu’il me ressemblait ?...

LA ROUSSOTTE, se tenant à quatre pour ne pas rire.

Ah ! ben... non... ne me dites pas ça...

Ici Gigonnet vide son verre pour se donner du courage, puis il regarde la Roussotte d’un air tendre.

GIGONNET, à part.

Il faut pourtant que je me décide à faire ma demande.

Haut.

La Roussotte !

Il lui prend les mains. Médard entre.

 

 

Scène XVII

 

GIGONNET, LA ROUSSOTTE, MÉDARD

 

GIGONNET.

Hein ?...

MÉDARD.

J’ai oublié mon mac-farlane !

GIGONNET.

Comment, c’est encore vous ?

MÉDARD.

Oui. Je ne peux pas aller à Montrouge sans mon mac-farlane...

GIGONNET.

Je vous en donnerai, moi.

MÉDARD a pris son mac-farlane.

Voilà !... Je l’ai.

GIGONNET.

Allez-vous en donc !

MÉDARD.

Je prendrai aussi l’impériale pour revenir, n’est-ce pas ?

GIGONNET.

Oui, prenez ce que vous voudrez !

MÉDARD.

Je débiterai trente centimes au grand-livre ?

GIGONNET.

Eh oui... Allez-vous en !

Il le pousse dehors.

A-t-on jamais vu !... Un homme que je charge d’une mission importante ; un homme à qui je donne quinze francs... non quinze cents francs par mois.

 

 

Scène XVIII

 

GIGONNET, LA ROUSSOTTE

 

LA ROUSSOTTE.

C’est peut-être parce qu’il n’a pas envie de s’en aller !... Allons, remettez-vous et buvez !... Asseyez-vous !

GIGONNET.

Oui, je boirai, mais à une condition...

LA ROUSSOTTE.

Laquelle ?

GIGONNET.

C’est que vous boirez avec moi.

LA ROUSSOTTE.

Oh ! quant à ça, tant que vous voudrez...

GIGONNET.

Vraiment ?

LA ROUSSOTTE.

Là-bas, à l’auberge, je buvais toujours avec les voyageurs, moi... Ça ne me faisait rien ; eux, ça leur faisait quelque chose, et alors...

CIGONNET.

Et alors ?...

LA ROUSSOTTE.

Alors, ils faisaient de la dépense, c’est ce que voulait le patron...

GIGONNET.

Ça ne vous fait rien ?... Asseyez-vous.

LA ROUSSOTTE.

Oh ! rien du tout. Tandis qu’à vous, ça commence à vous faire quelque chose.

GIGONNET.

Oh !...

LA ROUSSOTTE.

Oh ! si... et je ne vous donne pas cinq minutes pour dire une bêtise.

GIGONNET.

Il n’y a pas de danger. Je suis un homme sérieux. Asseyez-vous. Martin Gigonnet, ancien avoué...

LA ROUSSOTTE.

C’est un bon état ?

Elle s’assied à la table.

GIGONNET.

Si c’est un bon état... Vous n’avez pas l’air de croire que c’est un bon état ?

LA ROUSSOTTE.

Moi, je croirai tout ce que vous voudrez.

GIGONNET.

C’est un bon état... je vous assure. Je gagne de l’argent, beaucoup d’argent... Mais j’en gagnerais encore plus si j’étais marié.

LA ROUSSOTTE.

Pourquoi ça ?

GIGONNET.

Parce qu’un homme marié, ça inspire plus de confiance.

LA ROUSSOTTE.

Eh bien, alors, pourquoi ne vous mariez-vous pas ?

GIGONNET.

Mais avec qui ?

LA ROUSSOTTE.

Est-ce que je sais, moi...

GIGONNET.

Prendre une femme dans le grand monde... dans mon monde... Je le pourrais, si je voulais... mais c’est bien scabreux. Elles ont des instincts de coquetterie, de dépense. Tenez, savez-vous l’idée qui me vient en vous voyant, vous si gaie, si dure au travail ?

LA ROUSSOTTE.

Non... Quelle est l’idée qui vous vient ?...

À part.

La v’là, la bêtise, il va la dire.

GIGONNET.

L’idée qui me vient... c’est au lieu de chercher dans le grand monde, c’est de t’épouser, toi, tout uniment.

LA ROUSSOTTE.

La v’là !... Elle y est... et y a pas cinq minutes...

GIGONNET.

Eh bien !... Vous ne répondez pas ?...

LA ROUSSOTTE, éclatant de rire.

C’est pas ma faute... je vous ai dit que quand je me mettais à rire...

GIGONNET.

Je vois ce qu’il te faut, à toi... Tu veux qu’avant de réparer ses torts, on commence par en avoir. Eh bien, c’est bon, on en aura...

LA ROUSSOTTE.

Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

GIGONNET, buvant.

Ça veut dire que je vais d’abord te prendre un baiser, puis deux baisers, puis trois, puis quatre...

LA ROUSSOTTE, l’arrêtant.

Ah ! n’ faites pas ça.

Couplets.

I

N’ fait’s pas ça, j’ suis très bonne fille,
Je suis douce comme un mouton,
Je suis gentille, très gentille,
Je f’rais pas d’ mal à un hanneton.
Mais vous auriez tort, mon p’tit père,
D’ prendre avec moi ces manières-là...
N’ fait’s pas ça, ça n’est pas à faire,
Dans votre intérêt, n’ fait’s pas ça !

II

J’ suis superb’ quand je suis en rage,
L’œil qui brill’, les cheveux au vent,
J’ vous ai un’ façon d’ femm’ sauvage,
C’est un spectacl’ qui f’rait de l’argent...
Mais si vot’ personn’ vous est chère,
N’ vous payez pas ce spectacl’ là...
N’ fait’s pas ça, ça n’est pas à faire,
Dans votre intérêt, n’ fait’s pas ça !

GIGONNET.

Tant pis, je me risque.

Elle lui donne un grand soufflet.

LA ROUSSOTTE, poursuivie par Gigonnet, et lui jetant à la tête tous les dossiers qui sont sur le bureau.

Tiens donc !... tiens donc !...

 

 

Scène XIX

 

GIGONNET, LA ROUSSOTTE, MÉDARD

 

MÉDARD, entrant.

Qu’est-ce qui se passe donc ici ?

GIGONNET.

Rien !... Rien !... Nous jouons !...

LA ROUSSOTTE, allant à Médard.

Mais, pas du tout... Il a voulu m’embrasser...

MÉDARD, l’embrassant.

Vous embrasser... le misérable... Mais, je suis là, et je vous emmène...

GIGONNET.

Et vous croyez que je vous laisserai partir ?...

MÉDARD.

Mais, certainement, je le crois ; mais, certainement.

Il saisit Gigonnet et le fourre dans la caisse.

Là, comme ça, au moins, il y aura quelque chose dans la caisse...

LA ROUSSOTTE.

Pas grand’ chose... mais quelque chose...

MÉDARD.

Venez vite...

LA ROUSSOTTE.

Mais, il me manque...

MÉDARD.

Prenez mon mac-farlane...

LA ROUSSOTTE.

Allons, maintenant...

GIGONNET, crevant le haut de la caisse avec sa tête et apparaissant.

À moi, à moi !...

 

 

ACTE II

 

LA CRÉMERIE

 

Devanture vitrée avec rideau. Ouverture au milieu fermée par deux portes-persiennes volantes. Porte à droite, deuxième plan, donnant dans la cuisine. À côté de cette porte, au dessus, petit guichet. Au fond, à droite, comptoir sur lequel il y a, à droite, une corbeille en fer peint avec des bouteilles dedans. À gauche, réchaud en cuivre avec deux théières dessus. Au milieu, un registre. Buffet d’angle, à gauche, sur les tablettes duquel il y a des bouteilles, des tasses, des assiettes et des verres. Trois tables à gauche avec des chaises autour. Deux tables à droite avec chaises autour. Tapis, jeux de cartes sur la première table de droite.

 

 

Scène première

 

ADÈLE, MARIA, HÉLOÏSE, à la première table de droite, MÉDARD, seul, à une petite table à gauche, CONSOMMATEURS

 

ADÈLE.

Moi, d’abord, un homme qui joue du piano, je ne comprends pas qu’on lui résiste.

MARIA.

Oh ! oh !

ADÈLE.

Je suis comme ça...

HÉLOÏSE.

Faut qu’il en joue bien alors ; parce que s’il en jouait mal...

ADÈLE.

L’homme que j’ai le plus aimé au monde se mettait devant un piano, n’importe lequel ; il faisait comme ça : pim, pim, pim, pim... C’était censé des perles qui tombaient... pim, pim, pim, pim... ça durait deux heures... au bout de ces deux heures-là, j’étais folle... on aurait fait de moi ce qu’on aurait voulu ; on m’au rait dit d’être honnête...

MARIA.

Moi, je n’aime pas la musique sans paroles... il me faut des paroles !

HÉLOÏSE.

Oh ! les paroles...

MARIA.

Je ne tiens pas à comprendre, pourvu qu’il y ait de l’amour et que l’on parle d’un pays où l’on aurait en vie d’aller.

HÉLOÏSE.

Du sentiment, alors ?...

MARIA.

Je ne m’en cache pas.

HÉLOÏSE.

J’aime mieux les bêtises...

ADÈLE.

Une femme qui les chante bien, les bêtises, c’est la nouvelle bonne de madame Victor, celle qui est ici depuis trois jours...

MARIA.

La Roussotte ?...

ADÈLE.

Oui. Hier soir, j’étais venue avant tout le monde... La Roussotte se croyait seule ; elle chantait... Eh bien ! je vous assure, il y a des étoiles, à qui on donne jusqu’à des dix francs par jour, dans des cafés, et qui ne chantent pas mieux qu’elle.

HÉLOÏSE.

Faudrait voir ça.

Elle étale un jeu de cartes devant elle, et se met à se tirer les cartes. Quelques consommateurs tapent sur les tables, appelant : « La fille ! La fille !... » Entre la Roussotte portant en équilibre autant de plats que possible ; elle les distribue avant de chanter, pendant la ritournelle du morceau suivant.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, LA ROUSSOTTE

 

LA ROUSSOTTE.

I

Un peu d’ silence,
On n’est pas sourd...
Prenez patience,
Chacun son tour.
Faut que j’ réponde
En même temps
À tout le monde,
À tous les gens.
L’un m’interpelle
Pour son fricot,
L’autre me hèle
Pour son gigot...
Holà ! La fille !
Un fricandeau !
Mat’lott’ d’anguille !
Ma têt’ de veau !
Allons, la bonne,
Qu’est-c’ que je dois ?
J’suis bonn’ personne,
Mais j’ peux pas tout faire à la fois.
Ma pauvre Roussotte,
Faut-il, saperlotte !
Qu’ tu fass’s un service aussi dur que ça !
Oh ! sur ma parole,
Je deviendrai folle
À ce métier-là !

II

À toute minute
Pour ma vertu
Il faut que j’ lutte !
Métier ardu !
Mais ceux qui boivent
Me guett’nt, et quand
Ils m’aperçoivent
Me fatiguant
De leurs sornettes,
Avec mes bras
Chargés d’assiettes,
Criblés de plats.
Vite, ils accourent
Pour m’embrasser,
Et tous m’entourent ;
J’veux les r’pousser,
Et dans mon zèle,
À ce métier,
J’ cass’ la vaisselle
Mais l’honneur ! l’honneur reste entier.
Ma pauvr’ Roussotte,
Faut-il, saperlotte !
Qu’ tu fass’s un service aussi dur que ça !
Ah ! sur ma parole,
Je deviendrai folle
À ce métier-là !

Elle s’approche de Médard qui la regarde avec admiration.

LA ROUSSOTTE, parlé, à Médard.

Vous avez fini, vous ?

MÉDARD.

J’ai fini depuis deux heures ; mais ça ne fait rien... Je reste là à vous regarder aller et venir, ça m’amuse. Une bonne idée que j’ai eue, tout de même, de vous amener ici, quand nous nous sommes sauvés de chez l’infâme Gigonnet...

LA ROUSSOTTE.

Oh ! oui, une bonne idée !... Vous ne l’avez pas revu, l’infâme Gigonnet ?

MÉDARD.

Non. Il me doit cinq jours de contentieux ; mais je n’ai pas jugé à propos de les lui réclamer, le misérable !... Ce qui me chiffonne, c’est que j’ai beau me creuser la tête, je ne peux pas arriver à deviner quel était son plan en vous attirant.

LA ROUSSOTTE.

Il me semble que ce n’est pas facile à deviner...

MÉDARD.

Oh ! non, ça ne devait pas être pour ça seulement...

LA ROUSSOTTE.

Vous croyez ?

MÉDARD.

Cette idée-là... l’idée à laquelle vous faites allusion... elle aurait pu, à la rigueur, venir à un honnête homme... Ce gredin de Gigonnet avait dû penser à autre chose... J’en suis sûr, et je suis sûr aussi que vous n’en avez pas fini avec lui ; il essaiera de vous repincer...

LA ROUSSOTTE.

Qu’il y vienne !

Madame Victor est rentrée en scène depuis quelques instants ; elle est à son comptoir.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, MADAME VICTOR

 

MADAME VICTOR.

Eh bien ! la Roussotte ? 

LA ROUSSOTTE.

Madame...

MADAME VICTOR.

Vous n’avez donc pas dit à l’as, ce que je vous avais chargée de lui dire ?

LA ROUSSOTTE.

Non, Madame, non... pas encore ; mais je vais lu dire, Madame, je vais lui dire...

MADAME VICTOR.

Je vous y engage, si vous ne voulez pas que je lui dise moi-même.

Elle sort.

LA ROUSSOTTE.

 Je vais lui dire.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, moins MADAME VICTOR

 

MÉDARD.

Mais, c’est moi, l’as ?...

LA ROUSSOTTE.

Oui, et ce que madame Victor m’a chargée de vous dire, c’est qu’elle vous est certainement très reconnaissante de venir comme ça tous les jours déjeuner et dîner chez elle, mais...

MÉDARD.

Mais quoi ? Voyons, mais quoi ?... Elle ne peut pas dire que je lui dois de l’argent puisqu’on ne fait pas de crédit ici, depuis le jour où un certain M. Édouard est parti en laissant une note... Il paraît qu’elle était fameuse la note...

LA ROUSSOTTE, montrant la table.

Madame Victor trouve que vous restez trop de temps... et elle n’a pas tort. Vous avouez vous-même que vous avez fini depuis deux heures.

MÉDARD.

Je lui neutralise une table, voilà ce qu’elle me reproche, je lui neutralise une table...

LA ROUSSOTTE.

Elle ne le dit peut-être pas aussi bien, mais...

MÉDARD.

Elle a raison... je m’en vais. Qu’est-ce que j’ai ?... un aloyau purée, un chester, un carafon de vin.

LA ROUSSOTTE.

Ça fait dix-huit sous.

Il paie. La Roussotte rend deux sous.

MÉDARD.

Gardez...

LA ROUSSOTTE.

Oh ! monsieur Médard, à moi !...

MÉDARD.

Je vous en prie...

LA ROUSSOTTE.

Je ne veux pas...

MÉDARD.

Vous me désobligerez, vraiment.

LA ROUSSOTTE.

Songez donc, vous n’avez plus de place...

MÉDARD.

Je vais en avoir une ; j’ai un ami qui m’a promis de m’en faire avoir une dans une compagnie de publicité.

Montrant les deux sous.

Si vous ne les prenez pas, je vous avertis que j’en ferai un mauvais usage.

LA ROUSSOTTE, les prenant.

Oh ! alors... mais, c’est bien, pour vous faire plaisir... j’aurais cru qu’entre nous...

MÉDARD.

Je m’en vais... et savez-vous ce que je me reproche, en m’en allant, c’est de ne pas vous aimer assez...

LA ROUSSOTTE.

Vous m’aimez bien, pourtant ; il me semble que vous m’aimez bien...

MÉDARD.

Oui, je vous aime bien, mais je ne vous aime pas assez...

Prenant le ton de quelqu’un qui explique quelque chose de très compliqué.

Puisque tout à l’heure, quand je reviendrai, je vous aimerai mille fois plus que maintenant, ça prouve que maintenant je ne vous aime pas encore assez...

LA ROUSSOTTE.

Tiens, c’est gentil ça... Est-ce que c’est des vers ?

MÉDARD.

Ça a l’air d’être des vers parce que ça ne se comprend pas très bien... Mais ça n’est pas encore... Il faudrait le dernier coup de fion...

LA ROUSSOTTE.

Vous le donnerez, n’est-ce pas ?

MÉDARD.

Si vous le désirez...

LA ROUSSOTTE.

Oui. Et vous en ferez une chanson... que j’apprendrai comme j’ai appris les autres... car je les sais toutes par cœur, maintenant, et je les chante quand je suis seule.

MÉDARD.

Femme admirable !... Eh bien, elle est libre sa table, et personne ne la prend...

LA ROUSSOTTE.

On l’aurait peut-être prise tout à l’heure... Vous partez ?...

MÉDARD.

Il le faut bien... puisque votre patronne...

LA ROUSSOTTE.

Si vous avez cette place, vous viendrez me le dire, n’est-ce pas ? vous viendrez me le dire tout de suite.

MÉDARD.

Je vous le promets...

Il sort.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, moins MÉDARD

 

MARIA.

La Roussotte ! la Roussotte ! faites-moi mon absinthe.

LA ROUSSOTTE.

Voilà, Mademoiselle !

Elle fait l’absinthe avec le plus grand soin, versant l’eau de très haut, etc.

ADÈLE.

Je disais tout à l’heure à ces dames que, hier, je vous avais entendue et que vous chantiez très bien ! Un consommateur entre.

LA ROUSSOTTE.

Je ne sais pas ; je sais que quand je chante, ça me fait plaisir, à moi... Tant mieux si ça fait plaisir aux autres.

HÉLOÏSE.

Vous devriez nous chanter quelque chose. J’ai un ami qui est quatrième ténor au Beuglant d’à côté...

LA ROUSSOTTE.

Vraiment ?

HÉLOÏSE, très digne.

Oui, ma chère.

LA ROUSSOTTE.

Et si vous étiez contente de ma chanson, vous lui en parleriez, à votre ami ?

HÉLOÏSE.

Sans doute...

LA ROUSSOTTE.

Je crois bien, alors...

À part.

L’avenir de Médard, peut-être...

Haut.

Je crois bien, alors, que je vous chanterai quelque chose... Pas maintenant... il y a encore trop de monde... mais, tout à l’heure, quand le coup de feu sera passé... parce que la patronne... pas commode, la patronne !...

ADÈLE.

C’est promis ?...

LA ROUSSOTTE.

C’est promis...

Au consommateur qui vient d’entrer.

Qu’est ce qu’il vous faut, Monsieur ?...

Le consommateur lui fait sa commande tout bas. Édouard vient d’entrer par la porte du fond ; il descend vers la table où sont les trois femmes qui ont repris leur patience. La Roussotte sort quelques instants après l’entrée d’Édouard. Il ne l’a pas vue.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, ÉDOUARD

 

ÉDOUARD.

Moi, je mettrais le valet de trèfle sur le dix de trèfle !

LES TROIS FEMMES, se retournant.

Édouard !...

ÉDOUARD.

Cette chère Adèle, cette bonne Héloïse, cette excellente Maria !...

MARIA.

Vous vous trompez ; moi, Maria...

HÉLOÏSE.

Moi, Héloïse.

ADÈLE.

Et moi, Adèle.

ÉDOUARD.

Vous en êtes bien sûres ?... Enfin, vous savez cela mieux que moi... Il y a pas mal de temps qu’on ne s’est vu...

HÉLOÏSE.

Au moins deux ans... Vous avez disparu tout d’un coup... La mère Victor nous parlait encore de vous ce matin...

ADÈLE.

Elle nous en parle tous les jours, de vous, la mère Victor...

ÉDOUARD.

À cause de mon compte, pas vrai ?... Eh bien, qu’elle soit heureuse... Je viens le régler, mon compte...

MARIA.

Pas possible !...

ÉDOUARD.

Parole d’honneur !...

ADÈLE.

Mère Victor !... Faut lui annoncer ça avec des ménagements, ça serait capable... Mère Victor !

TOUTES.

Mère Victor !... mère Victor !...

MADAME VICTOR, ouvrant son petit guichet.

Qu’est-ce qu’il y a ?

HÉLOÏSE.

Une ancienne connaissance !

MARIA.

Regardez...

MADAME VICTOR.

Vous, Monsieur...

ÉDOUARD.

Oui, moi... qui viens payer mes vieilles additions...

MADAME VICTOR.

Toutes ?...

ÉDOUARD.

Toutes.

MADAME VICTOR.

Ah !...

Elle disparaît. On entend un bruit de vaisselle cassée.

ADÈLE.

Qu’est-ce qui lui arrive ?... Je vous avais bien dit qu’il fallait y mettre des ménagements...

MADAME VICTOR, reparaissant.

C’est la joie, n’ayez pas peur... Vous me devez quatre cent soixante-treize francs vingt-cinq, mon bon monsieur... Si vous désirez vérifier, rien de plus facile... mais, ce n’est pas la peine, je suis sûre du chiffre, je me le répétais tous les soirs avant de m’endormir.

ÉDOUARD.

Voilà cinq cents francs !

MADAME VICTOR.

Je vais vous rendre...

Elle va au comptoir. Rentre la Roussotte ; elle va servir le consommateur à gauche.

MARIA.

Eh bien ! moi, j’ai beau faire... jamais je n’arriverai à comprendre.

ÉDOUARD.

Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ?

MARIA.

Comment l’idée a pu vous venir de payer la mère Victor ?

ÉDOUARD.

Je vais vous dire... Hier, je rencontre un ancien chapelier à qui je devais trois cents francs, je les lui donne... Après les lui avoir donnés, j’entre au cercle... et là je gagne... Alors, je me suis dit : Tiens, tiens... Est-ce que par hasard ça porterait bonheur de payer ses vieilles dettes... Voilà pourquoi je suis venu payer la mère Victor...

MARIA.

Ah ! bien, comme ça, je comprends.

MADAME VICTOR.

Tenez, voilà ce que je vous redois... vingt-six francs soixante-quinze.

Édouard les reprend. Après les avoir pris, il regarde la Roussotte. Celle-ci le regarde. Ils ont tous les deux les cheveux du même rouge.

ÉDOUARD.

C’est vous qui êtes la fille ?

LA ROUSSOTTE.

Oui, M’sieu, c’est moi qui suis la fille...

ÉDOUARD.

Elle a de drôles de cheveux, la fille.

LA ROUSSOTTE.

Ma foi, de la couleur des vôtres... Ils sont gentils, les vôtres !...

ÉDOUARD.

Oui, pas mal !...

LA ROUSSOTTE.

Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça ?

ÉDOUARD.

C’est comme un souvenir... il me semble quand j’étais tout petit...

Faisant le geste d’un homme qui cherche à se rappeler quelque chose et qui ne peut pas.

Tenez, la fille.

Il lui donne les vingt-six francs.

LA ROUSSOTTE.

Tout ça pour moi, tout...

ÉDOUARD.

Oui, tout, et je ne sais pas pourquoi, mais ça me fait plaisir de vous les donner...

LA ROUSSOTTE.

Eh ben !... venant de vous, ça me fait plaisir de les recevoir... Merci, Monsieur.

Elle s’en va à gauche.

ÉDOUARD.

Adieu, Adèle ; adieu, Héloïse ; adieu, Maria... Je ne me suis pas trompé cette fois ?... Adieu, la mère Victor, adieu.

En regardant la Roussotte, Édouard sort.

LES FEMMES.

Adieu, Édouard ! Adieu ! adieu !

MADAME VICTOR, à la Roussotte.

Je m’en vais... Maintenant que tous les restaurateurs de Paris ont fait leurs provisions, je m’en vas voir à la halle, si je ne trouverais pas quelque chose de pas trop cher pour le diner de ce soir...

LA ROUSSOTTE.

Bien, Madame. Mais pas si haut, il y a encore des clients...

Madame Victor sort.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, moins ÉDOUARD et MADAME VICTOR, puis MÉDARD

 

MARIA.

Et allez donc, maintenant qu’elle est partie, c’est le moment, la Roussotte...

LA ROUSSOTTE.

Je ne demande pas mieux !

Entre Médard.

MÉDARD.

J’ai la place... je suis nommé ; j’entrerai en fonctions à deux heures... heure militaire...

LA ROUSSOTTE.

Nous avons le temps, alors...

Lui faisant signe de venir dans un coin du théâtre.

Dites donc, monsieur Médard ?...

MÉDARD.

Femme admirable...

LA ROUSSOTTE.

Ces demoiselles me demandent de leur chanter une de vos chansons afin de voir un peu l’effet que ça produirait sur le public...

MÉDARD.

C’est une idée ça, et d’autant meilleure que ce mon sieur... là... vous voyez... ce monsieur qui est dans le coin...

LA ROUSSOTTE.

Oui.

MÉDARD.

Eh bien !... je crois, j’ai tout lieu de croire que c’est le Directeur de l’Éden de la rue Oberkampf.

LA ROUSSOTTE.

Oh ! je vais bien m’appliquer, alors.

MÉDARD.

Qu’est-ce que vous allez chanter ?

LA ROUSSOTTE.

La fille du peintre en bâtiments.

MÉDARD.

C’est une des bonnes, c’est une des bonnes ; ce n’est pas la meilleure, mais c’est une des bonnes...

Chanson naturaliste.

Couplets.

I

Y a pas d’ancêtr’s dans ma famille,
Montmartre a vu mes premiers ans !
Je suis tout bonnement la fille
D’un simple peintre en bâtiments !
Quand y v’nait des clients, ma mère
M’app’lait d’en bas et me disait :
Amanda, va chercher ton père,
Il doit être chez l’ mastroquet.
Comm’ la pudeur n’ pouvait m’ permettre
D’ franchir le seuil des cabarets,
J’app’lais papa par la fenêtre,
Et du plus loin que je l’ voyais,
Hé pillouit !
Il n’ se faisait pas dir’ deux fois,
Et je ramenais not’ bourgeois,
Hé pillouit !
Les peintres en bâtiments
Sont de bons enfants,
Pillouit !

II

Quand je fus grande et courtisée,
D’un pied léger, le soir venu
Je m’en allais à l’Élysée,
Celui d’ Montmartr’, bien entendu,
Et comm’ j’étais des plus ingambes,
J’y pinçais un pas sans égal,
Et j’ provoquais par mes ronds d’ jambes
L’émotion du municipal !
Mais papa n’aimait pas qu’ sa fille
Risquât des pas si pleins d’effet,
Et souvent au fort du quadrille,
J’entendais sa voix qui m’ criait :
Hé pillouit !
Je n’ me l’ faisais pas dire deux fois,
Et je rentrais chez not’ bourgeois,
Pillouit !

III

Il eut raison, c’t’ excellent père,
Car c’est bien l’effet du hasard,
V’là que j’épouse un millionnaire,
Un princ’ moscovite, un boyard.
La nuit à l’heure où l’ cœur s’épanche,
Il m’emmena chez lui loger...
Il ôta sa cravate blanche,
Moi, j’ôtai ma fleur d’oranger.
Tout à coup d’vant not’ résidence,
J’entends du bruit, qu’est-c’ que c’est qu’ ça ?
C’étaient des bons amis d’enfance
Qui m’annonçaient qu’ils étaient là !
Hé pillouit ! Ils me le répétèr’nt deux fois !
V’lan ! ça défrisa mon bourgeois.
Pillouit !

IV

Mais le prince avait de la race,
Il se remit d’ c’t’ incident,
Et, je le confess’ sans grimace,
Nous nous aimâmes. Cependant,
C’pendant il me manquait quéqu’chose
Pour que mon bonheur fût complet,
Quelque chose de blanc, de rose,
Tout’s les mamans savent c’ que c’est.
Cette joi’ j’ brûlais d’ la connaître,
J’en voulais presqu’à mon mari,
Quand un jour, là... dans l’ fond de mon être,
Je crus entendre un petit cri !
Hé pillouit !
C’était lui ! j’ reconnus sa voix,
C’était mon nouveau p’tit bourgeois.
Pillouit !

LES FEMMES.

Bravo ! la Roussotte, bravo !

LA ROUSSOTTE.

Ce n’est pas à moi qu’il faut dire bravo ! c’est à lui, l’auteur !

LES FEMMES.

Compliments, Monsieur, félicitations.

MÉDARD, à la Roussotte.

Merci, Mesdemoiselles... Femme admirable !... La voilà la première caresse de la gloire et c’est à vous que je la dois...

LA ROUSSOTTE, lui montrant le monsieur qui se dispose à s’en aller.

Le monsieur... le monsieur... allez vite lui demander...

MÉDARD.

Ah ! oui...

Il s’approche du monsieur.

Eh bien, Monsieur, avez-vous été satisfait ?

LE MONSIEUR.

Enchanté... le bœuf aux choux surtout était excellent...

MÉDARD.

Ce n’est pas de ça que je vous parle... Je sais, Monsieur, ou du moins, je crois, j’ai tout lieu de croire que vous êtes le directeur de... l’Éden de la rue Oberkampf.

LE MONSIEUR.

Moi ?... pas du tout ; je suis placeur en vins... c’est moi qui place les nouveaux vins de Bordeaux que l’on va fabriquer en Algérie...

Il sort.

MÉDARD, désappointé.

Ah !... c’est un avertissement ça... Ça veut dire qu’il ne faut pas me laisser griser par le succès et que, puisque j’ai une place, je dois la garder... Deux heures... je m’en vas entrer en fonctions... À bientôt, femme admirable !...

LA ROUSSOTTE.

À bientôt, mon poète !...

MÉDARD.

Vous pouvez le dire... je suis en train d’en faire une spécialement pour vous : ça n’est pas encore mûr, mais ça bout...

Un pâ, deux pâ, trois pâ, quatr’ pâ !
Quat’ pâtissiers, faisaient de la galette...
Un pâ, deux pâ, trois pâ, quatr’ pâ !
Quat’ pâtissiers faisaient du pain trop mou...
Survint une cantinière,
Qui leur dit ceci :
Vous étouffez mes pensionnaires,
C’est moi qui vous l’ dis.
Un pâ, deux pâ,
etc. etc.

Adieu, Mesdemoiselles, et merci de vos bons encouragements. Faites-vous chanter celle-là quand je la lui aurai donnée.

Un pâ, deux pâ, trois pâ, quat’ pâ !
Quat’ pâtissiers, faisaient de la galette...

Il sort.

LA ROUSSOTTE, à Héloïse.

Vous lui parlerez, n’est-ce pas, Mademoiselle, à votre quatrième ténor.

HÉLOÏSE.

Je crois bien que je lui parlerai et pas plus tard que tout de suite...

LA ROUSSOTTE.

Allez-y, Mademoiselle, allez-y.

Elles sortent.

Oh ! être femme !... être la femme d’un poète... En attendant faut que j’aille laver ma vaisselle...

Chantant.

Un pâ, deux pâ, trois pâ, quat’ pâ!
Je la sais déjà.

Elle entre dans la cuisine.

 

 

Scène VIII

 

GIGONNET, DUBOIS-TOUPET, puis LA ROUSSOTTE

 

GIGONNET.

Entrez donc, monsieur le comte... 45, boulevard Rochechouart... une crémerie... c’est bien ça.

DUBOIS-TOUPET.

Ma fille est ici ?...

GIGONNET.

Oui, mais n’oubliez pas ce que vous m’avez promis, que quelle que soit la récompense que je vous de mande, vous me l’accorderez...

DUBOIS-TOUPET.

Oui, oui, c’est convenu, ma fille...

GIGONNET.

Tout de suite, monsieur le comte. À la boutique vous allez voir qu’elle est ici...

LA ROUSSOTTE, entrant.

Voilà ! voilà !

GIGONNET.

Bonjour, la Roussotte.

LA ROUSSOTTE.

Gigonnet !

GIGONNET.

Vous m’avez quitté un peu brusquement l’autre fois... Vous avez eu tort. Si je vous avais fait venir à Paris c’était pour vous rendre un père.

LA ROUSSOTTE.

Un père !

DUBOIS-TOUPET.

Oui, moi... vous ne me croyez pas...

LA ROUSSOTTE.

Je vous croirais peut-être, si vous n’étiez pas avec ce...

DUBOIS-TOUPET.

Heureusement, il ne me sera pas difficile de vous convaincre... rappelez-vous quand je faisais le cheval.

Tré, tré, tré, trémoussez-vous donc, etc.

Voyons, regardez-moi, quand j’étais chez le père Savarin.

LA ROUSSOTTE.

Oui, en effet, il me semble... Trémoussez-vous donc, ma dondaine, etc.

Elle chante, Dubois-Toupet, reprend avec elle.

Mon oncle...

DUBOIS-TOUPET.

Non, ton père ! Je peux le dire maintenant.

LA ROUSSOTTE.

Papa !... ah !... Voulez-vous prendre quelque chose ?

GIGONNET, à Dubois-Toupet.

Maintenant, si nous parlions de la récompense.

DUBOIS-TOUPET.

Tout ce que vous voudrez. Voulez-vous dix mille francs, vingt mille francs ?

GIGONNET.

Non, je veux autre chose ; mais vous ne consentirez peut-être pas ! DUBOIS-TOUPET.

Quoi donc ?

GIGONNET.

Je vous prie de m’accorder la main de Mademoiselle !

LA ROUSSOTTE.

Par exemple !

DUBOIS-TOUPET.

Demandez-moi de l’argent, monsieur Gigonnet, beaucoup d’argent... mais, quant à sa main, non...

À la Roussotte.

Je te trouverai mieux que ça.

LA ROUSSOTTE.

Oh ! quant à un mari, vous n’avez pas besoin de chercher... J’en ai un en vue, M. Médard !...

GIGONNET.

Médard !... vous avez envie d’épouser Médard ?

LA ROUSSOTTE.

Sans doute !... Et ce n’est pas vous qui m’empêcherez peut-être...

GIGONNET, à Dubois.

Votre serviteur, monsieur le comte !... j’aurai prochainement l’honneur de vous revoir !...

À part.

Tu verras bien, toi, si tu épouses M. Médard...

Il sort.

 

 

Scène IX

 

DUBOIS-TOUPET, LA ROUSSOTTE, puis MÉDARD

 

DUBOIS-TOUPET.

Qu’est-ce que c’est que M. Médard ?

LA ROUSSOTTE.

M. Médard ?... C’est celui que j’aime !

DUBOIS-TOUPET.

Quelque pauvre diable !

LA ROUSSOTTE.

Il a une place !

DUBOIS-TOUPET, dédaigneux.

Dans le gouvernement ?

LA ROUSSOTTE, fièrement.

Non, dans les annonces...

DUBOIS-TOUTET.

Ça ne fait rien... Ce n’est pas un mari pour toi. Tu es riche, maintenant ; tu es très riche ; tu as un million à toi !...

LA ROUSSOTTE.

Un million ?

DUBOIS-TOUPET.

Oui.

LA ROUSSOTTE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

DUBOIS-TOUPET.

Tu ne sais pas ce que c’est qu’un million ; sais-tu au moins ce que c’est qu’une pièce de cinquante centimes ?

LA ROUSSOTTE.

Oh ! Oui !

DUBOIS-TOUPET.

Eh bien ! un million, c’est deux millions de pièces de cinquante centimes... Maintenant, tu sais ce que c’est qu’un million. Une demoiselle qui a tant de pièces de cinquante centimes que ça, ne peut vraiment pas épouser...

LA ROUSSOTTE.

Mais cependant, papa ?

DUBOIS-TOUPET.

Cependant ?

LA ROUSSOTTE.

Oui, papa, cependant...

DUBOIS-TOUPET.

Ah ! mon Dieu !... est-ce que ?... Pauvre fille, aurais-je le droit de te reprocher... Est-ce que M. Médard...

LA ROUSSOTTE.

M. Médard ?...

DUBOIS-TOUPET.

Est-ce qu’il t’aurait fait oublier...

LA ROUSSOTTE.

Oh ! non, papa, jamais...

DUBOIS-TOUPET.

Jamais ?...

LA ROUSSOTTE.

Jamais, jamais...

DUBOIS-TOUPET.

Rien de plus simple, alors, que de l’envoyer promener ; embrasse-moi ; tu es une brave fille... Voyons, je m’en vais chercher une voiture... Tu as sans doute ici quelques petites choses que tu tiens à emporter ?...

LA ROUSSOTTE.

Mais, papa, M. Médard !

DUBOIS-TOUPET.

Il ne faut plus y penser, à M. Médard... Tu n’auras pas plutôt passé une quinzaine de jours au milieu du luxe dont je veux t’entourer, que tu comprendras toi même... Va, ma fille.

LA ROUSSOTTE.

Oui, papa, j’y vais.

DUBOIS-TOUPET.

Va, ma fille.

Sort la Roussotte.

Madame Médard !... Je vous demande si c’est possible... Madame Médard !...

Il fait un pas pour sortir et se retrouve en face de Médard qui vient d’entrer. Médard est couvert d’une de ces guérites portatives sur lesquelles on met les annonces. Sur la pancarte de devant il y a écrit en grosses lettres : ELLE N’ÉTAIT QU’ÉVANOUIE ?... ET LUI, QU’EST-CE QU’IL ÉTAIT ?... Il tient à la main des prospectus et en offre à Dubois-Toupet.

MÉDARD, offrant un prospectus.

Monsieur...

DUBOIS-TOUPET.

Je vous remercie, Monsieur.

Il salue Médard très poliment et s’en va.

 

 

Scène X

 

MÉDARD

 

J’ai la place... Elle n’est peut-être pas aussi brillante que je pouvais l’espérer, mais enfin, qu’est-ce que vous voulez ?... ... J’ai le pied dans l’étrier : c’est à moi, main tenant, de m’élever par mon zèle et par mon intelligence. Ce costume non plus n’est pas très avantageux... Mais il y a la façon de le porter... et puis c’est très commode, pour faire des farces à ses amis et con naissances. Vous allez voir.

Il appelle.

À la boutique ! à la boutique !

Entre la Roussotte, Médard a disparu dans son appareil. La Roussotte paraît très surprise de ne trouver personne et de voir cet objet bizarre au milieu de la scène.

 

 

Scène XI

 

MÉDARD, LA ROUSSOTTE

 

LA ROUSSOTTE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Elle s’approche de l’appareil. Médard reste caché. La Roussotte lit Elle n’était qu’évanouie, etc... Médard se montre.

MÉDARD.

Ah ! le voilà !

LA ROUSSOTTE.

Est-ce bête de faire des peurs comme ça... comment c’est vous ?

MÉDARD.

Oui, c’est moi ; et puis le petit bonhomme n’y est plus.

Il disparaît.

Et puis, il y est encore.

Il reparaît.

LA ROUSSOTTE.

Il plaisante, le malheureux !

MÉDARD.

Et pourquoi donc ne plaisanterais-je pas ?... Qu’est ce qu’il y a, mon Dieu ?

LA ROUSSOTTE.

Il y a que depuis tout à l’heure, depuis que vous êtes parti, il s’est passé des choses... Mais ôtez ça, je vous prie, la scène est vraiment trop grave pour que vous puissiez garder ça sur le dos.

MÉDARD, essayant de sortir de sa carapace.

Allons, bien... voilà que je ne peux pas, à cette heure... Ah ! si, ça y est, parlez, maintenant, parlez.

LA ROUSSOTTE.

Vous avez trouvé une place, vous ?... Eh ! bien, moi, pendant ce temps-là, j’ai trouvé un père !...

MÉDARD.

Est-il possible !

LA ROUSSOTTE.

Tout à l’heure, en entrant, est-ce que vous n’avez pas rencontré ?...

MÉDARD.

Si fait !... C’était votre père ?... Excusez !

LA ROUSSOTTE.

Oui, papa appartient aux classes les plus élevées de la société, il est riche, et moi aussi je suis riche.

MÉDARD.

Tant mieux !

LA ROUSSOTTE.

J’ai un million.

MÉDARD.

Un million ?...

LA ROUSSOTTE.

Oui.

MÉDARD, ravi.

C’est un chiffre, cela, c’est un chiffre...

LA ROUSSOTTE.

Vous ne voyez pas là un obstacle ?

MÉDARD.

À quoi ?

LA ROUSSOTTE.

À notre mariage ?...

MÉDARD.

Parce que vous êtes riche ?... Allons donc ! ça se dit dans les pièces de comédie, ces bêtises-là ; mais dans la vie réelle, jamais la fortune n’a empêché... Ça a du bon, la fortune... Ça sert à un tas de choses ; ainsi, mes débuts littéraires, vous verrez comme ça les facilitera.

LA ROUSSOTTE, embarrassée.

Je ne dis pas non... mais...

MÉDARD.

Mais quoi ? qu’est-ce qu’il y a, voyons ?

LA ROUSSOTTE.

Mon père...

MÉDARD.

Eh bien ?...

LA ROUSSOTTE.

Il ne veut pas que je vous épouse...

MÉDARD.

Déjà !

LA ROUSSOTTE.

Il dit qu’une demoiselle riche ne doit pas se marier avec...

MÉDARD.

Ah bien ! En voilà un qui ne perd pas de temps pour jouer son rôle de père... Il n’est pas nommé depuis cinq minutes...

LA ROUSSOTTE.

Naturellement, moi je vous ai défendu ... J’ai dit que je vous aimais.

MÉDARD.

Femme adorable !... Qu’est-ce qu’il a répondu ?

LA ROUSSOTTE.

Il est devenu tout chose... Regarde-moi, m’a-t-il dit, regarde-moi bien en face ; est-ce que ce jeune homme... ce jeune homme, c’est vous ?

MÉDARD.

Oui, oui.

LA ROUSSOTTE.

Est-ce que ce jeune homme t’aurait fait oublier...

MÉDARD.

Oh !

LA ROUSSOTTE.

Non, papa, me suis-je écriée, non, papa !

MÉDARD.

Et alors ?

LA ROUSSOTTE.

Sa figure est devenue joyeuse, et il m’a dit que rien n’était plus simple, qu’il n’y avait qu’à vous envoyer promener...

MÉDARD.

Je les reconnais bien là, les classes dirigeantes de la société ; la voilà, leur morale... Alors si je vous avais fait oublier... il n’y aurait pas moyen de nous séparer, alors il faudrait bien consentir au mariage... mais voilà parce que vous êtes tombée sur un jeune homme honnête...

Avec éclat.

Mais il est encore temps...

LA ROUSSOTTE, effrayée et montrant la guérite.

Remettez ça, je vous en prie, remettez ça tout de suite.

MÉDARD.

C’est inutile... Vous avez mieux que ça pour vous défendre.

LA ROUSSOTTE.

Quoi donc ?

MÉDARD.

Vous avez mon amour...

LA ROUSSOTTE, transportée.

Ah ! le moyen, je vous le demande, le moyen en entendant de pareilles choses... Il peut venir maintenant, papa... Je sais ce que j’aurai à lui dire...

Entre Dubois-Toupet.

 

 

Scène XII

 

MÉDARD, LA ROUSSOTTE, DUBOIS-TOUPET

 

DUBOIS-TOUPET.

Me voilà, moi... Ah ! c’est lui ?

LA ROUSSOTTE.

Oui, c’est lui... Et je vous déclare, je tiens à vous déclarer que rien au monde ne pourra m’en séparer, de lui...

DUBOIS-TOUPET.

Ah !

LA ROUSSOTTE.

Vous me dites qu’une jeune fille riche ne doit épouser qu’un homme riche... C’est possible ; mais moi, je ne comprends rien à vos usages... Je ne sais qu’une chose, moi, c’est que je l’aime et que je l’aimerai toujours... Vous êtes mon père, je sais bien... mais que voulez-vous que je vous dise ?... s’il me fallait absolument choisir entre vous et lui... Eh bien... vous n’êtes mon père que depuis cinq minutes après tout... et lui, voilà déjà trois grands jours que je l’adore...

MÉDARD.

Femme adorable !

LA ROUSSOTTE.

Vous avez envie de me marier dans votre monde, c’est très bien... mais est-ce ma faute si je me suis mise à aimer dans un monde à moi... On aime où l’on peut et comme on peut... Je ne pouvais pas me mettre à aimer un ambassadeur... il n’en vient guère à la crémerie... et là-bas à l’auberge de Péronne, il n’en venait pas du tout... Je vous en prie laissez-moi l’épouser... Il n’est pas mal... regardez-le...

DUBOIS-TOUPET, à Médard.

Ah ça ! mais je ne me trompe pas... c’est vous qui, tout à l’heure, quand je suis sorti, m’avez offert un prospectus ?

MÉDARD.

Dont vous n’avez pas voulu... Ça ne m’étonne pas, personne n’en prend.

LA ROUSSOTTE, à Dubois-Toupet.

Vous ne me répondez pas, papa.

DUBOIS-TOUPET.

Que veux-tu que je te réponde ? Il est bien évident que plutôt que de te perdre après t’avoir retrouvée...

Regardant Médard.

Mais d’un autre côté... c’est bien dur vraiment, c’est bien dur.

LA ROUSSOTTE.

Papa, je vous en prie...

Couplets et trio.

I

Sans Médard, je ne pourrais vivre,
Je partirai, si Médard part,
Je veux l’aimer, je veux le suivre,
Je ne peux vivre sans Médard.
C’est bêt’ ! j’en conviens moi-même,
D’aimer un homm’ qui n’a pas le sou,
C’est bêt’ ! c’est insensé ! c’est absurd’ ! c’est fou !
Je le reconnais, mais je l’aime,
Je l’aime.
Mon p’tit papa n’y a rien à faire à ça !
Je l’aime !

II

De vos biens, je n’ai point envie,
Si Médard n’en prend point sa part ;
Je sais que je vous dois la vie,
Mais je dois l’honneur à Médard.
C’est lui que je veux ! lui quand même,
N’importe comment et n’importe où !
C’est bêt’ ! c’est insensé, c’est absurd’, c’est fou !
Je le reconnais, mais je l’aime,
Je l’aime !
Mon p’tit papa y a rien à faire à ça,
Je l’aime !

DUBOIS-TOUPET.

C’est bien décidé alors ?... Des grands seigneurs, tu n’en veux pas !... C’est l’afficheur que tu veux !

LA ROUSSOTTE.

Oh ! oui, papa ! oh ! oui !

MÉDARD.

Si ça pouvait vous décider, Monsieur, je promettrais d’y renoncer aux affiches !

LA ROUSSOTTE.

Voyons, papa !

MÉDARD, suppliant.

Monsieur !

DUBOIS-TOUPET.

Eh bien ! qu’est-ce que tu veux que je te dise ! Va pour l’afficheur, puisque tu y tiens !

 

 

Scène XIII

 

MÉDARD, LA ROUSSOTTE, DUBOIS-TOUPET, GIGONNET

 

GIGONNET.

Gigonnet !

LA ROUSSOTTE, apercevant Gigonnet.

Un instant !

MÉDARD.

L’infâme Gigonnet !

GIGONNET, très calme.

Oh ! oui, Gigonnet.

À Médard.

Vous rappelez-vous qu’un jour, lorsque vous étiez chef de mon contentieux... vous m’avez remis vos papiers en me disant : Voyez donc si avec ça, il ne me serait pas possible de retrouver un père ?

MÉDARD.

Oui, je me rappelle.

GIGONNET.

Eh bien ! c’est fait ; votre père est retrouvé.

LA ROUSSOTTE, joyeuse.

Il a un père... lui aussi... il a un père !...

DUBOIS-TOUPET.

J’aime autant ça.

GIGONNET, remettant à Médard une liasse de papiers.

Prenez... J’ai reconstitué votre état-civil.

À part.

Avec les papiers du Roussot.

MÉDARD.

Et mon père ?

GIGONNET.

Votre père ?... Le voici.

DUBOIS-TOUPET.

Mon fils !

MÉDARD.

Mon père !

Médard et la Roussotte font un pas l’un vers l’autre, puis ils s’éloignent avec une sorte d’effroi.

LA ROUSSOTTE.

Mon frère ?...

MÉDARD.

Ma sœur !

GIGONNET, à part.

Mariez-vous maintenant, mes enfants ! mariez-vous.

 

 

ACTE III

 

Petit salon de deux plans, très riche. Porte au fond, milieu. Portes latérales, dans les deux pans coupés à droite et à gauche. Cheminée au premier plan droite. Console avec glace, premier plan gauche, deux fauteuils, deux chaises fortes et trois chaises légères. Un petit guéridon à droite. 

 

 

Scène première

 

DUBOIS-TOUPET, UN DOMESTIQUE

 

DUBOIS-TOUPET, finissant de prendre son café.

Comme c’est amusant de déjeuner tout seul quand on a près de soi deux enfants... Depuis un mois ils ha bitent ici dans mon hôtel. Le premier jour nous avons déjeuné tous les trois en famille... Ils ont failli se jeter les assiettes à la tête... Au repas suivant ils se les ont jetées réellement. Alors nous avons décidé que dorénavant chacun déjeunerait et dinerait dans sa chambre. Ça n’est pas gai, mais c’est plus sûr.

Il a sonné. Entre un domestique, il montre le café et le guéridon.

Emportez ça...

LE DOMESTIQUE.

Oui, monsieur le comte.

Il sort.

DUBOIS-TOUPET.

Ces pauvres enfants, ce n’est pas leur faute... Ils avaient pris l’habitude de s’aimer comme deux amoureux et tout d’un coup l’on vient leur dire : C’est pas tout ça, il faut maintenant vous aimer comme frère et sœur... Ça les agace, je le comprends, mais je ne les en trouve pas moins insupportables, je n’ai plus qu’une idée qui est de me débarrasser d’eux le plus vite possible... J’ai trouvé un moyen...

Il sonne.

et je vais leur en parler pas plus tard que tout de suite.

Entre le domestique.

Mademoiselle n’est pas encore revenue du Bois ?

LE DOMESTIQUE.

Non, Monsieur.

DUBOIS-TOUPET.

Et M. le vicomte ?

LE DOMESTIQUE.

Non plus. M. le vicomte et mademoiselle sont partis il y a une heure.

DUBOIS-TOUPET.

Ils sont partis ensemble ?

LE DOMESTIQUE.

Oh ! non, Monsieur... M. le vicomte et Mademoiselle se sont rencontrés en bas dans la cour de l’hôtel et ils se sont regardés comme ça... Psch !... après quoi ils sont montés à cheval et ils sont sortis séparément ; Mademoiselle est sortie la première... M. le vicomte éprouve toujours une certaine difficulté à se mettre en selle.

DUBOIS-TOUPET.

Et une fois qu’il y est ?...

LE DOMESTIQUE.

Il éprouve une certaine difficulté à y rester.

Il sort.

DUBOIS-TOUPET, riant.

Je ne devrais pas rire puisque c’est mon fils... mais je ne peux pas m’empêcher... il a une si drôle de façon de se tenir à cheval, M. Médard.

Imitant Médard.

Et allez donc... et allez donc... il a l’air d’une bouteille qu’on rince... et allez donc !

Entre la Roussotte, costume d’amazone.

 

 

Scène II

 

DUBOIS-TOUPET, LA ROUSSOTTE

 

LA ROUSSOTTE.

Bonjour, papa, mon frère n’est pas là ?

DUBOIS-TOUPET.

Non.

LA ROUSSOTTE.

Je peux entrer, alors ?

Elle descend en scène.

DUBOIS-TOUPET, se lève.

À la bonne heure, elle... elle a tout de suite pris la tournure... tandis que lui... Ça t’amuse de monter à cheval ?

LA ROUSSOTTE.

Oh ! si ça m’amuse !...

Couplets.

I

Maint’nant, j’ai pris le bel usage,
À ch’val maint’nant je sais m’asseoir,
Tandis qu’autrefois au village,
Quand j’ m’nais les ch’vaux à l’abreuvoir,
J’ montais lestement sur ma bête
D’un’ toute autr’ façon,
À la bonn’ franquette,
À califourchon !...

II

À ch’val maint’nant, c’est autre chose,
Quand j’ galope au bois, en public,
Je m’ guind’, je m’ gêne et je pose,
J’suis à la mode et j’ fais du chic.
Cependant quelquefois j’ regrette
Mon ancienn’ façon,
À la bonn’ franquette,
À califourchon !...

DUBOIS-TOUPET.

Elle n’a pas encore tout à fait pris le ton... mais ça viendra... Tu as aperçu ton frère au bois ?

LA ROUSSOTTE.

Oui.

DUBOIS-TOUPET.

Il n’est pas tombé ?...

LA ROUSSOTTE.

Oh ! non... Il avait pris un bon moyen pour ça. Il était à pied et il se promenait en tenant son cheval par la bride.

DUBOIS-TOUPET, sonnant.

Ah ! diable, s’il revient comme ça, nous serons peut-être obligés d’attendre.

Entre le domestique.

Dès que M. le vicomte rentrera, vous lui direz de venir ici, que je l’attends.

LE DOMESTIQUE.

M. le vicomte ne tardera pas à rentrer. Un commissionnaire vient de ramener le cheval de M. le vicomte et il nous a annoncé que M. le vicomte suivait dans un petit fiacre.

DUBOIS-TOUPET.

Dans un petit fiacre !...

LE DOMESTIQUE.

Oui, Monsieur.

LA ROUSSOTTE.

Il aura voulu remonter sur son cheval... et alors...

DUBOIS-TOUPET.

Je m’en accuse, mais je ne me sens rien du tout pour ce fils-là, rien du tout, rien du tout.

LE DOMESTIQUE.

Voici M. le vicomte.

 

 

Scène III

 

DUBOIS-TOUPET, LA ROUSSOTTE, MÉDARD

 

MÉDARD, il ouvre la porte.

Ah ! pardon !

Il s’en va.

DUBOIS-TOUPET.

Qu’est-ce que c’est ?...

Au domestique.

Courez après lui, dites-lui que je veux absolument...

Le domestique sort, la Roussotte s’en va, Dubois-Toupet court après elle.

Eh bien ! eh bien !... où vas-tu ?...

LA ROUSSOTTE.

Vous avez à parler à mon frère, je m’en vais.

DUBOIS-TOUPET.

C’est à tous deux que j’ai à parler... et je t’ordonne de rester là...

Entre Médard.

MÉDARD.

On me dit que vous tenez à me parler, Monsieur ?

DUBOIS-TOUPET.

Oui, Monsieur.

MÉDARD.

C’est très bien, Monsieur, je reviendrai quand Mademoiselle ne sera plus là.

LA ROUSSOTTE.

Je ne demande qu’à m’en aller, moi.

Ils font chacun un mouvement pour sortir.

DUBOIS-TOUPET.

En voilà assez, à la fin. Si vous ne restez pas là, je vous flanque des calottes... je suis votre père.

LA ROUSSOTTE.

C’est bien papa, c’est bien.

MÉDARD.

Du moment que vous le prenez sur ce ton-là, Monsieur...

DUBOIS-TOUPET.

Asseyez-vous... asseyez-vous aussi loin l’un de l’autre qu’il vous plaira, mais asseyez-vous et écoutez-moi.

Médard et la Roussotte s’assoient en effet loin l’un de l’autre et ils se lancent des regards furieux.

La famille, les joies de l’intérieur... C’est pour arriver à ça que je suis allé en Chine gagner une fortune... Enfin !...

À ses enfants.

Il doit vous sembler comme à moi qu’il est tout à fait impossible que vous continuiez à vivre l’un près de l’autre...

LA ROUSSOTTE.

Tout à fait impossible, papa.

MÉDARD.

Absolument impossible, Monsieur.

DUBOIS-TOUPET.

Pour vous séparer définitivement, j’ai résolu de vous marier.

LA ROUSSOTTE.

Comment ! de nous marier ?

DUBOIS-TOUPET.

De vous marier chacun de votre côté, bien entendu... Je suis allé trouver une vieille amie à moi, la marquise de la Haute-Venue, je lui ai dit : Marquise, vous n’au riez pas dans vos connaissances, un bon jeune homme qui pourrait épouser une jeune fille à laquelle je m’intéresse... et une jolie personne qui pourrait épouser un bon jeune homme ?... Certainement, m’a répondu la marquise, j’ai une jeune fille pour votre jeune homme, et j’ai un homme pour votre jeune fille... La voilà, mon idée, qu’est-ce que vous en dites ?...

LA ROUSSOTTE.

Je dis qu’elle est excellente... Quand me mariez-vous ? Je veux me marier tout de suite, quant à moi.

MÉDARD.

Moi aussi, moi aussi...

DUBOIS-TOUPET, à la Roussotte.

Ton jeune homme viendra ici tout à l’heure sous prétexte de voir le dernier chef-d’œuvre que j’ai acheté hier à l’hôtel des ventes... Pendant qu’il examinera le tableau, tu l’examineras, lui, et s’il te convient...

LA ROUSSOTTE.

Il me conviendra, papa.

DUBOIS-TOUPET.

Quant à vous, Monsieur, il viendra tout à l’heure une jeune personne avec sa mère. Elle viendra sous le pré texte d’offrir des billets pour le prochain bal de bienfaisance donné au profit des bienfaiteurs sans fortune.

MÉDARD.

Il n’y a pas besoin de façons, je l’accepte la jeune personne, je l’accepte quelle qu’elle soit.

DUBOIS-TOUPET.

Oui... mais il faut savoir si elle vous acceptera, vous. Enfin, comme vous avez chacun un million... Ces personnes que j’attends vont arriver tout à l’heure, je vais faire un peu de toilette... Toi aussi, ma fille, tu devrais...

LA ROUSSOTTE.

Oui, papa, j’y vais...

DUBOIS-TOUPET, l’embrassant.

Ma fille... je t’aime bien, toi... mais ton frère, je n’éprouve rien du tout pour ce garçon-là, rien du tout, rien du tout.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

MÉDARD, LA ROUSSOTTE

 

Ils sont aux deux extrémités de la scène. Sur le point de sortir, ils s’arrêtent et se retournent.

MÉDARD.

Mademoiselle...

LA ROUSSOTTE.

Monsieur...

MÉDARD.

Une bien bonne idée que ce digne monsieur a eue là de nous faire faire à chacun un mariage.

LA ROUSSOTTE.

Oh ! oui... comme ça au moins nous ne nous verrons plus, nous ne nous rencontrerons plus...

MÉDARD.

Ça vous était désagréable ?...

LA ROUSSOTTE.

Oh !

MÉDARD.

Et à moi donc... Jamais je ne pourrai être un frère pour vous.

Se rapprochant d’elle.

Jamais, jamais... j’ai essayé, je ne peux pas.

LA ROUSSOTTE.

Moi aussi j’ai essayé d’être une sœur.

MÉDARD.

Et...

LA ROUSSOTTE.

Je ne peux pas, je ne peux pas...

MÉDARD.

Alors, n’est-ce pas, il vaut mieux...

LA ROUSSOTTE.

Oui et tout de suite.

MÉDARD.

Qu’est-ce que vous ferez, une fois mariée ?...

LA ROUSSOTTE.

Je partirai, je demanderai à mon mari de m’emmener loin de l’endroit où vous serez, loin, loin.

MÉDARD.

Moi, je ne demanderai pas à ma femme... je suis l’homme, moi, par conséquent je suis le maître... je ne demanderai pas à ma femme... je lui ordonnerai de me suivre et je m’en irai avec elle.

LA ROUSSOTTE.

Loin, n’est-ce pas, bien loin ?

MÉDARD.

Loin, loin, loin... ce n’est pas que je vous haïsse, au moins.

LA ROUSSOTTE.

Ni moi...

MÉDARD.

Au contraire... je vous souhaite, en vous quittant, je vous souhaite tout le bonheur possible avec votre... avec votre mari.

LA ROUSSOTTE.

C’est comme moi... je vous souhaite d’être aussi heureux qu’on peut l’être avec... avec votre femme.

MÉDARD.

Je vous remercie... Seulement, si vous êtes heureuse comme je l’espère, j’aurai quelque chose à vous demander.

LA ROUSSOTTE.

Quoi donc ?...

MÉDARD.

Ce sera de ne pas m’en faire part...

LA ROUSSOTTE.

Comme c’est drôle... j’allais justement vous dire la même chose... nous ne nous écrirons pas... nous ne nous donnerons pas de nos nouvelles.

MÉDARD.

Jamais, jamais... Une fois séparés nous n’existerons plus l’un pour l’autre. C’est bien convenu ?...

LA ROUSSOTTE.

Oui, c’est bien convenu.

MÉDARD, très ému.

La Roussotte...

LA ROUSSOTTE, très émue.

Monsieur Médard...

MÉDARD.

Adieu, la Roussotte.

LA ROUSSOTTE.

Adieu, monsieur Médard, je vais m’habiller... celui qui doit m’épouser va venir...

MÉDARD.

Oui, c’est cela... Allez vous habiller, mariez-vous. Et puis, adieu.

LA ROUSSOTTE.

Adieu !...

 

 

Scène V

 

MÉDARD, seul

 

Jamais pareille chose n’est arrivée, je crois... jamais... jamais !... Si pourtant, il paraît que c’est arrivé à un nommé Réné ! un autre, nommé Chateaubriand, a fait un livre là-dessus. Le nommé Réné s’est tiré d’affaires en se sauvant en Amérique. Je pourrais faire comme lui... aller là-bas... chez les sauvages !

Entre Dubois-Toupet.

 

 

Scène VI

 

MÉDARD, DUBOIS-TOUPET

 

DUBOIS-TOUPET, du fond.

Vous êtes seul, Monsieur ?...

MÉDARD.

Oui, Monsieur...

DUBOIS-TOUPET.

Peut-être avez-vous remarqué que je disais Monsieur ; je sais bien que je devrais dire mon fils.

MÉDARD.

Tout comme moi, je devrais dire mon père.

DUBOIS-TOUPET.

Vous me pardonnerez d’éprouver quelque difficulté à prononcer... ce n’est pas étonnant.

MÉDARD.

Quand on n’a pas l’habitude...

DUBOIS-TOUPET.

Je sais bien qu’il y a la voix du sang.

MÉDARD.

Ah ! oui, il y a la voix...

DUBOIS-TOUPET.

Elle parlera certainement un jour ou l’autre... la voix du sang...

MÉDARD.

Je l’espère, je veux l’espérer.

DUBOIS-TOUPET.

Moi aussi... mais en attendant qu’elle ait parlé, ne trouvez-vous pas qu’il est inutile de feindre des sentiments ?...

MÉDARD.

Tout à fait inutile.

DUBOIS-TOUPET.

Aussi, voilà pourquoi j’ai toujours évité de vous serrer dans mes bras, il m’a semblé qu’une poignée de main...

MÉDARD.

Une bonne poignée de main, ça suffit... ça suffit parfaitement.

DUBOIS-TOUPET, lui donnant une poignée de main.

Monsieur...

MÉDARD.

Monsieur...

DUBOIS-TOUPET.

Vous êtes allé hier au cercle, comme je vous l’avais dit ?...

MÉDARD.

Oui, Monsieur...

DUBOIS-TOUPET.

Vous avez joué ?

MÉDARD.

Oui, Monsieur, il y a même eu, à cause de moi, une espèce de querelle.

DUBOIS-TOUPET.

Comment cela ?

MÉDARD.

Je m’étais assis à la table de baccarat. Le monsieur qui était en face de moi me demande si je veux une carte... il me le demande poliment, alors, moi, pour ne pas être en reste de politesse, je réponds... « Oui, Monsieur, avec plaisir ; » il me donne un deux : ça me faisait dix.

DUBOIS-TOUPET.

Vous avez tiré à huit !...

MÉDARD.

Là-dessus tous ces messieurs qui étaient autour de moi se sont mis à me dire des choses désagréables.

DUBOIS-TOUPET, à part.

Qu’est-ce que c’est que ce garçon-là ?... Il se promène au bois en tenant son cheval en laisse et il tire à huit au baccarat... Et c’est mon fils.

MÉDARD.

Ce n’est pas si mauvais après tout, de tirer à huit... ça ne m’a pas empêché de gagner.

Il prend des jetons de sa poche.

C’est de l’argent tous ces jetons-là... Cinq cents francs... Deux cents francs.

LE VALET DE PIED, entrant.

Monsieur le baron de Montflambert.

DUBOIS-TOUPET.

C’est le jeune homme.

Au domestique.

Faites entrer.

Le domestique sort.

MÉDARD.

Dois-je sortir, Monsieur, ou dois-je rester pour assister à l’entrevue ?...

DUBOIS-TOUPET.

Comme il vous plaira.

MÉDARD.

Je reste alors.

Entre Montflambert.

 

 

Scène VII

 

MÉDARD, DUBOIS-TOUPET, MONTFLAMBERT

 

MONTFLAMBERT, à Dubois-Toupet.

Monsieur !...

DUBOIS-TOUPET.

Monsieur...

Au domestique.

Faites dire à Mademoiselle que dès qu’elle pourra descendre...

Le domestique sort.

Mon fils, Monsieur, le vicomte Dubois-Toupet, mon fils.

MONTFLAMBERT, saluant.

Monsieur...

MÉDARD, saluant.

Monsieur Montflambert !

MONTFLAMBERT.

J’ai appris, Monsieur, que vous aviez acheté un Vélasquez superbe.

DUBOIS-TOUPET.

Vous êtes venu pour le voir ?...

MONTFLAMBERT.

Oui, Monsieur.

DUBOIS-TOUPET.

Je suis vraiment désolé, je viens justement de l’envoyer chez l’expert pour faire restaurer la signature. Mais ça ne fait rien... ne vous en allez pas... Restez tout de même.

MONTFLAMBERT.

Je resterai, Monsieur, je resterai tant que vous voudrez...

DUBOIS-TOUPET.

Je vous remercie, Monsieur.

Entre la Roussotte.

Voici ma fille.

 

 

Scène VIII

 

MÉDARD, DUBOIS-TOUPET, MONTFLAMBERT, LA ROUSSOTTE

 

MONTFLAMBERT.

Mademoiselle !...

LA ROUSSOTTE.

Bonjour, Monsieur, bonjour.

DUBOIS-TOUPET.

Ma fille, voici-M. le baron de Montflambert qui a entendu parler de mon Vélasquez.

LA ROUSSOTTE.

Il n’y a pas besoin de tant de simagrées... C’est Monsieur, n’est-ce pas ? qui vient pour m’épouser...

MONTFLAMBERT.

Mademoiselle...

LA ROUSSOTTE.

Eh bien ! qu’il m’épouse et n’en parlons plus.

MONTFLAMBERT.

Mademoiselle... je ne m’attendais pas... mais ça ne fait rien, j’accepte avec ravissement.

DUBOIS-TOUPET.

Ça vous va ?

MONTFLAMBERT.

Oh ! oui.

DUBOIS-TOUPET.

Ça te va ?

LA ROUSSOTTE.

Puisque je vous le dis...

DUBOIS-TOUPET.

C’est une affaire entendue, alors : Baron, vous êtes mon gendre...

MÉDARD.

Un instant donc, un instant !...

DUBOIS-TOUPET.

Comment !...

MÉDARD.

On n’a pas idée de bâcler un mariage comme ça... dans notre monde !...

DUBOIS-TOUPET.

Qu’est-ce qui lui prend ?...

MÉDARD.

Vous dites que vous la mariez avec Monsieur... C’est bientôt dit ça... Qu’est-ce que c’est que Monsieur, d’où vient-il ? Qui est-ce qui le connaît ? Je ne le connais pas, moi.

MONTFLAMBERT.

Monsieur !

MÉDARD.

Eh bien ! Monsieur ?

MONTFLAMBERT.

Rien, monsieur... je ne veux pas, en présence de Mademoiselle...

DUBOIS-TOUPET.

C’est une vieille amie à moi... la marquise de Haute-Venue, qui m’a parlé de Monsieur... et la marquise est incapable...

MÉDARD.

Un drôle de métier qu’elle fait là, votre marquise de Haute-Venue... C’est une marieuse alors... c’est une marieuse... qu’est-ce qu’on lui donne pour ça ?...

DUBOIS-TOUPET, à part.

Il m’ennuie, mon fils.

LA ROUSSOTTE, à Montflambert.

Ne faites pas attention... nous nous marierons tout de même.

MONTFLAMBERT.

Je ne fais pas attention, mais cependant...

MÉDARD.

Cependant quoi, Monsieur, cependant quoi ?

MONTFLAMBERT.

Rien, Monsieur... la présence de Mademoiselle...

MÉDARD.

Elle fait bien mal son métier, en tous cas, votre marieuse... Je vous demande un peu s’il est permis d’en voyer des modèles dans ce goût-là... regardez-moi...

Pressant Montflambert et le bousculant.

Ça n’a pas de santé, ça ne tient pas.

MONTFLAMBERT, manquant de tomber.

Ah ! mais...

DUBOIS-TOUPET, à Montflambert.

Ne faites pas attention... la marquise a dû vous dire...

MONTFLAMBERT, se frottant.

C’est donc ça...

La Roussotte le frotte aussi.

Je vous remercie, Mademoiselle.

DUBOIS-TOUPET, à Médard.

Vous savez que vous m’ennuyez, vous.

MÉDARD.

Monsieur, je vous respecte... je ne me sens absolument rien pour vous, mais je vous respecte... Mais voyons, là, vous ne pouvez pas la donner... elle... une femme admirable, à un pareil...

À Montflambert.

Allons, c’est bien, vous êtes venu ici pour qu’on vous examine. On vous a examiné, allez-vous en, vous ne faites pas l’affaire...

MONTFLAMBERT.

Qu’est-ce qu’il a dit ?...

LA ROUSSOTTE.

Il a dit de vous en aller.

MÉDARD.

Et ne vous le faites pas dire deux fois ou bien...

MONTFLAMBERT, digne.

Je m’en vais, Monsieur...

MÉDARD.

À la bonne heure !

MONTFLAMBERT.

Je m’en vais, mais je n’ai pas besoin de vous dire que nous nous reverrons.

MÉDARD.

Je n’y tiens pas, mais ça m’est égal.

MONTFLAMBERT.

Monsieur, Mademoiselle...

MÉDARD, poussant Montflambert dehors.

En voilà assez... allez au diable... et plus vite que ça...

Redescendant après que Montflambert est sorti.

Ah ! mais...

DUBOIS-TOUPET, accompagnant Montflambert.

Mes excuses à la marquise...

 

 

Scène IX

 

DUBOIS-TOUPET, MÉDARD, LA ROUSSOTTE

 

LA ROUSSOTTE.

Et vous disiez tout à l’heure que vous ne demandiez qu’à me voir mariée...

MÉDARD.

Je le dis toujours... je ne demande qu’à vous voir mariée, mais pas avec celui-là...

DUBOIS-TOUPET, rentrant furieux et relevant ses manches.

Attends, toi, attends.

LA ROUSSOTTE, se jetant au-devant de Dubois-Toupet.

Papa, je t’en prie... Il a raison, après tout... il ne me convenait pas du tout, ce mari-là...

MÉDARD.

Vous entendez...

LA ROUSSOTTE.

Et puis, là, voyons... qu’est-ce que nous désirons tous les deux ?... Être séparés l’un de l’autre ?... Eh bien ! pour être séparés, il n’est pas nécessaire que nous nous mariions tous deux, il suffit qu’il se marie, lui...

DUBOIS-TOUPET, abaissant ses manches.

Tiens, c’est juste...

LA ROUSSOTTE.

Qu’il se marie, qu’il s’en aille, loin, loin, loin... et rien ne me forcera, moi... je pourrai très bien, moi, continuer à vivre près de vous.

DUBOIS-TOUPET.

C’est très juste et j’aime mieux ça.

MÉDARD.

Moi aussi...

Entre le valet de pied.

LE VALET.

Madame et mademoiselle de Saint-Excédant...

LA ROUSSOTTE.

Faites entrer.

Le domestique sort.

DUBOIS-TOUPET.

Tu ne vas pas faire comme ton frère, au moins, tu ne vas pas, quand la demoiselle entrera...

LA ROUSSOTTE, très distinguée.

Par exemple... je suis femme, et les femmes savent tout de suite prendre le ton et les allures... Ce n’est pas comme lui... jamais il ne saura, lui, mais moi, tu vas voir, papa, comme je saurai bien être femme du monde...

DUBOIS-TOUPET.

Tu me le promets ?...

LA ROUSSOTTE.

Tu vas voir, papa, tu vas voir.

Entrent madame et mademoiselle de Saint-Excédant.

 

 

Scène X

 

DUBOIS-TOUPET, MÉDARD, LA ROUSSOTTE, MADAME DE SAINT-EXCÉDANT, CÉCILE

 

LA ROUSSOTTE, s’élançant au devant de madame de Saint Excédant, très prétentieuse.

Cette bonne madame de Saint-Excédant, que vous êtes bonne d’être venue et de nous avoir amené votre adorable demoiselle, car je présume...

MADAME DE SAINT-EXCÉDANT.

En effet, c’est ma Cécile...

LA ROUSSOTTE.

Elle est ravissante ! Asseyez-vous donc, Madame, je vous en prie...

MÉDARD, à Cécile.

Vous aussi, Mademoiselle... asseyez-vous !

LA ROUSSOTTE.

Assieds-toi, papa...

Elle descend une chaise pour elle. Médard s’assied à quelque distance des autres personnages. La Roussotte assise près de son père.

LA ROUSSOTTE, bas.

C’est bien, n’est-ce pas ?...

DUBOIS-TOUPET, bas.

Très bien, très bien...

MADAME DE SAINT-EXCÉDANT.

C’est votre fille ?

DUBOIS-TOUPET.

Oui, Madame...

MADAME DE SAINT-EXCÉDANT.

Elle est d’une distinction...

LA ROUSSOTTE.

Cette excellente madame de Saint-Excédant... Vous ne craignez pas les courants d’air ?...

MADAME DE SAINT-EXCÉDANT, effrayée.

Si fait...

LA ROUSSOTTE.

Il n’y en a pas, n’ayez pas peur... C’était seulement pour vous montrer combien je m’intéresse à votre chère santé.

MADAME DE SAINT-EXCÉDANT.

Oh ! Mademoiselle...

LA ROUSSOTTE, bas, à Dubois-Toupet.

Je suis bien femme du monde.

MADAME DE SAINT-EXCÉDANT.

Je viens, Monsieur, vous prier de me prendre quelques billets... il doit y avoir prochainement un festival au Trocadéro...

À Médard.

Vous riez, Monsieur.

MÉDARD.

Oui, je ris de vous voir comme ça tourner autour du pot.

LA ROUSSOTTE.

Oh !

MÉDARD.

Il n’y a pas besoin de faire tant de façons... Votre petite vient pour m’épouser, eh bien ! c’est dit... Je l’épouse...

CÉCILE.

Oh ! maman !...

MADAME DE SAINT-EXCÉDANT.

Je vous assure, Monsieur, que ni Cécile ni moi ne nous attendions... mais ça ne fait rien, nous acceptons.

DUBOIS-TOUPET.

À quand le mariage, alors ?

MÉDARD.

Tout de suite, tout de suite... Venez, mademoiselle... Mademoiselle,

MADAME DE SAINT-EXCÉDANT.

Ah ! non. Il faut au moins le temps de publier les bans.

DUBOIS-TOUPET.

Nous commencerons demain, et dans trois semaines...

MADAME DE SAINT-EXCÉDANT.

Ça te va-t-il, Cécile ?

CÉCILE.

Oui, maman.

MADAME DE SAINT-EXCÉDANT.

C’est convenu alors...

MÉDARD.

Oui, c’est convenu.

MADAME DE SAINT-EXCÉDANT, poussant Cécile vers Dubois-Toupet.

Embrasse ton beau-père, alors...

LA ROUSSOTTE.

Doucement, donc, doucement...

DUBOIS-TOUPET.

Qu’est-ce qu’il y a ?...

LA ROUSSOTTE.

Cette chère madame de Saint-Excédant... il ne faudrait pas la tromper... il ne faudrait pas non plus tromper cette demoiselle qui me paraît être un ange...

CÉCILE.

Oui, Mademoiselle...

LA ROUSSOTTE.

Ces dames savent-elles qu’il y a dans le passé de Monsieur... Oh ! rien de grave, assurément, mais enfin savent-elles qu’il y a huit jours la profession de Mon sieur consistait à se promener dans Paris avec une pancarte sur laquelle était écrit : Elle n’était qu’évanouie... et lui, qu’est-ce qu’il était ?...

DUBOIS-TOUPET, voulant la faire taire.

Hum ! hum !

LA ROUSSOTTE.

Savent-elles qu’avant d’être le jeune et brillant gentilhomme qu’elles admirent en ce moment, Monsieur a été obligé de faire un tas de métiers...

DUBOIS-TOUPET.

Hum ! hum !

LA ROUSSOTTE.

Savent-elles que Monsieur a écrit des chansonnettes pour des cafés-concerts de quatrième ordre, et qu’il est l’auteur de :

Je suis la sœur de l’emballeur, etc.

DUBOIS-TOUPET.

Ma fille...

MADAME DE SAINT-EXCÉDANT.

La marquise, en me parlant de ce mariage, m’a bien touché deux mots... Il me semble que ce sont là des bagatelles sur lesquelles il est inutile d’insister...

MÉDARD.

Tout à fait inutile...

DUBOIS-TOUPET.

C’est mon avis, le mariage est convenu, le mariage se fera.

LA ROUSSOTTE.

Ah ! mais non, alors, ah ! mais non !

DUBOIS-TOUPET.

Ma fille !...

LA ROUSSOTTE.

Je n’en veux pas, moi, de ce mariage... Du moment que cette excellente madame de Saint-Excédant trouve que ce sont là des bagatelles, j’ai tout lieu de croire que c’est à votre fortune que l’on en veut et que cette excellente madame n’est qu’une aventurière.

MADAME DE SAINT-EXCÉDANT.

Oh !...

LA ROUSSOTTE.

Et quant à mademoiselle, qui fait tant la sucrée, elle m’a bien l’air...

CÉCILE.

Oh ! maman...

DUBOIS-TOUPET.

Ma fille, toi qui avais promis d’être femme du monde...

LA ROUSSOTTE.

Femme du monde tant qu’on voudra... mais j’ai été fille d’auberge aussi, et ces dames s’en apercevront si elles ne se dépêchent pas de déguerpir...

DUBOIS-TOUPET.

Allons, bon...

MÉDARD.

Allons, bien...

LA ROUSSOTTE.

Allons, ouste... là-bas, à Péronne, quand les buveurs refusaient de s’en aller, c’est moi qui étais chargée de les mettre à la porte...

MADAME DE SAINT-EXCÉDANT.

Elle nous appelle ivrognes !...

DUBOIS-TOUPET.

Elle est un peu nerveuse...

MADAME DE SAINT-EXCÉDANT.

Viens, ma fille, allons-nous en.

CÉCILE.

Tout de suite, maman, tout de suite.

LA ROUSSOTTE.

Et ne revenez pas surtout... Votre demoiselle ne nous va pas, voilà notre dernier mot, elle ne nous va pas, votre demoiselle...

MADAME DE SAINT-EXCÉDANT.

Viens, ma fille !

DUBOIS-TOUPET, les accompagnant.

Mes excuses à la marquise !...

Sortent Cécile et madame de Saint-Excédant.

 

 

Scène XI

 

DUBOIS-TOUPET, MÉDARD, LA ROUSSOTTE

 

LA ROUSSOTTE.

Certainement je veux qu’il se marie... mais je ne veux pas qu’il épouse cette petite-là, je ne le veux pas.

DUBOIS-TOUPET, s’arrachant les cheveux.

Quelle famille, mon Dieu !... Quelle famille !...

MÉDARD.

Monsieur...

LA ROUSSOTTE.

Papa...

DUBOIS-TOUPET.

Quelle famille !... quelle famille !...

LA ROUSSOTTE.

Voyons, papa, je conviens que cette fois-ci, ça n’a pas très bien marché.

MÉDARD.

Ça ira mieux la prochaine fois...

DUBOIS-TOUPET.

La prochaine fois !...

LA ROUSSOTTE.

Ça n’ira peut-être pas encore tout à fait bien, la prochaine fois, mais enfin ça ira mieux qu’aujourd’hui.

MÉDARD.

La fois suivante, il y aura encore une petite amélioration.

LA ROUSSOTTE.

Et ainsi de suite... il faut espérer qu’à la longue...

DUBOIS-TOUPET.

Alors, vous vous imaginez que je vais faire défiler tout ce qu’il y a d’hommes et de filles à marier.

MÉDARD.

Je ne sais pas, moi... mais à votre place, moi, Monsieur, je ne me découragerais pas.

LA ROUSSOTTE.

Essaie encore, papa... et tu verras que ça finira par aller.

Entre le domestique.

LE DOMESTIQUE.

Il y a là un monsieur qui désire parler...

Il donne une carte.

LA ROUSSOTTE.

Encore un prétendu...

DUBOIS-TOUPET.

Non... je ne savais pas ce qui devait arriver, moi... Je n’en avais commandé qu’un pour aujourd’hui.

Lisant la carte.

M. Édouard.

MÉDARD.

C’est un monsieur de mon cercle...

DUBOIS-TOUPET.

Faites entrer.

Le domestique sort. Dubois-Toupet regarde Médard et la Roussotte qui se sont remis à se faire des mines furieuses comme au commencement de l’acte. Entre Édouard.

 

 

Scène XII

 

DUBOIS-TOUPET, MÉDARD, LA ROUSSOTTE, ÉDOUARD

 

Édouard salue Dubois-Toupet et Médard. Il regarde la Roussotte avec étonnement.

LA ROUSSOTTE.

Oui, c’est moi...

ÉDOUARD.

Mademoiselle...

LA ROUSSOTTE.

À la crémerie... la fille... Celle à qui vous avez donné vingt-six francs soixante-quinze...

ÉDOUARD.

Il me semblait, en effet... mais je ne me serais pas permis...

LA ROUSSOTTE.

Ils m’ont porté bonheur, vos vingt-six francs... J’ai retrouvé un père et je suis riche, maintenant, très riche... Voyez comme je suis bien mise.

ÉDOUARD.

Oui, je vois... Et là, vrai, je ne peux pas vous dire combien ça me fait plaisir.

À Médard.

J’ai eu l’honneur, monsieur, de jouer avec vous hier soir...

MÉDARD.

En effet, Monsieur, je me rappelle...

ÉDOUARD.

Parmi les jetons que je vous ai donnés en paiement, il y en a un auquel je tiens beaucoup et que le cercle refuserait de vous reprendre, attendu que c’est un je ton qui date d’autrefois.

MÉDARD, lui présentant les jetons.

Voyez, Monsieur...

ÉDOUARD.

C’est celui-là, Monsieur.

DUBOIS-TOUPET.

Qu’est-ce que c’est que ça ? qui est-ce qui vous a donné ce jeton-là ?...

ÉDOUARD.

C’est mon oncle... il me l’a donné quand j’étais tout petit...

DUBOIS-TOUPET.

Chez le père Savarin ?...

ÉDOUARD.

Oui.

DUBOIS-TOUPET.

Regardez-moi bien... et tâchez de vous rappeler...

ÉDOUARD, le reconnaissant.

Mon oncle !...

DUBOIS-TOUPET.

Mon fils... tu es mon fils... il n’y a pas à en douter. C’est bien toi qui es mon fils...

À Médard.

et non pas toi... tu entends, tu ne m’es rien, toi, rien du tout...

MÉDARD.

Vous en êtes bien sûr, pas vrai ?

DUBOIS-TOUPET.

Oui, j’en suis sûr, je le sens là...

MÉDARD.

Oh ! que je suis content !...

LA ROUSSOTTE.

Et moi donc !...

Ils s’embrassent avec effusion.

DUBOIS-TOUPET, à Édouard.

Mais comment as-tu trouvé le moyen de perdre en jouant contre un gaillard pareil ?... un gaillard qui tire à huit ?...

ÉDOUARD.

Oh ! c’est que j’ai la manie de tirer à cinq.

DUBOIS-TOUPET.

Il tire à cinq ! ... c’est bien mon fils.

MÉDARD, à la Roussotte.

Comme je te détestais tout à l’heure...

LA ROUSSOTTE.

Mais comme nous allons nous aimer maintenant...

MÉDARD.

Ô femme admirable !

LA ROUSSOTTE.

Ô mon poète !

Montrant le public.

Dis donc, en ta qualité de poète...

Couplet final.

MÉDARD.

En ma qualité de poète
Les auteurs m’ont chargé, messieurs,
D’être auprès d’ vous leur interprète
Et d’ vous prier d’êtr’ gracieux,
J’avoue que cela m’asticote
Et que j’éprouv’ quelqu’embarras !

LA ROUSSOTTE.

Ô mon poèt’, c’est la Roussotte
Qui va t’ tirer de c’ mauvais pas !
Messieurs, ayez de l’indulgence.
Tous ici, vous êt’s nos amis,
Et c’est avec plein’ confiance
Que j’ m’adresse à vous et vous dis :
Pillouit !
Ne soyez pas sourds à notr’ voix,
Rev’nez deux fois, dix fois, cent fois...
Pillouit !

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