La Paix du ménage (Guy de MAUPASSANT)

Comédie en deux actes, adaptation des nouvelles Au bord du lit et Étrennes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Comédie-Française, le lundi 6 mars 1893

 

Personnages

 

MONSIEUR DE SALLUS

MONSIEUR JACQUES DE RANDOL

MADAME DE SALLUS

 

À Paris, de nos jours.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MADAME DE SALLUS, JACQUES DE RANDOL

 

Madame de Sallus, dans son salon, lit au coin du feu. Jacques de Randol entre sans bruit, regarde si personne ne le voit et vivement la baise sur les cheveux. Elle a un sursaut, pousse un petit cri et se retourne.

MADAME DE SALLUS.

Oh ! que vous êtes imprudent !

JACQUES DE RANDOL.

Ne craignez rien, on ne m’a point vu.

MADAME DE SALLUS.

Mais les domestiques ?

JACQUES DE RANDOL.

Dans l’antichambre.

MADAME DE SALLUS.

Comment !... on ne vous a pas annoncé !

JACQUES DE RANDOL.

Non... On m’a ouvert la porte, simplement.

MADAME DE SALLUS.

Mais à quoi pensent-ils ?

JACQUES DE RANDOL.

Ils pensent, sans doute, que je ne compte plus.

MADAME DE SALLUS.

Je ne leur permettrai pas cela. Je veux qu’on vous annonce. Cela aurait mauvais air.

JACQUES DE RANDOL, riant.

Ils vont peut-être se mettre à annoncer votre mari...

MADAME DE SALLUS.

Jacques, cette plaisanterie est déplacée.

JACQUES DE RANDOL.

Pardon.

Il s’assied.

Attendez-vous quelqu’un ?

MADAME DE SALLUS.

Oui... probablement. Vous savez que je reçois toujours quand je suis chez moi.

JACQUES DE RANDOL.

Je sais qu’on a le plaisir de vous apercevoir cinq minutes, juste le temps de vous demander des nouvelles de votre santé, et puis paraît un monsieur quelconque, amoureux de vous, bien entendu, et qui attend avec impatience que le premier arrivé s’en aille.

MADAME DE SALLUS, souriant.

Que voulez-vous y faire ? Du moment que je ne suis pas votre femme, il faut bien qu’il en soit ainsi.

JACQUES DE RANDOL.

Ah ! si vous étiez ma femme !...

MADAME DE SALLUS.

Si j’étais votre femme ?

JACQUES DE RANDOL.

Je vous emmènerais, pendant cinq ou six mois, loin de cette horrible ville, pour vous posséder tout seul.

MADAME DE SALLUS.

Vous en auriez vite assez.

JACQUES DE RANDOL.

Ah ! mais non.

MADAME DE SALLUS.

Ah ! mais oui.

JACQUES DE RANDOL.

Savez-vous que c’est très torturant d’aimer une femme comme vous.

MADAME DE SALLUS.

Pourquoi ?

JACQUES DE RANDOL.

Parce qu’on vous aime, comme les affamés regardent les pâtés et les volailles derrière les vitres d’un restaurant.

MADAME DE SALLUS.

Oh ! Jacques !...

JACQUES DE RANDOL.

C’est vrai. Une femme du monde appartient au monde, c’est-à-dire à tout le monde, excepté à celui à qui elle se donne. Celui-là peut la voir, toutes portes ouvertes, un quart d’heure tous les trois jours, pas plus souvent, à cause des valets. Par exception, avec mille précautions, avec mille craintes, avec mille ruses, elle le rejoint, une ou deux fois par mois, dans un logis meublé. C’est elle alors qui a juste un quart d’heure à lui accorder, parce qu’elle sort de chez Madame X..., pour aller chez Madame Z..., où elle a dit à son cocher de la prendre. S’il pleut, elle ne viendra pas, car il lui est alors impossible de se débarrasser de ce cocher. Or, ce cocher et le valet de pied, et Madame X..., et Madame Z..., et toutes les autres, tous ceux qui entrent chez elle comme dans un musée, un musée qui ne ferme pas, tous ceux et toutes celles qui mangent sa vie, minute par minute, seconde par seconde, à qui elle se doit comme un employé doit son temps à l’État, parce qu’elle est du monde, tous ces gens sont la vitre transparente et incassable qui vous sépare de ma tendresse.

MADAME DE SALLUS.

Vous êtes nerveux, aujourd’hui.

JACQUES DE RANDOL.

Non, mais je suis affamé de solitude avec vous. Vous êtes à moi, n’est-ce pas, ou plutôt je suis à vous ; eh bien ! est-ce que ça en a l’air, en vérité ? Je passe ma vie à chercher les moyens de vous rencontrer. Oui, notre amour est fait de rencontres, de saluts, de regards, de frôlements, et pas d’autre chose. Nous nous rencontrons, le matin, dans l’avenue, un salut ; nous nous rencontrons chez vous ou chez une femme quelconque, vingt paroles ; nous nous rencontrons au théâtre, dix paroles ; nous dînons quelquefois à la même table, trop loin pour nous parler, et alors je n’ose même pas vous regarder, à cause des autres yeux. C’est cela s’aimer ! Est-ce que nous nous connaissons seulement ?

MADAME DE SALLUS.

Alors, vous voudriez peut-être m’enlever ?

JACQUES DE RANDOL.

C’est impossible, malheureusement.

MADAME DE SALLUS.

Alors, quoi ?

JACQUES DE RANDOL.

Je ne sais pas. Je dis seulement que cette vie est très énervante.

MADAME DE SALLUS.

C’est justement parce qu’il y a beaucoup d’obstacles que votre tendresse ne languit point.

JACQUES DE RANDOL.

Oh ! Madeleine, pouvez-vous dire cela ?

MADAME DE SALLUS.

Croyez-moi, si votre affection a des chances de durer, c’est surtout parce qu’elle n’est pas libre.

JACQUES DE RANDOL.

Vrai, je n’ai jamais vu de femme aussi positive que vous. Alors, vous croyez que si le hasard faisait que je fusse votre mari, je cesserais de vous aimer ?

MADAME DE SALLUS.

Pas tout de suite, mais bientôt.

JACQUES DE RANDOL.

C’est révoltant, ce que vous dites !

MADAME DE SALLUS.

Non, c’est juste. Vous savez, quand un confiseur prend à son service une vendeuse gourmande, il lui dit : « Mangez des bonbons tant que vous voudrez, mon enfant. » Elle s’en gorge pendant huit jours, puis elle en est dégoûtée pour le reste de sa vie.

JACQUES DE RANDOL.

Ah çà ! voyons, pourquoi m’avez-vous... distingué ?

MADAME DE SALLUS.

Je ne sais pas... pour vous être agréable.

JACQUES DE RANDOL.

Je vous en prie. Ne vous moquez pas de moi.

MADAME DE SALLUS.

Je me suis dit : « Voici un pauvre garçon qui a l’air très amoureux de moi. Moi, je suis très libre, moralement, ayant tout à fait cessé de plaire à mon mari depuis plus de deux ans. Or, puisque cet homme m’aime, pourquoi pas lui ? »

JACQUES DE RANDOL.

Vous êtes cruelle.

MADAME DE SALLUS.

Au contraire, je ne l’ai pas été. De quoi vous plaignez-vous donc ?

JACQUES DE RANDOL.

Tenez, vous m’exaspérez avec cette moquerie continuelle. Depuis que je vous aime, vous me torturez ainsi et je ne sais seulement pas si vous avez pour moi la moindre tendresse.

MADAME DE SALLUS.

J’ai eu, en tout cas, des bontés.

JACQUES DE RANDOL.

Oh ! vous avez joué un jeu bizarre. Dès le premier jour, je vous ai sentie coquette avec moi, coquette obscurément, mystérieusement, coquette comme vous savez l’être, sans le montrer, quand vous voulez plaire, vous autres. Vous m’avez peu à peu conquis avec des regards, des sourires, des poignées de main, sans vous compromettre, sans vous engager, sans vous démasquer. Vous avez été terriblement forte et séduisante. Je vous ai aimée de toute mon âme, moi, sincèrement et loyalement. Et, aujourd’hui, je ne sais pas quel sentiment vous avez là – au fond du cœur, – quelle pensée vous avez là – au fond de la tête, – je ne sais pas, je ne sais rien. Je vous regarde et je me dis : « Cette femme, qui semble m’avoir choisi, semble aussi oublier toujours qu’elle m’a choisi. M’aime-t-elle ? Est-elle lasse de moi ? A-t-elle fait un essai, pris un amant pour voir, pour savoir, pour goûter, – sans avoir faim ? » Il y a des jours où je me demande si, parmi tous ceux qui vous aiment, et qui vous le disent sans cesse, il n’y en a pas un qui commence à vous plaire davantage.

MADAME DE SALLUS.

Mon Dieu ! il y a des choses qu’il ne faut jamais approfondir.

JACQUES DE RANDOL.

Oh ! que vous êtes dure ! Cela signifie que vous ne m’aimez pas.

MADAME DE SALLUS.

De quoi vous plaignez-vous ? De ce que je ne parle point... car... je ne crois pas que vous ayez autre chose à me reprocher.

JACQUES DE RANDOL.

Pardonnez-moi. Je suis jaloux.

MADAME DE SALLUS.

De qui ?

JACQUES DE RANDOL.

Je ne sais pas. Je suis jaloux de tout ce que j’ignore en vous.

MADAME DE SALLUS.

Oui. Sans m’être reconnaissant du reste.

JACQUES DE RANDOL.

Pardon. Je vous aime trop, tout m’inquiète.

MADAME DE SALLUS.

Tout ?

JACQUES DE RANDOL.

Oui, tout.

MADAME DE SALLUS.

Êtes-vous jaloux de mon mari ?

JACQUES DE RANDOL, stupéfait.

Non... Quelle idée !

MADAME DE SALLUS.

Eh bien ! vous avez tort.

JACQUES DE RANDOL.

Allons, toujours votre moquerie.

MADAME DE SALLUS.

Non. Je voulais même vous en parler, très sérieusement, et vous demander conseil.

JACQUES DE RANDOL.

Au sujet de votre mari ?

MADAME DE SALLUS, sérieuse.

Oui. Je ne ris pas, ou plutôt je ne ris plus.

Riant.

Alors, vous n’êtes pas jaloux de mon mari ? C’est pourtant le seul homme qui ait des droits sur moi.

JACQUES DE RANDOL.

C’est justement parce qu’il a des droits que je ne suis point jaloux. Le cœur des femmes n’admet point qu’on ait des droits.

MADAME DE SALLUS.

Mon cher, le droit est une chose positive, un titre de possession qu’on peut négliger – comme mon mari l’a fait depuis deux ans, – mais aussi dont on peut toujours user à un moment donné, comme il semble vouloir le faire depuis quelque temps.

JACQUES DE RANDOL.

Vous dites que votre mari...

MADAME DE SALLUS.

Oui.

JACQUES DE RANDOL.

C’est impossible...

MADAME DE SALLUS.

Pourquoi impossible ?

JACQUES DE RANDOL.

Parce que votre mari a... d’autres occupations.

MADAME DE SALLUS.

Il aime en changer, paraît-il.

JACQUES DE RANDOL.

Voyons, Madeleine, que se passe-t-il ?

MADAME DE SALLUS.

Tiens !... vous devenez donc jaloux de lui ?

JACQUES DE RANDOL.

Je vous en supplie, dites-moi si vous vous moquez ou si vous parlez sérieusement.

MADAME DE SALLUS.

Je parle sérieusement, très sérieusement.

JACQUES DE RANDOL.

Alors que se passe-t-il ?

MADAME DE SALLUS.

Vous savez ma situation, mais je ne vous ai jamais dit toute mon histoire. Elle est fort simple. La voici en vingt mots. J’ai épousé, à dix-neuf ans, le comte Jean de Sallus, devenu amoureux de moi après m’avoir vue à l’Opéra-Comique. Il connaissait déjà le notaire de papa. Il a été très gentil, pendant les premiers temps ; oui, très gentil ! Je crois vraiment qu’il m’aima. Et moi aussi, j’étais très gentille pour lui, très gentille. Certes, il n’a pas pu m’adresser l’ombre d’un reproche.

JACQUES DE RANDOL.

L’aimiez-vous ?

MADAME DE SALLUS.

Mon Dieu ! ne faites donc jamais de ces questions-là !

JACQUES DE RANDOL.

Alors, vous l’aimiez ?

MADAME DE SALLUS.

Oui et non. Si je l’aimais, c’était comme une petite sotte. Mais je ne le lui ai jamais dit, car je ne sais pas manifester.

JACQUES DE RANDOL.

Ça, c’est vrai.

MADAME DE SALLUS.

Oui, il est possible que je l’aie aimé quelque temps, niaisement, en jeune femme timide, tremblante, gauche, inquiète, toujours effarouchée par cette vilaine chose, l’amour d’un homme, par cette vilaine chose, qui est aussi très douce, quelquefois ! Lui, vous le connaissez. C’est un beau, un beau de cercle, – les pires des beaux. Ceux-là, au fond, n’ont jamais d’affection durable que pour les filles qui sont les vraies femelles des clubmen. Ils ont des habitudes de caquetages polissons et de caresses dépravées. Il leur faut du nu et de l’obscène – paroles et corps – pour les attirer et les retenir... – À moins que... à moins que les hommes, vraiment, soient incapables d’aimer longtemps la même femme. Enfin, je sentis bientôt que je lui devenais indifférente, qu’il m’embrassait... avec négligence, qu’il me regardait... sans attention, qu’il ne se gênait plus devant moi... pour moi, dans ses manières, dans ses gestes, dans ses discours. Il se jetait au fond des fauteuils avec brusquerie, lisait le journal aussitôt rentré, haussait les épaules et criait : « Je m’en fiche un peu », quand il n’était pas content. Un jour enfin, il bâilla en étirant ses bras. Ce jour-là je compris qu’il ne m’aimait plus ; j’eus un gros chagrin, mais je souffris tant que je ne sus pas être coquette comme il le fallait et le reprendre. J’appris bientôt qu’il avait une maîtresse, une femme du monde, d’ailleurs. Alors nous avons vécu comme deux voisins, après une explication orageuse.

JACQUES DE RANDOL.

Comment ? Une explication ?

MADAME DE SALLUS.

Oui.

JACQUES DE RANDOL.

À propos de... sa maîtresse.

MADAME DE SALLUS.

Oui et non... C’est très difficile à dire... Il se croyait obligé... pour ne pas éveiller mes soupçons, sans doute... de simuler de temps en temps... rarement... une certaine tendresse, très froide d’ailleurs, pour sa femme légitime... qui avait des droits à cette tendresse... Eh bien !... je lui ai signifié qu’il pourrait s’abstenir à l’avenir de ces manifestations politiques.

JACQUES DE RANDOL.

Comment lui avez-vous dit ça ?

MADAME DE SALLUS.

Je ne me le rappelle pas.

JACQUES DE RANDOL.

Ça a dû être très amusant.

MADAME DE SALLUS.

Non... il a d’abord paru très surpris. Puis je lui ai débité une petite phrase apprise par cœur, bien préparée, où je l’invitais à porter ailleurs ses fantaisies intermittentes. Il a compris, m’a saluée très poliment, et il est parti... pour tout à fait.

JACQUES DE RANDOL.

Jamais revenu ?

MADAME DE SALLUS.

Jamais.

JACQUES DE RANDOL.

Il n’a jamais essayé de vous parler de son affection ?

MADAME DE SALLUS.

Non... jamais !

JACQUES DE RANDOL.

L’avez-vous regretté ?

MADAME DE SALLUS.

Peu importe. Ce qui importe, par exemple, c’est qu’il a eu d’innombrables maîtresses, qu’il entretenait, qu’il affichait, qu’il promenait. Cela m’a d’abord irritée, désolée, humiliée ; puis j’en ai pris mon parti ; puis, plus tard, deux ans plus tard... j’ai pris un amant... vous... Jacques.

JACQUES DE RANDOL, lui baisant la main.

Et moi, je vous aime de toute mon âme, Madeleine.

MADAME DE SALLUS.

Tout ça n’est pas propre.

JACQUES DE RANDOL.

Quoi ?... tout ça ?...

MADAME DE SALLUS.

La vie... mon mari... ses maîtresses... moi... et vous.

JACQUES DE RANDOL.

Voilà qui prouve, plus que tout, que vous ne m’aimez pas.

MADAME DE SALLUS.

Pourquoi ?

JACQUES DE RANDOL.

Vous osez dire de l’amour : « Ça n’est pas propre ! » Si vous aimiez, ce serait divin ! Mais une femme amoureuse traiterait de criminel et d’ignoble celui qui affirmerait une pareille chose. Pas propre, l’amour !

MADAME DE SALLUS.

C’est possible ! Tout dépend des yeux : je vois trop.

JACQUES DE RANDOL.

Que voyez-vous ?

MADAME DE SALLUS.

Je vois trop bien, trop loin, trop clair.

JACQUES DE RANDOL.

Vous ne m’aimez pas.

MADAME DE SALLUS.

Si je ne vous aimais pas... un peu... je n’aurais aucune excuse de m’être donnée à vous.

JACQUES DE RANDOL.

Un peu... Juste ce qu’il faut pour vous excuser.

MADAME DE SALLUS.

Je ne m’excuse pas : je m’accuse.

JACQUES DE RANDOL.

Donc, vous m’aimiez... un peu... alors... et vous ne m’aimez plus.

MADAME DE SALLUS.

Ne raisonnons pas trop.

JACQUES DE RANDOL.

Vous ne faites que cela.

MADAME DE SALLUS.

Non ; mais je juge les choses accomplies. On n’a jamais d’idées justes et d’opinions saines que sur ce qui est passé.

JACQUES DE RANDOL.

Et vous regrettez ?...

MADAME DE SALLUS.

Peut-être.

JACQUES DE RANDOL.

Alors, demain ?...

MADAME DE SALLUS.

Je ne sais pas.

JACQUES DE RANDOL.

N’est-ce rien de vous être fait un ami qui est à vous corps et âme ?

MADAME DE SALLUS.

Aujourd’hui.

JACQUES DE RANDOL.

Et demain.

MADAME DE SALLUS.

Oui, le demain d’après la nuit, mais pas le demain d’après l’année.

JACQUES DE RANDOL.

Vous verrez... Alors, votre mari ?...

MADAME DE SALLUS.

Cela vous tracasse ?

JACQUES DE RANDOL.

Parbleu !

MADAME DE SALLUS.

Mon mari redevient amoureux de moi.

JACQUES DE RANDOL.

Pas possible !

MADAME DE SALLUS.

Encore !... Êtes-vous insolent ! Pourquoi pas ? mon cher.

JACQUES DE RANDOL.

On devient amoureux d’une femme, avant de l’épouser, on ne redevient point amoureux de sa femme.

MADAME DE SALLUS.

Peut-être ne l’avait-il pas été jusqu’ici.

JACQUES DE RANDOL.

Impossible qu’il vous ait connue sans vous avoir aimée, à sa manière... courte et cavalière.

MADAME DE SALLUS.

Peu importe. Il se met ou se remet à m’aimer.

JACQUES DE RANDOL.

Vrai, je ne comprends pas. Racontez-moi.

MADAME DE SALLUS.

Mais je n’ai rien à raconter : il me fait des déclarations et m’embrasse, et me menace de... de... son autorité. Enfin je suis très inquiète, très tourmentée.

JACQUES DE RANDOL.

Madeleine... vous me torturez.

MADAME DE SALLUS.

Eh bien ! et moi, croyez-vous que je ne souffre pas ? Je ne suis plus une femme fidèle puisque je vous appartiens ; mais je suis et je resterai un cœur droit. – Vous ou lui. – Jamais vous et lui. Voilà ce qui est pour moi une infamie, la grosse infamie des femmes coupables ; ce partage qui les rend ignobles. On peut tomber, parce que... parce qu’il y a des fossés le long des routes et qu’il n’est pas toujours facile de suivre le droit chemin ; mais, si on tombe, ce n’est pas une raison pour se vautrer dans la boue.

JACQUES DE RANDOL, lui prenant et lui baisant les mains.

Je vous adore.

MADAME DE SALLUS, simplement.

Moi aussi, je vous aime beaucoup, Jacques, et voilà pourquoi j’ai peur.

JACQUES DE RANDOL.

Enfin !... merci... Voyons, dites-moi, depuis combien de temps est-il atteint de... cette rechute ?

MADAME DE SALLUS.

Mais, depuis... quinze jours ou trois semaines.

JACQUES DE RANDOL.

Pas davantage ?

MADAME DE SALLUS.

Pas davantage.

JACQUES DE RANDOL.

Eh bien ! votre mari est tout simplement... veuf.

MADAME DE SALLUS.

Vous dites ?

JACQUES DE RANDOL.

Je dis que votre mari est en disponibilité et qu’il tâche d’occuper avec sa femme ses loisirs passagers.

MADAME DE SALLUS.

Moi, je vous dis qu’il est amoureux de moi.

JACQUES DE RANDOL.

Oui... oui... Oui et non... Il est amoureux de vous... et aussi d’une autre... Voyons... il est de mauvaise humeur, n’est-ce pas ?

MADAME DE SALLUS.

Oh ! d’une humeur exécrable.

JACQUES DE RANDOL.

Voilà donc un homme amoureux de vous et qui manifeste cette reprise de tendresse par un caractère insupportable... car il est insupportable, n’est-ce pas ?

MADAME DE SALLUS.

Oh ! oui, insupportable.

JACQUES DE RANDOL.

S’il était pressant avec douceur, vous n’en auriez pas peur ainsi. Vous vous diriez : « J’ai le temps », et puis il vous inspirerait un peu de pitié, car on a toujours de l’apitoiement pour l’homme qui vous aime, fût-il votre mari.

MADAME DE SALLUS.

C’est vrai.

JACQUES DE RANDOL.

Il est nerveux ; préoccupé, sombre ?

MADAME DE SALLUS.

Oui... oui...

JACQUES DE RANDOL.

Et brusque avec vous... pour ne pas dire brutal ? Il réclame un droit et n’adresse pas une prière ?

MADAME DE SALLUS.

C’est vrai...

JACQUES DE RANDOL.

Ma chère, en ce moment, vous êtes un dérivatif.

MADAME DE SALLUS.

Mais non... mais non...

JACQUES DE RANDOL.

Ma chère amie, la dernière maîtresse de votre mari était Madame de Bardane qu’il a lâchée, très cavalièrement, voici deux mois, pour faire la cour à la Santelli.

MADAME DE SALLUS.

La chanteuse ?

JACQUES DE RANDOL.

Oui. Une capricieuse, très habile, très rusée, très vénale, ce qui n’est pas rare au théâtre... dans le monde non plus, d’ailleurs...

MADAME DE SALLUS.

C’est pour cela qu’il va sans cesse à l’Opéra !

JACQUES DE RANDOL, riant.

N’en doutez pas.

MADAME DE SALLUS, songeant.

Non... non, vous vous trompez.

JACQUES DE RANDOL.

La Santelli résiste et l’affole. Alors, ayant le cœur plein de tendresse, sans débouché, il vous en offre une partie.

MADAME DE SALLUS.

Mon cher, vous rêvez !... S’il était amoureux de la Santelli, il ne me dirait pas qu’il m’aime... S’il était éperdument préoccupé de cette cabotine, il ne me ferait pas la cour, à moi. S’il la convoitait violemment, enfin, il ne me désirerait pas, en même temps.

JACQUES DE RANDOL.

Ah ! comme vous connaissez peu certains hommes ! Ceux de la race de votre mari, quand une femme a jeté en leur cœur ce poison, l’amour, qui n’est pour eux que du désir brutal, quand cette femme leur échappe, ou leur résiste, ils ressemblent à des chiens devenus enragés. Ils vont devant eux comme des fous, comme des possédés, les bras ouverts, les lèvres tendues. Il faut qu’ils aiment n’importe qui, comme le chien ouvre la gueule et mord n’importe qui, n’importe quoi. La Santelli a déchaîné la bête et vous vous trouvez à portée de sa dent, prenez garde. Ça de l’amour ? non ; si vous voulez, c’est de la rage.

MADAME DE SALLUS.

Vous devenez injuste pour lui. La jalousie vous rend méchant.

JACQUES DE RANDOL.

Je ne me trompe pas, soyez-en sûre.

MADAME DE SALLUS.

Si, vous vous trompez. Mon mari, jadis, m’a négligée, abandonnée, me trouvant niaise, sans doute. Maintenant, il me trouve mieux et revient à moi. Rien de plus simple. Tant pis pour lui, d’ailleurs, car il ne tenait qu’à lui que je fusse une honnête femme toute ma vie.

JACQUES DE RANDOL.

Madeleine !

MADAME DE SALLUS.

Eh bien ! quoi ?

JACQUES DE RANDOL.

Cesse-t-on d’être une honnête femme quand, rejetée par l’homme qui a pris charge de votre existence, de votre bonheur, de votre tendresse et de vos rêves, on ne se résigne pas, étant jeune, belle et pleine d’espoir, à l’éternel isolement, à l’éternel abandon ?

MADAME DE SALLUS.

Je vous ai déjà dit qu’il y a des choses auxquelles il ne faut point trop penser. Celle-là est du nombre.

On entend deux coups de timbre.

C’est mon mari. Tâchez de lui plaire. Il est fort ombrageux en ce moment.

JACQUES DE RANDOL, se levant.

Je préfère m’en aller. Je ne l’aime guère, votre mari, pour beaucoup de raisons. Et puis, il m’est pénible d’être gracieux pour lui, que je méprise un peu, et qui aurait le droit de me mépriser beaucoup, puisque je lui serre la main.

MADAME DE SALLUS.

Je vous ai bien dit que tout cela n’est pas très propre.

 

 

Scène II

 

MADAME DE SALLUS, JACQUES DE RANDOL, MONSIEUR DE SALLUS

 

Monsieur de Sallus entre, l’air maussade. Il regarde un instant sa femme et Jacques de Randol qui prend congé d’elle, puis s’avance.

JACQUES DE RANDOL.

Bonjour, Sallus.

MONSIEUR DE SALLUS.

Bonjour, Randol. C’est moi qui vous fais fuir ?

JACQUES DE RANDOL.

Non, c’est l’heure. J’ai rendez-vous au cercle, à minuit, et il est onze heures cinquante.

Ils se serrent la main.

Vous verra-t-on à la première de Mahomet ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Oui, sans doute.

JACQUES DE RANDOL.

On dit que ce sera un grand succès.

MONSIEUR DE SALLUS.

Oui, sans doute.

JACQUES DE RANDOL, lui serrant de nouveau la main.

À bientôt.

MONSIEUR DE SALLUS.

À bientôt.

JACQUES DE RANDOL.

Adieu, madame.

MADAME DE SALLUS.

Adieu, monsieur.

Il sort.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR DE SALLUS, MADAME DE SALLUS

 

MONSIEUR DE SALLUS, se jetant dans un fauteuil.

Il est ici depuis longtemps, Monsieur Jacques de Randol ?

MADAME DE SALLUS.

Mais non... depuis une demi-heure, environ.

MONSIEUR DE SALLUS.

Une demi-heure, plus une heure, cela fait une heure et demie. Le temps vous semble court avec lui.

MADAME DE SALLUS.

Comment, une heure et demie ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Oui. Comme j’ai vu devant la porte une voiture, j’ai demandé au valet de pied : « Qui est ici ? » il m’a répondu : « Monsieur de Randol. – Il y a longtemps qu’il est arrivé ? – Il était dix heures, Monsieur. » En admettant que cet homme se soit trompé d’un quart d’heure à votre avantage, cela fait une heure quarante, au minimum.

MADAME DE SALLUS.

Ah çà ! qu’est-ce que vous avez ? Je n’ai plus le droit de recevoir qui bon me semble maintenant ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Oh ! ma chère, je ne vous opprime en rien, en rien, en rien. Je m’étonne seulement que vous puissiez confondre une demi-heure avec une heure et demie.

MADAME DE SALLUS.

Est-ce une scène que vous voulez ? Si vous me cherchez querelle, dites-le. Je saurai quoi vous répondre. Si vous êtes simplement de mauvaise humeur, allez vous coucher, et dormez, si vous pouvez.

MONSIEUR DE SALLUS.

Je ne vous cherche pas querelle, et je ne suis pas de mauvaise humeur. Je constate seulement que le temps vous semble très court, quand vous le passez avec Monsieur Jacques de Randol.

MADAME DE SALLUS.

Oui, très court, beaucoup plus court qu’avec vous.

MONSIEUR DE SALLUS.

C’est un homme charmant et je comprends qu’il vous plaise. Vous semblez d’ailleurs lui plaire aussi beaucoup, puisqu’il vient presque tous les jours.

MADAME DE SALLUS.

Ce genre d’hostilité ne me va pas du tout, mon cher, et je vous prie de vous exprimer et de vous expliquer clairement. Donc, vous me faites une scène de jalousie ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Dieu m’en garde ! J’ai trop de confiance en vous et trop de respect pour vous, pour vous adresser un reproche quelconque. Et je sais que vous avez assez de tact pour ne jamais donner prise à la calomnie... ou à la médisance.

MADAME DE SALLUS.

Ne jouons pas sur les mots. Vous trouvez que Monsieur de Randol vient trop souvent dans cette maison... dans votre maison ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Je ne puis rien trouver mauvais de ce que vous faites.

MADAME DE SALLUS.

En effet, vous n’en avez pas le droit. Aussi bien, puisque vous me parlez sur ce ton, réglons cette question une fois pour toutes, car je n’aime pas les sous-entendus. Vous avez, paraît-il, la mémoire courte. Mais je vais venir à votre aide. Soyez franc. Vous ne pensez plus aujourd’hui, par suite de je ne sais quelles circonstances, comme vous pensiez il y a deux ans. Rappelez-vous bien ce qui s’est passé. Comme vous me négligiez visiblement, je suis devenue inquiète, puis j’ai su, on m’a dit, j’ai vu, que vous aimiez Madame de Servières... Je vous ai confié mon chagrin... ma douleur... j’ai été jalouse ! Qu’avez-vous répondu ? Ce que tous les hommes répondent quand ils n’aiment plus une femme qui leur fait des reproches. Vous avez d’abord haussé les épaules, vous avez souri, avec impatience, vous avez murmuré que j’étais folle, puis vous m’avez exposé, avec toute l’adresse possible, je le reconnais, les grands principes du libre amour adoptés par tout mari qui trompe et qui compte bien cependant n’être pas trompé. Vous m’avez laissé entendre que le mariage n’est pas une chaîne, mais une association d’intérêts, un lien social, plus qu’un lien moral ; qu’il ne force pas les époux à n’avoir plus d’amitié ni d’affection, pourvu qu’il n’y ait pas de scandale. Oh ! vous n’avez pas avoué votre maîtresse, mais vous avez plaidé les circonstances atténuantes. Vous vous êtes montré très ironique pour les femmes, ces pauvres sottes, qui ne permettent pas à leurs maris d’être galants, la galanterie étant une des lois de la société élégante à laquelle vous appartenez. Vous avez beaucoup ri de la figure de l’homme qui n’ose pas faire un compliment à une femme, devant la sienne, et beaucoup ri de l’épouse ombrageuse qui suit de l’œil son mari dans tous les coins, et s’imagine, dès qu’il a disparu dans le salon voisin, qu’il tombe aux genoux d’une rivale. Tout cela était spirituel, drôle et désolant, enveloppé de compliments et pimenté de cruauté, doux et amer à faire sortir du cœur tout amour pour l’homme délicat, faux et bien élevé qui pouvait parler ainsi. J’ai compris, j’ai pleuré, j’ai souffert. Je vous ai fermé ma porte. Vous n’avez pas réclamé, vous m’avez jugé intelligente plus que vous n’auriez cru et nous avons vécu complètement séparés. Voici deux ans que cela dure, deux longues années qui, certes, ne vous ont pas paru plus de six mois. Nous allons dans le monde ensemble, nous en revenons ensemble, puis nous rentrons chacun chez nous. La situation a été établie ainsi par vous, par votre faute, par suite de votre première infidélité, qui a été suivie de beaucoup d’autres. Je n’ai rien dit, je me suis résignée, je vous ai chassé de mon cœur. Maintenant c’est fini, que demandez-vous ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Ma chère, je ne demande rien. Je ne veux pas répondre au discours agressif que vous venez de me tenir. Je voulais seulement vous donner un conseil – d’ami, – sur un danger possible que pourrait courir votre réputation. Vous êtes belle, très en vue, très enviée. On suppose vite une aventure...

MADAME DE SALLUS.

Pardon. Si nous parlons d’aventure, je demande à faire la balance entre nous.

MONSIEUR DE SALLUS.

Voyons, ne plaisantez pas, je vous prie. Je vous parle en ami, en ami sérieux. Quant à tout ce que vous venez de me dire, c’est fortement exagéré.

MADAME DE SALLUS.

Pas du tout. Vous avez affiché, étalé toutes vos liaisons, ce qui équivalait à me donner l’autorisation de vous imiter. Eh bien ! mon cher, je cherche...

MONSIEUR DE SALLUS.

Permettez.

MADAME DE SALLUS.

Laissez-moi donc parler. Je suis belle, dites-vous, je suis jeune, et condamnée par vous à vivre, à vieillir, en veuve. Mon cher, regardez-moi.

Elle se lève.

Est-il juste que je me résigne au rôle d’Ariane abandonnée pendant que son mari court de femme en femme, et de fille en fille ?

S’animant.

Une honnête femme ! Je vous entends. – Une honnête femme va-t-elle jusqu’au sacrifice de toute une vie, de toute joie, de toute tendresse, de tout ce pour quoi nous sommes nées, nous autres ? Regardez-moi donc. Suis-je faite pour le cloître ? Puisque j’ai épousé un homme, c’est que je ne me destinais pas au cloître, n’est-ce pas ? Cet homme, qui m’a prise, me rejette et court à d’autres... Lesquelles ! Moi je ne suis pas de celles qui partagent. Tant pis pour vous, tant pis pour vous. Je suis libre. Vous n’avez pas le droit de m’adresser un conseil. Je suis libre !

MONSIEUR DE SALLUS.

Ma chère, calmez-vous. Vous vous méprenez complètement. Je ne vous ai jamais soupçonnée. J’ai pour vous une profonde estime et une profonde amitié ; une amitié qui grandit chaque jour. Je ne peux pas revenir sur ce passé que vous me reprochez si cruellement. Je suis peut-être un peu trop... comment dirais-je ?

MADAME DE SALLUS.

Dites Régence. Je connais ce plaidoyer pour excuser toutes les faiblesses et toutes les fredaines. Ah oui ! le dix-huitième siècle ! le siècle élégant ! Que de grâce, quelle délicieuse fantaisie, que de caprices adorables ! C’est une rengaine, mon cher.

MONSIEUR DE SALLUS.

Non, vous vous méprenez encore. Je suis, j’étais surtout, trop... trop Parisien, trop habitué à la vie du soir, en me mariant, habitué aux coulisses, au cercle, à mille choses... on ne peut pas rompre tout de suite... il faut du temps. Et puis, le mariage nous change trop, trop vite. Il faut s’y accoutumer... peu à peu... Vous m’avez coupé les vivres quand j’allais m’y faire.

MADAME DE SALLUS.

Grand merci. Et vous venez, peut-être, me proposer une nouvelle épreuve ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Oh ! quand il vous plaira. Vrai, quand on se marie après avoir vécu comme moi, on ne peut s’empêcher de regarder d’abord un peu sa femme comme une nouvelle maîtresse, une maîtresse honnête... ce n’est que plus tard qu’on comprend bien, qu’on distingue bien, et qu’on se repent.

MADAME DE SALLUS.

Eh bien ! mon cher, il est trop tard. Comme je vous l’ai dit, je cherche de mon côté. J’ai mis trois ans à m’y décider. Vous avouerez que c’est long. Il me faut quelqu’un de bien, de mieux que vous... C’est un compliment que je vous fais et vous n’avez pas l’air de le remarquer.

MONSIEUR DE SALLUS.

Madeleine, cette plaisanterie est déplacée.

MADAME DE SALLUS.

Mais non, car je suppose que toutes vos maîtresses étaient mieux que moi, puisque vous les avez préférées à moi.

MONSIEUR DE SALLUS.

Voyons, dans quelle disposition d’esprit êtes-vous ?

MADAME DE SALLUS.

Mais je suis comme toujours. C’est vous qui avez changé, mon cher.

MONSIEUR DE SALLUS.

C’est vrai, j’ai changé.

MADAME DE SALLUS.

Ce qui veut dire ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Que j’étais un imbécile.

MADAME DE SALLUS.

Et que ?...

MONSIEUR DE SALLUS.

Que je reviens à la raison.

MADAME DE SALLUS.

Et que ?...

MONSIEUR DE SALLUS.

Que je suis amoureux de ma femme.

MADAME DE SALLUS.

Vous êtes donc à jeun ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Vous dites ?

MADAME DE SALLUS.

Je dis que vous êtes à jeun.

MONSIEUR DE SALLUS.

Comment ça ?

MADAME DE SALLUS.

Quand on est à jeun on a faim, et quand on a faim, on se décide à manger des choses qu’on n’aimerait point à un autre moment. Je suis le plat, négligé aux jours d’abondance, auquel vous revenez aux jours de disette. Merci.

MONSIEUR DE SALLUS.

Je ne vous ai jamais vue ainsi. Vous me faites de la peine autant que vous m’étonnez.

MADAME DE SALLUS.

Tant pis pour nous deux. Si je vous étonne, vous me révoltez. Sachez que je ne suis pas faite pour ce rôle d’intermédiaire.

MONSIEUR DE SALLUS, s’approche, lui prend la main et la baise longuement.

Madeleine, je vous jure que je suis devenu amoureux de vous, très fort, pour de vrai, pour tout à fait.

MADAME DE SALLUS.

Il se peut que vous en soyez convaincu. Quelle est donc la femme qui ne veut pas de vous, en ce moment ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Madeleine, je vous jure...

MADAME DE SALLUS.

Ne jurez pas. Je suis sûre que vous venez de rompre avec une maîtresse. Il vous en faut une autre, et vous ne trouvez pas. Alors vous vous adressez à moi. Depuis trois ans, vous m’avez oubliée, de sorte que je vous fais l’effet de quelque chose de nouveau. Ce n’est pas à votre femme que vous revenez, mais à une femme avec qui vous avez rompu et que vous désirez reprendre. Ce n’est là, au fond, qu’un jeu de libertin.

MONSIEUR DE SALLUS.

Je ne me demande pas si vous êtes ma femme ou une femme : vous êtes celle que j’aime, qui a pris mon cœur. Vous êtes celle dont je rêve, celle dont l’image me suit partout, dont le désir me hante. Il se trouve que vous êtes ma femme, tant mieux ou tant pis ! je ne sais pas, que m’importe ?

MADAME DE SALLUS.

C’est vraiment un joli rôle que vous m’offrez là. Après Mademoiselle Zozo, Mademoiselle Lili, Mademoiselle Tata, vous offrez sérieusement à Madame de Sallus de prendre la succession vacante et de devenir la maîtresse de son mari, pour quelque temps ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Pour toujours.

MADAME DE SALLUS.

Pardon. Pour toujours, je redeviendrais votre femme, et ce n’est pas de cela qu’il s’agit, puisque j’ai cessé de l’être. La distinction est subtile, mais réelle. Et puis l’idée de faire de moi votre maîtresse légitime vous enflamme beaucoup plus que l’idée de reprendre votre compagne obligatoire.

MONSIEUR DE SALLUS, riant.

Eh bien ! pourquoi une femme ne deviendrait-elle pas la maîtresse de son mari ? J’admets parfaitement votre point de vue. Vous êtes libre, absolument libre, par ma faute. Moi, je suis amoureux de vous et je vous dis : « Madeleine, puisque votre cœur est vide, ayez pitié de moi. Je vous aime. »

MADAME DE SALLUS.

Vous me demandez la préférence, à titre d’époux ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Oui.

MADAME DE SALLUS.

Vous reconnaissez que je suis libre ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Oui.

MADAME DE SALLUS.

Vous voulez que je devienne votre maîtresse ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Oui.

MADAME DE SALLUS.

C’est bien entendu ? Votre maîtresse ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Oui.

MADAME DE SALLUS.

Eh bien !... j’allais prendre un engagement d’un autre côté, mais puisque vous me demandez la préférence, je vous la donnerai, à prix égal.

MONSIEUR DE SALLUS.

Je ne comprends pas.

MADAME DE SALLUS.

Je m’explique. Suis-je aussi bien que vos cocottes ? Soyez franc.

MONSIEUR DE SALLUS.

Mille fois mieux.

MADAME DE SALLUS.

Bien vrai ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Bien vrai.

MADAME DE SALLUS.

Mieux que la mieux ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Mille fois.

MADAME DE SALLUS.

Eh bien ! dites-moi combien elle vous a coûté, la mieux, en trois mois ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Je n’y suis plus.

MADAME DE SALLUS.

Je dis : « Combien vous a coûté, en trois mois, la plus charmante de vos maîtresses, en argent, bijoux, soupers, dîners, théâtre, etc., etc., entretien complet, enfin ? »

MONSIEUR DE SALLUS.

Est-ce que je sais, moi ?

MADAME DE SALLUS.

Vous devez savoir. Voyons, faisons le compte. Donniez-vous une somme ronde, ou payiez-vous les fournisseurs séparément ? Oh ! vous n’êtes pas homme à entrer dans le détail, vous donniez la somme ronde.

MONSIEUR DE SALLUS.

Madeleine, vous êtes intolérable.

MADAME DE SALLUS.

Suivez-moi bien. Quand vous avez commencé à me négliger, vous avez supprimé trois chevaux dans vos écuries : un des miens et deux des vôtres ; plus un cocher et un valet de pied. Il fallait bien faire des économies intérieures pour payer les nouvelles dépenses extérieures.

MONSIEUR DE SALLUS.

Mais ce n’est pas vrai.

MADAME DE SALLUS.

Oui, oui. J’ai les dates ; ne niez pas, je vous confondrai. Vous avez cessé également de me donner des bijoux, puisque vous aviez d’autres oreilles, d’autres doigts, d’autres poignets et d’autres poitrines à embellir. Vous avez supprimé un de nos deux jours d’opéra, et j’oublie beaucoup de petites choses moins importantes. Tout cela, à mon compte, doit faire environ cinq mille francs par mois. Est-ce juste ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Vous êtes folle.

MADAME DE SALLUS.

Non, non. Avouez. Celle de vos cocottes qui vous a coûté le plus cher arrivait-elle à cinq mille francs par mois ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Vous êtes folle.

MADAME DE SALLUS.

Vous le prenez ainsi, bonsoir !

Elle va sortir. Il la retient.

MONSIEUR DE SALLUS.

Voyons, cessez ces plaisanteries-là.

MADAME DE SALLUS.

Cinq mille francs ! Dites-moi si elle vous coûtait cinq mille francs ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Oui, à peu près.

MADAME DE SALLUS.

Eh bien ! mon ami, donnez-moi tout de suite cinq mille franc, et je vous signe un bail d’un mois.

MONSIEUR DE SALLUS.

Mais vous avez perdu la tête !

MADAME DE SALLUS.

Bonsoir ! Bonne nuit !

MONSIEUR DE SALLUS.

Quelle toquée ! Voyons, Madeleine, restez, nous allons causer sérieusement.

MADAME DE SALLUS.

De quoi ?

MONSIEUR DE SALLUS.

De... de... de mon amour pour vous.

MADAME DE SALLUS.

Mais il n’est pas sérieux du tout, votre amour.

MONSIEUR DE SALLUS.

Je vous jure que oui.

MADAME DE SALLUS.

Blagueur ! Tenez, vous me donnez soif à force de me faire parler.

Elle va au plateau portant la théière et les sirops et se verse un verre d’eau claire. Au moment où elle va boire, son mari s’approche sans bruit et lui baise le cou. Elle se retourne brusquement et lui jette son verre d’eau en pleine figure.

MONSIEUR DE SALLUS.

Ah ! c’est stupide !

MADAME DE SALLUS.

Ça se peut. Mais ce que vous avez fait, ou tenté de faire, était ridicule.

MONSIEUR DE SALLUS.

Voyons, Madeleine.

MADAME DE SALLUS.

Cinq mille francs.

MONSIEUR DE SALLUS.

Mais ce serait idiot.

MADAME DE SALLUS.

Pourquoi ça ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Comment, pourquoi ? Un mari, payer sa femme, sa femme légitime ! Mais j’ai le droit...

MADAME DE SALLUS.

Non. Vous avez la force... et moi, j’aurai... ma vengeance.

MONSIEUR DE SALLUS.

Madeleine...

MADAME DE SALLUS.

Cinq mille francs.

MONSIEUR DE SALLUS.

Je serais déplorablement ridicule si je donnais de l’argent à ma femme ; ridicule et imbécile.

MADAME DE SALLUS.

Il est bien plus bête, quand on a une femme, une femme comme moi, d’aller payer des cocottes.

MONSIEUR DE SALLUS.

Je le confesse. Cependant si je vous ai épousée, ce n’est pas pour me ruiner avec vous.

MADAME DE SALLUS.

Permettez. Quand vous portez de l’argent, votre argent qui est aussi mon argent par conséquent, chez une drôlesse, vous commettez une action plus que douteuse : vous me ruinez, moi, en même temps que vous vous ruinez, puisque vous employez ce mot. J’ai eu la délicatesse de ne pas vous demander plus que la drôlesse en question. Or, les cinq mille francs que vous allez me donner resteront dans votre maison, dans votre ménage. C’est une grosse économie que vous faites. Et puis, je vous connais, jamais vous n’aimerez tout à fait ce qui est droit et légitime ; or, en payant cher, très cher, car je vous demanderai peut-être de l’augmentation, ce que vous avez le droit de prendre, vous trouverez notre... liaison beaucoup plus savoureuse... Maintenant, Monsieur, bonsoir, je vais me coucher.

MONSIEUR DE SALLUS, d’un air insolent.

Voulez-vous un chèque ou des billets de banque ?

MADAME DE SALLUS, avec hauteur.

Je préfère les billets de banque.

MONSIEUR DE SALLUS, ouvrant son portefeuille.

Je n’en ai que trois. Je vais compléter avec un chèque.

Il le signe, puis tend le tout à sa femme.

MADAME DE SALLUS, prend, regarde son mari avec dédain, puis d’une voix dure.

Vous êtes bien l’homme que je pensais. Après avoir payé des filles vous consentez à me payer comme elles, tout de suite, sans révolte. Vous avez trouvé que c’était cher, vous avez craint d’être grotesque. Mais vous ne vous êtes pas aperçu que je me vendais, moi, votre femme. Vous me désiriez un peu pour vous changer de vos gueuses, alors je me suis avilie à devenir semblable à elles ; vous ne m’avez pas repoussée, mais désirée davantage, autant qu’elles, même plus puisque j’étais plus méprisable. Vous vous êtes trompé, mon cher, ce n’est pas ainsi que vous auriez pu me conquérir. Adieu !

Elle lui jette son argent au visage et sort.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MADAME SALLUS, JACQUES DE RANDOL

 

Madame de Sallus, seule dans son salon, comme au premier acte. Elle écrit, puis lève les yeux vers la pendule.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Jacques de Randol !

JACQUES DE RANDOL, après lui avoir baisé la main.

Vous allez bien, Madame ?

MADAME DE SALLUS.

Assez bien, merci.

Le domestique sort.

JACQUES DE RANDOL.

Qu’y a-t-il ? Votre lettre m’a bouleversé. J’ai cru un accident arrivé et je suis accouru.

MADAME DE SALLUS.

Il y a, mon ami, qu’il faut prendre une grande résolution et que l’heure est très grave pour nous.

JACQUES DE RANDOL.

Expliquez-vous.

MADAME DE SALLUS.

Depuis deux jours, j’ai subi toutes les angoisses que puisse endurer le cœur d’une femme.

JACQUES DE RANDOL.

Que s’est-il passé ?

MADAME DE SALLUS.

Je vais vous le dire, et je vais m’efforcer de le faire avec calme pour que vous ne me croyiez pas folle. Je ne puis plus vivre ainsi... et je vous ai appelé...

JACQUES DE RANDOL.

Vous savez que je suis à vous. Dites ce que je dois faire...

MADAME DE SALLUS.

Je ne puis plus vivre près de lui. C’est impossible. Il me torture.

JACQUES DE RANDOL.

Votre mari ?

MADAME DE SALLUS.

Oui, mon mari.

JACQUES DE RANDOL.

Qu’a-t-il fait ?

MADAME DE SALLUS.

Il faut remonter à votre départ, l’autre jour. Quand nous avons été seuls, il m’a d’abord fait une scène de jalousie à votre sujet.

JACQUES DE RANDOL.

À mon sujet ?

MADAME DE SALLUS.

Oui, une scène prouvant même qu’il nous espionnait un peu.

JACQUES DE RANDOL.

Comment ?

MADAME DE SALLUS.

Il avait interrogé un domestique.

JACQUES DE RANDOL.

Rien de plus ?

MADAME DE SALLUS.

Non. D’ailleurs cela n’a pas d’importance, et il vous aime beaucoup en réalité. Puis, il m’a déclaré son amour. Moi, j’ai peut-être été trop insolente... trop dédaigneuse, je ne sais pas au juste. Je me trouvais dans une situation si grave, si pénible, si difficile, que j’ai tout osé pour l’éviter.

JACQUES DE RANDOL.

Qu’avez-vous fait ?

MADAME DE SALLUS.

J’ai tâché de le blesser de telle sorte qu’il s’éloignât de moi pour toujours.

JACQUES DE RANDOL.

Vous n’avez point réussi, n’est-ce pas ?

MADAME DE SALLUS.

Non.

JACQUES DE RANDOL.

Ça ne réussit jamais, ces moyens-là, au contraire ; ça rapproche.

MADAME DE SALLUS.

Le lendemain, pendant tout le déjeuner, il avait l’air méchant, excité, sournois. Puis, au moment de se lever de table, il m’a dit : « Je n’oublierai point votre procédé d’hier, et je ne vous le laisserai pas oublier non plus. Vous voulez la guerre, ce sera la guerre. Mais je vous préviens que je vous dompterai, car je suis le maître. » – Je lui ai répondu : « Soit. Mais, si vous me poussez à bout, prenez garde... Il ne faut pas jouer avec les femmes... »

JACQUES DE RANDOL.

Il ne faut surtout pas jouer ce jeu-là avec sa femme... Et il a répondu ?

MADAME DE SALLUS.

Il n’a pas répondu, il m’a brutalisée.

JACQUES DE RANDOL.

Comment ? Il vous a frappée ?

MADAME DE SALLUS.

Oui et non. Il m’a brutalisée, étreinte, meurtrie. J’en ai gardé des noirs tout le long des bras. Mais il ne m’a point frappée.

JACQUES DE RANDOL.

Alors, qu’a-t-il fait ?

MADAME DE SALLUS.

Il m’embrassait, en cherchant à maîtriser ma résistance.

JACQUES DE RANDOL.

C’est tout ?...

MADAME DE SALLUS.

Comment, c’est tout ?... Vous trouvez que ce n’est pas assez... vous ?

JACQUES DE RANDOL.

Vous ne me comprenez pas : je voulais savoir s’il vous avait battue.

MADAME DE SALLUS.

Eh non ! ce n’est pas cela que je crains de lui ! J’ai pu heureusement atteindre la sonnette.

JACQUES DE RANDOL.

Vous avez sonné ?

MADAME DE SALLUS.

Oui.

JACQUES DE RANDOL.

Oh ! par exemple !... Et quand le domestique est venu, vous l’avez prié de reconduire votre mari ?

MADAME DE SALLUS.

Vous trouvez cela plaisant ?

JACQUES DE RANDOL.

Non, ma chère amie, cela me désole, mais je ne puis m’empêcher de juger la situation originale. Pardonnez-moi... Et après ?

MADAME DE SALLUS.

J’ai demandé ma voiture. Alors, aussitôt après le départ de Joseph, il m’a dit, avec cet air arrogant que vous lui connaissez : « Aujourd’hui ou demain, peu m’importe !... »

JACQUES DE RANDOL.

Et ?...

MADAME DE SALLUS.

C’est presque tout.

JACQUES DE RANDOL.

Presque ?...

MADAME DE SALLUS.

Oui, car je me barricade chez moi à présent, dès que je l’entends rentrer.

JACQUES DE RANDOL.

Vous ne l’avez pas revu ?

MADAME DE SALLUS.

Oui, plusieurs fois... mais quelques instants, chaque fois, seulement.

JACQUES DE RANDOL.

Que vous a-t-il dit ?

MADAME DE SALLUS.

Presque rien. Il ricane ou il demande avec insolence : « Êtes-vous moins farouche, aujourd’hui ? » Enfin, hier soir, à table, il a apporté un petit livre qu’il s’est mis à lire pendant le dîner. Comme je ne voulais pas paraître gênée ou anxieuse, j’ai dit : « Vous prenez décidément envers moi des habitudes d’exquise courtoisie. » – Il sourit. – « Lesquelles ? – Vous choisissez, pour lire, les instants où nous sommes ensemble. » Il répondit : « Mon Dieu, c’est votre faute, puisque vous ne me permettez pas autre chose. Ce petit livre est d’ailleurs fort intéressant : il s’appelle le Code ! Voulez-vous me permettre de vous en faire connaître quelques articles qui vous plairont certainement ? » – Alors il m’a lu la loi, tout ce qui concerne le mariage, les devoirs de la femme et les droits du mari ; puis il m’a regardée, bien en face, en demandant : « Avez-vous compris ? » – J’ai répondu sur le même ton : « Oui, trop : je viens de comprendre enfin quelle espèce d’homme j’ai épousé ! » Puis je suis sortie, et je ne l’ai plus revu.

JACQUES DE RANDOL.

Vous ne l’avez pas vu aujourd’hui ?

MADAME DE SALLUS.

Non : il a déjeuné dehors. Alors, moi, j’ai songé, et je suis décidée à ne plus me trouver en face de lui.

JACQUES DE RANDOL.

Êtes-vous sûre qu’il n’y ait pas là-dedans beaucoup de colère, de vanité froissée par votre attitude, beaucoup de bravade et de dépit ? Peut-être sera-t-il très gentil tout à l’heure. Il a passé sa soirée d’hier à l’Opéra. La Santelli a eu un gros succès dans Mahomet, et je crois qu’elle l’a invité à souper. Or, si le souper a été de son goût, peut-être est-il à présent d’une humeur charmante.

MADAME DE SALLUS.

Oh ! que vous êtes irritant !... Comprenez donc que je suis au pouvoir de cet homme, que je lui appartiens, plus que son valet et même que son chien, car il a sur moi des droits ignobles. Le Code, votre code de sauvages, me livre à lui sans défense, sans révolte possible : sauf me tuer, il peut tout. Comprenez-vous cela, vous ? comprenez-vous l’horreur de ce droit ?... Sauf me tuer, il peut tout !... Et il a la force, la force et la police pour tout exiger !... et moi, je n’ai pas un moyen d’échapper à cet homme que je méprise et que je hais ! Oui, voilà votre loi !... Il m’a prise, épousée, puis délaissée. Moi, j’ai le droit moral, le droit absolu de le haïr. Eh bien ! malgré cette haine légitime, malgré le dégoût, l’horreur que doit m’inspirer à présent ce mari qui m’a dédaignée, trompée, qui a couru sous mes yeux, de fille en fille, il peut à son gré exiger de moi un honteux, un infâme abandon !... Je n’ai pas le droit de me cacher, car je n’ai pas le droit d’avoir une clef qui ferme ma porte. Tout est à lui : la clef, la porte et la femme !... Mais c’est monstrueux, cela ! N’être plus maître de soi, n’avoir plus la liberté sacrée de préserver sa chair de pareilles souillures ; ne voilà-t-il pas la plus abominable loi que vous ayez établie, vous autres ?

JACQUES DE RANDOL.

Oh ! je comprends bien ce que vous devez souffrir, mais je ne vois point de remède. Aucun magistrat ne peut vous protéger ; aucun texte ne peut vous garantir.

MADAME DE SALLUS.

Je le sais bien. Mais quand on n’a plus ni père ni mère, quand la police est contre vous et quand on n’accepte pas les transactions dégradantes dont s’accommodent la plupart des femmes, il y a toujours un moyen.

JACQUES DE RANDOL.

Lequel ?

MADAME DE SALLUS.

Quitter la maison.

JACQUES DE RANDOL.

Vous voulez ?...

MADAME DE SALLUS.

M’enfuir.

JACQUES DE RANDOL.

Seule ?

MADAME DE SALLUS.

Non, – avec vous.

JACQUES DE RANDOL.

Avec moi ! Y songez-vous ?

MADAME DE SALLUS.

Oui. Tant mieux. Le scandale empêchera qu’il me reprenne. Je suis brave. Il me force au déshonneur, il sera complet, éclatant, tant pis pour lui, tant pis pour moi !

JACQUES DE RANDOL.

Oh ! prenez garde, vous êtes dans une de ces minutes d’exaltation où l’on commet d’irréparables folies.

MADAME DE SALLUS.

J’aime mieux commettre une folie, et me perdre, puisqu’on appelle cela se perdre, que de m’exposer à cette lutte infâme de chaque jour dont je suis menacée.

JACQUES DE RANDOL.

Madeleine, écoutez-moi. Vous êtes dans une situation terrible, ne vous jetez pas dans une situation désespérée. Soyez calme.

MADAME DE SALLUS.

Et que me conseillez-vous ?...

JACQUES DE RANDOL.

Je ne sais pas... nous allons voir. Mais je ne puis vous conseiller un scandale qui vous mettrait hors la loi du monde.

MADAME DE SALLUS.

Ah ! oui, cette autre loi qui permet d’avoir des amants avec pudeur, sans blesser les bienséances !

JACQUES DE RANDOL.

Il ne s’agit pas de cela, mais de ne point mettre les torts de votre côté, dans votre querelle avec votre mari. Êtes-vous décidée à le quitter ?

MADAME DE SALLUS.

Oui.

JACQUES DE RANDOL.

Bien décidée ?

MADAME DE SALLUS.

Oui.

JACQUES DE RANDOL.

Pour tout à fait ?

MADAME DE SALLUS.

Pour tout à fait.

JACQUES DE RANDOL.

Eh bien ! soyez rusée, adroite. Sauvegardez votre réputation, votre nom, ne faites ni bruit ni scandale, attendez une occasion...

MADAME DE SALLUS.

Et soyez charmante quand il rentrera, prêtez-vous à ses fantaisies...

JACQUES DE RANDOL.

Oh ! Madeleine. Je vous parle en ami...

MADAME DE SALLUS.

En ami prudent...

JACQUES DE RANDOL.

En ami qui vous aime trop pour vous conseiller une maladresse.

MADAME DE SALLUS.

Et juste assez pour me conseiller une lâcheté.

JACQUES DE RANDOL.

Moi, jamais ! Mon plus ardent désir est de vivre près de vous. Obtenez votre divorce, et alors, si vous le voulez bien, je vous épouserai.

MADAME DE SALLUS.

Oui, dans deux ans. Vous avez l’amour patient.

JACQUES DE RANDOL.

Mais, si je vous enlève, il vous reprendra demain, chez moi, vous fera condamner à la prison, vous ! et rendra impossible que vous deveniez jamais ma femme.

MADAME DE SALLUS.

Ne peut-on fuir ailleurs que chez vous ? et se cacher de telle sorte qu’il ne nous retrouve point ?

JACQUES DE RANDOL.

Oui, on peut se cacher ; mais alors il faut vivre caché jusqu’à sa mort, sous un faux nom, à l’étranger, ou au fond d’un village. C’est le bagne de l’amour, cela ! Dans trois mois, vous me haïriez. Je ne vous laisserai pas commettre cette folie.

MADAME DE SALLUS.

Je croyais que vous m’aimiez assez pour la faire avec moi. Je me suis trompée, adieu !

JACQUES DE RANDOL.

Madeleine. Écoutez...

MADAME DE SALLUS.

Jacques, il faut me prendre ou me perdre. Répondez.

JACQUES DE RANDOL.

Madeleine, je vous en supplie.

MADAME DE SALLUS.

Cela suffit... Adieu !

Elle se lève et va vers la porte.

JACQUES DE RANDOL.

Je vous en supplie, écoutez-moi.

MADAME DE SALLUS.

Non... non... non... Adieu !

Il la prend par les bras, elle se débat exaspérée.

MADAME DE SALLUS.

Laissez-moi ! Laissez-moi ! Voulez-vous me laisser partir, ou j’appelle.

JACQUES DE RANDOL.

Appelez, mais écoutez-moi. Je ne veux pas que vous puissiez me reprocher un jour l’acte de démence que vous méditez. Je ne veux pas que vous me haïssiez ; que, liée à moi par cette fuite, vous portiez en vous le cuisant regret de ce que je vous aurai laissée faire...

MADAME DE SALLUS.

Lâchez-moi... Vous me faites pitié... lâchez-moi !

JACQUES DE RANDOL.

Vous le voulez ? Eh bien ! partons.

MADAME DE SALLUS.

Oh non ! Plus maintenant. À présent, je vous connais. Il est trop tard. Lâchez-moi donc !

JACQUES DE RANDOL.

J’ai fait ce que je devais faire. J’ai dit ce que je devais dire. Je ne suis plus responsable envers vous, vous n’aurez plus le droit de m’adresser de reproches. Partons.

MADAME DE SALLUS.

Non. Trop tard. Je n’accepte pas les sacrifices.

JACQUES DE RANDOL.

Il ne s’agit pas de sacrifice. Fuir avec vous est mon plus ardent désir.

MADAME DE SALLUS, stupéfaite.

Vous êtes fou !

JACQUES DE RANDOL.

Pourquoi, fou ? N’est-ce pas naturel, puisque je vous aime ?

MADAME DE SALLUS.

Expliquez-vous.

JACQUES DE RANDOL.

Que voulez-vous que j’explique ? Je vous aime, je n’ai pas autre chose à dire. Partons.

MADAME DE SALLUS.

Vous étiez tout à l’heure trop circonspect pour devenir tout à coup si hardi.

JACQUES DE RANDOL.

Vous ne me comprenez pas. Écoutez-moi. Quand j’ai senti que je vous aimais, j’ai pris vis-à-vis de moi et vis-à-vis de vous un engagement sacré. L’homme qui devient l’amant d’une femme comme vous, mariée et délaissée, esclave de fait et moralement libre, crée entre elle et lui un lien que seule elle peut dénouer. Cette femme risque tout. Et c’est justement parce qu’elle le sait, parce qu’elle donne tout, son cœur, son corps, son âme, son honneur, sa vie, parce qu’elle a prévu toutes les misères, tous les dangers, toutes les catastrophes, parce qu’elle ose un acte hardi, un acte intrépide, parce qu’elle est préparée, décidée à tout braver : son mari qui peut la tuer et le monde qui peut la rejeter, c’est pour cela qu’elle est belle dans son infidélité conjugale ; c’est pour cela que son amant, en la prenant, doit avoir aussi tout prévu, et la préférer à tout, quoi qu’il arrive. Je n’ai plus rien à dire. J’ai parlé d’abord en homme sage qui devait vous prévenir, il ne reste plus en moi qu’un homme, celui qui vous aime. Ordonnez.

MADAME DE SALLUS.

C’est bien dit. Mais est-ce vrai ?

JACQUES DE RANDOL.

C’est vrai !

MADAME DE SALLUS.

Vous désirez partir avec moi ?

JACQUES DE RANDOL.

Oui.

MADAME DE SALLUS.

Du fond du cœur ?

JACQUES DE RANDOL.

Du fond du cœur.

MADAME DE SALLUS.

Aujourd’hui ?

JACQUES DE RANDOL.

Quand vous voudrez.

MADAME DE SALLUS.

Il est sept heures trois quarts. Mon mari va rentrer. Nous dînons à huit. Je serai libre à neuf heures et demie ou dix heures.

JACQUES DE RANDOL.

Où faut-il vous attendre ?

MADAME DE SALLUS.

Au bout de la rue, dans un coupé.

On entend le timbre.

Le voilà. C’est la dernière fois... heureusement.

 

 

Scène II

 

MADAME SALLUS, JACQUES DE RANDOL, MONSIEUR DE SALLUS

 

MONSIEUR DE SALLUS, à Jacques de Randol qui s’est levé pour partir.

Eh bien ! quoi ? Vous vous en allez encore ? Il suffit donc que je me montre pour vous faire fuir ?

JACQUES DE RANDOL.

Non, mon cher Sallus, vous ne me faites pas fuir, mais je partais.

MONSIEUR DE SALLUS.

C’est justement ce que je dis. Vous partez toujours au moment précis où j’arrive. Je comprends que le mari ait moins de séduction que la femme. Laissez-lui croire, au moins, qu’il ne vous déplaît pas trop.

Il rit.

JACQUES DE RANDOL.

Vous me plaisez beaucoup, au contraire, et si vous aviez la bonne habitude d’entrer chez vous sans sonner, vous ne me trouveriez jamais prêt à partir quand vous entrez.

MONSIEUR DE SALLUS.

Pourtant... il est assez naturel de sonner aux portes.

JACQUES DE RANDOL.

Oui, mais un coup de sonnette me fait toujours me lever, et, rentrant chez vous, vous pourriez vous dispenser de vous annoncer comme les autres.

MONSIEUR DE SALLUS.

Je ne comprends pas très bien.

JACQUES DE RANDOL.

C’est fort simple. Quand je vais chez les gens qui me plaisent comme Madame de Sallus, ou comme vous, je ne tiens nullement à me rencontrer chez eux avec le tout-Paris qui passe ses après-midi à semer des fleurs d’esprit de salon en salon. Je connais ces fleurs et ces semences. Il suffit de l’entrée d’une de ces dames ou d’un de ces hommes pour me gâter tout le plaisir que j’ai eu en trouvant seule la femme que j’étais venu voir. Or, quand je me suis laissé pincer sur mon siège, je suis perdu ; je ne sais plus m’en aller, je me laisse prendre dans l’engrenage de la conversation courante ; et comme j’en connais toutes les demandes et toutes les réponses, mieux que celles du catéchisme, je ne peux plus m’arrêter : il faut que j’aille jusqu’au bout, jusqu’à la dernière considération sur la pièce, ou le livre, ou le divorce, ou le mariage, ou la mort du jour. Vous comprenez alors pourquoi je me lève brusquement à toutes les menaces de la sonnette ?

MONSIEUR DE SALLUS, riant.

C’est très vrai, ce que vous dites. Nos maisons sont inhabitables de quatre à sept. Nos femmes n’ont pas le droit de se plaindre si nous les lâchons pour le cercle.

MADAME DE SALLUS.

Je ne peux pourtant pas recevoir ces demoiselles du ballet, ou ces dames du chant et de la comédie, et tous les artistes peintres, poètes, musiciens et autres des Mirlitons, pour vous garder près de moi.

MONSIEUR DE SALLUS.

Je n’en demande pas tant. Quelques hommes d’esprit et quelques jolies femmes et pas de foule.

MADAME DE SALLUS.

C’est impossible. On ne peut pas fermer sa porte.

JACQUES DE RANDOL.

Non, on ne peut pas, en effet, endiguer cette coulée de niais à travers les salons.

MONSIEUR DE SALLUS.

Pourquoi ?

MADAME DE SALLUS.

Parce que c’est comme ça, aujourd’hui.

MONSIEUR DE SALLUS.

C’est dommage. J’aimerais beaucoup une intimité restreinte et choisie.

MADAME DE SALLUS.

Vous ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Mais oui ! moi !

MADAME DE SALLUS, riant.

Ah ! ah ! ah ! La jolie intimité que vous me feriez ! Ah ! Les charmantes femmes et les hommes comme il faut ! C’est moi qui quitterais la maison, alors !

MONSIEUR DE SALLUS.

Ma chère amie, je demanderais seulement trois ou quatre femmes comme vous.

MADAME DE SALLUS.

Vous dites ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Trois ou quatre femmes comme vous.

MADAME DE SALLUS.

S’il vous en faut quatre je comprends que vous ayez trouvé la maison déserte.

MONSIEUR DE SALLUS.

Vous saisissez fort bien ce que je veux dire, et je n’ai pas besoin de m’expliquer davantage. Il me suffit que vous soyez seule chez vous pour que je m’y plaise plus que partout ailleurs.

MADAME DE SALLUS.

Je ne vous reconnais plus. Mais vous êtes malade, très malade ! Peut-être allez-vous mourir !

MONSIEUR DE SALLUS.

Raillez-moi tant que vous voudrez, je ne me fâcherai pas.

MADAME DE SALLUS.

Et ça va durer ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Toujours.

MADAME DE SALLUS.

Souvent homme varie.

MONSIEUR DE SALLUS.

Mon cher Randol, voulez-vous me faire le plaisir de dîner avec nous ? Vous détournerez les épigrammes que ma femme semble avoir aiguisées pour moi.

JACQUES DE RANDOL.

Merci mille fois, vous êtes tout à fait gentil, mais je ne suis pas libre.

MONSIEUR DE SALLUS.

Je vous en prie, faites-vous libre.

JACQUES DE RANDOL.

Vrai, je ne peux pas.

MONSIEUR DE SALLUS.

Vous dînez en ville ?

JACQUES DE RANDOL.

Oui... C’est-à-dire, non... J’ai un rendez-vous à neuf heures.

MONSIEUR DE SALLUS.

Très important ?

JACQUES DE RANDOL.

Très important.

MONSIEUR DE SALLUS.

De femme ?

JACQUES DE RANDOL.

Mon cher !...

MONSIEUR DE SALLUS.

Soyez discret... Mais ça ne vous empêche pas de dîner avec nous.

JACQUES DE RANDOL.

Merci, je ne peux pas.

MONSIEUR DE SALLUS.

Vous partirez quand vous voudrez.

JACQUES DE RANDOL.

Et mon habit ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Je l’envoie chercher.

JACQUES DE RANDOL.

Non... vrai... merci.

MONSIEUR DE SALLUS, à sa femme.

Ma chère, gardez donc Randol.

MADAME DE SALLUS.

Mon cher, je vous avoue que je n’y tiens pas beaucoup.

MONSIEUR DE SALLUS.

Vous êtes charmante pour tout le monde, ce soir. Et pourquoi ?

MADAME DE SALLUS.

Mon Dieu ! Je ne tiens pas à garder mes amis pour vous faire plaisir à vous et pour vous retenir chez vous. Amenez les vôtres.

MONSIEUR DE SALLUS.

Je resterai de toute façon, et vous m’aurez alors en tête à tête.

MADAME DE SALLUS.

Allons donc ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Mais oui.

MADAME DE SALLUS.

Toute la soirée ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Toute la soirée.

MADAME DE SALLUS, ironique.

Mon Dieu, quelle peur vous me faites ! Et en quel honneur ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Pour avoir le plaisir d’être près de vous.

MADAME DE SALLUS.

Tiens, mais vous êtes en d’excellentes dispositions.

MONSIEUR DE SALLUS.

Alors priez Randol de rester.

MADAME DE SALLUS.

Monsieur de Randol fera ce qu’il lui plaira. Il sait bien qu’il m’est toujours agréable de le voir.

Elle se lève et après avoir réfléchi.

Vous dînez avec nous, monsieur de Randol. Vous pourrez partir ensuite.

JACQUES DE RANDOL.

Avec plaisir, madame.

MADAME DE SALLUS.

Je vous demande une minute. Il est huit heures. On va servir.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR DE SALLUS, JACQUES DE RANDOL

 

MONSIEUR DE SALLUS.

Mon cher, vous me rendriez un vrai service en passant la soirée ici.

JACQUES DE RANDOL.

Je vous assure que je ne peux pas.

MONSIEUR DE SALLUS.

C’est tout à fait, tout à fait impossible ?

JACQUES DE RANDOL.

Tout à fait.

MONSIEUR DE SALLUS.

Cela me désole.

JACQUES DE RANDOL.

Et pourquoi ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Oh ! pour des raisons intimes. Parce que... j’ai besoin de faire la paix avec ma femme.

JACQUES DE RANDOL.

La paix ? Vous êtes donc mal ensemble ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Pas très bien, comme vous avez pu le voir.

JACQUES DE RANDOL.

Par votre faute ou par la sienne ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Par la mienne.

JACQUES DE RANDOL.

Diable !

MONSIEUR DE SALLUS.

Oui, j’avais des ennuis au-dehors, des ennuis sérieux, et cela m’avait mis de mauvaise humeur, de sorte que j’ai été taquin, agressif envers elle.

JACQUES DE RANDOL.

Mais je ne vois pas trop en quoi un tiers peut contribuer à une paix de cette nature.

MONSIEUR DE SALLUS.

Vous me donnez le moyen de lui faire comprendre délicatement, en évitant toute explication, heurt ou froissement, que mes intentions sont changées.

JACQUES DE RANDOL.

Alors, vous avez des intentions de... de rapprochement ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Non... non... au contraire.

JACQUES DE RANDOL.

Pardon... Je ne comprends plus.

MONSIEUR DE SALLUS.

Je désire rétablir et maintenir un statu quo de neutralité pacifique. Une sorte de paix de Platon.

Riant.

Mais j’entre en des détails qui ne vous intéressent pas

JACQUES DE RANDOL.

Pardon encore. Du moment que je joue un rôle en cette affaire, je désire savoir au juste quel est ce rôle.

MONSIEUR DE SALLUS.

Oh ! un rôle de conciliateur.

JACQUES DE RANDOL.

Alors vous voulez la paix avec des traités et des libertés pour vous ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Vous y êtes.

JACQUES DE RANDOL.

Ce qui revient à dire qu’après les ennuis dont vous me parliez tout à l’heure, et qui sont finis, vous désirez être tranquille chez vous pour jouir du bonheur que vous avez conquis au dehors.

MONSIEUR DE SALLUS.

Enfin, mon cher, la situation est tendue entre ma femme et moi, très tendue, et j’aime mieux ne pas me trouver seul avec elle tout d’abord, parce que ma position serait fausse.

JACQUES DE RANDOL.

Mon cher, en ce cas, je reste.

MONSIEUR DE SALLUS.

Toute la soirée ?

JACQUES DE RANDOL.

Toute la soirée.

MONSIEUR DE SALLUS.

Merci, vous êtes un ami. Je reconnaîtrai cela à l’occasion.

JACQUES DE RANDOL.

Oh ! mon cher !

Un silence.

Vous étiez à l’Opéra, hier ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Bien entendu.

JACQUES DE RANDOL.

Ça a très bien marché ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Admirablement.

JACQUES DE RANDOL.

La Santelli a eu un gros succès personnel ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Pas un succès, un triomphe. On l’a rappelée six fois.

JACQUES DE RANDOL.

Elle est vraiment très bonne.

MONSIEUR DE SALLUS.

Admirable ! jamais on n’avait mieux chanté. Au premier acte, elle a son grand récitatif : « Ô prince des croyants, écoute ma prière ! » qui a fait se lever tout l’orchestre. Et au troisième, après sa phrase : « Clair paradis de la beauté », je n’avais jamais vu un enthousiasme pareil.

JACQUES DE RANDOL.

Elle était contente ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Ravie, folle.

JACQUES DE RANDOL.

Vous la connaissez beaucoup ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Mais oui, depuis longtemps. J’ai même soupé chez elle avec des amis, cette nuit, après la représentation.

JACQUES DE RANDOL.

Vous étiez nombreux.

MONSIEUR DE SALLUS.

Non, une dizaine. Elle a été délicieuse.

JACQUES DE RANDOL.

Elle est agréable dans l’intimité ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Exquise. Et puis, c’est une femme. Je ne sais pas si vous pensez comme moi, mais je trouve qu’il n’y a presque pas de femmes.

JACQUES DE RANDOL, riant.

Mais si, j’en connais.

MONSIEUR DE SALLUS.

Oui, vous connaissez des femmes qui ont l’air femme, mais qui ne le sont pas.

JACQUES DE RANDOL.

Définissez.

MONSIEUR DE SALLUS.

Mon Dieu, nos femmes, nos femmes du monde, à de très rares exceptions près, sont des objets de représentation ; jolies, distinguées, elles n’ont de charme que dans leurs salons. Leur vrai rôle consiste à faire admirer leur grâce extérieure, factice et superficielle.

JACQUES DE RANDOL.

On les aime, pourtant.

MONSIEUR DE SALLUS.

Rarement.

JACQUES DE RANDOL.

Permettez.

MONSIEUR DE SALLUS.

Oui, les rêveurs ; mais les véritables hommes, les passionnés, positifs et tendres, n’aiment pas la femme du monde d’aujourd’hui, qui est incapable d’amour. D’ailleurs, mon cher, regardez autour de vous. Vous connaissez des liaisons, car on sait tout ; pouvez-vous citer un seul amour, un amour désordonné, comme il y en avait autrefois, inspiré par une femme de notre entourage ? Non, n’est-ce pas ? Cela flatte d’en avoir une pour maîtresse, oui ; cela flatte, cela amuse, puis cela lasse. Regardez, au contraire, les femmes de théâtre, il n’y en a pas une qui n’ait au moins cinq ou six passions à son actif, des actes de folie, des ruines, des duels, des suicides. On les aime, parce qu’elles savent se faire aimer et qu’elles sont des amoureuses, des femmes. Oui, elles ont gardé la science de conquérir l’homme, la séduction du sourire, une manière d’attirer, de prendre, d’envelopper notre cœur, d’ensorceler le regard, même sans être belles à proprement parler. Une puissance d’envahissement enfin qu’on ne retrouve jamais chez nos femmes.

JACQUES DE RANDOL.

Et la Santelli est une séductrice de cette race ?

MONSIEUR DE SALLUS.

La première de toutes, peut-être. Ah ! la gueuse, elle sait se faire désirer, celle-là !

JACQUES DE RANDOL.

Rien que ça !

MONSIEUR DE SALLUS.

Une femme ne se donne jamais la peine de se faire beaucoup désirer quand elle n’a pas d’autre intention.

JACQUES DE RANDOL.

Diable ! Vous allez me faire croire que vous avez eu deux premières dans la même soirée.

MONSIEUR DE SALLUS.

Mais non, mon cher, ne supposez pas des choses pareilles !

JACQUES DE RANDOL.

Mon Dieu, vous aviez l’air si satisfait, si triomphant, si désireux d’avoir le calme chez vous. Si je me suis trompé, je le regrette... pour vous.

MONSIEUR DE SALLUS.

Admettons que vous vous êtes trompé, et...

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR DE SALLUS, JACQUES DE RANDOL, MADAME DE SALLUS

 

MONSIEUR DE SALLUS, très gai.

Eh bien ! ma chère, il reste... il reste... et c’est moi qui ai obtenu ça.

MADAME DE SALLUS.

Mes compliments... Et comment avez-vous fait ce miracle ?

MONSIEUR DE SALLUS.

Bien facilement, en causant.

MADAME DE SALLUS.

Et de quoi avez-vous parlé ?

JACQUES DE RANDOL.

Du bonheur qu’on éprouve à rester tranquillement chez soi.

MADAME DE SALLUS.

Je goûte peu ce bonheur-là, moi, j’adore voyager.

JACQUES DE RANDOL.

Mon Dieu ! Il y a temps pour tout. Les voyages sont parfois intempestifs.

MADAME DE SALLUS.

Et votre rendez-vous, si important, à neuf heures ? Vous y avez renoncé, monsieur de Randol ?

JACQUES DE RANDOL.

Oui, madame.

MADAME DE SALLUS.

Vous êtes changeant.

JACQUES DE RANDOL.

Mais non ! mais non ! je suis opportuniste.

MONSIEUR DE SALLUS.

Vous permettez que j’écrive un mot.

Il va s’asseoir à son bureau, à l’autre bout du salon.

MADAME DE SALLUS, à Jacques de Randol.

Que s’est-il passé ?

JACQUES DE RANDOL.

Rien, tout va bien.

MADAME DE SALLUS.

Quand partons-nous, alors ?

JACQUES DE RANDOL.

Nous ne partons plus.

MADAME DE SALLUS.

Vous êtes fou. Pourquoi ?

JACQUES DE RANDOL.

Ne me le demandez pas.

MADAME DE SALLUS.

Je suis sûre qu’il nous tend un piège.

JACQUES DE RANDOL.

Mais non. Il est très tranquille, très content, sans aucun soupçon.

MADAME DE SALLUS.

Alors, quoi ?

JACQUES DE RANDOL.

Soyez calme. Il est heureux.

MADAME DE SALLUS.

Ça n’est pas vrai.

JACQUES DE RANDOL.

Mais oui. Il a répandu son bonheur dans mon sein.

MADAME DE SALLUS.

C’est une feinte, il nous veut espionner.

JACQUES DE RANDOL.

Mais non. Il est confiant et pacifique, il n’a peur que de vous.

MADAME DE SALLUS.

De moi ?

JACQUES DE RANDOL.

Mais oui. Comme vous aviez peur de lui tout à l’heure.

MADAME DE SALLUS.

Vous perdez la tête. Mon Dieu ! que vous êtes léger !

JACQUES DE RANDOL.

Tenez, je parierais que c’est lui qui va sortir ce soir.

MADAME DE SALLUS.

En ce cas, partons aussitôt.

JACQUES DE RANDOL.

Mais non. Je vous dis qu’il n’y a plus rien à craindre.

MADAME DE SALLUS.

Oh ! vous finirez par m’exaspérer avec votre aveuglement.

MONSIEUR DE SALLUS, de loin.

Ma chère amie, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. J’ai pu reprendre chaque semaine votre loge à l’Opéra.

MADAME DE SALLUS.

Vous êtes vraiment trop aimable de me donner le moyen d’applaudir souvent Madame Santelli.

MONSIEUR DE SALLUS, de loin.

Elle a beaucoup de talent.

JACQUES DE RANDOL.

Et on la dit charmante.

MADAME DE SALLUS, nerveuse.

Il n’y a que ces filles-là pour plaire aux hommes.

JACQUES DE RANDOL.

Vous êtes injuste.

MADAME DE SALLUS.

Oh ! mon cher monsieur, il n’y a qu’elles pour qui on fasse des folies. Et c’est là, entendez-vous, la seule mesure de l’amour.

MONSIEUR DE SALLUS, de loin.

Pardon, ma chère amie, on ne les épouse pas ; et c’est la seule vraie folie qu’on puisse faire pour une femme.

MADAME DE SALLUS.

La belle avance ! On subit tous leurs caprices.

JACQUES DE RANDOL.

N’ayant rien à perdre, elles n’ont rien à ménager.

MADAME DE SALLUS.

Ah ! les hommes sont de tristes êtres ! On épouse une jeune fille parce qu’elle est sage, – et on l’abandonne le lendemain, – et on s’affole d’une fille qui n’est pas jeune, uniquement parce qu’elle n’est pas sage et que tous les hommes connus et riches ont passé par ses bras. Plus elle en a eu, plus elle est cotée, plus elle vaut cher, plus on la respecte, de ce respect particulier de Paris qui ne distingue pas autre chose que le degré de renommée, dû uniquement au tapage qu’on fait, d’où qu’on le fasse. Ah ! vous êtes gentils, messieurs.

MONSIEUR DE SALLUS, souriant de loin.

Prenez garde ! On croirait que vous êtes jalouse.

MADAME DE SALLUS.

Moi ? Pour qui donc me prenez-vous ?

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Madame la comtesse est servie !

Il remet une lettre à Sallus.

MADAME DE SALLUS, à Jacques de Randol.

Votre bras, monsieur.

JACQUES DE RANDOL, bas.

Je vous aime !

MADAME DE SALLUS.

Si peu !

JACQUES DE RANDOL.

De toute mon âme !

MONSIEUR DE SALLUS, qui lit sa lettre.

Allons, bon ! Il va falloir que je sorte ce soir.

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